Degorge-Cadot (p. 84-92).


LIVRE DOUXIÈME


Le courage du chef des Natchez avait exalté la fureur des Illinois. Ils s’écriaient, pleins de rage : « Si nous n’avons pu tirer un mugissement de ce vieux buffle, voici un jeune cerf qui nous dédommagera de nos peines. » Femmes, enfants, sachems, tous s’empressent au nouveau sacrifice : le génie des vengeances sourit aux tourments et aux larmes qu’il prépare.

Sur une habitation américaine que gouverne un maître humain et généreux, de nombreux esclaves s’empressent à recueillir la cerise du café : les enfants la précipitent dans des bassins d’une eau pure ; les jeunes Africaines l’agitent avec un râteau pour détacher la pulpe vermeille du noyau précieux, ou étendent sur des claies la récolte opulente. Cependant le maître se promène sous des orangers, promettant des amours et du repos à ses esclaves, qui font retentir l’air des chansons de leur pays : ainsi les Illinois s’empressent, sous les regards d’Athaënsic, à recueillir une nouvelle moisson de douleurs. En peu de temps l’ouvrage se consomme, et le frère d’Amélie, dépouillé par les sacrificateurs, est attaché au pilier du sacrifice.

Au moment où le flambeau abaissait sa chevelure de feu pour la répandre sur les écorces, des tourbillons de fumée s’élèvent des cabanes voisines : parmi des clameurs confuses on entend retentir le cri des Natchez ; un parti de cette nation portait la flamme chez les Illinois. L’épouvante et la confusion se mettent dans la foule assemblée autour du frère d’Amélie ; les jongleurs prennent la fuite ; les femmes et les enfants les suivent : on se disperse sans écouter la voix des chefs, sans se réunir pour se défendre. Dans la terreur dont les esprits sont frappés, la petite troupe des Natchez pénètre jusqu’au lieu du sang. Un jeune chef, la hache à la main, devance ses compagnons. Qui déjà ne l’a nommé ? C’est Outougamiz. Il est au bûcher ; il a coupé les liens funestes !

Toutes les paroles de tendresse et de pitié prêtes à s’échapper de son âme par lui sont étouffées. Rien n’est fait encore : René n’est pas sauvé ; un seul instant de retard le peut perdre. Revenus de leur première frayeur, les Illinois se sont aperçus du petit nombre des Natchez ; ils se rassemblent avec des cris et entourent la troupe libératrice. Les efforts de cette troupe lui ouvrent un chemin : mais que peuvent douze guerriers contre tant d’ennemis ? En vain les Natchez ont placé au milieu d’eux le frère d’Amélie : ses blessures le rendent boiteux et pesant ; sa main percée d’une flèche ne peut lever la hache, et presque à chaque pas il va mesurer la terre.

Outougamiz charge le frère d’Amélie sur ses épaules, le fardeau sacré semble lui avoir donné des ailes : le frère de Céluta glisse sur la pointe des herbes ; on n’entend ni le bruit de ses pas ni le murmure de son haleine. D’une main il retient son ami, de l’autre il frappe et combat. À mesure qu’il s’avance vers la forêt voisine, ses compagnons tombent un à un à ses côtés : quand il pénétra avec René dans la forêt, il restait seul.

Déjà la nuit était descendue ; déjà Outougamiz s’était enfoncé dans l’épaisseur des taillis, où, déposant René parmi de longues herbes, il s’était couché près de lui : bientôt il entend des pas. Les Illinois allument des flambeaux qui éclairent les plus sombres détours du bois.

René veut adresser les paroles de sa tendre admiration au jeune sauvage, mais celui-ci lui ferme la bouche : il connaissait l’oreille subtile des Indiens. Il se lève, trouve avec joie que le frère d’Amélie a repris quelque force, lui ceint les reins d’une corde et l’entraîne au bas d’une colline qui domine un marais.

Les deux infortunés cherchent un asile au fond de ce marais : tantôt ils plongent dans le limon qui bouillonne autour de leur ceinture ; tantôt ils montrent à peine la tête au-dessus des eaux. Ils se frayent une route à travers les herbes aquatiques qui entravent leurs pieds comme des liens, et parviennent ainsi à de hauts cyprès, sur les genoux desquels ils se reposent.

Des voix errantes s’élèvent autour du marais. Des guerriers se disaient les uns aux autres : « Il s’est échappé. » Plusieurs soutenaient qu’un génie l’avait délivré. Les jeunes Illinois se faisaient de mutuels reproches, tandis que des sachems assuraient qu’on retrouverait le prisonnier, puisqu’on était sur ses traces ; et ils poussaient des dogues dans les roseaux. Les voix se firent entendre ainsi quelque temps : par degrés elles s’éloignèrent et se perdirent enfin dans la profondeur des forêts.

Le souffle refroidi de l’aube engourdit les membres de René ; ses plaies étaient déchirées par les buissons et les ronces, et de la nudité de son corps découlait une eau glacée : la fièvre vint habiter ses os, et ses dents commencèrent à se choquer avec un bruit sinistre. Outougamiz saisit René de nouveau, le réchauffa sur son cœur, et quand la lumière du soleil eut pénétré sous la voûte des cyprès, elle trouva le sauvage tenant encore son ami dans ses bras.

