Les Mystères du peuple — Tome XVI
LE SABRE D’HONNEUR (suite et fin)





(SUITE.)



Jean Lebrenn n’aperçut pas d’abord Victoria placée dans l’ombre à l’extrémité du vestibule ainsi qu’Olivier ; mais la jeune femme, doublement surprise de rencontrer à la fois son frère et le jésuite Morlet, qu’elle reconnut sous ses habits rustiques, fut au moment de s’élancer à la rencontre de Jean ; mais, craignant que celui-ci, incapable de maîtriser d’abord son saisissement, ne compromît le secret qu’elle voulait garder au sujet de son déguisement, elle dit tout bas à Olivier, non moins stupéfait qu’elle à l’aspect de son ancien patron :

— Mon frère est entré ainsi que ce paysan et cet enfant dans la chambre où se tiennent les aides de camp de service… Va prier le canonnier Duchemin de venir à l’instant me rejoindre dans la cour. — Et la jeune femme, prenant son sabre sous son bras gauche avec une aisance militaire, ajoute en se dirigeant vers la porte et désignant du regard les autres soldats d’ordonnance : — Je ne veux pas que ma première entrevue avec mon frère ait lieu en présence de nos camarades… son émotion pourrait me trahir.

— J’obéis, Victoria ! — répond tristement Olivier ; — ma surprise de rencontrer à l’armée votre frère m’a empêché de vous demander en quoi j’ai mérité les cruelles et outrageantes paroles que vous m’avez tout à l’heure adressées.

— Mon attachement pour vous, Olivier, me commande de ne vous jamais cacher la vérité, si sévère qu’elle soit ; c’est le seul moyen de vous éclairer à temps et de prévenir ainsi des entraînements dont vous n’avez peut-être pas même conscience… Nous reprendrons plus tard cet entretien ; — et, sortant du vestibule dont le pavé résonne sous ses bottines éperonnées, Victoria ajoute : — Envoyez-moi sans retard, dans la cour où je vais l’attendre, le canonnier Duchemin.

La cour qui précédait la maison commune était spacieuse ; l’on y voyait rangés les chevaux des divers cavaliers destinés au service d’ordonnance. Le brouillard se dissipait, les étoiles brillaient au ciel ; et, à la faveur de cette nuit claire et froide, Victoria, apercevant bientôt le canonnier s’avancer vers elle, fit quelques pas à sa rencontre, puis :

— J’ai désiré te parler, citoyen, pour te donner des renseignements importants au sujet de cet homme et de cet enfant, que toi et un volontaire vous venez d’amener prisonniers au quartier général.

— Ce sont deux espions de Pitt et de Cobourg tombés dans nos avant-postes, et arrêtés par un Parisien en faction en avant de nos grand’gardes.

— Ce volontaire se nomme Jean Lebrenn ?

— Oui ; est-ce que tu le connais, mon brave hussard ?

— Beaucoup… Mais voici le renseignement en question : L’homme arrêté est un prêtre français, un jésuite.

— Un jésuite !… Ah ! double brigand de calottin !

— Il se nomme l’abbé Morlet. Il est très-urgent que tu ailles à l’instant instruire de cette circonstance Jean Lebrenn, témoin sans doute de l’interrogatoire que subit à cette heure le révérend ?

— L’interrogateur donnera sa langue aux chiens, si le calottin répond dans le charabia qu’il nous dégoisait tout à l’heure, afin de dépister les soupçons.

— Se voyant reconnu, il ne persistera pas sans doute dans sa ruse… Va donc, mon camarade, apprendre à Jean Lebrenn que son prisonnier est le jésuite Morlet, qu’il connaît déjà d’ailleurs de réputation. Tu retiendras bien ce nom ?

— Parbleu ! le jésuite Morlet.

— Fais-moi ensuite le plaisir de dire à Jean Lebrenn, avant qu’il retourne à son poste, qu’un cavalier du troisième régiment de hussards voudrait l’entretenir un instant, et l’attend ici dans cette cour.

— C’est convenu, mon brave !… Ah ! double brigand de calottin, de jésuite !! Ça va drôlement lui river son vilain bec, quand on va lui dire : — Connu, mon homme… tu es le jésuite Morlet ! » — se disait en regagnant la maison commune le canonnier, tandis que Victoria, se promenant pensive dans la cour :

— Cher frère !… il a tenu sa promesse… Loin de profiter de l’exemption dont jouissent les citoyens mariés, il a voulu, sa fabrication d’armes terminée, rejoindre nos soldats. Sa digne femme l’aura vaillamment encouragé à ce dévouement civique. Enfin, je vais pouvoir dévoiler à Jean le mystère et le but de ma conduite à l’égard d’Olivier !

Jean Lebrenn, instruit par le canonnier Duchemin qu’un hussard du troisième régiment désirait l’entretenir, sortit de la maison commune, et, avisant à quelques pas du seuil de la porte, grâce à la demi-clarté de la nuit, un cavalier de l’arme désignée, il se dirigea vers lui, et dit à Victoria :

— Est-ce vous, camarade, qui m’avez fait appeler par un sous-officier de canonniers à cheval ?

