Les Nationalités orientales - La Principauté de Serbie - Souvenirs de voyage

Les Nationalités orientales - La Principauté de Serbie - Souvenirs de voyage
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 424-453).
LE
PAYS SERBE
ET
LA PRINCIPAUTE DE SERBIE
SOUVENIRS DE VOYAGE.

I. Servia and the Servians, the Christians in Turkey, par le révérend William Denton, Londres 1862-1863. — II. La Serbie après le bombardement de Belgrade, etc., par un Serbe, Paris 1832. — III. The Serbian nation and the eastern question, par Wladimir Yovanovitch, Londres 1863. — IV. The Debate on Turkey in the house of commons, Londres 1863.

Le voyageur qui a parcouru la Turquie avant la guerre de Crimée et qui la revoit aujourd’hui est frappé d’un mouvement de plus en plus sensible parmi les populations qui l’habitent. Il est certain que les Osmanlis désertent les campagnes et les plaines ouvertes. Il ne faut plus guère les chercher que dans le triangle compris entre la Mer-Noire et le delta du Danube, ou aux abords des grandes villes et derrière l’enceinte des forteresses. En revanche, les populations chrétiennes ne cessent de s’accroître et de prospérer : telle bourgade qui, vers 1850, ne renfermait presque exclusivement que des musulmans, est devenue aux trois quarts chrétienne; tel village, où les chrétiens étaient déjà en majorité, n’a plus un Turc aujourd’hui. Partout les demeures des Osmanlis, mal construites, plus mal entretenues encore, contrastent par leur aspect misérable avec les maisons propres, commodes, bien approvisionnées, élégantes parfois, des raïas. Quant aux propriétaires fonciers turcs, il n’en reste qu’un petit nombre; — presque tous ont vendu leurs terres à des Francs et à des chrétiens. Ce n’est donc pas seulement la population, c’est aussi la richesse qui se déplace; les raïas sont en train d’acheter leurs anciens maîtres en attendant qu’ils les dépossèdent. L’Osmanli s’étonne et s’attriste de ces changemens, contre lesquels il se sent impuissant à réagir. « Mach’Allah ! » disait un vieil effendi à un négociant grec de Salonique, vous autres, ghiaours, vous êtes logés dans des palais, tandis que nous, musulmans, nous habitons des masures ! Vous allez dans les rues parés de riches habits, tandis que nous portons des caftans rapiécés! Vous êtes des pachas, nous sommes des derviches! » Puis il murmurait tout bas : «Pourquoi non, si Dieu le veut? »

Cette résignation d’une philosophie indolente ne date pas d’hier. « Efendum — disait le reiss-efendi Ismaël-Bey au baron de Tott, quelque temps après l’ouverture de la campagne de 1788, dont le début ne fut pas heureux pour les Turcs, — supposons un ou deux revers encore comme celui que nous venons d’éprouver : où pensez-vous que cela nous conduise? » Alors Tott, lui montrant par la fenêtre les minarets de Scutari, qui dominaient la côte d’Asie : « Là, vis-à-vis, » répondit-il. — « Eh bien! donc, mon ami, répartit le bey, il y a là des vallons délicieux; nous y bâtirons de jolis kiosques[1]. »

Ainsi ce qui reste aujourd’hui des Turcs, ce n’est guère qu’un corps politique; ils sont ce qu’ils étaient en Égypte au temps des mamelouks, avant 1830 à Alger, un gouvernement, une administration, une armée : ils ne sont pas un peuple. Tôt ou tard cette anomalie doit cesser, car rien de contradictoire ne peut durer, et c’est là justement le nœud de ce qu’on appelle la question d’Orient. Mutilée, mais encore debout, convoitée par d’ambitieux voisins, ou battue sans relâche par le flot montant des nationalités, cette puissance, qui projette son ombre de l’Euxin à l’Adriatique, est un perpétuel sujet d’inquiétude pour l’Europe, dont elle menace l’équilibre. Qu’elle s’écroule subitement demain, elle laissera par sa disparition un vide profond et dangereux à l’extrémité sud-est de l’Occident. Il faut parer à ce double danger, mais par quels moyens? Les uns disent : Rien de plus simple, le malade agonise, prenons patience quelques jours, et en attendant avisons à nous partager au moment donné l’héritage. D’autres sont plus expéditifs : ils déclarent dès à présent l’ouverture de la succession et convient l’Europe au partage. Ces vues ne sont pas nouvelles. Moins d’un siècle après les premières capitulations, alors que le chancelier Bacon, dans son dialogue de Bello sacro, déployait toute sa dialectique pour prouver que les Turcs étaient hors la loi des nations, un diplomate français, le comte de Brèves, qui avait joué un rôle considérable dans le Levant, adressait au roi Louis XIII un mémoire où il proposait de rejeter en Asie ces mêmes Turcs. Cette intolérance était un reste de l’esprit des croisades : l’Europe chrétienne se croyait volontiers souillée par la présence des infidèles. Toutefois, si l’on parlait de déposséder les Ottomans, on ne songeait pas encore à se mettre en leur place. Cette dernière idée, dont on entrevoit le germe dans le Consilium Ægyptiacum de Leibnitz (1668), ne vint à maturité que plus tard, après le premier partage de la Pologne. On commence alors, à Vienne, à Paris et à Pétersbourg, à tourner autour de cette politique, que formule nettement en France, en 1788, le célèbre opuscule de Volney : Considérations sur la guerre des Turcs; mais le plan de Volney, qui consistait à démembrer la Turquie au profit exclusif des deux puissances alors en guerre avec elle, la Russie et l’Autriche (la France, par égard pour un ancien allié, se mettait hors de cause), ne peut recevoir son exécution, et la Turquie continue de vivre.

Plus tard, d’autres idées prévalurent. L’existence de l’empire ottoman, regardée longtemps comme une honte ou comme un péril pour l’Europe, parut au contraire un contre-poids indispensable à son équilibre. Il ne s’agit plus de renverser le vieil édifice, mais de l’étayer. Un sultan réformateur, Mahmoud, déblaya le terrain en se débarrassant des beys et des janissaires. Après lui, le hatti-cherif de Gulhané jeta les assises d’une nouvelle Turquie. Ceux qui visitèrent Constantinople vers ce temps (1839-1845) demeurèrent frappés et séduits; ils crurent que le vieil islam, malgré son immutabilité apparente, n’avait pas dit son dernier mot, et qu’il allait se régénérer par une plus large interprétation du Coran. Vingt ans se sont écoulés depuis ce moment. Le fils aîné de Mahmoud est mort, précédé au tombeau par la plupart des vieux conseillers de son père, Khosrew, Rechid-Pacha, Ahmed-Fethi; un nouveau sultan, Abdul-Aziz, a ceint le sabre d’Osman. Le hatti-huinaïoun du 18 février 1856 a renouvelé les promesses du hatti-cherif du 3 novembre 1839, et les mandataires de l’Europe, réunis dans un congrès solennel, ont donné acte à la Porte de cette déclaration. Cependant la Turquie est encore à peu près ce qu’elle était à la veille de la guerre d’Orient. En dépit de quelques changemens, le progrès y est plus apparent que réel. A coup sûr, son gouvernement est animé de bonnes intentions, mais a-t-il les moyens d’y donner suite? Le pays a des tronçons de chemins de fer et point de routes; le gaz éclaire la nuit les rues de Péra, mais les malfaiteurs vous y détroussent en plein jour; la valeur des importations et des exportations a triplé, mais le commerce est tout entier dans les mains des étrangers. Depuis deux ans, le gouvernement publie un tableau des recettes et des dépenses, mais le trésor est toujours vide. Quant aux Turcs, ils ne sont devenus ni pires ni meilleurs; ils n’ont ni avancé ni reculé depuis vingt années : ils ont vécu, voilà tout. Or, durant ce même temps, les populations sujettes de la Porte ne se sont pas contentées de vivre; elles ont grandi, elles ont prospéré au contact de l’Occident[2], et maintenant elles revendiquent hautement leur place au soleil. Longtemps isolées, parquées chacune sur son terrain, quand elles n’empiétaient pas sur celui du voisin, divisées entre elles par des préventions et des jalousies habilement entretenues, elles se rapprochent aujourd’hui, se comptent, se groupent, non plus pour s’absorber dans le panslavisme moscovite, mais pour se constituer à part, suivant leurs affinités ethnologiques ou géographiques. Ainsi s’évanouit ce mirage trompeur d’un nouvel empire ottoman compacte en son unité. La réforme turque n’ayant pas produit les effets qu’on en espérait, faut-il donc revenir à la politique de 1788, de 1807, ou même à celle de 1852, alors que l’empereur Nicolas confiait à sir Hamilton Seymour, dans ces épanchemens familiers dont l’Europe entière a retenti, ses vues sur Constantinople et l’Orient? Et, faute de pouvoir garder son intégrité, la Turquie doit-elle être démembrée? Non, il y a une autre conduite à tenir, plus conforme à l’équité et au sens pratique.

La politique la meilleure est celle, en définitive, qui observe les signes des temps, qui ne s’obstine pas à maintenir un passé ruineux, mais consulte les besoins nouveaux, les aspirations légitimes des peuples. Le rôle des puissances, celui de la France en particulier, nous semble donc tout tracé. C’est celui que définit si judicieusement M. Guizot dans ce passage de ses Mémoires : « Maintenir l’empire ottoman pour maintenir l’équilibre européen, et quand par la force des choses, par le cours naturel des faits, quelque démembrement s’opère, quelque province se détache de cet empire en décadence, favoriser la transformation de cette province en une souveraineté nouvelle et indépendante qui prenne place dans la famille des états et qui serve un jour au nouvel équilibre européen, voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturellement conduite et dans laquelle elle fera bien, je crois, de persévérer[3]. » C’est la même politique que conseillaient M. Saint-Marc Girardin dans ses récens écrits[4] et M. Cobden dans un discours prononcé en 1863 devant la chambre des communes[5]. Ces écrits, ce discours nous ramènent tantôt aux origines, tantôt à l’avenir de la question d’Orient. M. Cobden montre l’Europe se disputant sur le cadavre de la Turquie (quarrelling over the carcass of Turkey) ; il adjure la France et l’Angleterre de s’unir pour empêcher une telle catastrophe. Que les puissances répudient, chacune pour son compte, toute idée de conquête ou d’agrandissement territorial en Orient, qu’elles reconnaissent du même coup le droit des nationalités et proclament le principe de non-intervention en Turquie comme elles ont fait en Italie, puis qu’elles se retirent de la lice et laissent la Porte et ses sujets grecs, slaves, roumains, vider entre eux leur querelle, en se contentant de surveiller la lutte dans un intérêt d’ordre européen, il arrivera de deux choses l’une : ou les Osmanlis, conservant une plus forte dose de vitalité qu’on ne croit, auront raison de leurs raïas, et alors la question d’Orient sera résolue à leur avantage, ou bien au contraire les raïas l’emporteront, et la solution sera toute différente. Mais que les Turcs restent en Europe ou qu’ils soient, un jour ou l’autre, rejetés au-delà du Bosphore, on ne saurait nier qu’un grand intérêt ne s’attache à ces nationalités militantes de l’Orient qui, dépossédées au XVe siècle par les Turcs, demandent aujourd’hui à être réintégrées dans leurs droits de propriétaires. Ces populations, si variées d’origine, de type et de dialecte, peuvent néanmoins être ramenées à quatre groupes ethnographiques principaux : le groupe serbe, le groupe bulgare, le groupe hellénique, le groupe roumain ou moldo-valaque. Il y a également diversité dans leur condition politique : la Bulgarie est une simple province de l’empire ottoman ; la Grèce, vers laquelle gravitent les populations helléniques de la péninsule, la Moldo-Valachie, la Serbie, sont des états indépendans ou à demi indépendans ; la crise a commencé pour les Grecs et pour les Roumains ; seules, la principauté de Serbie et les contrées serbes environnantes jouissent encore d’un calme relatif, qui permet de les observer plus à l’aise et de chercher quel rôle elles pourraient remplir dans la future reconstitution de l’Orient.


