Degorge-Cadot (p. 66-71).


LIVRE NEUVIÈME


Le récit de Chactas avait conduit les Natchez jusqu’aux vallées fréquentées par les castors, dans le pays des Illinois. Ces paisibles et merveilleux animaux furent attaqués et détruits dans leurs retraites. Après des holocaustes offerts à Michabou, génie des eaux, les Indiens, au jour marqué par le jongleur, commencèrent à dépouiller, tous ensemble, leurs victimes. À peine le fer avait-il entrouvert les peaux moelleuses, qu’un cri s’élève : « Une femelle de castor ! » Les guerriers les plus fermes laissent échapper leur proie ; Chactas lui-même paraît troublé.

Trois causes de guerre existent entre les sauvages : l’invasion des terres, l’enlèvement d’une famille, la destruction des femelles de castor. Ignorant du droit public des Indiens, et n’ayant point encore l’expérience des chasseurs, René avait tué des femelles de castor. On délibère en tumulte : Ondouré veut qu’on abandonne le coupable aux Illinois pour éviter une guerre sanglante. Le frère d’Amélie est le premier à se présenter en expiation. — Je traîne partout mes infortunes, dit-il à Chactas ; délivrez-vous d’un homme qui pèse sur la terre.

Outougamiz soutint que le guerrier blanc dont il portait le Manitou d’or, gage de l’amitié jurée, n’avait péché que par ignorance : — Ceux qui ont une si grande terreur des Illinois, s’écria-t-il, peuvent les aller supplier de leur accorder la paix. Quant à moi, je sais un moyen plus sûr de l’obtenir : c’est la victoire. L’homme blanc est mon ami, quiconque est son ennemi est le mien. » En prononçant ces paroles, le jeune sauvage laissait tomber sur Ondouré des regards terribles.

Outougamiz était renommé chez les Natchez pour sa candeur autant que pour son courage : ils l’avaient surnommé Outougamiz le Simple. Jamais il ne prenait la parole dans un conseil, et ses vertus ne se manifestaient que par des actions. Les chasseurs furent étonnés de la hardiesse avec laquelle il s’exprima et de la soudaine éloquence que l’amitié avait placée sur ses lèvres : ainsi la fleur de l’hémérocalle, qui referme son calice pendant la nuit, ne répand ses parfums qu’aux premiers rayons de la lumière. La jeunesse, généreuse et guerrière, applaudit aux sentiments d’Outougamiz. René lui-même avait pris sur ses compagnons sauvages l’empire qu’il exerçait involontairement sur les esprits : l’avis d’Ondouré fut rejeté ; on conjura les mânes des femelles des castors ; Chactas recommanda le secret, mais le rival du frère d’Amélie s’était déjà promis de rompre le silence.

Cependant on crut devoir abréger le temps des chasses : le retour précipité des guerriers étonna les Natchez. Bientôt on murmura tout bas la cause secrète de ce retour. Repoussé de plus en plus de Céluta, Ondouré se rapprocha de son ancienne amante, et chercha dans l’ambition des consolations et des vengeances à l’amour.

Durant l’absence des chasseurs, les habitants de la colonie s’étaient répandus dans les villages indiens : des aventuriers sans mœurs, des soldats dans l’ivresse, avaient insulté les femmes. Fébriano, digne ami d’Ondouré, avait tourmenté Céluta, et d’Artaguette l’avait protégée. Au retour d’Outougamiz, l’orpheline raconta à son frère les persécutions par elle éprouvées ; Outougamiz les redit à René, qui, déjà défendu dans le conseil par le généreux capitaine, l’alla remercier au fort Rosalie. Un attachement, fondé sur l’estime, commença entre ces deux nobles Français. Trop touché de la beauté de Céluta, d’Artaguette cédait au penchant qui l’entraînait vers l’homme aimé de la vertueuse Indienne. Ainsi se formaient de toutes parts des liens que le ciel voulait briser et des haines que le temps devait accroître. Un événement developpa tout à coup ces germes de malheurs.

