Les Nègres d’Asie et la race nègre en général


LES NÈGRES D’ASIE ET LA RACE NÈGRE EN GÉNÉRAL[1].

Par M. Louis Lapicque
Maître de Conférences à la Sorbonne.


Mesdames, Messieurs,

La Société d’Anthropologie m’ayant fait l’honneur de me charger cette année de la Conférence Broca, j’ai eu l’audace, dont je dois m’excuser tout d’abord, de prendre un sujet très vaste et plein de pierres d’achoppement.

Je vais être amené à formuler des opinions contraires aux idées courantes. De cela, je ne songerais pas à m’excuser dans ce milieu de libre critique. Mais voici ce qui est grave : dans le cours de cette Conférence, en une heure, je n’aurai pas le temps de confronter mes affirmations avec les affirmations contraires, de signaler et de discuter les objections. Je suis obligé de m’en tenir presque à l’exposé unilatéral d’une thèse personnelle. Je vous prie de n’y voir aucun parti pris sommaire ; il y a douze ans que j’ai commencé, sur le terrain, l’étude de ces questions, et c’est peu à peu, par la poussée des faits, que j’ai été amené au point de vue que je vais vous soumettre.

Qu’est-ce qu’un Nègre ? — Posons la notion du nègre dans le sens de la langue courante, du nègre tel qu’il existe dans notre imagination avant toute analyse scientifique.

Nègre, c’est le mot latin Niger ; cela veut dire noir. L’appellation est donc tirée d’un premier caractère, en effet très frappant : la couleur de la peau. Mais en histoire naturelle, il ne faut pas attribuer un trop grand crédit à la coloration. Ne nimis crede colori, disait le fondateur de notre classification des êtres vivants.

Il y a en effet des hommes qui sont noirs, et qui, de prime abord, se distinguent des Nègres ; par exemple, les habitants du Sud de l’Inde, que nous aurons tout à l’heure à examiner. Dans l’impression intuitive que nous essayons de préciser en ce moment, il entre assurément autre chose que la nuance foncée de la peau. Un dessin schématique ou une photographie avec des valeurs totalement faussées, peut évoquer un Nègre par la conformation du visage et l’aspect de la chevelure.

Pour répondre à la notion élémentaire du Nègre, il faut donc, outre la couleur, certains traits et une chevelure particulière.

Cette chevelure caractéristique est crépue ; quand elle est très crépue, on la compare à la laine du mouton. Les cheveux, recourbés en petites spires extrêmement serrées, s’accrochent entre voisins pour former des touffes, ou bien s’emmêlent tous uniformément en une espèce de feutrage. Une telle toison diffère nettement de la chevelure des Européens, même frisés.

Parmi les traits du visage, le plus différent par rapport aux nôtres est la forme du nez, qui est large et plat.

En second lieu, la bouche est saillante, avec des lèvres épaisses, dont la muqueuse se rejoint plus ou moins largement de la supérieure à l’inférieure, empâtant le dessin des commissures. Tout le bas du visage, d’ailleurs, vient en avant, est prognathe ; le terme d’origine savante est passé dans la langue ordinaire pour traduire une observation banale, moins fondamentale pourtant que celle du nez camus.

Un Nègre est donc un homme qui a la peau noire, les cheveux crépus et le nez camus.

Où trouve-t-on des Nègres ? — Pour l’antiquité, où le type que nous venons d’esquisser était nettement perçu et exprimé, le Nègre était l’Africain. La découverte d’un monde plus grand, il y a cinq siècles, a révélé dans des contrées éloignées de l’Afrique de nouveaux Nègres que les voyageurs ont immédiatement reconnus comme tels.

Jetons un coup d’œil sur l’Océan Indien.

C’est un vaste demi-cercle, que l’Équateur traverse à peu près à mi-hauteur ; largement ouvert au Sud, irrégulièrement dentelé, il est borné au Nord par les rives méridionales de l’Asie ; à l’Ouest, c’est l’Afrique à l’Est, les archipels océaniens.

L’Afrique et l’Océanie sont les deux domaines nègres classiques, se faisant pendant à droite et à gauche du tableau : l’Afrique, dont les habitants ont révélé le Nègre à notre antiquité ; l’Océanie, dont une division porte ce nom caractéristique, Mélanésie, îles des Noirs.

Une mer large de deux mille lieues sépare ces deux domaines, mais sa rive nord dessine de l’un à l’autre comme une arche de pont. Sur cette rive, parmi des races absolument différentes, nous trouvons des hommes qui ressemblent à des nègres : les Hindous, d’abord, population nombreuse à caractères ambigus ; Hérodote les appelait des Éthiopiens cheveux lisses, tandis qu’Heckel y voit des Méditerranéens à peau noire ; et puis de petites tribus éparses, aux îles Andaman (golfe du Bengale), dans la péninsule de Malacca. Ce sont des sauvages noirs, crépus, camus, et comme ils sont de petite taille on les a appelés Negritos, petits nègrès, du nom donné par les Espagnols aux échantillons trouvés dans les Philippines.

Ailleurs dans le monde, il n’y a point de nègres, il n’y a point de noirs. Ceux d’Amérique ne peuvent être pris ici en considération ; nous savons comment nos ancêtres les ont arrachés à leur sol natal ; ils rentrent donc, pour l’histoire naturelle, dans les nègres africains.

Si nous considérons les origines géographiques, nous ne trouvons par tout le globe terrestre, d’hommes à peau noire qu’autour de l’Océan Indien.

Ainsi les Noirs du sud de l’Asie, jalonnant une communication interrompue des nègres d’Afrique aux nègres d’Océanie, apparaissent non seulement comme une curiosité en eux-mêmes, mais comme un document primordial pour la connaissance de toute une partie de l’humanité. Existe-t-il une race nègre avec des modalités diverses, ou bien des races nègres n’ayant entre elles qu’une ressemblance superficielle ? Les Noirs d’Asie sont la clef du problème. Il faut voir, en les confrontant aux Nègres d’Orient et d’Occident, s’ils peuvent se ramener avec ceux-ci à un type commun, établissant du même coup l’unité d’habitat, c’est-à-dire toutes les conditions d’une race, ou si l’on veut d’une espèce, déterminée.

