Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 332-344).

XXXVIII. COMMENT TOUS LES HOMMES DU SEIGNEUR DIETRÎCH FURENT TUÉS

On entendait de tous côtés de si grandes lamentations que les tours et le palais retentissaient à ce bruit. Un des hommes de Dietrîch de Vérone l’entendit aussi. Comme il se hâta d’aller porter cette importante nouvelle !

Il parla au chef : — « Écoutez, mon seigneur Dietrîch, de tout le temps que j’ai vécu, certes je n’ai entendu de plus grandes et de plus effroyables plaintes que celles qui viennent de frapper mon oreille. Il me semble que le roi lui-même a succombé dans cette fête !

« Comment, sans cela, seraient-ils tous en si grande affliction ? Le roi ou Kriemhilt, l’un des deux est mort, tué par la haine de ces hôtes hardis. Un grand nombre de guerriers superbes pleurent épouvantablement. »

Le prince de Vérone répondit : — « Mon fidèle très chéri, ne vous hâtez point si fort. Quoi qu’aient pu faire ces guerriers étrangers, ils y ont été poussés par la nécessité. Et laissez-les jouir de cet avantage, que je reste, moi, en paix avec eux. »

Alors le hardi Wolfhart dit : — « Moi j’irai là-bas et j’apprendrai ce qu’ils ont fait, et ensuite mon maître bien aimé je viendrai vous dire ce que j’ai vu et quel peut être le motif de ces plaintes. »

Le seigneur Dietrîch parla : — « Quand on s’attend à rencontrer de l’irritation, alors les questions indiscrètes que l’on fait affligent vite l’âme des guerriers. C’est pourquoi, Wolfhart, je ne veux pas que tu les interroges. »

Il ordonna à Helpfrîch de se rendre au palais et de demander, soit aux hommes d’Etzel, soit aux étrangers, ce qui était arrivé. Jamais on n’avait vu des gens en si profonde affliction.

L’envoyé se mit à interroger : — « Qu’est-il donc arrivé ? » — Un guerrier lui répondit : — « Tout ce que nous avions d’amis dans le pays des Hiunen a été tué. Voilà, gisant à terre, Ruedigêr, tombé sous la main des Burgondes.

« Pas un de ceux qui étaient venus avec lui n’a échappé. » L’affliction d’Helpfrîch fut au comble. Jamais il n’avait reçu une nouvelle avec plus de douleur. Il retourna vers Dietrîch en pleurant.

— « Qu’avez-vous donc appris ? dit Dietrîch ; pourquoi pleurez-vous si amèrement, brave Helpfrîch ? » Le noble chef répondit : — « Ah ! il m’est bien permis de gémir fortement. Les Burgondes ont tué le bon Ruedigêr. »

Le héros de Vérone reprit : « Dieu n’a pu le permettre. Non, ce serait une trop forte vengeance et un tour du démon. Comment Ruedigêr aurait-il mérité un pareil sort ? Car, je le sais, il est tout dévoué à ces étrangers. »

Wolfhart répondit : — « Ah ! s’ils ont fait cela, il faut qu’il leur en coûte la vie à tous. Si nous le supportions, ce serait une honte pour nous. Le bras du bon Ruedigêr nous a rendu de si grands services ! »

Le chef des Amelungen ordonna de prendre des informations plus sûres ; il s’assit à une fenêtre, plein d’amers soucis. Puis il dit à Hildebrant d’aller vers les étrangers, afin de savoir d’eux-mêmes ce qui s’était passé.

Ce guerrier hardi dans les combats, maître Hildebrant, ne portait à la main ni armes ni bouclier. Il voulait se rendre courtoisement auprès des hôtes, quand le fils de sa sœur lui fit une rude observation.

Le farouche Wolfhart lui dit : « Si vous allez là-bas sans armes, vous ne tarderez pas à recevoir leurs outrages et vous serez obligé à une retraite honteuse. Mais si vous vous présentez bien armé, chacun vous respectera. »

Suivant le conseil du jeune homme, Hildebrant prit ses armes. Avant qu’il s’en aperçût, tous les hommes de Dietrîch avaient mis leur armure et portaient l’épée à la main. Cela affligea le héros. Comme il eut volontiers voulu l’éviter !

Il demanda où ils voulaient aller ? — « Nous voulons vous accompagner, parce que Hagene de Troneje est si audacieux pour le mal, qu’il pourrait vous parler avec insolence, ainsi qu’il lui arrive souvent. » Entendant cela, il accéda au désir des guerriers.