Une nuit, Chactas, au milieu de sa famille, veillait sur sa natte : la flamme du foyer éclairait l’intérieur de la cabane. Une hache teinte de sang tombe aux pieds du vieillard : sur le manche de cette hache étaient gravés l’image de deux femelles de castor et le symbole de la nation des Illinois. Dans les cabanes des différents sachems de pareilles armes furent jetées, et les hérauts illinois, qui étaient ainsi venus déclarer la guerre, avaient disparu dans les ténèbres.

Ondouré, dans l’espoir de perdre celui qui lui enlevait le cœur de Céluta, avait fait avertir secrètement les Illinois de l’accident de la chasse. Peu importait à ce chef de plonger son pays dans un abîme de maux, s’il pouvait à la fois rendre son rival odieux à la nation, et atteindre peut-être par la chance des armes à la puissance absolue. Il avait prévu que le vieux Soleil serait obligé de marcher à l’ennemi : à défaut de la flèche des Illinois, Ondouré ne pourrait-il pas employer la sienne pour se débarrasser d’un chef importun ? Akansie, mère du jeune Soleil, disposerait alors du pouvoir souverain, et par elle l’homme qu’elle adorait parviendrait facilement à la dignité d’édile, dignité qui le rendrait tuteur du nouveau prince. Enfin Ondouré, qui détestait les Français mais qui les servait pour se faire appuyer d’eux, ne trouverait-il pas quelque moyen de les chasser de la Louisiane, lorsqu’il serait revêtu de l’autorité suprême ? Maître alors de la fortune, il immolerait le frère d’Amélie et soumettrait Céluta à son amour.

Tels étaient les desseins qu’Ondouré roulait vaguement dans son âme. Il connaissait Akansie ; il savait qu’elle se prêterait à tous ses forfaits, s’il la persuadait de son repentir, si elle se pouvait croire aimée. Il affecte donc pour cette femme une ardeur qu’il ne ressent pas ; il promet de sacrifier Céluta, exigeant à son tour d’Akansie qu’elle serve une ambition dont elle recueillera les fruits. La crédule amante consent à des crimes pour une caresse.

La passion de Céluta s’augmentait en silence. René était devenu l’ami d’Outougamiz. Ne serait-il pas possible à Céluta d’obtenir la main de René ? Les murmures que l’on commençait à élever de toutes parts contre le guerrier blanc ne faisaient qu’attacher davantage l’Indienne à ce guerrier : l’amour se plaît au dévouement et aux sacrifices. Les prêtres ne cessaient de répéter que des signes s’étaient montrés dans les airs la nuit de la convocation du conseil ; que le serpent sacré avait disparu le jour d’une adoption funeste ; que les femelles de castor avaient été tuées ; que le salut de la nation se trouvait exposé par la présence d’un étranger sacrilège : il fallait des expiations. Redits autour d’elle, ces propos troublaient Céluta : l’injustice de l’accusation la révoltait, et le sentiment de cette injustice fortifiait son amour, désormais irrésistible.

Mais René ne partageait point ce penchant ; il n’avait point changé de nature ; il accomplissait son sort dans toute sa rigueur. Déjà la distraction qu’un long voyage et des objets nouveaux avaient produite dans son âme commençait à perdre sa puissance : les tristesses du frère d’Amélie revenaient, et le souvenir de ses chagrins, au lieu de s’affaiblir par le temps, semblait s’accroître. Les déserts n’avaient pas plus satisfait René que le monde, et dans l’insatiabilité de ses vagues désirs il avait déjà tari la solitude, comme il avait épuisé la société. Personnage immobile au milieu de tant de personnages en mouvement, centre de mille passions qu’il ne partageait point, objet de toutes les pensées par des raisons diverses, le frère d’Amélie devenait la cause invisible de tout : aimer et souffrir était la double fatalité qu’il imposait à quiconque s’approchait de sa personne. Jeté dans le monde comme un grand malheur, sa pernicieuse influence s’étendait aux êtres environnants : c’est ainsi qu’il y a de beaux arbres sous lesquels on ne peut s’asseoir ou respirer sans mourir.