Mère des actions sublimes ! toi qui, depuis que la Grèce n’est plus, as établi ta demeure sur les tombeaux indiens, dans les solitudes du Nouveau-Monde ! toi qui, parmi ces déserts, es pleine de grandeur, parce que tu es pleine d’innocence ! amitié sainte ! prête-moi tes paroles les plus fortes et les plus naïves, ta voix la plus mélodieuse et la plus touchante, tes sentiments exaltés, tes feux immortels, et toutes les choses ineffables qui sortent de ton cœur, pour chanter les sacrifices que tu inspires ! Oh ! qui me conduira au champ des Rutules, à la tombe d’Euryale et de Nisus, où la Muse console encore des mânes fidèles ! Tendre divinité de Virgile, tu n’eus à soutirer que la mort de deux amis : moi j’ai à peindre leur vie infortunée.

Qui dira les douces larmes du frère d’Amélie ? qui fera voir ses lèvres tremblantes où son âme venait errer ? qui pourra représenter sous l’abri d’un cyprès, parmi des roseaux, Outougamiz, sa chaîne d’or, Manitou de l’amitié, serrée à triple nœud sur sa poitrine, Outougamiz soutenant dans ses bras l’ami qu’il a délivré, cet ami couvert de fange et de sang, et dévoré d’une fièvre ardente ? Que celui qui le peut exprimer nous rende le regard de ces deux hommes, quand, se contemplant l’un l’autre en silence, les sentiments du ciel et du malheur rayonnaient et se confondaient sur leur front. Amitié ! que sont les empires, les amours, la gloire, toutes les joies de la terre, auprès d’un seul instant de ce douloureux bonheur ?

Outougamiz, par cet instinct de la vertu qui fait deviner le crime, avait ajouté peu de foi au récit d’Ondouré ; ce qu’il recueillit de la bouche de divers guerriers augmenta ses doutes. Dans tous les cas, René était mort ou pris, et il fallait ou lui donner la sépulture ou le délivrer des flammes.

Outougamiz cache ses desseins à Céluta : il n’avertit qu’une troupe de jeunes Natchez qui consentent à le suivre. Il se dépouille de tout vêtement, et ne garde qu’une ceinture pour être plus léger ; il peint son corps de la couleur des ombres ; ceint le poignard, s’arme du tomahawk ; attache sur son cœur la chaîne d’or, suspend de petits pains de maïs à son côté, jette l’arc sur son épaule, et rejoint dans la forêt ses compagnons. Il se glisse avec eux dans les ténèbres : arrivé au Bayouc des Pierres, il le traverse, aborde la rive opposée, pousse le cri du castor qui a perdu ses petits, bondit, et il disparaît dans le désert.

Huit jours entiers il marche, ou plutôt il vole ; pour lui plus de sommeil, pour lui plus de repos. Ah ! le moment où il fermerait la paupière ne pourrait-il pas être le moment même qui lui ravirait son ami ? Montagnes, précipices, rivières, tout est franchi : on dirait un aimant qui cherche à se réunir à l’objet qui l’attire à travers les corps qui s’opposent à son passage. Si l’excès de la fatigue arrête le frère de Céluta, s’il sent, malgré lui, ses yeux s’appesantir, il croit entendre une voix qui lui crie du milieu des flammes : « Outougamiz ! Outougamiz ! où est le Manitou que je t’ai donné ? » À cette voix intérieure, il tressaille, se lève, baise la chaîne d’or, et reprend sa course.

La lenteur avec laquelle les Illinois retournèrent à leurs villages donna le temps à Outougamiz d’arriver avant la consommation de l’holocauste. Ce sauvage n’est plus le simple, le crédule Outougamiz : à sa résolution, à son adresse, à la manière dont il a tout prévu, tout calculé, on prendrait ce soldat pour un chef expérimenté. Il sauve René, mais en perdant ses nobles compagnons, troupe d’amis qui offre à l’amitié ce magnanime sacrifice ! il sauve René, l’entraîne dans le marais ; mais que de périls il reste encore à surmonter !

Le lieu où les deux amis se reposèrent d’abord étant trop voisin du rivage, Outougamiz résolut de se réfugier sous d’autres cyprès, qui croissaient au milieu des eaux : lorsqu’il voulut exécuter son dessein, il sentit toute sa détresse. Un peu de pain de maïs n’avait pu rendre les forces à René ; ses douleurs s’étaient augmentées, ses plaies s’étaient rouvertes ; une fièvre pesante l’accablait, et l’on ne s’apercevait de sa vie qu’à ses souffrances. Accablé par ses chagrins et ses travaux, affaibli par la privation presque totale de nourriture, le frère de Céluta eût eu besoin pour lui-même des soins qu’il prodiguait à son ami. Mais il ne s’abandonna point au désespoir ; son âme, s’agrandissant avec les périls, s’élève comme un chêne qui semble croître à l’œil à mesure que les tempêtes du ciel s’amoncellent autour de sa tête. Plus ingénieux dans son amitié qu’une mère indienne qui ramasse de la mousse pour en faire un berceau à son fils, Outougamiz coupe des joncs avec son poignard, en forme une sorte de nacelle, parvient à y coucher le frère d’Amélie, et, se jetant à la nage, traîne après lui le fragile vaisseau qui porte le trésor de l’amitié.

Outougamiz avait été au moment d’expirer de douleur ; il se sentit près de mourir de joie lorsqu’il aborda la cyprière. « Oh ! s’écria-t-il en rompant alors pour la première fois le silence, il est sauvé ! Délicieuse nécessité de mon cœur ! pauvre colombe fugitive ! te voilà donc à l’abri des chasseurs ! Mais, René, je crains que tu ne me veuilles pas pardonner, car c’est moi qui suis la cause de tout ceci, puisque je n’étais point auprès de toi dans la bataille. Comment ai-je pu quitter mon ami qui m’avait donné un Manitou sur mon berceau ? C’est fort mal, fort mal à toi, Outougamiz ! »

Ainsi parlait le sauvage ; la simplicité de ses propos, en contraste avec la sublimité de ses actions, fit sortir un moment René de l’accablement de la douleur : levant une main débile et des yeux éteints, il ne put prononcer que ces mots : « Te pardonner ! »

Outougamiz entre sous les cyprès : il coupe les rameaux trop abaissés, il écarte des genoux de ces arbres les débris des branches : il y fait un doux lit avec des cimes de joncs pleins d’une moelle légère ; puis, attirant son ami sur ce lit, il le recouvre de feuilles séchées : ainsi un castor dont les eaux ont inondé les premiers travaux prend son nourrisson et le transporte dans la chambre la plus élevée de son palais.