— Oui, c’est moi, — répond Victoria faisant deux pas vers Jean Lebrenn. Celui-ci, d’abord immobile de stupeur en entendant une voix qu’il croit reconnaître, se rapproche vivement. Victoria, incapable de le laisser plus longtemps dans le doute, se jette entre les bras du volontaire, en lui disant d’une voix étouffée : — Mon frère ! cher et tendre frère !… pardonne-moi les angoisses que je t’ai causées !!

— Ah ! tout est oublié maintenant ! — murmure Jean Lebrenn pleurant de joie et étreignant sa sœur contre sa poitrine. — Enfin je te retrouve !… je te revois !

— Et bientôt, je l’espère, nous ne nous quitterons plus. Ma tâche touche à sa fin… — Puis, s’interrompant : — Et ta digne femme ?

— J’ai reçu avant-hier de ses nouvelles ; sa santé est bonne, et elle supporte courageusement mon absence. Ah ! Charlotte m’est doublement chère maintenant… car tu ignores…

— Quoi, Jean ?

— Elle est mère !

— Joies du ciel !! combien elle doit être heureuse !!

— Oui ; et dans ce bonheur elle songeait encore à toi. Combien de fois ne m’a-t-elle pas dit et écrit : Si Victoria revient un jour près de nous, avec quelle tendresse elle aimera notre enfant !!

— Bonne sœur ! je suis fière d’être si bien connue d’elle…

— Il n’était pas une de ses lettres dans laquelle elle ne me parlât longuement de toi, s’alarmant de plus en plus du mystère dont tu entourais ta vie depuis plusieurs mois… Mon Dieu ! te retrouver ici à l’armée, sous cet uniforme… je ne sais si je rêve ou si je veille… À peine mon émotion… mon trouble, me permettent de lier deux idées. — Et, se recueillant pendant un moment de silence, Jean Lebrenn ajoute : — Pardon, sœur !… me voici plus calme… Maintenant je crois deviner la cause qui t’a conduite à t’engager, à l’exemple de plusieurs héroïnes qui combattent virilement les ennemis de la république… Olivier sert sans doute dans le même régiment que toi ?

— Oui, et déjà, par sa bravoure, par sa rare et croissante intelligence de la guerre, il a conquis ses premiers grades. Le plus brillant avenir s’ouvre devant lui.

— Ma sœur, — reprend Jean Lebrenn avec une légère hésitation, — le résultat est inespéré… mais…

— Mais… comment… mais à quel prix l’ai-je obtenu, n’est-ce pas, Jean ?… Rassure-toi, je pénètre ta pensée. Je n’ai pas à rougir du moyen dont je me suis servi. Voici en deux mots ce qui s’est passé : Olivier, le jour de sa tentative de suicide, m’avait juré, tu le sais, de ne pas attenter à sa vie pendant vingt-quatre heures. Avant le jour, j’ai frappé à sa porte… Il ne s’était pas couché… Sa physionomie morne, désespérée, m’a paru aussi sinistre que la veille. « — Olivier, lui ai-je dit, partons à l’instant. — Où allons-nous ? — Vous le saurez… Vous m’avez juré de renoncer jusqu’à ce soir à vos projets de suicide… Peu vous importe de passer votre dernière journée ici ou ailleurs, venez… » Olivier m’a suivie.

— Où es-tu allée ?

— Dans la banlieue de Paris, à Sceaux, où j’avais passé quelques jours peu de temps auparavant, espérant en vain trouver dans la solitude l’apaisement de mes chagrins. Tu as peut-être oublié que lorsque le château de Sceaux est devenu propriété nationale, notre ancien portier de la rue Saint-Honoré, bon patriote, a été, grâce à ta recommandation auprès de Cambon, nommé…

—… L’un des gardiens du domaine national de Sceaux… je me le rappelle parfaitement…

— Ce brave homme occupait avec sa femme, à l’une des portes du parc, le rez-de-chaussée d’un pavillon d’entrée assez considérable. Le premier étage restant inhabité, j’y avais logé lors de mon récent séjour à Sceaux. Ce fut là que je conduisis Olivier. Je le présentai au gardien et à sa femme, comme l’un de nos parents à qui l’on ordonnait l’air de la campagne pour rétablir sa santé ; je devais rester auprès de lui pour le soigner. Ces bonnes gens nous accueillirent avec empressement. Ils disposèrent une chambre pour Olivier, grâce aux débris du garde-meuble du château, et ils se chargèrent de préparer nos repas. J’avais, tu le sais, emporté environ six cents livres, produit de mes économies. Cette somme devait pendant quelque temps subvenir à nos besoins. Mes arrangements terminés avec le concierge, j’emmenai Olivier dans le parc. Nous avions quitté Paris avant l’aube, et à notre arrivée à Sceaux, la nature était dans tout l’éclat de sa fraîcheur matinale. Le soleil de mai jetait ses premiers rayons sur ces sites enchantés ; nous cheminions silencieux à travers des pelouses qu’ombrageait une admirable végétation, réfléchie dans le miroir des pièces d’eau. Ailleurs, des vases, des statues de marbre se dessinaient sur la verdure des charmilles ; puis, c’étaient des fontaines jaillissantes entourées de massifs de rosiers alors en pleine floraison. Leur parfum embaumait l’air… Ces détails te sembleront puérils, mon frère… cependant ils ont leur importance…

— Je le conçois ; tu espérais sans doute rattacher ce malheureux enfant à la vie en lui montrant, par cette belle matinée de printemps, la nature dans son plus riant aspect ?