Toutefois René ne se voyait pas sans une douleur amère, tout innocent qu’il était, la cause de la guerre entre les Illinois et les Natchez. « Quoi ! se disait-il, pour prix de l’hospitalité que j’ai reçue, je livre à la désolation les cabanes de mes hôtes ! qu’avais-je besoin d’apporter à ces sauvages le trouble et les misères de ma vie ? Je répondrai à chaque famille du sang qui sera versé. Ah ! qu’on accepte plutôt en réparation le sacrifice de mes jours ! »

Ce sacrifice n’était plus possible que sur le champ de bataille ; la guerre était déclarée, et il ne restait aux Natchez qu’à la soutenir avec courage. Le Soleil prit le commandement de la tribu de l’Aigle, avec laquelle il fut résolu qu’il envahirait les terres des Illinois. Adario demeura aux Natchez avec la tribu de la Tortue et du Serpent, pour défendre la patrie. Outougamiz fut nommé chef des jeunes guerriers qui devaient garder les cabanes : René, adopté dans la tribu de l’Aigle, devait être de l’expédition commandée par le vieux Soleil.

Le jour du départ étant fixé, Outougamiz dit au frère d’Amélie : Tu me quittes ; les sachems m’obligent à demeurer ici ; tu vas marcher au combat sans ton compagnon d’armes ; c’est bien mal à moi de te laisser seul ainsi. Si tu meurs, comment ferai-je pour t’aller rejoindre ? Souviens-toi de nos manitous dans la bataille. Voici la chaîne d’or de notre amitié, qui m’avertira de tout ce que tu feras. J’aurais voulu au moins que tu eusses été mon frère avant de me quitter. Ma sœur t’aime ; tout le monde le dit, il n’y a que toi qui l’ignores. Tu ne lui parles jamais d’amour. Comment ! ne la trouves-tu pas belle ? Ton âme est-elle engagée ailleurs ? Je suis Outougamiz, qu’on appelle le Simple parce que je n’ai point d’esprit ; mais je serai toujours heureux de t’aimer, soit que je devienne malheureux ou heureux par toi. » Ainsi parla le sauvage : René le pressa sur son sein, et des pleurs d’attendrissement mouillèrent ses yeux.

Bientôt la tribu se mit en marche, ayant le Soleil à sa tête. Toutes les familles étaient accourues sur son passage : les femmes et les enfants pleuraient. Céluta pouvait à peine contenir les mouvements de sa douleur, et suivait des regards le frère d’Amélie. Chactas bénit en passant son fils adoptif, et regretta de ne le pouvoir suivre. La petite Mila, à moitié confuse, cria à René : « Ne va pas mourir ! » et rentra, toute rougissante, dans la foule. Le capitaine d’Artaguette salua le frère d’Amélie lorsqu’il passa devant lui, en l’invitant à se souvenir de la gloire de la France. Ondouré fermait la marche : il devait commander la tribu, dans le cas où le vieux Soleil succomberait aux fatigues de la marche ou sous les coups de l’ennemi.

À peine la tribu de l’Aigle s’était-elle éloignée des Natchez, que des inquiétudes se répandirent parmi les habitants du fort Rosalie. Les colons découvrirent les traces d’un complot parmi les noirs, et l’on disait qu’il y avait des ramifications chez les sauvages. En effet, Ondouré entretenait depuis longtemps des intelligences avec les esclaves des blancs : il avait fait entendre à leur oreille le doux nom de liberté, pour se servir d’eux, si jamais ils pouvaient devenir utiles à son ambition. Un jeune nègre, nommé Imley, chef de cette association mystérieuse, cultivait une concession voisine de la cabane de Céluta et d’Outougamiz.