Le second soin du frère de Céluta fut de panser les plaies du frère d’Amélie. Il sépare deux nœuds de roseaux, puise un peu d’eau du marais, verse cette eau d’une coupe dans l’autre pour l’épurer et lave les blessures dont il a sucé d’abord le venin. La main d’un fils d’Esculape, armé des instruments les plus ingénieux, n’aurait été ni plus douce ni plus salutaire que la main de cet ami. René ne pouvait exprimer sa reconnaissance que par le mouvement de ses lèvres. De temps en temps l’Indien lui disait avec inquiétude : « Te fais-je mal ? te trouves-tu un peu soulagé ? » René répondait par un signe qu’il se sentait soulagé, et Outougamiz continuait son opération avec délices.

Le sauvage ne songeait point à lui : il avait encore quelque reste de maïs, il le réservait pour René. Outougamiz ne faisait qu’obéir à un instinct sublime, et les plus belles actions n’étaient chez lui que l’accomplissement des facultés de sa vie. Comme un charmant olivier nourri parmi les ruisseaux et les ombrages laisse tomber, sans s’en apercevoir, au gré des brises, ses fruits mûrs sur les gazons fleuris, ainsi l’enfant des forêts américaines semait, au souffle de l’amitié, ses vertus sur la terre, sans se douter des merveilleux présents qu’il faisait aux hommes.

Rafraîchi et calmé par les soins de son libérateur, René sentit ses paupières se fermer, et Outougamiz tomba lui-même dans un profond sommeil à ses côtés : les anges veillèrent sur le repos de ces deux hommes, qui avaient trouvé grâce auprès de celui qui dormit dans le sein de Jean.

Outougamiz eut un songe. Une jeune femme lui apparut : elle s’appuyait en marchant sur un arc détendu, entouré de lierre comme un thyrse ; un chien la suivait. Ses yeux étaient bleus ; un sourire sincère entrouvrait ses lèvres de rose ; son air était un mélange de force et de grâce. Presque nue, elle ne portait qu’une ceinture, plus belle que celle de Vénus. Outougamiz se figurait lui tenir ce discours :

« Etrangère, j’avais planté un érable sur le sol de la hutte où je suis né : voilà que pendant mon absence de méchants Manitous ont blessé son écorce et ont fait couler sa sève. Je cherche des simples dans ces marais pour les appliquer sur les plaies de mon érable. Dis-moi où je trouverai la feuille du savinier. »

D’une voix paisible l’Indienne paraissait répondre à Outougamiz : « En vérité, je dis qu’il connaîtra toutes les ruses de la sagesse, l’homme qui pourra pénétrer celle de votre amitié. Ne craignez rien : j’ai dans le jardin de mon père des simples pour guérir tous les arbres, et en particulier les érables blessés. »

En prononçant ces paroles, qu’Outougamiz croyait entendre, l’Indienne, fille du songe, prit un air de majesté : sa tête se couronna de rayons ; deux ailes blanches bordées d’or ombragèrent ses épaules divines. L’extrémité d’un de ses pieds touchait légèrement la terre, tandis que son corps flottait déjà dans l’air diaphane.

« Outougamiz, semblait dire le brillant fantôme, élève-toi par l’adversité. Que les vertus de la nature te servent d’échelons pour atteindre aux vertus plus sublimes de la religion de cet homme à qui tu as dévoué ta vie : alors je reviendrai vers toi, et tu pourras compter sur les secours de l’ange de l’amitié. »

Ainsi parle la vision au jeune Natchez plongé dans le sommeil. Un parfum d’ambroisie, embaumant les lieux d’alentour, répand la force dans l’âme du frère de Céluta, comme l’huile sacrée qui fait les rois ou prépare l’âme du mourant aux béatitudes célestes.

En même temps le rêve devient magnifique : le séraphin, dont il produit l’image, poussant la terre de son pied, comme un plongeur qui remonte du fond de l’abîme, s’élève dans les airs. Cette vertu calme ne se meut point avec la rapidité des messagers qui portent les ordres redoutables du Tout-Puissant ; son assomption vers la région de l’éternelle paix est mesurée, grave et majestueuse. Aux champs de l’Europe un globe lumineux, arrondi par la main d’un enfant des Gaules, perce lentement la voûte du ciel ; aux champs de l’Inde, l’oiseau du paradis flotte sur un nuage d’or, dans le fluide azuré du firmament.

Outougamiz se réveille ; la voix du héron annonçait le retour de l’aurore : le frère de Céluta se sentait tout fortifié par son rêve et par son sommeil. Après quelques moments employés à rassembler ses idées, l’Indien, rappelant et les périls passés et les dangers à venir, se lève pour commencer sa journée. Il visite d’abord blessures de René, frotte les membres engourdis du malade avec un bouquet d’herbes aromatiques, partage avec lui quelques morceaux de maïs, change les joncs de la couche, renouvelle l’air en agitant les branches des cyprès, et replace son ami sur de frais roseaux : on eût dit d’une matrone laborieuse qui arrange au matin sa cabane, ou d’une mère qui donne de tendres soins à son fils.