I.

L’histoire moderne de la Serbie s’ouvre en 1804 avec la prise d’armes de Kara-George, dix-huit ans avant la guerre de l’indépendance hellénique. Comme ils avaient précédé les Grecs dans la servitude, les Serbes les devancèrent dans la liberté. C’est le 29 mai 1453 que Constantinople tomba au pouvoir des Ottomans ; la sanglante bataille de Kossovo, qui prépara l’asservissement de la Serbie, avait été livrée le 25 juin 1389. L’histoire de ces quatre siècles est remplie de ténèbres, ou plutôt ils n’ont pas d’histoire. Notre moyen âge, si lamentable, si confus, n’offre rien de tel. Muettes sur le sort, des multitudes, nos chroniques du moins ne tarissent pas sur les faits et gestes des princes et des seigneurs, et le genre de vie des grands suffit à nous éclairer sur la condition des petits; mais la Serbie semble enveloppée d’une nuit complète, et l’historien n’y peut distinguer ni les individus ni les époques. Les générations passent sans laisser de traces. A peine de loin en loin quelque événement et quelque figure font-ils saillie dans l’histoire, accidentant cette morne uniformité et fournissant au milieu des difficultés de la route un point de repère.

En 1804 enfin, la Serbie se lève pour reconquérir son indépendance. Qui donne le signal? Ces trois hommes qui se rassemblent une nuit, au milieu d’une clairière, et qui jurent d’affranchir leur pays, quels sont-ils? Sont-ce des lettrés, des hommes d’état, comme en Grèce, des chefs d’une association redoutable? Non, ce sont des hommes isolés, des paysans, des pâtres obscurs, des bannis. Le plus célèbre d’entre eux, qui donnera son nom au mouvement, Kara-George, ne sait pas lire. Son successeur, celui qui doit continuer son œuvre, et dont la dynastie règne aujourd’hui en Serbie, Miloch, ne le sait pas davantage. Kara-George! Miloch! l’histoire de la révolution serbe se résume dans ces deux noms. Ils en personnifient en quelque sorte les deux phases successives. Quand l’un disparaît de la scène, l’autre se montre tout à coup et reprend son rôle.

A trois ou quatre heures de Kragouiévatz, sur le chemin de Belgrade, on rencontre un village dont le nom, inconnu il y a un demi-siècle, est consacré aujourd’hui par l’histoire et par la légende : c’est le village de Topola, le lieu de naissance de Kara-George, le lieu où on l’a inhumé. Sur la dalle en marbre noir qui recouvre ses restes, on fit cette inscription en langue serbe : « Ici reposent les restes de George Pétrovitch le Noir[6], qui, le premier en 1804, donna le signal de la délivrance, et plus tard fut élu chef suprême de la nation serbe. En 1813, les intrigues des ennemis du pays le contraignirent de passer sur la terre d’Autriche, où il fut retenu prisonnier durant une année, après quoi, ayant émigré en Russie, il fut reçu avec la plus haute distinction et comblé d’honneurs par le tsar. Plus tard, par des motifs qu’on ignore, il quitta la Russie et rentra en Serbie, où, sur l’ordre du gouvernement turc, il eut la tête tranchée au mois de juillet 1817. » Cette épitaphe résume assez exactement, sauf quelques points laissés dans l’ombre à dessein, la vie du libérateur, vie héroïque, s’il en fut, non de cet héroïsme raffiné, idéal, des nations et des époques civilisées, mais de cet héroïsme des temps et des peuples barbares, où la grandeur des actions s’allie à la grossièreté des mœurs. J’ai vu à Belgrade un des derniers représentans de cette forte génération : c’est un vieillard qui compte aujourd’hui plus de quatre-vingts ans, de haute taille, maigre, sec, à l’air grave et taciturne. Il se nomme Uzum-Mirko. Il assistait à la prise de Belgrade le jour de la Saint-André (30 novembre, v. s.) 1806, et plus tard il fit partie de la députation qui fut envoyée au congrès de Vienne pour solliciter l’intervention des puissances en faveur des Serbes. Comme je rappelais le souvenir de ces grands événemens en le complimentant sur la part qu’il y avait prise, il me répondit ces paroles dignes d’un Spartiate: « J’ai fait mon devoir. » De même, à Michar, les Serbes, au nombre de huit à neuf mille, avaient devant eux toute l’armée turque, commandée par le séraskier; celui-ci somma Kara-George de livrer ses armes : « Viens les prendre! » dit le guerrier serbe, répétant, sans le savoir, le mot de Léonidas.

Le nom et les exploits de Kara-George ont retenti dans l’Occident. Napoléon, dont l’attention était sans cesse ramenée sur l’Orient, songea en plus d’une occasion à nouer des rapports avec le hardi chef de partisans qui avait affranchi son pays, et dont les états touchaient presque ses nouvelles possessions. Il lui adressa, vers 1807, une lettre que mentionne seul M. Blanqui dans son Voyage en Bulgarie, et provoqua l’envoi d’une députation serbe à Paris; mais les idées de Napoléon sur l’Orient n’étaient pas nettement arrêtées et flottaient d’un extrême à l’autre : il accueillit les députés avec de grands égards, leur remit un sabre d’honneur pour Kara-George, et l’affaire en resta là.

Esprit mobile aussi, enthousiaste, enclin au mysticisme, le tsar Alexandre avait plus de fixité dans les vues, du moins en ce qui concerne l’Orient, à l’égard duquel il existe à Pétersbourg une tradition politique suivie sans interruption depuis Pierre le Grand. Kara-George, délaissé par la France, se tourna du côté du tsar, et telle fut l’origine de l’influence que la Russie a longtemps exercée en Serbie.

Quelques bataillons russes pénétrèrent dans la vallée de la Morava, et vinrent renforcer la petite armée de Kara-George. Réduite à ces faibles proportions, l’intervention russe en Serbie n’eut d’autre résultat que d’exaspérer les Turcs et de préparer les terribles représailles des années 1813 à 1815. Bientôt d’ailleurs la Russie eut besoin de toutes ses forces pour résister à Napoléon; elle traita avec la Turquie (paix de Bucharest, 1812), en abandonnant ses nouveaux alliés. C’est alors que, pour la première fois, Kara-George paraît douter de lui-même et de la réussite de ses projets; le découragement s’empare de lui; il semble que son génie l’ait abandonné; il se trouble, il hésite, et un jour, — date funeste! — pris d’une sorte de vertige, et non pas, comme le dit l’épitaphe, par l’effet des intrigues de ses ennemis, il saute dans une barque avec deux ou trois de ses compagnons et aborde à Semlin, sur le territoire autrichien (3 octobre 1813). C’est ce coup de tête soudain et inexplicable qui a pris place dans l’histoire sous le nom de fuite de Kara-George. L’impression qu’il produisit dans le pays fat immense, désastreuse, au témoignage de tous les écrivains nationaux. «Lorsque cette nouvelle, Kara-George s’est enfui en Autriche, passa comme un éclair dans toute la Serbie, un seul cri lui répondit : Sois maudit ! » Une pesma (chanson populaire) contemporaine de l’événement, traduite par M. Dozon, consul de France à Mostar, fulmine les mêmes imprécations : « George Pétrovitch, où es-tu en ce jour? Puisses-tu n’être nulle part (être mort) ! Si tu bois du vin à la mechana (cabaret), puisse ce vin s’écouler sur toi de tes blessures (se changer en sang qui coule de tes blessures)! Si tu es couché au lit près de ta femme, puisse ta femme rester veuve! » Plus loin le blâme est tempéré par l’espérance du retour prochain. « Ma sœur en Dieu, vila (fée) de la Save, répond George Pétrovitch, salue de ma part ma Choumadia et mon parrain le knèze Miloch. Qu’il poursuive les Turcs par les villages. Je lui enverrai de la poudre et du plomb et des pierres tranchantes de Silistrie. Pour moi, je m’en vais vers le tsar des Moscovites pour le servir pendant une année, et peut-être me renverra-t-il là-bas pour que je visite la terre de la Choumadia, et à Topola ma blanche maison. » Kara-George ne revint, hélas! que pour périr d’une mort misérable, sur laquelle plane encore une obscurité mystérieuse (1817). Heureusement un second chef, un autre libérateur, était là pour prendre la place de George le Noir; c’était Miloch.

Miloch survécut près d’un demi-siècle à son émule. Ses restes reposent aujourd’hui dans la cathédrale de Belgrade. Toutefois ce n’est pas dans cette ville qu’il est mort, mais dans une petite campagne qu’il possédait aux environs, à Topchidéré, et où il aimait à passer l’été. J’ai visité à Topchidéré la maison de Miloch. On m’a montré la chambre où il a rendu le dernier soupir, et qui garde encore la trace de son séjour. Il semble, tant cette trace est récente, tant les objets sont en harmonie avec le personnage tel que l’imagination se le représente, qu’on va le voir se lever du divan où il expira, et se dresser, comme autant de fantômes, les mille incidens de cette carrière si remplie et si agitée.

