Les Mythes incertains

Les Mythes incertains


NIOBÉ

Un monde magique vit en moi. Nul, hors moi, ne connaîtra la beauté de mes rêves. Ils répondent à mon appel et me viennent charmer. Je possède des royaumes de tous les climats, des mers changeantes comme la mer et harmonieuses comme elle, des arbres sous lesquels tourne la nuit, des ciels purs et de sombres nuées ; toutes les plantes, toutes les bêtes et d’autres encore. Merveilleux est le peuple de mes enfants ! Je sais évoquer les vierges les plus tranquilles et faire venir les amoureuses. J’ai vu le fond de l’Océan somptueux où palpitent les anémones, je connais le pullulement des rues vivantes et le fard étrange des grandes villes…

Parfois, tout vibrant d’amour, je veux montrer aux hommes un aspect de ce monde si beau ; mais je n’expose qu’un cadavre froid, déformé, méconnaissable. Peu à peu je posséderai une vraie nécropole… et voilà ce qui restera de cette magie vivante.

Ainsi Niobé se promenait dans Délos parmi ses enfants chéris. Elle était pleine de joie et d’orgueil ; mais Phébus Apollon en fit des cadavres raides, et, devant ceux qu’elle avait aimés, devant ceux qu’elle aimait, hélas ! encore, Niobé pleura.


LA FLAMME

Travaillez, travaillez sans cesse ! disent certains « artistes ». C’est le travail qui rend la vie supportable ; c’est le travail qui fait la vie. » Ne voient-ils pas que leur maxime est aussi désespérée que la philosophie de l’Ecclésiaste ? Ils vont et ne songent pas que le travail perpétuel est un supplice de damnés : si le tonneau qu’ils remplissent est sans fond ils veulent ignorer la vanité de leur tâche ; c’est pourquoi ils la proclament sainte.

Celui qui a senti rayonner en lui la mystérieuse, la vivifiante, l’éternelle beauté, s’arrête par moments et se recueille. Si humble que soit son œuvre, elle vaut : c’est une parcelle d’éternité, une étincelle de la grande flamme. Dans le sanctuaire où le Feu brûlait, parfois une vestale, immobile, fermait les yeux ; et une joie divine la pénétrait tandis que la chaleur vive faisait onduler sa robe de laine.


ULYSSE

Avec des conseils, une discipline et de l’autorité on s’efforce de diriger, de façonner les jeunes gens et même de les contraindre à réussir dans la vie.

Or Ulysse, roi d’Ithaque, homme habile entre tous et vainqueur dans toutes les luttes, était devenu vieux. Souvent, au rythme des vagues qui cernent d’écume la rocheuse Ithaque, il voguait dans ses souvenirs. Mais un jour il se rappela la mer qui chantait aux flancs du bateau, les matelots sourds courbés sur leurs rames et il crut sentir encore les cordes qui l’avaient lié au mât. Alors une tristesse amère l’envahit, car il songeait aux roches toutes blanches d’ossements, aux cadavres flottant dans l’eau mouvante et le vieil Ulysse envia avec désespoir ceux qui avaient échoué là-bas, jadis… et qui, sans doute, avaient approché les sirènes !


PAN

Sur la grève j’ai admiré les coquillages laissés par le flot. Les uns étaient mollement recourbés comme des pétales, les autres d’un galbe si franc, d’un jet si plein, d’un dessin si net et si précis que nul burin ne les saurait rendre. Il y en avait de retroussés comme les chapeaux de Tanagre et de plats comme les médailles. Certains étaient bossués comme des casques, le soleil en irisait les aspérités, et d’autres luisaient, plus polis que l’eau tranquille. Les nacres humides chatoyaient dans la lumière, les teintes en étaient plus vives, plus pures, plus transparentes que les fleurs sous la rosée et que les gemmes les plus rares. Des coquilles noires émaillées de points d’or semblaient les yeux de la Nuit ; d’autres, opalines et argentées, faisaient penser aux ongles d’Aphrodite. Je ne pouvais me lasser de ces merveilles, mes yeux ravis se réjouissaient ; j’ai longtemps admiré le rythme sublime de ces formes et de ces couleurs, le rythme de la mer irisée et de la plage nacrée comme une conque.

Si j’allais dans le bois : les arbres y peuvent ravir en extase. Les fleurs du jardin sont des magiciennes et le vol d’un oiseau à travers le ciel peut être doux à l’âme comme un baiser.

Pan, au bord du ruisseau où il s’était arrêté, entendit le chant que chantaient les roseaux où passait le vent : « Oh ! dit-il, les merveilleux roseaux : ils sont musiciens ! » Et il ne s’aperçut pas que le même souffle faisait chanter sa tête.


Auguste Bréal