Nègres africains ; races mixtes en bordure. — Toute la partie médiane de l’Afrique est le pays nègre par excellence, l’origine du prototype de la notion. Il n’y a donc qu’à en regarder quelques spécimens.

Mais deux dépendances de cette région vont nous offrir l’occasion de remarques générales qu’il est utile de présenter tout de suite.

Madagascar, à bien des points de vue, est distincte de l’Afrique dont elle est voisine : sa flore et sa faune lui donnent un caractère particulier ; mais son anthropologie, encore insuffisamment étudiée, la rattache surtout à l’Afrique. La généralité des Malgaches présentent un aspect, négroïde très marqué. D’autre part, on le sait, des éléments ethniques tout différents lui sont venus de la Malaisie, bien loin, de l’autre côté de l’Océan Indien.

C’est que l’homme est un animal terriblement voyageur ; les mers ne l’arrêtent pas, même quand il resté aux stades rudimentaires de l’instrumentation nautique. Un bras de mer étroit, mais ancien, peut séparer deux faunes terrestres ; l’homme sort de sa patrie quelles que soient les barrières qui l’entourent. Il franchit les montagnes comme les mers ; il peut changer de climat, car, ses conditions de vie, il les modifie dans une large mesure ; il emporte avec lui une partie de son milieu, s’en recrée une autre : il s’assure ainsi une marge énorme d’adaptabilité.

Il a des races qui aiment le changement, et dont les colonies aventureuses, successivement essaimées durant des milliers d’années, peuvent avoir parcouru toute l’étendue des terres, bien avant que les Espagnols et les Anglais n’aient fait pareille dissémination sous les yeux de l’Histoire. D’autres races, il est vrai, semblent attachées à la terre nourricière et s’étendent à peine de proche en proche quand les conditions leur sont favorables ; mais les migrateurs les traversent, les bousculent, les refoulent ou les emmènent en captivité.

De sorte que les cartes ethnologiques, au lieu de présenter, comme elles font, des teintes plates en larges espaces, devraient, pour rendre compte des origines, constituer une mosaïque à petit point, avec de vastes jonchées pour certaines couleurs.

Mais une telle mosaïque ne correspondrait pas à l’anthropologie physique. Il s’établit toujours des relations sexuelles entre les populations qui viennent en contact. Aucune haine nationale, aucune interdiction religieuse, aucune distinction de caste n’empêche ce mélange.

Et comme il n’y a qu’une espèce humaine, ou s’il y a plusieurs espèces, que les croisements de ces espèces sont indéfiniment féconds, il se crée des races mixtes. On peut même dire qu’il n’existe à peu près pas de race pure. Il n’y a presque jamais non plus de limite tranchée entre deux races. Par dessus les frontières politiques, sociales, linguistiques, les mélanges font des dégradations insensibles ; seuls, les hasards de l’histoire découpent, dans cette série continue, des groupements artificiels, transitoires, qui s’appellent eux-mêmes des peuples, et se croient des races.

Ni l’affirmation patriotique, ni la philologie, ni l’ethnographie ne doivent être pris pour le signe d’une race. Tous les bâtards veulent être nobles ; les mulâtres s’appellent créoles ; et les Français du Nord, descendants authentiques de Gaulois et de Germains, opposent aux Anglais et aux Allemands, leurs frères par le sang, la solidarité des races latines.

Après une guerre de conquête, comme au cours d’une infiltration pacifique, vainqueurs et vaincus, autochtones et immigrants, s’unissent et se fondent. Cette fusion est un nouveau conflit dans lequel la puissance sociale et la puissance zoologique de chaque race interviennent presque indépendamment l’une de l’autre. Deux appellations nationales, deux langues, deux civilisations se confrontant, celle qui correspond au degré inférieur d’organisation peut disparaître devant l’autre ; mais ce que sera la population dépend du nombre et de la capacité prolifique des générateurs, comme aussi de certains caractères physiques qui marquent chez les métis la ressemblance prédominante d’un des types, toutes choses qui n’ont pas de rapport avec la supériorité sociale. De sorte que le nom qui subsistera s’appliquera généralement à un type anthropologique différent de celui qu’il désignait à l’origine, parfois à un type très voisin de celui des peuples qui est, en apparence anéanti.

Pour les Malgaches, on ne pouvait s’y tromper. Les plus noirs des Sakalaves ou des Betsimisarakes, encore mieux les Baras ont beau parler uniformément une langue malayenne, on ne peut les confondre avec les Hovas, qui se distinguent nettement par leur type physique et leur situation tant géographique que sociale. On voit tout de suite qu’il y a là deux éléments essentiellement distincts. Mais c’est que les Hovas sont venus à une époque relativement récente et pourtant déjà la plupart d’entre eux sont fortement négritisés, même parmi les plus nobles. Ce que nous voyons maintenant, c’est la fusion en train de se faire, et on peut se représenter ce qu’elle donnerait dans peu de siècles, livrée à elle-même : une population négro-mongolique, à caractère africain prédominant, avec une langue et certaines coutumes malaises.

Les anthropologistes me paraissent avoir tenu un compte insuffisant du phénomène capital mis en relief, pourtant, déjà par les poètes grecs Aphrodite se plaisant à mêler la race des dieux et celle des bergers. Ils cherchent à définir un certain nombre de types humains, et paraissent considérer ces types comme autonomes ; on ne voit dans leurs classifications les races mixtes que comme des cas particuliers peu importants. Je pense, au contraire, que c’est le cas le plus général.

L’Afrique nous en présente un exemple qui me paraît aussi net que méconnu, et qui offre un intérêt spécial pour notre sujet.

