Les Névroses (Janet)/Deuxième Partie/Chapitre IV

Ernest Flammarion, éditeur (p. 346-367).

CHAPITRE IV

L’état mental psychasténique.


Dans le chapitre précédent j’ai essayé de résumer les caractères généraux qui se présentaient dans la plupart des phénomènes hystériques; il faut essayer de faire la même étude à propos du second groupe de symptômes que j’ai sans cesse comparés avec les premiers, les symptômes psychasténiques. Il faut rechercher quels sont les caractères communs qui se retrouvent plus ou moins nettement dans ces manifestations en apparence si diverses et qui peuvent en même temps les distinguer des autres maladies.


1. – Résumé des symptômes psychasnétiques.


Les symptômes que nous avons décrits sous ce nom se sont présentés dans toutes les fonctions et à propos de chacune d’elles ont déterminé des troubles parallèles en quelques sorte à ceux de l’hystérie, mais légèrement différents. Si l’on considère les fonctions intellectuelles, à côté des idées fixes de forme somnambulique des hystériques et de leurs amnésies, nous avons constaté les obsessions et les impulsions des psychasténiques accompagnées de doutes très pénibles. Ces doutes, ces manies d’interrogation et de précision semblaient correspondre aux amnésies, comme les obsessions correspondaient aux idées fixes. En étudiant la fonction du langage nous avons vu chez les psychasténiques des crises de bavardages et des tics de parole de même que des arrêts de la parole déterminés par des peurs ou par la timidité. Ces phénomènes n’étaient pas sans analogie avec les crises de logorrhée et le mutisme de l’autre névrose. Les fonctions motrices des membres peuvent donner naissance chez ces malades à des tics innombrables ou à des agitations diffuses, elles peuvent aussi être arrêtées par des phobies, des angoisses, des impuissances particulières : cela nous rappelle les convulsions, les spasmes ou les paralysies des hystérique. Les perceptions deviennent douloureuses dans les algies ou se transforment d’une façon pénible, de manière à troubler la connaissance du monde extérieur dans les dysgnosies psychasténiques, ce qui est évidemment parallèle aux dysesthésies et aux anesthésies; enfin les fonctions viscérales sont atteintes de la même manière dans les deux névroses au moins dans leur partie consciente et à demi-volontaire.

Dans cette nouvelle névrose comme dans l’hystérie ces altérations de diverses fonctions ne sont ni définitives ni profondes. Elles ne suppriment pas complètement la possibilité d’exercer la fonction : elles ne gênent qu’une partie de l’exercice de la fonction et ne la troublent que dans certaines conditions. En effet, les troubles psychasténiques semblent toujours à peu près les mêmes, quelle que soit la fonction considérée, et peuvent se ramener à un petit nombre de formes. Il y a d’abord des agitations de la fonction qui s’exerce d’une façon exagérée, inutile, sans que la volonté du sujet puisse l’arrêter ni la diriger. En second lieu on constate dans toutes fonctions des phénomènes inverses, des arrêts, des insuffisances : la pensée ne peut pas parvenir à la certitude, à la croyance, l’acte ne peut pas arriver à l’exécution complète, il disparaît quand il y a des témoins, quelquefois il disparaît toutes les fois que le sujet désire l’accomplir avec attention. Si la fonction semble s’accomplir encore correctement, elle s’exécute cependant d’une manière imparfaite car le sujet éprouve à son propos toute espèce de sentiments d’incomplétude.

On voit très bien ce mélange des phénomènes d’agitation et des phénomènes d’insuffisance dans les crises que présentent ces malades. Les circonstances les forcent à essayer d’exécuter une action, à accepter ou à nier une opinion ou simplement à éprouver un sentiment déterminé qui devrait s’éveiller à propos de la situation présente. Il semble que dans ces circonstances la fonction excitée, réclamée par la situation ne peut s’exercer ou ne la fait que d’une manière très incomplète et c’est à ce moment que l’agitation commence, qu’elle s’ajoute à ce fonctionnement incomplet. Le sujet qui ne peut agir, croire ou sentir sent que son esprit est envahi par des manies de précision ou de serment, il a des tics ou des angoisses variées. Les choses ne se passent pas ainsi pendant toute la vie du sujet, mais pendant certaines périodes plus ou moins longue, qui ont commencé après une maladie organique, après une fatigue ou bien après une maladie organique, après une fatigue ou bien après certaines émotions. Quand un certain temps est écoulé le sujet semble reprendre une activité presque normale; mais le plus souvent il retombe bientôt de la même manière que précédemment. Tels sont les faits principaux qui peuvent résumer dans une description rapide les troubles si variés que nous avons rapportés à la névrose psychasténique.


2. – La théorie intellectuelle et la théorie émotionnelle de la psychasténie.


