Les Névroses (Rollinat)/La Buveuse d’absinthe

Les Spectres
Les NévrosesFasquelle. (p. 270-272).


LA BUVEUSE D’ABSINTHE


Au docteur Louis Jullien.


 
Elle était toujours enceinte,
Et puis elle avait un air…
Pauvre buveuse d’absinthe !

Elle vivait dans la crainte
De son ignoble partner :
Elle était toujours enceinte.

Par les nuits où le ciel suinte,
Elle couchait en plein air.
Pauvre buveuse d’absinthe !

Ceux que la débauche éreinte
La lorgnaient d’un œil amer :
Elle était toujours enceinte !

Dans Paris, ce labyrinthe
Immense comme la mer,
Pauvre buveuse d’absinthe,

 

Elle allait, prunelle éteinte,
Rampant aux murs comme un ver…
Elle était toujours enceinte !

Oh ! cette jupe déteinte
Qui se bombait chaque hiver !
Pauvre buveuse d’absinthe !

Sa voix n’était qu’une plainte,
Son estomac qu’un cancer :
Elle était toujours enceinte !

Quelle farouche complainte
Dira son hideux spencer !
Pauvre buveuse d’absinthe !

Je la revois, pauvre Aminte,
Comme si c’était hier :
Elle était toujours enceinte !

Elle effrayait maint et mainte
Rien qu’en tournant sa cuiller ;
Pauvre buveuse d’absinthe !

Quand elle avait une quinte
De toux, — Oh ! qu’elle a souffert,
Elle était toujours enceinte ! —

 
 
Elle râlait : « Ça m’esquinte !
Je suis déjà dans l’enfer. »
Pauvre buveuse d’absinthe !
 
Or elle but une pinte
De l’affreux liquide vert :
Elle était toujours enceinte !
 
Et l’agonie était peinte
Sur son œil à peine ouvert ;
Pauvre buveuse d’absinthe !
 
Quand son amant dit sans feinte :
« D’débarras, c’en est un fier !
« Elle était toujours enceinte. »
— Pauvre buveuse d’absinthe !