À l’angle oriental de ce continent, le groupe ethnique formé des Abyssins ou Éthiopiens, des Danakil et des Somali, est généralement considéré comme constituant une race distincte. Sous le nom équivoque de Hamites, on les sépare formellement des nègres leurs voisins du sud et de l’ouest. Ils sont pourtant noirs, ils ont les cheveux si frisés qu’on pourrait les dire crépus, mais ils ont des visages moins camus. Ces visages, en réalité, si on considère une série suffisante d’individus parcourent toute la gamme qui va du vrai Nègre au pur Sémite dont la patrie est toute voisine à l’est ; la plupart des Éthiopiens se tiennent vers le milieu de cette gamme, à mi-distance du Nègre et du Sémite. C’est là un exemple de ces transitions qui s’observent à peu près constamment lorsqu’on examine les hommes suivant leur répartition topographique. Entre deux types tels que le Nègre et l’Arabe, si nettement tranchés à l’état pur, s’intercale géographiquement une population à caractères mixtes.

Comment y aurait-il lieu d’admettre une race distincte pour ces intermédiaires ? Il faut supposer ou bien évolution d’un type extrême à l’autre extrême en passant par ceux-là, ou bien un mélange des deux types extrêmes qui sont venus en contact à une époque ancienne[2]. Pour le cas particulier des Éthiopiens, c’est cette deuxième hypothèse qui s’impose, puisque nous avons la preuve de l’influence sémitique sur l’Abyssinie.

Les Océaniens. — Les Nègres proprement dits d’Afrique, qui se présentent en masse compacte, peuvent sans doute être subdivisés en variétés diverses, mais tous ont du moins une ordonnance générale identique dans les traits de leurs visages ; tous répondent, avec des nuances, au schéma général que nous en avons tracé.

Pour les nègres d’Océanie, il n’en va pas de même. D’abord leur habitat, morcelé déjà par sa nature d’archipel, est tout semé d’enclaves appartenant à une race bien distincte, les Polynésiens, qui sont plutôt des blancs. Et puis, leur apparence très diverse les a fait séparer en plusieurs groupes que les classifications placent même souvent en des chapitres différents. Il y a les Australiens, qui ne sont évidemment pas des nègres typiques, mais qui sont loin aussi d’être homogènes, et beaucoup d’entre eux sont décidément négroïdes. Il y a les Mélanésiens dont on distingue encore tout un ensemble sous le nom de Papous. Ce dernier mot est une corruption du mot malais Pouapoua, qui veut dire crépu ; cette désignation met en relief un caractère nègre qui marche avec la couleur très foncée de la peau, mais beaucoup d’auteurs, donnent comme signe propre du Papou, un nez saillant et aquilin.

Il y a en effet à la Nouvelle-Guinée (et j’ai eu occasion de le retrouver aux îles de la Sonde Orientale qui en sont le plus proches), un nez très particulier, en bec d’oiseau de proie, ornant certains faciès dont le reste est assez négroïde. Mais dans les îles de la Sonde, au moins Florès, Solor, Timor, j’ai vu cet appendice nasal voisiner dans une même tribu, dans une même famille, avec des nez fortement aplatis. Les chevelures se présentent de leur côté en assortiments fort étendus. J’ai photographié dans un village de Florès un groupe de 6 sujets, rassemblés par le hasard, qui présentent une gamme complète, depuis le cheveu frisé à petites boucles, presque crépu, jusqu’au cheveu à peine ondulé.

Sur toutes les photographies que j’ai eu l’occasion de voir, on retrouve pour les Papous la même impression de mélange, quoique la proportion de sang noir y paraisse en général plus considérable que dans les îles de la Sonde, où naturellement s’accuse davantage l’influence des races de la Malaisie, Malais proprement dits ou Indonésiens.

Les Mélanésiens autres que les Papous donnent aussi une impression de métissage ; parmi les collections de photographies, il faut chercher pour trouver des groupes où le caractère nègre soit franchement marqué sur tous les sujets. Alors, c’est sensiblement du Nègre tel que nous l’avons défini, mais encore un peu atténué.

Par exemple, la classique chevelure en vadrouille, caractéristique des Papous, nous la connaissons ailleurs comme produit d’un métissage certain entre nègres africains authentiques et diverses autres races[3].

Sur la série assez nombreuse de squelettes mélanésiens, appartenant aux collections du Muséum, on peut, parallèlement aux faits ci-dessus, noter le manque d’homogénéité dans les faces osseuses ; il y a des faces bien nègres, d’autres qui le sont à peine.

En résumé, je ne sais où trouver le nègre d’Océanie ; il y a du nègre partout dans cette région, mais partout il est métissé. Actuellement, le noyau de population noire le plus important est la Nouvelle-Guinée, dont le nom est assez significatif. Vers l’Est, il y a un éparpillement irrégulier dans les archipels. Vers l’Ouest, il y a des populations mixtes, dont le caractère négritique s’atténue progressivement, et qui forment ainsi la transition vers la Malaisie.

Nègres de Malaisie ; Negritos. — La Malaisie est essentiellement un archipel. Mais la péninsule de Malacca, ou péninsule malaise qui, d’ailleurs n’est rattachée au continent asiatique que par une langue de terre étroite et basse, de formation relativement récente, ne peut, au point de vue ethnologique comme au point de vue géographique, être séparée de Sumatra et des îles voisines. Nous la comprendrons dans la région que nous appellerons Malaisie, qui se trouve ainsi à cheval sur la limite ordinairement tracée entre l’Asie et l’Océanie.

Cette région, comme son nom l’indique, est censée la patrie des Malais, race dont on fait souvent une des divisions importantes de l’humanité.

En réalité, la population de la Malaisie est fort peu homogène ; il ne serait même pas possible d’en donner une diagnose générale. Au sens propre, les Malais ne sont qu’une petite partie de cette population ; les Javanais et les Soudanais en sont bien distincts ; les tribus barbares de Bornéo et de Sumatra en ont été séparées avec raison, dans les classifications récentes, et, sous le nom d’Indonésiens, rapprochés des Blancs. Aux Philippines on a, dès les premières études, décrit des groupes ethniques divers. Et dans la péninsule malaise, en arrière des Malais qui peuplent ses rivages et ses basses vallées, les montagnards offrent des types variés.

Il y a pourtant un trait commun aux Malais et à presque toute la population de la Malaisie : c’est la présence, en proportion plus ou moins forte, du sang manifestement mongolique.