Ces choses de l’amitié étant faites, Outougamiz songe à se parer avant d’accomplir les desseins qu’il méditait. Il se mire dans les eaux, peigne sa chevelure, et ranime ses joues décolorées avec la pourpre d’une craie précieuse. Ce sauvage avait tout oublié dans son héroïque entreprise, hors le vermillon des fêtes, mêlant ainsi l’homme et l’enfant, portant la gravité du premier dans les frivolités du second, et la simplicité du second dans les occupations du premier : sur l’arbre d’Atalante, le bouton parfumé qui sert d’ornement à la jeune fille grossit auprès de la pomme d’or qui rafraîchit la bouche du voyageur fatigué.

La nature avait placé dans le cœur d’Outougamiz l’intelligence qu’elle a mise dans la tête des autres hommes : le souffle divin donnait à la Pythie des vues de l’avenir moins claires et moins pénétrantes que l’esprit dont il était animé ne découvrait au frère de Céluta les malheurs qui pouvaient menacer son ami. Saisissant le Temps corps à corps, l’amitié forçait ce mystérieux Protée à lui révéler ses secrets.

Outougamiz, ayant pris ses armes, dit au nouveau Philoctète couché dans son antre, mais que l’amitié des déserts, plus fidèle que celle des palais, n’avait point trahi : « Je vais chercher les dons du Grand-Esprit, car il faut bien que tu vives, et il faut aussi que je vive. Si je ne mangeais pas, j’aurais faim, et mon âme s’en irait dans le pays des âmes. Et comment ferais-tu alors ? Je vois bien tes pieds, mais ils sont immobiles ; je vois bien tes mains, mais elles sont froides et ne peuvent serrer les miennes. Tu es loin de ta forêt et de ta retraite : qui donnerait la pâture à l’hermine blessée, si le castor qui l’accompagne allait mourir ? Elle baisserait la tête, ses yeux se fermeraient ; elle tomberait en défaillance : les chasseurs la trouveraient expirante et diraient : « Voyez l’hermine blessée loin de sa forêt et de sa retraite. »

À ces mots l’Indien s’enfonça dans la cyprière, mais non sans tourner plusieurs fois la tête vers le lieu où reposait la vie de sa vie. Il se parlait incessamment, et se disait : « Outougamiz ! tu es un chevreuil sans esprit ; tu ne connais point les plantes, tu ne fais rien pour sauver ton frère. » Et il versait des larmes sur son peu d’expérience et il se reprochait d’être inutile à son ami !

Il chercha longtemps dans les détours du marais des herbes salutaires : il cueillit des cressons et tua quelques oiseaux. En revenant à l’asile consacré par son amitié, il aperçut de loin les joncs bouleversés et épars. Il approche, appelle, touche à la couche, soulève les roseaux : le frère d’Amélie n’était plus !

Le désespoir s’empare d’Outougamiz : prêt à se briser la tête contre le tronc des cyprès, il s’écrie : « Où es-tu ? m’as-tu fui comme un faux ami ? Mais qui t’a donné des pieds ou des ailes ? Est-ce la Mort qui t’a enlevé ?… »

Tandis que le sauvage s’abandonne à ses transports, il croit entendre un bruit à quelque distance : il se tait, retient son haleine, écoute, puis soudain se plonge dans l’onde, bondit, nage, bondit encore, bientôt découvre René qui se débat expirant contre un Illinois.

Outougamiz pousse le cri de mort : l’effort qu’il fait en s’élançant est si prodigieux, que ses pieds s’élèvent au-dessus de la surface de l’eau. Il est déjà sur l’ennemi, le renverse, se roule avec lui parmi les limons et les roseaux. Comme lorsque deux taureaux viennent à se rencontrer dans un marais où il ne se trouve qu’un seul lieu pour désaltérer leur soif, ils baissent leurs dards recourbés, leurs queues hérissées se nouent en cercle ; ils se heurtent du front ; des mugissements sortent de leur poitrine, l’onde jaillit sous leurs pieds, la sueur coule autour de leurs cornes et sur le poil de leurs flancs. Outougamiz est vainqueur ; il lie fortement avec des racines tressées son prisonnier au pied d’un arbre, et étend à l’ombre, sous le même arbre, l’ami qu’il vient encore de sauver.

Par les violentes secousses que le frère d’Amélie avait éprouvées, ses plaies s’étaient rouvertes. Le Natchez, dans le premier moment de sa vengeance, fut prêt d’immoler l’Illinois.

— Comment, lui dit-il, as-tu pu être assez cruel pour entraîner ce cerf affaibli ? S’il eût été dans sa force, lâche ennemi, d’un seul coup de tête il eût brisé ton bouclier. Tu mériterais bien que cette main t’enlevât ta chevelure.

Outougamiz, s’arrêtant comme frappé d’une pensée : « As-tu un ami ? » dit-il à l’Illinois. « Oui, » répondit le prisonnier.

— Tu as un ami ! reprit le frère de Céluta s’approchant de lui et le mesurant des yeux ; ne va pas faire un mensonge. »

— Je dis la vérité, » reprit l’Illinois.

— Eh bien ! s’écria Outougamiz tirant son poignard après avoir approché de son oreille la petite chaîne d’or, eh bien ! rends grâces à ce Manitou qui vient de me défendre de te tuer : il ne sera pas dit qu’Outougamiz, de la tribu du Serpent ait jamais séparé deux amis. Que serait-ce de moi si tu m’avais privé de René ? Ah ! je ne serais plus qu’un chevreuil solitaire. Tu vois, ô Illinois ! ce que tu allais faire ; et ton ami serait ainsi ! et il irait seul murmurant ton nom dans le désert ! Non ! il serait trop infortuné !… et ce serait moi.