Ce n’est pourtant pas à Topchidéré qu’il faut chercher le vrai Miloch. Au moment où il franchit le seuil de cette demeure, il a cessé d’être lui-même. Replacé par une révolution inattendue sur le trône d’où il était tombé vingt ans auparavant, Miloch semble avoir compris que son rôle politique est fini. Ce n’est pas en vain que depuis longtemps il a dépassé le terme ordinaire de la vie humaine. La vieillesse, l’exil, l’ont endurci plutôt que plié. Son esprit n’était pas de ceux qui s’ouvrent aux leçons de l’adversité. Au lieu de méditer sur les causes de sa disgrâce, il n’a cherché qu’à prendre sa revanche contre le sort; il a conspiré, il s’est enrichi. Lorsqu’il reparaît sur la scène, hommes et choses, tout s’est modifié; lui seul est resté le même, tout entier avec ses idées, ses passions d’autrefois, que l’âge n’a fait qu’aiguiser. Il est donc comme isolé de ce peuple dont l’âme vivait jadis dans la sienne; les regards se tournent d’un autre côté; il est le passé, un autre est l’avenir.

Pour retrouver dans toute son originalité cette figure historique, prenez-la non pas à Topchidéré et à Belgrade, mais à Kragouiévatz, dans ce konak où Miloch résida pendant toute la durée de son premier règne, et que la munificence de son fils a transformé en une sorte de caravanseraï où sont logés et hébergés les voyageurs de distinction. Le konak est un enclos assez spacieux, entouré de palissades à la manière serbe, et bordé d’une série de bâtimens dont la plupart servent aujourd’hui de magasins pour l’artillerie. A droite, quand on a dépassé le corps de garde, on aperçoit le palais habité anciennement par la princesse Lioubitza, mère du prince régnant. En face, de l’autre côté de la cour, s’élève un second bâtiment à un seul étage, en bois comme le premier : c’est le konak proprement dit, la résidence favorite de Miloch. A Belgrade, le voisinage des Turcs, la présence des consuls, lui imposaient une sorte de contrainte; ici il avait au contraire ses coudées franches; nulle autorité ne gênait la sienne; il était le maître et le faisait sentir. J’ai parcouru avec émotion ces lieux, témoins de la plupart des scènes de la révolution serbe. C’est là, dans cette vaste salle du premier étage, disposée en forme de sclamlek, d’où le regard embrasse toute la vallée de la Lépénitza, que Miloch recevait ses visiteurs. C’est là que ce paysan illettré tenait tête aux plus rusés diplomates, témoin ce fameux entretien avec le prince Dolgorouki (1835), rapporté par M. Thouvenel dans son Voyage en Hongrie[7], et où, comme aurait dit Montaigne, les deux interlocuteurs se peignent au vif. Je croyais entendre le vieux Miloch, poussé à bout par d’insolentes menaces, répondre à l’envoyé du tsar : « Monsieur, que je doive mon titre à la Russie, à la Porte ou à moi-même, je ne reconnais à personne le droit de l’outrager. Si vous devez régner en Serbie, apportez-moi un firman, je me soumettrai. » A côté de cette même salle est un grand cabinet avec une table de bois grossier au milieu, et quelques chaises garnies de paille. C’était là que le prince avait établi sa chancellerie, que dirigea pendant de longues années l’historien Démètre Davidovitch, originaire du Sirmium (Serbie autrichienne), un des hommes les plus éclairés de ce temps. Tombé plus tard dans la disgrâce d’un maître ombrageux et violent, Démètre se retira à Sémendria, où il languit deux ans dans l’oubli et la misère, et mourut au mois d’avril 1838, âgé seulement de trente-huit ans.

La mort de Miloch clôt la première période de l’histoire moderne de la Serbie. Durant un demi-siècle (1804-56), la Serbie lutte, d’abord pour acquérir, puis pour asseoir son indépendance. L’ancien pachalik de Belgrade se transforme peu à peu en un état autonome qui ne se rattache plus à la Porte que par un lien nominal. A l’intérieur, le pouvoir, longtemps disputé entre les prétentions rivales des voïvodes et des autres chefs militaires, se concentre et se fixe dans une seule famille. De féodale, la Serbie tend à devenir monarchique, et, chose digne de remarque, ces événemens, ces transformations appelées à renouveler un jour la face de l’Orient, s’accomplissent sans la participation, presque à l’insu de l’Europe. Tandis que la France, l’Angleterre, la Russie, brûlent de concert la flotte turque à Navarin et fondent par le protocole de Londres le nouveau royaume de Grèce, elles assistent de loin, comme à un spectacle, à la lutte engagée sur le Bas-Danube. Seule la Russie intervient par momens en faveur des Serbes, comme des Moldo-Valaques, et profite adroitement de ses victoires sur les Turcs pour jeter l’assise de son double protectorat.

La deuxième période, celle qu’on pourrait appeler la période contemporaine, présente un autre caractère. Ici l’Europe n’est plus absente du débat; elle exerce sur les événemens une action toute prépondérante. Le protectorat a été aboli (traité de Paris de 1856) ; l’autonomie serbe n’est plus un fait isolé, dépourvu de sanction, un accident de la politique russe : son existence a été reconnue, garantie; elle fait partie du droit public européen. A l’intérieur, le principe monarchique et héréditaire a triomphé définitivement par le rappel des Obrénovitch et l’avènement du prince Michel. Dès lors une idée nouvelle, entrevue un instant sous Miloch (1835), le rétablissement des limites historiques de la Serbie, se fait jour dans la politique. La renaissance de la principauté serbe est accomplie ; la renaissance du pays serbe commence. La première période est toute en Kara-George et en Miloch; la seconde est représentée par le prince Michel. Le prince Michel a aujourd’hui quarante ans; ce n’est plus ce «jeune homme pâle, timide, à la contenance embarrassée, » que M. Blanqui rencontra en 1842 à Belgrade; c’est un homme dans la force de l’âge, que l’adversité a trempé, dont tous les traits portent l’empreinte d’une volonté ferme. Les années d’exil n’ont pas été perdues pour lui comme pour Miloch ; tandis que celui-ci, confiné dans ses terres en Valachie, s’absorbait de plus en plus dans la contemplation de ses souvenirs ou de ses rêves, le prince Michel visitait les capitales, apprenait les langues de l’Europe, s’asseyait, simple étudiant, sur les bancs de l’université d’Heidelberg, méditait dans le silence du cabinet les ouvrages des historiens et des philosophes; il avait comme un pressentiment de la prochaine restauration de sa famille : le temps et mon droit ! disait-il souvent. Lorsque le renversement subit d’Alexandre Karageorgevitch, l’âge avancé de son père, firent briller à ses yeux la perspective du trône, il ne fut point ébloui ; il se sentait prêt pour sa nouvelle tâche. Les dix-huit mois qu’il passa en Serbie comme héritier présomptif (de février 1859 à septembre 1860) furent presque tous employés par lui à visiter l’intérieur d’un pays qu’il avait perdu de vue depuis quinze années; il échappait ainsi aux tristesses du séjour de Belgrade, où une lutte sourde s’était déclarée entre son père et lui. Une sorte d’abîme séparait ces deux hommes, Miloch et Michel. De l’un à l’autre, il y avait toute la distance du moyen âge aux temps modernes : Miloch était resté barbare et despote comme un chef de pallikares; Michel était un prince européen instruit, libéral, imbu des idées modernes sur les droits des peuples et la responsabilité des souverains. Il avait médité de bonne heure sur les devoirs d’un prince serbe, sur les principes qui doivent régir sa conduite, sur les périls qu’il doit éviter. En 1851, il publie à Vienne un écrit intéressant, Miloch Obrénovitrh, ou Coup d’œil sur l’histoire de Serbie, de 1830 à 1840. S’il cherche à justifier son père, il sait aussi se convaincre que Miloch n’est pas uniquement tombé par l’effet des intrigues de ses ennemis ou d’un caprice de la fortune, mais que lui-même a été dans de certaines limites le complice de sa propre ruine.

Miloch expira le 26 septembre 1860, à huit heures du matin. Le même jour, une proclamation, adressée au peuple par le nouveau kniaz, annonçait que désormais « la loi serait la seule autorité en Serbie. » Une telle phrase dans la bouche du fils et de l’héritier de Miloch marquait la différence du règne qui venait de finir et du règne qui allait commencer. C’est le principe des monarchies constitutionnelles substitué librement et spontanément à celui des gouvernemens absolus. La proclamation était signée : Michel Obrénovitch III, kniaz de Serbie. Ainsi ce n’était pas seulement comme successeur de son père, c’était aussi comme successeur de son frère aîné, Milan, mort au moment même où Miloch partait pour l’exil (juillet 1839), que le prince Michel prenait possession du pouvoir; cette double filiation impliquait de droit et de fait l’hérédité dans la famille Obrénovitch. On s’attendait à une protestation de la Porte. Celle-ci se contenta d’envoyer à Belgrade, suivant l’usage, un officier porteur du bérat d’investiture. Tout le monde remarqua la réponse adressée par le prince à l’envoyé du sultan : « En recevant de vos mains le haut bérat impérial, je vous prie, monsieur le colonel, d’assurer sa majesté que, fidèle à la double tradition de ma dynastie, je ne cesserai pas de professer les sentimens de loyauté et de dévouement envers le haut suzerain de la Serbie, en même temps que je régnerai toujours en prince jaloux de maintenir les institutions et les droits de ma nation. »

Le prince se mit à l’œuvre sur-le-champ, secondé par un petit groupe d’hommes habiles et dévoués, qu’il avait étudiés et comme triés à l’avance. Il réclama de la Porte l’exécution du hatti-cherif de 1833 concernant le séjour des musulmans en Serbie, et fit en même temps élaborer par son ministère (que présidait M. Philippe Cristitch, aujourd’hui sénateur) le plan de réformes destiné à régénérer la Serbie par le changement de l’oustav ou constitution de 1838. Dans l’été de 1861, une skouptchina extraordinaire fut convoquée à Kragouiévatz, pour délibérer sur les propositions du gouvernement. Ouverte par le prince en personne, le 18/6 août, jour de la fête de la Sainte-Transfiguration, dont elle portera désormais le nom dans l’histoire, l’assemblée fut close le 1er septembre suivant. Moins de deux semaines avaient suffi aux députés pour voter une série de projets de lois qui, sanctionnés immédiatement par le prince, modifiaient complètement la situation politique et économique de la principauté. Une de ces lois réorganisait le sénat, dont les attributions et les prérogatives, plus clairement définies et maintenues dans les limites de l’autonomie nationale, rendaient impossible désormais le retour des conflits qui avaient troublé la Serbie depuis vingt années. Une autre loi réglait la succession au trône, et investissait le prince, à défaut d’héritier direct, de la faculté de choisir et de désigner son successeur. L’institution d’une milice nationale, dont tous les Serbes indistinctement devaient faire partie, était l’objet d’une troisième loi; une quatrième enfin abolissait l’ancienne capitation établie par l’oustav, et la remplaçait par une taxe proportionnelle et progressive sur le revenu, qui promettait au trésor un notable accroissement de ressources.