— Telle était ma pensée. J’observais Olivier ; sa physionomie, d’abord morne et sombre, s’épanouissait peu à peu. Il aspirait à pleins poumons la senteur matinale des bois, des prairies et des fleurs. ll prêtait l’oreille avec ravissement au gazouillement des milliers d’oiseaux nichés dans les feuilles. Sa pâleur maladive se colorait. Son regard, jusqu’alors éteint, brillait parfois de l’ardeur de la jeunesse. Il se reprenait à l’existence en s’abandonnant à ces douces sensations éveillées en lui par la contemplation de la nature. Je m’efforçais d’exalter encore ces impressions en poétisant de mon mieux, par mes remarques, ces tableaux déjà si poétiques. Je m’adressais aux cordes les plus sensibles, les plus délicates de l’âme de cet adolescent. Ma familiarité tempérait ce qu’il y avait eu jusqu’alors de grave, de maternel dans mes rapports avec lui ; je lui parlais, enfin plus en sœur… qu’en mère… Tu comprends cette nuance ?

— Sans doute, et en un pareil moment, elle était d’une nécessité extrême.

« — Ah ! — s’écria bientôt Olivier les yeux humides de larmes — ah ! ce serait le paradis sur la terre que de vivre ici ! — Vivons-y donc, Olivier ; ne sommes-nous pas libres ? — Quoi !… vous consentiriez à partager avec moi cette solitude, mademoiselle Victoria ? — Sans doute puisque je vous ai conduit ici dans cette espérance, Olivier. » — Il rayonnait… Mais soudain s’attristant il me demande ce que dans cette solitude je serais pour lui. — Votre sœur, lui dis-je. Mais le voyant redevenir sombre, j’ajoutai en souriant : « Hier, mon ami, je ne voulais être que votre mère… je consens aujourd’hui à me rajeunir assez pour être votre sœur… n’est-ce pas déjà un grand progrès ? — Ainsi ! s’écria-t-il transporté, vous me laissez espérer… — Je vous laisse espérer ce que j’espère moi-même, Olivier ; c’est qu’un jour bientôt peut-être je ressentirai pour vous un sentiment plus tendre que la fraternité… Cela dépend de vous encore plus que de moi. — Et pour cela que faut-il donc faire, mademoiselle Victoria ? — Il faut devenir un homme, Olivier… un homme dont je puisse être fière… Alors sans doute j’oublierais mon passé, la différence d’âge qui nous sépare et je serais à vous comme vous seriez à moi. » — Olivier s’abandonna d’abord avec transport à cette espérance ; puis soit qu’il doutât de mes intentions soit qu’il craignît de paraître lâche en renonçant au suicide puisque je ne m’engageais envers lui par aucune promesse formelle, il reprit avec l’expression d’un soupçon navrant : « — Vous ne prenez envers moi aucun engagement… vous voulez m’éloigner de vous. — Au lieu de vouloir vous éloigner, Olivier, voici ce que je vous propose : nous resterons dans cette charmante solitude jusqu’à votre complet rétablissement, nous partirons ensuite pour l’armée, où nous nous enrôlerons dans le même régiment. » — Et répondant à un mouvement de stupeur d’Olivier, j’ajoutai : « — Serais-je donc la première femme qui ait partagé les périls de nos soldats en conservant le secret de son déguisement ?… Ainsi je vous verrais monter de grade en grade à mesure que se développerait en vous votre vocation militaire… Viendrait enfin le jour prochain peut-être où une action d’éclat vous élevant à la hauteur que je rêve pour vous notre commune espérance se réaliserait… Et maintenant, Olivier, choisissez entre un stérile et lâche suicide et le glorieux avenir qui s’offre à vous. »

— Tout m’est expliqué maintenant, digne et vaillante sœur ! — s’écrie Jean Lebrenn. — La santé d’Olivier rétablie dans la solitude de Sceaux, vous êtes tous deux partis pour l’armée, où cet intrépide garçon a déjà donné des preuves de son aptitude militaire ?

— Olivier est d’une bravoure héroïque. Son intelligence de la guerre grandit chaque jour. Il a valeureusement conquis ses premiers grades. Soldats et officiers disent de lui : Il ira loin…

— Telles ont toujours été, tu le sais, mes prévisions à son sujet.

— Mais, selon tes prévisions, le développement de sa vocation militaire n’étouffait pas ses vertus civiques… et je crains qu’un jour Olivier…

— Que dis-tu, ma sœur, et d’où te vient cette crainte ?

— De la prééminence qu’Olivier accorde à l’état militaire sur les carrières civiles ; il a surtout l’orgueil du commandement ; il témoigne d’une hauteur inflexible dans l’autorité très restreinte qu’il exerce ; aimant la bataille pour la bataille, il serait indifférent à l’équité ou à l’iniquité d’une guerre. Tout contrôle du pouvoir militaire le révolte. Il le rêve absolu, sans contre-poids ; enfin, que te dirai-je, Jean ? il subit non sans regrets la simplicité républicaine. Je te citerai à ce sujet un trait caractéristique. Dernièrement, dans une charge où il s’est montré d’une folle témérité, Olivier a fait prisonnier un colonel autrichien… son brillant uniforme était couvert d’ordres de chevalerie… Le soir, au bivac, Olivier me disait, en parlant de son prisonnier : « — As-tu remarqué les croix d’or et d’émail dont était bardé l’uniforme de ce colonel ?… Voilà du moins les signes visibles que l’on s’est conduit en brave… Combien ces décorations rehaussent l’habit militaire : comparez donc ces brillantes récompenses à notre fameuse formule : Un tel a bien mérité de la patrie ! »

— Je suis aussi surpris qu’affligé de pareilles tendances… Je te l’avoue, ma sœur, j’augurais mieux de ce jeune homme.