Le brave Volkêr vit s’avancer bien armés les héros de Vérone, les hommes de Dietrîch, ceints de leur épée et portant le bouclier au bras. Il en avertit ses maîtres du pays burgonde.

Le joueur de viole parla : — « Je vois venir vers nous, avec une allure hostile, les hommes de Dietrîch, armés et le casque en tête : ils veulent nous combattre. Je crois qu’il en arrivera malheur à nos étrangers. »

Au même moment arriva Hildebrant ; il déposa à ses pieds son bouclier arrondi et se mit à interroger les hommes de Gunther : — « Hélas ! bons héros, que vous avait fait Ruedigêr ?

« Mon maître Dietrîch m’a envoyé vers vous, afin de savoir si la main de l’un de vous a tué le noble margrave, ainsi qu’on nous l’a dît. Nous ne pourrions supporter une aussi grande perte. »

Hagene de Trojene répondit : — « Ce qu’on vous a dit n’est point un mensonge. Oh ! comme je voudrais que votre messager tous eût trompé et que Ruedigêr fût encore vivant ; je l’aimais tant ! Hommes et femmes peuvent le pleurer à jamais ! »

Quand ils eurent bien entendu qu’il était mort, les guerriers le pleurèrent, ainsi que les y portait leur attachement au héros. On vit les guerriers de Dietrîch verser des larmes qui coulaient sur leur barbe et sur leur menton. Ils éprouvaient une profonde douleur.

Le duc de Vérone, Sigestap, parla : — « Maintenant a pris fin la félicité que nous avait procurée Ruedigêr, après nos jours malheureux. La joie d’un peuple exilé gît là à terre, tuée par vous ô héros ! »

La bonne épée des Amelungen, Wolfwîn prit la parole : — « Quand je verrais aujourd’hui mon père mort, je n’éprouverais pas une plus grande peine que de la perte de Ruedigêr. Hélas ! qui va consoler maintenant la femme du bon margrave ? »

Animé par la colère, le guerrier Wolfhart parla : — « Qui guidera nos héros dans leurs nombreuses expéditions, comme le margrave l’a fait si souvent ! Malheur, très noble Ruedigêr, que nous t’ayons perdu ainsi ! »

Wolfbrant et Helpfrich, ainsi que Helmnôt, avec tous leurs amis pleurèrent sa mort. Les soupirs empêchaient Hildebrant d’en demander davantage. Il dit : — « Maintenant, guerriers, faites ce pourquoi mon maître m’a envoyé.

« Enlevez de la salle, pour nous le donner le corps de Ruedigêr, en qui ont péri si lamentablement toutes nos joies. Et laissez-nous lui rendre encore hommage, pour tout le bien qu’il nous a fait à nous et à tant d’autres hommes avec un si grand dévoûment.

« Nous aussi nous sommes exilés comme Ruedigêr, la bonne épée. Pourquoi nous réduire à supplier ? Laissez-nous l’emporter, afin que nous puissions encore, après sa mort, honorer le héros, comme nous aurions tant voulu le faire durant sa vie.

Le roi Gunther : — « Nul hommage n’est si précieux, que celui que rend un ami à son ami mort. Agir ainsi, voilà ce que j’appelle de la fidélité et de la constance. C’est avec raison que vous lui êtes reconnaissants ; il vous a montré beaucoup d’affection. »

— « Combien de temps prierons-nous encore, s’écria le brave Wolfhart ? Puisque par vous, nous avons perdu notre plus chère consolation, et que désormais nous ne jouirons plus de sa présence, laissez-nous le porter là ou nous enterrons les guerriers. »

Volkêr répondit à ces paroles — « Personne ne vous donnera ce corps, mais venez le prendre dans la salle où le guerrier est gisant, tombé dans le sang avec de profondes blessures. Ainsi sera complet l’hommage que vous rendrez à Ruedigêr. »

Le vaillant Wolfhart parla : — « Dieu sait, seigneur ménestrel, qu’il ne faut point nous provoquer. Vous nous avez fait assez de mal. Si je l’osais en présence de mes maîtres, il vous en arriverait malheur ; mais il nous faut demeurer en paix, car il nous est interdit de combattre. »

Le joueur de viole répondit : — « Celui-là est trop prudent qui renonce à faire sa volonté, parce qu’on le lui a défendu ; je ne puis dire que ce soient là les sentiments d’un vrai héros. » Ce discours de son compagnon d’armes plut à Hagene.