Le sauvage coupe aussitôt les liens de l’Illinois. « Sois libre, lui dit-il, retourne à l’autre moitié de ton âme, qui te cherche peut-être, comme je cherchais à l’instant ma couronne de fleurs, lorsque tu étais assez inhumain pour la dérober à ma chevelure. Mais je compte sur ta foi : tu ne découvriras point mon lieu à tes compatriotes. Tu ne leur diras point : « Sous le cyprès de l’amitié, Outougamiz le Simple a caché la chair de sa chair. » Jure par ton ami que tes lèvres resteront fermées, comme les deux coupes d’une noix que la lune des moissons n’a point achevé de mûrir.

— Moi, Nassoute, reprit l’étranger, je jure par mon ami, qui est pour moi comme un baume lorsque j’ai des peines dans le cœur, je jure que je ne découvrirai point ton lieu, et que mes lèvres resteront fermées comme les deux coupes d’une noix que la coupe des moissons n’a point achevé de mûrir.

À ces mots Nassoute allait s’éloigner, lorsque Outougamiz l’arrêta et lui dit : « Où sont les guerriers Illinois ? » — « Crois-tu, répliqua l’étranger, que je sois assez lâche pour te l’apprendre ? »

Frère de Céluta, vous répondîtes : « Va retrouver ton ami : je te tendais un piège : si tu avais trahi ta patrie, je n’eusse point cru à ton serment, et tu tombais sous mes coups. »

Nassoute s’éloigne : Outougamiz vient donner ses soins au frère d’Amélie, comme s’il ne s’était rien passé, et comme s’il n’y eut aucun lieu de douter de la foi de l’Illinois, puisqu’il avait fait le serment de l’amitié.

Quelques jours s’écoulèrent : les blessures de René commençaient à se cicatriser ; les meurtrissures étaient moins douloureuses ; la fièvre se calmait. Le frère d’Amélie serait revenu plus promptement à la vie si une nourriture abondante avait pu rétablir ses forces ; mais Outougamiz trouvait à peine quelques baies sauvages. Elles manquèrent enfin ; il ne resta plus au frère de Céluta qu’à tenter les derniers efforts de l’amitié.

Une nuit, il sort furtivement du marais, cachant son entreprise à René et laissant çà et là des paquets flottants de roseaux pour reconnaître la route, si les génies lui permettaient le retour. Il monte à travers le bois de la colline ; il découvre le camp des Illinois, où il était résolu de pénétrer.

Des feux étaient encore allumés : la plupart des familles dormaient étendues autour de ces feux. Le jeune Natchez, après avoir noué sa chevelure à la manière des guerriers ennemis, s’avance vers l’un des foyers. Il aperçoit un cerf à demi dépouillé dont les chairs n’avaient point encore pétillé sur la braise. Outougamiz en dépèce avec son poignard les parties les plus tendres, aussi tranquillement
Comment fuir ! Comment échapper à l’élément terrible (page 90).
que s’il eût préparé un festin dans la cabane de ses pères. Cependant on voyait çà et là quelques Illinois éveillés, qui riaient et chantaient. La matrone du foyer où le frère de Céluta dérobait une part de la victime ouvrit elle-même les yeux ; mais elle prit l’étranger pour le jeune fils de ses entrailles, et se replongea dans le sommeil. Des chasseurs passent auprès de l’ami de René, lui souhaitent un ciel bleu, un manteau de castor et l’espérance. Outougamiz leur rend à demi-voix le salut de l’hospitalité.

Un d’entre eux s’arrêtant, lui dit : « Il a singulièrement échappé. » — « Un génie sans doute l’a ravi, » répond le frère de Céluta. L’Illinois repartit : « Il est caché dans le marais ; il ne se peut sauver, car il est environné de toutes parts : nous boirons dans son crâne. »

Tandis qu’Outougamiz se trouvait engagé dans cette conversation périlleuse, la voix d’une femme se fit entendre à quelque distance ; elle chantait : « Je suis l’épouse de Venclao. Mon sein, avec son bouton de rose, est comme le duvet d’un cygne que la flèche du chasseur a taché d’une goutte de sang au milieu. Oui, mon sein est blessé, car je ne puis secourir l’étranger qui respecta la Vierge des dernières amours. Puissé-je du moins sauver son ami ! » L’Indienne se tut ; puis, s’approchant du Natchez dans les ombres, elle continua de la sorte :

« La non pareille des Florides croyait que l’hiver avait changé sa parure, et qu’elle ne serait point reconnue parmi les aigles des rochers, chez lesquels elle cherchait la pâture ; mais la colombe fidèle la découvrit et lui dit : « Fuis, imprudent oiseau : la douceur de ton chant t’a trahi. »

Ces paroles frappèrent le frère de Céluta : il lève les yeux, et remarque les pleurs de la jeune femme ; il entrevoit en même temps les guerriers armés qui s’avancent. Il charge sur ses épaules une partie de la dépouille du cerf, s’enfonce dans les ombres, franchit le bois, rentre dans les détours du marais, et, après quelques heures de fatigue et de périls, se retrouve auprès de son ami.

Un ingénieux mensonge lui servit à cacher à René sa dangereuse aventure ; mais il fallait préparer le banquet : le jour on en pouvait voir la fumée ; la nuit, on en pouvait découvrir les feux. Outougamiz préféra pourtant la nuit : il espéra trouver un moyen de masquer la lueur de la flamme.