« — Quoi ! — lui ai-je dit, — la conscience d’avoir fait ton devoir aux yeux de tous et aux tiens ne te suffit pas !… Quoi ! ta misérable vanité préférerait quelques hochets monarchiques à cette rémunération républicaine d’une grandeur antique : Olivier a bien mérité de la patrie ! — Soit, me répondit-il, mais vous ne pouvez porter cette mention civique écrite sur votre uniforme. — Non, mais on la porte fièrement écrite dans son âme… lorsqu’on a l’âme d’un patriote, » ai-je dit à Olivier. Il a senti le reproche, a rougi et s’est tu.

— Plus je t’écoute, Victoria, plus je m’étonne et m’afflige de l’aberration de ce jeune homme… Comment des idées si différentes de celles qu’il a reçues dans notre famille ont-elles pu ainsi influencer son esprit ?

— Oh ! mon ami, c’est qu’il faut avoir le caractère fermement trempé pour résister aux velléités d’orgueil et d’autorité despotique que donne l’habitude du commandement militaire ! L’on exige de ses inférieurs l’obéissance muette, aveugle, passive que l’on témoigne à ses supérieurs. Les âmes faibles se dégradent, se dépravent dans ces alternatives d’autorité absolue et de sujétion absolue ; tout autre pouvoir que le pouvoir militaire devient insupportable à ces hommes de guerre pour la guerre. Olivier me disait tout à l’heure encore que, général, il ne reconnaîtrait jamais comme égale… encore moins comme supérieure à la sienne, l’autorité d’un représentant du peuple auprès des armées.

— Cette tendance est détestable. Tous les généraux montagnards vraiment patriotes, Hoche, Jourdan, Marceau, Joubert, Pichegru, loin de redouter la surveillance et l’autorité souveraine des représentants du peuple auprès de leurs armées, la sollicitent au contraire. Seuls, les traîtres, les lâches ou les ambitieux peuvent la craindre… Ah ! plus j’y songe, plus je partage ton inquiétude en voyant Olivier qui, en ces temps d’avancement rapide, peut être un jour élevé à un grade important, témoigner des tendances si fâcheuses et heureusement rares dans l’armée… Mais il est tellement jeune encore !… et ton influence sur lui est si puissante que j’espère…

— Détrompe-toi, mon frère, — répond Victoria interrompant Jean Lebrenn, — je suis heureuse et affligée de reconnaître que mon influence, ou pour parler net, que l’amour d’Olivier pour moi… amour jadis si passionné… s’affaiblit de jour en jour.

— Que dis-tu ?

— Son ardeur guerrière, l’enivrement de ses premiers succès, l’activité de la vie des camps, ont, selon mon secret calcul, et de cela je me réjouis, dominé peu à peu la folle passion d’Olivier… Je m’y attendais. Oui, grâce à ma connaissance approfondie de son caractère, je prévoyais ce résultat, alors que je disais à cet enfant : « Deviens un héros… et séduite par ta gloire, je ressentirai pour toi une affection plus vive que celle d’une sœur ! » Oh ! je tenais sans crainte ce langage à Olivier ; l’amour devait être éphémère dans cette âme guerrière, lorsqu’elle serait possédée du démon des batailles. Je voulais avant tout, au nom du souvenir sacré de Maurice et de l’intérêt étrange que m’inspirait ce malheureux enfant, l’arracher au suicide, à une lâche et stérile défaillance… je voulais ranimer par un lointain et vague espoir son courage abattu, l’initier à la carrière des armes, où sa vocation l’appelait, veiller sur lui comme une mère et, partageant sa vie de soldat, le préserver des écarts qui perdent tant de jeunes gens ; je voulais enfin l’affermir dans la voie du juste et du bien, développer ses vertus civiques, rendre plus fervent encore son amour de la patrie et de la république. Puis, ce devoir que je m’imposais accompli, j’abandonnais sans inquiétude Olivier à la brillante destinée que semble lui réserver l’avenir… Oui, frère, tel était mon projet… il s’est en partie réalisé… La passion de la guerre, est maintenant l’unique passion de ce jeune homme.

— Victoria, prends garde de t’abuser.

— Non, non, merci Dieu… chaque jour apporte sa preuve à ma conviction. Ce soir encore, en songeant au combat de demain… sais-tu quelles ont été les paroles d’Olivier ? Écoute-les… elles sont significatives : — « Demain le combat ; — me disait-il avec exaltation. — Ah ! je le sens là au cœur… je serai tué ou nommé sous-lieutenant sur le champ de bataille… Si j’avais ce bonheur… — ajouta t-il en attachant sur moi son regard étincelant.