Ces récits sont portés à Fébriano. Le renégat, que la soif de l’or dévore, voit dans les circonstances où se trouvent les Natchez une possibilité de destruction dont profiteraient à la fois son avarice et sa lubricité. Fébriano recevait des présents d’Ondouré, et l’instruisait de tout ce qui se passait au conseil des Français ; mais, dans l’absence de ce chef, n’ayant plus de guide, il crut trouver l’occasion de s’enrichir de la dépouille des sauvages.

Comme un dogue que son gardien réveille, Fébriano se lève aux dénonciations de ses agents secrets : il se prépare aux desseins qu’il médite par l’accomplissement des rites de son culte abominable.

Enfermé dans sa demeure, il commence, demi-nu, une danse magique représentant le cours des astres. Il fait ensuite sa prière, le visage tourné vers le temple de l’Arabie, et il lave son corps dans des eaux immondes. Ces cérémonies achevées, le moine mahométan redevient guerrier chrétien : il enveloppe ses jambes grêles du drap funèbre des combats ; il endosse l’habit blanc des soldats de la France. Une touffe de franges d’or, semblable à celle qui pendait au bouclier de Pallas, embrasse, comme une main, l’épaule gauche de Fébriano ; il place sur sa poitrine un croissant d’où jaillissent des éclairs ; il suspend à son baudrier une épée à la poignée d’argent, à la lame azurée, qui enfonce une triple blessure dans le flanc de l’ennemi ; abaissant sur ses sourcils le chapeau de Mars, le renégat sort, et va trouver Chépar.

Pareil à la tunique dévorante qui, sur le mont Œta, fit périr Hercule, l’habit du grenadier français se colle aux os du fils des Maures, et fait couler dans ses veines les poisons enflammés de Bellone. Le commandant n’a pas plus tôt aperçu Fébriano, qu’il se sent lui-même possédé de la fureur guerrière, comme si le démon des combats secouait, par sa crinière de couleuvres, la tête d’une des trois Gorgones.

— Illustre chef, s’écrie Fébriano, c’est avec raison qu’on vous donne les louanges de prudence et de courage ; vous savez saisir l’occasion, et tandis que les plus braves d’entre nos ennemis sont partis pour une guerre lointaine, vous jugez qu’il est à propos de se saisir des terres des rebelles. Les trêves sont au moment d’expirer, et vous ne prétendez pas qu’on les renouvelle. Vous savez de quels dangers la colonie est menacée : on soulève les esclaves : c’est un misérable nègre, voisin de l’habitation du conspirateur Adario et de la demeure du Français adopté par Chactas, c’est Imley que l’on désigne comme chef de ce complot. J’apprends avec joie que vous avez donné des ordres, que tout est en mouvement dans le camp, et que si les factieux refusent les concessions demandées, les cadavres des ennemis du roi deviendront la proie des vautours.

Par ce discours plein de ruse, Febriano évite de blesser l’orgueil de Chépar, toujours prêt à se révolter contre un conseil direct. Charmé de voir attribuer à sa prudence des choses auxquelles il n’avait pas songé, le commandant répond à Fébriano : « Vous m’avez toujours paru doué de pénétration. Oui : je connaissais depuis longtemps les machinations des traîtres. Les dernières instructions de la Nouvelle-Orléans me laissent libre ; je pense qu’il est temps d’en finir. Allez déclarer aux sauvages qu’ils aient à céder les terres, ou qu’ils se disposent à me recevoir avec les troupes de mon maître. »

Fébriano, dérobant au commandant un sourire ironique, se hâte d’aller porter aux Natchez la décision de Chépar. Le père Saouël, retiré à la mission des Yazous, n’était plus au fort Rosalie pour plaider la cause de la justice, et d’Artaguette reçut l’ordre de se préparer aux combats et non aux discours.

