Degorge-Cadot (p. 3-6).

PRÉFACE


Lorsqu’en 1800 je quittai l’Angleterre pour rentrer en France sous un nom supposé, je n’osais me charger d’un trop gros bagage : je laissai la plupart de mes manuscrits à Londres. Parmi ces manuscrits se trouvait celui des Natchez dont je n’apportais à Paris que René, Atala et quelques descriptions de l’Amérique.

Quatorze années s’écoulèrent avant que les communications avec la Grande-Bretagne se rouvrissent. Je ne songeai guère à mes papiers dans le premier moment de la Restauration ; et d’ailleurs comment les retrouver ? Ils étaient restés enfermés dans une malle, chez une Anglaise qui m’avait loué un petit appartement à Londres. J’avais oublié le nom de cette femme ; le nom de la rue et le numéro de la maison où j’avais demeuré étaient également sortis de ma mémoire.

Sur quelques renseignements vagues et même contradictoires que je fis passer à Londres, MM. de Thuisy eurent la bonté de commencer des recherches ; ils les poursuivirent avec un zèle, une persévérance dont il y a très peu d’exemples : je me plais ici à leur en témoigner publiquement ma reconnaissance.

Ils découvrirent d’abord avec une peine infinie la maison que j’avais habitée dans la partie ouest de Londres. Mais mon hôtesse était morte depuis plusieurs années, et l’on ne savait ce que ses enfants étaient devenus. D’indication en indication, de renseignement en renseignement, MM. de Thuisy, après bien des courses infructueuses, retrouvèrent enfin, dans un village à plusieurs milles de Londres, la famille de mon hôtesse.

Avait-elle gardé la malle d’un émigré, une malle remplie de vieux papiers à peu près indéchiffrables ? N’avait-elle point jeté au feu cet inutile ramas de manuscrits français ?

D’un autre côté, si mon nom, sorti de son obscurité avait attiré dans les journaux de Londres l’attention des enfants de mon ancienne hôtesse, n’auraient-ils point voulu profiter de ces papiers, qui dès lors acquéraient une certaine valeur ?

Rien de tout cela n’était arrivé : les manuscrits avaient été conservés ; la malle n’avait pas même été ouverte. Une religieuse fidélité, dans une famille malheureuse, avait été gardée à un enfant du malheur. J’avais confié avec simplicité le produit des travaux d’une partie de ma vie à la probité d’un dépositaire étranger, et mon trésor m’était rendu avec la même simplicité. Je ne connais rien qui m’ait plus touché dans ma vie que la bonne foi et la loyauté de cette pauvre famille anglaise.

Voici comme je parlais des Natchez dans la Préface de la première édition d’Atala :

« J’étais encore très jeune lorsque je conçus l’idée de faire l’épopée de l’homme de la nature, ou de peindre les mœurs des sauvages, en les liant à quelque événement connu. Après la découverte de l’Amérique, je ne vis pas de sujet plus intéressant, surtout pour des Français, que le massacre de la colonie des Natchez à la Louisiane, en 1727. Toutes les tribus indiennes conspirant, après deux siècles d’oppression, pour rendre la liberté au Nouveau-Monde me parurent offrir un sujet presque aussi heureux que la conquête du Mexique. Je jetai quelques fragments de cet ouvrage sur le papier ; mais je m’aperçus bientôt que je manquais des vraies couleurs, et que, si je voulais faire une image semblable, il fallait, à l’exemple d’Homère, visiter les peuples que je voulais peindre.

En 1789, je fis part à M. de Malesherbes du dessein que j’avais de passer en Amérique. Mais, désirant en même temps donner un but utile à mon voyage, je formai le dessein de découvrir par terre le passage tant cherché, et sur lequel Cook même avait laissé des doutes. Je partis ; je vis les solitudes américaines, et je revins avec des plans pour un second voyage, qui devait durer neuf ans. Je me proposais de traverser tout le continent de l’Amérique septentrionale, de remonter ensuite le long des côtes, au nord de la Californie, et de revenir par la baie d’Hudson, en tournant sous le pôle[1]. M. de Malesherbes se chargea de présenter mes plans au gouvernement, et ce fut alors qu’il entendit les premiers fragments du petit ouvrage que je donne aujourd’hui au public. La révolution mit fin à tous mes projets. Couvert du sang de mon frère unique, de ma belle-sœur, de celui de l’illustre vieillard leur père ; ayant vu ma mère et une autre sœur, pleine de talents, mourir des suites du traitement qu’elles avaient éprouvé dans les cachots, j’ai erré sur les terres étrangères…

« De tous mes manuscrits sur l’Amérique, je n’ai sauvé que quelques fragments, en particulier Atala, qui n’était elle-même qu’un épisode des Natchez. Atala a été écrite dans le désert et sous les huttes des sauvages. Je ne sais si le public goûtera cette histoire, qui sort de toutes les routes connues et qui présente une nature et des mœurs tout à fait étrangères à l’Europe. »

Dans le Génie du Christianisme, tome II des anciennes éditions, au chapitre du Vague des passions, on lisait ces mots :

« Nous serait-il permis de donner aux lecteurs un épisode extrait, comme Atala, de nos anciens Natchez ? C’est la vie de ce jeune René à qui Chactas a raconté son histoire, etc. »

Enfin, dans la Préface générale de cette édition de mes Œuvres, j’ai déjà donné quelques renseignements sur les Natchez.