— « Cela ne vous réussira pas, dit Wolfhart : je désaccorderai tellement les cordes de votre instrument, que vous ne vous en vanterez pas lors de votre retour aux bords du Rhin. Je ne puis, sans déshonneur, supporter votre arrogance. »

Le ménestrel reprit : — « Si vous troublez les douces harmonies de mes cordes, sous ma main, votre casque brillant perdra tout son éclat, n’importe comment je m’en retournerai au pays des Burgondes. »

Wolfhart voulait s’élancer sur lui ; mais Hildebrant, son oncle, ne le lui permît pas et le retint fortement : — « Je crois que tu veux te livrer à ta colère inconsidérée de jeune homme, et tu perdrais ainsi pour toujours la faveur de notre seigneur. »

— « Lâchez le lion, maître ; sa fureur est au comble, dit Volkêr, la bonne épée. Mais s’il tombe sous ma main, quand son bras aurait dompté l’univers entier, je lui donnerai un coup qui lui coupera toute réplique à l’avenir. »

L’âme du héros de Vérone s’enflamma de fureur. Wolfhart, ce bon et rapide guerrier, brandit son bouclier et, comme un lion, se jeta en avant. Tous ses amis le suivirent à l’instant.

Quelque prodigieux que fussent ses bonds vers les murs de la salle, le vieux Hildebrant arriva d’abord sur les degrés ; il ne voulut point le laisser engager avant lui le combat. Ils trouvèrent bientôt dans les étrangers les adversaires qu’ils cherchaient.

Maître Hildebrant bondit vers Hagene. On entendit les épées retentir aux mains de ces deux héros. Ils étaient animés d’une grande rage, qui éclatait à tous les yeux. Un vent rouge de feu jaillissait de leurs épées.

Ils furent séparés dans la violence du combat par la force et la valeur des guerriers de Vérone. Maître Hildebrant se détourna de Hagene, et le fort Wolfhart se jeta sur Volkêr le hardi.

Il asséna sur le bon casque du ménestrel un coup tel, que le tranchant de son épée en entama le fer. Le joueur de viole le lui rendit avec tant de force, que sous sa main l’armure de Wolfhart lança des éclairs.

Ils firent jaillir le feu de leurs cottes de mailles, car ils étaient animés l’un contre l’autre d’une furieuse haine. Wolfwîn, ce bon guerrier de Vérone, les sépara ; ce qu’il n’aurait jamais pu faire, s’il n’avait été un héros.

Gunther, le vaillant, repoussa d’un bras infatigable les illustres combattants du pays des Amelungen. Le superbe Gîselher teignit des flots d’un sang rouge plus d’un heaume brillant.

Dancwart, le frère de Hagene, était un homme farouche. Tout ce qu’il avait fait auparavant contre les guerriers d’Etzel n’était que du vent. Maintenant il se battait réellement avec rage, le fils du brave Âldriân.

Ritschart et Gerbart, Helpfrîch et Wichârt ne s’étaient jamais épargnés dans aucun combat : ils le firent sentir aux hommes de Gunther. On voyait Wolfbrant marcher superbement dans la mêlée.

Le vieux Hildebrant se battait comme un furieux. Beaucoup d’entre ces bons guerriers succombèrent abattus dans le sang par l’épée de Wolfhart. Ainsi ces hommes bons et vaillants vengeaient Ruedigêr.

Le seigneur Sigestap se battait obéissant à l’impulsion de son courage. Ah ! que d excellents heaumes il hacha à ses ennemis dans cette bataille, le fils de la sœur de Dietrîch ! On ne pouvait mieux se conduire dans la mêlée.

Voyant que le hardi Sigestap faisait ruisseler le sang sur les bonnes cottes de mailles, le fort Volkêr fut saisi de colère et s’élança à sa rencontre. Bientôt Sigestap

Eut perdu la vie par les mains du ménestrel. Il se mit à lui donner un si brillant échantillon de son talent, que le jeune homme reçut la mort de sa terrible épée. Le vieux Hildebrant le vengea, comme le lui imposait sa valeur.

— « Malheur ! s’écria maître Hildebrant, mon cher seigneur gît là, tué par la main de Volkêr. Maintenant le joueur de viole ne peut vivre plus longtemps. » Qui aurait pu être plus terrible que le vaillant Hildebrant ?

Il frappa Volkêr si violemment, que les débris de son casque et les ferrures de son bouclier volèrent de tous côtés contre les murs de la salle. Ce fut la fin du fort Volkêr. Les hommes de Dietrîch se pressaient au combat. Ils frappaient si rudement, que les mailles des armures jaillissaient au loin et que les pointes des épées volaient dans les airs, et hors des casques ils faisaient couler des ruisseaux de sang fumant.