Lorsque le soleil fut descendu sous l’horizon et que les dernières teintes du jour se furent évanouies, l’Indien tira une étincelle de deux branches de cyprès en les frottant l’une contre l’autre, et en embrasa quelques feuilles. Tout réussit d’abord, mais des roseaux secs, placés trop près du foyer, prennent feu et jettent une grande lumière. Outougamiz les veut précipiter dans l’eau et ne fait qu’étendre la flamme. Il s’élance sur le monceau ardent et cherche à l’écraser sous ses pieds. René épuise ses forces renaissantes pour seconder son ami : soins inutiles ! le feu se propage, court en pétillant sur la cime séchée des joncs, et gagne les branches résineuses des cyprès. Le vent s’élève, des tourbillons de flammes, d’étincelles et de fumée montent dans les airs, qui prennent une couleur sanglante. Un vaste incendie se déploie sur le marais.

Comment fuir ? comment échapper à l’élément terrible qui, après s’être éloigné de son centre, s’en rapprochait et menaçait les deux amis ? Déjà étaient consumés les paquets de joncs sur lesquels le frère de Céluta aurait pu tenter encore de transporter René dans d’autres parties du marais. Essayer de passer au désert voisin : les cruels Illinois n’y campaient-ils pas ? N’était pas probable qu’attirés par l’incendie ils fermaient toutes les issues ? Ainsi, lorsqu’on croit être arrivé au comble de la misère, on aperçoit par delà de plus hautes adversités. Il est difficile au fils de la femme de dire : « Ceci est le dernier degré du malheur. »

Outougamiz était presque vaincu par la fortune : il voyait perdu tout ce qu’il avait fait jusque alors. Il n’avait donc sauvé son ami du cadre de feu que pour brûler cet ami de sa propre main ! Il s’écria d’une voix douloureuse : « René, c’est moi qui t’immole ! Que tu es infortuné de m’avoir eu pour ami ! »

Le frère d’Amélie, d’un bras affaibli et d’une main pâle, pressa tendrement le sauvage sur son sein. « Crois-tu, lui dit-il, qu’il ne me soit pas doux de mourir avec toi ? Mais pourquoi descendrais-tu au tombeau ? Tu es vigoureux et habile ; tu te peux frayer un chemin à travers les flammes. Revole à tes ombrages : les Natchez ont besoin de ton cœur et de ton bras ; une épouse, des enfants embelliront tes jours, et tu oublieras une amitié funeste. Pour moi, je n’ai ni patrie, ni parents sur la terre : étranger dans ces forêts, ma mort ou ma vie n’intéresse personne, mais toi, Outougamiz, n’as-tu pas une sœur ? »

« Et cette sœur, répliqua Outougamiz, n’a-t-elle pas levé sur toi des regards de tendresse ? Ne reposes-tu pas dans le secret de son cœur ? Pourquoi l’as-tu dédaignée ? Que me conseilles-tu ? De t’abandonner ! Et depuis quand t’ai-je prouvé que j’étais plus que toi attaché à la vie ? Depuis quand m’as-tu vu me troubler au nom de la mort ? Ai-je tremblé quand, au milieu des Illinois, j’ai brisé les liens qui te retenaient ? Mon cœur palpitait de crainte quand je te portais sur mes épaules avec des angoisses que je n’aurais pas échangées contre toutes les joies du monde ? Oui, il palpitait, ce cœur, mais ce n’était pas pour moi ! Et tu oses me dire que tu n’as point d’ami ! Moi, t’abandonner ! Moi, trahir l’amitié ! Moi, former d’autres liens après ta mort ! Moi, heureux sans toi, avec une épouse et des enfants ! Apprends-moi donc ce qu’il faut que je raconte à Céluta en arrivant aux Natchez ! Lui dirai-je : « J’avais délivré celui pour lequel je t’appelai en témoignage de l’amitié ; le feu a pris à des joncs ; j’ai eu peur, j’ai fui. J’ai vu de loin les flammes qui ont consumé mon ami ? » Tu sais mourir, prétends-tu, René ; moi, je sais plus, je sais vivre. Si j’étais dans ta place et toi dans la mienne, je ne t’aurais pas dit : « Fuis et laisse-moi. » Je t’aurais dit : Sauve-moi, ou mourons ensemble. »

Outougamiz avait prononcé ces paroles d’un ton qui ne lui était pas ordinaire. Le langage de la plus noble passion était sorti dans toute sa magnificence des lèvres du simple sauvage. « Reste avec moi, s’écria à son tour le frère d’Amélie : je ne te presse plus de fuir. Tu n’es pas fait pour de tels conseils. »

À ces mots, quelque chose de serein et d’ineffable se répandit sur le visage d’Outougamiz, comme si le ciel s’était entrouvert, et que la clarté divine se fût réfléchie sur le front du frère de Céluta. Avec le plus beau sourire que l’ange des amitiés vertueuses ait jamais mis sur les lèvres d’un mortel, l’Indien répondit : « Tu viens de parler comme un homme ; je sens dans mon sein toutes les délices de la mort. »

Les deux amis, cessant d’opposer à l’incendie des efforts impuissants et de tenter une retraite impossible, assis l’un près de l’autre, attendirent l’accomplissement de leur destinée.