Ces innovations, dont la portée n’échappait à personne, furent très mal accueillies à Constantinople.. Jusque-là, encouragé par la faiblesse du prince Alexandre, le divan s’était habitué à ne voir dans l’oustav qu’une sorte de pacte définitif immuable, un khatem (cachet), pour parler le langage des ulémas de Stamboul, auquel il ne pouvait être dérogé que du gré et avec le concours de la puissance suzeraine. Qu’une telle prétention fût ou non conciliable avec l’autonomie que ce même oustav garantissait à la Serbie, c’est ce dont nul ne s’embarrassait : le peu de souci qu’Alexandre avait montré des droits et de la dignité de la nation, l’habitude qu’il avait prise d’en appeler à Constantinople dans une foule de cas qui auraient pu et auraient dû être résolus à Belgrade, la tolérance excessive qu’il avait témoignée pour les empiétemens des Turcs, et qui dérivait autant de la faiblesse de son caractère que de son désir d’obtenir l’hérédité princière pour sa famille, tout cela les avait amenés peu à peu à se considérer comme les maîtres absolus en Serbie. Le divan sentit donc se réveiller ses anciennes défiances, et il songea un instant à faire avancer une armée pour rétablir l’ordre légal en Serbie. A la réflexion, il se ravisa, et se contenta d’adresser des remontrances à Belgrade. M. Philippe Cristitch y répondit par une note envoyée au chargé d’affaires serbe à Constantinople, lequel en donna communication à Aali-Pacha, et les choses en restèrent là provisoirement.

C’est ainsi que le prince Michel, par une initiative hardie, conquit d’un seul coup une popularité que son père possédait à peine au lendemain de ses victoires sur les Turcs, et qui a fait de lui le représentant naturel de toute la race serbe, tant au dehors qu’au dedans de la principauté. La suite de son règne ne démentit point ces commencemens.

Le prince Michel exerce en Serbie une autorité qui appartient à peu de chefs d’états dans les pays libres. Il n’a devant lui ni prétendans redoutables ni partis hostiles. Le prince Karageorgevitch vit à l’écart à Pesth, et n’a point d’influence dans le pays. L’ancienne aristocratie des knèzes a disparu avec Voutchitch et Petroniévitch, ses derniers représentans; toutes les influences et toutes les capacités font partie du gouvernement ou de l’administration; le peuple est dévoué au prince, parce qu’il a foi dans son patriotisme, et lui obéit en toute occasion comme au premier serviteur de la loi. C’est là le fait dominant de la situation en Serbie, celui qui met le mieux en relief le caractère et les mœurs serbes. Tout fonctionnaire public, tout agent du pouvoir, est tenu pour inviolable; la loi est partout obéie sans difficulté, pourvu qu’elle ait été acceptée par ceux qui doivent s’y soumettre. Le peuple est docile, mais raisonneur, « Entendre, c’est obéir, » disait le Grec du Bas-Empire. Pour le Serbe, quand il a entendu, il veut comprendre. Ce n’est pas assez que la loi ait été votée par les skouptchinas, sanctionnée par le prince, promulguée par les autorités des districts, il faut encore que chaque individu, l’examinant à part soi, l’ait en quelque sorte approuvée dans son for intérieur. « Ah! monsieur, me disait mon conducteur au départ de Krouchévatz, vous ne sauriez vous figurer quelles gens sont ceux d’ici! Ils demandent des explications sur tout. L’an passé, vous savez, le gouvernement a décrété une taxe extraordinaire de 2 ducats par tête pour l’achat d’armes. N’a-t-il pas fallu que dans chaque village le sous-préfet ou ses aides, chargés de donner lecture de l’ordonnance, expliquassent aux anciens pourquoi le gouvernement voulait acheter des armes, quel usage il comptait en faire, comme si le gouvernement pouvait vouloir une chose qui ne fut pas juste ou utile au pays! »

Ce qui contribue encore en Serbie à faciliter l’exécution de la loi, c’est qu’elle est la même pour tous. Ici point de classes privilégiées comme en Hongrie ou en Moldo-Valachie avant 185S, point d’aristocratie nobiliaire et territoriale. On demandait à un Serbe s’il y avait des nobles dans son pays : « Tout Serbe est noble, » répliqua-t-il. La propriété, très divisée, est accessible à tous. Le paysan serbe n’est point, comme le paysan roumain, un simple tenancier n’ayant que l’usufruit du champ qu’il cultive, et ne disposant pour lui-même que de la portion la plus minime de son travail : il est le maître absolu de sa terre et de ses bras; aussi est-il vif, alerte, dur aux fatigues et prompt à courir aux armes. L’expression de tristesse qui assombrit la physionomie du paysan roumain, cette apathie qu’on lui reproche, font place, chez le Serbe, à un air de franchise et de dignité naturelle qui frappe tous les voyageurs[8]. Alors même que le hasard l’amène en présence du kniaz, il ne se sent embarrassé ni dans sa contenance ni dans son langage. Le kniaz n’est pas un maître devant qui l’on doive trembler; c’est le père de la nation, son autorité sur ses sujets est celle d’un chef de famille, d’un staréchina, sur les divers membres de la zadrouga (maison). Lorsqu’il s’adresse au peuple assemblé, il dit : « Mes frères! Que Dieu vous soit en aide, mes frères! » Telles sont les paroles par lesquelles le kniaz salue le premier la skouptchina réunie en plein air. Après la réponse unanime : « Que Dieu t’aide, gospodar! » le chef reprend : « Comment vous portez-vous, mes frères? Êtes-vous bien portans? — Dieu merci, bien, et toi, gospodar, comment te portes-tu? » Et le chef continue : « Comment se trouve le peuple? Et tout le monde se porte-t-il bien chez vous? »

Un des plus précieux auxiliaires du gouvernement en Serbie, c’est le clergé. Le révérend W. Denton cite un grand nombre de particularités relatives à l’église serbe. « En ma qualité d’ecclésiastique (clergyman), dit-il, il était naturel que je m’attachasse de préférence aux choses qui sont du domaine de l’église. » Aussi nous fait-il connaître avec beaucoup de soin non-seulement la constitution de l’église serbe, ses rapports avec le siège œcuménique de Constantinople, les cérémonies, les rites, jusqu’à la disposition intérieure des édifices consacrés au culte, mais l’état moral et social du clergé, son genre de vie, la condition des prêtres de village, qui lui rappelle celle des ministres de paroisses en Angleterre. « Il y a une grande analogie entre notre clergé et le clergé serbe. Confondus avec le peuple au lieu de former une caste à part, les popes sont universellement respectés, et comme ils sont mariés et vivent au milieu de leurs ouailles, ils exercent une grande influence dans la paroisse. » Quant aux écrivains nationaux, voici comment ils définissent la mission et la vie des prêtres serbes : « Le prêtre prie Dieu avec le peuple, dans l’église ou sous les arbres saints, pour le salut des âmes et la prospérité des campagnes. Il lutte avec le peuple sur les champs de bataille, pour la religion, la liberté et la patrie. Aussi se réjouit-il avec le peuple et prend-il part à toutes ses fêtes. »

Le clergé, à l’exception du métropolitain et des évêques, ne reçoit aucun traitement de l’état ni de la commune. Les moines vivent des revenus de leurs terres, les popes du casuel. Ce casuel a été fixé par une ordonnance rendue sous le premier règne de Miloch (1836), de manière à prévenir ces abus et ces trafics qui déshonorent l’église grecque de Turquie. Quelques dons en nature, le produit d’un jardin, parfois celui d’un petit champ, achèvent d’assurer leur subsistance. Ils sont en général peu instruits, quoique, sous ce rapport, une amélioration notable se soit produite depuis la création à Belgrade d’un grand séminaire (bogoslovia) où tout aspirant aux fonctions ecclésiastiques est tenu de prendre ses degrés. Cet institut, qui compte actuellement environ deux cents élèves, fournit chaque année à la prêtrise un certain nombre de membres jeunes, suffisamment éclairés, qui se substituent peu à peu aux vieux popes contemporains de Kara-George et de Miloch, et c’est ainsi que ce qui était autrefois la règle tend à devenir l’exception. Ces mœurs simples, cet esprit patriotique ne sont pas le privilège du clergé inférieur ; on les retrouve au même degré parmi les hauts dignitaires de l’église. Étant à Karanovatz, j’allai faire visite un matin à l’évêque d’Oujitzé, Mgr Joanice. Je trouvai un petit vieillard alerte, à l’œil vif, à la physionomie franche et ouverte, qui portait gaillardement le poids de ses seize ou dix-sept lustres. La pièce où il me reçut, et qui constituait son salon d’apparat, était meublée avec une simplicité presque rustique. C’était une grande chambre, disposée à la turque, sauf un canapé de provenance autrichienne et comme perdu dans l’immensité de la salle, avec un plafond peint et de grands panneaux de boiserie, à l’un desquels étaient appendus, en regard d’une croix en ébène, un fusil, deux paires de pistolets, des sabres, toute une panoplie. On eût dit de la salle d’armes d’un baron du moyen âge plutôt que du salon d’un évêque. Comme je m’excusais sur l’heure matinale de notre visite, témoignant quelque crainte de l’avoir dérangé : « Point, dit-il; j’aime à me lever matin, et c’est moi qui éveille mes gens. — Quoi! en vérité? — Sans doute; ne faut-il pas que le berger soit levé avant le troupeau? — Vigilantia pastoris, incolumitas pecoris, repris-je, et, ajoutai-je en désignant du doigt les armes accrochées à la boiserie, je vois que cette vigilance s’étend à tout, et que votre grandeur ne se considère pas seulement comme ayant charge d’âmes. » Il sourit. «Que voulez-vous? nous autres habitans des frontières, nous sommes tous forcément un peu soldats. Si une bande de loups ravisseurs vient fondre sur mon troupeau, ne dois-je pas le défendre? » Dans la même matinée, l’évêque devait faire une visite pastorale au monastère de Jitcha; il nous proposa de l’accompagner. Jitcha, fondé par saint Sava, est un des plus anciens monastères de la Serbie et un des plus curieux sous le rapport historique. Je demandai à Mgr Joanice, pendant qu’il nous faisait visiter l’église, si le couvent possédait quelques archives. Il me répondit que non, les Turcs ayant tout détruit. Deux dames anglaises qui étaient venues en Serbie à la fin de 1862, et dont nous suivions pour ainsi dire la trace depuis notre départ de Belgrade, lui ayant adressé la même question, il les avait conduites dans une des nefs latérales, et, leur montrant les images des rois et des saints mutilées par la main des Turcs : « Voilà, répondit-il, nos archives! Et sachez qu’aussi longtemps que nous aurons sous les yeux ces monumens de la barbarie de nos oppresseurs, il n’y aura point de réconciliation entre nous et les Turcs! »