Un manuscrit dont j’ai pu tirer Atala, René et plusieurs descriptions placées dans le Génie du Christianisme, n’est pas tout à fait stérile. Il se compose, comme je l’ai dit ailleurs, de deux mille trois cent quatre-vingt-trois pages in-folio. Ce premier manuscrit est écrit de suite, sans section ; tous les sujets y sont confondus, voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc. ; mais auprès de ce manuscrit d’un seul jet il en existe un autre, partagé en livres, qui malheureusement n’est pas complet, et où j’avais commencé à établir l’ordre. Dans ce second travail non achevé, j’avais non seulement procédé à la division de la matière, mais j’avais encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l’épopée.

La révision, et même la simple lecture de cet immense manuscrit a été un travail pénible : il a fallu mettre à part ce qui est voyage, à part ce qui est histoire naturelle, à part ce qui est drame ; il a fallu beaucoup rejeter et brûler encore davantage de ces compositions surabondantes. Un jeune homme qui entasse pêle-mêle ses idées, ses inventions, ses études, ses lectures, doit produire le chaos ; mais aussi dans ce chaos il y a une certaine fécondité qui tient à la puissance de l’âge, et qui diminue en avançant dans la vie.

Il m’est arrivé ce qui n’est peut-être jamais arrivé à un auteur : c’est de relire après trente années un manuscrit que j’avais totalement oublié. Je l’ai jugé comme j’aurais pu juger l’ouvrage d’un étranger : le vieil écrivain formé à son art, l’homme éclairé par la critique, l’homme d’un esprit calme et d’un sang rassis, a corrigé les essais d’un auteur inexpérimenté, abandonné aux caprices de son imagination.

J’avais pourtant un danger à craindre. En repassant le pinceau sur le tableau, je pouvais éteindre les couleurs ; une main plus sûre, mais moins rapide, courait risque de faire disparaître les traits moins corrects, mais aussi les touches plus vives de la jeunesse : il fallait conserver à la composition son indépendance et pour ainsi dire sa fougue ; il fallait laisser l’écume au frein du jeune coursier. S’il y a dans les Natchez des choses que je ne hasarderais qu’en tremblant aujourd’hui, il y a aussi des choses que je n’écrirais plus, notamment la lettre de René dans le second volume.

Partout, dans cet immense tableau, des difficultés considérables se sont présentées au peintre : il n’était pas tout à fait aisé, par exemple, de mêler à des combats, à des dénombrements de troupes à la manière des anciens, de mêler, dis-je, des descriptions de batailles, de revues, de manœuvres, d’uniformes et d’armes modernes. Dans ces sujets mixtes, on marche constamment entre deux écueils, l’affectation ou la trivialité. Quant à l’impression générale qui résulte de la lecture des Natchez, c’est, si je ne me trompe, celle qu’on éprouve à la lecture de René et d’Atala : il est naturel que le tout ait de l’affinité avec la partie.

On peut lire dans Charlevoix (Histoire de la Nouvelle-France, t. IV, p. 24) le fait historique qui sert de base à la composition des Natchez. C’est de l’action particulière racontée par l’historien que j’ai fait, en l’agrandissant, le sujet de mon ouvrage. Le lecteur verra ce que la fiction a ajouté à la vérité.

J’ai déjà dit qu’il existait deux manuscrits des Natchez : l’un divisé en livres, et qui ne va guère qu’à la moitié de l’ouvrage ; l’autre qui contient le tout sans division, et avec tout le désordre de la matière. De là une singularité littéraire dans l’ouvrage tel que je le donne au public : le premier volume s’élève à la dignité de l’épopée, comme dans les Martyrs ; le second volume descend à la narration ordinaire, comme dans Atala et dans René.

Pour arriver à l’unité du style, il eût fallu effacer du premier volume la couleur épique ou l’étendre sur le second : or, dans l’un ou l’autre cas, je n’aurais plus reproduit avec fidélité le travail de ma jeunesse.

Ainsi donc, dans le premier volume des Natchez on trouvera le merveilleux, et le merveilleux de toutes les espèces : le merveilleux chrétien, le merveilleux mythologique, le merveilleux indien ; on rencontrera des muses, des anges, des démons, des génies, des combats, des personnages allégoriques : la Renommée, le Temps, la Nuit, la Mort, l’Amitié. Ce volume offre des invocations, des sacrifices, des prodiges, des comparaisons multipliées, les unes courtes, les autres longues, à la façon d’Homère, et formant de petits tableaux.

