Les Négociations et la Paix (1656-1659)

Les Négociations et la Paix (1656-1659)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 5-36).
LES
NÉGOCIATIONS ET LA PAIX
(1656-1659)[1]


I. — NÉGOCIATION DE MADRID, 1656. — HUGUES DE LIONNE.

Au mois de juin 1686, un voyageur, monté sur un mulet, traversait les Pyrénées par une des passes les moins fréquentées, et rejoignait sur la grande route un carrosse venant de Bayonne, dans lequel se trouvaient deux ou trois gentilshommes francs-comtois : ainsi disait le passeport présenté à la frontière. Aux portes de Madrid, les voitures du premier ministre, don Luis de Haro, attendaient le mystérieux voyageur et le conduisirent au palais du Buen-Retiro (14 juillet). Le nom du personnage, entouré de telles précautions, n’était révélé qu’au premier ministre. Il apportait un pouvoir illimité du roi de France pour traiter de la paix entre les deux couronnes et en fixer les conditions ; le secret, un secret absolu, lui était prescrit. L’objet de la mission fut assez vite pénétré ; le nom du négociateur, quelque temps ignoré, puis deviné, finit par être connu de tous ceux qui avaient intérêt à le savoir.

Hugues de Lionne ! L’épicurien, l’ami, la plume de Mazarin[2]. Son souvenir reste attaché aux plus brillans succès diplomatiques du règne de Louis XIV. Jamais la politique traditionnelle de la France ne trouva d’interprète plus intelligent et plus ferme. En mainte occasion[3], il posa et fit prévaloir des principes dont l’application constante eût épargné à la France et au monde de cruelles calamités.

Les longues et belles dépêches où de Lionne a retracé les conférences secrètes de Madrid nous le montrent profond dans les affaires et déjà consommé dans l’art de les traiter[4]. À travers chaque récit, on reconnaît sa manière, sa promptitude à prendre avantage du moindre aveu échappé à son interlocuteur, sa ténacité à ne jamais céder un pouce du terrain qu’on lui a souvent abandonné par surprise, son habileté à jouer l’emportement pour provoquer l’adversaire et le faire sortir du sang-froid que lui-même sait conserver. Ce visage pâle, plus fin que distingué, fatigué avant l’âge par les veilles, le travail et les plaisirs, demeure impénétrable, à peine animé par le sourire railleur qui soulève une lèvre épaisse et sensuelle[5]. De tout temps adversaire de Condé et de ses amis, c’est lui qui précipita la ruine de d’Avaux, qui prépara l’arrestation des Princes, que Condé chassa avec les autres sous-ministres en 1651. Disciple de Richelieu, dur, rancunier, il ne comprend pas l’indulgence envers ceux qui ont troublé l’Etat, dont il est le serviteur passionné et résolu. Aussi peut-on être sûr qu’en ce qui regarde M. le Prince, il se tiendra à la lettre étroite de ses instructions, instructions qu’il pouvait bien avoir rédigées lui-même.

La France entendait se faire céder les deux provinces qu’elle avait conquises ; l’Artois et le Roussillon. L’Espagne réclamait le rétablissement intégral du prince de Condé en ses charges, biens et dignités. La négociation relative aux conquêtes a été très clairement racontée ailleurs[6] ; elle suivit une marche assez régulière. Il n’en fut pas de même des affaires du prince de Condé, qui étaient moins graves peut-être, mais plus épineuses ; elles tiennent une grande place dans les conférences qui, pendant tout le mois de juillet, se succédèrent entre don Luis de Haro et le plénipotentiaire français.

Le ministre espagnol, assez facilement désarçonné par un lutteur exercé, s’était laissé arracher une sorte d’adhésion à des propositions présentées avec art, à peu près celles qui étaient formulées dans les instructions données à Paris[7]. En fait, M. le Prince, rétabli en ses biens, honneurs et dignités, aurait dû renoncer au gouvernement de Guyenne et à la charge de grand-maître ; aucune garantie ne lui était accordée. Grand fut l’émoi du comte de Fiesque[8]. éclairé par lui, don Luis veut rouvrir la discussion. De Lionne essaie de lui fermer la bouche. L’autre tient bon. On reprend certains articles; la discussion recommence, s’égare, et en somme n’aboutit pas[9].

Il fallait sortir de ce chaos. Les ministres espagnols voulurent consulter le prince de Condé, et de Lionne demanda de nouvelles instructions à Mazarin. Les conférences furent suspendues pendant un mois. La réponse de Mazarin partit de La Fère le 15 août[10]. Il ne veut entendre parler d’aucune concession et gourmande de Lionne : « Quoi ! vous aviez demandé vos chevaux, — Et vous aviez bien fait, — quand on vous fit difficulté sur Arras, et vous cessez de les demander quand on vous prie d’envoyer un courrier pour savoir la volonté du Roy sur ces points indécis, et qu’on veut apprendre les intentions de M. le Prince sur ce qui le regarde !… Si la paix ne peut se conclure, il sera à propos de rompre sur la question du prince de Condé. »

Le cardinal avait bien compris que la paix ne se conclurait pas. Ses nouvelles instructions sont réglées sur cette prévision. Avant de rompre, il faut que son représentant ait le temps de reprendre ou de mettre à néant toutes les concessions qu’il peut avoir déjà plus ou moins consenties, afin que le terrain se trouve complètement déblayé lorsqu’on entamera une nouvelle négociation. De Lionne entre à pleines voiles dans le jeu du ministre.

M. le Prince ne semblait pas plus confiant dans le résultat des nouvelles conférences. Il se contenta de présenter, sous la forme d’un « mémoire à consulter », le relevé de tous les emplois dont il réclamait la restitution pour lui et ses amis, le compte de ses diverses créances sur le roi et la reine-mère, avec des demandes d’indemnités pour les dommages causés, le tout grossi, amplifié, et accompagné d’une clause qui semblait mettre un terme à toute idée d’accord : « Il faut aussy que dans le traitté il y ayt un article qui dise que l’on ne pourra m’obliger d’aller à la cour pour quelque prétexte que ce soit, et que, si on me le commandoit, je pourroy ne le pas faire sans qu’on me le puisse imputer à désobéissance[11]. »

En affichant cette prétention arrogante, Condé voulait répondre à une communication reçue par les ministres espagnols. De Lionne avait mis sous leurs yeux la « forme » de la lettre que M. le Prince devait adresser au roi pour implorer son pardon, et cette forme était des plus humbles. Notons encore que M. le Prince écrivait ces lignes presque au lendemain du secours de Valenciennes. Le retour de ses espérances ranimées par la victoire explique ce redoublement de hauteur et de méfiance envers la cour.

Si M. le Prince n’usait guère de ménagemens dans son discours, ni même la plume à la main, il était drapé de la belle façon dans les dépêches françaises. Avec un véritable luxe de détails et de redondances, de Lionne reproduit tout le mal qu’il a dit de M. le Prince, parfois (selon lui) avec l’assentiment plus ou moins tacite de son interlocuteur. Il sait que ces portraits outrés, ces jugemens plus que sévères rendront agréable la lecture des longs mémoires qu’il expédie. Le ton des dépêches, même les plus graves, les plus exactes, est souvent adapté au goût de qui doit les lire ; on fait ainsi passer bien des choses. Pour mettre toutes les pièces sous les yeux du lecteur, nous reproduisons un de ces crayons ; à côté de quelques traits d’une certaine ressemblance, quoique forcée, — la mobilité, la violence, — les insinuations calomnieuses ne manquent pas : tout ce qui est dit sur les rapports de M. le Prince avec ses amis est un tissu de contre-vérités : « Son Eminence, dis-je à don Louis, n’a nulle aigreur contre M. le Prince, et seroit autant ayse que jamais de le servir ; mais M. le Prince, par son humeur, se forme un grand obstacle à luy mesme ; il n’y a pas un de tous ceux qui le cognoissent, voire de ses plus particuliers amys qui sont aujourd’huy près de luy, qui ne sache (et qui ne l’ait esprouvé) qu’on ne peut jamais faire un fondement certain sur l’amitié du Prince ; il est bien vray de dire qu’au mesme temps qu’il la promet, il a une véritable intention de tenir sa parole et se croit mesme incapable d’y jamais manquer ; mais, quand sur l’establissement de cette amitié on luy auroit rendu cent services tout de suite et de la dernière importance, s’il arrive qu’on luy refuse une simple bagatelle de celles que son ambition luy suggère tous les jours (sa coustume et son naturel estant, dès qu’il a obtenu une grâce de la cour, de ne la compter plus pour rien et de prétendre d’abord à une autre plus grande), alors il n’est plus maistre luy mesme de ses mouvemens ny de ses actions, ne se souvient ny soucie plus de toutes les paroles données, et traite ses amys comme ses plus grands ennemys, ce qui a réduit ceux qui l’ont suivy au petit nombre qui luy en reste, n’ayant mesme pu, dans l’estat où il est et ayant besoin de tout le monde, se contraindre au point de ne s’emporter pas dès qu’on ne fait pas absolument et aveuglément tout ce qu’il veut[12]… »

Cependant les plénipotentiaires s’étaient de nouveau réunis le 4 septembre avec la même prétention au mystère. La discussion se rouvre ; nous la suivons jusqu’au 21 septembre. Conférence tous les jours. On passe en revue l’histoire depuis plus d’un siècle ; c’est un défilé de personnages illustres : François Ier et le connétable de Bourbon, Henri IV et Antonio Ferez, Richelieu et le duc de Rohan. De Lionne a les honneurs de la lutte, au moins d’après ses dépêches, et il est fort probable que ses dépêches disent vrai. Don Luis se tient sur le terrain de l’honneur et se répète sans se lasser ; mais son argumentation est à bout de voie, et il fait intervenir son « secrétaire pour les langues », don Christoval[13], qui, connaissant mieux le détail des affaires et plus au courant des « intérêts de M. le Prince », semble plus difficile à démonter. Le début ne fut pas heureux.

Don Christoval avait préparé un coup de théâtre. Il fait apparaître Condé sous un jour nouveau, tout prêt à dispenser le roi catholique de ses engagemens : par ordre de leur mandant, « le comte de Fiesque et Mazerolles sont tous les jours chez Son Excellence (don Luis de Haro) pour la supplier que l’on ne rompe point pour les intérêts dudit sieur Prince »[14]. Le « secrétaire pour les langues » pensait sans doute que de Lionne se montrerait touché de la générosité et de la grandeur d’âme de Condé ; mais le vétéran de la diplomatie française était à l’épreuve de ces sortes de surprises. Nullement sentimental, il vit aussitôt le côté pratique : « Quoi ! reprit-il, le principal intéressé abandonne le traité dont vous arguez toujours, et c’est vous qui vous y tenez pour refuser la paix à la Chrétienté ! » Et afin de montrer qu’il n’a pas de pouvoir secret et qu’il ne tient pas en réserve quelque concession nouvelle, de Lionne « sort de sa pochette » les instructions du cardinal. On l’arrête au milieu de la lecture : « Ah ! si le roi a donné à M. le prince de Conti les charges et gouvernemens que nous redemandons pour son frère, c’est que S. M. se réserve de les rendre. — Détrompez-vous. Si l’on s’est empressé d’en pourvoir M. le prince de Conti, c’est pour bien établir qu’on ne veut pas l’en dépouiller. Ne me parlez pas davantage d’un rapprochement entre Son Eminence et M. le Prince. Je ne suis pas ici pour traiter d’accommodemens particuliers, mais de la paix entre les deux couronnes. Rompons ou concluons. — À demain donc pour en finir », réplique don Christoval.