La flamme se repliant sur elle-même avait embrasé le cyprès qui leur servait d’asile ; des brandons commençaient à tomber sur leurs têtes. Tout à coup, à travers les masses de feu et de fumée, on entend un léger bruit dans les eaux. Une espèce de fantôme apparaît : ses cheveux sont consumés sur ses tempes ; sa poitrine et ses bras sont à demi brûlés, tandis que le bas de son corps dégoutte d’une eau bourbeuse. « Qui es-tu ? lui crie Outougamiz ; es-tu l’esprit de mon père qui vient nous chercher, pour nous conduire au pays des âmes ? »

« Je suis Venclao, répond le spectre, l’ami de Nassoute, auquel tu as donné la vie, et l’époux de Nélida, cette vierge des dernières amours, que ton ami a respectée. Je viens payer ma double dette. La flamme a découvert votre asile ; les tribus des Illinois environnent le marais ; déjà plusieurs guerriers nagent pour arriver jusqu’à vous ; je les ai devancés. Nassoute nous attend à l’endroit de la rive que l’on a confié à sa garde. Hâtons-nous. »

Venclao passe un bras vigoureux sous le bras du frère d’Amélie, et fait signe à Outougamiz de le soutenir du côté opposé. Ainsi entrelacés, tous trois se plongent dans les eaux ; ils s’avancent à travers des champs de cannes embrasées, tantôt menacés par le feu, tantôt prêts à s’engloutir dans l’onde. Chaque instant augmente le danger ; des cris, des voix se font entendre de toutes parts. Tels furent les périls d’Enée lorsque, dans la nuit fatale d’Ilion, il allait à la lueur des flammes, par des rues solitaires et détournées, cacher sur le mont Ida et les anciens dieux de l’antique Troie et les dieux futurs du Capitole.

Outougamiz, Venclao et René arrivent au lieu où Nassoute les attendait. Le frère d’Amélie est à l’instant placé sur un lit de branchages que Venclao, Nassoute et Outougamiz portent tour à tour. Ils s’éloignent à grands pas du fatal marais ; toute la nuit ils errent par le silence des bois. Aux premiers rayons de l’aurore, les deux Illinois s’arrêtent et disent aux deux guerriers ennemis : « Natchez, implorez vos Manitous ; fuyez. Nous vous avons rendu vos bienfaits. Quittes envers vous, nous nous devons maintenant à notre patrie. Adieu ! »

Venclao et Nassoute posent à terre le lit du blessé, mettent un bâton de houx dans la main gauche du frère d’Amélie, donnent à Outougamiz des plantes médicinales, de la farine de maïs, deux peaux d’ours, et se retirent.

Les deux fugitifs continuèrent leur chemin. René marchait lentement le premier, courbé sur le bâton qu’il soulevait à peine ; Outougamiz le suivait répandant des feuilles séchées, afin de cacher l’empreinte de son passage : l’hôte des forêts est moins habile à tromper la meute avide que ne l’était l’Indien à mêler les traces de René pour le dérober à la recherche de l’ennemi.

Parvenu sur une bruyère, Outougamiz dit tout à coup : « J’entends des pas précipités ; » et bientôt après une troupe d’Illinois se montre à l’horizon vers le nord. Le couple infortuné eut le temps de gagner un bois étroit qui bordait l’autre extrémité ; il y pénètre, et l’ayant traversé, il se trouve à l’endroit même où s’était donné le combat si fatal au grand-chef des Natchez et au frère d’Amélie.

À peine les deux amis foulaient-ils le champ de la mort, qu’ils ouïrent l’ennemi dans le bois voisin. Outougamiz dit à René : « Couche-toi à terre : je te viendrai bientôt trouver. »

René ne voulait plus disputer sa vie ; il était las de lutter si longtemps pour quelques misérables jours : mais il fut encore obligé d’obéir à l’amitié. Son infatigable libérateur le couvre des effroyables débris du combat, et s’enfonce dans l’épaisseur d’une forêt.

Lorsque des enfants ont découvert le lieu où un rossignol a bâti son nid, la mère, poussant des cris plaintifs et laissant pendre ses ailes, voltige, comme blessée, devant les jeunes ravisseurs qui s’égarent à sa poursuite et s’éloignent du gage fragile de ses amours : ainsi le frère de Céluta, jetant des voix dans la solitude, attire les ennemis de ce côté et les écarte du trésor plus cher à son cœur que l’œuf plein d’espérance ne l’est à l’oiseau amoureux.

Les Illinois ne purent joindre le léger sauvage à qui l’amitié avait pour un moment, rendu toute sa vigueur. Ils approchaient du pays des Natchez, et, n’osant aller plus loin, ils abandonnèrent la poursuite.

Le frère de Céluta vint alors dégager René des ruines hideuses qui avaient protégé sa jeunesse et sa beauté. Les deux amis reprirent leur chemin au lever de l’aurore, après s’être lavés dans une belle source. Il se trouva que les restes glacés sous lesquels René avait conservé l’étincelle de la vie étaient ceux de deux Natchez, d’Aconda et d’Irinée. Le frère d’Amélie les reconnut, et, frappé de cette fortune extraordinaire, il dit à Outougamiz : « Vois-tu ces corps défigurés, déchirés par les aigles et étendus sans honneurs sur la terre ? Aconda et Irinée ! vous étiez deux amis comme nous ! Je vous ai vus périr lorsque abattus j’essayais encore de vous défendre. Outougamiz, tu confiais cette nuit même l’ami vivant au secret de deux amis décédés. Ces morts se sont ranimés au feu de ton âme pour me prêter leur abri. »

Outougamiz pleura sur Aconda et sur Irinée, mais il était trop faible pour leur creuser un tombeau.

Comme des laboureurs, après une longue journée de sueurs et de travaux, ramènent leurs bœufs fatigués à leur chaumière ; ils croient déjà découvrir leur toit rustique ; ils se voient déjà entourés de leurs épouses et de leurs enfants : ainsi les deux amis, en approchant du pays des Natchez, commençaient à sentir renaître l’espérance ; leurs désirs franchissaient l’espace qui les séparait de leurs foyers. Ces illusions, comme toutes celles de la vie, furent de courte durée.