Dans le second volume, le merveilleux disparaît, mais l’intrigue se complique, et les personnages se multiplient : quelques uns d’entre eux sont pris jusque dans les rangs inférieurs de la société. Enfin, le roman remplace le poëme, sans néanmoins descendre au-dessous du style de René et d’Atala, et en remontant quelquefois, par la nature du sujet, par celle des caractères et par la description des lieux, au ton de l’épopée.

Le premier volume contient la suite de l’histoire de Chactas et son voyage à Paris. L’intention de ce récit est de mettre en opposition les mœurs des peuples chasseurs, pécheurs et pasteurs, avec les mœurs du peuple le plus policé de la terre. C’est à la fois la critique et l’éloge du siècle de Louis XIV et un plaidoyer entre la civilisation et l’état de nature : on verra quel juge décide la question.

Pour faire passer sous les yeux de Chactas les hommes illustres du grand siècle, j’ai quelquefois été obligé de desserrer les temps, de grouper ensemble des hommes qui n’ont pas vécu tout à fait ensemble, mais qui se sont succédés dans la suite d’un long règne. Personne ne me reprochera sans doute ces légers anachronismes que je devais pourtant faire remarquer ici.

Je dis la même chose des événements que j’ai transportés et renfermés dans une période obligée, et qui s’étendent, historiquement, en deçà et au delà de cette période.

On ne me montrera, j’espère, pas plus de rigueur pour la critique des lois. La procédure criminelle cessa d’être publique en France sous François Ier, et les accusés n’avaient pas de défenseurs. Ainsi quand Chactas assiste à la plaidoirie d’un jugement criminel, il y a anachronisme pour les lois : si j’avais besoin sur ce point d’une justification je la trouverais dans Racine même ; Dandin dit à Isabelle :

Avez-vous jamais vu donner la question ?
isabelle.

Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.

dandin.

Venez, je vous en veux faire passer l’envie.

isabelle.

Hé ! monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux !

isabelle.

Bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux.

Racine suppose qu’on voyait, de son temps, donner la question, et cela n’était pas : les juges, le greffier, le bourreau et ses garçons assistaient seuls à la torture.

J’espère, enfin, qu’aucun véritable savant de nos jours ne s’offensera du récit d’une séance à l’Académie, et d’une innocente critique de la science sous Louis XIV, critique qui trouve, d’ailleurs, son contrepoids au Souper chez Ninon. Ils ne s’en offenseront pas davantage que les gens de robe ne se blesseront de ma relation d’une audience au palais. Nos avocats, nobles défenseurs des libertés publiques, ne parlent plus comme le Petit-Jean des Plaideurs, et dans notre siècle, où la science a fait de si grands pas et créé tant de prodiges, la pédanterie est un ridicule complètement ignoré de nos illustres savants.

On trouve aussi dans le premier volume des Natchez un livre d’un Ciel chrétien différent du Ciel des Martyrs : en le lisant j’ai cru éprouver un sentiment de l’infini qui m’a déterminé à conserver ce livre. Les idées de Platon y sont confondues avec les idées chrétiennes, et ce mélange ne m’a paru présenter rien de profane ou de bizarre.

Si on s’occupait encore de style, les jeunes écrivains pourraient apprendre, en comparant le premier volume des Natchez au second, par quels artifices on peut changer une composition littéraire et la faire passer d’un genre à un autre. Mais nous sommes dans le siècle des faits, et ces études de mots paraîtraient sans doute oiseuses. Reste à savoir si le style n’est pas cependant un peu nécessaire pour faire vivre les faits : Voltaire n’a pas mal servi la renommée de Newton. L’histoire, qui punit et qui récompense, perdrait sa puissance si elle ne savait peindre : sans Tite-Live, qui se souviendrait du vieux Brutus ? sans Tacite, qui penserait à Tibère ? César a plaidé lui-même la cause de son immortalité dans ses Commentaires, et il l’a gagnée. Achille n’existe que par Homère. Otez de ce monde l’art d’écrire, il est probable que vous en ôterez la gloire. Cette gloire est peut-être une assez belle inutilité pour qu’il soit bon de la conserver, du moins encore quelque temps.

La description de l’Amérique sauvage appellerait naturellement le tableau de l’Amérique policée ; mais ce tableau me paraîtrait mal placé dans la préface d’un ouvrage d’imagination. C’est dans le volume où se trouveront les souvenirs de mes voyages en Amérique, qu’après avoir peint les déserts je dirai ce qu’est devenu le Nouveau-Monde et ce qu’il peut attendre de l’avenir. L’histoire ainsi fera suite à l’histoire, et les divers sujets ne seront pas confondus.


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  1. M. Mackenzie a depuis exécuté une partie de ce plan.