Les Névroses (Janet)/Première Partie/Chapitre II

Ernest Flammarion, éditeur (p. 39-63).

CHAPITRE II

Les amnésies et les doutes.


L’examen des idées fixes nous a déjà montré que le développement de ces phénomènes était accompagné par un grand nombre d’oublis qui jouait probablement un grand rôle dans le trouble général. On a vu de même, quoique moins aisément, que les obsessions étaient accompagnées par des insuffisances de la pensée, qui était incapable de les arrêter et d’arriver à leur propos à une solution nette. Ces insuffisances de la pensée escortant les obsessions comme l’amnésie suit les idées fixes à forme somnambulique me semblent être surtout des doutes. Aussi, dans ce chapitre, décrirons-nous successivement ces deux phénomènes qui se correspondent, les amnésies hystériques et les doutes psychasténiques. Nous chercherons ensuite, en étudiant leurs caractères, à voir ce que ces deux phénomènes ont de commun et en quoi ils diffèrent.


1. - Les amnésies hystériques.


Pendant le développement de l’idée fixe, le malade a sans doute une grande mémoire de tout ce qui se rapporte à son idée, mais il est visible aussi qu’il a oublié toutes les choses qui ne s’y rapportent pas directement. Il a perdu le souvenir des événements qui se sont passés depuis le fait qui l’a troublé et qui ont complètement changé les circonstances dans lesquelles il est placé, il ne sait pas qu’il a changé d’appartement, qu’il est venu dans un hôpital, il ne s’aperçoit pas qu’il tient son oreiller et non pas un enfant. De même, quand la crise est terminée, il a oublié toutes les sottises qu’il vient de faire et il se figure que nous les ignorons. Ce sont là des amnésies évidentes, mais d’ordinaire on se préoccupe davantage du phénomène de l’agitation mentale qui les accompagne et on ne les considère pas comme importantes. Dans d’autres cas, les amnésies occupent le premier plan, et elles se développent sans qu’il y ait en même temps une crise d’idées fixes bien nettes, elles constituent alors un symptôme maladif fort remarquable.

Amnésies systématiques. — Reprenons à ce propos l’observa-tion de cette jeune fille Irène qui joue dans son somnambulisme la scène de la mort de sa mère avec une telle précision apparente dans les souvenirs. Étudions-là dans l’intervalle des accès, dans la période où on se figure qu’elle est normal, nous remarquons bien vite que, même dans ces moments-là, il y a quelque chose de changé en elle; sa famille d’ailleurs le disait en l’amenant. « Elle est devenue insensible et indifférente, elle a bien vite oublié la mort de sa mère et ne se souvient même plus de sa maladie ». Cette remarque qui paraît surprenante, est pourtant bien vraie, cette jeune fille ne sait pas raconter ce qui l’a rendue malade pour un excellente raison, c’est qu’elle ne se souvient plus du tout des événements dramatiques survenus il y trois mois. « Je sais bien, dit-elle, que ma mère doit être morte, puisqu’on me le répète, puisque je ne la vois plus, puisqu’on m’a habillée en deuil, mais vraiment cela m’étonne. Quand est-elle morte? De quoi? Est-ce que je n’étais pas près d’elle pour la soigner? Et puis, ce que je ne comprends pas, c’est que l’aimant comme je le faisait autrefois, je n’aie aucun chagrin de sa mort. je ne puis pas arriver à m’affliger, il me semble que son absence est insignifiante, qu’elle est en voyage, qu’elle va revenir ».

Il en est de même si on l’interroge sur un des événements quelconques qui ont empli les trois derniers mois avant la mort : la maladie, les accidents, les veilles, les soucis d’argent, les querelles avec le père ivrogne, tout cela a absolument disparu de son esprit. Si nous avions le temps d’y insister, il y a, dans ce cas, bien des choses curieuse : les sentiment filiaux, les sentiments d’affection qui ressemblent à ceux qu’elle éprouvait pour sa mère ont tous disparu. On dirait qu’il y a une lacune dans les sentiments comme dans la mémoire. Mais je n’insiste que sur un point, l’oubli ne porte pas seulement, comme on le croit d’ordinaire, sur la période du somnambulisme, sur la scène délirante, l’oubli porte aussi sur l’événement qui a donné naissance à ce délire, sur tous les faits qui s’y rattachent, sur les sentiments qui en dépendent.

Cette remarque très importante peut être faite sur la plupart des autres cas. He… qui a le délire de la lionne, a non seulement oublié cette période de somnambulisme, mais encore sa promenade au Jardin des Plantes qui lui a donné naissance. Sm., qui emporte son oreiller sur le toit en croyant sauver son enfant des griffes d’une belle-mère, ne se souvient plus de ses querelles avec cette femme, querelles qui sont pourtant le point de départ de cette maladie actuelle. J’ai recueilli à ce propos une observation singulière, où cette amnésie rétrograde accompagnant le somnambulisme est bien mise en évidence. Une jeune fille de dix-neuf, L…, a des crises de somnambulisme dans lesquelles elle parle d’argent, de voleurs, d’incendie, et dans lesquelles elle appelle à son secours un certain Lucien. Réveillée, elle ne sait pas du tout ce que cela veut dire, et prétend que, dans sa vie, il n’y a aucun événement dans lequel il soit question de voleurs, d’incendie et de Lucien. Comme elle est venue seule à l’hôpital, nous n’avons pas d’autres renseignements et nous sommes forcés de croire qu’il s’agit là d’un délire imaginaire. Six mois après seulement, des parents viennent de province pour la voir, et nous racontent un événement survenu il y a trois ans, qui a été le point de départ de ses crises nerveuses. Elle était domestique dans un château qui a été une nuit volé et incendié et elle a été sauvée par un jardinier nommé Lucien. Comment cette jeune fille a-t-elle oublié un événement aussi grave, et n’a-t-elle jamais pu en parler quand elle racontait sa vie, et comment un oubli si singulier coïncide-t-il justement avec le développement de cette mémoire extraordinaire sur le même sujet qui remplit le somnambulisme? C’est là, croyons-nous, le fait essentiel.

