Les Névroses (Janet)/Première Partie/Chapitre VI
CHAPITRE VI
Les troubles de la perception.
À côté des fonctions de l’action volontaire se placent les fonctions de la perception qui nous permettent de prendre connaissance du milieu dans lequel nous sommes actuellement plongés, ainsi que de l’état actuel de notre organisme, afin que nous puissions réagir correctement aux diverses excitations. Un très grand nombre de troubles et de souffrance sont en rapport avec des troubles névropathiques de ces fonctions de perception.
On pourrait ranger, sous ce titre, un très grand nombre d’illusions et d’hallucinations qui peuvent affecter tous les sens; mais nous avons déjà suffisamment étudié ces phénomènes à propos des troubles des idées avec lesquels ils sont le plus souvent associés. Nous insisterons surtout ici sur cette transformation intéressante des perceptions qui leur donne trop souvent un caractère pénible, qui les rend douloureuses. La douleur est très fréquente dans toutes les maladies : elle joue un rôle considérable dans les névroses, car les malades faibles de volonté et émotifs savent, moins que tout autre, la supporter et lui donnent vite une importance démesurée.
Il y a d’abord, dans l’hystérie, des douleurs que l’on peut appeler des douleurs vraies, car elles ont pour point de départ une altération réelle de l’organisme qui, chez tout homme, provoquerait une sensation pénible. Ces malades semblent concentrer toute leur attention, toute leur conscience sur cette douleur et lui donnent des proportions qui nous paraissent très exagérées. Il est difficile de savoir si réellement la conscience de la douleur elle-même est, chez eux, beaucoup plus grande qu’elle ne serait chez nous, dans les mêmes circonstances. Il y a surtout exagération des manifestations extérieures de la douleur, des cris, des contorsions, et, en même temps, des sentiments de peur, de désespoir qui se développent à propos de cette douleur. Une de ces malades hurlait désespérément à propos d’une légère piqûre à un doigt : je lui demandai de chercher avec calme si réellement elle souffrait beaucoup. Elle parut interloquée : « C’est vrai, dit-elle après réflexion, je ne sens pas grand’chose; mais mon sang coule, donc, je dois souffrir beaucoup », et elle se remit à hurler. L’émotion se développe à propos d’un léger trouble et donne souvent au sujet l’illusion de la douleur plutôt que la douleur même.
Or, il y a, dans l‘hystérie même, des conditions qui, en outre des accidents ordinaires, peuvent servir de point de départ à ces impressions douloureuses si exagérées, ce sont les contractures, les spasmes dont nous venons de parler. Les contractures sont très souvent douloureuses et nous pouvons le comprendre en songeant à la douleur d’une contraction musculaire prolongée jusqu’à la fatigue excessive. Ces douleurs sont surtout manifestes quand la contracture commence et quand elle se défait; nous connaissons, par expérience, la douleur d’une crampe du mollet au moment où il faut la faire cesser par la compression. Ces douleurs siègent surtout aux points les plus sensibles du muscle, c’est-à-dire aux extrémités du muscle, à ses tendons d’insertion. C’est là que nous allons trouver une foule de points douloureux dont on n’apprécie pas toujours la cause. Les grandes contractures très permanentes et bien visibles sont souvent peu ou point sensibles, tandis que les petites contractures, constamment en voie de changement, déterminent à leurs points d’insertion de grandes douleurs. On observe des douleurs déterminées par ce mécanisme, au pourtour des articulations, sur le tronc, au ventre ou à la poitrine, à diverses régions de la face, aux tempes, à la nuque, au dessous de l’angle des mâchoires, au-dessous de la langue et on les prend bien souvent pour de tout autres phénomènes.
Dans le groupe précédent, il y avait encore quelque chose de réel qui provoquait une douleur simplement exagérée : il n’en est plus ainsi dans le groupe suivant. Quoique la douleur semble très vive au moment de l’excitation d’une certaine région, on ne trouve rien dans cette région qui puisse la justifier. C’est qu’il faut chercher ailleurs, dans d’autres régions, des organes qui se transforment d’une manière pénible, par association avec l’impression provoquée, ou bien simplement dans l’état mental du sujet des idées, des souvenirs, des sentiments pénibles qui surgissent à propos de cette impression originelle. A… a été victime d’un accident dans un ascenseur et il a eu une blessure assez sérieuse à l’épaule gauche. Cette blessure est entièrement guérie. Si on touche un point quelconque du côté gauche, il pousse des hurlements de douleur. Au point touché, il n’y a absolument rien de douloureux, mais à propos de ce contact, il a de nouveau des spasmes de l’épaule gauche, des sensations de suffocation et une terreur horrible. Comme il ne se rend pas bien compte de l’évocation de ces phénomènes par association d’idées, il dit qu’il souffre dans tout le côté gauche. Une jeune fille, X… présente des impressions bizarres sur tout le côté droit : dès qu’elle est touchée de ce côté, elle a des horripilations et des frissons de dégoût, elle prétend ne pas comprendre ce qui se passe et attribue cela à une sensibilité particulière de la peau du côté droit. Nous n’avons qu’à assister à une de ses crises de délire à forme somnambulique pour comprendre ce qui se passe. Dans cet état, elle est convaincue à tort ou à raison que pendant son sommeil un individu s’est couché près d’elle, à droite, et qu’il a abusé d’elle. C’est cette idée fixe, ce rêve si l’on veut, qui se réveille à propos de tous les contacts du côté droit. On peut noter, à ce propos, que cette dysesthésies est surtout notable au bas-ventre et aux seins. En général, toute hystérique qui présente des troubles de sensibilité à ces régions a quelque idée fixe se rattachant à des aventures amoureuses. On observe de ces dysesthésies par association d’idées à propos de toutes les sensations : Gu… a horreur de la couleur rouge « qui, dit-elle, lui fait mal aux yeux » : dans ses crises elle est furieuse contre des individus qui, à propos d’opinions politiques, ont mis des fleurs rouges sur le cercueil de son père. Un individu qui, pendant la guerre, a couché une nuit sur le sol glacé, conserve, pendant des années, des impressions de froid sur tous les points proéminents de son côté gauche.