24 septembre, c’est la rupture, et sur le fait de Condé, comme de Lionne le désirait. Don Luis de Haro ayant définitivement déclaré « que jamais le Roy son maître ne feroit la paix, — quoy qu’il hazardast ou perdist du sien —, que M. le Prince ne fust pleinement restably, en quoy il ne s’agissoit ny de l’honneur ny de la seureté de S. M. très chrestienne » « Si dès le commencement de la négociation, repartit de Lionne, vous m’eussiez fait une déclaration pareille, je vous aurois épargné bien de l’incommodité et ne serois pas seulement entré en aucune matière. Dieu l’a peut-estre permis pour chastier un sujet du Roy du crime de sa rébellion par la punition la plus sensible qui peut arriver à tout homme raisonnable de se voir et considérer pour la seule cause de la durée de la guerre et par conséquent l’objet de la hayne de la Chrestienté[15]. »

En annonçant le lendemain son départ au cardinal et en lui transmettant la série des mémoires où il rend compte des conférences tenues du 4 au 24 septembre, de Lionne fait ressortir que « la négociation de la paix avoit esté heureusement conduite vers sa dernière conclusion, si le point des charges et gouvernemens de M. le Prince, qui a tout accroché et tout rompu, ne fust venu s’opposer à la perfection de ce grand ouvrage. J’appréhendois extrêmement cette rupture sur une autre circonstance de cette mesme affaire : l’intention qu’avoit le Roy de retenir Chantilly et de prescrire au dit prince son séjour hors du royaume de France »[16].

En effet, de Lionne ne pouvait que s’applaudir d’avoir été dispensé de produire au grand jour ces deux clauses, qui révélaient l’animosité de Mazarin et les véritables intentions de la cour.

Ainsi, en offrant de restituer à Condé le rang de premier prince du sang de France et de le rétablir en ses biens, honneurs et dignités, Mazarin ne se bornait pas à lui refuser la charge de grand-maître et le gouvernement de Guyenne ; il se réservait de lui prendre Chantilly et de l’envoyer en exil pour un temps illimité.


II. — NÉGOCIATION SECRÈTE CONDUITE PAR Mme DE LONGUEVILLE. — URANIE ET NESTOR. — ALCANDRE ET MÉCÉNAS. — 1657.

Le maréchal de Gramont n’était pas seul à soupirer après le retour de Condé, un retour volontaire, réglé librement entre Français, directement obtenu du roi et non imposé par l’étranger. C’était le rêve de Mme de Longue ville. Soumise au plus sévère des examens, sa conscience lui reproche l’égarement de ce frère chéri ; elle a plus que personne contribué à l’écarter de la voie droite ; c’est une des erreurs coupables dont elle fait pénitence et qu’elle veut réparer. À peine sortie de Bordeaux, elle s’attachait à cette idée ; dès qu’elle eut reconquis sa place auprès de son mari, dans le monde, à la cour, elle en poursuivit l’application.

Les premières tentatives furent conduites avec précaution. On se sentait surveillé ; il ne fallait causer d’ombrage nulle part. Il fallait aussi ménager l’orgueil de Condé, ne rien proposer qui pût effaroucher sa superbe, réveiller sa violence. Il parut prudent de faire parler d’abord M. de Longueville, qui, n’ayant pas pris part aux derniers troubles, ne pouvait être soupçonné d’obéir à aucun autre mobile que l’amitié.

Un gentilhomme, envoyé à Bruxelles pour une affaire qui intéressait le comte de Saint-Paul[17], remit à Condé un message de son beau-frère : M. le Prince était-il « d’humeur à traiter sans les Espagnols » ? Consentirait-il à confier le duc d’Anguien à M. de Longueville, qui serait heureux de recueillir ce jeune prince et le garderait chez lui, en France[18]?

Plus tard[19], un écuyer de Madame la Princesse, nommé Chapizeau, voyageant en Normandie, vit à Rouen le gouverneur de la province, M. de Longueville, et revint à Bruxelles avec une nouvelle proposition, qui, sans effaroucher les Espagnols, permettait de donner un témoignage de dispositions conciliantes. Il s’agissait cette fois d’envoyer Madame la Princesse, dont la grossesse était déclarée, faire ses couches à Rouen. Des lettres furent échangées[20]. Mme de Longueville avait pris la plume, insistait auprès de son frère pour faire agréer les offres de son mari ; le moment est favorable : « La moindre caresse de M. le Prince me feroit tout oublier, a dit le cardinal du fond du cœur. » Mme de Longueville avait soin d’affirmer sa parfaite union avec Mme de Châtillon, passeport nécessaire pour toute proposition soumise à Condé.

M. le Prince avait prêté l’oreille. Mais au travers de ces préliminaires survint la mission du père Vanegas, puis la négociation Fuensaldaña, puis encore le voyage de Lionne en Espagne. Condé dut s’expliquer avec le cabinet de Madrid par l’intermédiaire de son représentant, le comte de Fiesque : « M. don Louis[21] sait que je ne seray jamais capable de rien faire au préjudice de mon honneur, ni contre la parole que j’ay donnée à S. M. Cath. Quant à la seconde proposition de M. de Longueville qui regarde mon fils, véritablement si sad. Majesté et M. don Louis y voulussent consentir, je l’accepterois très volontiers, car j’y vois des avantages pour moi extrêmement considérables. Nonobstant cela, je n’y songeray en façon quelconque si S. M. et M. don Louis ne le trouvent pas à propos[22]. » Les ministres du roi, fut-il répondu, ne peuvent admettre que M. le Duc aille en France ni se sépare de son père, et s’étonnent que M. le Prince « ait confiance dans un homme qui lui conseille de traiter sans en faire part à S. M. catholique »[23]. Il ne fut plus question des couches de Madame la Princesse ; l’affaire en resta là. Mais la glace était rompue ; il y avait eu échange d’idées, quelques jets de lumière projetés. Mme de Longueville tient dans ses mains un fil qu’elle ne peut pas toujours tendre, mais qu’elle ne permettra pas de couper.

Tant que durent les opérations actives, surtout si le sort favorise les armes d’Espagne, il est difficile de serrer les nœuds : pendant la campagne de 1656, le silence fut complet. Avec les premiers mois de 1657 commence une négociation occulte, très serrée, dont les phases se déroulent dans une correspondance qui est en partie sous nos yeux. Nous en marquerons le caractère, les traits principaux, la trame et l’action.

Le secret était l’essence même du succès, et cette allure mystérieuse donnait à l’affaire comme un parfum de conspiration. On conspirait, en effet, non pour agiter ou affaiblir la France, mais pour détacher Condé de l’Espagne et le rendre à sa patrie. Il importait que ni à Madrid, ni au palais de Bruxelles, on pût rien savoir avant que tout ne fût réglé. Et d’autre part, en traitant avec Mazarin, il fallait lui dérober bien des détails, prendre soin de ne laisser entre ses mains aucune pièce, aucun embryon d’engagement, aucune arme enfin dont il pût se servir pour perdre Condé auprès des Espagnols en lui fermant plus solidement que jamais les portes de la France : à plusieurs reprises, en effet, il le tenta. Là était l’écueil, le péril, toujours présent aux yeux de Condé, ce qui explique les violences et les variations de son langage.

Le premier point à résoudre fut le choix d’un intermédiaire discret, dévoué, capable de recevoir, traduire, rédiger, expédier les lettres chiffrées, les messages en clair, échangés entre Rouen, Paris et Bruxelles, en travaillant sous l’inspiration, sous les yeux de Mme de Longueville ; assez homme du monde et assez libre d’engagement pour être au besoin envoyé ou à Mazarin ou à Condé. Que de noms à écarter, ceux-ci trop en vue, ceux-là trop mêlés à la lutte ! Par ses antécédents, Vineuil semblait tout désigné ; mais il était excommunié par Condé. C’est de l’autre côté que l’exclusion était donnée à Marigny, très intelligent, plume inappréciable, trop compromis par ses attaches avec Retz, ce qui lui avait attiré la haine de Mazarin ; il pouvait être agent de M. le Prince partout, excepté en France.

Le choix tomba sur le digne gentilhomme qui avait quelque temps dirigé l’éducation du duc d’Anguien, M. d’Auteuil. Gouverneur insuffisant, terre à terre, sans éclat, les négociations compliquées ne devaient pas être son fort, mais il était très sûr, consciencieux et tout fait pour être le plus exact des correspondans. Erudit de goût et de métier, il aurait désiré qu’on le laissât à ses études[24], et n’accepta que par dévouement.

Les lettres de M. le Prince arrivaient à d’Auteuil sous le couvert ou plutôt sous le nom de M. de La Forest à Rouen[25]. Ici comme dans la correspondance confidentielle de Mazarin, les personnages mis en scène, dramatis personae, sont désignés soit par des chiffres, soit par des noms de convention, choisis, à la mode du temps, dans l’antiquité, et qui donnent lieu parfois à des rapprochemens assez piquans.

Le plus illustre des rois d’Israël, David, ne peut être que le roi de France. Mazarin n’est pas mal traité : c’est Mécénas, le ministre bien connu d’Auguste, le généreux patron d’Horace. Le nom respectable de Nestor, type de la vieillesse éclairée, appartient à M. de Longueville. Sa femme est Uranie, la muse, la Vénus céleste, fille du Giel et de la Lumière. M. le Prince porte le nom homérique jadis attribué au roi Henri par Malherbe et la princesse de Conti[26], Alcandre, l’homme fort et vaillant. C’est sans doute le hasard qui décerna au président Viole, conseil légal de Condé, on pourrait dire son chancelier, le nom de Dioclès, « excellent conducteur de chevaux », au dire d’Homère, préposé par Cérès à la célébration de ses mystères. Tout le monde aurait reconnu Mme de Châtillon sous les traits de la perfide enchanteresse, Circé. C’est l’œil de Mazarin.

D’Auteuil avait fait connaître à Bruxelles les premières ouvertures faites au cardinal (janvier 1657), l’accueil qu’elles avaient reçu. Condé répond avec un mélange de satisfaction et d’anxiété ; cependant c’est la méfiance qui domine : « Tenez-vous sur vos gardes ; allez bride en main avec ces sortes de gens, qui assurément sont des mouchards… J’entends demeurer toujours maistre de ma conduite, surtout de celle que j’ay à tenir par deçà [27]. » Cependant « l’affaire est mise en négociation » ; cela ne plaît guère à M. le Prince : « Toutes choses me sont suspectes de la part du cardinal ; s’il avoit les intentions bonnes, il parleroit nettement[28]. » Le ton s’aigrit. M. le Prince n’aime pas les menaces : on lui annonce que la cour va disposer de tout son bien, que les Espagnols sont prêts à le sacrifier, etc. ; il riposte par un coup droit : « Je veux bien qu’on le sache ; je ne travaille à autre chose que tantôt surprendre une ville, tantôt en révolter une autre ; je m’applique à cela jour et nuit ; si je pouvois faire révolter toute la France, tant que je seray en l’estat où je suis, et attirer tout le monde dans mon party, je le ferois de tout mon cœur, et l’on auroit grand tort d’en douter. Si la cour est d’humeur de s’irriter de tout ce que je feray en ce genre, elle s’irritera souvent, et je ne m’en inquiète pas[29]. » Après cette boutade, il se modère, et, dans un duplicata de sa dépêche, il finit par formuler les conditions de son retour ; c’est la première fois. Il le prend encore de très haut ; mais il demande à s’aboucher avec d’Auteuil et en indique le moyen avec précision. Un mois plus tard, il est plus explicite encore ; sous l’enveloppe d’une rudesse affectée, il précise les conditions d’un rapprochement avec la cour, stipule pour ses amis[30]. Mais la campagne va commencer ; elle s’annonce bien ; la négociation est suspendue.