M. Denton constate, d’après je ne sais quelles données, que les moines serbes, qu’il appelle de « véritables paysans en soutane (peasants in cassoks), » sont de beaucoup inférieurs aux popes, qu’ils sont moins aimés, moins considérés par le peuple, et il attribue à cette circonstance la dépopulation graduelle des monastères en Serbie. La vérité est que les quarante-trois monastères que compte maintenant la Serbie ne renferment pas plus de cent vingt-cinq religieux, ce qui donne une moyenne de trois religieux, y compris le supérieur, pour chaque monastère. Le plus peuplé de tous ces couvens, Stoudénitza, dans le district de Tchatchak, était habité en 1863 par dix moines. En revanche, un grand nombre n’en renferment pas plus de deux, le supérieur et son acolyte. Il y a, je crois, une autre raison de cet abandon de la vie religieuse en Serbie. C’est qu’ici, comme partout ailleurs, le monachisme, du moins à l’état abstrait, n’a plus sa raison d’être, et que là où il s’est maintenu, il constitue un véritable anachronisme social. On sait ce que furent les cloîtres durant notre moyen âge, les asiles de la science et de la liberté. En Serbie et dans tout l’Orient, ils servirent de remparts à la nationalité. Encore aujourd’hui, en contemplant un de ces cloîtres contemporains des premiers rois serbes, — Manassia, par exemple, assis à l’extrémité d’un mamelon qui s’avance en forme de promontoire au sein d’une gorge étroite, en voyant cette double enceinte crénelée, ces murs de vingt à vingt-cinq pieds d’épaisseur, ces tours percées de meurtrières, ces restes de fossés, de ponts-levis, de fortifications, on comprend le rôle que jouèrent les monastères avant et depuis la prise de possession des Turcs; ils offraient à la fois un lieu de refuge aux femmes et aux enfans et un centre de ralliement aux milices sans cesse occupées à guerroyer contre les Turcs. Mais de nos jours quelle peut être l’utilité de ces cloîtres? Je me souviens d’une conversation que j’eus à ce sujet avec l’higoumène de Ravanitza. Comme je lui demandais si le monastère était riche : « Il ne l’est que trop, répondit-il, puisque nos revenus excèdent nos besoins. Avec la moitié, le quart du produit actuel de nos terres (et encore la majeure partie reste-t-elle en friche, faute de bras pour la culture), nous pourrions subvenir à toutes nos dépenses, pourvoir à l’entretien de l’église, remplir les devoirs de l’hospitalité envers les voyageurs qui nous font l’honneur de nous visiter. Que n’emploie-t-on le surplus à la création d’une école, d’une imprimerie, d’une ferme-modèle, que sais-je? Nous trouverions là un fructueux emploi de notre temps et de nos connaissances. Nous deviendrions des membres utiles et actifs de la nation au lieu de demeurer des plantes parasites... » J’étais surpris du langage de ce moine. — « Pensez-vous sérieusement ce que vous dites? — Si sérieusement que j’ai proposé maintes fois au gouvernement de prendre non pas une partie, mais la totalité de nos revenus, et de les employer comme je viens de dire. — Le conseil était nouveau, mais bon à suivre. — Malheureusement, ajouta le moine, on ne l’a pas suivi, j’ignore pour quel motif; le jour où l’on se ravisera, peut-être rencontrera-t-on plus de difficultés : dans vingt ans, nos domaines, dont nous tirons aujourd’hui sept à huit cents ducats à grand’peine, nous en rapporteront trois mille pour le moins; plus riches, nous serons peut-être plus avares. Pour le moment, notre pauvreté nous permet encore d’être généreux. » Ce langage, si peu ordinaire dans la bouche d’un moine, m’étonnait de plus en plus. — « Plut à Dieu, lui dis-je, que nos prêtres vous ressemblassent! Vous vous plaignez d’être trop riches; eux se plaignent d’être trop pauvres. Vous offrez, de remettre à l’état sans indemnité une portion de vos domaines; eux se regardent comme spoliés parce que, il y a quelque soixante-dix ans, dans une grande tourmente, la nation a supprimé les revenus ecclésiastiques et les a remplacés par un traitement fixe pareil à celui que touchent vos évêques. » Je fus ainsi amené à lui parler de la constitution civile de notre église, de ses rapports avec l’état, du concordat, etc. Toutes ces choses parurent l’intéresser vivement. Il me pria de les lui expliquer, les mots de parti clérical, ultramontain, etc., n’éveillant pas de bien nettes idées dans son esprit. Il avait peine à comprendre une opposition par le clergé et au nom du clergé. En effet, dans un pays comme la Serbie, où le prêtre et le citoyen ont toujours été confondus, une église qui distingue sa cause de celle de la nation et affecte de prendre son mot d’ordre à l’étranger, paraît une chose anormale et monstrueuse. La conversation tomba ensuite sur les monastères dédiés de la Moldo-Valachie[9]. L’archimandrite Dionysios (tel était le nom de mon interlocuteur) condamnait les prétentions des moines grecs, non comme injustes (la question légale le préoccupait médiocrement), mais comme contraires au bien de l’état, qu’il plaçait au-dessus de tout. Comment admettre, disait-il, que le cinquième ou le sixième du revenu territorial d’un pays aille à des communautés religieuses étrangères qui non-seulement ne sont d’aucune utilité à ce pays, mais qui le plus souvent, liguées avec ses ennemis, lui font la guerre avec ses propres deniers, et mordent dans l’ombre la main qui les nourrit?

Il est donc hors de doute que le gouvernement serbe n’a point eu à lutter contre les obstacles qui ont entravé à chaque pas la marche de l’administration en Moldo-Valachie, et c’est peut-être à l’organisation politique sortie des réformes de 1861 que la Serbie doit de si rapides progrès. Cette organisation mérite bien, on le voit, qu’on en dise quelques mots.

Le gouvernement de la principauté serbe est monarchique constitutionnel. Le prince, le kniaz, assisté de ministres responsables, a la plénitude du pouvoir exécutif. Il partage l’autorité législative avec un sénat (soviet) permanent et une assemblée nationale (skouptchina) qui se réunit tous les trois ans. Tout citoyen payant l’impôt est de droit électeur et éligible à la skouptchina. Une chambre spéciale, chargée du contrôle et de la vérification des comptes, est annexée au sénat. La principauté est divisée en 17 départemens (18 en y comprenant la ville de Belgrade, qui forme un district séparé assimilé aux départemens), subdivisés en 61 arrondissemens et 1,067 communes. La population totale était, à l’époque du dernier recensement (1859), de 1,102,128 habitans. Les départemens sont administrés par des préfets (natchalniks), les arrondissemens par des sous-préfets. Les communes gèrent elles-mêmes leurs affaires, dans une complète indépendance de l’autorité administrative, par le moyen de leurs kmètes assistés d’un conseil communal (skoupe) composé des anciens et des notables.

La hiérarchie judiciaire comprend une cour d’appel et de cassation à Belgrade, — 18 tribunaux de première instance, dont 1 pour la ville de Belgrade, les 17 autres siégeant aux chefs-lieux des départemens, — des tribunaux ou justices de paix en nombre à peu près égal à celui des communes, composés du kmète et de deux assesseurs. — La principauté forme quatre diocèses, divisés en autant de protopopies que le diocèse renferme de départemens. L’archevêque de Belgrade, chef suprême et unique de l’église serbe, prend le titre de « métropolitain de Belgrade et de tout le pays serbe. » Les revenus ordinaires de l’état sont, d’après le nouveau budget (1864), de 9,272,000 francs. Les dépenses prévues pour la même année s’élèvent à 10,307,000 fr. Le commerce extérieur a présenté en 1862, malgré la crise, un produit total de 33,200,000 fr. En 1846, il n’atteignait pas 20 millions. L’effectif de l’armée régulière est peu considérable, 4,000 hommes au plus; mais à côté de cette armée il y a ce qui constitue la véritable force militaire de la Serbie, une milice organisée sur le modèle de la troupe permanente, avec ses cinq grands commandemens (voïvodies), son état-major, ses cadres complets en officiers et son premier ban de 50,496 hommes, infanterie, cavalerie, artillerie, armés, équipés, pourvus du matériel nécessaire et prêts à marcher au premier appel. Ces 50,000 hommes ne représentent d’ailleurs que le quart des miliciens inscrits, les trois autres quarts formant un arrière-ban qui peut être mobilisé en quelques semaines. Un tel chiffre, comparé à celui de la population, pourra paraître exorbitant. Il s’explique par les circonstances particulières où se trouva la Serbie après le triomphe de l’insurrection. La nation était sortie tout armée du sein de la révolution. Pendant la guerre de l’indépendance, tout le monde se fit soldat, tout le monde après la guerre resta soldat. En 1848, suivant le rapport des officiers français envoyés en mission à Belgrade par le général Aupick, ambassadeur de France à Constantinople, la Serbie était en état de mettre sur pied, dans l’espace de trois semaines, 100,000 combattans, et jusqu’à 150,000 dans un instant de péril suprême. La nation possédait en elle les élémens d’une forte organisation militaire; le gouvernement n’a eu qu’à les rassembler et à les coordonner.