Le conseil des sachems se rassemble : on écoute les paroles et les menaces du messager français.

« Ainsi, lui répond Chactas, vous profitez de l’absence de nos guerriers pour refuser le renouvellement des traités : cela est-il digne du courage de la noble nation dont vous vous dites l’interprète ? Qu’il soit fait selon la volonté du Grand-Esprit ! Nous désirons vivre en paix, mais nous saurons nous immoler à la patrie. »

Dernier essai de la modération et de la prudence ! Chactas veut aller lui-même présenter encore le calumet au fort Rosalie : les sachems comptaient sur l’autorité de ses années ; ils y comptaient vainement. Les habitants de la colonie poussaient le commandant à la violence ; Féebriano l’obsédait par le récit de divers complots : dans un camp on désire la guerre, et le soldat est plus sensible à la gloire qu’à la justice. Tout précipitait donc les partis vers une première action. Non seulement Chépar refusa la paix, mais, à l’instigation de Fébriano, il retint Chactas au fort Rosalie. « Plus ce vieillard est renommé, dit le commandant, plus il est utile de priver les rebelles de leur meilleur guide. J’estime Chactas, à qui le grand roi offrit autrefois un rang dans notre armée : on ne lui fera aucun mal ; il sera traité ici avec toutes sortes d’égards, mais il n’ira pas donner à des factieux le moyen d’échapper au châtiment. »

— Français, dit Chactas, vous étiez destinés à violer deux fois dans ma personne le droit des nations ! Quand je fus arrêté au Canada, on pouvait au moins dire que ma main maniait la hache ; mais que craignez-vous aujourd’hui d’un vieillard aveugle ?

— Ce ne sont pas tes coups que nous craignons, s’écrièrent à la fois les colons, mais tes conseils. »

Chépar avait espéré que la captivité de leur premier sachem, répandant la consternation parmi les Natchez, les amènerait à se soumettre au partage des terres : il en fut autrement. La rage s’empare de tous les cœurs ; on s’assemble en tumulte, on délibère à la hâte. L’enfer, qui voit ses desseins près d’être renversés, songe à sauver le culte du Soleil de l’attaque imprévue des Français. Satan appelle à lui les esprits des ténèbres : il leur ordonne de soutenir les Natchez par tous les moyens dont il a plu à Dieu de laisser la puissance au génie du mal. Afin de donner aux Indiens le temps de se préparer, le prince des démons déchaîne un ouragan dans les airs, soulève le Meschacebé, et rend pendant quelques jours les chemins impraticables. Profitant de cette trêve de la tempête, les Natchez envoient des messagers aux nations voisines : la jeunesse s’empresse d’accourir.

Chépar n’attendait que la fin de l’orage pour marcher au grand village des Natchez. La sixième aurore ramena la sérénité, et vit les soldats français porter en avant leurs drapeaux ; mais l’inondation de la plaine contraignit l’armée à faire un long détour.

Aussitôt que la Renommée eut annoncé aux Natchez la nouvelle de l’approche de l’ennemi, l’air retentit de gémissements : les femmes fuient, emportant leurs enfants sur leurs épaules et laissant les manitous suspendus aux portes des cabanes abandonnées. On voit s’agiter les guerriers, qui n’ont eu le temps de se préparer au combat ni par les jeûnes, ni par les potions sacrées, ni par l’étude des songes. Le cri de guerre, la chanson de mort, le son de la danse d’Areskoui, se mêlent de toutes parts. Le bataillon des Amis, la troupe des jeunes gens se dispose à descendre à la contrée des âmes : Outougamiz est à la tête de ce bataillon sacré. Outougamiz seul est triste : il n’a point son compagnon, le guerrier blanc, à ses côtés.