Il est malheureusement incontestable que l’on ne peut aujourd’hui donner aucune explication anatomique ou physiologique de ces troubles curieux. Sans doute des symptômes physiologiques les accompagnent presque toujours, mais ce sont des symptômes d’une grande banalité qui se retrouvent dans la plupart des troubles arthritiques, dans un grand nombre de maladies physiques et morales; il est impossible de se servir de ces troubles physiologiques pour interpréter des accidents très spéciaux. Une théorie physiologique ne pourrait ni les résumer, ni les distinguer des autres maladies de l’esprit dont le pronostic est fort différent, ni en prévoir l’évolution, ni en indiquer le traitement. Il est nécessaire, ici comme dans l’étude de l’hystérie, de préciser d’abord l’interprétation psychologique qui seule pourra préparer et rendre plus tard possible une interprétation physiologique.

Autrefois les premiers observateurs ont présenté des théories intellectuelles des symptômes précédents, c’est-à-dire qu’ils mettaient au premier rang surtout l’obsession, l’idée qui tourmentait le sujet; ils essayaient de considérer les autres troubles intellectuel. Cette conception plus ou moins modifiée se retrouve chez Delasiauve et Peisse, 1854; Griesinger, 1868; Westphal, Meynert, 1877; Buccola, Tamburini, 1880; Hack Tuke, 1894, et plus récemment dans les travaux de MM. Magnan et Legrain, 1895. Cette opinion ne semble pas en faveur aujourd’hui et elle a été fortement battue en brèche dans le mémoire de MM. Pitres et Régis, 1907. Cette théorie semblait admettre dans tous les cas la priorité de l’idée obsédante; or, ce fait est cliniquement inexact. Chez beaucoup de sujets on observe pendant longtemps des tics, des agitations mentales, des angoisses, des sentiments variés d’incomplétude et non des idées obsédants proprement dites. Celles-ci ne viennent que beaucoup plus tard et suivent le plus souvent les autres symptômes au lieu de les précéder. D’ailleurs ces théories étaient le plus souvent fort vagues, elles ne nous apprenaient rien sur la nature de ce trouble intellectuel ni sur son mécanisme.

Dès l’origine de ces études une autre interprétation s’est opposée aux théories intellectuelles. L’une des premières descriptions des obsessions a été donnée par Morel en 1866 sous le nom de délire émotif, ce qui indique bien le point de vu auquel cet auteur se plaçait. Jastrowicz, Sander, 1877; Berger, Legrand du Saulle, 1880; Wernicke, Kraft Ebing, Friedenreich, 1887; Gans Kaan, Schule, Féré, 1892; Dallemagne, Séglas, Ballet, Freud, Pitres et Régis, 1897, admettent que des perturbations de la vie affective, des troubles émotionnels doivent être ici primitifs et doivent déterminer les troubles intellectuels.

L’émotion pour la plupart de ces auteurs est définie à peu près de la même manière que dans la théorie de Lange et de W. James. Elle est constituée par la conscience des variations de la circulation, par la conscience des modifications viscérales variées qui accompagnent certains faits psychologiques. L’émotivité serait le premier degré de la maladie et ce phénomène si remarquable ne serait pas autres chose qu’une aptitude particulière à présenter de grandes modifications viscérales et de grands changements circulatoire à propos de la plupart des faits psychologiques et qu’une aptitude à sentir très vivement ces modifications. C’est cette émotivité ainsi entendue qui produit l’an-goisse, laquelle est d’abord diffuse et naît à propos d’une foule de pensées. La panophobie serait une sorte de stade préparatoire, une période d’émotivité non différenciée : le hasard, un choc brusque lui donne l’orientation et la fixe dans une direction déterminée. L’émoti-vité est alors concentrée et incarnée dans une seule pensée qui devient une obsession.

On est frappé du progrès de cette théorie sur la précédente : la méthode est juste car on explique la conception, l’idée par des phénomènes psychologiques plus simple comme l’émotion diffuse. L’angoisse d’ailleurs est un phénomène fréquent et important et l’émotivité est bien en réalité un caractère important que l’on retrouve chez un grand nombre de malades psychasténiques. Il semblerait donc que nous pourrions trouver dans l’émotion exagérée, dans une émotivité pathologique, le caractère commun qui réunirait ces phénomènes morbides et qui les distinguerait des autres maladies.

J’ai été amené cependant à discuter longuement cette conception si simple qui me semble beaucoup trop vague et trop générale et qui est en même temps trop restreinte et incomplète[1]. Est-il un concept plus vague que celui de l’émotion en général et celui de l’émotivité? On se retrouve ici en présence des mêmes difficultés que nous avons rencontrées à propos des explications de l’hystérie par la suggestion. Tout dépend de la façon dont les différents auteurs entendent ce mot : la discussion de certains auteurs est impossible parce que le mot « émotion » désigne chez eux des phénomènes psychologiques quelconques exactement comme chez d’autres le mot « suggestion ». On ne peut discuter que ceux qui donnent à ce mot un sens à peu près précis et qui en font, comme nous l’avons dit, la conscience d’une certaine agitation viscérale.