Ce qui caractérise ce premier groupe d’amnésies, c’est qu’elles ne portent pas sur une catégorie de souvenirs bien distincte, comme le seraient les images d’un sens déterminé, les images auditives ou les images visuelles. L’oubli porte sur des images très variées se rattachant à un même événement, collaborant, comme disait M. Paulhan, a une fin commune; ce qui est oublié, c’est un système d’images, et c’est pourquoi on peut désigner ce premier groupe sous le nom d’amnésie systématique. Nous aurons l’occasion de revoir un grand nombre d’amnésies de ce genre à propos des diverses paralysies; il suffit de constater ici leur existence.

Amnésies localisées. — Chez les mêmes sujets, dans des circonstances à peu près semblables, on peut observer plus facilement peut-être des amnésies un peu différentes. Celles-ci ne portent pas uniquement sur un système d’idées ou d’événements, mais elles portent sur toute une époque, sur toute une même période de temps, quels que soient les événements qui l’aient remplie. Les anciens magnétiseurs, comme Despine d’Aix, en 1840, avaient déjà souvent observé le fait. « Il lui arrivait souvent, dit ce dernier auteur en parlant d’Estelle, de faire ou d’entendre une lecture, une conversation qui semblait l’avoir vivement intéressée, et peu d’instants après l’enfant ne paraissait pas en conserver le moindre souvenir. On la portait à la promenade, elle voyait tout ce qui se passait autour d’elle, y prenait intérêt, en causait, etc., et, au retour, elle semblait avoir tout oublié; on aurait dit un rêve qui s’enfuyait ». De telles amnésies portant sur un temps donné sont aujourd’hui très connues. Nous venons d’en voir un exemple en constatant l’oubli qui suit les périodes pendant lesquelles se sont développées les idées fixes à forme somnambulique. On les constate souvent sans qu’il y ait eu auparavant de somnambulisme bien net, ou du moins sans qu’on se soit aperçu que la période précédente était un somnambulisme. Une de ces personnes va au théâtre, paraît s’y amuser, et, au retour, semble convaincue qu’elle n’a pas bougé de chez elle. Telle autre fait un grand travail de broderie et, retrouvant cet ouvrage, demande naïvement qui l’a fait. On voit de ces amnésies qui s’étendent sur d’assez longs laps de temps, plusieurs jours ou quelquefois plusieurs mois, nous apprenant ainsi que ces périodes ont eu un caractère anormal, ce qui n’avait pas toujours été remarqué. Il n’est pas rare qu’au moment de la guérison des hystériques on constate ainsi des amnésies portant sur de longues périodes de la maladie. L’étude de ces amnésies localisées est des plus importantes pour nous renseigner sur les diverses modifications de la maladies du sujet.

Parmi les amnésies localisés, il faut faire une place à part à cette forme particulièrement remarquable qui a été décrite sous le nom d’amnésie rétrograde. L’oubli, dans ces cas, est déterminé par un choc ou par une émotion violente, et il porte en arrière sur une période de temps plus ou moins longue précédant immédiatement cet événement. Ce sont des cas de ce genre qui ont été l’occasion des premières études de M. Ribot sur les Maladies de la Mémoire et qui ont joué un grand rôle dans le développement de la psychologie pathologique.

À propos de ces cas je voudrais rappeler une méthode graphique qui m’a semblé fort utile pour représenter de pareilles amnésies. On se sert souvent en médecine de petites figures schématiques pour représenter les différentes lésions d’un organe ou les troubles de la sensibilité, mais il n’existait pas de schéma de ce genre pour les troubles de la mémoire, car il y avait là une grande difficulté de représentation. Dans un souvenir ou dans un oubli il y a deux choses différentes qu’il faut exposer simultanément. Nous devons d’abord considérer le moment où ce souvenir se présente à notre esprit; nous devons aussi considérer la période passée sur laquelle porte le souvenir. Pour indiquer ces deux notions, je me suis servi souvent du schéma suivant[1]: Dans la figure 2, la ligne horizontale OX de gauche à droite représente les différentes périodes du cours de la vie dans leur ordre d’apparition, c’est sur cette ligne que nous inscrirons les souvenirs au moment où ils se manifestent. La ligne verticale OY, de bas en haut, représente les mêmes périodes, mais en tant que souvenirs, en tant que représentations. À chaque point de la ligne horizontale nous élevons une perpendiculaire représentant le nombre de souvenirs qu’on possède à ce moment. Sa hauteur est déterminée par la hauteur à laquelle s’élève sur la ligne verticale OY les souvenirs correspondants aux périodes écoulées à ce moment. Comme cette hauteur s’élève naturellement à mesure que s’avance le cours de la vie, la mémoire normale est théoriquement représentée par ce triangle, dont l’un des côtés est formé par la ligne horizontale OX.



