Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 270-274).

XXX. COMMENT HAGENE ET VOLKÊR FIRENT LA GARDE

Le jour était à sa fin et la nuit approchait. Les guerriers, fatigués du chemin, s’inquiétaient de savoir où ils trouveraient une couche, et quand ils se reposeraient. Hagene s’en occupa et bientôt ils l’apprirent.

Gunther parla au roi : — « Que Dieu vous accorde une vie heureuse. Nous voulons aller dormir ; donnez-nous congé, et si vous l’ordonnez, nous viendrons demain de bonne heure. » Le roi se sépara joyeux de ses hôtes.

On vit alors les étrangers pressés de tout côté. Volkêr, le très hardi, parla aux Hiunen : « Comment osez-vous ainsi marcher devant les pieds de ces chefs ? Si vous ne voulez vous en abstenir il vous en arrivera malheur.

« J’assénerai sur l’un de vous un tel coup d’archet, que s’il a un ami fidèle, celui-là le pleurera. Pourquoi ne reculez-vous pas devant nos chefs ? Vous devriez pourtant le faire, me paraît-il. On nous nomme tous des guerriers, mais nous ne sommes pas d’égal courage ! »

Tandis que le joueur de viole parlait ainsi avec colère, Hagene le très vaillant regarda derrière lui et dit : « Le valeureux ménestrel vous donne un bon conseil, héros de Kriemhilt, allez, retournez en vos logis.

« Je doute qu’aucun de vous exécute le projet que vous avez formé. Mais si vous voulez commencer, attendez jusqu’à demain au matin. Nous sommes étrangers, laissez-nous donc reposer cette nuit. Oui, je crois que jamais chevaliers ne l’auront fait aussi volontiers. »

On amena les étrangers dans une vaste salle, où l’on avait préparé pour tous les guerriers des lits très riches, larges et longs. Dame Kriemhilt méditait contre eux les plus funestes attentats.

On y voyait de superbes couvertures en étoffes éclatantes d’Aras et maints rideaux de lit en soie d’Arabie la plus belle qu’on pût voir, ornés de galons du plus brillant éclat.

Ces lits étaient garnis de fourrures d’hermine et de zibeline noire, qui devaient les couvrir durant le repos de la nuit, jusqu’au jour brillant. Jamais un roi ne fut si magnifiquement couché avec sa suite.

— « Malheur à notre logis de cette nuit, dit Gîselher, l’enfant ; malheur à nos amis qui nous ont accompagnés ! Quoique ma sœur nous ait invités si gracieusement, je crains qu’à cause d’elle nous ne soyons tous tués ! »

— « Quittez ces soucis, dit Hagene, la forte épée, je veux cette nuit faire moi-même la garde. Je pense que je saurai bien vous protéger jusqu’à ce que vienne le jour.

« Ainsi, soyez sans crainte. Après, chacun s’en tirera comme il pourra. »

Tous s’inclinèrent à ce discours et le remercièrent. Puis ils se dirigèrent vers leurs couches. Ces beaux guerriers ne tardèrent pas longtemps à s’étendre pour se reposer. Hagene, le héros intrépide, commença de s’armer.

Le joueur de viole, Volkêr, la bonne épée, prit la parole : — « Si vous ne vous y opposez pas, Hagene, je veux faire la garde avec vous cette nuit jusqu’à l’aurore de demain. » Le héros remercia très affectueusement Volkêr :

— « Que le Dieu du ciel vous récompense, très cher Volkêr ; en mes plus grands soucis je ne désirerais personne de plus que vous seul, quel que puisse être le danger. Je saurai bien vous en tenir compte, si la mort ne m’en empêche. »

Tous deux se revêtirent de leur brillante armure. Chacun prit son bouclier à la main, et sortant de la salle, ils allèrent se placer devant la porte. Là ils veillèrent sur leurs compagnons, et ils le firent loyalement.