Les forces de René, épuisées une dernière fois, touchaient à leur terme ; et, pour comble de calamité, il ne lui restait plus rien des dons de Venclao et de Nassoute.

Outougamiz lui-même succombait : ses joues étaient creuses ; des jambes, amaigries et tremblantes, ne portaient plus son corps. Trois fois le soleil vint donner la lumière aux hommes, et trois fois il retrouva les voyageurs se traînant sur une bruyère qui n’offrait aucune ressource. Le frère d’Amélie et le frère de Céluta ne se parlaient plus ; ils jetaient seulement par intervalles des regards furtifs et douloureux. Quelquefois Outougamiz cherchait encore à aider la marche de René : deux jumeaux qui se soutiennent à peine s’appuient de leurs faibles bras et ébauchent des pas incertains aux yeux de leur mère attendrie.

Du lieu où les amis étaient parvenus, jusqu’au pays des Natchez, il ne restait plus que quelques heures de chemin ; mais René fut contraint de s’arrêter. Excité par Outougamiz, qui le conjurait d’avancer, il voulut faire quelques pas, afin de ne point ravir volontairement à son ami le fruit de tant de sacrifices : ses efforts furent vains. Outougamiz essaya de le porter sur ses épaules ; mais il plia, et tomba sous le fardeau.

Non loin du sentier battu murmurait une fontaine ; René s’en approcha en rampant sur les genoux et sur les mains, suivi d’Outougamiz, qui pleurait : le pasteur affligé accompagne ainsi le chevreau qui a brisé ses pieds délicats en tombant d’une roche élevée, et qui se traîne vers la bergerie.

La fontaine marquait la lisière même de la savane qui s’étend jusqu’au Bayouc des Pierres, et qui n’a d’autres bornes à l’orient que les bois du fort Rosalie. Outougamiz assit son compagnon au pied d’un saule. Le jeune sauvage attachait ses regards sur le pays de ses aïeux : être venu si près ! « René, dit-il, je vois notre cabane. »

« Tourne-moi le visage de ce côté, » répondit le frère d’Amélie. Outougamiz obéit.

Le frère de Céluta eut un moment la pensée de se rendre aux Natchez pour y chercher du secours ; mais craignant que l’homme de son cœur n’expirât pendant son absence, il résolut de ne le point quitter. Il s’assit auprès de René, lui prit le front dans ses deux mains, et le pencha doucement sur sa poitrine : alors, baissant son visage sur une tête chérie, il se prépara à recueillir le dernier soupir de son ami. Comme deux fleurs que le soleil a brûlées sur la même tige, ainsi paraissaient ces deux jeunes hommes inclinés l’un sur l’autre vers la terre.

Un bruit léger et le souffle d’un air parfumé firent relever la tête à Outougamiz : une femme était à ses côtés. Malgré la pâleur et le vêtement en désordre de cette femme, comment l’Indien l’aurait-il méconnue ? Outougamiz laisse échapper de surprise et de joie le front de René ; il s’écrie : « Ma sœur, est-ce toi ? »

Céluta recule ; elle s’était approchée des deux amis sans les découvrir ; le son de la voix de son frère l’a étonnée : « Mon frère ! répond-elle, mon frère ! les génies me l’ont ravi ! l’homme blanc a expiré dans le cadre de feu ! Tous les jours je viens attendre les voyageurs à cette limite, mais ils ne reparaîtront plus ! »

Outougamiz se lève, s’avance vers Céluta, qui aurait pris la fuite si elle n’avait remarqué avec une pitié profonde la marche chancelante du guerrier. Vous eussiez vu sur le front de l’Indienne passer tour à tour le sentiment de la plus profonde terreur et de la plus vive espérance. Céluta hésitait encore, quand elle aperçoit, attaché au sein de son frère, le Manitou de l’amitié. Elle vole à Outougamiz, qu’elle embrasse et soutient à la fois, mais Outougamiz :

— Je l’ai sauvé ! il est là ! mais il est mort si tu n’as rien pour le nourrir. »

L’amour a entendu la voix de l’amitié ! Céluta est déjà à genoux : timide et tremblante, elle a relevé le front de l’étranger mourant ; René lui-même a reconnu la fille du désert, et ses lèvres ont essayé de sourire. Outougamiz, la tête penchée dans son sein, les mains jointes et tombantes, disait : « Témoin du serment de l’amitié, ma sœur, tu viens voir si je l’ai bien tenu. J’aurais dû ramener mon ami plein de vie, et le voilà qui expire ! je suis un mauvais ami, un guerrier sans force. Mais toi, as-tu quelque chose pour ranimer mon ami ? »

— Je n’ai rien ! s’écrie Céluta désespérée. Ah ! s’il eût été mon époux, s’il eût fécondé mon sein, il pourrait boire avec son enfant à la source de la vie ! » Souhait divin de l’amante et de la mère !

La chaste Indienne rougit comme si elle eût craint d’avoir été comprise de René. Les yeux de cette femme étaient fixés au ciel, son visage était inspiré : on eût dit que, dans une illusion passionnée, Céluta croyait nourrir et son fils et le père de son fils.

Amitié, qui m’avez raconté ces merveilles, que ne me donnâtes-vous le talent pour les peindre ! j’avais le cœur pour les sentir[1]

  1. C’est ici que s’arrête la première partie des Natchez, celle qu’on peut en appeler l’épopée. Ce qui suit n’est plus qu’un simple récit, pour lequel l’auteur, renonçant à la forme épique, adopte celle de la narration.