L’instruction publique a fait de notables progrès. Les premières écoles en Serbie ne remontent pas, on l’a vu, au-delà de 1836. Or, d’après un rapport du ministre de l’instruction publique et des cultes en date du 30 avril (12 mai) 1863, il existait dans la principauté, à la fin de l’année scolaire 1861-62, 321 écoles dans lesquelles l’instruction est donnée gratuitement à tous les degrés et fréquentées par 12,666 élèves des deux sexes. En outre le gouvernement envoie chaque année un certain nombre de jeunes gens aux universités de Paris, Vienne, Heidelberg, etc.[10]. Les écoles sont placées sous la surveillance d’une commission, ou conseil supérieur, formée de douze membres. A côté de cette commission, la Société littéraire serbe (Droujtvo slovenesti serbske), instituée en 1841, sous les auspices du prince Michel, « en vue du perfectionnement de la langue et de la diffusion des lumières au sein de la nation, » s’est assigné un but plus général et non moins patriotique. Association savante, mais avant tout politique, le Droujtvo slovenesti ne se borne pas à insérer chaque année dans ses mémoires (Glasnik), — publication excellente, trop peu connue en Europe, — d’importans travaux sur l’histoire, les antiquités, la philologie, la statistique nationales, faits pour plaire aux érudits et aux lettrés; il recherche activement tout ce qui peut contribuer à l’instruction et à l’éducation des masses, et s’occupe en ce moment même de rassembler les matériaux d’une Encyclopédie populaire. Presque toutes les notabilités politiques et littéraires de la Serbie font partie de cette société. J’ai connu à Belgrade quelques-uns de ces hommes qui honorent leur pays par leurs lumières autant que par leur patriotisme. Les uns, comme M. Marinovitch, M. Philippe Cristitch, M. Zukitch, M. Nicolas Cristitch, ministre de l’intérieur, M. Tchernobaratz, sénateur, docteur en droit de la faculté de Paris, MM. Ristitch et Magasinovitch, chargés d’affaires de la principauté à Constantinople et à Bucharest, occupent de hautes fonctions dans le gouvernement ou l’administration ; les autres sont des dignitaires de l’église, des professeurs émérites ou de purs savans, comme l’évêque de Chabatz, Mgr Gabriel, le révérend Sava, archimandrite, supérieur du monastère de Gorniak, M. Constantin Brankovitch, recteur du lycée, MM. Stamirovitch et Panchitch, professeurs, M. Matitch, M. Vladimir Jakchitch, M. Nénadovitch, M. Jean Chafarik, conservateur du musée et de la bibliothèque de Belgrade, neveu et émule de l’illustre historien et philologue tchèque Joseph Chafarik.

On ne pourrait toutefois, sans s’écarter du plan de cette étude, retracer en détail le mouvement intellectuel de la principauté serbe. Ce qui importe ici, c’est de montrer avec quelle sympathique attention ce mouvement remarquable est suivi non-seulement dans la principauté, mais autour d’elle, dans ce monde de plus en plus curieux et agité qu’on appelle la Iougo-Slavie, et dont Belgrade est le centre littéraire.


II.

Nous avons parlé de la Iougo-Slavie et des Iougo-Slaves en faisant allusion à ce qu’on pourrait appeler la grande idée des Serbes par opposition à la grande idée des Grecs. Que faut-il donc entendre par ces mots?

La Serbie ne finit pas aux frontières du petit état dont Belgrade est la capitale. Par-delà ces frontières s’étendent d’autres contrées entièrement serbes par la race et par l’histoire : au midi, la Vieille-Serbie (Stara-Serbia) et une portion de l’Albanie qui abondent en lieux et en souvenirs historiques, — le champ de bataille de Kossovo, Prizren, ancienne capitale deDouchan, Ipek, où résidait le patriarche serbe Prilip, qui donna naissance à Marko Kraliévitch (Marco, fils de roi), le Roland des chansons de gestes serbes; — à l’ouest, la Bosnie, l’Herzégovine, le Monténégro; au nord, séparé de la principauté par le cours de la Save et du Danube, l’ancien Voîdsvotvo serbe (Voïvodie), composé de la Sirmie, d’une partie de l’Esclavonie et du Banat. L’ensemble de ces contrées comprenant, selon l’historien Davidovitch, onze territoires distincts, forme ce qu’on nomme Serbia, la terre ou le pays serbe, la Serbie. Une moitié environ appartient à la Turquie, l’autre moitié à l’Autriche. La population se répartit de même par portions à peu près égales : 2,300,000 habitans pour la Turquie, 2,700,000 pour l’Autriche. L’unique langue parlée et écrite est le serbe. La religion est la religion grecque orthodoxe. Les Serbes autrichiens relèvent spirituellement du métropolitain de Karlovitz, qui prend le titre de patriarche. Les Serbes de Turquie, dont le lien religieux a été rompu depuis la suppression du patriarcat d’Ipek en 1768, sont compris dans la juridiction du patriarche œcuménique de Constantinople. L’église serbe proprement dite, l’église de la principauté, est indépendante ou autocéphale.

A l’ouest et à l’est du pays serbe s’étendent deux groupes compactes : — l’un slave, les Croates, au nombre d’un million, tous catholiques; — l’autre entièrement slavisé, les Bulgares, de trois à quatre millions, orthodoxes. Les Serbes, les Croates et les Bulgares composent la grande branche des Slaves méridionaux ou Iougo-Slaves (de iong, sud), qui occupent tous les territoires situés au nord et au sud des Balkans, de l’Adriatique à la Mer-Noire. Jadis, vers le milieu du XIVe siècle, ces territoires et quelques autres que les Slaves possèdent actuellement en commun avec les Grecs formèrent un unique et puissant état sur lequel régnait l’empereur serbe Etienne Douchan, surnommé Silni, le Fort. Douchan est le Charlemagne serbe; il est représenté sur les monnaies portant dans une main le globe surmonté de la croix. Législateur autant que conquérant, il promulgua un code de lois célèbre (1349), fonda l’indépendance de l’église serbe, institua un ordre de chevalerie, et remplit tout l’Orient de sa renommée; mais, comme Charlemagne, il put voir poindre de son vivant les germes de dissolution qui amenèrent le démembrement de son empire et préparèrent la conquête des Turcs (1389).

Chaque peuple a son idéal qu’il poursuit. Les Grecs rêvent le rétablissement de l’empire de Constantin : c’est la grande idée qui naît à la fin du XVIIe siècle, à l’avènement des Phanariotes. Les Serbes, à leur exemple, rêvent la reconstitution de l’empire de Douchan; mais ils ne comptent pas accomplir d’eux-mêmes et d’un seul coup cette grande entreprise. Isolés comme ils le sont, sans communication avec l’Occident, entourés de tous côtés par leurs ennemis, serrés et comme étouffés entre les deux empires qui se sont accrus de leurs dépouilles, ils sentent qu’ils ne peuvent échapper à cette double étreinte sans une forte secousse extérieure qui rompra le cercle qui les emprisonne. Ils savent aussi que les nationalités qui ont été entamées ou brisées par la conquête ne sauraient se reconstituer en un jour, et que le dur labeur de leur restauration ne se fera, en quelque façon, qu’à bâtons rompus et pièce à pièce. Voilà pourquoi les Serbes de la principauté, sans perdre de vue leur objectif définitif, savent ajourner et restreindre leurs espérances. Ils ne parlent pas de marcher sur Constantinople ou sur Vienne ; ils ne méprisent pas l’Autrichien ni même le Turc, bien qu’ils ne l’aiment guère l’un et l’autre. Justes envers leurs ennemis, ils respectent les .droits de leurs voisins, et ne songent pas à s’annexer de force les Croates ou les Bulgares. Laissant au temps le soin d’accomplir son œuvre, leur ambition ne va qu’à fonder, — et encore moyennant toute sorte de délais et de concessions, — l’unité serbe, certains que de l’unité serbe sortira à son tour l’unité iougo-slave.

Restreint dans ces limites, le programme des Serbes de la principauté n’a rien d’excessif. Il est clair que le petit état gouverné par le prince Michel exerce sur les contrées serbes limitrophes une action assez décisive. Il possède seul un gouvernement à lui, une administration à lui, une armée, des finances à lui; c’est donc un véritable état, tandis que la Bosnie, l’Herzégovine et la Voïvodie ne sont guère que des pachaliks turcs ou des provinces autrichiennes livrés au machiavélisme de la politique viennoise ou au fanatisme musulman. Dans ces conditions, la Serbie est le point de mire, le kiblé, comme disent les Arabes, de ces populations, qui, en proie à des malaises divers, aspirent à échapper à leurs dominateurs actuels. C’est chez elle que se réfugient, comme dans un lieu d’asile, les raîas opprimés de la vieille Serbie et de la Bosnie, les révoltés de l’Herzégovine, les Albanais persécutés, les Bulgares nécessiteux. Les Serbes d’Autriche, ballottés sans cesse entre Vienne et Pesth, se tournent vers Belgrade, et regardent le prince Michel comme le chef et le protecteur naturel de leur race. L’été dernier, la plupart des routes du nord-est de la Serbie étaient encombrées de piétons, hommes, femmes, enfans, qu’à leur costume, à leur attirail on reconnaissait aisément pour des émigrans. C’étaient des Serbes du Banat que la disette, amenée par la sécheresse, forçait à s’expatrier, et qui venaient demander du pain et un refuge à leurs frères transdanubiens[11].

Le Monténégro seul, par ses prétentions à l’hégémonie, pourrait retarder l’union de la race serbe; mais comment le chef de ce pays, emprisonné dans ses montagnes, livré à tant d’agitations intérieures, pourrait-il assumer un rôle que Miloch, maître absolu dans ses états, appelé par ses voisins, redouté des Turcs, avait jugé au-dessus de ses forces? Les temps, il est vrai, sont changés. Ce qui semblait alors impraticable peut être aujourd’hui tenté; mais la condition essentielle du succès, c’est que ces petites unités s’absorberont dans les grandes, que le Monténégro sera annexé à la Serbie et non la Serbie au Monténégro. Par le Monténégro, accru des bouches du Cattaro, territoire entièrement serbe, la Serbie touchera dès lors à l’Adriatique, et, communiquant librement avec l’Europe, sera sûre de son développement commercial et politique, car la mer, les ports, sont l’appareil respiratoire des nations : privées de ce débouché nécessaire, elles peuvent bien défendre leur liberté à l’abri des rochers et des montagnes, elles ne peuvent ni s’étendre ni prospérer; elles ne font que durer en demeurant stationnaires.