Cette émotion limitée aux palpitations de cœur, aux respirations irrégulières, aux bouffées de rougeur va se retrouver exactement la même dans les émotions plus normales. Or, l’angoisse du malade, j’ai essayé de le montrer, est un état pathologique tout spécial, ce serait une grosse erreur que de la confondre avec une émotion quelconque. Les sujets sont les premiers à nous avertir « qu’ils n’éprou-vent pas une peur naturelle, que leur angoisse toujours la même supprime et remplace la peur naturelle ». Comment pourra-t-on dans cette interprétation rendre compte de cette différence considérable entre l’émotion normale et l’angoisse?

On ne peut répondre qu’en alléguant une différence de quantité dans ces phénomènes viscéraux dont le contre-coup détermine dans la conscience les émotions et les angoisses. Ce sera leur exagération qui leur donnera leur caractère pathologique et qui distinguera l’obsession de la colère ou de la peur. N’y a-t-il pas de grandes colères, des élans d’enthousiasme, de grandes terreurs qui s’accompagnent de grandes modifications viscérales et qui cependant restent des colères, des enthousiasmes, des peurs, sans devenir des phobies et des obsessions? N’y a-t-il pas infiniment d’autres états pathologiques dans les maladies cardiaques ou pulmonaires qui s’accompagnent de grandes modifications viscérales du même genre, sans être identiques à des crises d’obsession? Quel que soit le problème considéré, on est toujours forcé dans cette théorie émotionnelle de rester dans de grandes généralités vagues.

Inversement, cette théorie est trop restreinte : tous les symptômes que nous avons énumérés sont loin de se ramener à des troubles émotionnels de ce genre. Quelques obsessions seulement dérivent d’an-goisses préalables, mais beaucoup d’autres se sont développées à la suite de troubles intellectuels très différents, d’agitations mentales, de manies des recherches, de manies des pactes, à la suite de sentiments pathologiques, comme le besoin de direction, le besoin d’être aimé, le sentiment du doute ou le sentiment de l’étrangeté. Toutes ces agitations et tous ces troubles sont loin, en réalité, d’être des angoisses ou des phénomènes d’émotivité. On peut en dire autant à propos des tics, des rêveries, des besoins de vivre dans le passé plus que dans le présent, des aboulies. Tous ces troubles se confondent si peu avec l’agitation viscérale de l’émotion qu’ils lui sont souvent tout à fait opposés. Il y a des malades qui, loin d’être des émotifs, sont des indifférents, des apathiques, et qui deviennent malades et obsédés précisément parce qu’ils se sentent incapable de l’émotion.

Ces réflexions, que l’on pourrait indéfiniment multiplier, suffisent à montrer que l’émotivité, d’ailleurs fort mal comprise, est un phénomène fort banal qui ne servirait pas à distinguer les troubles psychasténiques des autres et qui, d’ailleurs, est loin de se retrouver dans tous ces troubles.


3. – La perte de la fonction du réel.


Le sentiment de ces difficultés m’a poussé à chercher un caractère psychologique plus précis appartenant mieux en propre aux groupes de symptômes que nous considérons, et en même temps plus général, susceptible de jouer un rôle dans la plupart d’entre eux. Je ne crois pas que l’on puisse parler, à ce propos, des phénomènes psychologiques qui tenaient la plus grande place dans l’hystérie; il ne me semble pas que l’on retrouve chez les psychasténiques de faits comparables au rétrécissement du champ de la conscience et à la dissociation de la personnalité. On ne constate chez ces malades ni la suggestion proprement dite, ni les phénomènes d’amnésie, d’anesthésie, de paralysie, ni les mouvements subconscients qui sont en rapport avec ce rétrécissement et cette dissociation. Jamais le développement de cette névrose n’aboutit au somnambulisme proprement dit, à l’écriture automatique des médiums, à la double personnalité que l’on trouve au terme de l’hystérie. En un mot, la névrose psychasténique n’est pas essentiellement, comme l’hystérie, une maladie de la personnalité.

Quel soit le symptôme que l’on considère, le trouble essentiel paraît plutôt consister dans l’absence de décision, de résolution volontaire, dans l’absence de croyance et d’attention, dans l’incapacité d’éprou-ver un sentiment exact en rapport avec la situation présente.