Hagene de Troneje aperçut Volkêr mort. C’était, en cette fête, la perte la plus douloureuse qu’il eût faite parmi ses hommes et ses parents. Hélas ! comme effroyablement Hagene se mit à venger le héros !

— « Non, le vieux Hildebrant ne jouira pas de son triomphe. La main de ce héros a abattu mon aide fidèle, lui, le meilleur compagnon d’armes que j’eus jamais. » Il leva plus haut son bouclier et s’avança hachant devant lui.

Helpfrîch, le fort, tua Dancwart. Ce fut une grande douleur pour Gunther et pour Gîselher quand ils le virent tomber dans l’affreuse mêlée. Il avait de ses vaillantes mains vengé d’avance sa mort.

Quoiqu’il y eût là, réunis contre leur petite troupe, tant de princes puissants de maints pays divers, si les chrétiens ne s’étaient pas rangés contre eux, ils auraient repoussé tous les païens, grâce à leur courage.

Cependant, Wolfhart allait de çà et de là, abattant sans relâche les hommes de Gunther. Il traversait pour la troisième fois le lieu du combat et maints héros tombaient à terre frappés par son bras.

Le fier Gîselher interpella Wolfhart : — « Malheur ! quel féroce ennemi nous avons rencontré ! Noble et brave chevalier, tournez-vous de ce côté. Je veux vous aider à mettre une fin à tout ceci ; cela ne peut se prolonger davantage. »

Wolfhart se tourna vers Gîselher ; dans le combat chacun d’eux fit à l’autre maintes profondes blessures. Il s’élança vers le jeune roi avec tant de vigueur, que sous ses pieds le sang jaillit jusqu’au dessus de sa tête.

Animé de colère, le fils de la belle Uote reçut Wolfhart, le héros vaillant, avec des coups rapides ; quelque fort que fut ce guerrier, il devait succomber. Jamais roi si jeune ne fut aussi vaillant.

Il atteignit Wolfhart à travers sa bonne cuirasse si rudement, que le sang jaillit jusqu’à terre. Il blessa à mort l’homme-lige de Dietrîch. Nul autre qu’un héros n’aurait pu porter un pareil coup.

Quand le hardi Wolfhart reçut cette blessure, il laissa tomber son bouclier. Puis, des deux mains il souleva une puissante épée très tranchante ; le héros frappa Gîselher à travers son bouclier et sa cotte de mailles.

Ils s’étaient donné réciproquement une mort affreuse.

Le fidèle de Dietrich ne pouvait pas conserver la vie. Quand le vieux Hildebrant vit tomber Wolfhart, jamais, je crois, dans sa vie il n’éprouva peine plus grande.

Tous les hommes de Gunther et ceux de Dietrich étaient morts. Hildebrant se rendit à la place où Wolfhart était tombé dans le sang et il prit dans ses bras le guerrier bon et hardi.

Il voulut l’emporter hors du palais, mais la charge était trop lourde ; il dut l’abandonner. L’homme blessé à mort et gisant dans le sang, tourna ses yeux vers son oncle et vit bien que volontiers il aurait voulu l’enlever de là.

Le moribond parla : — « Mon oncle bien-aimé, il ne faut pas en ce moment vous dévouer trop à moi. Gardez-vous de Hagene, voilà ce que je crois qu’il faut faire. Il porte dans son cœur des sentiments féroces.

« Et si mes parents veulent me plaindre, après ma mort, vous le plus proche et le meilleur d’entre eux, vous direz de moi, que, s’ils me pleurent, c’est sans motif. Je suis tombé tué glorieusement sous les coups d’un roi.

« J’ai aussi d’avance si bien vengé ma mort, que les femmes de maints bons chevaliers en verseront des larmes. Et si quelqu’un vous interroge, vous pourrez répondre aussitôt que de ma main j’ai abattu plus de cent ennemis. »

Hagene, pensant au ménestrel, à qui le brave Hildebrant avait enlevé la vie, parla au héros : — « Vous porterez la peine de ma douleur ; car vous avez enlevé aujourd’hui tant de braves guerriers. »

Il frappa sur Hildebrant si fortement qu’on entendit résonner Balmung, que Hagene le hardi avait enlevé à Siegfrid, après avoir tué le héros. Le vieillard se défendit ; il était aussi très brave.