Céluta vient trouver son frère ; elle le serre dans ses bras, elle le prie de ménager ses jours. « Songe, lui dit-elle, ô mon aigle protecteur ! que je suis née avec toi dans le nid de notre mère. Le cygne que tu as choisi pour ami a volé aux rivières lointaines ; Chactas est prisonnier ; Adario va peut-être recevoir la mort ; d’Artaguette est dans les rangs de l’ennemi : que me restera-t-il, si je te perds ? »

— Fille de Tabamica, répond Outougamiz, souviens-toi du repas funèbre ; si l’homme blanc était ici, le soin lui en appartiendrait ; mais voilà son manitou d’or sur mon cœur ; il me préservera de tout péril, car il m’a parlé ce matin et m’a dit des choses secrètes. Rassure-toi donc ; invoquons l’Amitié et les génies qui punissent les oppresseurs. Ne crois pas que les Français soient les plus nombreux ; en combattant pour les os de nos pères, nos pères combattront pour nous. Ne les vois-tu pas, ces aïeux, qui sortent des bocages funèbres ? « Courage ! nous crient-ils, courage ! Ne souffrez pas que l’étranger viole nos cendres ; nous accourons à votre secours avec les puissances de la nuit et de la tombe ! » Crois-tu, Céluta, que les ennemis puissent résister à cette pâle milice ? Entends-tu la Mort, qui marche à la tête des squelettes, armée d’une massue de fer ? O Mort ! nous ne redoutons point ta présence : tu n’es pour nos cœurs innocents qu’un génie paisible.

Ainsi parle Outougamiz dans l’exaltation de son âme. Céluta est entraînée dans les bois par Mila et les matrones.

Toute la force des Natchez est dans la troupe de jeunes hommes que les sachems ont placée autour des bocages de la mort. Les sachems eux-mêmes forment entre eux un bataillon qui s’assemble dans le bois, à l’entrée du temple du Soleil : la nation, ainsi divisée, s’était mise sous la protection des tombeaux et des autels. Une admiration profonde saisissait le cœur à l’aspect des vieillards armés : on voyait se mouvoir, dans l’obscurité du bois, leurs têtes chauves ou blanchies, comme les ondes argentées d’un fleuve, sous la voûte des chênes. Adario, qui commande les sachems et qui s’élève au-dessus d’eux de toute la hauteur du front, ressemble à l’antique étendard de cette troupe paternelle. Non loin, sur un bûcher, le grand-prêtre fait des sacrifices, consulte les esprits, et ne promet que des malheurs. Ainsi, aux approches des tempêtes de l’hiver, quand la brise du soir apporte l’odeur des feuilles séchées, la corneille, perchée sur un arbre dépouillé, prononce des paroles sinistres.

Bientôt, aux yeux éblouis des Natchez, sort du fond d’une vallée la pompe des troupes françaises, semblable au feu annuel dont les sauvages consument les herbages et qui s’étend comme un lac de feu. Indiens, à ce spectacle vous sentîtes une sorte d’étonnement furieux ; la patrie, enchantant vos âmes, les défendait de la terreur, mais non de la surprise. Vous contempliez les ondulations régulières, les mouvements mesurés, la superbe ordonnance de ces soldats. Au-dessus des flots de l’armée se hérissaient les baïonnettes, telles que ces lances du roseau qui tremblent dans le courant d’un fleuve.

Un vieillard se présente seul devant les guerriers de la France. D’une main il tient le calumet de paix, de l’autre il lève une hache dégouttante de sang ; il chante et danse à la fois, et ses chants et ses pas sont mêlés de mouvements tumultueux et paisibles. Tour à tour il invoque la fureur des jeux d’Areskoui et l’ardeur des luttes de l’amour, la terreur de la bataille des héros et le charme du combat des grâces et de la lyre. Tantôt il tourne sur lui-même en poussant des cris et lançant le tomahawk ; tantôt il imite le ton d’un augure qui préside à la fête des moissons. Le visage de ce vieillard est rigide, son regard impérieux, son front d’airain ; tout son air décèle le père de la patrie et l’enthousiaste de la liberté. On mène l’envoyé des Natchez à Chépar.