Je considère les Malais et tous les peuples intriqués dans leur domaine, comme des races mixtes. Un grand courant d’Asiatiques jaunes est descendu dans la direction du Sud-Est ; les traces de cette immigration sont faciles à relever. Un autre mouvement entraînait des Asiatiques blancs, de l’Ouest à l’Est. Ces deux éléments se rencontrant, se sont mélangés à des degrés divers, et suivant les proportions du mélange ont formé les types variés que l’on constate.

Mais il faut y ajouter un troisième élément : la population primitive de ce coin du globe n’était ni blanche, ni jaune ; elle était noire, et elle a laissé son empreinte sur les populations actuelles ; c’est d’elle, je pense, que les Malais tiennent leur forte pigmentation, leur couleur d’un brun chaud qui va parfois jusqu’à la nuance chocolat. L’existence de la race noire primitive est démontrée par des témoins peu nombreux, mais très frappants.

C’est aux Philippines qu’on les a trouvés d’abord, et les voyageurs espagnols, dès une époque ancienne, leur ont donné le nom très expressif de Négritos del monte (petits nègres de la montagne).

Un objet de curiosité plus extraordinaire encore fut découvert aux îles dans le golfe du Bengale ; un petit archipel entièrement peuplé de Nègres, entre l’Inde et l’Indo-Chine !

Ici, aux Andamans, c’est une population homogène, pure, si ce mot a un sens en ethnologie, du moins, isolée de toute autre race humaine depuis une époque extrêmement reculée ; elle peut donc avoir conservé le type d’une race fort ancienne.

Or, ces Andamanais sont indiscutablement des Nègres ; qu’on en présente un spécimen quelconque à un naturaliste érudit ou à un simple matelot ayant touché les ports d’Afrique, le premier coup d’œil amènera la même réponse : « C’est un Nègre. »

Ils ont la peau parfaitement noire, les cheveux crépus au maximum, et le visage camard.

Ils sont peu ou point prognathes, il est vrai, et ils se distinguent en outre, par les deux caractères suivants :

1o Ils sont petits ; 1 m.50 pour les hommes, 1 m.40 pour les femmes, voilà en chiffre rond les moyennes de mes mensurations qui concordent au centimètre près avec celles des autres auteurs. Les nègres africains ou océaniens sont en général grands.

2o Ils sont sous-brachycéphales ; les nègres africains ou océaniens sont en général franchement dolichocéphales[4].

Ce dernier caractère n’intervient dans l’apparence extérieure que d’une façon presque insaisissable ; il n’est guère révélé que par les mesures, et constitue, par suite, un caractère que l’on peut appeler abstrait. Mais on lui fait jouer un rôle de premier ordre dans les classifications anthropologiques.

Considérant donc la sous-brachycéphalie et la petite taille commune aux Andamanais, et aux Negritos des Philippines, les auteurs ont créé une section spéciale dans les races noires pour ces deux groupes humains, et en ont constitué, sous le nom générique de Negritos une race opposée aux nègres d’Afrique d’une part et aux Papous de l’autre.

La notion de Négrito ainsi comprise doit être rapportée à Crawfurd (1848). Aux deux témoins ci-dessus désignés, Crawfurd en ajoutait un troisième, situé entre les deux premiers, la péninsule malaise. Il avait vu, sur la côte, un jeune garçon provenant de l’intérieur, et qui, dit-il, ressemblait exactement aux Andamanais. Un de ses amis avait vu aussi un sauvage de la même région, et qui était « un vrai Nègre, mais avec une taille de 4 pieds 9 pouces seulement, bien qu’il fût adulte. »

En 1893, on n’avait recueilli encore que des données fragmentaires et assez confuses sur ces petits Nègres de la péninsule, lorsque je réussis à en visiter deux tribus bien caractérisées. Les Méniks de la haute vallée du Perak sont brun foncé, camus et crépus ; leur indice céphalique moyen est 79. Mes observations confirmèrent la conception du Négrito, car cette station intermédiaire, une fois bien établie, montre que toute la région doit avoir été peuplée par les ancêtres de ces petits noirs[5].

En effet, partout où on trouve les témoins actuels, ils apparaissent nettement comme la population la plus ancienne, autochtone, si l’on veut bien prendre ce mot dans un sens relatif. C’est ce que démontre leur situation, tant sociale que topographique, par rapport à leurs voisins.

Nègres de l’Inde. — Dravidiens et prédavidiens. — L’Inde est aussi une péninsule rattachée à l’Asie depuis une époque géologique récente, par les alluvions du Gange et de l’Indus. Au Nord de ces alluvions se dresse l’Himalaya qui ferme d’une muraille quasi infranchissable les communications avec le continent.

D’autre part, sa structure est dessinée à grands traits simples ; elle présente de vastes plaines, large plateau de faible altitude ; elle n’a de montagnes un peu élevées que deux petits massifs accouplés vers la pointe sud ; elle n’a d’annexe insulaire notable que Ceylan.

L’Inde, dépendance adventice de l’Asie, est donc une région naturelle, à la fois bien distincte et relativement homogène.

Cette région est habitée par une population très nombreuse, 200 millions d’individus en chiffres ronds, qu’il faut nécessairement considérer dans son ensemble, car d’un bout à l’autre, les divers éléments qui la composent ont réagi les uns sur les autres. Néanmoins, tout le monde admet que c’est une population mixte ; car ici la masse réagissante est tellement grande qu’aux deux extrémités, malgré une pénétration réciproque très ancienne, se sont maintenues deux apparences physiques impossibles à confondre. Et puis, tout ce qui se révèle aux savants qui étudient l’humanité dans les documents écrits, la philologie, les traditions, l’histoire, montrent des premiers occupants et des envahisseurs.