FIG. 2. — Schéma d’un cas d’amnésie rétrograde Cas de Koempfen, 1835.


l’autre par la perpendiculaire XY, et la troisième par la diagonale tirée du point O. Si nous avons à représenter des oublis, des amnésies, nous marquerons un point noir au-dessus de celui qui représente la date où l’amnésie apparaît, et la grandeur de cette marque noire sera déterminée par la ligne parallèle qui rencontre sur la verticale OY le souvenir oublié. Cette figure, qui est assez simple, nous permet de nous représenter les différentes amnésies d’une manière claire et frappante. Ainsi la figure 2 représente un cas d’amnésie rétrograde des plus anciens et des plus typiques; le cas de Kaempfen, 1835.

Ces amnésies rétrogrades ont été observées dans des cas très variés : après des chutes de cheval, des tentatives de suicide, après des empoisonnements, elles sont surtout fréquente après des émotions. Je ne discute pas ici pour savoir si ce symptôme peut se présenter en dehors de l’hystérie, mais je crois pouvoir dire que la plupart des cas remarquables et bien typiques ont été observés chez des hystériques.

Amnésies continues. — Comme on peut le voir par le graphique précédent, l’amnésie déterminée par le choc émotionnel n’est pas uniquement rétrograde. La tache noire s’étend aussi en avant sur le souvenir des événement postérieurs à l’émotion; c’est ce que Charcot appelait l’amnésie antérograde et ce que j’ai désigné moi-même sous le nom d’amnésie continue. Le trouble ne semble pas se borner à supprimer des souvenirs anciennement acquis, mais il semble rendre le modèle incapable d’en acquérir de nouveaux.

Le cas typique de ce genre est la célèbre Mme D…, le sujet d’une des dernières leçons de Charcot, à laquelle j’ai consacré une longue étude[2]. Cette femme, à l’âge de trente ans, avait été la victime d’une mauvaise plaisanterie : un individu, entré brusquement chez elle, lui avait crié : « Madame D…, préparez un lit, car on rapporte votre mari qui est mort ». La pauvre femme eut à la suite une grande crise convulsive et délirante de quarante-huit heures. Quand elle revint à elle, on constata d’abord qu’elle avait oublié et l’incident malheureux et les trois mois précédents. Mais, en outre, elle présentait une attitude extrêmement bizarre, car elle ne se souvenait de rien de ce qui se passait devant elle; les jours ne s’écoulaient pas pour elle; elle croyait toujours être au lendemain du 14 Juillet et ne savait jamais qu’une personne venait de lui parler ou qu’elle avait fait quelque chose. De grave événements, une morsure par un chien enragé, le voyage à Paris, les injections à l’Institut Pasteur, les examens à Salpêtrière , rien ne laissait la moindre trace dans son esprit. Cette observation paraîtra encore plus remarquable si j’ajoute que ce trouble étrange a été complet pendant plus de quatre ans, et qu’aujourd’hui, après plus de quinze ans, il n’est pas complètement disparu. La malade a conservé l’habitude étrange de ne pas pouvoir retrouver le souvenir des événements tout à fait récents. Ainsi elle ne sait rien de ce qu’elle a fait hier et les souvenirs de la journée d’hier ne pourront être des éléments de sa conscience que dans quelques jours, tandis que les événements de ces nouvelles journées seront eux-mêmes oubliés. C’est là un fait curieux que j’ai appelé la mémoire retardante et qui se rattache à toutes sortes de phénomènes curieux de la pathologie mentale. La figure 3 montre les modifications de cette étrange amnésie pendant une période de quatre années.

Sans doute, tous les cas d’amnésie continue sont loin d’être aussi remarquables, mais ce trouble dans l’acquisition des souvenirs nouveaux est cependant fréquent, et on peut observer chez beaucoup d’hystériques. Ces malades cessent de s’instruire, n’ajoutent plus de souvenir nouveaux à leur capital intellectuel et ne conservent en réalité qu’une mémoire très vague des événements qui se passent sous leurs yeux.


2. - Les doutes psychasténiques.


Tous les névropathes sont loin de présenter des amnésies aussi caractéristiques que celles des hystériques. Les malades qui nous ont présenté des obsessions et des impulsions répètent sans doute à chaque instant qu’ils n’ont aucune mémoire, qu’ils oublient tout. Mais il ne faut pas les croire sur parole, nous savons qu’ils sont tourmentés par un perpétuel mécontentement d’eux-mêmes et qu’ils se croient incapables de faire aucune opération correcte. Quand on les interroge avec patience, on constate qu’ils ont en réalité conservé tous les souvenirs. La plupart de mes malades ont pu me raconter leurs crises d’obsessions elles-mêmes avec un luxe de détails inouï. Les malentendus sur ce point dépendent de deux choses, c’est que le malade a besoin d’un certain calme pour retrouver ses souvenirs et qu’ensuite il est si absorbé par ses propres obsessions qu’il accorde très peu d’importance aux événements extérieurs. Cette distraction détermine un certain degré d’amnésie continue, c’est-à-dire un certain oubli d’une partie des événements récents, mais on n’observe pas là la netteté des amnésies hystériques portant sur tous les faits d’une période déterminée.



FIG. 3. — Schéma d’un cas d’amnésie rétrograde et continue, celui de Mme D.., pendant quatre ans.