Le guerrier de Dietrich asséna sur le héros de Troneje un coup d’une épée très large, dont le fil était excessivement tranchant ; mais il ne put blesser le fidèle de Gunther. Hagene, au contraire » l’atteignit à travers sa bonne armure.

Quand le vieux Hildebrant eut reçut cette blessure, il craignit de plus graves atteintes de la main de Hagene. L’homme de Dietrich jeta son bouclier sur son dos et, malgré sa profonde blessure échappa à Hagene.

Nul des combattants n’était plus en vie, nul, hormis, deux seulement, Gunther et Hagene. Le vieux Hildebrant marchait tout baigné de son sang ; il apportait de tristes nouvelles à Dietrîch.

Il vit cet homme assis plein de douleur, et maintenant il allait faire éprouver au prince une plus grande affliction encore. Voyant s’avancer Hildebrant dans son armure toute rougie, il lui demanda des nouvelles, poussé par l’inquiétude.

— « Dites-moi, maître Hildebrant, comment êtes-vous tout baigné du sang échappé de vos veines, et qui vous a porté ce coup ! Je pense que vous vous serez battus avec les étrangers dans le palais. Je vous l’avais défendu ; vous auriez bien fait de l’éviter. »

Il dit à son seigneur : — « C’est Hagene qui m’a fait cette blessure dans la salle, tandis que je voulais éviter ce guerrier. C’est avec peine que j’ai sauvé ma vie des mains de ce démon. »

Le Véronais répondit : — « Cela vous est justement arrivé ; car m’ayant entendu parler de l’amitié qui me liait à ces guerriers, vous n’auriez pas dû rompre la paix que j’avais contractée avec eux. Si je ne craignais la honte, vous perdriez la vie. »

— « Ne vous irritez pas trop vite, mon seigneur Dietrîch ; vraiment en moi et en mes amis le dommage est trop grand. Nous voulions emporter le corps de Ruedigêr, mais les hommes du roi Gunther ne voulurent point le permettre. »

— « Malheur à moi ! quelle douleur ! Ruedigêr est-il mort. Je le pleurerai toujours. Ah ! mon désespoir est profond. La noble Gœtelint est la fille de la sœur de mon père. Malheur aux pauvres orphelins, qui sont à Bechelâren ! »

Cette mort lui apportait le deuil et l’affliction. Il se prit à pleurer ; il ne pouvait s’en défendre : — « Hélas ! fidèle appui que j’ai perdu ! Je ne cesserai jamais de pleurer l’homme-lige du roi Etzel.

« Pouvez-vous me dire exactement, maître Hildebrant, quel est le guerrier qui l’a tué ? » Il répondit : — « C’est le fort Gêrnôt, mais des mains de Ruedigêr, ce héros a été frappé à mort. »

Dietrîch dit à Hildebrant : — « Dites à mes hommes qu’ils s’arment en hâte ; je veux y aller moi-même. Dites qu’on m’apporte ma brillante armure de bataille ; je veux, en personne, interroger les héros du pays burgonde. »

Maitre Hildebrant reprit : — « Qui donc vous accompagnera ! Tout ce qu’il vous reste de vivant, vous le voyez à vos côtés. Je suis le dernier de vos fidèles ; les autres sont morts. » Il fut atterré de cette nouvelle, et certes c’était avec raison.

Car jamais en ce monde, il n’éprouva si amère douleur. Il s’écria : — « Tous mes hommes sont-ils morts ? Alors Dieu m’a abandonné, moi, infortuné Dietrîch ; j’étais un roi puissant, superbe et riche.

» Comment se peut-il faire, dit le sieur Dietrîch, que tous ces héros dignes de gloire aient été tués par ces hommes fatigués de combattre et poussés à bout ? Si le malheur ne me poursuivait, ils ne connaîtraient pas encore la mort.

« Mais puisque le sort n’a pas voulu m’épargner plus longtemps, dites-moi, est-ce que quelqu’un des étrangers a survécu ? » Maître Hildebrant répondit : « Dieu le sait, nul autre que le seul Hagene et Gunther, le glorieux roi. »

— « Hélas ! cher Wolfhart, t’ai-je perdu ? Alors j’aurai bientôt regret d’être jamais né. Quoi ! Sigestap et Wolfwîn et Wolfbrant aussi ? Qui donc me viendra en aide au pays des Amelungen ?

« Helpfrîch, le très vaillant, est aussi tué ? Comment pleurerai-je Gerbart et Wîchart ? Oh ! c’est aujourd’hui le dernier jour de ma joie. Malheur ! que personne ne puisse mourir de douleur ! »