« — Peut-être vous tiendriez votre promesse, Victoria ? » t’a dit sans doute Olivier, — demanda Jean Lebrenn, — « peut-être, fière de ma vaillance, partageriez-vous mon amour ?… »

— Non, non ! sa première pensée a été tout autre… — « Ah ! si j’avais le bonheur d’être nommé demain sous-lieutenant, — a-t-il ajouté, — j’aurais fait mon premier pas vers les hauts commandements. Hoche, notre général en chef, n’était sous-lieutenant qu’à vingt-deux ans, et moi je le serais à dix-huit ans… Ah ! quel avenir ! quel avenir s’ouvrirait devant moi !… » Puis, s’absorbant dans les rêves de cet avenir, Olivier a gardé assez longtemps le silence ; mais soudain, comme par réminiscence, se reprochant sans doute l’oubli de son amour, il a repris : — « Peut-être alors, Victoria, me jugeant enfin digne de toi, je goûterais l’enivrement de la gloire et du bonheur ? » Tu le vois donc, mon frère, la première pensée d’Olivier, en songeant au grade qu’il peut demain conquérir, n’a pas été, merci Dieu, un ressouvenir d’amour… mais un rêve d’ambition guerrière…

Au moment où Victoria prononçait ces dernières paroles, elle vit, ainsi que Jean Lebrenn, sortir de la maison commune le jésuite Morlet et le petit Rodin, escortés par des soldats ; l’un d’eux tenait une lanterne ; le canonnier Duchemin les suivait.

— Hé ! camarade, — dit Jean Lebrenn au maréchal des logis en s’approchant de lui, tandis que Victoria demeurait à l’écart, — un mot, je te prie ?

— À ton service, citoyen.

— Sais-tu ce que l’on a décidé au sujet de cet espion doublement dangereux, puisqu’il appartient à la compagnie de Jésus ?

— D’après ce que je viens d’entendre, le calottin doit être fusillé demain matin. On le conduit au poste du grand prévôt de l’armée chargé de l’exécution, et comme ma batterie est voisine de la prévôté, je fais la conduite à l’agent de Pitt et Cobourg.

L’un des aides de camp de Hoche sortit précipitamment de la maison commune où venaient de conférer les représentants du peuple et les généraux réunis en conseil de guerre, traversa la cour et se dirigea en courant vers le poste d’honneur du quartier général. Une compagnie de grenadiers de garde à ce poste prit aussitôt les armes, le tambour à droite, les officiers en tête, et bientôt les quatre représentants du peuple, SAINT-JUST et LEBAS, commissaires extraordinaires de la Convention à Strasbourg ; LACOSTE et RANDON, commissaires auprès de l’armée de Rhin et Moselle, descendirent les degrés du seuil de la maison commune, précédés de quelques sous-officiers munis de fallots et suivis de Hoche, de Pichegru et des officiers généraux commandant les divisions. Tous se découvrirent respectueusement au moment de se séparer des représentants du peuple. Ceux ci, coiffés de chapeaux dont l’un des bords, relevé d’un côté, était surmonté d’un panache tricolore, portaient l’habit bleu à larges revers sans broderies, une écharpe aux couleurs nationales, un pantalon bleu comme l’habit et des bottes à retroussis éperonnées ; un sabre de cavalerie pendait à leur côté. Saint-Just marchait le premier. Il avait à peu près le même âge que Hoche (vingt-quatre ans environ). Tous deux s’entretenaient à voix basse, distançant ainsi de quelques pas les autres représentants du peuple et les généraux. Les traits, l’attitude de Hoche et de Saint-Just, éclairés par la lueur des fallots que portaient des sous-officiers, contrastaient vivement. Le général républicain, d’une stature robuste, svelte, élevée, d’une physionomie ouverte, intelligente et résolue, que rendait plus martiale encore une glorieuse cicatrice, témoignait en ce moment d’une insistance presque suppliante en s’adressant à Saint-Just. Celui-ci, de taille moyenne, le front haut et fier (ses ennemis disaient de lui : « Il porte sa tête comme un saint sacrement »), prêtait aux instances de Hoche une attention silencieuse. L’inflexibilité de ses grands traits pâles, rigides, puissamment caractérisés, encadrés d’une longue chevelure plate et noire, leur donnait un caractère d’impassibilité sculpturale. La vie, l’ardeur semblait concentrée dans son regard profond et méditatif, où étincelait la flamme du génie révolutionnaire dont l’immortel éclat sera l’auréole de ce grand citoyen. Saint-Just et Hoche, ainsi conversant, arrivèrent jusqu’au milieu de la cour, laissant à quelques pas d’eux les autres représentants du peuple et les généraux.

— Citoyen Saint-Just, — répétait Hoche d’une voix émue, suppliante, — je t’en prie, je t’en conjure, épargne-moi ce fardeau, il est au-dessus de mes forces… je n’ai que du courage et du patriotisme.

— La république en juge autrement, — répond Saint-Just de sa voix âpre et brève ; — il faut obéir…

— En mon âme et conscience, je ne me sens pas à la hauteur du commandement en chef des deux armées ; je ne peux l’accepter.

— Il le faut…

— Eh bien, je l’avoue, citoyen Saint-Just, une si grande responsabilité m’épouvante…

— La victoire te rassurera.

— La victoire ! — dit Hoche avec une défiance amère, — et si je suis battu en cette bataille qui doit être décisive ?… je serai peut-être traduit devant le tribunal révolutionnaire… Il y va de ma tête… Je suis soldat… je ne crains pas la mort ; ce que je crains, c’est la honte de l’échafaud qui souillera ma mémoire !