Si ces malades ne présentent pas les amnésies précédentes, on peut se demander s’il y a chez eux un symptôme correspondant à l’amnésie des hystériques, s’ils y a une insuffisance intellectuelle analogue se manifestant sous une autre forme. Je crois qu’il y a chez ces malades un phénomène très important qui correspond exactement à l’amnésie : c’est le doute. Déjà, dans la crise d’obsession, le doute apparaissait, comme précédemment l’amnésie accompagnait les idées fixes. L’obsédé, disions-nous, n’accepte pas complètement son idée délirante, il n’obéit pas à l’impulsion, il n’est pas halluciné, il est tout prêt à déclarer son obsession ridicule; mais tout cela n’empêche pas qu’il s’en préoccupe, qu’il y pense sans cesse. Il y croit donc d’une certaine manière, mais il n’y croit pas complètement; il est à son propos dans un état de doute des plus pénibles.

Le doute s’étend beaucoup plus loin, il détermine une foule de troubles mentaux que l’on pourrait rattacher aux précédents, comme une forme d’obsession incomplète, mais qu’il est plus intéressant de réunir ici avec tout ce qui concerne le doute. Ce sont des agitations de la pensée, des tics intellectuels, comme les appelait Azam, ou simplement des manies mentales, suivant l’expression du vulgaire qui me semble suffisamment claire. Ce sont des opérations intellectuelles interminables à propos de très petites choses qui occupent dans l’esprit du sujet une place tout à fait disproportionnée avec leur importance réelle[3].

Les premières et les plus typiques de ces manies mentales que le défaut de croyance nous faisait prévoir sont les manies de l’oscil-lation. L’esprit n’arrive pas à une conviction formelle, mais il ne se repose pas dans cet état de doute que Montaigne appelait un mol oreiller pour les têtes bien faites et qui n’est pour ces têtes-là qu’un instrument de torture. Les uns appliqueront la manie de l’interrogation à leurs souvenirs : Ls… a-t-elle voué son enfant au bleu? Il serait essentiel de le savoir; certaines circonstances la poussent à croire que oui, certaines autres que non. Dès que la considération des unes l’incline à une opinion, les autres se présentent avec plus de force et le balancement continue pendant des heures. Les autres s’interrogent sur leurs sentiments. Fa… se demande perpétuellement si elle trouve d’autres hommes mieux que son mari et Re… cherche avec angoisse si oui ou non elle aime son fiancé.

Dans ce groupe doivent se ranger aussi les manies du présage ou l’interrogation du sort. Le malade ne pouvant arriver lui-même à la solution de la question qu’il s’est posée s’en remet à quelque affirmation étrangère, indiscutable parce qu’elle est incompréhensible, il décide d’accepter la décision du sort; de même, quand nous hésitons entre deux actions et que nous n’avons pas l’énergie suffisante pour reconnaître quelle est la meilleure, nous jouons à pile ou face. By… se tourmente pour savoir s’il croit en Dieu ou s’il n’y croit pas : « Si, décide-t-il, en marchant dans la rue je puis éviter de traverser l’ombre des arbres, c’est que je crois en Dieu, si je traverse l’ombre des arbres c’est que je n’y crois pas ». J.-J. Rousseau, qui, par bien des côtés, était un malade tout à fait semblable à ceux que j’étudie ici, note dans ses Confessions qu’il se sentait poussé à résoudre les questions insolubles par un procédé semblable. « La peur de l’enfer, dit-il, m’agitait encore souvent. Je me demandais : quel état suis-je? Si je mourais à l’instant même serais-je damné?… Toujours craintif, et flottant dans cette cruelle incertitude j’avais recours, pour en sortir, aux expédients les plus risibles et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais faire autant… Je m’avisait de me faire une espèce de pronostic pour clamer mon inquiétude. Je me dis : je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi : si je le touche, signe de salut; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d’une main tremblante et avec un horrible battement de cœur, mais si heureusement qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre; ce qui véritablement n’était pas difficile, car j’avais eu soin de la choisir fort gros et fort près. Depuis lors je n’ai plus douté de mon salut »[4]

Un grand nombre d’autres manies méritent bien le nom de manies de l’au delà. L’esprit toujours instable veut dépasser le terme donné, y ajouter autre chose, aller au delà. Nous verrons un grand nombre de ces manies à propos des troubles de la perception; mais quelques-unes se rattachent aux trouble proprement intellectuels, par exemple les manies de la recherche et surtout de la recherche dans le passé. Pour se convaincre qu’il n’a pas accompli dans la journée un acte criminel, Ce… s’arrête et cherche à se rappeler exactement les diverses actions qu’il a faites, les différentes phases par lesquelles a passé chaque action. Il emploie des heures à vérifier dans sa mémoire comment il a passé d’un mouvement insignifiant à un autre aussi futile. Si par malheur, dans cette revue, il y a un instant dont le souvenir ne soit pas précis, le voici au comble du désespoir. Qu’a-t-il pu faire en cet instant? Il fait des efforts inouïs pour se convaincre que, pendant cette seconde, il n’a pas commis quelque horreur. Il y a un an, un vendredi soir, Ls… s’est-elle laissée aller à vouer ses enfants au diable? Pour le savoir, il faut rechercher si à cette époque elle a désiré quelque chose assez fortement pour prier le diable de le lui accorder, si elle a cédé à la tentation d’obtenir ce qu’elle désirait par le sacrifice des enfants ou si elle a su résister en disant la formule d’exorcisme : « Non, non, 4, 2, 1. ». Voilà un petit problème qui n’est pas facile à résoudre.