Debout au milieu d’une foule de capitaines, sans s’incliner, sans fléchir le genou, il parle ainsi au commandant des Français :

— Mon nom est Adario : de père en fils, tous mes ancêtres sont morts pour la défense de leur terre natale. Je te viens, de la part des sachems, redemander Chactas et te proposer une dernière fois la paix. Si j’avais été le chef de ma nation, tu ne m’eusses vu que la hache à la main. Que veux-tu ? Quels sont tes desseins ? Que t’avons-nous fait ?

Prétends-tu nous massacrer dans les cabanes où nous avons donné l’hospitalité à tes pères, lorsque, faibles et étrangers, ils n’avaient ni huttes pour se garantir des frimas, ni maïs pour apaiser leur faim ?

Si tu persistes à nous opprimer, sache qu’avant que nous te cédions les tombeaux de nos ancêtres, le soleil se lèvera où il se couche, les chênes porteront les fruits du noyer, et le vautour nourrira les petits de la colombe.

Tu as violé la foi publique en arrêtant Chactas. Je n’ai pourtant pas craint de me présenter devant toi. Ou ton cœur sera rappelé à des sentiments d’équité, ou tu commettras une nouvelle injustice : dans le premier cas, nous aurons la paix ; dans le second, tu combleras la mesure. Le Grand-Esprit se chargera de notre vengeance.

Choisis : voilà le calumet de paix, fume ; voici la hache de sang, frappe.

Tel qu’un fer présenté à la forge se pénètre d’une pourpre brûlante, ainsi le visage de Chépar s’allume des feux de la colère au discours du sauvage. L’indomptable vieillard levait sa tête au-dessus de l’assemblée émue, comme un chêne américain qui, laissé debout sur son sol natal, domine de sa tige inflexible les moissons de l’Europe flottantes à ses pieds. Alors Chépar :

— Rebelle, ce pays appartient au roi mon maître : si tu oses t’opposer au partage des terres que j’ai distribuées aux habitants de la colonie, je ferai de ta nation un exemple épouvantable. Retire-toi, de peur que je ne te fasse éprouver le châtiment épargné à Chactas.

— Et moi, s’écrie Adario brisant le calumet de paix, je te déclare, au nom des Natchez, guerre éternelle ; je te dévoue toi et les tiens à l’implacable Athaënsic. Viens faire un pain digne de tes soldats avec le sang de nos vieillards, le lait de nos jeunes épouses et les cendres de nos pères ! Puissent mes membres, quand ton fer les aura séparés de mon corps, se ranimer pour la vengeance, mes pieds marcher seuls contre toi, ma main coupée lancer la hache, ma poitrine éteinte pousser le cri de guerre, et jusqu’à mes cheveux, réseau funeste, tendre autour de ton armée les inévitables filets de la mort ! Génies qui m’écoutez ! que les os des oppresseurs soient réduits en poudre, comme les débris du calumet écrasés sous mes pieds ! que jamais l’arbre de la paix n’étende ses rameaux sur les Natchez et sur les Français, tant qu’il existera un seul guerrier des deux nations, tant que les mères continueront d’être fécondes chez ces peuples !

Il dit : les démons exaucent sa prière ; ils sortent de l’abîme, et remplissent les cœurs d’une rage infernale. Le jour se voile, le tonnerre gronde, les mânes hurlent dans les forêts, et les femmes indiennes entendent leur fruit se plaindre dans leur sein. Adario jette la hache au milieu des guerriers : la terre s’entrouvre et la dévore, on l’entend tomber dans de noires profondeurs. Les capitaines français ne se peuvent empêcher d’admirer le courage du vieillard, qui, retourné au milieu des siens, leur adresse ce discours :

— Natchez, aux armes ! Assez longtemps nous sommes restés assis sur la natte ! Jeunesse, que l’huile coule sur vos cheveux, que vos visages se peignent, que vos carquois se remplissent, que vos chants ébranlent les forêts. Désennuyons nos morts !