C’est pour résumer ces troubles que j’ai essayé d’étudier un caractère remarquable de la plupart de nos opérations mentales, que j’ai proposé de baptiser la fonction du réel. Les psychologues semblent admettre le plus souvent qu’une fonction mentale reste toujours la même, quel que soit l’objet sur lequel elle s’exerce; qu’un raisonnement, par exemple, ou la recherche d’un souvenir garde toujours le même caractère, quel que soit le problème ou le souvenir considéré. Je crois, pour ma part, qu’il y a une très grande différence dans les opérations psychologiques suivant qu’elles s’exercent sur des objets imaginaires ou abstraits, ou bien qu’elles s’exercent à propos de choses réelles qui existent, aujourd’hui même, devant nous, qu’il s’agit de percevoir, de modifier, ou dont il s’agit de se défendre. Il y a, à mon avis, une fonction du réel qui consiste dans l’appréhension de la réalité par la perception ou par l’action qui modifie considérablement toutes les autres opérations suivant qu’elle doit s’y ajouter ou qu’elle ne s’y ajoute pas.

Quelle que soit la solution donnée à ce problème, dans l’étude de la psychologique normale, il me semble incontestable que, dans la plupart des symptômes psychasténiques, on peut observer des troubles de cette fonction du réel. Nous avons vu qu’un très grand nombre de ces troubles consistent en sentiments d’incomplétudes, c’est-à-dire en sentiments d’inachèvement, en sentiments d’absence de terminaison à propos de la plupart des opérations. Or, quel est le défaut, quelle est la lacune que le sujet croit constater dans tout ce qu’il fait? Quand le sujet nous dit qu’il ne peut parvenir à faire un acte, que cet acte est devenu impossible, on peut remarquer qu’il ne sent plus que cet acte existe, ou peut exister, qu’il a perdu le sentiment de la réalité de cet acte. Quand d’autre nos disent qu’ils agissent en rêve, comme des somnambules, qu’ils jouent la comédie, c’est encore la réalité de l’acte par opposition au simulacre de l’acte dans les songes et dans les comédies qu’ils sont devenus incapables d’apprécier. Quand ils disent qu’ils ont perdu leur moi, qu’ils sont à moitié vivants, qu’ils sont morts, qu’ils ne vivent plus que matériellement, que leur âme est séparée de leur corps, qu’ils sont étranges, drôle, transportés dans un autre monde, c’est encore le même sentiment fondamental qu’ils expriment; ils ont conservé toutes les fonctions psychologiques, mais ils ont perdu le sentiment fondamental qu’ils expriment; ils ont conservé toutes les fonctions psychologiques, mais ils ont perdu le sentiment que nous avons toujours, à tort ou à raison, de faire partie de la réalité actuelle, du monde présent.

Il me semble qu’il en est de même quand les sujets parlent des objets du monde extérieur. Le sentiment d’absence de réalité psychologique dans les êtres extérieurs leur fait dire que les animaux et les hommes, placés devant eux, sont des morts, c’est le même sentiment relatif à la disparition de la réalité présente, qui se trouve dans les mots « irréel, rêve, étrange, jamais vu », et, à mon avis aussi, dans les termes qui expriment le « déjà vu ». Sous toutes ces expressions variées, le malade dit toujours la même chose : « Il me semble que la pensée de ces hommes n’existe pas au moment où nous sommes, il me semble que ces objets ne sont pas réels, il me semble que ces événements ne sont pas actuels, ne sont pas présents ». L’essentiel du « déjà vu » est beaucoup plutôt la négation du présent que l’affirma-tion du passé[2].

Ce trouble fondamental se retrouve, à mon avis, non seulement dans les sentiments plus ou moins illusoires que le malade peut avoir à propos de ses perceptions; mais il est manifeste, même pour un observateur extérieur, dans les actions et les opérations mentales de ces personnes. Leurs fonctions psychologiques ne présentent aucun trouble dans les opérations qui portent sur l’abstrait ou sur l’imaginaire, elles ne présentent du désordre que lorsqu’il s’agit d’une opération portant sur la réalité concrète et présente. Il est visible que le passé, comme l’imaginaire et l’abstrait, apporte dans leur esprit un élément de facilité, tandis que « le présent fait l’effet d’un intrus ». Les troubles les plus accentués se rencontrent dans l’acte volontaire, dans la perception attentive des objets présent. Les indécisions de ces malades, leurs doutes si caractéristiques ne sont que d’autres aspects de ce même phénomène fondamental. Les malades agissent bien, mais a une condition, c’est que leur action soit insignifiante et n’ait aucune efficacité réelle. Ils peuvent se promener, bavarder, gémir devant des intimes; mais, dès que l’action devient importante, et, par conséquent, réelle, ils cessent de pouvoir agir, ils abandonnent peu à peu le métier, la lutte contre les autres, la vie au dehors, les relations sociales. On voit qu’ils mènent une existence toute spéciale, parfaitement insignifiants à tous les points de vue, « étrangers aux choses, étranger à tout ». Ils ne peuvent s’intéresser à rien de pratique et ils sont quelquefois, depuis leur enfance, d’une maladresse surprenante. La famille des malades répète toujours qu’ils n’ont jamais compte de leur situation réelle, qu’ils ne savent rien organiser, rien réussir. Quand ils conservent quelque activité, on voit qu’ils se complaisent dans les choses qui sont les plus éloignées de la réalité matérielle : ils sont quelquefois psychologues, ils aiment surtout la philosophie et deviennent de terribles métaphysiciens. Quand on a vu beaucoup de scrupuleux, on en arrive à se demander avec tristesse si la spéculation philosophique n’est pas une maladie de d’esprit humain.