Elle reprend au retour dans les quartiers d’hiver, et alors sur une base nouvelle. Il s’agit d’un mariage que M. de Longueville s’était mis en tête d’arranger avec Mazarin, et que M. le Prince ne repoussait pas ; seulement il se disait très pressé d’avoir une réponse (par caractère il n’aimait pas à languir), tout en répétant qu’il n’y tenait guère : « De passion pour le mariage, M. le Prince n’en a pas du tout[31]. » Aucun nom n’est prononcé, bien qu’il soit facile de lire entre les lignes. Une lettre de Marigny[32], alors chargé des intérêts de M. le Prince à Francfort, tranche la question. C’est le duc d’Anguien que son oncle veut unir avec une des fameuses nièces, celle-là même peut-être qui allait embraser le cœur du jeune roi d’une flamme si vive. Mme de Longueville avait pris la direction et menait l’affaire avec ardeur et habileté. Les progrès étaient réels ; M. le Prince semblait plus confiant ; on s’occupait de sa prochaine entrevue avec Auteuil[33], lorsque celui-ci reçut ce billet de Gaillet : « M. le Prince n’est pas en estat de voir vos lettres, ni Servientis[34] en pouvoir de faire autre chose que pleurer pour le péril où est S. A. J’ay escrit à Dioclès (Viole) de venir en dilligence[35]. »


III. — MALADIE DE CONDÉ. — REPRISE ET RUPTURE DE LA NÉGOCIATION. 1658.

Au mois d’octobre (1657), Condé venait de s’arrêter à Bergues, aux avant-postes, très fatigué, encore plus affligé des résultats d’une campagne malheureuse, comprenant son impuissance à ralentir les progrès de Turenne. Le poison des marais de la Colme circulait dans ses veines. Le 8, il « se sentait un peu mal et se faisait saigner[36] ». Les accès de fièvre se succèdent, redoublent d’intensité. On lui conseille l’air de la mer ; on l’envoie à Nieuport (30 octobre). La fièvre l’y suit, plus tenace, plus violente. Déjà il ne peut plus écrire ; dicter devient impossible, car Caillet, lui aussi « en danger de la vie », ne peut tenir la plume. Le séjour de Nieuport, où le typhus sévit, ne convient pas mieux que celui de Bergues. M. le Prince est transporté à Gand[37]. Pezières, « médecin fort estimé dans les Pays-Bas », est auprès de lui et ne peut maîtriser les progrès du mal.

Le 3 décembre, un courrier envoyé de Flandre avec passeport spécial arrivait à Paris. Il venait chercher Guénault. D’après le récit de ce messager, le voyage semblait inutile : M. le Prince était abandonné des médecins. L’émotion fut grande. Quoi ! c’est sous les drapeaux de l’ennemi que la mort irait chercher ce héros si français ! La fièvre l’enlèverait ainsi sans lui laisser le temps de se repentir et, comme disait Talon, de réparer sa faute par de nouveaux services ! Le roi, la reine-mère, Mazarin lui-même s’associèrent au mouvement, échangèrent de sympathiques messages avec Mme de Longueville et le prince de Conti. Celui-ci montrait une douleur touchante, dont l’écho parvint jusqu’à Gand[38]. Anne-Geneviève, frappée au cœur au moment où elle espérait réconcilier un frère chéri avec la patrie, implorait la miséricorde de Dieu pour cette âme dont elle connaissait le trouble. Elle eut la consolation d’apprendre que Condé, éclairé par Guitaut sur la gravité de son état[39], et « se portant de lui-même au devoir d’un bon chrétien »[40], avait demandé et reçu avec respect les derniers sacremens. Sa femme, son fils, ses principaux officiers entouraient son lit ; l’internonce lui porta la bénédiction du pape ; don Juan d’Autriche était accouru auprès du mourant.

Guénault s’était fait accompagner par Dalencé, chirurgien ordinaire du prince[41]. Lorsqu’ils arrivèrent à Gand (6 décembre), Condé était au plus mal. Contre toute attente, une crise favorable survint ; secondée par les soins intelligens des deux médecins, elle aboutit à la convalescence.


Le retour de M. le Prince à la santé fut comme la résurrection des espérances de Mme de Longueville. Les incidens qui venaient de se succéder semblaient avoir adouci les esprits ; les sentimens qui s’étaient fait jour étaient d’un heureux augure ; Condé se montrait moins hautain, plus confiant, le cardinal plus conciliant, plus sincère.

« Dans le mesme temps que je tourne mon esprit à croire que M. le Cardinal désire mon amitié, je luy engage insensiblement la mienne, et le fais avec une satisfaction qui rendra toutes choses faciles… Je sens dans mon cœur toutes les dispositions nécessaires pour rendre ferme, solide, durable et très estroite l’amitié dont il tesmoigne désirer l’establissement entre nous[42]. »

Il semble difficile d’aller plus loin ; mais à Paris on voulait plus : une lettre, dont on envoie la minute, « pour faire voir à M. le Cardinal »[43] ; ce billet mettait celui qui l’aurait signé à la merci du ministre.

M. le Prince retire la main qu’il tendait ; il ne saurait « bazarder de se perdre avec ces gens icy »[44]. Là est le péril qui reparaît toujours dans ses préoccupations, le point d’honneur qui surtout le retient et dont ses amis, pressés de rentrer en France, voudraient le voir affranchi. « Si le cardinal Mazarin agit sincèrement, comme je le crois, écrit Gaillet[45], comment ne presse-t-il pas la conclusion ? M. le Prince se laissera surprendre par tous les tesmoignages que les gens de ce pays luy donnent de leur passion ; ils ont esté extraordinaires, et depuis les plus grands jusques aux plus petits… Si M. le Prince quitte ces gens cy, le pays est perdu sans ressource ; cela devroit décider Mazarin. »

Condé résume toute la négociation et précise les questions à résoudre dans une lettre remarquable[46] dont nous citerons quelques passages : « M. le Cardinal agit en habile négociateur, comme il est, à qui les paroles ne coustent rien, mais non pas en homme qui ayt bonne envie de s’accommoder… Il est certain que l’honneur du Roy ny celuy de son ministre ne peuvent estre blessés par une amnistie en forme ordinaire, dont l’effet naturel est de restablir en mesme estat qu’auparavant ceux à qui le Roy la donne ; on n’a jamais refusé ces conditions à personne dans la plus grande misère des partis et dans le plus meschant estat des princes armés ou seulement retirés du royaume… Je ne doute nullement que M. le Cardinal ne veuille s’acquérir cet avantage de me voir, si je retournois en France, despendre de luy et luy faire la cour pour ravoir ce qui m’apartient, qu’il me donneroit pièce à pièce ; mais quelque espérance qu’il veuille insinuer de cette restitution, et mesme quelque asseurance positive qu’il en donnast à Nestor, il seroit plus sûr pour l’un et pour l’autre de ne pas nous accommoder à ces conditions ; car dans l’attente des choses promises. M. le Cardinal me feroit languir asseurément ; son moindre mauvais procédé me jetteroit dans la desfiance et nous rebrouilleroit plus fort et plus dangereusement que nous ne l’ayons encore esté ; au lieu que, retournant comme je doibs, sans aucune despendance pour les choses qui m’appartiennent, j’attendray sans inquiétude que M. le Cardinal veuille m’employer, et respondray avec une amitié libre et sans intérest aux tesmoignages qu’il me donnera de la sienne ; c’est le moyen d’en establir une entre nous… Pour mes amis, je serois le plus déshonoré homme du monde si je ne ramenois en France au mesme estat qu’ils estoient auparavant ceux qui en sont sortis à ma considération… » Et il conclut : « Je pense que Mécénas, Nestor, Uranie, †[47] ny vous ne croyez pas que je veuille sortir d’icy en me déshonorant, ny quitter les Espagnols que de bonne grâce. Et que Mécénas n’aille pas dire que je veux garder des mesures avec eux ; ce n’est nullement ma manière. Quand je me raccommoderay, ce sera de bonne foy et avec les meilleures intentions du monde ; et toutes les seuretés imaginables qu’on voudra prendre là-dessus, je les donneray ; mais aussy comme je veux me bras-lier avec ceux à qui je m’attacheray et y vivre avec honneur, je veux me séparer de ceux-cy de mesme ; et que la fidélité que je garderay à ceux cy soit une asseurance aux autres de celle qu’ils doivent attendre de moy. »

Le passeport longtemps attendu avait été envoyé par Mazarin[48], et, bien que rédigé en des termes qui ne satisfaisaient pas Condé, d’Auteuil allait en profiter, lorsqu’il tomba malade. Près de deux mois s’écoulent ; d’Auteuil n’a pas encore fait son voyage ; mais la négociation a sans doute marché, car, en prévision de la conclusion, M. le Prince a disposé ses troupes de façon à pouvoir les isoler et les séparer de celles d’Espagne. Il dut mettre alors Boutteville et Guitaut dans la confidence : « Si je vous envoyé les complimens de Mlle d’Ostrade (Hoogstraeten), c’est que je seray d’accord avec le cardinal ; vous marcherez de Rocroy sur Charleville. Si je vous envoyé les complimens de la princesse de Barbançon, c’est que tout est rompu ; vous mènerez vos troupes au rendez-vous de l’armée. »

C’est la princesse de Barbançon qui fit saluer M. de Guitaut[49]. Hocquincourt avait consommé sa défection ; Hesdin était livré à M. le Prince.

À ce moment même, d’Auteuil, ayant enfin accompli son voyage de Rocroy, rentrait en France sans rien savoir et demandait une audience à Mazarin[50]. M. le Prince était fort inquiet de ce que son confident pourrait dire, et d’avance il niait hardiment : « Toutes ces rumeurs d’un prétendu accommodement de la cour avec moy sont des inventions, des bruits qui naissent à point nommé ; agissez de telle sorte que le cardinal ne puisse tirer aucun parti des bruits qu’il fait courir[51]. » L’excellent homme ne comprenait pas à demi-mot ; comme il s’acharnait à suivre l’affaire, il fallut modérer son zèle. Du reste Mazarin avait pris les devans ; avec un mélange de raillerie, de regrets, de dépit, il défendit qu’on lui en parlât plus longtemps.