Il vit infâme, celui qui fuit : les femmes lui présentent la pagne qui voile la pudeur ; il siège au conseil parmi les matrones. Mais celui qui meurt pour son pays, oh ! comme il est honoré ! Ses os sont recueillis dans des peaux de castor, et déposés au tombeau des aïeux ; son souvenir se mêle à celui de la religion protégée, de la liberté défendue, des moissons recueillies. Les vierges disent à l’époux de leurs choix sur la montagne : « Assure-moi que tu seras semblable à ce héros. »

Son nom devient la garantie de la publique félicité, le signal des joies secrètes des familles.

Sois-nous favorable, Areskoui ! ton casse-tête est armé de dents de crocodile ; le couteau d’escalpe est à ta ceinture ; ton haleine exhale, comme celle des loups, l’odeur du carnage ; tu bois le bouillon de la chair des morts dans le crâne du guerrier. Donne à nos jeunes fils une envie irrésistible de mourir pour la patrie : qu’ils sentent une grande joie lorsque le fer de l’ennemi leur percera le cœur !

Ainsi parle ou plutôt ainsi chante Adario, et les sauvages lui répondent par des hurlements. Chacun prend son rang et attend l’ordre de la marche. Le grand-prêtre saisit une torche, et se place à quelques pas en avant. Sa tunique, tachée du sang des victimes claque dans l’air ; des serpents, qu’il a le pouvoir de charmer, sortent en sifflant de sa poitrine, et s’entrelacent autour du simulacre de l’oiseau de la nuit qui surmonte sa chevelure : telle les poètes ont peint la Discorde entre les bataillons des Grecs et des Troyens. Le jongleur entonne la chanson de la guerre, que répète le bataillon des Amis : ainsi, sur les ondes de l’Eurotas, les cygnes d’Apollon chantaient leur dernier hymne, en se préparant à rejoindre les dieux.

Alors le prince des ténèbres appelle le Temps et lui dit : « Puissance dévorante que j’ai enfantée, toi qui te nourris de siècles, de tombeaux et de ruines, rival de l’éternité assise au ciel et dans l’enfer, ô Temps, mon fils ! si je t’ai préparé aujourd’hui une ample pâture, seconde les efforts de ton père. Tu vois la faiblesse de nos enfants ; leur petite troupe est exposée à une destruction qui renverserait nos projets : vole sur les deux flancs de l’armée indienne, coupe les bois antiques, pour en faire un rempart aux Natchez : rends inutile la supériorité du nombre chez les adorateurs de notre implacable ennemi. »

Le Temps obéit, il s’abat dans la forêt, avec le bruit d’un aigle qui engage ses ailes dans les branches des arbres : les deux armées ouïrent sa chute et tournèrent les yeux de ce côté. Aussitôt on entend retentir, dans la profondeur du désert, les coups de la hache de ce bûcheron qui sape également les monuments de la nature et ceux des hommes. Le père et le destructeur des siècles renverse les pins, les chênes, les cyprès, qui expirent avec de sourds mugissements : les solitudes de la terre et du ciel demeurent nues, en perdant les colonnes qui les unissent.

Le prodige étonne les deux armées : les Français le prennent pour le ravage d’un nouvel ouragan, les Natchez y voient la protection de leurs génies. Adario s’écrie : « Les Manitous se déclarent pour les opprimés : marchons ! » Tout s’ébranle. Les Français, formés en bataille, s’émerveillent de voir ces hommes demi-nus qui s’avancent en chantant contre le canon et l’étincelante baïonnette. Quel courage n’inspires-tu point, sublime amour de la patrie !