On sait qu’un peuple parti du Penjab, c’est-à-dire de l’angle Nord-Ouest, s’est irradié en conquérant vers l’Est et le Sud-Est, à travers toute la région. Ce peuple, ce sont les Argos. définis par leur langue apparentée aux langues européennes actuelles, définis aussi par une religion et des coutumes particulières. Physiquement ce peuple était blanc, caucasique, si l’on veut bien revenir à l’ancien mot qui avait l’avantage de comprendre un ensemble de traits. Les Aryas rencontraient devant eux un autre peuple, qu’on désigne aujourd’hui du nom de Dravidiens. Ce terme s’applique à une notion essentiellement philologique ; il désigne une famille de langues profondément différentes des langues aryennes. On retrouve les langues dravidiennes parlées aujourd’hui encore par plusieurs dizaines de millions d’hommes dans l’Inde, localisés de deux façons : d’abord un groupe compact occupant tout le sud de la péninsule, c’est-à-dire le coin le plus éloigné du point de départ des Aryas[6] ; ensuite, un peu plus au nord, et dans l’est, un certain nombre d’îlots qui correspondent aux régions accidentées les moins facilement accessibles à une invasion. Cette distribution est typique ; nous connaissons la marche des Aryas par leurs histoires légendaires qui ont été beaucoup étudiées en Europe, mais nous pourrions la reconstituer rien que par carte linguistique.

Au physique, partout où on les trouve, les hommes qui parlent des langues dravidiennes présentent une couleur de peau plus foncée que les Aryens. Dans l’ensemble de l’Inde, la pigmentation va en augmentant dans le sens de la migration aryenne, c’est-à-dire que les Indous du Sud et de l’Est sont plus foncés que ceux du Nord-Ouest ; et là où se rencontrent des îlots dravidiens en pays aryens, les tribus ou castes dravidiennes sont plus noires que leurs voisins d’alentour.

On admet donc que les Hindous (au sens large du mot) sont le produit du mélange en proportion diverse d’une race blanche et d’une race noire. Quelle est cette race noire ? Voilà maintenant notre problème.

On considère généralement que cette race est représentée par les Dravidiens actuels, c’est-à-dire par les Hindous qui parlent une langue dravidienne, et on en conclut que s’ils sont noirs, ils ne sont pas nègres, car ils ont les cheveux lisses ou simplement ondulés, et ils ont souvent le nez fin et droit. Sur ce dernier trait, les auteurs ne sont pas d’accord, et finalement, quelques anthropologistes ont trouvé nécessaire de diviser les Dravidiens en deux sous-races, l’une à nez fin, l’autre à nez camus.

Pourtant, un anthropologiste anglais qui a recueilli aux Indes un nombre énorme de mensurations, Risley, a établi depuis bien des années déjà que la forme du nez présente une gradation régulière dans l’ensemble de la population.

Socialement, cette population est divisée en castes, c’est-à-dire en classes basées sur la naissance et entre lesquelles le mariage n’est pas permis. Quelques-unes de ces castes sont célèbres en Europe, sans y être d’ailleurs toujours bien comprises. Par exemple, la caste des Brahmanes, de laquelle sortent les prêtres des grands temples, caste qui jouit du plus haut degré de respectabilité sociale ; et la caste des Parias, qui est au contraire l’objet du mépris universel ; ses membres sont voués aux besognes pénibles et rebutantes ; on leur dénie presque la qualité d’hommes.

Entre les deux, il existe un très grand nombre de castes dont la différence est professionnelle, religieuse, philologique, topographique, etc. Mais quelle que soit l’origine de la différence, et que ces castes habitent, sans se mêler, aux mêmes endroits, ou qu’elles habitent des territoires voisins, elles sont soumises entre elles à un ordre de préséance formel ; un homme d’une caste donnée sait toujours clairement quelles sont les castes qui lui sont supérieures ; Aryens et Dravidiens sont compris dans la même hiérarchie.

Eh bien, si on établit avec un nombre de sujets suffisants, la forme moyenne du nez dans les castes[7], et qu’on range les castes d’après cette forme, les nez les plus fins en hauteur de l’échelle, les nez les plus camus en bas, l’ordre ainsi établi correspond, sauf de faibles écarts, à l’ordre de préséance sociale.

Dans la région où il y a des Parias, ce sont eux qui possèdent en moyenne le nez le plus large.

Cette loi, établie par Risley dans le Centre et l’Est de l’Inde, où Aryens et Dravidiens s’entremêlent, se vérifie parfaitement dans le Sud, au sein d’une masse compacte de Dravidiens. Ces Dravidiens sont donc eux-mêmes une race mixte, de même que la population de l’Inde dans son ensemble. Ils ont une plus forte proportion de sang noir que les Aryens, mais ils ne sont pas la race noire primitive. La constatation ainsi faite sur la variation de la forme du nez avec la position sociale ne peut s’expliquer que si la race noire soumise par les conquérants caucasiques avait originellement le nez tout à fait camus.

C’est donc un trait nègre que nous retrouvons avec la couleur foncée de la peau ; mais l’ancêtre qui possédait ce trait avait-il aussi l’autre caractère nègre essentiel, le cheveu crépu ?

Dans les montagnes des Nilghirris et d’Anémalé, les seules vraies montagnes de la péninsule, situées au cœur de la contrée dravidienne, on a signalé depuis longtemps des petits sauvages crépus, qu’on a même pensé pouvoir, sur des documents insuffisants, identifier avec les Negritos.

En réalité, il n’existe pas dans ces montagnes, ni probablement nulle part dans l’Inde, un témoin de la race primitive comparable, comme pureté, aux Andamanais ni même aux autres Negritos. Ce que l’on trouve là, c’est simplement, mais c’est fort précieux, une population métisse qui continue au-delà du Paria la série générale de l’Inde. Au bord de la forêt vierge ou dans les collines partiellement défrichées, il y a des castes demi-Parias, demi-sauvages. La hiérarchie sociale les classe au-dessous du Paria ; leur nez est plus camus en moyenne que celui du Paria ; on peut même trouver des groupes où le faciès nègre, nettement dessiné, est tout à fait prédominant.

Eh bien, dans ces groupes, les chevelures sont en général frisées, et on en observe quelques-unes qu’on peut même appeler crépues.

On a donc le moyen de prolonger par l’imagination la série des castes indiennes jusqu’au type primitif qui était (nous n’avons plus qu’un pas à faire pour le reconstruire), un petit nègre.

Il faut reconnaître que, par rapport à l’intensité des autres caractères nègres observés chez les Dravidiens les plus noirs, on trouve les chevelures plus lisses qu’elles ne le seraient chez des métis de nègre africain possédant la même proportion de sang noir.