C’est à cette manie de recherche des souvenirs que se rapportent le plus souvent les faits qui ont été décrits par Charcot et Magnan sous le nom d’onomatomanie. Dans le cas le plus remarquable décrit par ces auteurs, le malade a été frappé par la lecture d’une anecdote dans le journal : une petite fille en jouant était tombée dans une bouche d’égout. Il veut, le soir, raconter ce qu’il a lu, mais il s’aperçoit qu’il a oublié le nom de la petite fille; il cherche son nom avec une angoisse terrible. La crise d’agitation physique et morale déterminée par cette enquête a été épouvantable toute la nuit, jusqu’à ce que, le matin, il put retrouver dans un journal le nom de Georgette. Plusieurs de nos malades ne circulent pas sans un carnet sur lequel ils inscrivent les noms et les adresses de toutes les personnes qui leur parlent, afin de les retrouver sans effort.

Les recherches peuvent encore porter sur d’autres objets : un homme de quarante ans, quand il voyage, essaie de se remémorer l’aspect du paysage qu’il a vu; s’il ne peut y arriver, il souffre tellement qu’il refait le voyage pour combler les lacunes de sa mémoire. Parfois, il transige avec lui-même et se borne à envoyer un domestique pour vérifier certaines particularités restées incertaines dans son esprit. Ce fait rappelle la célèbre anecdote de Legrand du Saulle : un malade de ce genre était préoccupé par la question grave de savoir si les femmes qu’il rencontrait étaient laides ou étaient jolies. Un domestique devait même l’accompagner pour répondre toujours avec précision et ne pas laisser la question grandir dans son esprit. Un jour, ce domestique eut l’imprudence de dire qu’il n’avait pas remarqué si la buraliste du chemin de fer était laide ou jolie. La crise déterminée par cette recherche fut telle qu’il fallut envoyer le domestique faire de nouveau le voyage.

Cette manie des recherches peut s’appliquer à l’avenir, elle peut se compliquer et se transformer en manie de l’explication qu’on appelait autrefois la folie métaphysique. J’ai pu observer chez de nombreux sujets tous les degrés de ces recherches d’explications, depuis les questions les plus humbles sur la couleur des feuilles dans les arbres jusqu’aux plus grands problèmes métaphysiques. L’une se demande indéfiniment : « Pourquoi porte-t-on un tablier? pourquoi met-on une robe? pourquoi les messieurs n’ont-ils pas de robe? » Un autre s’interroge sur la fabrication des objets : « Comment a-t-on pu faire une maison? un bec de gaz? » Celle-ci se demande toute la journée : « Comment se fait-il qu’il tonne, qu’il y ait des éclairs, qu’il y ait un soleil, qu’il fasse jour ou nuit? Si on avait pas de rivières et pas d’eau comment est-ce qu’on ferait pour boire, pour laver? Et si on n’avait pas d’yeux, comment est-ce qu’on ferait pour voir? » Celle-là s’élève à des problèmes psychologiques : « Comment des petits points noirs sur le papier peuvent-ils contenir une pensée? Comment les mot viennent-ils dans ma bouche en même temps que je pense? Comment la parole, qui est un bruit, peut-elle transporter la pensée? Comment se fait-il que j’aime ma fille qui est en dehors de moi? » Il est curieux de remarquer que ces spéculations ne se présentent pas uniquement chez les personnes intelligentes et cultivées, elles se retrouvent presque identiques chez des femmes du peuple absolument sans éducation. Hm…, femme de vingt et un ans, ouvrière à la campagne, qui sait à peine lire et qui ne sait pas écrire, est tourmentée après son accouchement par des idées de ce genre : « Je ne puis pas comprendre comment cela se fait qu’il y ait du monde; pourquoi y a-t-il des arbres, des bêtes? qu’est-ce que tout cela va devenir quand tout sera fini? » Il y a là un besoin de spéculation, de travail mental, qui s’effectue indépendamment des connaissances acquises et des capacité du sujet pour discuter les problèmes qu’il pose.

Ces manies de l’au delà aboutissent toutes au même point, Elles poussent toutes les opérations mentales à l’extrême, aussi loin qu’il est possible d’arriver. C’est pour cela que, dans leurs obsessions, ces malades s’imaginent toujours des remords, des hontes, des crimes, des sacrilèges tout à fait énormes et invraisemblables. Ils veulent arriver à des choses épouvantables, à des crimes inouïs que personne n’aurait encore faits, que personne n’aurait encore faits, que personne n’aurait encore imaginés. Ils se torturent l’imagination pour arriver à l’abomi-nable et presque toujours ils échouent dans le grotesque. Cet état d’esprit est assez bien décrit par l’auteur de A rebours et de Là-bas. En écoutant nos sacrilèges, on pense à ce chanoine « qui nourrit des souris blanches avec des hosties consacrées et qui s’est fait tatouer sur la plante des pieds l’image de la croix, afin de toujours marcher sur le Sauveur[5]». Cette manie de l’extrême les amène à penser constamment à la mort, à la fin du monde. Ils ont la manie des généralisations, la manie du tout ou rien, et beaucoup d’entre eux ont la manie de concevoir constamment les idées d’infini et d’éternité.

Toutes ces diverses manies mentales peuvent se réunir, se combiner les unes avec les autres et déterminer un état d’esprit bien curieux que j’ai appelé la rumination mentale[6]. C’est un singulier travail de la pensée qui accumule les associations d’idées, les interrogations, les questions, les recherches innombrables, de manière à former un inextricable dédale. Le travail est plus ou moins compliqué, suivant l’intelligence du sujet; mais qu’il tourne en cercle ou qu’il prenne des embranchements, il n’arrive jamais à une conclusion, il ne peut jamais « tirer la barre », et s’épuise dans un travail aussi interminable qu’inutile.