Une conséquence très remarquable et un peu inattendue et cet éloignement du réel, c’est leur ascétisme sur lequel j’ai eu l’occasion d’insister. Il n’ont qu’une seule préoccupation, c’est d’avoir à faire le moins d’efforts possible dans la vie. Comme ces efforts amènent des délibérations, des scrupules, des angoisses, ils ne tiennent pas assez à la réalité pour braver ces accidents, aussi en arrivent-ils peu à peu à se passer de tout, à renoncer à tout.

Enfin, on pourrait rattacher encore à cet éloignement du réel les troubles que l’on constate fréquemment à propos du sens du temps. Il est évident qu’ils ne mettent pas la même différence que nous entre le présent et le passé : le présent n’est pas absorbant pour eux, ils accordent une importance disproportionnée à l’avenir et surtout au passé; de là, cette obsession du passé si souvent signalée, en particulier dans les observations de Lowenfeld. Aujourd’hui se distingue d’hier par un coefficient plus élevé de réalité et d’action, et c’est parce qu’ils sont plus éloignés du réel qu’ils n’ont plus le sens du présent.

Ces remarques sommaires sur la conduite de ces malades sont d’accord avec nos observations précédentes sur les sentiments qu’ils éprouvent : c’est un trouble dans l’appréhension du réel et du présent par la perception et par l’action qui me paraît être le caractère fondamental de leurs troubles psychologiques, comme il est le fond commun de toutes les expressions qu’ils emploient eux-mêmes pour faire comprendre leur singulier état.


4. – L’abaissement de la tension psychologique, les oscillations du niveau mental.


Peut-être est-il possible de mieux comprendre ces troubles dans l’appréhension du réel en les rattachant à un autre caractère plus général des phénomènes psychasténiques, caractère important qui joue un grand rôle dans une foule de phénomènes psychologiques. On peut, en effet, rapprocher les symptômes psychasténiques d’un certain nombre de phénomènes psychologiques semi-normaux, semi-pathologiques comme ceux de la fatigue, du sommeil, de l’émotion. Dans tous ces divers états, on constate facilement une foule d’analogie quelquefois bien curieuses[3].

Les individus fatigués ont de l’agitation motrice, de tics, de l’irritabilité, de la rêverie obsédante, des troubles viscéraux. Ils se rendent compte que quelque chose d’anormal se produit en eux et ils ont conscience de certains sentiments inusités. Galton mettait déjà en évidence, à ce propos, les sentiments de tristesse, d’anxiété, d’inca-pacité qui grandissent avec la fatigue : il faut ajouter le sentiment d’ennui qui joue ici un rôle remarquable. En même temps, on note une diminution dans la précision de l’action, dans la rapidité des ajustements moteurs, dans l’évocation des souvenirs utiles, de véritables insuffisances psychologiques. Dans les rêves du sommeil on constate les mêmes agitations mentales, avec les mêmes angoisses. On constate aussi des troubles très particuliers de la mémoire, l’amnésie continue, la mémoire retardante et une foule d’insuffisances psychologiques très comparables aux précédentes.

Enfin j’ai eu souvent l’occasion de présenter une interprétation de l’émotion que je crois digne d’être considérée. Quand un individu se trouve soudainement placé dans des conditions auxquelles il n’est pas déjà adapté par une habitude antérieure, quand il manque du temps ou de la force nécessaire pour s’y adapter lui-même au moment présent, ou qu’il ne s’y adapte que difficilement, il présente un grand nombre de perturbations physiques et morales qui sont désignées dans leur ensembles sous le nom d’émotions. Les agitations motrices de l’émotion sont bien connues, ainsi que les agitations viscérales auxquelles on a souvent donné une trop grande importance. J’ai souvent insisté sur l’agitation mentale qui se produit dans les mêmes circonstances; j’ai même essayé d’expliquer par elle ce défilé rapide de tous les souvenirs de la vie entière qu’on a souvent décrit chez des individus exposés à un grand danger. On sait aussi que les individus émotionnés ne sont pas eux-mêmes, qu’ils sont au-dessous d’eux-mêmes. Sans insister sur le détail des faits, je remarque seulement que l’état mental, l’éducation, l’élévation morale d’un individu peut se modifier complètement sous l’influence de l’émotion. On constate alors toutes sortes d’altérations de la mémoire, toutes les formes d’amnésie, toutes sortes de troubles de la perception et de la volonté, ainsi que des sentiments d’incomplétude tout à fait analogues à ceux de nos psychasténiques.