M. le Prince eut-il la pensée d’exploiter le désappointement de sa sœur et de son beau-frère pour les engager dans son parti militant ? « Nous ne pouvons plus songer à rien tirer du cardinal que ce que nous luy arracherons par la force. Asseurez ma sœur qu’elle peut, sans aucun scrupule pour les intérêts de sa famille, s’abandonner à toute l’amitié qu’elle a pour moy et aller à pleines voiles dans la voye où la porte la passion qu’elle a tousjours eue de me servir utilement. Qu’elle ne feigne point d’asseurer à M. de Longueville que, dans la disposition générale des affaires, il pourroit donner un branle et une secousse à la fortune du cardinal, dont celuy-cy ne se relèvera jamais[52]. »

M. de Longueville fut confondu de ce coup de théâtre ; c’était un renversement complet : « Je n’y comprends rien », écrivit-il aussitôt à d’Auteuil. Il venait d’envoyer à M. le Prince un plan d’accommodement, très complet, par lui signé et garanti au nom de Mazarin[53]. Faut-il chercher dans ce message l’explication de la reprise soudaine du 4 mai ? Vesta (Condé) donne à 69 ( ?) le pouvoir de traiter, « m’obligeant à ratiffier, dedans un mois après, tout ce qu’il aura accordé et promis pour moy, et de le faire sçavoir aussytost aux M. d’ E. (ministres d’Espagne), pour qu’ils apprennent ce que l’on aura fait de ma part ».

D’un seul bond il semble qu’on touche au but. Mais, le 24, tout était rompu. M. le Prince se plaint « d’avoir été marchandé comme un cheval », défend qu’on lui reparle de propositions pareilles : « Voilà qui est finy pour jamais-». Il rudoyé d’Auteuil sur ses maladresses et ses imprudences, et il se plaint que « M. et Mme de Longueville ont hasardé de me perdre sans ressource en signant la lettre que vous m’avez envoyée ; c’estoit me mettre en péril de l’honneur et de la vie. Bruslez toutes les lettres que vous avez de moy, et escrivez moy que vous les avez bruslées, sur vostre parole et vostre honneur[54]. »

C’était bien la clôture. La correspondance continue, s’égare. Condé rêve de soulèvemens qui seraient prêts à éclore, veut rechercher M. de Beaufort, décider le vieux et pacifique Longueville à se mettre à la tête du mouvement. Ce sont de ces chimères si souvent enfantées par le cerveau des proscrits. Aucune ville ne suivit l’exemple de Hesdin, aucun officier de marque n’imita Hocquincourt. Les agitations provoquées par la misère en Guyenne et autres provinces n’eurent aucune durée. Le silence se fait, un moment interrompu par un échange de courtoisies, lorsque Louis XIV faillit mourir à Calais après la bataille des Dunes, contre-partie des messages envoyés de la cour pendant la maladie de Condé[55].

Mme de Longueville avait mis tout son cœur dans la négociation ; elle resta inconsolable de l’échec, échec qu’elle attribuait à la violence et à la mobilité de son frère. Six mois plus tard, elle exprimait encore sa douleur à Viole[56]. Il fallut renoncer au rêve de l’accommodement direct. Déjà la partie était liée sur un autre terrain, et la négociation de la paix générale allait prendre un tour tellement sérieux que les tentatives d’arrangemens personnels se trouvent rejetées dans l’ombre et dans l’oubli.


IV. — MISSION DE LENET EN ESPAGNE, SEPTEMBRE 1658. — DON LUIS DE HARO. — COMBAT DE GÉNÉROSITÉ.

Muni par Condé de longues instructions, Lenet quittait Francfort après l’élection de l’empereur, et, poursuivant sa route, s’arrêtait vers la fin de septembre (1658) sur les bords de la Guadiana, au fond de l’Estramadure, au milieu des ruines imposantes de la Rome espagnole. C’est à Mérida que le premier ministre du roi catholique avait établi son quartier-général : don Luis de Haro dirigeait en personne les opérations contre le Portugal. Il était, à ce moment, d’assez belle humeur, tout radieux même d’avoir repoussé l’agression insolente des ennemis, — on disait au camp les rebelles, — qui venaient de lever le siège de Badajoz[57] et quittaient le territoire espagnol.

L’envoyé de M. le Prince fut donc accueilli avec bienveillance, quoique avec quelque surprise, car sa visite n’était pas annoncée. L’entretien porta sur les intérêts financiers de Condé, sur sa situation politique et militaire aux Pays-Bas, et sur la continuation de la guerre, qui semblait probable. Don Luis professait une véritable admiration pour le glorieux allié de son roi : « Pourquoi, s’écria-t-il en frappant du pied, pourquoi Peñaranda s’est-il embarqué, passant par Inspruck, d’envoyer en Flandre le jeune archiduc ! c’est à M. le Prince qu’il fallait donner le gouvernement des Pays-Bas. » Sans suivre le ministre sur ce terrain, Lenet se contenta de démolir la combinaison inventée par Peñaranda, insinuant qu’il fallait laisser faire la campagne prochaine à M. le Prince seul, assisté par Caracena ; plus tard, on pourrait essayer de l’archiduc en le faisant doubler par Fuensaldaña, dont Lenet affecta de vanter le mérite. De négociations nouvelles, pas un mot ; mais il fut fait allusion aux bruits répandus d’un accommodement direct de M. le Prince : Je ne saurais y croire, dit don Luis ; c’est encore une manœuvre du cardinal, » La réponse fut assez habile : « M. le Prince ne peut pas repousser les marques d’amitié de ses amis de France. Il ne cesse de répéter qu’il n’est pas irréconciliable ; mais il le sera toujours quand on ne parlera pas de réconcilier les deux couronnes. »

Ces explications étaient d’autant plus délicates qu’il fallait souvent parler devant un témoin incommode, fort au courant, que ses fonctions habituelles n’appelaient pas au quartier-général, et dont la présence semblait de mauvais augure pour le succès de notre ambassadeur : don Antonio Pimentel avait à maintes reprises traversé les desseins de Condé. Cette fois, il se montra conciliant, affectueux même, s’excusant du malentendu qui l’avait séparé de M. le Prince pendant le séjour de la reine Christine à Bruxelles, soutenant la candidature de Condé à tous les grands emplois, gouvernement de Flandre, généralat de l’Empire, etc.[58].

Que signifiaient cette rencontre et ce langage inattendu ? De retour à Madrid, Lenet eut bientôt le mot de l’énigme. Un des ministres, don Fernando de Contreras, lui apprit, en grande confidence, que Pimentel, appelé à Mérida, y avait reçu instructions et pouvoirs pour une nouvelle et secrète mission en France[59]. Il était chargé de rompre l’union projetée de Louis XIV avec la princesse Marguerite de Savoie, de négocier le mariage de l’infante et la suspension d’armes. Les pressentimens de Lenet ne l’avaient pas trompé sur le péril qui menaçait les intérêts de Condé.

Celui-ci prit la mouche à la première ouverture que lui fit don Juan ; le nom de l’envoyé, le caractère de la mission, tout cet air de mystère ne lui présageait rien de bon. La suspension d’armes surtout lui paraissait inopportune, prématurée : « Ce seroit pour moy une chose mortelle et qui feroit quitter prise à tous ceux qui sont avec moi. En outre, n’estant plus utile à ces gens icy, ma considération diminueroit parmy eux, et je me trouverois entièrement deschu de toutes manières[60]. »

On voit quel était à ce moment l’état d’esprit de M. le Prince, et quelle impulsion il devait donner à l’activité fébrile de Lenet. Les ministres espagnols accusaient le pauvre Fiesque, malade et affaibli, de ne pas les avoir suffisamment endoctrinés pendant la mission de Lionne ; ce n’est pas le reproche que mérita son successeur[61], dont la faconde, la diffusion, les redites devaient fatiguer, étourdir quiconque avait affaire à lui. Le plus souvent on le renvoyait aux secrétaires, don Christoval ou don Fernando de Contreras. Il eut cependant audience du roi, et put, un peu plus tard, entretenir longuement le premier ministre, lorsque celui-ci rentra à Madrid après avoir couronné par sa défaite devant Elvas (16 janvier 1659) la désastreuse campagne qui décida de l’affranchissement du Portugal.

Les conseillers du roi catholique écoutent d’une oreille distraite les développemens de Lenet ; ils en savent plus long qu’ils ne veulent l’avouer. Résolus à ne pas déserter les intérêts de M. le Prince, ils pressentent une opposition formidable, et, comme ils ont aussi hâte de conclure la paix, leur embarras est grand : « Que faire ? (c’est don Luis qui parle)[62]. On offre de rendre à M. le Prince tout son patrimoine sans charges, gouvernemens ny places, à condition de n’aller pas à la cour et de séjourner en une ou deux villes de France qu’on luy signaleroit. — M. le Prince est résolu à renoncer à tout plutôt que d’accepter de telles conditions ou d’être un obstacle à la conclusion de la paix ; » Lenet l’affirme, et il a en main toute la correspondance de Condé[63]. — « Eh bien ! Prenez cette feuille de papier, escrivez ce que M. le Prince trouve de sa convenance des places et estats du Roy ; le Roy le lui donnera, si celuy de France ne le satisfait pas. » — Ainsi pris à l’improviste, l’ambassadeur ne sut que répondre, et ne manqua pas l’occasion de se perdre dans les divagations. Le connétable de Bourbon fut remis en scène ; on revint au cas du prince de Conti, aux bruits d’accommodement et de traité particulier. — « M. le Prince ne peut jamais trouver de sûreté que par un traité général avec les garanties qui ont coutume d’y entrer, » dit nettement don Luis, et il avait raison. Cependant il finit par discuter diverses éventualités dans des termes qui trahissaient son hésitation et ne s’accordaient plus avec la fermeté de son langage sur le fond.

L’entretien fut repris plusieurs jours de suite ; don Luis tournait, retournait la question, l’examinait sous toutes ses faces : « Que pensez-vous de ceci ?[64] n’ayant pu obtenir la restitution du gouvernement de Guyenne à M. le Prince, mon roi lui donne le gouvernement des Pays-bas avec les mêmes avantages qu’avait le cardinal-infant ; ainsi muni, M. le Prince rentre dans son patrimoine en France et il attend que le roi très chrétien puisse lui offrir l’équivalent du gouvernement de Guyenne. — Pourquoi alors vous êtes-vous tant pressé de donner le gouvernement des Pays-bas à l’archiduc Sigismond ? répond Lenet. Il y a autre chose à faire. » Et le voilà lancé dans des considérations à perte de vue sur la sécurité que donnerait à l’Europe la création d’un État intermédiaire placé entre le Hainaut, l’Artois, la Champagne. — Sa conversation avec le jeune prince de vingt ans sur la terrasse de Dijon lui revenait en mémoire[65].