Il est facile de comprendre les raisons qui déterminent ce travail et ces manies. Il est évident que les mauvaises habitudes y jouent peu à peu un grand rôle; mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a au début une raison qui pousse le sujet à ces recherches bizarres. Il s’agit à mon avis, de sentiments particuliers que le sujets éprouve à propos des opérations intellectuelles qui viennent de s’accomplir. J’ai été amené à désigner ces sentiments par un barbarisme que je prie le lecteur d’excuser, car il m’a paru faire image et désigner bien le fait essentiel dont tous ces sujets se plaignent, le caractère inachevé, insuffisant, incomplet qu’ils attribuent à tous leurs phénomènes psychologiques, je les ai appelés des sentiments d’incomplétude[7]. Quand ce sentiment porte sur les opérations intellectuelles, les malades sentent d’abord que le travail de l’esprit leur est difficile, presque impossible; ils ont le sentiment de l’insuffisance de leur attention, de son instabilité; ils se figurent qu’ils ne comprennent rien, que leurs idées sont très nombreuses, embrouillées, incoordonnées, et surtout ils ont un sentiment qui domine tous les autres, le sentiment du doute. Au début de leur maladie, ils commencent par douter des choses qui sont évidemment les plus obscures et qu’ils comprennent le moins, c’est-à-dire des choses religieuses : « Quand j’ai commencé à être malade, j’ai perdu la foi de mon enfance et je ne savais pas pour quelle raison je ne croyais plus. C’était un défaut de confiance, quelque chose qui s’évanouissait en moi, comme une lumière qui s’éloignait ». Il est curieux de remarquer que cet affaiblissement de la foi n’est pas causé par des lectures, des discussions, ne dépend pas d’arguments; c’est une vieille erreur que de se figurer la croyance des arguments. La foi se perd chez ces malades en vertu du même mécanisme qui va troubler les actions et les perceptions, quoique l’intelligence proprement dite reste intacte. Quand la maladie s’aggrave, le doute commence à porter sur des choses qui, d’ordinaire sont crues plus facilement. Les malades perdent confiance dans les personnes environnantes : à toute autorité, ils opposent le désir d’une autorité plus grande. Si le médecin leur parle, ils voudraient le prêtre, et, si c’est le prête, ils lui reprochent de ne pas être archevêque ou pape : « Et encore si le pape me parlait, je ne le croirait pas, car il se pourrait qu’il m’ait mal comprise et que sa parole infaillible ne s’applique pas à la question. » Un degré de plus et les malades vont douter de leur propre avenir ou de leur propre passé. L’absence d’espoir, l’avenir sombre comme un trou noir accompagne chez eux le doute du passé et le besoin de vérifier tous leurs souvenirs. Ce sont ces sentiments très pénibles qui déterminent, si je ne me trompe, des agitations mentales et toutes les manies de recherches que nous avons rattachées au doute des psychasténiques.

Ce sentiment de doute joue un rôle si considérable dans cette maladie, qu’elle avait même été baptisée autrefois la folie du doute. Il me semble que ce caractère correspond assez bien à l’amnésie que nous venons d’observer chez l’hystérique. Pour justifier cette comparaison, il nous reste à voir les caractères des deux phénomènes et à montrer qu’ils sont très voisins l’un de l’autre.


3. - Les caractères psychologiques des amnésies et des doutes.


Au premier abord, on peut être surpris du rapprochement de ces deux phénomènes, car des oublis nets semblent quelque chose de bien différent d’un doute. Dans ce dernier fait les opérations psychologiques sont simplement incomplètes, inachevées, tandis que dans l’amnésie le phénomène psychologique semble tout à fait supprimé. Cette remarque serait peut-être juste pour les amnésies définitives de certains déments, elle n’est pas juste, à mon avis, pour les amnésies hystériques que nous considérons ici, et il me semble facile de montrer que l’amnésie, dans ce cas, n’est pas plus que le doute une destruction du fait psychologique, mais qu’elle est simplement, comme lui, une imperfection de ce phénomène.

Remarquons d’abord que, dans tous ces cas où nous avons constaté des amnésies, les condition ordinaires pour l’acquisition et la fixation des souvenirs se trouvaient réalisés d’une manière normale. Le sujet a vu ces choses qu’il prétend avoir oubliées; il les a bien perçues et, au moment où elles sont survenues, il paraissait les comprendre comme à l’ordinaire. Il n’était ni imbécile ni dément; il présentait l’intelligence ordinaire qui, autrefois, lui suffisait parfaitement pour conserver les souvenirs. Et cependant, dans le cas présent, il semble n’avoir conservé du fait aucune impression. Est-ce bien vrai? Est-ce que l’amnésie hystérique est une véritable suppression du souvenir qui aurait dû normalement se former? Pour soutenir cela il faudrait pouvoir démontrer que ce souvenir ne réapparaît jamais à aucun moment de la vie. Dans certains cas d’amnésie il en est ainsi; des oublis déterminés par l’hémorragie cérébrale, par les maladies infectieuses, sont définitifs. Ici il en est tout autrement et il y a une foule de circonstances dans lesquelles on peut constater très aisément la présence réelle de ces souvenirs en apparence disparus. Nous l’avons déjà constaté dans notre première étude sur les idées fixes à forme somnambulique : le sujet, disions-nous, au réveil de sa crise, a tout à fait oublié qu’il vient de se promener sur les toits en arrachant son enfant aux mains de sa belle-mère, ou qu’il a essayé de se tuer en se mettant sous un train. Mais dès que la crise recommence, ce qui ne va pas tarder, il se souvient si bien de ces histoires qu’il les recommence en reproduisant exactement les mêmes gestes et les mêmes mots. Un grand nombre de faits qui paraissent oubliés réapparaissaient ainsi dans les crises délirantes. Un jeune homme qui avait des impulsions au vol cherchait désespérément, après sa crise, où il avait bien pu cacher les objets volés. Il ne pouvait pas les retrouver, mais à la prochaine crise il allait tout droit à la cachette. Cette réapparition du souvenir est quelquefois bien curieuse par sa précision. Quelques malades se réveillent subitement au milieu d’une phrase et dans la crise suivante, huit jours après, ils reprennent au mot interrompu.