— Cette crainte est salutaire.

— Mais, citoyen représentant, cette crainte ne suffit pas à conjurer la défaite.

— Citoyen général, il est des défaites glorieuses, il en est d’infamantes… Celles-là seules sont punies de mort et notées d’infamie. — Puis, d’un geste significatif, faisant comprendre à Hoche la vanité de nouvelles insistances, Saint-Just ajoute en se remettant en marche : — À demain, citoyen général ; nous monterons à cheval au point du jour… La république compte sur toi… elle doit y compter… Tu seras digne de sa confiance… tu mériteras bien de la patrie.

— À demain donc ! — dit Hoche, songeant avec une sorte d’accablement à la terrible responsabilité qui, dès ce moment, pesait sur lui et dont sa modestie s’alarmait, — à demain… Que ma destinée s’accomplisse ; que le génie de la liberté me seconde et veille sur moi [1].

Hoche rejoignit les autres généraux, tandis que Lebas, Randon, Lacoste et leur collègue Saint-Just, salués de l’épée par le capitaine commandant le poste d’honneur du quartier général, se retiraient au bruit des tambours battant aux champs et précédés de sous-officiers porteurs de lanternes ; parmi eux se trouvait Olivier. Ses traits, éclairés par son luminaire, révélaient une humiliation courroucée difficilement contenue. Leur expression n’échappa point à Victoria, restée dans l’ombre et à l’écart, ainsi que Jean Lebrenn et le canonnier Duchemin.

— Mon frère, remarques-tu la physionomie d’Olivier ? — dit tout bas Victoria. — Vois comme son orgueil militaire semble révolté d’accomplir ce qu’il regarde comme un acte de servilisme envers des représentants du peuple… Cet acte, il l’accomplirait comme un devoir envers le dernier sous-lieutenant de l’armée.

— Ainsi que toi, ma sœur, l’expression des traits d’Olivier m’a frappé… elle est significative, — répond à voix basse Jean Lebrenn ; — mais heureusement l’armée pense autrement que lui au sujet des représentants du peuple… elle les entoure de respect et de confiance.

— Dites donc, camarades, — reprit Duchemin qui, n’ayant pas entendu la réflexion relative à Olivier, lui donnait ainsi un nouveau poids ; — je suis vieux soldat, j’ai l’habitude de la discipline… Elle est plus raisonnée dans l’artillerie que dans les autres corps… Je sais ce que je dois à mes chefs, et, bons enfants ou durs à cuire, leur aspect m’impose toujours… Mais, sacredieu !… et vous pensez peut-être comme moi… la vue d’un représentant du peuple auprès des armées me cause un fier effet… Ainsi, là, tout à l’heure, en voyant passer le citoyen Saint-Just et ses collègues, je me disais : Ce sont des civils, ils n’ont pas même sur les troupes autant d’autorité que j’en ai, moi, maréchal des logis chef, sur les servants de Carmagnole… (Carmagnole est le petit nom de ma pièce de quatre) : enfin, ils ne sont pas fichus pour remplacer le premier caporal venu dans le commandement de son escouade, tout représentants du peuple qu’ils sont ! eh bien, pourtant, je sens qu’ils sont au-dessus des colonels, au-dessus des généraux de division, au-dessus des généraux en chef, au-dessus de tout le tremblement de l’état-major… quoi !

— Et cette prééminence du civil sur le militaire ne t’humilie pas, toi, vieux soldat ? — reprit Jean Lebrenn. Tu n’es pas blessé de voir un bourgeois prendre le pas sur ton général ?

— Moi blessé… humilié ?… Nom d’un nom, je suis trop bon patriote pour être si bête… Il y a, vois-tu, camarade, un quelqu’un d’aussi supérieur en grade aux généraux en chef… que le plus fameux général en chef est lui-même supérieur en grade au dernier conscrit.

— Et ce quelqu’un-là, camarade… c’est…

— C’est LA RÉPUBLIQUE ! — répondit simplement le canonnier ; — or, un représentant du peuple auprès des armées… est-ce que ce n’est pas la république en chair, en os, en habit bleu et en écharpe tricolore !

— Ah ! voilà parler en citoyen et en soldat ! — dit vivement Jean Lebrenn, frappé de l’excellent bon sens de la réponse du canonnier. — Oui, c’est la république… c’est le peuple souverain, qui, par la mission de ses représentants, veille, inflexible, mais équitable, sur les généraux à qui la patrie a confié ses enfants.

— Généraux qui, trop souvent, par lâcheté ou impéritie, font battre et décimer leurs armées, et sacrifient le sang le plus pur de la France ! — reprit Victoria ; — généraux qui trafiquent parfois honteusement avec les fournisseurs, laissant le soldat sans pain et sans souliers… généraux qui, par trahison, vendent leur armée à l’étranger, comme le voulait faire l’infâme Dumouriez, ou voient en elle l’instrument de leur despotisme militaire, le plus abject de tous les despotismes !

— Mais minute, halte-là ! — répond le canonnier ; — la république a l’œil ouvert, le poignet solide… Elle vous empoigne le jeanfesse, le traître ou le despote en herbe, vous les envoie à la guillotine, et les soldats patriotes crient : Vive la nation !… Allez, camarades, soyons sans crainte… ça va, sacredieu ! et ça ira toujours !… Et là-dessus, bonsoir, citoyens ! je m’en vas faire la toilette à Carmagnole pour la danse de demain. — Et Duchemin s’éloigne en chantonnant ce refrain si populaire :

Dansons la carmagnole,
              Vive le son
                  Du canon, etc., etc.