Tous ces phénomènes sont sans doute fort différents les uns des autres et fort différents des états pathologiques que l’on observe dans les névroses. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il est important de parvenir à quelques idées générales et de comprendre les ressemblances profondes qui existent dans tous ces états. Dans tous ces phénomènes, en effet, il est facile de remarquer qu’il y a une certaine agitation, que certains phénomènes sont, au moins en apparence, exagérés, tandis qu’il y a en même temps une paralysie, un amoindrissement considérable qui porte sur d’autres fonctions. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, dans tous les cas, on constate que les phénomènes susceptibles d’être exagérés, ainsi que les phénomènes qui disparaissent sont à peu près les mêmes : 1º Les phénomènes conservés ou exagérés sont en premier lieu des phénomènes physiologiques ou psychologiques isolés, relativement simples, sans grande coordination systématique; 2º Ce sont des phénomènes auxquels l’esprit accorde peu d’intérêt et peu d’attention parce qu’ils n’ont pas un rôle utile dans l’action réelle, parce qu’ils ne sont pas considérés comme des réalités importantes; 3º Ce sont des phénomènes anciens, des reproductions de systèmes psychologiques anciennement organisés et qui ne sont évidemment pas formées actuellement pour la situation présente.

Inversement, si nous considérons les phénomènes négatifs, les phénomènes sur lesquels portent cette réduction, cette paralysie que nous avons toujours constatée, nous trouvons les caractères opposés : 1º Ce qui disparaît dans ces divers états, ce sont les phénomènes complexes, riches, qui résultent du fonctionnement harmonieux de tout un système, ceux dont les éléments sont nombreux et dont l’unité est grande; 2º Ce sont les phénomènes sur lesquels portent l’attention et la croyance et qui demandent le sentiment de la réalité; 3º Ce sont surtout les phénomènes qu’on peut qualifier de présents, la volonté exactement adaptée à la situation présente, dans ce qu’elle a de nouveau, d’original, l’attention aux événements qui viennent de survenir, qui permet de les comprendre et de s’y adapter.

C’est pour comprendre ces caractères singuliers qui se présentent à l’état d’ébauche dans la fatigue, le sommeil, l’émotion et qui sont si remarquables dans la névrose psychasténique que j’ai été conduit à présenter quelques hypothèses sur la hiérarchie des phénomènes psychologiques et sur l’oscillation de l’esprit. En voyant que certains phénomènes, toujours les mêmes, se conservent et s’exagèrent dans tous ces troubles, tandis que d’autres phénomènes, également toujours les mêmes, disparaissent régulièrement, on est conduit à supposer que toutes les fonctions de l’esprit ne sont pas égales et qu’elles ne présentent pas les mêmes degrés de facilité. Les opérations mentales semblent se disposer en une hiérarchie dans laquelle des degrés supérieurs sont difficiles à atteindre et inaccessibles à nos malades, tandis que les degrés inférieurs sont restés à leur disposition. Sans doute, nous avons toujours eu vaguement une conception de ce genre à propos des travaux de l’esprit, mais cette comparaison n’était faite qu’à un point de vue assez restreint et elle conduisait à des résultat très superficiels et très inexacts. Qui ne croirait, à première vue, qu’un raisonnement syllogistique demande plus de travail cérébral que la perception d’un arbre ou d’une fleur avec le sentiment de leur réalité et cependant, je crois que ce point de sens commun se trompe. L’opération la plus difficile, celle qui disparaît le plus vite et le plus souvent, dans toutes les dépressions, est celle dont on vient justement de reconnaître l’importance, l’appréhension de la réalité sous toutes ses formes. Elle contient l’action qui nous permet d’agir sur les objets extérieurs, l’action surtout difficile, quand elle est sociale, quand elle doit s’exercer, non seulement sur le milieu physique, mais encore sur le milieu social dans lequel nous sommes plongés, l’action difficile aussi quand elle doit avoir, à nos yeux, les caractères de liberté, de personnalité qui montrent la complète adaptation de l’acte non seulement avec le milieu extérieur, mais encore avec la plupart de nos tendances antérieures nettement coordonnées. Ce premier groupe des opérations les plus élevées et les plus difficiles contient aussi l’attention qui nous permet de percevoir les choses avec la certitude de leur existence. Saisir une perception ou une idée avec le sentiment que c’est bien le réel, c’est-à-dire coordonner autour de cette perception toutes nos tendances, toutes nos activités, c’est l’œuvre capitale de l’attention. En outre, savoir jouir complètement du présent, de ce qu’il y a de beau et de bon dans le présent et aussi savoir souffrir du présent quand il y a lieu sont des opérations mentales qui semblent très difficiles et dignes d’être rapprochées de l’action et de l’attention au réel.