Par exemple, les Abyssins, dont les traits présentent avec ceux des Dravidiens une ressemblance depuis longtemps signalée, ont en général une chevelure remarquablement frisée.

Il serait difficile de considérer comme une objection grave une telle question de plus ou de moins dans des matières où notre méthode et nos connaissances sont encore si peu précises.

Mais le hasard m’a fourni un fait qui a presque la valeur d’une expérience et qui répond directement à l’objection possible.

Aux Andamans, j’ai vu une femme, de la pure race indigène, avec des cheveux extrêmement crépus comme tous ses congénères ; cette femme avait deux enfants d’un père inconnu, probablement Hindou ; ces deux enfants avaient les cheveux soyeux comme ceux des Blancs et des Hindous, à peine ondulés chez l’un, frisés à grandes boucles chez l’autre.

Ainsi un demi-sang de Negrito ne laisse plus apparaître le caractère nègre de la chevelure. Ce caractère chez les Negritos est donc relativement récessif. Et les Negritos sont les nègres géographiquement les plus proches de l’Inde.

Nous sommes arrivés à reconstituer les traits nègres d’un type disparu en prolongeant une série graduée de métis. Par la même méthode nous pouvons déterminer théoriquement la forme du crâne de ce type. Avec une assez grande certitude, je puis affirmer, après de nombreuses mesures systématiques, que le nègre primitif de l’Inde était sous-dolichocéphale avec un indice moyen de 75 ou 76[8].

Sa taille, plus difficile à préciser, car les conditions de vie modifient ce caractère, devait être petite, plus haute pourtant que celle des Andamanais.

Quant au nom qu’il convient de lui attribuer, la discussion des faits sociaux et linguistiques sur lesquels est fondée la notion de Dravidien permet d’établir que ce nègre était antérieur aux Dravidiens ; il faut donc l’appeler Prédravidien, ou si nous voulons lui donner un nom qui ne soit pas relatif à une autre population, on peut l’appeler Nègre Paria.

De l’Inde à la Mer Rouge. — Pour rejoindre ces nègres de l’Inde à ceux de l’Afrique, il faudrait trouver quelque témoin ancien au milieu des populations iraniennes ou sémitiques qui occupent aujourd’hui l’intervalle. Ce témoin, je l’ai vainement cherché tout le long du rivage nord du golfe d’Oman et du golfe Persique. Les documents archéologiques de la Suzianne établissent peut-être qu’il y avait aux temps reculés qui ont vu bâtir ces monuments dans la région du Chott-El Arab, des hommes à visage noir, mais ceux-ci étaient en tout cas non des Nègres, mais des métis. Et puis les documents sont vraiment d’une signification douteuse.

Aujourd’hui tous les rivages, de l’Inde à la Mer Rouge, présentent en abondance des traces de sang nègre ; on y trouve même des Nègres très purs. Mais ceux-ci viennent directement d’Afrique. La traite, qui n’est probablement pas encore totalement arrêtée, sévissait d’une façon ostensible quand j’ai visité ces pays il y a une douzaine d’années.

Les esclaves noirs ont été en grande quantité amenés de Zanzibar et des côtes voisines dans toutes les tribus arabes ; et, avec les mœurs musulmanes, l’assimilation et le métissage sont très rapides.

Au point de vue qui nous occupe, ces noirs sont donc sans intérêt, et je n’ai rien vu d’autre. Il faut remarquer que ces pays sont nus, peu fertiles, qu’il serait bien difficile à une race primitive de s’y maintenir d’une façon indépendante ; d’autre part, l’infusion permanente de sang noir africain par la traite ne permet pas de retrouver la descendance d’ancêtres noirs autochtones ; enfin, l’histoire et surtout la préhistoire de ce coin du globe nous est peu connue. La lacune peut donc s’expliquer par une disparition totale sur laquelle nous ne pouvons nous prononcer ; elle ne constitue en tout cas nullement, dans l’état actuel de nos connaissances, un fait qui doive entrer en ligne de compte.

Race nègre unique. — Ainsi, de l’un à l’autre des domaines nègres classiques, nous avons trouvé les traces de Nègres aujourd’hui conservés à l’état de faibles spécimens isolés au milieu d’un flot d’envahisseurs, ou bien fondus dans de grandes races mixtes. Nous concevons, dans une époque ancienne, une population nègre continue tout autour de l’Océan Indien, et cette population est bien nègre au sens que nous avons défini en commençant.

Assurément, elle n’a jamais été identique à elle-même d’un bout à l’autre de cette immense aire de dispersion, mais y a-t-il lieu de la diviser en plusieurs races ? Examinons les raisons pour lesquelles les nègres ont été ainsi partagés dans la classification et voyons si ces raisons subsistent.

1o Les Nègres océaniens ont été séparés des Nègres africains surtout parce qu’on n’a pas songé à les rapprocher à travers la distance. Mais on n’a jamais établi entre eux une différence physique sérieuse. Ces Nègres océaniens sont tous diversifiés par des métissages ; si on en prend les traits communs essentiels, le type abstrait constitué par ces traits revient au type abstrait du Nègre africain ;

2o Les Negritos ont été séparés des Nègres précédents en raison de deux caractères différentiels, la taille et l’indice céphalique.

L’indice céphalique est certainement un très bon caractère héréditaire : ni a priori, ni a posteriori, il ne paraît influencé par l’adaptation, et il est très utile pour suivre des filiations et des métissages dans un intervalle de temps de quelques siècles. Mais peut-il servir de base à une classification ? D’abord, toute classification faite sur un caractère est artificielle ; mais ce caractère en particulier serait mal choisi pour cet usage. Dans tous les grands groupes humains naturels, c’est-à-dire reposant sur un ensemble de caractères, on trouve à la fois des brachycéphales et des dolichocéphales.

Et puis, on ne peut plus séparer les Nègres en deux portions nettement tranchées par la différence d’indice. Entre les chiffres classiques des Papous et des Africains, 71 et 72, d’une part, et celui des Andamanais, 83, d’autre part, viendraient se ranger d’autres Africains qui sont plus ou moins relativement brachycéphales, et dans le cycle que nous venons de parcourir, les Méniks de la Péninsule Malaise avec 79, et les Nègres parias de l’Inde avec 76. Nous avons une série continue, non plus deux groupements opposés.