La notion de ces dysesthésies par association entre une certaine sensation fournie par le contact d’un point du corps et certaines idées fixes plus ou moins conscientes nous amènent à comprendre un fait qui a donné lieu, autrefois à bien des discussions étranges, le fait des points hystérogènes. Depuis le XVIe siècle (Mercado 1513, Ménardes 1620, Boerhave, etc.), on avait remarqué que la pression sur certains points du corps modifiait les phénomènes hystériques, provoquait les attaques ou les arrêtait par exemple. Des possédées, comme sœur Jeanne des Anges en 1634, plaçaient leurs démons en divers points de leur corps; Léviathan avait sa demeure au milieu du front, Béhérit sa résidence à l’estomac, Balaam sur la deuxième côte à gauche et Isackaarum sur la deuxième côte du côté droit. Si on touchait ces points, on déterminait le trouble nerveux, spasme, aboiement ou délire qui constituait la spécialité de tel ou tel de ces diables.
À l’époque de Charcot, on insistait beaucoup sur ces faits, on expliquait une foule de choses par les points hystérogènes, hypnogènes, algogènes, érotogènes, etc. Beaucoup d’études psychologiques ont lutté contre cette interprétation et ont montré que dans la plupart des cas il s’agissait simplement d’associations d’idées développées à la suite d’émotions, de suggestions ou d’habitudes.
Enfin, il faut dire un mot d’un troisième groupe de dysesthésies plus curieuses que les précédentes qui dépendent d’un trouble de la perception elle-même. Nous venons de voir un homme qui conserve une impression de froid sur une jambe à la suite du souvenir d’un événement où le froid a réellement joué un rôle. Mais nombre d’autres sujets ont, sur diverses régions du corps, des impressions de froid ou sentent des gouttes d’eau froide qui coulent sur la peau sans qu’il y ait, dans leur souvenir, aucun événement semblable. D’autres ont des sensations d’engourdissement, de démangeaison, de fourmillement ou des sentiments bizarres qui les portent à croire que leurs membres sont devenus trop gros ou trop petits. En les examinant, on observe qu’à ce moment la sensibilité de cette région a plus ou moins diminué et que cette diminution est toujours parallèle à ces impressions bizarres. La dysesthésie semble, ici, en rapport avec l’anesthésie; elle n’est qu’une expression de l’engourdissement lui-même exagéré, bien entendu, par l’émotion du sujet. C’est pourquoi l’étude des dysesthésies hystériques doit toujours se compléter par celle de leurs anesthésies.
Comme toujours, dans cette maladie, à côté des exagérations du fonctionnement automatique, nous trouvons des insuffisances de la fonction. Ici, les insuffisances de la perception constituent ce symptôme si important de l’anesthésie hystérique. Ce n’est peut-être pas là un phénomène très important pour le sujet qui en souffre rarement, mais c’est un phénomène très remarquable au point de vue psychologique, qui a été l’objet d’études très importantes et qui a certainement joué un rôle dans le développement de la psychologie pathologique. Ces insensibilités bizarres que présentent certains malades étaient connues depuis fort longtemps : elles constituaient ces marques qu’on appelait les griffes du diable et que l’on recherchait chez les possédés pour pouvoir les envoyer au bûcher en toute sûreté de conscience. Mais leur étude scientifique est assez récente, puisqu’elle ne date guère que des travaux de Piorry, 1843; de Maccario, 1844; de Gendrin, 1856. L’examen psychologique de ce singulier phénomène a été quelque peu commencé par Briquet, 1859, mais il date surtout de l’époque de Charcot et de son école.
Il est impossible d’indiquer ici, même sommairement, toutes les observations qui ont été faites sur l’anesthésie hystérique. Il nous suffit d’indiquer d’abord les faits les plus simples relatifs à la sensibilité générale et ensuite quelques notions sur les anesthésies qui affectent les sens spéciaux.
Le sujet se plaint rarement de ne pas sentir, c’est un symptôme auquel il est d’ordinaire indifférent, à moins qu’il n’y ait en même temps de ces chatouillements, de ces troubles qui accompagnent quelquefois des anesthésies incomplètes. C’est un symptôme que le médecin découvre à propos d’autres phénomènes. En faisant l’examen du sujet, on remarque qu’il y a certaines excitations auxquelles l’individu normal réagit et qui laissent absolument indifférent le malade. Cette insensibilité est, en effet, rarement totale, presque toujours elle est plus ou moins systématique, c’est-à-dire qu’elle porte exclusivement sur telle ou telle catégorie de phénomènes. Nous observerons le plus communément l’anesthésie à la douleur, l’analgésie, tandis que le sujet continue à sentir les impressions de toucher ou les changements de température, il ne réagit pas aux excitations qui, d’ordinaire, provoquent de la douleur. Quelquefois, cette analgésie est considérable et de très forte excitations ne sont pas senties : j’ai décrit une femme à qui on a pu pratiquer l’opération assez grave du curettage de l’utérus sans chloroforme et qui ne manifesta aucune sensibilité[1]. Le plus souvent cette analgésie n’est pas absolue; lorsque l’excitation est très forte et surtout lorsqu’elle est bizarre, anormale, elle réveille la sensation. Certains auteurs se trompent, à mon avis, en déclarant qu’un sujet n’avait pas d’analgésie, parce qu’ils réveillent momentanément sa sensibilité par de fortes excitations électriques. C’est un caractère des anesthésies hystériques, comme nous le verrons, que de pouvoir être dissipées par des excitations anormales. Cela n’empêche pas qu’avant ces excitations et en dehors d’elles, le sujet n’ait eu une indifférence spéciale pour des traumatismes qui éveillent la douleur dans la conscience des autres hommes.
Une autre forme d’insensibilité porte sur les impressions de chaud ou de froid; dans d’autres cas, elle porte sur le toucher proprement dit. Le sujet ne distingue pas les contacts légers comme ceux des poils d’un pinceau et ne sait aucunement si on le touche ou si on ne le touche pas, ni quels objets on met dans sa main. La même insensibilité peut siéger non seulement sur la peau, mais encore sur les muqueuses; l’insensibilité de la bouche, du pharynx, de la conjonctive oculaire, ont été souvent étudiées. Ces troubles de perception sont intéressants, car ils s’accompagnent souvent de la suppression de certains phénomènes, de la suppression plus ou moins complète du réflexe nauséeux ou du réflexe conjonctival des paupières.
L’anesthésie musculaire enlève la connaissance de la position des membres, de leurs mouvements ou du poids que le membre soulève; le sujet est incapable de discerner la différence qu’il y a entre les divers poids que l’on met sur sa main, il ne peut pas, quand il a les yeux fermés, décrire la position donnée à un de ses membres, il est incapable de placer volontairement et consciemment le membre symétrique dans la même position; enfin, il n’apprécie pas normalement la fatigue générale ou locale. Tous ces phénomènes sont souvent très remarquables et amènent à leur suite une foule de conséquences très curieuses qui ont été l’objet des premières études de la psychologie expérimentale.