On pourrait faire la même remarque à propos des idées fixes de forme médianimique et des écritures automatiques, dans lesquelles se manifeste un grand nombre de souvenir en apparence perdus. Dans d’autres cas ces souvenirs réapparaissent dans des états artificiellement provoqués, comme les états hypnotiques. C’est même au moyen de ces états que l’on peut atteindre les idées fixes de forme somnambulique et les modifier. Quelquefois le rêve du sommeil normal suffit pour provoquer la réapparition de ces souvenirs. Le fait était bien manifeste chez Mme D…, cette femme dont l’amnésie continue était si remarquable. Lorsqu’elle était éveillée, elle n’avait aucun souvenir de la blessure de sa main mordue par un chien et cautérisée, de sa présentation dans les hôpitaux, et se croyait toujours à C…, trois mois auparavant; mais la nuit elle avait un sommeil agité et ses voisines l’entendaient parler du vilain chien jaune et des médecins en tablier blanc. Quelquefois les souvenirs qui se sont manifestés en rêve sont à peu près conservés quand le sujet se réveille, et le rêve sert en quelque sorte d’intermédiaire entre le somnambulisme et la veille. Dans d’au-tres cas, le souvenir a complètement disparu au réveil et l’amnésie n’a été interrompue qu’un instant pendant le sommeil.

Il n’est pas toujours nécessaire que le sujet retombe dans des états anormaux comme ces crises d’idées fixes ou ces somnambulismes : le souvenir qui semblait perdu peut réapparaître pendant la veille la plus normale. On observe d’abord le fait dans une circonstance très simple, quand la maladie hystérique guérit. Les amnésies rétrogrades, par exemple, ne durent qu’un certain temps; peu à peu on voit réapparaître les souvenirs, en commençant par les plus anciens. Comme je l’ai souvent répété, l’oubli consécutif aux crises, aux somnambulismes, aux hypnotismes, est un signe de maladie hystérique. Il disparaît quand le sujet est guéri et celui-ci s’étonne alors de n’avoir pu raconter ce qui se passait pendant ses crises. Cette observation clinique, mal connue, explique bien des faits qu’on a considérés comme étranges : des hystériques, en devenant âgées, s’accusent souvent d’avoir simulé dans leur jeunesse les phénomènes du somnambulisme. Il y eut à ce propos une histoire amusante, à l’époque des grandes querelles soulevées par le magnétisme animal. Une femme nommé Pétronille avait été très souvent présentée comme un type de somnambulisme et on avait démontré sur elle l’amnésie qui suit le somnambulisme. Malheureusement Pétronille, devenue âgée, se mit à raconter tout ce qu’on lui avait fait dans les anciennes séances de somnambulisme. Les adversaires de ces études s’emparèrent du fait et l’on put voir dans les journaux de l’époque des avertissements ironiques adressés aux magnétiseurs et finissant par ces mots : « Cave Pétronille ». Il s’est passé tout récemment un fait du même genre. Les Misses Fox ont joué, comme on sait, un très grand rôle dans l’histoire du spiritisme, en 1850; elles ont pendant longtemps attribué aux esprits leurs mouvements subconscients et leur écriture automatique. Il y a quelques années, l’une d’entre elles, très âgée, a envoyé à des journaux une pitoyable rétractation, disant qu’elle se souvenait maintenant d’avoir fait elle-même tous ces mouvements. Eh bien, ces confessions et ces rétractations ne nous émeuvent pas, nous les avons constatées bien plus rapidement, après quelques mois seulement, quand les hystériques guérissaient. Elles signifient simplement que, chez les hystériques âgées, les amnésies de la période héroïque de leur vie ne subsistent pas.

Sans attendre aussi longtemps, nous pouvons même, dans le cours de la maladie, faire réapparaître ces souvenirs; il suffit quelquefois de commander au sujet de se souvenir; mieux encore, il suffit de diriger ses efforts d’attention sur les souvenirs effacés. J’ai fait subir toute une éducation à la malade dont nous venons de parler, Irène, pour lui faire retrouver consciemment, pendant la veille, le souvenir de la mort de sa mère, et j’y suis parvenu après quelques semaines d’efforts. Cette restauration des souvenirs a même eu comme conséquence la suppression des crises. Il suffit quelquefois que le malade soit appelé à faire attention, par quelque circonstance accidentelle, pour qu’il puisse lui-même guérir son amnésie. Un malade fort curieux. P.., avait oublié toute une semaine pendant laquelle, en proie à une idée fixe, il s’était sauvé loin de chez lui. Il ne savait aucunement ce qui s’était passé et il resta plus d’un mois sans pouvoir se souvenir de rien. Un jour, il trouva dans la poche d’un vêtement un petit papier contenant quelques mots de recommandation pour une maison charitable, papier qu’il avait reçu pendant sa crise délirante. Il en fut très intrigué et il passa toute une nuit à rechercher ce que ce papier pouvait bien signifier, comment il l’avait eu entre les mains. Le lendemain il était épuisé de fatigue, mais il vint nous raconter tout ce qui s’était passé pendant les dix jours oubliés. Ces observations et ces expériences pourraient être indéfiniment multipliées; c’est un des points qui a été le plus étudié par la psychologie expérimentale. Ce que nous venons de dire suffit pour montrer que ces souvenirs ne sont pas du tout supprimés, qu’ils existent parfaitement dans la conscience et dans le cerveau du sujet.