— Hé ! le planton du troisième hussards ! — crie en ce moment, du seuil de la porte du vestibule, un sous-officier tenant à la main un pli cacheté ; — à cheval, à cheval ! c’est une dépêche à porter à Sultz.


— Me voilà, camarade, — répond à haute voix Victoria ; puis elle ajoute d’une voix émue en tendant la main à Jean Lebrenn : — Adieu, frère… on m’appelle, à demain… Peut-être l’ordre de la bataille ou les hasards du combat nous rapprocheront l’un de l’autre.

— Je l’espère et le crains à la fois, ma sœur, — dit Jean Lebrenn, les yeux humides de larmes, songeant que peut-être pour la dernière fois il voyait Victoria. — Adieu, tu t’es montrée une fois de plus vaillante, dévouée, généreuse dans ta conduite envers Olivier… Adieu à demain… Nous nous retrouverons avec un double bonheur après la sanglante journée qui se prépare.

— Adieu, adieu, frère, — dit Victoria s’empressant d’aller prendre la dépêche dont elle était chargée, tandis que Jean Lebrenn retournait au bivac du bataillon de volontaires parisiens.

Le général Hoche, de retour dans la chambre qu’il occupait, écrivit le soir même les quelques lignes suivantes au citoyen BOUCHOTTE, ministre de la guerre, dépêche que Victoria porta bientôt à Sultz, d’où un courrier serait expédié à Paris.

« Ingelsheim, 6 nivose an II, une heure du matin.

» Je m’empresse de t’instruire, citoyen ministre, que les représentants du peuple viennent de me donner le commandement des deux armées de Rhin et Moselle pour marcher au secours de Landau.

» Aucune prière, supplique ou instance de ma part n’a pu faire changer de résolution les représentants du peuple. Juge-moi… N’ayant que du courage, pourrai-je résister à un si grand poids ?… Non, assurément !… Je ferai pourtant mon possible pour bien servir la république ! je crains seulement de succomber à la peine.

» Le génie de la liberté veille, je crois, sur moi… lui seul me seconde… Je dois t’avouer aussi que je crains sans cesse de voir couper le fil de mes idées… Aussi dois-je tout faire par moi-même et ferai pour le mieux.

» Salut et fraternité.
» HOCHE [2]. »
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La lettre de Hoche, où se révèle la modestie qui égalait le génie militaire de ce grand capitaine, révèle aussi ses anxiétés au sujet de la terrible responsabilité qui allait peser sur lui, anxiétés dont l’expression noble et touchante n’avait pu ébranler la volonté de Saint-Just. En vain le jeune général témoignait sa défiance de soi à la pensée d’accepter le commandement en chef, le représentant du peuple lui répondait d’une voix inflexible au nom de la république : — Il faut obéir. — Hoche obéissait.

Ah ! de nos jours, c’est une terrible, mais admirable mission, que celle de représentant du peuple auprès des armées ! Jusqu’à présent, les périls incessants dont les armées permanentes menacent toujours la liberté ont été conjurés, grâce à ces missions de représentants du peuple, contre-poids indispensable opposé à l’autorité absolue des chefs militaires sur leurs troupes, qui peuvent, dans l’aveuglement de la discipline et de l’obéissance passive, devenir le tyrannique instrument d’un général ambitieux, d’un Monk ou d’un Cromwell. La mission de représentant du peuple auprès des armées, répétons-le, fils de Joël, est l’une des fonctions les plus importantes, les plus tutélaires, les plus augustes de notre temps ; mais en raison même de son élévation, combien de qualités, d’aptitudes diverses elle exige de celui qui doit l’accomplir ! La moindre de ces qualités est un calme intrépide au feu, non le calme actif (si cela se peut dire) du général en chef qui, d’un regard avide, embrasse toutes les péripéties du combat qu’il engage et qui peut le couvrir de gloire, lui mériter la couronne civique… Non, le représentant du peuple doit montrer le sang-froid passif du juge siégeant à son tribunal suprême, et cela au milieu de la tourmente de la bataille, lorsque les balles sifflent, lorsque le canon tonne. Ce n’est pas tout ; à ce calme dans le danger, à ce dédain de la vie, le représentant du peuple doit joindre une bravoure entraînante. Il faut qu’au besoin, et dans un moment critique, décisif, voyant une colonne repoussée, décimée par un feu foudroyant s’ébranler, hésiter à retourner à l’attaque, il faut que le représentant du peuple paye alors de sa personne, noble exemple si souvent donné par Saint-Just, par Lebas, par Robespierre jeune et par tant d’autres, durant nos guerres révolutionnaires… Il faut qu’il mette pied à terre, et que, s’élançant au premier rang des soldats, il les électrise, les enlève, les devance, et, son drapeau à la pointe de son épée, les ramène à la charge au cri de vive la république ! … Mais qu’est-ce encore que le courage allié au sang-froid, auprès du tact merveilleux, de la profonde connaissance des hommes, dont il faut être doué pour ne jamais empiéter sur les attributions du commandant d’armée ? pour lui laisser la plus entière liberté d’action en ce qui touche ses combinaisons stratégiques ! pour écouter, soutenir, provoquer au besoin les réclamations des soldats sur l’existence, sur les droits desquels le représentant du peuple doit veiller avec une sollicitude paternelle, afin de leur faire justice si leurs réclamations sont fondées à ses yeux ; et cependant conserver au général en chef l’indispensable prestige du commandement ; ne pas porter la moindre atteinte à son autorité militaire ! ne blesser en rien, ni son amour-propre, ni sa susceptibilité, ni la conscience de son génie, et pourtant lui faire constamment sentir, lui prouver, à lui et à ses troupes, qu’en sa mission le représentant du peuple domine le général en chef et son armée de toute la hauteur de la souveraineté du peuple et du salut public dont il est l’incarnation visible ! Enfin, investi d’un pouvoir illimité, ayant le droit de destituer, depuis le chef de l’armée jusqu’au sous-lieutenant, et de les renvoyer devant le tribunal révolutionnaire rendre compte, sur leurs têtes, de leurs actes, le représentant du peuple doit user de cette puissance redoutable avec un discernement, une prudence, une réserve que peuvent seules égaler son infaillible sagacité à découvrir l’impéritie, l’improbité ou la trahison, et son inexorable rigueur à les punir ! Mais, dans d’autres circonstances, l’autorité du représentant du peuple en mission est entière, absolue, complètement en dehors de celle du général. Alors, celui-ci est subordonné à un rôle passif ou tout au plus officieux. Ainsi, s’agit-il du sens et de la portée politique des proclamations à adresser aux nations étrangères avant la bataille ou après la victoire, s’agit-il de la quotité ou de la nature des impôts à frapper sur des villes conquises, s’agit-il enfin de traités de paix provisoires, le représentant du peuple est omnipotent, ses arrêtés doivent être contre-signés sans observation par le général en chef.