Une variété d’anesthésie tactile et musculaire très curieuse et peu connue trouble non la perception des impressions mais leur localisation. Dans sa forme la plus intéressante, cette anesthésie empêche le sujet de distinguer son côté droit de son côté gauche ou l’amène à commettre, à ce propos, une singulière erreur qui consiste à apporter toujours au côté droit une impression faite sur le côté gauche et réciproquement. J’ai publié, il y a déjà longtemps, une étude sur l’interprétation de ce phénomène de l’allochirie que je considérais comme un trouble exclusivement psychologique[2]. Mon interprétation est restée longtemps ignorée et ce n’est que tout récemment que M. E. Jones l’a reprise en la développant par de nouvelles observations[3]. La localisation des sensations dépend du sentiment de certains caractères propres à chaque région du corps qui accompagne chaque sensation : ces caractères sont les signes locaux que décrivait déjà Wundt. Ces signes locaux varient suivant les différentes régions; mais ils sont fort semblables entre eux, quand il s’agit de deux points symétriques du corps, comme les deux poignets ou les deux pieds. En un mot, il est plus facile de distinguer les signes locaux de la main et ceux du genou que de distinguer les signes locaux de la main droite de ceux de la main gauche. Cette perte de la localisation et en particulier ce trouble spécial de l’allochirie dépendent d’une insensibilité systématique portant précisément sur cette différence minime des signes locaux.
On peut encore signaler une autre forme d’anesthésie plus générale qu’on appelle généralement l’anesthésie organique : elle enlève non seulement la connaissance des impressions venant de l’extérieur, mais la conscience même de l’existence du membre. Ces personnes, anesthésiques d’un côté, se sentent dans le vide si elles sont couchées sur ce côté. Une malade ayant une anesthésie de ce genre à la jambe, prétendant sentir ses orteils collés à sa cuisse, comme si le genou et la jambe avaient disparu.
On a aussi distingué les anesthésies d’après les régions sur lesquelles elles s’étendaient. Il est en effet intéressant de remarquer que, dans certains cas, ces anesthésies présentent à la surface du corps une répartition assez régulière. Elles couvrent tout un membre ou une portion de ce membre et se terminent par des lignes à peu près circulaires, perpendiculaires à l’axe du membre. C’est ce que Charcot appelait des anesthésies en gigot, en manche de veste. Ce genre d’anesthésie, à forme dite géométrique, est souvent contestée aujourd’hui; je crois cependant en avoir constaté un très grand nombre de cas excessivement nets. Plus souvent, l’anesthésie porte sur des régions plus vastes, sur toutes la moitié inférieure du corps, par exemple, ou bien sur une moitié du corps et, dans ce cas, Briquet avait déjà remarqué autrefois que l’hémianesthésie gauche est plus fréquente que l’hémianes-thésie droite. Très souvent, ces hémianesthésies se superposent à des hémiplégies, mais elles peuvent aussi exister à peu près isolément.
Les mêmes insuffisances de perception peuvent altérer les fonctions des sens spéciaux comme elles troublaient la sensibilité générale. Il existe des surdités hystériques quoiqu’elles soient trop souvent méconnues; quelquefois elles se développent à la suite d’une maladie réelle du nez ou des oreilles et ne font qu’exagérer énormément une diminution de l’ouïe qui était justifiée, mais très souvent aussi la surdité hystérique se développe sans aucun accident du côté des oreilles, à la suite d’émotions ou de fatigues, ou simplement comme conséquence d’une hémianesthésie qui s’étend sur tout un côté du corps et qui gagne même les sens spéciaux. Dans certains cas on a peine à comprendre le mécanisme psychologique qui a déterminé la localisation du trouble sur les oreilles. Une jeune fille de vingt ans, qui a déjà eu toutes sortes d’accidents hystériques, mais qui, habitant la campagne, n’a jamais entendu parler de ces troubles bizarres de la perception, fut un soir effrayée, pendant l’époque de ses règles, par un mauvais plaisant déguisé en fantôme; elle eut à ce moment des tremblements, des secousses, des cris. On put la calmer et la coucher et elle dormit tranquillement; mais le lendemain elle se réveilla absolument sourde des deux côtés. Cette surdité a duré quinze jours et n’a cédé qu’à un traitement hypnotique. Enfin il est facile de concevoir que, dans quelques cas, la surdité peut s’associer avec le mutisme que nous avons déjà étudié et déterminer des formes plus ou moins graves de surdi- mutité hystérique. Tout récemment M. Ingegnieros, de Buenos-Ayres, ajoutait un chapitre intéressant à l’étude de ces troubles névropathiques de l’audition en décrivant des surdités musicales, des troubles portant uniquement sur la perception de la musique. Ces phénomènes se rapprochent évidemment des amnésies que nous avons examinées au début de cet ouvrage et sont des faits un peu plus complexes.
Il faudrait tout un livre pour décrire les troubles de perception qui peuvent atteindre la fonction visuelle : c’est encore là un champ d’études remarquables pour la psychologie expérimentale. Je rappelle seulement que la vision dans son ensemble et que toutes les parties de la fonction visuelle isolément peuvent être supprimées par l’hystérie. En commençant par les phénomènes les plus restreints on observe d’abord la simple asthénopie accomodative, beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit. Ce qui est perdu dans ce cas, c’est la partie la plus élevée de la fonction visuelle, le pouvoir non pas de voir, mais de regarder avec précision un objet déterminé et d’en suivre les différentes lignes. Ensuite nous rencontrons l’amblyopie : le trouble s’étend déjà à une vision même moins précise, c’est une diminution de l’acuité visuelle ou la perte de la vision des objets petits et délicats.
Il faut signaler rapidement la dyschromatopsie ou perte de la vision des couleurs. Il arrive fréquemment, en effet, que des hystériques, ayant encore une assez bonne acuité visuelle, cessent de percevoir les couleurs ou du moins certaines couleurs. Le violet, le bleu, le vert semblent disparaître les premiers; le rouge est la couleur qui paraît persister le plus longtemps. On sait autrefois à ce propos que cette persistance de la perception du rouge explique l’affection que les hystériques manifestent souvent pour cette couleur et pour les autres couleurs très voyantes. Il y a là à mon avis quelque exagération et il est plus probable que des raisons morales, comme le besoin très curieux qu’elles ont de se faire remarquer, jouent un rôle plus considérable dans ces préférences pour certaines toilettes.