Don Luis accepte l’idée. Quelques jours plus tard, il communiquait à Lenet, peut-être après correction, deux dépêches de Pimentel[66] : « Les conditions qu’on nous propose sont bonnes, si bonnes que Mazarin ne doit vouloir conclure ni la paix ni le mariage de l’infante : il veut rompre sur le fait de M. le Prince. Pour de jouer sa manœuvre, il suffit de le prendre au mot : accepter les conditions offertes, tant au nom de S. M. catholique qu’au nom de S. A., annoncer en même temps que le roi d’Espagne a donné à M. le Prince la compensation de ce que la France lui refuse, le gouvernement des Pays-Bas et une souveraineté entre Sambre et Meuse. La paix n’étant pas conclue, le roi très chrétien ne peut empêcher M. le Prince d’accepter. »

Ce n’était pas l’avis de Condé : « Je vous advoue que je ne comprends pas bien comment il puisse se faire que le roy de France consente que, moy estant son sujet, j’en serve un autre que luy, et je n’entends pas comment cela se pourroit adjuster que je servisse les deux roys tout en mesme temps. »

Cette dépêche de M. le Prince[67] est essentielle. Dans un résumé parfois éloquent, l’homme se retrouve tout entier, avec le conflit d’idées, de passions qui agitent son esprit et son cœur, le sentiment de son devoir et sa fierté de prince du sang de France, la soif d’indépendance. L’ardent désir de s’affranchir de tout lien, peut-être aussi la secrète intention d’effrayer Mazarin par la chimère d’un projet grandiose qui eût rendu toute paix bien précaire : «… À vous dire le vray, je ne vois rien qui puisse mieux me convenir que le comté de Bourgogne (la Franche-Comté) en souveraineté. Je vous advoue que pour cela je quitterois de bon cœur mon gouvernement et mes places, pourveu toutesfois que mes amis fussent restablis en France au mesme estat qu’ils estoient avant la guerre, pourveu encore qu’il me fust permis d’envoyer mon fils en France jouir de mon bien et de luy donner ma charge de grand maistre ; sans quoy je ne me veux relascher de rien, ny escouter aucune proposition à mon sujet ; ce sont choses d’honneur à quoy je ne veux point manquer, non pas pour la vie. Jamais je ne donneray ma démission que pour mon fils… Pour sortir de cette affaire icy, de trois partis il n’y en a qu’un à prendre : ou mon restablissement tout entier en France avec mes amis, — ou le retour de mon fils et de mes amis en la manière que je vous l’ay expliqué, avec le comté de Bourgogne pour moy, — ou estre abandonné tout à faict et demeurer en l’estat où l’on est. Car je suis résolu à ne prendre aucun de ces meschans petits establissemens qui ne me serviroient de rien et qui pourroient faire croire que j’ay esté dédommagé… Asseurés vous que je ne désadvoueray pas ce que vous avés advancé en disant que je me retirerois plustost dans un désert que de causer au roy (d’Espagne) le moindre dommage du monde. Je vous dis icy mon sentiment comme je l’ay dans le cœur. »

Nous assistons à un véritable combat de générosité. Cette déclaration qu’on vient de lire, M. le Prince la renouvelle plusieurs fois, et dans des termes plus formels encore<ref> Voir : Instructions à Caillet, 11 mai. — Lettres à Lenet, des 24, 31 mai, 7 juin, etc. </<ref>. Il reste, comme il disait, prêt au sacrifice ; c’est lui qui à la fin rendra aux Espagnols leur parole pour obtenir d’eux, et à son détriment, les concessions qu’ils refusaient à Mazarin. D’autre part, malgré quelques défaillances, de faux mouvemens plutôt, la conduite du roi catholique et de son ministre vis-à-vis de Condé fut véritablement chevaleresque ; ils poussèrent la loyauté jusqu’à l’abnégation.


V. — TRAITÉ PRÉLIMINAIRE DE PARIS, 4 JUIN 1659. — COMPENSATIONS OFFERTES À M. LE PRINCE.

On traversait un de ces pas difficiles où l’honneur d’une des deux parties frisait les écueils. D’abord on était loin de compte.

Le jour même (14 avril) où Condé adressait à Lenet la dépêche dont nous venons de citer quelques passages, don Luis de Haro prenait aussi la plume pour écrire au prince de Condé. Après avoir tracé à grands traits le tableau des magnifiques conditions obtenues par l’Espagne (don Luis était facile à contenter), il montrait le roi son maître tout prêt à rompre plutôt que de manquer à la parole donnée. Mais M. le Prince ne va-t-il pas acquérir, par sa générosité, une gloire immortelle ! renoncer à tout, se sacrifier pour ne pas retarder la signature de la paix et le mariage de l’infante ! En échange de son dévouement, il recevra le gouvernement des Pays-Bas avec la souveraineté de trois ou quatre bourgades.

La chute était grande, la compensation mince ; les termes même ne sont pas encore arrêtés en conseil et ne seront annoncés qu’après la signature du traité[68], ce qui bouleversait tout l’équilibre de la combinaison.

Cependant Lenet en est encore à l’enthousiasme : les propositions lui plaisent ; la lettre de M. le Prince l’a rempli d’admiration ; on ne pouvait mieux dire. — Il glisse sur la Franche-Comté (on n’en parlera plus), et déjà son imagination entrevoit M. le Prince établi en souverain entre Sambre et Meuse, avec le noble château de Marimont pour demeure, la forêt Mormal pour la chasse et « tout le bien de M. de Chimay qu’on lui achèterait », maître des forteresses de Maubeuge et d’Avesnes, « vivant en roy et donnant à son estat de si belles lois que chacun y voudroit estre »[69]. Que M. le Prince se hâte d’accepter.

Entouré d’amis inquiets et de créanciers pressans, rongé par le regret de la patrie absente, partagé entre la fierté et l’honneur, M. le Prince est loin de s’associer aux illusions de son ambassadeur : « Le silence gardé dans les instructions à Pimentel sur les récompenses que je dois recevoir me sera très préjudiciable[70]. » Il repousse les propositions nouvelles et persévère dans les résolutions qu’il a si nettement exprimées. Comme il n’était pas complètement satisfait de l’attitude de son représentant, il expédie en Espagne un des Gaillet, qui sera associé à Lenet pour les négociations[71]. Des explications sont échangées, sans qu’on paraisse y prendre garde ; l’attention est ailleurs. Les amis de M. le Prince ne peuvent se consoler de savoir Pimentel seul à Paris entre Mazarin et de Lionne.

À la nouvelle de la suspension d’armes, il y eut un éclat de joie, et M. le Prince se mit à l’unisson : « J’ay commandé, écrivait-il le 17 mai[72], de publier la suspension d’armes dans mes places et dans mon armée ; l’allégresse est d’autant plus grande qu’on voit bien que la paix suivra infailliblement,.. Rien au monde ne pouvoit me donner plus de joie ; j’en ay une tout à faict tranquille. Il me semble voir le port après un long orage, et y arriver assez glorieusement pour en estre satisfaict. »

Cette flambée de feux de joie fut promptement éteinte. Les rumeurs devenaient de plus en plus défavorables aux intérêts de Condé ; on parlait de conditions très dures et déjà acceptées ; les messages de don Luis de Haro donnaient à penser : en renouvelant ses déclarations habituelles, en protestant que jamais il n’abandonnerait les intérêts de S. A., le premier ministre ajournait tout « à l’entrevue sur la frontière ; là il ne sera pas moins le plénipotentiaire de S. À que celuy du Roy »[73].

Verba et voces ! Le traité subsiste, déjà signé, ratifié ; et quel traité ! Il fallut bien en convenir.

Le 13 juin, le fatal papier fut mis dans les mains de Lenet, qui put le lire rapidement, prendre quelques notes avec l’aide de don Christoval et en faire passer l’analyse à M. le Prince.

L’acte signé à Paris le 4 juin 1659 par le cardinal Mazarin et don Antonio Pimentel, véritable traité de paix préliminaire conclu au nom et par l’autorité des deux souverains, reproduisait, avec aggravation, le dispositif que le cabinet de Madrid avait refusé d’accepter en 1606, y compris même les clauses que le plénipotentiaire français n’avait pas osé produire alors. « Tout ce qui regarde S. A. est contenu dans cinq ou six articles[74] fort longs. » Outre la remise des places, le licenciement des troupes et la renonciation aux « alliances, ligues et associations », conditions qui n’avaient jamais été contestées, le traité imposait à M. le Prince une série de déclarations conçues en termes humilians et qui devaient « servir de démission pour ses charges et gouvernement », retenus par le roi très chrétien. Nous y trouvons encore : la restitution du rang et des biens gravement amoindrie par la confiscation de Chantilly, « que le roy très chrétien retiendra moyennant indemnité » ; — La liberté de résidence limitée aux lieux et places « qui ne seront pas suspects au roy très chrétien », sorte d’exil à l’intérieur ; — Les amis et serviteurs, rentrant aussi sans charges ni gouvernemens, étaient astreints à la résidence forcée. — Enfin les formules offensantes et comminatoires semblaient accumulées à plaisir pour donner au pardon le caractère d’un outrage.

Le conseil était réuni. Lenet achevait sa lecture. « Pimentel est un misérable, un infâme », s’écrie don Luis. — « Il a déshonoré le roi », répètent les membres du conseil. « On lui coupera le col. — Dieu sait, dit encore don Luis, avec combien de passion je souhaitai mourir le 16 janvier dernier ; pourquoi faut-il que j’aie survécu au malheur qui m’arriva en ce jour (la défaite d’Elvas) pour assister à cette infamie ! » — Les ministres voulaient faire partir Lenet tout de suite : « Qu’il aille prendre les ordres de M. le Prince ; on fera ce que S. A. voudra » ! Mais Lenet voit le piège, comprend qu’on cherche à éloigner un témoin incommode, et la tentative est déjouée. Les projets et les combinai- sons se succèdent ; c’est une véritable comédie ; car le résultat ne fait point de doute et le parti est pris. On cherche à se persuader qu’il ne faut pas trop se préoccuper de la lettre du traité ; l’important est d’amener Mazarin à la frontière. Une fois les deux premiers ministres en présence, on réglera sur de nouvelles bases ce qui regarde les alliés. — « Mais, reprend Lenet, comment pouvez-vous aller négocier à la frontière, avec le dessein avoué de contrevenir à ce que vous aurez ratifié ? Vous serez blâmé de toute l’Europe. »

Vers la fin de cet orageux débat, Lenet se trouve remonté, et, bien qu’un peu ému de ce que Pimentel a recueilli de la bouche de Mazarin sur les relations de Condé avec le cardinal de Retz, il termine son long rapport[75] par des paroles de confiance : don Luis lui a exposé en détail le plan bien arrêté de sa discussion avec Mazarin, et il a bon espoir.

Il est certain que le refus de ratifier le traité Pimentel aurait eu de graves conséquences, non seulement pour la paix du monde, mais pour Condé et ses amis : les cinq années de la contumace se trouvant expirées au 22 mars, et les délais n’ayant été que conditionnellement prolongés, il fallait s’attendre, en cas de rupture, à des mesures rigoureuses, et quant aux biens, et même quant aux personnes. Mais, dans la première impression, un fait dominait tout : M. le Prince semblait abandonné des Espagnols ; on l’affirmait à la cour de France. La nouvelle avait transpiré ; tous ceux qui avaient à cœur les intérêts de Condé étaient fort affligés. Mme de Longueville, le maréchal de Gramont, lui conseillaient de se jeter dans les bras de Mazarin. On reparle de marier le duc d’Anguien avec une nièce du cardinal[76]. D’autres voient déjà Condé proscrit, exilé pour toujours : « s’il faut se résigner à ce que V. A. s’établisse hors de France, lui écrivait un de ses plus vieux conseillers[77], le climat du duché de Juliers lui vaudrait bien mieux que celui du royaume de Naples. »

Dans cet effarement des amis, des agens de M. le Prince, lui seul garde son sang-froid, dédaigne les récriminations. Il examine la situation avec calme, pèse les bonnes comme les mauvaises chances fait la part du feu, distingue ce qu’il faut subir de ce qu’on peut contester, circonscrit le terrain de la discussion et en fixe les limites. En somme, il laisse une grande liberté aux plénipotentiaires espagnols ; malgré la vivacité du langage, ses prétentions restent en deçà des avantages que la loyauté ranimée du cabinet de Madrid réclamera, obtiendra pour cet allié un moment abandonné.