D’autres expérience du même genre pourraient nous prouver que ces souvenirs existent même au moment où le sujet déclare qu’il ne les connaît pas. On peut constater des actes accomplis par distraction, des mouvements involontaires qui prouvent parfaitement leur existence. Mme D… semblait oublier tous les événements au fur et à mesure de leur production, par conséquent elle ne connaissait personne dans l’hôpital et semblait toujours être mise en présence d’un étranger quand on la présentait à une personne qu’elle avait vue vingt fois. Cependant, si on la laissait seule au milieu de la cour, elle allait toujours s’asseoir sur le même banc, auprès des deux mêmes malades, ses voisines. Quand un sujet présente de l’écriture automatique, sa main écrit les événements qu’on lui demande, tandis que sa bouche déclare les ignorer absolument.

De ces études, bien des auteurs tireront une conclusion radicale : c’est que c’est là une amnésie absurde et qu’elle n’existe pas. Il est ridicule de supprimer les phénomènes simplement parce qu’on ne les comprend pas. Sans doute c’est là une amnésie bizarre, c’est pour cela que nous la déclarons différente des autres. Sans doute elle se modifie étonnamment dans une foule de circonstances; c’est pour cela que nous devons étudier ces circonstances, et comprendre leur rôle. Mais cela ne supprime pas le symptôme pathologique lui-même, qui n’en est pas moins très grave, très pénible, et qui peut troubler des malades pendant des années.

Je ne crois pas non plus que ces amnésies puissent s’expliquer rapidement par l’imitation ou la suggestion. Sans aucun doute il y a des idées fixes en même temps que l’amnésie; j’ai même soutenu que ces deux phénomènes étaient presque toujours inséparables, mais ces idées fixes ne portent aucunement sur l’amnésie elle-même et sur ses caractères. Les idées fixes de ces malades portent sur des événements de leur vie, sur des désirs ou des rêves, et point du tout sur le fait d’oublier telle ou telle chose. Bien au contraire, le sujet préoccupé par son chagrin serait plutôt disposé à croire qu’il ne doit jamais l’oublier, et cependant on observe de tels oublis dans tous les temps et dans tous les pays.

Cette amnésie est un véritable trouble dans l’évolution des idées : elles ne sont pas détruites, elles sont correctement formées, mais il leur manque quelque chose; elles restent isolées; elles ne peuvent être évoquées que par elles-mêmes; elles ne sont pas suffisamment rattachées à l’ensemble des autres phénomènes conscients. Il y a là un manque d’unité et de synthèse qui semble être un défaut d’achève-ment dans la formation d’idées suffisantes à d’autres points de vues.

Nous parvenons à une conclusion semblable lorsque nous considérons les doutes du psychasthénique. Ici encore les idées et les souvenirs sur lesquels portent ces doutent sont loin d’avoir disparu. En réalité, le souvenir existe très bien, et quand nous vérifions l’état de la mémoire proprement dite, nous la trouvons très suffisante. Ici encore, la conviction qui semblait disparue peut réapparaître; il y a des moments où le psychasténique retrouve la certitude de ses souvenirs, comme il y a des moments où l’hystérique retrouve la conscience des siens. Le malade est le premier à nous dire de temps en temps : « Je sais parfaitement bien que je n’ai pas commis de crime et je constate que je me souviens très nettement de la figure de mon père ». Dans les périodes où le doute revient, l’idée subit simplement une diminution, elle perd quelques-uns des attributs qui caractérisent les idées parfaitement développées. Le souvenir de ces idées, qui existe en fait dans l’esprit, n’entraîne pas avec lui les actions, les paroles, les sentiments; il n’est pas actif, il semble rester dans un état vague, en dehors de la réalité présente; il lui manque en un mot cette perfection particulière qui fait que les pensées sont réelles et présentes. C’est là un problème très difficile, le problème de ce que j’ai appelé la fonction du réel. Nous le retrouverons à propos de chacun des autres troubles de nos malades; il nous suffit de constater ici que leur doute est tout simplement la disparition d’un certain degré de perfectionnement des idées et que, sur ce point, il se rapproche beaucoup de l’amnésie hystérique, qui n’était pas autre chose.

  1. Névroses et idées fixes, 1898, I, p. 124.
  2. Névroses et idées fixes, 1898, I p. 116.
  3. Une description complète des manies mentales se trouve dans le premier volume de mon travail sur « les obsessions et la psychasténis », p. 106; je ne puis donner ici que quelques exemples.
  4. J-J ROUSSEAU, Les Confessions, I, liv. 6, édit. des oeuv.,1839, XV, p. 437.
  5. HUYSMANS, Là-bas, p. 297.
  6. Obsessions et psychaténie, I, p. 146.
  7. Ibid., I, p. 264.