Si nous continuons l’examen des troubles hystériques de la vision, nous voyons que la destruction ou plutôt la dissociation peut encore pénétrer davantage et atteindre des fonctions plus importantes. Un des symptômes hystériques les plus remarquables est le fameux rétrécissement du champ visuel dont l’étude devrait être plus approfondie et que nous ne pouvons faire ici. On sait que la vue, grâce aux dimensions de la rétine, s’étend sur une certaine surface qu’un œil peut voir simultanément sans bouger. Sans doute tous les points de cette définition seraient à discuter : il n’est pas bien certain, en particulier, que tous les points du champ visuel soient perçus simultanément dans un seul et même acte d’attention, mais cette définition suffit pratiquement. Il résulte de cette étendue du champ visuel que la vision se subdivise en deux fonctions, celle de la vision directe qu s’applique à l’objet placé exactement au point de fixation et la vision latérale ou indirecte qui nous permet de voir moins distinctement des objets situés latéralement et en dehors du point de fixation. Chez les hystériques, ces deux fonctions visuelles semblent se dissocier : la première subsiste seule et la seconde disparaît en partie ou complètement. Le sujet ne voit plus que les objets situés au point de fixation et ne perçoit plus consciemment les objets situés latéralement. C’est ce que l’on exprime en disant que le champ visuel de l’hystérique est rétréci concentriquement. Ce symptôme de l’hystérie a été récemment mis en doute; sans discuter ici ni son origine, ni son mécanisme, j’insiste seulement sur sa réalité. J’ai recueilli 78 belles observations de rétrécissement du champ visuel dans les conditions les plus diverses et je considère que cet accident, sans être aussi fréquent peut-être qu’on le croyait autrefois, conserve une grande importance.
Je ne puis que signaler ici un curieux problème à l’étude duquel j’ai pris un intérêt particulier. Le champ visuel des hystériques ne peut-il être modifié que de la manière précédente? Le rétrécissement est-il toujours concentrique, ne peut-il pas être déformé par des scotomes irréguliers et, en particulier, peut-on rencontrer, dans l’hystérie, le champ visuel hémiopique ou le phénomène de l’hémianopsie? La question est plus grave qu’elle ne semble être : l’hémianopsie, c’est-à-dire la vision dans une seule moitié du champ visuel, est un phénomène fréquent à la suite des lésions cérébrales; son existence dans l’hystérie aurait des conséquences graves au point de vue du diagnostic et de l’interprétation de la maladie. Après des oscillations, les neurologistes étaient arrivés, surtout après l’ouvrage de Gilles de la Tourette, à nier complètement l’existence de l’hémianopsie hystérique et à soutenir que ce symptôme ne pouvait être produit que par une lésion organique destructive d’un centre déterminé. Cette décision ne peut pas se soutenir a priori, je ne vois aucune raison pour que le trouble fonctionnel de l’hystérie ne réalise pas les mêmes symptômes que la destruction organique du centre d’une fonction. Toute fonction, nous l’avons dit à propos des paralysies, finit, lorsqu’elle est ancienne, par avoir son centre organique bien déterminé et, dans ces cas, la destruction du centre ou la suppression momentanée de la fonction peuvent se manifester par des phénomènes analogues souvent difficiles à discerner. D’ailleurs, n’avons-nous pas observé ce fait d’une manière incontestable à propos de l’hémiplégie qui se rencontre dans d’hysté-rie aussi bien que dans les lésions cérébrales?
Après la période de négation précédente, M. Déjerine en 1894, puis moi-même en 1895, avons présenté des observations authentiques d’hémianopsie fonctionnelle. Je crois avoir donné la démonstration du caractère hystérique de ce syndrome en montrant l’existence de sensations subconscientes dans la partie en apparence supprimée du champ visuel. Depuis, j’ai eu l’occasion de présenter d’autres cas aussi net[4]. Dans un article paru dans le Brain, en 1897, M. Harris a présenté des faits analogues; il a noté, en particulier, comme je l’avais fait moi-même, des cas où l’hémianopsie hystérique se présente à la suite d’une amaurose, comme une période transitoire dans la restauration de la vision. Il me semble probable qu’il y a eu autrefois, chez les animaux, et qu’il existe encore chez l’homme, une fonction spéciale pour la vision à droite et une fonction pour la vision à gauche. Ces fonctions peuvent se dissocier dans l’hystérie comme toutes les autres, mais comme ce sont des fonctions très anciennes, leur dissociation est rare et ne se présente que temporairement.
Le trouble de la vision peut prendre encore une autre forme et se présenter comme la perte de la fonction binoculaire. Comme M. Parinaud le remarquait autrefois, la plupart des animaux ayant les yeux des deux côtés de la tête n’ont pas de vision binoculaire, ils ont la vision monoculaire alternante tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. L’homme conserve cette vision élémentaire, mais il peut y ajouter une vision supérieure qui consiste dans la fusion des images fournies simultanément par les deux yeux à propos du même objet. Cette vision supérieure a des avantages particuliers, elle permet l’appréciation plus facile des distances et du relief. Il est curieux de remarquer qu’un grand nombre d’hystériques, sans le savoir en aucune façon, rétrogradent en quelque sorte, perdent la vision humaine pour ne conserver que la vision animale. On constate, par diverse expériences, que la fusion des images fournies par les deux yeux, que la vision au stéréoscope, la vision du relief dans les anaglyphes de Ducos de Hauron est totalement supprimée.
Mais ces mêmes malades peuvent présenter un autre trouble constitué par le phénomène si remarquable de l’amaurose unilalérale. Un beau jour, une raison quelconque a forcé le sujet à fermer l’œil droit et il est stupéfait de se trouver dans l’obscurité, c’est ainsi qu’il apprend avec étonnement qu’il ne voit plus que par un seul œil et qu’il est devenu incapable de se servir de l’autre.