Les pages précédentes, les citations qu’elles renferment ont assez fait connaître le sentiment de M. le Prince sur la plupart des questions touchées et brutalement résolues dans le traité de Paris, charges et gouvernemens en France, souverainetés, domaines ou hautes fonctions en terre d’Espagne, etc. Sur tout ce qui touche à l’honneur, il reste inébranlable, repousse absolument les « projets de déclaration ou de démission injurieux »[78] qu’on lui présente, et défend ses amis avec non moins d’énergie. Pour le reste, il est résigné : « Le cardinal me paroist le maistre de l’affaire. Je voy bien qu’il me faut préparer de bonne heure à en passer par où il luy plaira. Je demande qu’on ne me tienne pas plus longtemps le bec en l’eau[79]. » Et quand il réclamait avec insistance, pour se rendre aux conférences, un passeport qu’on persistait à lui refuser, « toutefois, ajoutait-il, je n’en voudrois user que si je puis arriver avant la conclusion. Je n’ay jamais hésité à vouloir servir de victime pour le sacrifice de la paix ; mais ce seroit estre le jouet du monde que d’arriver là seulement pour y entendre prononcer ma sentence[80]. »

La confiscation de Chantilly lui paraissait une persécution odieuse et mesquine. Mme de Châtillon fut la première à lui en parler : « Le Roy est à Chantilly, lui écrivait-elle de Mello le 27 juin[81] ; il s’y trouve fort bien et dit hautement qu’il se réservera cette maison par le traité. » Et la duchesse plaisante M. le Prince : « Toutefois, ajoute-t-elle, j’espère rester vostre voisine[82]. »

M. le Prince ne goûte pas la plaisanterie : « Ce seroit un affront furieux. Il est faux que le Roy ayt une passion pour cette maison là. Il n’a jamais voulu s’y arrêter, et si on l’y a fait aller c’est une chose faite à plaisir. C’est la seule maison où je puisse me retirer pendant que je ne seray pas bien à la cour ; et comme je ne voy pas que j’y puisse estre bien de longtemps, au moins dois-je avoir une maison de plaisance pour y attendre doucement le retour d’une meilleure fortune[83]. »


VI. — CONFÉRENCES DES PREMIERS MINISTRES A LA FRONTIÈRE (AOUT-OCTOBRE 1659). LE PLAN DE MAZARIN.

Cependant Mazarin approchait de la frontière. Il arrivait malade, très souffrant de la goutte, cruellement soucieux surtout : c’est sa propre nièce qu’il doit éloigner du trône où le roi semble l’appeler. Comment concilier une certaine rigueur avec les ménagemens que commande la plus vulgaire prudence ? Louis XIV consent encore à ne régner que de nom ; mais d’un mot, d’un geste, il peut ressaisir la toute-puissance ; jusqu’où l’amour irrité pourra-t-il le conduire ?

Les nièces viennent d’être expédiées à Brouage ; Anne d’Autriche a obtenu de son fils qu’il se retirât à Chantilly ; mais il peut en sortir, rompre le mariage de l’infante, aller chercher sa belle au fond des marais de la Charente et la délivrer la lance au poing, comme un héros de roman. C’est le moment d’endormir la passion par quelques concessions apparentes, tout en cherchant à resserrer les liens qui retiennent le roi. Le cardinal autorise une entrevue suprême entre les deux amans, gagne du temps. Le 14 juillet, les ratifications du traité de Paris furent échangées à Libourne ; un grand pas était franchi, et Mazarin pouvait poursuivre son œuvre.

Vers la fin de juillet, le cardinal s’établissait à Saint-Jean de Luz ; don Luis de Haro descendait à Fontarabie, de Lionne à Hendaye. Le 13 août, première conférence dans l’île des Faisans, au milieu de la Bidassoa. Nous ne soulèverons les lourdes tapisseries qui enveloppent les deux ministres que pour écouter ce qui concerne « l’affaire du prince de Condé » : là était d’ailleurs le nœud de la négociation.

Mazarin savait où il voulait en venir quand, avec la connivence de Pimentel et le concours d’une plume impitoyable, il refusait tout à Condé dans le traité de Paris. La dureté des conditions infligées à M. le Prince, acceptées par Philippe IV, va fournir au cardinal l’arme qu’il saura manier pour faire subir à don Luis de Haro certaines prétentions habilement masquées d’abord. Son plan est bien arrêté ; il n’improvise rien. Tout ce qu’il se propose d’accorder à M. le Prince en dehors des dix articles du 4 juin sera le prix de nouveaux avantages assurés à la France. Parfaitement fixé sur ce qu’il veut avoir et ce qu’il peut abandonner, Mazarin attendra l’heure ; au moment de la conclusion, il aura encore de la marge devant lui, et pourra « réserver pour l’avenir les autres choses qu’on avait résolu de faire »[84].

Aujourd’hui il se montre inébranlable, bien décidé à ne pas démordre des dix articles. Il le dit à tout venant ; que ce soit un secrétaire de M. le Prince[85] reçu à Bayonne au passage, ou un vieux courtisan comme Gramont, qui profite d’une visite à Bidache pour risquer une timide tentative[86], la réponse est la même ; au premier mot, il arrête son interlocuteur : le traité du 4 juin ! on n’en sortira pas ; tout est réglé. C’est le refrain de ses conversations avec don Luis de Haro, et toujours il lui ferme la bouche. Enfin l’Espagnol perd patience : « Non, tout n’est pas réglé ; car si vous ne voulez pas écouter nos justes réclamations contre une véritable surprise, il reste à déterminer les récompenses (compensations) que S. M. Catholique peut offrir à M. le Prince, et à connaître celles qui ne sont pas suspectes au roi de France : le gouvernement des Pays-Bas ? — Dites-moi donc comment M. le Prince pourra concilier deux sermens à des souverains différens. — Des places près de la frontière ? — Alors qu’il se fasse naturaliser Espagnol. D’ailleurs il a déclaré qu’il n’accepterait des places que pour les remettre au roi mon maître. — Un état indépendant entre Sambre et Meuse ? — Y pensez-vous ? Si M. le Comte (de Soissons) n’avait pas été tué à La Marfée, la possession de Sedan lui aurait permis de bouleverser le royaume. — La Sardaigne ? — Non ! jamais ! jamais ! Laissons tout cela. Le roi très chrétien donne l’exclusion à tout don de souverainetés, même de terres, hors de France. M. le Prince pourra acheter des terres en France avec l’argent qui lui sera donné d’Espagne ; » et on passe en revue les grands domaines qui pourraient convenir : comté d’Eu, duché de Nevers, etc.[87].

Il y eut vingt-quatre conférences entre les deux premiers ministres. Dans l’intervalle, les secrétaires d’Etat sont aux prises ; Pimentel, disgracié, ne paraît qu’à la fin ; c’est un vieillard de soixante-quinze ans, Pedro de Coloma, qui doit lutter avec le terrible de Lionne, toujours incisif et railleur. Les grandes affaires, l’Artois, le Roussillon, avaient été vite réglées. Pour le reste, don Luis était mal à son aise ; car il fallait reprendre pied à pied ce qu’on avait cédé à Paris ; mais Lenet était là pour souffler le premier ministre.

Le 18 et le 20 août, les assauts furent terribles. Au milieu de la passe d’armes, le cardinal risque une manœuvre hardie. Soudain il offre de rendre à M. le Prince, à son fils, à ses amis, toutes leurs charges, places et gouvernemens, « pourvu qu’il plust à S. M. catholique de laisser le Portugal comme il étoit… Je savois bien, ajoute Mazarin, que je pouvois faire hardiment cette proposition sans appréhender d’estre pris au mot »[88]. Mais il savait aussi ce qu’il avait laissé entrevoir : la possibilité d’un échange, l’issue pour sortir de l’impasse. Puis il replie ses voiles ; pendant quelques jours, on ressasse ce qui a été dit vingt fois.

Voici la première lueur. Mazarin par le vaguement de certains avantages que le roi très chrétien pourrait accorder à M. le Prince en échange de places cédées par le roi catholique[89]. Mais ce n’est pas de lui que la proposition doit venir ; par une série d’évolutions, il amène son interlocuteur au point : parmi beaucoup de fatras, le nom d’Avesnes est prononcé[90] ; don Luis a parlé le premier. C’est sur Avesnes que se fera l’accord.

Avec nos moyens de communications rapides, et habitués que nous sommes dans notre siècle aux grandes et soudaines mutilations des empires, nous avons peine à comprendre l’importance que nos pères attachaient à la possession d’un canton restreint, à l’occupation d’une petite place. Nous oublions que sur une frontière découpée, au milieu de territoires enchevêtrés et formant une véritable marqueterie, les petites places, bien choisies, devenaient des têtes de route, des serrures pour ouvrir ou fermer les chemins, des débouchés ou des refuges pour les armées, des bases d’opérations.

À peine don Luis a-t-il lâché le mot « Avesnes » qu’il veut le reprendre. Encore une fois il demande qu’on envoie un passeport à M. le Prince, qu’on le fasse venir ; il offre de l’argent. Mazarin, un peu embarrassé, ne veut pas laisser deviner combien Avesnes le tente, se perd en divagations ; mais « il est sûr de sortir de l’affaire avec réputation » ; sa joie éclate dans sa lettre à Le Tellier ; il prévoit la fin prochaine, et recommande au roi « de peser ses paroles en parlant de M. le Prince »[91].

« Enfin nous avons fondu la cloche. Tout est convenu. Don Luis a signé l’article de M. le Prince, et ce sur la demande formelle de M. le Prince, que M. don Luis a voulu avoir écrite et signée de Lenet et Caillet[92]. » Le cardinal rend justice au procédé de Condé : c’est lui qui a dégagé la parole du roi d’Espagne, c’est à lui qu’on doit la paix. Le lendemain, Lenet et Caillet recueillent les mêmes déclarations de la bouche de Mazarin. Toutefois celui-ci refuse de les recevoir en la salle de la conférence comme il faisait pour les envoyés des ducs de Mantoue et de Savoie, afin d’éviter l’apparence de traiter leur maître en souverain. Il se contente de les recevoir en son logis, d’où il aurait eu d’ailleurs quelque peine à sortir ; car en ce moment la goutte ne lui faisait pas trêve. L’entretien fut long et gracieux. Reprenant toute l’histoire de ses relations avec Condé, le cardinal s’étendit sur les articles du traité, et comme ses interlocuteurs présentaient quelques observations, parlaient des charges, des amis : « Mais laissez-moi donc quelque chose à faire quand M. le Prince sera rentré ; je suis décidé à bien vivre avec lui, et je compte sur la réciproque[93]. »

On discuta encore pendant plus d’un mois sur la rédaction, sur les détails, parfois en s’échauffant. Il y eut des simulacres de rupture : un jour Mazarin feignit de rappeler le maréchal de Gramont, qui avait pris la poste pour aller en ambassade extraordinaire demander la main de l’infante, et lui défendit de passer Irun ; don Luis parlait de retourner à Madrid. Le lendemain, quand les secrétaires d’Etat revenaient consternés, le ciel était serein de nouveau ; l’orage avait abouti à une petite victoire de forme remportée par le ministre espagnol, et à un avantage plus sérieux au fond obtenu par le cardinal.

Le 7 novembre, tout était terminé, signé, scellé.