La taille, elle, est abandonnée depuis longtemps comme caractère de race ; on sait combien les conditions de vie la font varier. Notamment, les animaux des îles sont en général plus petits que ceux des continents. Or, il est digne de remarquer que tous les Negritos, et à côté d’eux les nègres Parias, habitent soit des îles, soit des terres qui furent autrefois des îles.

Les Negritos apparaissent donc, non plus comme une espèce (ou une race) distincte se rapprochant des autres Nègres par plusieurs caractères, mais bien comme un rameau d’une race nègre unique, ayant légèrement varié dans un certain sens.

Si l’anatomie ne fournit pas de raison de diviser les Nègres comme on l’a fait, en fournit-elle pour les fondre en une race unique ?

Une classification naturelle doit tenir compte de tous les caractères. Une classification est toujours établie sur quelques caractères seulement, et par conséquent artificielle quant à son établissement ; mais elle se révèle bonne, correspondant à la nature des choses, quand un caractère important qui n’a pas été considéré à l’origine vient concorder avec ceux qui ont servi de base.

Nous avons défini le Nègre par la couleur de la peau, le nez et le cheveu. Mais dans les proportions du corps et des membres, il y a quelques particularités qui sont connues pour caractériser le Nègre africain ; telles sont la longueur de l’avant-bras et l’étroitesse des hanches. Ces particularités sont importantes, non seulement parce qu’elles différencient de toutes les races blanches, jaunes, rouges, les Nègres étudiés jusqu’ici, Mais, en outre, parce qu’elles paraissent marquer un stade intermédiaire dans la descendance zoologique de l’homme. Par son corps comme par sa face, le Nègre marque un degré de rapprochement vers les singes.

Nous n’avons pas jusqu’ici fait entrer dans notre question cette conformation du corps, et les anthropologistes ne l’ont pas étudiée au point de vue de la comparaison entre les diverses races nègres qu’ils ont créées.

En ce qui concerne les Nègres d’Asie, j’ai fait cette étude sur deux groupes de Negritos et sur les castes de l’Inde les plus proches du Nègre paria théorique. J’ai observé que le type nègre considéré à ce point de vue nouveau se retrouve d’une façon bien marquée.

Cette similitude m’était apparue autrefois très incomplètement, parce que je n’avais pas tenu compte d’une correction qui s’impose pour des raisons d’anthropologie générale. Quand, dans une même race aussi homogène que possible, on passe d’un groupe d’individus grands à un groupe d’individus petits, il y a une variation systématique de proportion du corps et des membres.

Chez les individus petits, les membres sont relativement plus courts, et le corps relativement plus large.

Si donc nous comparons des Nègres africains d’une taille de 175 centimètres à des Negritos de 150 centimètres, nous devons retrouver, entre eux, si les Negritos et les Nègres appartiennent au même type physique, une différence de ce genre.

Le caractère nègre étant d’avoir des bras longs et les hanches étroites, ce caractère sera moins marqué chez les Nègres petits que chez les Nègres grands, non parce qu’ils sont moins nègres, mais parce qu’ils sont petits. En fait, le Négrito garde encore par rapport au Blanc de taille moyenne, c’est-à-dire beaucoup plus grand que lui, une forme de corps nettement nègre.

Indice radio-pelvien. — Je ne donnerai de chiffres que sur un seul rapport, qui me paraît tout particulièrement caractéristique. L’avant-bras étant chez le nègre relativement long et les hanches relativement étroites, j’ai pensé qu’on trouverait une expression saisissante de son anatomie spéciale en établissant le rapport de la première mesure à la seconde. C’est ce que je propose d’appeler indice radio-pelvien[9]

Il ne sera question ici que du sexe masculin.

Pour le Blanc (européen), je trouve, en calculant d’après la nombreuse série de M. Papillault sur cent Parisiens, un indice radio-pelvien de 86 (avec une taille de 167). Les 30 plus petits donnent une valeur de 83 5 (taille, 161).

Pour le nègre d’Afrique, 2 Soudanais rencontrés en Abyssinie m’ont donné une moyenne de 125 (taille 176) ; 9 Sénégalais mesurés en Europe m’ont donné 107 (taille, 182).

J’ai examiné systématiquement à ce point de vue les collections ostéologiques de Paris.

Sur le squelette, on voit a priori qu’on doit obtenir des chiffres plus élevés que sur le vivant ou le cadavre entier, la mesure du radius étant à peu près la même, tandis que la largeur des hanches est diminuée de l’épaisseur des parties molles.

9 squelettes de Français, au Musée de l’École d’Anthropologie, donnent la valeur 87.

Les squelettes de Nègres les plus anciens dans nos musées sont quelquefois étiquetés Nègre sans autre indication, ou d’autres fois, Nègre mort à Paris. Or, après avoir passé une heure à essayer de démontrer que tous les Nègres se valent, je suis obligé de remarquer ici qu’il y a Nègre et Nègre. Les Nègres américains, malgré leur origine africaine bien connue, présente une atténuation manifeste du caractère en question.

Ce qui peut s’expliquer très naturellement par du métissage.

Ainsi, dans mes mesures prises au Muséum, voici les Nègres purement africains, — 2 Mozambique, 109 et 114, — 1 Malinké, 118, — 1 Haut Ogooué, 109, — 1 Fernand-Vaz, 112, — 1 Pahouin, 110, Moyenne, 112.

Et d’autre part, 2 Mozambique esclaves au Brésil, 91 et 97, — 1 Guadeloupe, 100.

Enfin 2 Nègres morts à Paris donnent l’un 101, l’autre 110.

Les 15 squelettes de Nègres de l’École d’Anthropologie, parmi lesquels il ne m’a pas été possible de faire le départ des provenances, donnent comme moyenne générale 105.

Il faut donc choisir, parmi ces collections, et c’est le chiffre de 112 qui doit être provisoirement adopté.

On voit quelle différence s’accuse du Blanc européen au Nègre africain.