Ce trouble singulier de la vision a été le point de départ d’un grand nombre d’études psychologiques remarquables; c’est l’un des faits qui a le mieux contribué à donner l’idée de la dissociation des fonctions dans l’hystérie. Les sujets qui présentaient cette amaurose unilatérale ont été l’objet de vérifications intéressantes pour écarter l’hypothèse de la simulation, car le fait se présentait quelquefois chez de jeunes conscrits soumis à l’examen du conseil de révision. Des expériences ingénieuses comme celles de la double image de Brewster, des lettres colorées de Snellen, de la boîte de Flees ont mis en évidence un fait inattendu, c’est que cet œil amaurotique de l’hystérie ne voit rien quand il est seul, mais qu’il voit très bien quand la vision se fait avec les deux yeux ouverts simultanément. En un mot, ce trouble semble être l’inverse du précédent, c’est ici la vision monoculaire d’un seul œil qui est perdue, tandis que subsiste la vision binoculaire. Ces deux visions, monoculaire et binoculaire, dont l’existence est à peine soupçonnée par l’individu normal, peuvent se séparer dans cette névrose et tantôt l’une, tantôt l’autre subsiste isolément.
Enfin, le trouble de la fonction visuelle peut être beaucoup plus considérable et porter sur l’ensemble de la vision; en d’autres termes, il détermine la cécité hystérique. Le phénomène est rare, car il semble que le sujet conserve toujours, autant que possible, les fonctions essentielles et qu’il ne perde qu’une partie de la vision. Cependant, cet accident a été constaté bien souvent : dans les travaux de Lepois, en 1618, cette cécité était déjà signalée, on en retrouve souvent la description dans les œuvres des oculistes français comme Landolt Borel, Parinaud. Le plus souvent, cette cécité totale se produit à la suite d’accidents et elle rentre dans les phénomène de l’hystérie traumatique. Voici les deux derniers cas que j’ai observés. Un homme de trente-huit ans travaillait à nettoyer une machine quand un chiffon plein de graisse et de pétrole pris dans un engrenage vient le fouetter sur la figure. La face fut simplement salie et le malade fut le premier à rire de l’accident. Il alla se laver mais il eut beaucoup de peine à débarrasser la peau et les paupières de ces substances grasses. Il faut noter que rien n’était entré dans les yeux et qu’il n’en souffrait pas. Cependant, au bout d’une demi-heure, il lui crut voir un brouillard devant lui, puis il observa que ce brouillard s’épaississait et deux heures après, il cessa complètement de voir. La vision oscilla un peu le lendemain et les jour suivants; de temps en temps il voyait un peu les objets, surtout avec l’œil droit. Ces oscillations durèrent un mois, puis elles ne réapparurent plus et, pendant quatre ans, cet homme resta complètement aveugle. Voici une femme de trente et un ans dont l’histoire est semblable. Dans une usine de blanchissage, elle reçut, à la face, de l’eau mêlée de chaux et de savon, à la suite d’une petite explosion de chaudière. Ici, la peau fut légèrement brûlée et les paupières furent enflées; la malade était à la période des règles pendant l’accident, elle se sentit très troublée et très étourdie. Pendant les premiers jours, elle n’osait guère ouvrir les yeux; quand elle les ouvrit, elle s’aperçut qu’elle ne voyait plus clair, et l’amaurose a été complète pendant deux ans. Quand j’examinai la malade, il y avait déjà une légère restauration de la vision qu’il a été facile de compléter rapidement. Dans d’autres cas, il y a des cécités moins graves qui durent quelques jours et qui disparaissent subitement. Une femme de vingt-sept ans présente souvent le trouble suivant : pendant qu’elle lit, elle voit comme un éclair rouge qui illumine la chambre, elle ferme les yeux et, quand elle les rouvre, elle ne voit plus rien. La cécité a duré une fois douze jours, une fois sept, une autre huit et la vue revient subitement, comme elle était partie.
Inutile de remarquer que, lorsque la cécité est ainsi complète, le diagnostic est très difficile et que l’on ne saurait s’entourer de trop de précautions. C’est alors, plus que jamais, qu’il faut rechercher avec soin les caractères des anesthésies hystériques, caractères qui vont être passés en revue après l’énumération des troubles de la perception chez les psychasténiques.
Si nous considérons le second groupe de malades, les phénomènes se séparent moins nettement, mais nous retrouvons au moins à titre d’indication les mêmes grandes distinctions, les troubles de la perception par agitation, par douleur, et les insuffisances de la fonction. Beaucoup de psychasténiques présentent aussi sur certains points du corps des régions douloureuses où ils ne peuvent supporter aucun contact ni aucun mouvement. Quand on effleure ces parties ou quand ils doivent faire fonctionner ces organes, ils semblent éprouver des douleurs et des troubles tout à fait énormes et bien entendu tout à fait disproportionnés avec la modification opérée; ils ont des troubles de la circulation et de la respiration, ils sont couverts de sueur, ils se contorsionnent, reculent avec des gestes d’épouvante et poussent des cris de souffrance. Ces douleurs disproportionnées, ces émotions inopportunes se produisent dans deux circonstances légèrement différentes. Tantôt elles sont à peu près continuelles, à propos d’une partie déterminée du corps, même quand cette partie reste immobile : ce sont les algies proprement dites. Tantôt elles ne se développent qu’au moment où l’organe doit entrer en fonctions, ce sont les phobies des fonctions. Il est évident d’ailleurs que dans bien des cas ces troubles se rapprochent et se confondent.
On observe de ces douleurs dans toutes les parties du corps. Quand elles siègent dans les muscles des membres elles donnent quelquefois naissance à cette maladie qui a été appelée par Moebius, akinesia algera. Plus souvent elles siègent sur quelque organe, c’est ainsi qu’il y a de ces algies aux seins et que les malades se figurent avoir un cancer. D’autres souffrant à la poitrine parlent constamment de phtisie. Il s’agit très souvent de troubles qui ont pour point de départ les organes génitaux. Vr…, après avoir trompé son mari, a de grands remords et de grandes craintes, elle simule d’abord volontairement une maladie pour refuser de s’enfuir avec son amant, mais ensuite elle ne peut plus se débarrasser de douleurs qui siègent aux parties génitales et aux ovaires. Elle reste huit mois dans son lit sans consentir à faire le moindre mouvement des jambes ou du tronc; il faut la chloroformer pour pouvoir palper le ventre et on finit par lui faire l’opération chirurgicale qu’elle réclame, ce qui permet seulement de constater des organes parfaitement sains et ce qui ne la guérit pas du tout.
Ces souffrances siègent souvent à la peau et déterminent des prurits, des agacements, des angoisses de toutes espèces. Quelquefois ces douleurs sont interprétées par les malades qui ne peuvent s’empêcher de sentir « des grenouilles qui se promènent dans leur dos, des langues d’animaux dégoûtants qui les lèchent, des vers, des intestins pourris qui glissent le long de leur corps ». C’est là ce qu’on a appelé souvent des dermatophobies, des acarophobies, des syphiliphobies, etc. Inutile d’énumérer les algies du nez, de la bouches, de la langue, des dents. Il y a des malades qui se font arracher successivement toutes les dents saines, et M. Galippe, en 1891, a consacré un intéressant travail à ces maladies des dents qui ne regardent pas le dentiste.