Comment donc se réalisera l’union serbo-monténégrine? C’est une question qu’il ne faut qu’indiquer, et il serait téméraire d’essayer d’y répondre. Le prince Michel n’a malheureusement pas d’enfans; on parle d’une adoption qui placerait après lui sur le trône de Serbie un prince de la famille de Niégoch. Ce qui est certain, c’est que l’adoption est bien dans les mœurs slaves, témoins les Obrénovitch eux-mêmes : cet Obren, dont la dynastie régnante a emprunté le nom, était le beau-père et non le père de Miloch. Du reste, la principauté ne pourra former le faisceau serbe qu’après s’être délivrée des Turcs; ce sera là évidemment sa première étape. Avant de revendiquer ses frontières historiques, il faut qu’elle soit rentrée en possession de son propre territoire; tant que le drapeau ottoman flottera à Belgrade, à Sémendria, à Chabatz, non-seulement la Serbie ne pourra prendre la tête du mouvement, mais elle aura un mal infini à se mouvoir dans le cercle restreint de son autonomie. Qu’on ne cherche pas d’autre preuve de cette situation pénible que le bombardement de Belgrade en juin 1862. Chacun a encore présent à l’esprit le souvenir de cet accident, comme l’appelle la diplomatie turque, accident qui, sans la prompte et énergique intervention de notre consul-général en Serbie, M. Eug. Tastu, eût anéanti en quelques heures une ville de près de 25,000 âmes. Plus d’un édifice à Belgrade, notamment le palais archiépiscopal, qui fait face à la métropole, porte encore la trace des boulets. Les Serbes gardent soigneusement ces stigmates qu’un peu de plâtre eût pu effacer; ils les montrent aux étrangers comme un témoignage de la barbarie des Turcs, et ils ont là un argument toujours prêt contre l’existence de la forteresse. « Vous voyez, me disait l’un d’eux, voilà ce que nous ont fait les Turcs! » Puis, étendant la main vers les murs blancs de la forteresse garnis d’une double rangée de canons : « Malheur! vivre avec une telle épée de Damoclès sans cesse suspendue au-dessus de sa tête, est-ce vivre? C’en est fait à jamais de notre industrie, de notre commerce[12], des embellissemens de notre cité ! Qui voudrait risquer des capitaux dans une entreprise, bâtir de nouvelles maisons, dans une ville placée, comme celle-ci, à la bouche du canon ennemi? » A ces plaintes trop vives pour n’être pas un peu exagérées, je crus pouvoir répondre que la conférence de Constantinople venait de prescrire certaines mesures bien propres à garantir la sécurité de la ville, par exemple la démolition des anciennes portes, l’élargissement de l’esplanade, la réduction de l’effectif de la garnison, etc. « Ah! monsieur, reprit-il, vous croyez cela! Ne savez-vous pas, au contraire, que la garnison n’a jamais été aussi nombreuse, que la forteresse est armée jusqu’aux dents, qu’il arrive chaque jour une quantité de canons, de matériel de guerre, de munitions? Hier encore j’ai vu deux chalands venant de Semlin aborder à la nuit tombante près de la Neboïcha et débarquer des piles de boulets et d’obus. » Cet homme était-il de bonne foi dans ses discours? Je ne sais; mais c’est un bruit accrédité parmi le peuple, à Belgrade, que la forteresse arme sans discontinuer, avec l’assistance secrète de l’Autriche, et qu’elle n’attend qu’une occasion pour bombarder de nouveau la ville de manière à ne pas laisser pierre sur pierre. Les Turcs, à leur tour, quand on leur parle de ces arméniens, les justifient par les préparatifs que les Serbes font à Kragouiévatz et dans toute la Serbie. Des deux côtés, on a l’air de ne songer qu’à se défendre, et l’on se ménage des moyens formidables d’attaque. Une anxiété et une activité fiévreuses, une vague et sinistre attente, la crainte, la défiance, règnent partout. Si le tambour bat dans la forteresse à une heure inaccoutumée, la ville aussitôt est en émoi. Si le clairon, dans la ville, sonne le rappel, si le prince passe une revue sans l’avoir annoncée à l’avance, la forteresse prend les armes. Aux deux extrémités de l’esplanade, les sentinelles turques et serbes s’observent d’un regard soupçonneux, prêtes à faire feu les unes sur les autres à la moindre apparence d’hostilité. Mon interlocuteur avait raison : un tel état de choses ne saurait durer. Quand deux populations vivant côte à côte en sont venues à ce degré d’animosité mutuelle, il faut que l’une expulse l’autre; telle est la portée réelle de l’événement de juin : il a creusé entre les Osmanlis et leurs anciens sujets un abîme que tous les artifices et les compromis de la diplomatie ne parviendront pas à combler, et l’on peut dire en définitive que le premier coup de canon tiré sur Belgrade par ordre d’Achir-Pacha, dans la matinée du 17 juin 1862, a tué la domination ottomane en Serbie.

Les Serbes, à vrai dire, ne se trouvent plus seuls en présence des Turcs. Constituée par le traité de Paris garante des privilèges de la principauté, l’Europe intervient forcément dans le débat, et il dépend d’elle en grande partie d’en hâter ou d’en retarder la solution. Or les principales puissances apportent, il ne faut pas l’oublier, dans le conflit serbo-turc des dispositions assez différentes. L’Autriche est, comme la Turquie, l’adversaire naturel et, suivant le mot de Napoléon, l’ennemi géographique de la Serbie, car celle-ci ne peut arriver à s’arrondir qu’au détriment de ses deux voisines. Le rôle de l’Autriche à Belgrade est donc un rôle tout fatal : en cherchant à entraver le développement de la nationalité serbe, elle combat en quelque façon pro domo sua ; son tort est de ne pas toujours employer des armes loyales et courtoises. La Prusse n’a point d’intérêt direct en Serbie, et les affaires de ce pays, comme celles du Levant, ne la touchent que par leur rapport avec la politique générale de l’Europe. Sans système préconçu, sans parti pris ni pour ni contre les Turcs ou leurs adversaires, modifiant son attitude suivant ses vues ou ses alliances du moment, elle peut, en somme, passer pour neutre. Restent l’Angleterre, la France, la Russie, l’Italie. De ces quatre puissances, les trois dernières sont favorables à la Serbie et en général aux nationalités orientales : seule l’Angleterre leur est ouvertement hostile.

Un préjugé très répandu et très faux, c’est que les Serbes nourrissent un attachement traditionnel et exclusif pour la Russie, tandis qu’ils sont animés d’un sentiment de défiance à l’égard des puissances occidentales. Sans doute, à une certaine heure, l’influence russe a prédominé à Belgrade; cette prédominance tenait à plusieurs causes, d’abord à une sympathie naturelle, produite par la communauté d’origine et de religion, ensuite au prestige que la Russie exerçait en Orient, au souvenir de ses victoires sur les Turcs, à l’indifférence que la France avait toujours témoignée à l’endroit des populations orthodoxes de la Turquie. Ce fut sous l’ancienne monarchie une constante et déplorable tradition de notre diplomatie à Constantinople de se préoccuper exclusivement des intérêts catholiques en Orient. A peine, dans les longs rapports de nos ambassadeurs, est-il fait mention des Serbes, des Bulgares, des Moldo-Valaques. On s’occupe un peu plus des Bosniaques et des Albanais, parce qu’il se trouve parmi eux quelques catholiques. En revanche, le Liban, les Maronites, les lieux-saints sont le sujet d’amples volumes : qu’une rixe éclate dans la montagne, qu’on dérange un tapis, un chandelier dans un de nos sanctuaires, la diplomatie française prend feu; mais qu’à la fin du XVIIe siècle quarante mille familles serbes, conduites par leur patriarche, émigrent en Hongrie, où l’empereur Léopold les dote de privilèges qui forment encore aujourd’hui la grande charte des Serbes autrichiens, c’est à peine si l’ambassadeur consignera ce fait dans sa correspondance. La révolution française, malgré la forte secousse qu’elle imprimait aux esprits en Orient, ne modifia pas beaucoup cet état de choses. Napoléon, nous l’avons vu, ne donna point suite au projet de se rapprocher de ces populations; seule la Russie s’occupa de bonne heure des Serbes, qui, déçus dans leurs espérances, acceptèrent l’appui de Pétersbourg.

Ce qu’il en advint, on le sait. Les Serbes n’étaient entre les mains russes qu’un instrument, une sorte de bélier pour battre en brèche Constantinople. Les habiles parmi eux, ceux qui conduisaient les affaires, ne s’y trompèrent pas, Miloch moins que tout autre, et ils mesurèrent exactement la reconnaissance au bienfait; mais le peuple, incapable de pénétrer les vues secrètes de la Russie, ne voyant que les résultats apparens, les concessions arrachées aux Turcs et stipulées dans les divers traités, depuis celui de Kaïnardji jusqu’à celui d’Andrinople, voyant surtout les monastères dotés, les églises enrichies par la libéralité du tsar[13], continuait à tenir la Russie dans une haute estime et à considérer l’autocrate comme le protecteur naturel, le père des Serbes. La Russie était l’ennemie des Turcs; elle avait commencé la délivrance, elle seule pouvait l’achever. Telle était l’illusion de la Serbie il y a dix ans, au moment où éclata la guerre de Crimée[14]. Il n’en est plus tout à fait de même aujourd’hui. Le Turc inspire toujours de l’antipathie et l’Autrichien de la défiance ; l’Angleterre, mieux connue, est détestée presque à l’égal de la Turquie; on aime et estime la France, et l’on ne croit plus la Russie aussi invincible. La chute de Sébastopol a bien affaibli son prestige militaire; plus tard (1861), sa conduite à l’égard des colons bulgares, qu’elle avait attirés chez elle par de fausses promesses, en montrant ce qui se cachait sous cet étalage de sympathies, a commencé de percer à jour le mystère égoïste de sa politique. Au contraire, les victoires de nos soldats en Crimée et en Italie, la campagne diplomatique de 1857 et de 1858 sur le Danube et à Constantinople en faveur des Moldo-Valaques, la création du jeune état roumain, regardé à juste titre comme notre ouvrage, la belle conduite de notre consul-général à Belgrade, M. Tastu, pendant le bombardement, ont accru considérablement l’influence et la renommée de la France dans le Levant. Peut-être est-il opportun de rappeler ici, à titre d’argument, un incident de mon dernier voyage. Nous cheminions une après-midi sur la route de Tchatchak en compagnie du sous-préfet de N... et de son aide, qui avaient voulu, par courtoisie, nous escorter. Deux pandours (gendarmes) galopaient en éclaireurs en avant de notre voiture. C’était un dimanche. Les routes étaient remplies de miliciens qui, au retour de l’exercice, regagnaient leurs villages. Un peloton de cavaliers demanda la permission de se joindre à notre escorte, et nous accompagna en effet l’espace de trois lieues durant, en exécutant toute sorte de fantasias. Quand nous fûmes arrivés à la limite de l’arrondissement, où nous attendait le préfet de Tchatchak, prévenu par le télégraphe, ces cavaliers se rangèrent en bataille sur le bord de la route, à l’ombre d’un bois, et nous saluèrent par une décharge générale de leurs carabines, en criant : Vive la France! Ces acclamations spontanées ne laissèrent pas que de m’émouvoir. « Vous avez entendu? » me dit un jeune Serbe qui m’accompagnait, et il ajouta : « Il y a dix ans, le nom de la France était à peine connu de nos paysans. »

Quant aux Anglais, leur politique en Orient n’a point varié depuis le temps où lord Chatham faisait à la tribune du parlement cette déclaration fumeuse : « Je ne discute pas avec celui qui ne reconnaît pas la nécessité du maintien de l’empire ottoman. » Aujourd’hui, comme il y a un demi-siècle, l’intégrité de la Turquie est aux yeux des hommes d’état britanniques la pierre angulaire de l’édifice européen, et quiconque menace cette intégrité est mis au ban de l’Europe. Le fils de Miloch, le prince qui depuis trois ans pratique cette belle maxime : « Le kniaz règne, la loi gouverne, » n’est aux yeux de M. Layard qu’un despote comme son père, conspirant avec l’étranger pour « asservir et démoraliser son peuple! » Lord John Russell emploie le même ton acerbe dans ses rapports avec le prince de Serbie[15], et il semblerait que l’Angleterre se montre plus turque dans certaines parties du Levant que les Turcs eux-mêmes. Ce qui autorise presque à le dire, c’est l’attitude des Osmanlis en présence de la situation si nouvelle que leur fait le développement de la principauté serbe et des nationalités qui se groupent autour d’elle.