Au-dessous de ce premier degré se placent les mêmes opérations simplement dépouillées de ce qui faisait leur perfection, c’est-à-dire de l’acuité du sentiment du réel, ce sont des actions sans adaptation exacte aux faits nouveaux, sans coordination de toutes les tendances de l’individu, des perceptions vagues sans certitude et sans jouissance du présent : c’est ce que j’ai souvent désigné sou le nom d’actions et de perceptions désintéressées. Malgré l’opinion populaire, il faut ranger au-dessous, à un rang bien inférieur, les opérations mentales qui portent sur des idées ou sur des images, le raisonnement, l’imagination, la représentation inutile du passé, la rêverie. Bien au-dessous encore se placent les agitations motrices mal adaptées, inutiles, les réactions viscérales ou vaso-motrices que l’on considère comme un élément essentiel de l’émotion. Celles-ci doivent être des phénomènes bien simples et bien faciles, puisque nous les voyons persister à un si haut degré chez les individus les plus affaiblis.

Le degré de la tension psychologique ou l’évaluation du niveau mentale se manifeste par le degré qu’occupent dans la hiérarchie les phénomènes les plus élevés auxquels le sujet puisse parvenir. La fonction du réel avec l’action et la croyance exigeant le plus haut degré de tension est un phénomène de haute tension; la rêverie, l’agitation motrice ou viscérale peuvent être considérées comme des phénomènes de basse tension et correspondent à un niveau mental bien inférieur. Cette tension psychologique dépend évidemment de certains phénomènes physiologiques, de certaines modifications dans la circulation et la nutrition du cerveau. Quelques-unes de mes expériences sur la vision me disposent à croire qu’il s’agit d’une diminution dans la rapidité de certains phénomènes élémentaires, peut-être de certaines vibrations du système nerveux. Quelques-unes des remarquables expériences de M. Leduc sur l’électrisation du cerveau me semblent pouvoir être interprétées dans le même sens. En réalité, le mécanisme physiologique de ces phénomènes est encore inconnu et nous ne pouvons déterminer avec quelque précision que leur aspect psychologique.

Si on a bien compris cette notion de la tension psychologique on doit s’apercevoir immédiatement que cette tension est très variable, non seulement chez les différents hommes, mais encore au cours de la vie d’un même individu. Si je ne me trompe, la connaissance de ces variations de la tension psychologique, de ces oscillations du niveau mental jouera plus tard un rôle de premier ordre dans l’interprétation des modifications du caractère, de l’évolution de l’esprit, de tous les phénomènes analogues à la fatigue, au sommeil, à l’émotion.

C’est cette notion qui s’applique très bien à l’interprétation des symptômes psychasténiques et qui permet de constater un caractère général de toute la maladie. À partir d’un certain moment, sous des influences diverses, intoxication, fatigue, chocs émotionnels, survient chez ces individus prédisposés le plus souvent par l’hérédité, un abaissement notable de la tension psychologique. Cela veut dire que certains phénomènes supérieurs, ceux de la fonction du réel, l’action volontaire, avec sentiment de liberté et de personnalité, la perception de la réalité, la croyance, la certitude, la jouissance du présent, sont devenus à peu près impossibles, que le sujet sent vivement cette lacune et qu’il l’exprime par toutes sortes de sentiments d’incom-plétude.

Quand cette dépression se produit, les phénomènes inférieurs, action et perception désintéressées, raisonnement, rêverie, agitation motrice et viscérale subsistent parfaitement et même se développent à la place des supérieurs. Ce développement exagéré me paraît dépendre précisément de la diminution des phénomènes supérieurs. C’est pourquoi je suis disposé à considérer cette agitation comme « une substitution, une dérivation qui remplace les phénomènes supérieurs supprimés ». Une des difficultés de cette conception, c’est la disproportion apparente entre les actions supprimées qui semblaient devoir être simple et rapide et ces phénomènes secondaires qui prennent un développement énorme. On a peine à comprendre que le second phénomène ne soit que le substitut du premier. Quand un phénomène physiologique est très supérieur à un autre, la tension qu’il exige pour se produire pourrait être suffisante, si on l’employait autrement, pour produire cent fois le phénomène inférieur : nous sommes amenés à admettre que la force inemployée pour les phénomènes supérieurs qui ne peuvent plus se produire donne naissance à une véritable explosion de phénomènes inférieurs, infiniment nombreux et puissants, mais à un plus bas degré dans la hiérarchie[4]. C’est toujours l’abaissement de l’activité cérébrale, la chute de plusieurs degrés qui se manifeste dans ces agitations comme dans les dépressions elles-mêmes.