Les sens spéciaux sont susceptibles de présenter les mêmes troubles. L’odorat devient pénible quand l’odeur s’associe avec l’une des manies du scrupuleux. L’un se figure que toutes les odeurs « rappel-lent les odeurs des parties génitales » et un autre craint qu’en aspirant l’odeur « il ne fasse monter dans le nez des petites bêtes qui iraient jusqu’au cerveau ». L’ouïe est plus souvent encore atteinte de ces algies : Ot…, homme de cinquante ans, retiré des affaires, prend en horreur son appartement, son quartier à cause du bruit qu’il y entend et finit par vivre dans une chambre entièrement matelassée pour qu’aucun bruit ne parvienne jusqu’à lui. Chez Bow… s’ajoute un détail particulier : tous les bruits n’affectent pas douloureusement l’oreille, mais seulement les petits bruits, bruit d’un fouet dans la rue, bruit d’une porte qui se ferme,, c’est la microphonophobie. On retrouve ici l’attention des scrupuleux pour les petites choses que nous avons déjà notée dans leurs manies de précision.
L’œil donne naissance à un trouble remarquable qui semble une maladie spéciale, c’est la photophobie, ou du moins une des variétés de la photophobie. On l’observe d’une manière remarquable dans l’observation de Rs… Cette femme, à l’âge de cinquante-six ans, peu après la ménopause, eut à subir une épouvantable secousse. On amena chez elle sa fille, jeune femme mariée depuis peu, qui venait d’être horriblement brûlée dans un incendie. Quelque temps après la mort de cette jeune femme, Rs… commença à se plaindre de ses yeux, parlant de cataracte, de paralysie, etc. : « elle ne pouvait se servir de ses yeux à volonté, elle ne pouvait regarder; quand elle fixait un objet, surtout un objet éclairé, elle éprouvait une gêne, une émotion pénible qui la suffoquait. » Bientôt elle prit l’habitude de tenir les yeux mi-clos, puis fermés et de se comporter tout à fait comme une aveugle. En effet, dans beaucoup d’observations de ce genre, les individus qui ont des algies des yeux ou des oreilles cessent absolument de regarder ou d’entendre et pratiquement se comportent comme des aveugles ou des sourds, de même que ceux qui ont des algies des membres ou de la peau cessent absolument de se mouvoir ou de rien toucher.
Malgré la remarque que nous venons de faire, nous ne rencontrons pas chez ces malades de véritables anesthésies analogues à celles que nous avons observées chez l’hystérique. Tout au plus peut-on noter dans certains cas des engourdissements à la douleur, au froid, au chaud qui dépendent nettement d’un état d’indifférence et de distraction. On note aussi des troubles des perceptions supérieures, de l’inintelligence de la lecture ou de la parole entendue, le défaut de perception d’une situation donnée. Mais ce sont là plutôt des troubles de l’attention que de véritables insensibilités.
Ce qui correspond chez eux aux anesthésies hystériques ce sont à mon avis certains sentiments pathologiques qui se développent à propos de la perception des objets extérieurs. Le malade nous paraît sentir correctement, il peut dire quel objet qu’on lui montre, mais dans sa conscience il n’est pas satisfait de cette perception et il éprouve à propos d’elle toute espèce de sentiments bizarres. Il sent que son attention est difficile et pénible, qu’il est constamment distrait, qu’il ne peut penser à ce qu’il entend : « Il paraît que j’entends, puisque je réponds à peu près convenablement, mais il me semble que je n’ai rien compris ». La perception ainsi faite lui paraît changée, tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend lui paraît étrange, on dirait que les choses lui apparaissent pour la première fois. Quelquefois il se plaint que les choses lui donnent l’impression d’être très loin et très petites. M. Bernard Leroy me semble bien décrire ce phénomène quand il dit « qu’il s’agit moins d’un éloignement matériel que d’un éloignement moral : l’illusion de la vue se trouve sous la dépendance de l’impres-sion d’éloignement, d’isolement, de fuite du monde ». Ces sujets ne reconnaissent plus le monde ordinaire, ils le sentent disparu, éloigné d’eux, séparé d’eux par une barrière invisible, par ce voile, ce nuage, ce mur dont ils parlent constamment : « Je flotte dans les espaces interplanétaires, et je suis séparé de tous les univers par une sorte d’isolement cosmique ».
D’autres ont le sentiment qu’ils voient double, qu’ils voient les objets transformés, plus longs qu’ils ne sont. Plus souvent, ils ont l’impression de ne pas voir des objets réels, mais uniquement des objets imaginaires : « Je vis dans le rêve, j’entends parler comme si j’étais dans un rêve, je ne distingue jamais bien ce que j’ai vécu et ce que j’ai rêvé ».
Un de ces sentiments qui accompagnent la perception a eu le privilège d’attirer l’attention des littérateurs et des philosophes et de provoquer d’innombrables discussions, c’est le sentiment du « déjà vu ». À l’inverse des précédents qui ont le sentiment que tout est nouveau, les malades ont le sentiment qu’ils ont déjà fait ces gestes, dit ces mots, vu ces choses, exactement dans le même ordre, de la même façon sans qu’ils soit possible de dire où ni quand. « Vous sentez que vous vivez identiquement une minute que vous avez déjà vécue, aujourd’hui devient autrefois, une chose est ainsi une autre chose. » Sans pouvoir entrer dans les détails, je rappelle seulement que le « déjà vu » ne constitue pas un trouble de la mémoire, comme on le dit trop souvent, mais un trouble de la perception. C’est une appréciation fausse du caractère de la perception actuelle qui prend plus ou moins l’aspect d’un phénomène reproduit au lieu d’avoir l’aspect d’un phénomène nouvellement perçu[5].. À tous ces sentiments s’ajoute souvent un sentiment étrange de désorientation ou de renversement de l’orientation. Il semble au sujet que tout ce qui est à droite devrait être à gauche et réciproquement. C’est là un phénomène qui se rapproche plus qu’on ne le croit de l’allochirie des hystérique[6].
Enfin, ces sujets en arrivent souvent à des sentiments de surdité et de cécité. Il se plaignent d’être aveugles, quoiqu’ils voient parfaitement clair, parce qu’il leur semble que leur vue est anormale, bizarre, que ce n’est pas la vue naturelle qu’ils devraient avoir.