A Belgrade, bien que les Turcs ne cessent d’accumuler des munitions dans la forteresse, on dirait qu’ils n’agissent que pour l’acquit de leur conscience, et que, dans leur for intérieur, ils estiment la principauté perdue pour eux. Déjà les trois ou quatre mille musulmans du Vieux-Belgrade ont émigré en grande partie dans les provinces turques limitrophes : ont-ils obéi à l’impulsion des autorités, ou bien ont-ils mieux aimé abandonner leurs demeures et leur lieu natal que de continuer à résider dans une ville soumise à la seule juridiction serbe? Qui peut le dire? Le reste habite dans l’intérieur de la forteresse, qui, outre la garnison d’environ trois mille hommes, renferme une population civile de deux à trois cents familles, familles de parias, vivant sur un perpétuel qui-vive, ressentant toutes les craintes qu’elles inspirent, et appelant sans doute de tous leurs vœux la fin d’une crise qui trouble leur existence. Le pacha lui-même, son entourage immédiat, le commissaire impérial, Ali-Bey, que j’avais connu premier secrétaire de l’ambassade turque à Paris et que je retrouvai là en proie à une véritable nostalgie, soutirent de cet isolement. Un jour de l’automne dernier, je dînais à la forteresse, où j’étais allé prendre congé d’Ali-Bey : «Ah! me dit-il, vous allez retourner à Paris; que vous êtes heureux, et que je voudrais pouvoir vous y suivre! Vivre ici, ce n’est pas vivre. Savez-vous que voilà quatorze mois que dure mon exil, et quel exil! » Nous traitâmes ensuite la question politique à un point de vue général : ses paroles, où se trahissait un secret découragement mal dissimulé par la réserve du diplomate, annonçaient pourtant une certaine indépendance d’idées et un esprit de conciliation que j’aimais à rencontrer chez un Turc. La plupart des Serbes haut placés manifestent la même sagesse, la même tolérance. L’un d’eux me disait, quelques jours avant mon départ de Belgrade : « On nous juge mal en Europe, si l’on croit que nous voulons faire un mauvais parti aux Turcs; nous ne voulons pas même les chasser d’ici. Nous ne demandons pas à être seuls, mais à être maîtres chez nous. Nous demandons que la terre où nous sommes nés, que nous avons reconquise au prix de notre sang, nous appartienne en propre; que l’étranger ne possède pas les clés de notre maison. Après cela, s’il plaît aux Turcs de continuer à résider en Serbie, en restant, bien entendu, soumis à nos lois, nous n’y trouvons pas à redire; loin de là, nous tâcherons de leur rendre le séjour commode : nous leur bâtirons au besoin des mosquées, comme nous avons bâti des églises pour les catholiques, un temple pour les protestans, une synagogue pour les Juifs. Nous les voulons bien comme hôtes; nous les répudions comme dominateurs. »

Il est certain que les Serbes détestent moins la présence des Turcs que leurs prétentions, leurs empiétemens, leur persistance à ne voir dans la Serbie qu’un fief de l’empire, à se considérer comme les souverains d’un pays où ils ne peuvent pas même voyager sans un permis de l’autorité locale. Les préjugés religieux ont ici bien moins de force qu’on ne le suppose en Europe; musulmans et chrétiens vivraient, je pense, en bon accord, si la question politique était tranchée définitivement. La recrudescence d’animosité ne date que de la lutte dernière. Avant le bombardement de Belgrade, des liens de commerce, d’affaires, d’amitié, s’étaient formés à la longue entre les indigènes et les musulmans établis dans la ville, et dont quelques-uns même ne parlaient que la langue du pays. Un fait emprunté à l’enquête publiée en 1861 par ordre du gouvernement serbe prouve que, au moment même où le conflit allait s’engager, la force de ces liens suffisait parfois à dominer les excitations du fanatisme. L’attaque commença le dimanche 16 juin, veille du bombardement. « Le vendredi 14, un Turc, nommé Méhémed, qui faisait le commerce des tabacs, dit à son associé serbe, Constantin Blagoïévitch, en lui montrant deux caisses remplies de poudre : «Constantin, après-demain, demain peut-être, il y aura du sang. Tiens, voilà un fusil et de la poudre. Dès que l’affaire aura commencé, enfuis-toi. » Le 15, dans l’après-midi, il lui réitéra son avertissement, en ajoutant : « Notre religion nous défend de tuer ceux qui nous servent. Sauve-toi ; mais auparavant, passe à ma maison et dis au harem (aux femmes) de se retirer immédiatement chez mon gendre Moulla-Méhémed et d’emporter avec lui les objets qu’il sait. »

En visitant la forteresse de Sémendria, une des quatre, outre celle de Belgrade, qui demeurent entre les mains des Turcs, je fus frappé de la bonne harmonie qui régnait entre la garnison et les habitans. Le commandant était un brave Turc, peu versé, je crois, dans l’art militaire, encore moins dans la politique, et qui bornait sa diplomatie à vivre en paix avec ses voisins. À côté de lui était un grand vieillard, aux manières affables et distinguées, son ami. C’était l’ancien voïvode Méhémed-Aga, dont le père, ancien compagnon d’armes de Kara-George, avait fait la guerre avec lui contre les Daïs. Quand le préfet de Sémendria nous eut présentés suivant toutes les règles de l’étiquette orientale, ils se serrèrent tous les trois la main avec effusion, comme de bons voisins charmés de se retrouver ensemble. Le commandant, simple bimbachi¸ avait appris la veille qu’il venait d’être promu lieutenant-colonel. Le préfet et plusieurs notables de la ville, qui s’étaient joints à lui, le complimentèrent de l’air le plus sincère, et paraissaient heureux d’un avancement qu’on pouvait supposer un peu tardif, car les moustaches du nouveau caïmacan commençaient déjà à grisonner. « Qui sait ? dit le voïvode, le tchelebi deviendra peut-être bientôt liva (général) ! » Et toute l’assistance. Turcs et Serbes, de s’exclamer tout d’une voix : « Inch Allah ! Plaise à Dieu ! »

Il n’y a donc pas, au demeurant, incompatibilité radicale et absolue entre les Serbes et leurs adversaires. Un jour peut-être chrétiens et musulmans en viendront à une réconciliation et vivront pacifiquement sur le même terrain ; mais il faut auparavant que les choses soient logiquement remises en leur place. Il faut que deux millions de musulmans cessent de commander dans la Turquie d’Europe à dix millions de chrétiens ; il faut que la suprématie politique retourne à ceux qui l’ont jadis exercée, il faut que les peuples dépossédés au XIVe et au XVe siècle, puisque les Osmanlis n’ont pas réussi à se les assimiler, soient réintégrés dans leurs domaines. Ce n’est point là une question de dogme, c’est une question de droit et d’intérêt général, c’est-à-dire de tranquillité pour l’Europe, d’ordre et de prospérité pour l’Orient. On ne la résoudra bien qu’en évitant de réveiller les querelles religieuses et en se rappelant la belle parole attribuée au sultan Mahmoud : « Je veux qu’on ne reconnaisse les musulmans qu’à la mosquée, les chrétiens qu’à l’église, les Juifs qu’à la synagogue. »


À. UBICINI.

  1. Mémoires du baron de Tott.
  2. Après la paix de Sistov (1791), les Turcs, en reprenant possession de Belgrade, ne pouvaient assez s’étonner de retrouver les Serbes si différens de ce qu’ils les avaient laissés deux ans auparavant. «Voisins, dit le commissaire ottoman aux officiers autrichiens chargés de lui faire la remise de la place, qu’avez-vous fait de nos raias? » (Ranke, Histoire de Serbie.)
  3. Guizot, Mémoires, t. V.
  4. Voyez la Revue du 15 mars 1862.
  5. The Debate on Turkey, p. 96.
  6. Kara (noir), en turc; en serbe, czerni ou tcherni, même signification.
  7. Voyez la Revue du 15 mars 1839.
  8. « La confiance, dit quelque part M. Guillaume Lejean, que le dernier de ces paysans a en lui-même et en sa race se trahit dans son allure, dans sa démarche preste et allègre, dans son langage à la fois coloré, harmonieux et viril. » Le révérend W. Denton résume son éloge par cette phrase : « Chaque Serbe est un gentleman (every Servian is a gentleman). »
  9. Voyez, au sujet de cette grave question, qui vient d’être tranchée en fait par un décret du prince Couza en date du 25 décembre 1863, un article de M. A. d’Avril dans la Revue du 1er octobre 1862.
  10. Presque tous les hommes placés aujourd’hui à la tête des affaires en Serbie, le président actuel du sénat, M. Marinovitch, M. Philippe Cristitch, sénateur, ancien ministre des affaires étrangères, M. Miloïé Lechianine, envoyé en mission à Paris à la suite du bombardement de Belgrade, ont fait ou complété leurs études en France. Les deux fils de M. Garachanine, après avoir été élevés à Sainte-Barbe, ont été admis à suivre comme externes les cours de l’École polytechnique.
  11. On évalue de 15 à 18,000 individus le nombre des Serbes autrichiens qui ont émigré dans la principauté pendant le cours de l’année 1863.
  12. Les importations de Belgrade durant le second semestre de 1861 s’élevaient à 31 millions 1/2 de piastres turques; pendant la période correspondante de 1862, qui a suivi le bombardement, elles tombèrent à 16 millions. The Debate, etc., p. 15.
  13. Jusqu’en 1856, les rituels et autres livres en usage dans les églises étaient envoyés de Moscou.
  14. Un publiciste serbe exprimait ainsi à cette époque les sentimens que manifestaient ses compatriotes à l’égard des puissances étrangères : « Le peuple serbe s’étonne de la puissance russe, estime la gloire militaire des Français, sait seulement que l’Angleterre est sur la mer, n’a pas de confiance dans les Autrichiens, hait l’oppression des Turcs. »
  15. Correspondence relating to the bombardment of Belgrade, p. 36 et 42.