Volkêr, le rapide, détacha de son bras un fort bouclier et le posa contre le mur de la salle, puis y rentra pour prendre son violon. Alors il veilla sur ses amis, comme il convenait à un héros tel que lui.

Il s’assit sur une pierre, sous la porte du palais. Jamais il n’a existé un plus brave joueur de viole. Il tira des cordes de son instrument des sons si doux, que les fiers étrangers remercièrent tous Volkêr.

Les cordes résonnaient et toute la salle en retentissait. Son habileté et sa force étaient toutes deux extraordinairement grandes. Il se mit à jouer plus doucement et plus moelleusement. Il endormit sur sa couche maint guerrier plein de soucis.

Quand il s’aperçut qu’ils s’étaient assoupis, le héros remit le bouclier à son bras, et sortant de la salle, alla se replacer devant la porte pour garder les Burgondes contre les hommes de Kriemhilt.

Vers le milieu de la nuit, ou plus tôt, je ne puis le dire exactement, il arriva que Volkêr, le hardi, vit briller des heaumes dans les ténèbres. Les hommes de Kriemhilt auraient bien voulu assaillir les étrangers.

Avant d’envoyer ces guerriers, Kriemhilt leur avait dit : — « Si donc vous les trouvez, au nom de Dieu, je vous enjoins de ne tuer qu’un seul homme, le déloyal Hagene ; vous laisserez la vie aux autres.

Le joueur de viole parla : — « Ami, sire Hagene, il nous convient de lutter ensemble contre le danger. Je vois des gens armés s’approcher du palais ; si je ne m’abuse, ils veulent nous attaquer. »

— « Taisez-vous, dit Hagene ; laissez-les approcher davantage. Avant qu’ils nous aperçoivent, nos mains abattront à coups d’épée plus d’un casque, et nous les renverrons bien mal arrangés à dame Kriemhilt. »

Un guerrier d’entre les Hiunen vit bientôt que la porte était gardée et s’écria à l’instant : — « Nous devons renoncer à notre dessein ; je vois le joueur de viole qui fait sentinelle.

« Il porte sur sa tête un heaume éclatant dur et poli, fort et d’une seule pièce. Et sa cotte de mailles luit aussi comme un feu. À côté de lui se tient Hagene. Ah ! les étrangers sont bien gardés. »

Aussitôt les Hiunen se retirèrent. Quand Volkêr s’en aperçut, furieux, il dit à son compagnon : — « Maintenant laissez-moi aller vers ces guerriers, je leur demanderai des nouvelles des fidèles de Kriemhilt. »

— « Non pas, pour l’amour de moi, dit Hagene si tous vous éloignez de ce palais, ces guerriers rapides vous pousseront avec leur épée à une telle extrémité, qu’il me faudra vous secourir, quand ce serait aux dépens de la vie de tous mes parents.

« Si nous sommes alors engagés tous deux dans le combat, deux ou quatre d’entre eux se précipiteront à l’instant vers cette salle et porteront à nos amis endormis de tels coups que nous ne les oublierons jamais. »

Mais Volkêr répondit : — « Faisons du moins en sorte de leur faire connaître que nous les avons vus, afin que les hommes de Kriemhilt ne puissent nier qu’ils ont voulu commettre une déloyauté à notre égard »

Aussitôt Volkêr leur cria : — « Où allez-vous ainsi armés, guerriers rapides ? Allez-vous à la maraude, hommes de Kriemhilt ? En ce cas nous irons à votre aide mon compagnon et moi. »

Personne ne répondit. Il devint furieux. — « Fi ! méchants lâches, dit ce bon héros ; auriez-vous donc voulu nous assassiner pendant notre sommeil ? pareil malheur est rarement arrivé à d’aussi braves guerriers. »

On raconta à la reine que les hommes qu’elle avait envoyés n’avaient rien fait. Elle en fut affligée et avec raison. Alors elle songea à d’autres moyens. Son âme était en proie à la fureur. Elle allait faire périr des héros vaillants et bons.