De tels troubles de perception s’appliquent à la perception intérieure de notre corps et de notre personne comme à celle des objets extérieurs. C’est là le trouble dont Krishaber, en 1873, avait voulu faire une maladie spéciale sous le nom de névrose cérébro-cardiaque. « Au mois de juin 1874, écrit un malade, j’éprouvais à peu près subitement un changement dans la façon de voir, tout me parut drôle, étrange, bien que gardant les mêmes formes et les mêmes couleurs. Cinq ans après, je sentis que le trouble s’appliquait à moi-même, je me sentis diminuer, disparaître : il ne restait plus de moi que le corps vide. Depuis cette époque ma personnalité est disparue d’une façon complète et malgré tout ce que je fais pour reprendre ce moi-même échappé, je ne le puis. Tout est devenu de plus en plus étrange autour de moi, et, non seulement je ne sais ce que je suis, mais je ne puis me rendre compte de ce qu’on appelle l’existence, la réalité. » Ce sont là les sentiments de dépersonnalisation qui prennent toute espèce de formes, depuis la simple étrangeté de nous-mêmes jusqu’au sentiment que nous sommes disparus, ou que nous sommes remplacés par un autre. « Ce n’est plus moi qui marche, ce n’est plus moi qui mange, ce n’est plus moi qui parle, ma personne est en dehors de mon corps, il me semble qu’elle est près de moi et non en moi. » Enfin ce sentiment donne naissance à de véritables délires chez ces malades qui se croient morts et qui en considérant les autres personnes ont le sentiment qu’elles sont sans vie, qu’ils sont entourés par des automates et des cadavres[7].
Nos études précédentes, en particulier celle que nous avons faites sur les agitations motrices et sur les paralysies hystériques, nous permettent de résumer brièvement les caractères de ces troubles des perceptions.
Il est facile de comprendre qu’un grand nombre des dysesthésies sont principalement constituées par l’addition d’un phénomène automatique, d’une idée, d’un mouvement, d’un trouble viscéral à la sensation primitive. Cette sensation est aussi naturelle et aussi normale que possible; elle sert seulement de point de départ à des phénomènes intellectuels et viscéraux qui lui donnent son caractère pénible. Nous retrouvons ici les idées fixes à développement automatique que nous connaissons déjà.
Les dysesthésies dans lesquelles il y au engourdissement de la sensibilité et les anesthésies elles-mêmes sont plus embarrassantes. Remarquons d’abord qu’il n’y a pas de lésion extérieure de l’organe capable d’expliquer ces symptômes. On ne voit aucun trouble de la peau; le médecin spécialiste ne constate aucune altération de l’oreille ni de l’œil. Cet examen de l’organe est absolument essentiel, en particulier dans les cas si embarrassants d’amblyopie ou de cécité hystériques. Il est indispensable d’établir tout d’abord qu’il n’y a aucune lésion du fond de l’œil, ni du nerf optique, ni aucune hémorragie du corps vitré. Rien n’égale dans cet examen l’importance de la recherche des réflexes lumineux. En règle générale, tous les réflexes doivent rester normaux dans une anesthésie hystérique. C’est ainsi qu’on observe la conservation des réflexes cutané, la conservation des érections dans les organes érectiles, et surtout la conservation des réflexes pupillaires. Il y a bien quelques exceptions à propos des réflexes conjonctivaux et des difficultés à propos de certaines modifications des pupilles par spasme des muscles de l’iris. Il y a des inégalités pupillaires qui sont névropathiques, il ne faut pas l’oublier; mais ces phénomènes sont rares et ne doivent pas altérer la règle générale qui nous met gravement en garde en présence d’une altération de ce genre.
À ces premières observations s’ajoutent toutes les remarques que nous venons de faire sur la localisation et la répartition de ces troubles de la sensibilité. Ils portent d’une façon grossière sur la main, le pied, le bras, le sein, la région de l’estomac. Cette localisation semble correspondre à des idées populaires sur les limites des organes, de la main, du pied, de l’estomac, et ne répond à aucune notion anatomique bien précise[8]. Quand ces troubles ne sont pas localisés, ils altèrent des fonctions de perception dans leur ensemble et ils sont alors exactement systématisés.
On a vu que les troubles visuels n’étaient pas disséminés et incomplets, comme cela arrive presque toujours à la suite des lésions de l’œil, mais qu’ils semblaient décomposer la vision en une série de petites fonctions partielles qui étaient altérées isolément. Cette remarque sur la systématisation des troubles de perception complète les études précédentes sur l’absence de lésions et sur l’intégrité des réflexes élémentaires. Elle nous confirme dans cette opinion que ce nouveau troubles est fonctionnel et d’ordre psychologique.
Arrivés à ce point, il faut nous convaincre que l’anesthésie hystérique, pas plus que les dysesthésies, n’est une suppression radicale de la fonction elle-même, une destruction de la sensation. Pour le comprendre, on ne saurait trop insister sur la mobilité de ces anesthésies en apparence si nettes et si fixes. Elles varient d’un moment à l’autre sous l’influence de causes si minime qu’elles peuvent passer inaperçues. Tous les accidents hystérique peuvent modifier la répartition de la sensibilité. Des changements d’état même normaux, comme le sommeil naturel, peuvent transformer les anesthésies. J’ai montré autrefois que les anesthésies hystériques, comme les autres troubles névropathiques, disparaissent souvent pendant le sommeil naturel : des sujets qui ne sentent rien sur leur côté gauche pendant la veille sont réveillés ou se plaignent si on les pince de ce côté pendant le sommeil. Diverses intoxications, l’ivresse alcoolique, le début de la chloroformisation, l’état déterminé par la morphine suppriment les anesthésies : une hystérique ivre n’est plus insensible. L’objet principal de mes premières études, publiées dans mon livre sur l’Automatisme psychologique, en 1889, était surtout l’étude des nombreux changements de sensibilité qu’on observe dans les différents somnambulismes provoqués. La sensibilité se modifie également pendant la veille : Briquet avait déjà indiqué l’influence des excitations électriques; Burq avait cru noter celles des aimants et des plaques métalliques. J’ai insisté beaucoup sur l’influence de l’imagination, de la suggestion, de l’asso-ciation des idées, et surtout de l’attention. Collons un pain à cacheter rouge sur la main insensible d’une hystérique et empêchons-la de l’enlever : elle est gênée par cette modification de sa main, s’en préoccupe, y fait attention et, au bout de peu de temps, sa main est de nouveau complètement sensible. Toutes ces modifications rapides nous font penser que le trouble de la perception doit être bien superficiel et bien léger[9].