Le caractère général que je cherche à mettre ainsi en évidence me paraît se retrouver facilement dans tous les symptômes de la névrose psychasténique. C’est en raison de la psycholepsie, de la chute de la tension psychologique que l’on voit disparaître les fonctions les plus difficiles qui exigent précisément le plus de tension. Les fonctions sociales qui ajoutent à notre action la considération des autres hommes et de leur sentiment à notre égard sont les plus rapidement atteintes. C’est pourquoi la timidité, qui n’est que l’aboulie sociale, l’intimidation, qui n’est qu’une dérivation à la suite de cette aboulie sociale, vont être bien souvent les premiers symptômes : les phénomènes dans lesquels interviennent des luttes nécessaires, des responsabilités vont disparaître ensuite et c’est ainsi que vont se constituer les diverses agoraphobies, les phobies génitales, les phobies du mariage, les phobies professionnelles. Dans d’autre cas, la difficulté de telle ou telle fonction n’est pas aussi naturelle, elle ne résulte pas d’une complexité fondamentale des choses, elles est artificielle et elle résulte du sujet lui-même et de la façon dont il veut que l’acte soit opéré, de l’attention qu’il lui accorde, de son effort pour l’amener à une perfection impossible. Ces actions deviennent insuffisantes à leur tour et donnent naissance à une foule de dérivations, ce qui constitue les aboulies, les sentiments d’incomplétude, les phobies et les agitations mentales à propos de la vision, à propos des différentes fonctions corporelles. Les obsessions se développent à la suite de ces diverses insuffisances, à la suite des sentiments d’incomplétude qui en résultent, des manies de précision, d’explication, de symbole, qui les accompagnent comme une dérivation. L’obsession est le résultat final de l’abaissement du niveau mental, c’est une sorte d’interprétation qui se présente perpétuellement à l’esprit tant que subsiste le trouble fondamental qui l’inspire.

Ces caractères généraux existent d’une manière légère dans des phénomènes normaux, comme la fatigue, le sommeil, certaines émotions; la psychasténie s’en distingue par la netteté du désordre et par sa durée. Ces mêmes caractères existent-ils dans d’autres maladies mentales? C’est probable, et comme nous l’avons vu à propos des stigmates communs, ils jouent aussi un certain rôle dans l’hystérie. Ces phénomènes doivent exister au moins au début dans bien des délires systématiques et ils sont certainement très graves dans diverses confusions mentales et peut-être dans certaines démences. Mais je crois que dans ces divers états bien d’autres phénomènes et des phénomènes plus importants viennent s’ajouter aux précédents : dans l’hystérie, par exemple, le rétrécissement de la personnalité s’ajoutent à l’abaissement de la tension psychologique et même la dissimulent. Dans les confusions et les démences, les phénomènes supérieurs, entendus comme je l’ai dit, ne sont pas les seuls supprimés, ou ils le sont même fort peu, tandis que la maladie atteint aussi et supprime des phénomènes inférieurs comme les souvenirs anciens, les habitudes acquises autrefois, les images, les raisonnements. Je crois que cet abaissement de la tension psychologique entendu comme je viens de l’expliquer, quand il reste isolé et tout à fait prédominant, sans autres troubles psychologiques plus graves, caractérise assez bien la plupart des symptômes psychasténiques.

C’est pourquoi on peut ajouter aux troubles de la fonction du réel que je signalais tout d’abord ce nouveau caractère général de la dépression mentale pour résumer les symptômes psychasténiques. On arrivera alors à la définition suivante : la psychasténie est une forme de la dépression mentale caractérisée par l’abaissement de la tension psychologique, par la diminution des fonctions qui permette d’agir sur la réalité et de percevoir le réel, par la substitution d’opérations inférieures et exagérées sous la forme, de doutes, d’agitations, d’angoisses et par des idées obsédantes qui expriment les troubles précédents et qui présentent elles-mêmes, les mêmes caractères.

  1. Obsessions et psychasténie, I, p. 458.
  2. À propos du « déjà vu », Journal de psychologie et pathologique, juillet 1905.
  3. Cf. Obsessions et psychasténie, p. 474. « Les Oscillations du niveau mental », Compte rendus du Ve Congrès de psychologie, Rome, 1905, p. 110 et Revue des idées, 15 octobre 1905.
  4. Obsessions et psychasténie, 1903, I, p. 554.