VII. — TRAITÉ DES PYRÉNÉES, 7 NOVEMBRE 1659. — L’ARTICLE DE M. LE PRINCE.

Le traité des Pyrénées est une œuvre accomplie et l’un des plus beaux monumens que nous ait laissés la diplomatie française ; moins vaste, plus concentré que le traité de Munster, il est aussi plus précis, complète la paix de Westphalie, confirme et développe l’établissement de la France en Alsace, lui assure la possession du Roussillon, avec Perpignan et la Cerdagne deçà les monts, d’Arras avec presque tout l’Artois, quelques positions dans le Hainaut et la Flandre maritime. Tout est précisé, réglé avec bon sens et mesure. Les alliés ne sont pas oubliés. Les grands voisins, Lorraine, Savoie, y figurent, habilement ramenés sous la protection de la France, quoique avec quelque dureté pour le premier. La forme est noble et grande.

Dix articles étaient consacrés à M. le Prince et formaient comme un traité séparé dont voici le préliminaire :

« Monsieur le Prince de Condé aiant fait dire à Monsieur le cardinal Mazarin, plénipotentiaire du Roy Très Chrestien, son souverain Seigneur, pour le faire sçavoir à Sa Majesté, qu’il a une extrême douleur d’avoir, depuis quelques années, tenu une conduite qui a esté désagréable à Sa Majesté, qu’il voudroit pouvoir racheter de la meilleure partie de son sang tout ce qu’il a commis d’hostilité dedans et hors de la France, à quoy il proteste que son seul malheur l’a engagé plustost qu’aucune mauvaise intention contre son service, et que si Sa Majesté a la générosité d’user envers luy de sa bonté royale, oubliant tout le passé et le retenant en l’honneur de ses bonnes grâces, il s’efforcera, tant qu’il aura de vie, de reconnoistre ce bienfait par une inviolable fidélité, et de réparer le passé par une entière obéyssance à tous ses commandemens ; et que cependant, pour commancer et faire voir par les effets qui peuvent estre présentement en son pouvoir, avec combien de passion il souhaite de rentrer en l’honneur de la bienveillance de Sa Majesté, il ne prétend rien en la conclusion de cette paix, pour tous les intérests qu’il y peut avoir, que de la seule bonté et du propre mouvement dudit Seigneur Roy son souverain Seigneur, et désire mesmes qu’il plaise à Sa Majesté de disposer pleinement et selon son bon plaisir, en la manière qu’Elle voudra, de tous les dédommagemens que le Seigneur Roy Catholique voudra luy accorder et luy a desjà offerts, soit en estats et pays, soit en places ou en argent, qu’il remet tout aux pieds de Sa Majesté… »

Il est impossible, d’une part de s’incliner avec plus de noblesse et de faire amende honorable en termes plus dignes, de l’autre de ménager plus délicatement l’honneur du prince repentant, tout en affirmant l’autorité de la couronne. Nous sommes bien loin du traité Pimentel. Dans les articles qui suivent, la disposition est si habile, les noms des deux rois et de M. le Prince sont groupés avec tant d’art, la contre-partie de chaque concession arrive si bien à point, qu’en sauvant les apparences et sans que le roi très chrétien paraisse jamais traiter directement avec son sujet, l’ensemble a le caractère d’un contrat qui engage les deux couronnes vis-à-vis de Condé.

Dans le délai de huit semaines, M. le Prince devra remettre à son roi les trois places où il tient garnison, licencier ses troupes, et accepter, par écrit, tout ce qui a été convenu entre les plénipotentiaires des deux couronnes. « Moyennant l’exécution de ce que dessus, S. M. rétablira le dit sr Prince réellement et de fait en la libre possession et jouissance de tous ses biens, honneurs, dignités et privilèges de premier prince du sang de France. » — Le roi catholique, « au lieu de ce qu’il avoit intention de donner audit seigneur Prince comme dédommagement », devra remettre la ville et citadelle de Juliers au duc de Neubourg, et mettre entre les mains de S. M. Très Chrétienne la place d’Avesnes, « que la dite Majesté Catholique avoit l’intention de donner au dit sr Prince. Moyennant ce que dessus, en compensation des dites remise et cession, le Roi Très Chrétien donnera au dit sr Prince le gouvernement de Bourgogne et Bresse, du château de Dijon et de Saint-Jean de Losne, et à Monsieur son fils le duc d’Anguien la charge de grand-maître de France, avec survivance à M. le Prince ». Enfin M. le Prince était mis en possession du domaine de Bourbonnais, par échange avec le domaine d’Albret, « dont Sa Majesté a disposé autrement ». Ce dernier arrangement, qui convenait à Condé puisqu’il voyait ainsi le titre de duc de Bourbon rendu à sa branche, répondait au désir particulier de Turenne, qui s’était montré fort jaloux d’assurer le duché d’Albret à la maison de Bouillon et inquiet des intentions de M. le Prince[94].

Cette courte analyse suffit à faire comprendre quel avantage le traité du 7 novembre 1689 assurait à M. le Prince, à ses héritiers et descendans. Louis de Bourbon rentrait en possession d’une partie de ses charges et de tous ses biens, honneurs et dignités, non pas en vertu d’une amnistie, d’une simple déclaration royale, mais de par un traité de paix, un contrat synallagmatique, un accord entre deux souverains. Pour les biens notamment, cet instrument diplomatique devenait un titre de propriété qui primait tous les autres et devait éloigner toute contestation, toute revendication.

Les domaines du Clermontois[95], don récent de la couronne, étaient les seuls spécifiés dans l’article relatif à la restitution des biens. Il en eût été de même pour Chantilly, si Mazarin avait pu maintenir sa prétention, faire considérer ce château et cette terre comme récemment distraits par donation du domaine de la Couronne ; mais il n’en fut rien, et la restitution de Chantilly se trouva implicitement comprise dans la clause générale.

Les lettres de Mazarin servent de commentaire aux articles, mais commentaire écrit pour les familiers, recueil de matériaux préparés pour répondre d’avance aux mécontens et aux envieux. Le cardinal énumère avec complaisance les concessions arrachées à don Luis, fait valoir la restitution de Juliers au duc de Neubourg, la cession d’Avesnes, Mariembourg, Philippeville à la France, et par le dédaigneusement de ce qu’il a lui-même concédé : M. le Prince frustré du gouvernement de Guyenne, réduit à celui de Bourgogne qui n’a guère d’importance ; la charge de grand-maître, qui représente un faible revenu, un médiocre patronage, et ne donne « d’autorité que sur des cuisiniers et gens de cette volée » ; encore est-elle accordée au fils pour lui refuser la Champagne ; le père n’a que la survivance.

Ce n’est pas de ce point de vue étroit qu’il faut envisager le grand acte de 1659. Laissons les argumens mesquins de discussion, les satisfactions d’amour-propre que chacun veut s’octroyer ; oublions aussi les fautes commises de part et d’autre, et contemplons le spectacle dans sa grandeur.

On a reproché à Mazarin de n’avoir pas tiré de la victoire des Dunes et de l’abattement militaire de l’Espagne tous les avantages que la France pouvait espérer. Sans doute le traité de 1659 n’est pas à l’abri de la critique ; la verve satirique de Saint-Evremond s’est attachée à en faire ressortir les points faibles ; mais en bravant l’exil pour accabler de sarcasmes la politique de Mazarin, l’auteur de la Lettre sur la paix des Pyrénées oubliait son jugement sur le « vaste » de Richelieu. L’application de la maxime : « il faut écraser l’ennemi vaincu, » n’a pas toujours réussi à ceux qui l’ont mise en pratique et poussée à outrance.

Oui, don Luis de Haro avait lutté vaillamment dans les conférences ; il en sortait sans humiliation. L’Espagne, ménagée, forte encore, quittait la coalition pour se rapprocher de la France. Et la France victorieuse, respirant enfin après ces longues guerres, se retrouvait unie, délivrée de la lutte des partis par la réconciliation de Condé. Ce résultat est assez grandiose et suffit à immortaliser la mémoire de Mazarin.

M. le Prince se montre satisfait de ce qu’il vient d’obtenir, sans oublier Chantilly dans son tableau. Pour ses amis, il aurait voulu plus ; mais s’ils sont exclus de leurs anciennes charges, ils rentrent dans leurs biens et honneurs ; ils sont réhabilités et déclarés capables de toute espèce de charges ; quant à celles qu’ils perdent, ils en peuvent être récompensés de l’Espagne et en recevoir la valeur, que don Luis promet de payer comptant. « Il me semble que je sors de tout cecy assez bien et glorieusement[96]. »

Glorieusement, c’est beaucoup dire ; la gloire mal acquise ne doit pas entrer en compte. Quantum pœnituit ![97] L’honneur était sauf, Condé acceptait le pardon sans bassesse, sans avoir trahi ses alliés, ni sacrifié ses amis. Il conservait son rang, recouvrait ses terres et restait dans le service ; son nom se trouve attaché à la restitution de Rocroy, Linchamp, Le Catelet, à l’acquisition d’Avesnes, à la rectification de nos frontières du Nord et du Midi.

Il a souffert, traversé de cruelles épreuves ; sa ruine financière paraît complète ; mais il n’est pas abattu et porte la tête haute ; les leçons du malheur ne sont pas perdues pour lui ; c’est un homme nouveau qui va rentrer en France.