C’est ici le lieu de rappeler toutes les anciennes études que j’ai eu l’occasion de faire, il y a vingt ans, sur un autre caractère plus curieux encore de l’anesthésie hystérique, sur son apparence contradictoire. Pendant que l’insensibilité semble être complète, on peut montrer par diverses expériences que la perception s’effectue encore au moins d’une certaine manière. Le professeur de Berlin, M. Joly, observait des enfants en apparence aveugles; il notait qu’ils savaient cependant éviter les obstacles et ne se conduisaient pas comme de vrais aveugles : « Ils doivent avoir conservé, disait-il, une espèce de perception. » J’ai pu montrer qu’il en est ainsi dans tous les cas d’anesthésie hystérique. Des sujets naïfs acceptaient aisément cette petite convention que je leur proposais : ils devaient nous répondre « oui » quand ils étaient pincés sur une région sensible, et « non » au moment où ils étaient pincés sur le côté qui ne devait rien sentir. Des objets mis à leur insu dans la main insensible et sans qu’ils pussent les voir, déterminaient des mouvements d’adaptation de la main : les doigts prenaient le crayon ou entraient dans les anneaux des ciseaux. Si la vue de certains objets déterminait des émotions ou des convulsions, ces mêmes objets les produisaient tout aussi bien quand ils étaient placés devant l’œil qui était aveugle ou dans la région périphérique du champ visuel que le sujet semblait bien avoir quelques notions à propos des impressions faites sur ses organes; on pouvait dire qu’il se comportait comme s’il avait des sensations. Mais, d’autre part, il affirmait n’avoir aucune conscience de ces mêmes sensations, et je n’avais aucune raison pour douter de cette affirmation et de son anesthésie elle-même. C’est pourquoi j’ai proposé à cette époque d’appeler ces phénomènes des sensations subconscientes et j’ai montré que des sensations subconscientes de ce genre pouvaient presque toujours être mises en évidence dans toutes les formes d’anesthésie hystérique.
En résumé, dans ces troubles de la perception les conditions périphérique de la perception ne sont aucunement modifiées; la perception elle-même, qui semble supprimée ou altérée, peut réapparaître à propos du plus léger changement : bien mieux, elle existe évidemment, d’une manière subconsciente il est vrai, au moment même où elle paraît être supprimée. On peut donc conclure que dans ces troubles la fonction de la perception est bien légèrement altérée. Ici, comme dans l’étude précédente sur les paralysies, nous ne constatons pas un trouble profond de la fonction psychologique, mais une simple modification dans la conscience de la fonction et dans la façon dont le sujet rattache cette fonction à sa personnalité.
Au premier abord, les phénomènes présentés par les psychasténiques paraissaient tout différents et nous disions que ces malades ne présentaient pas les modifications profondes de la sensibilité, les changements de la vision et de l’audition que nous avions observés chez les hystériques; mais, après les remarques précédentes, il est facile. Ici, comme dans le cas précédent, nous ne voyons pas de véritables modifications des organes sensoriels. Les algies se développent sur des organes qui sont sains et dans lesquels rien n’explique ni la douleur ni les sentiments étranges du sujet. Cela est bien remarquable chez les photophobiques en particulier qui n’osent pas ouvrir les yeux, qui se résignent à la cécité, quand leur œil est absolument bien portant, quand l’oculiste ne peut pas y découvrir la plus légère altération. Bien mieux le sens même de la douleur n’est pas exagéré chez les malades qui poussent des hurlements dès qu’on frôle leur peau. J’ai souvent essayé de mesurer la sensibilité à la douleur avec des appareils de précision chez ces malades qui semblent sentir si fortement; il faut pour cela commencer par les rassurer, arrêter un peu leurs ruminations et leurs obsessions, les intéresser à ce petit problème, leur apprendre à dire exactement à quel moment le contact de l’aiguille devient une piqûre douloureuse. On est tout surpris de constater qu’ils arrêtent l’instrument au même degré que l’homme normal et que par conséquent ils ont conservé la même sensibilité douloureuse, ni moindre ni plus grande. Il n’y a là que des sentiments pathologiques à propos de l’appréciation des perceptions et des agitations qui s’y surajoutent.
Les principaux sentiments observés sont, comme on l’a vu, le sentiment d’absence de relief, d’obscurité, de lointain, d’étrange, de jamais vu, de faux, de rêve, d’éloignement, d’isolement, de mort. Quel est le sentiment auquel se rattachent tous les autres? On a souvent dit que c’était le sentiment de nouveau et d’ étrange, je crois plutôt que c’est le sentiment de non-réel, le sentiment d’absence de la réalité. C’est ce sentiment de l’irréel qui donne les impressions de rêve, de simulation, de jamais vu, de fantastique, c’est cette absence de réalité psychologique qui leur fait dire que les autres hommes sont des automates et qu’eux-mêmes sont des morts. On pourrait dire qu’ils ont conservé toutes les fonctions de perception mais qu’ils n’y ajoutent plus les sentiments de confiance, de certitude qui constituent dans notre esprit la notion de la réalité. Nous retrouvons à propos de la perception le même doute qui troublait la mémoire et l’intelligence. Ce doute est une sorte d’inachèvement de la perception exactement comme le défaut de conscience personnelle que nous avons noté chez l’hystérique, c’est pourquoi les troubles de la perception présentés par le psychasténique méritent d’être rapprochés des dysesthésies et des anesthésies hystériques : ce sont, malgré les apparences, des phénomènes très voisins l’un de l’autre.
- ↑ Névroses et idées fixes, I, p. 481.
- ↑ Névroses et idées fixes, I, p. 234.
- ↑ Communication au Congrès de neurologie d’Amsterdam¸ 1906.
- ↑ Névroses et idées fixes, I, p. 263. Presse médicale, 25 octobre 1889.
- ↑ À propos du « déjà vu », Journal de psychologie normale et pathologique, 1905, p. 289.
- ↑ Le renversement de l’orientation ou l’allochirie des représentations, Journal de psychologie, 1908, p. 89; sur un cas d’allochirie, Névroses et idées fixes, I, p. 234.
- ↑ Obsessions et psychasténie, I, p. 316, 377, 432.
- ↑ État mental des hystérique, I, p. 18.
- ↑ État mental des hystérique, I, p. 21.