Ces chiffres ont besoin d’être précisés par de nouvelles études, mais il est évident qu’il y a une différence considérable entre les deux types. Et, par une heureuse coïncidence, l’un est au-dessus de l’unité, et l’autre au-dessous.

Voici quelques chiffres se rapportant à des types qui ne sont ni des Noirs ni des Blancs européens, chiffres que j’ai recueillis sur les squelettes du Muséum.

4 Japonais, 86, — 2 Tonkinois, 90, — 2 Tagal, 93, — 2 Dayaks, 97, — 2 Maoris de la Nouvelle-Zélande, 91, — 2 Hawaï, 92, — 5 Péruviens anciens, 85, — 2 Eskimos, 82, — 2 Fuegiens, 90.

Ces séries sont certainement trop courtes pour donner la valeur de l’indice radio-pelvien dans les races correspondantes ; mais tandis que les Nègres purs se tiennent tous au-dessus de 100, aucun de ces chiffres n’approche de 100, excepté celui des Dayaks, dont la signification serait à discuter, s’il était confirmé.

J’ajoute que de tous les squelettes montés du Muséum. Un seul cas individuel, en dehors des Noirs, atteint 100. C’est un Siamois (?).

Il y a donc là un caractère qui met les Nègres africains à part des autres types humains. Nous pouvons maintenant rechercher ce caractère chez les autres Noirs.

Pour les Mélanésiens, 15 squelettes du Muséum (Nouvelle-Bretagne, Nouvelles-Hébrides, Nouvelle-Calédonie), m’ont donné une moyenne de 98 pour l’indice radio-pelvien. Ce qui correspond bien à l’idée du métissage que nous avons, pour des raisons différentes, admis dans ces régions.

3 Australiens donnent 103.

Sur le vivant, une série nombreuse d’Éthiopiens mesurée par moi me donne le chiffre de 96 pour l’indice radio-pelvien (avec une taille de 168).

La moyenne de diverses castes hindoues, où le type du Nègre paria, sans être pur, loin de là, est très apparent, atteint 100 (avec une taille de 160).

Pour les Andamanais, les plus purs des Negritos, j’ai malheureusement perdu un cahier de notes contenant les chiffres qui m’auraient servi pour ce calcul ; d’après les silhouettes des photographies, je pense que l’indice en question aurait, sur le vivant, une valeur voisine de l’unité.

3 squelettes de Negritos des Philippines, au Muséum, donnent 104. À Londres, au Collège des Chirurgiens, j’ai examiné 6 squelettes non montés d’Andamanais. Je n’avais pas d’instrument de mesure ; mais, par la superposition directe, j’ai constaté que dans les 6 cas, le radius était plus grand que le plus grand diamètre du bassin.

Si l’on tient compte que les Andamanais sont très petits, le caractère nègre semblera ici bien marqué.

Les Ménik de la péninsule malaise, Negritos métissés, donnent 95 (avec une taille de 152).

À titre de comparaison, voici le chiffre que me donne une tribu de Jakouns, sauvages de l’intérieur de la Péninsule malaise, géographiquement voisins des Ménik, race très mélangée, mais bien malaise (au sens large) par la prédominance du sang mongolique : indice radio-pelvien, 84 (avec une taille de 154).

Il y a donc une conformation particulière du corps, résumée en un chiffre par l’indice radio-pelvien, qui se retrouve chez tous les Noirs et rien que chez les Noirs. Ce caractère n’a nullement été visé dans les prémisses de notre classification ; il pourrait constituer à lui seul une définition d’une race ; or, sous la réserve de sa variation avec la taille, qu’une formule ad hoc pourrait facilement éliminer, il suit exactement les caractères sur lesquels nous nous sommes basés, s’atténuant comme eux par le métissage.

C’est donc une preuve, en quelque sorte cruciale, que la race des hommes à peau noire est fondamentalement une, comme nous amène à le penser toute l’étude soulevée par la question des Noirs d’Asie.



  1. Conférence annuelle Broca, faite à la Société d’Anthropologie de Paris, le 8 mars 1906, avec projections.
  2. Je ne dis pas que ces types extrêmes sont les seuls éléments du mélange.
  3. Je note, en passant, que la chevelure des Abyssins, si l’on fait abstraction d’un mode d’arrangement artificiel, est tout à fait comparable à la vadrouille des Papous.
  4. Le crâne humain, vu par en haut, dessine un ovale plus ou moins allongé ; on peut exprimer avec précision l’allongement de cet ovale en comparant sa longueur à sa largeur. Il existe une nomenclature qui répartit en catégories les crânes déterminés à ce point de vue. Quand la largeur est moindre que les trois quarts de la longueur (75 centièmes), on dit que le crâne est dolichocéphale ; quand elle dépasse les cinq-sixièmes (83 centièmes), on dit que le crâne est brachycéphale. Le rapport ou indice crânien horizontal atteint pour les Andamanais en moyenne 82 centièmes : une série de nègres d’Afrique a donné 72 ; une série de Papous, 71.
  5. La race Negrito et sa distribution géographique, Annales de géographie, Paris, 15 juillet 1896. Dans ce mémoire, sous l’influence des doctrines classiques et notamment des écrits de Quatrefages, et n’ayant pas encore analysé comme je vais le faire les proportions du corps et des membres, je m’étais beaucoup exagéré la différenciation, des Negritos par rapport aux autres Nègres.
  6. Ceylan, plus au sud encore que la pointe de l’Inde, est aryanisée, mais les légendes nous apprennent que les Aryas y sont venus, de loin, par mer ; et nous savons, en effet, d’une façon générale, que les migrations vont plus vite et plus loin par mer que par terre.
  7. La forme du nez, prise dans un certain sens, s’exprime par un chiffre, qui est l’indice nasal. C’est le rapport de la largeur à la hauteur. Quand le nez est très camus, la largeur est à peu près égale à la hauteur, le rapport est égal à 100 centièmes. Quand le nez est très fin, la largeur n’est que la moitié de la hauteur ; le rapport ou indice, égale 50 centièmes.
  8. Voir au Louvre les monuments raportés par M. Marcel Dieulafoy et notamment la frise des Archers.
  9. Le rapport, en centièmes, de la longueur du radius au diamètre transverse externe du bassin (pelvis).