H. D’ORLEANS.

  1. Histoire des princes de Condé, liv. VI, chap. XI. — Ce chapitre est consacré aux négociations qui aboutirent au retour de Condé dans sa patrie. L’extrait que nous publions suit le récit de quelques tentatives restées sans résultat.
  2. La plume de Mazarin, au moins au figuré ; si le style de ses dépêches est toujours ferme, clair, souvent pittoresque, l’écriture, serrée et menue, est presque indéchiffrable. Quant à l’ami, il fut un moment délaissé, pris en aversion, traité de « lâche coquin ». C’était l’œuvre de l’abbé Foucquet, et cela dura quelques mois (1651).
  3. Notamment à la diète de Francfort, en 1658, lorsqu’il fonda la ligue du Rhin et rallia la moitié des princes de l’Empire contre la maison d’Autriche.
  4. Il avait en 1656 quarante-cinq ans. Neveu de Servien, il était depuis l’âge de vingt ans mêlé aux affaires étrangères.
  5. Voir le portrait gravé par Nanteuil, et celui que nous devons à la plume de Saint-Evremond.
  6. J. Valfrey : Hugues de Lionne, ses ambassades en Espagne et en Allemagne. Paris, 1881.
  7. 1er juin 1656. A. E. (Affaires Etrangères).
  8. Représentant du prince de Condé à Madrid.
  9. De Lionne à Mazarin. 6, 9, 10, 11, 14, 17 juillet 1656. A. E.
  10. A. E.
  11. Mémoire de M. le Prince, 27 août 1656. A. E.
  12. Dépêche de de Lionne, 18 septembre 1656. A. E.
  13. Don Christoval Angelato y Cracempach.
  14. Mémoire de de Lionne, 21 septembre 1656. A. E.
  15. Mémoire de de Lionne, 24 septembre 1656. A. E.
  16. Mazarin, feignant de considérer Chantilly comme un don royal, — sachant le contraire, — avait donné à de Lionne les instructions suivantes : le Roi prétend retenir Chantilly et révoquer le don qu’en a fait la Régente, « les donations étant, par les lois, révoquées par l’ingratitude. Néanmoins, S. M. ne voulant révoquer aucune des grâces de cette nature qu’elle a départies au dit sr Prince ou à sa maison, on en donnera une juste récompense, suivant l’estimation de ce que la terre vaut de revenu. Bien que les bois aient esté dégradés par le père du dit sr Prince, le Roy accordera jusqu’à trois ou quatre cent mille escus, payables en trois ou quatre années ». — Voici ce qu’il disait dans la même dépêche, sur le séjour imposé à Condé hors de France : « Quand on parle du séjour de M. le Prince, l’intention de S. M. n’est pas de le reléguer en un lieu, mais seulement qu’il soit pendant quelque temps dans quelque royaume ou quelque estat où il puisse, par sa bonne conduite, mériter l’entière liberté d’aller et venir où bon luy semblera. » (La Fère, 13 août 1656. A. E. Espagne, vol. 35, no 70.)
  17. Fils de M. de Longueville.
  18. M. le Prince au comte de Fiesque, 22 janvier 1656. A. C. (Archives de Condé.)
  19. Le même au même, 2 mars. A. C.
  20. « C’est à vos deux lettres du 13 et du 20 may que je responds », écrivait Mme de Longueville le 2 juin 1656. (Lettres inédites de Mme de Longueville, du prince de Conti et de Lenet au prince de Condé, publiées dans la Revue d’Histoire diplomatique, 1888.)
  21. Don Luis de Haro, premier ministre.
  22. M. le Prince au comte de Fiesque, 2 mars 1656. A. C.
  23. Le comte de Fiesque à M. le Prince, 28 mars, 3 avril 1656. A. C.
  24. Il travaillait alors à un long mémoire en réponse à un pesant volume de Chifflet, qui soutenait la prétendue supériorité de la maison de Habsbourg sur celle de France. Ce mémoire avait été soumis à M. le Prince, qui, assez curieux lui-même de ces questions, et désireux surtout de tenir d’Auteuil en belle humeur, en donna son avis avec quelque détail. Le mémoire fut publié plus tard.
  25. Ces lettres sont presque toutes de la main de Servientis, un des secrétaires de Condé. Lorsque d’Auteuil était à Paris, les lettres lui étaient immédiatement renvoyées de Rouen, quelquefois par Mme de Longueville elle-même. Plus tard, vers la fin de 1658, l’adresse change, et M. de La Forest est remplacé par M. de La Neuville à Paris.
  26. Voir les citations des poésies de Malherbe, dans notre tome II, pp. 261, 262, 314, 313 et 316, et les Amours du Grand Alcandre, roman historique de la princesse de Conti.
  27. M. le Prince à M. de La Forest (d’Auteuil), 24 janvier 1657. A. C.
  28. Le même au même. A. C.
  29. Le même au même, 29 février 1657. A. C.
  30. Le même au même, 14, 29 mars 1687. A. C.
  31. M. le Prince au comte d’Auteuil, 27 septembre, 11 octobre 1657. A. C.
  32. À M. le Prince, 21 octobre 1657. A. C.
  33. M. le Prince au comte d’Auteuil, 16, 23 novembre 1657. A. C.
  34. Le secrétaire qui tenait la plume pour toute cette correspondance.
  35. Caillet au comte d’Auteuil ; Gand, 30 novembre 1657. A. C.
  36. M. le Prince à Lenet ; Bergues, 8 octobre 1657. B. N. (Bibliothèque Nationale).
  37. Au monastère de Saint-Pierre. — Le 18 août 1679, don Augustin Vermeulen, prévôt de Saint-Pierre-lez-Gand, annonçait à M. le Prince la mort de l’abbé, « qui souventes fois prinst l’honneur de rendre visite à V. A., avecq moy lorsque nous l’avions, non sans nostre grand ressentiment, malade dans nostre monastère. ». A. G.
  38. Le duc de Longueville à M. le Prince ; Paris, 4 décembre 1657. A. C.
  39. Guitaut au père Bergier, 15 août 1686. (Archives d’Epoisses.)
  40. Caillet à Marigny, 1 décembre 1657. A. C.
  41. « j’ay reçu les ordres de V. A. touchant M. Guénaut et Dalencé ; je tascheray de les rendre satisfaits de la reconnaissance de V. A., comme elle a subjet de l’estre de leurs soins. » (Le président Perrault à M. le Prince ; Paris, 1er février 1658. A. C.)
  42. M. le Prince au comte d’Auteuil ; Gand, 21 décembre 1657. A. C.
  43. A. C.
  44. M. le Prince au comte d’Auteuil, 28 décembre 1657. A. C.
  45. Au comte d’Auteuil, 24 décembre 1657. A. C. — « M. Viole est résolu, ajoute Caillet, si cette affaire se rompt, de ne se mesler plus de rien et attendre avec patience la miséricorde de Dieu. »
  46. Au comte d’Auteuil, 18 janvier 1658. A. C.
  47. Cette croix désigne M. de La Croisette, qui dans toute cette négociation était l’agent du duc de Longueville auprès de Mazarin. — Robert Le Blanc de La Croisette, gentilhomme de la maison du duc de Longueville, arait été installé comme gouverneur dans le château de Caen dès 1648.
  48. 10 janvier 1658. A. C.
  49. M. le Prince au comte de Guitaut, 28 mars 1658, et note explicative autographe de Guitaut (Archives d’Epoisses).
  50. 31 mars.
  51. M. le Prince à d’Auteuil, 27 mars 1658. A. C.
  52. Le même au même, 28 avril 1658. A. C.
  53. 22 avril. — Ce projet ne manque pas d’intérêt, car on y voit figurer les concessions que Mazarin feignit d’improviser à la fin des conférences de l’ile des Faisans, tandis qu’elles étaient depuis longtemps arrêtées dans son esprit : le gouvernement de Bourgogne substitué à celui de Guyenne, la charge de grand-maître accordée à M. le Duc, etc.
  54. 24 mai 1658. A. C. — Auteuil ne brûla rien et rendit plus tard les lettres à M. le Prince, puisque nous les retrouvons dans ses papiers. Mais M. le Prince avait brûlé tout ce qu’il avait reçu du comte d’Auteuil, et il n’en est rien resté.
  55. Le Tellier à M. le Prince, 22 juillet. — M. le Prince à d’Auteuil, 23 juillet 1658. A. C, etc.
  56. Lettres des 9 octobre et 4 décembre 1658. A. C. — Mme de Longueville se plaignait du traitement fait « au pauvre correspondant ». Selon elle, M. le Prince aurait voulu rendre d’Auteuil responsable de propositions inopportunes. Cependant tous les d’Auteuil furent constamment bien traités dans la maison de Condé. — Il faut croire que la conduite de d’Auteuil n’avait pas déplu au cardinal ; car aussitôt l’affaire terminée et définitivement manquée, le roi accorda à d’Auteuil son rétablissement entier (Mazarin au duc de Longueville, 23 mai 1658. A. C). M. le Prince avait approuvé les démarches de d’Auteuil et trouvait bon qu’il demeurât à Paris et à la cour (lettres du 24 mai et du 12 juin 1658. A. C).
  57. 28 septembre 1658.
  58. Lenet à M. le Prince ; Mérida, 16 octobre 1658. A. C.
  59. Le même au même, 18 novembre 1658. A. C.
  60. M. le Prince à Lenet, 12 décembre 1658. B. N.
  61. Déjà hors de combat depuis longtemps, le comte de Fiesque mourut un mois après l’arrivée de Lenet en Espagne.
  62. Lenet à M. le Prince, 8, 12 mars 1659. A. C.
  63. 25 janvier, 8, 29 février, etc. — Chemin faisant, Lenet avait pris soin d’abîmer le pauvre Barrière, qui, échoué à Madrid, cherchait à déterrer quelque affaire pour soulager sa misère. Comme il était accusé d’indiscrétion incurable, ordre formel fut donné de le tenir à l’écart de tout (25 janvier). M. le Prince, en renouvelant ces instructions à Lenet (13 mai), paraît se complaire à refaire la liste des vertus dont Barrière gratifiait Lenet dans une lettre déchiffrée par Servientis : « fourbe, sans honneur, sans probité, descrié à la cour, capable de se laisser corrompre, etc., etc. »
  64. Lenet à M. le Prince, 13, 16 mars 1659. A. G.
  65. Voir Histoire des Princes de Condé, t. III, pp. 477-479.
  66. Lenet à M. le Prince, 6, 9 avril 1659. A. C.
  67. À Lenet, 14 avril 1659. B. N.
  68. Don Luis de Haro à M. le Prince, 14 avril. — Lenet à M. le Prince, 14, 16 avril 1659. A. C.
  69. Lenet à M. le Prince, 4 mai. A. C.
  70. M. le Prince à Lenet, 10 mai. B. N.
  71. Instructions du 11 mai (A. C), et Mémoires de Lenet. — Il s’agit ici de Pierre Caillet, intendant de Rocroy, connu plus tard sous le nom de Caillet-Denonville, ou de Caillet de Theil. — Sur lui et sa famille, voir t. VI, p. 350.
  72. A M. de La Neuville (Auteuil). A. C.
  73. Lenet à M. le Prince, 24 mai. — Le roi d’Espagne et don Luis de Haro à M. le Prince, 25 mai. A. C.
  74. Dit Lenet. En fait il y en a dix. Ce traité n’a jamais été publié qu’en espagnol, au siècle dernier. L’original a été détruit ; il n’en subsiste qu’une copie en espagnol, déposée aux Affaires Étrangères, et l’analyse envoyée par Lenet à Condé. A. C. — Voir Documens et Pièces, et Valfrey, Hugues de Lionne, ses ambassades en Espagne et en Allemagne, p. 268.
  75. Dix jours après l’avoir commencé, 24 juin.
  76. M. le Prince à Lenet, 24 mai. B. N. —, M. le Prince à Caillet 27 juillet, etc. A. C.
  77. Le président Ferrand à M. le Prince, 12 juillet 1659. A. C.
  78. M. le Prince à Lenet, 17 août 1659. B. N.
  79. Le même au même ; 10 septembre 1659. B. N.
  80. M. le Prince à Lenet, 20 septembre 1659. B. N.
  81. A. E.
  82. Mello est à trois lieues de Chantilly.
  83. M. le Prince à Lenet, 3 juillet 1689. B. N.
  84. Mazarin à Le Tellier, 14 septembre. B. N.
  85. Caillet l’intendant. — Mazarin à Turenne, 26 juillet. A. E.
  86. Gramont à Mazarin, 9 juillet. A. E.
  87. Caillet et Lenet à M. le Prince, 20, 23 août. A. G. — Mazarin à Le Tellier, 21, 23 août, etc.
  88. Mazarin à Le Tellier, 19 août ; au surintendant, 21. A. E.
  89. Mazarin à Le Teliier, 30 août ? A. E.
  90. Le même au même, 4 septembre.
  91. 12 septembre. A. E.
  92. Mazarin à Le Tellier, 16 septembre, 3 octobre.
  93. Lenet et Caillet à M. le Prince, 6-14 octobre. A. C.
  94. Turenne à Mazarin, 10 juillet 1659. A. C.
  95. Clermont-en-Argonne, Stenay, Dun, Jametz. — Voir t. V., p. 123.
  96. M. le Prince au comte d’Auteuil, 16 octobre 1659. A. G. — Le traité n’était pas encore conclu ; mais les « articles de M. le Prince » étaient signés et lui avaient été communiqués.
  97. Tableau de Chantilly.