Ah ! fils de Joël, disons-le à l’honneur impérissable de la révolution, presque tous les représentants du peuple auprès des armées ont été à la hauteur de leurs fonctions ! Ils ont inexorablement frappé les incapables, les dilapidateurs ou les traîtres ; ils ont soutenu, protégé, défendu, glorifié les généraux patriotes, vaillants et intègres ; ils ont, par leur présence, par leur exemple, exalté jusqu’à l’héroïsme du sacrifice le civisme des troupes et leur dévouement à la république ! mais disons-le aussi à leur honneur éternel, malgré le sentiment, la conscience de leurs droits de citoyens, dont la subordination ne pouvait les dépouiller, volontaires et soldats de ligne respectèrent toujours la discipline et l’autorité militaire, en s’inclinant néanmoins avant tout devant les arrêts suprêmes des représentants du peuple. Ceux-ci destituaient-ils un général, les troupes, par leur obédience, confirmaient l’arrêt, quelles que fussent la confiance, l’affection, la popularité dont ce général avait joui jusqu’alors auprès d’elles. Ainsi, entre autres, Dumouriez, Custine, Biron, idolâtrés de l’armée, la virent s’éloigner d’eux le jour où leur trahison fut démasquée.

Telle est en ce temps-ci l’action et l’influence des représentants du peuple à la guerre, et Saint-Just, Lebas, Randon et Lacoste devaient, dans la bataille du lendemain, se montrer une fois de plus à la hauteur de leur mission.

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Le jésuite Morlet et son fillot, le petit Rodin, avaient été conduits au poste de la prévôté. Le révérend attendait l’heure de son exécution, fixée à l’aube. La corde qui le liait par les deux coudes se rattachait au poteau d’un hangar, servant d’abri à des cavaliers de la maréchaussée, commandés par un capitaine, prévôt de l’armée. Le jésuite, accroupi au-pied du pilier auquel pendait une lanterne éclairant le factionnaire marchant à quelques pas, enveloppé dans son manteau, et d’autres cavaliers couchés çà et là sur la paille ; le jésuite, trop fermement trempé pour ne pas envisager la mort, sinon avec courage, du moins avec un certain calme, disait à son fillot :

— Je n’ai aucune chance d’échapper à mon sort, je serai fusillé au point du jour ; c’est entendu, n’en parlons plus.

— N’en parlons plus… que votre volonté soit faite, — répond le petit Rodin d’un œil sec ; — vous serez bientôt chez les anges.

— Pauvre petit ! tu ne te sens pas du tout contristé de ma mort prochaine ?

— Point du tout, doux parrain…

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous êtes élu du Seigneur, et que vous allez être placé à sa droite pour l’éternité ! — nasille benoîtement le petit Rodin, en s’amusant à tresser quelques brins de la paille où il était assis, et il ajoute : — Hosannah in excelsis !

— Fillot, — reprend le jésuite, — regarde-moi donc en face, bien en face !

— En face ?… Je ne saurais, doux parrain… c’est contraire à vos recommandations et à mes habitudes.

— Enfin, regarde-moi comme tu voudras.

L’enfant ayant levé la tête, le rayonnement lumineux de la lanterne éclaire en plein son visage osseux, blafard et déjà vieillot. Il ne trahit pas la moindre émotion et jette un regard oblique sur le jésuite. Celui-ci contemple son fillot avec un mélange de pénible amertume et d’admiration ; mais ce dernier sentiment prévaut dans son cœur paternel, et il se dit tout bas, d’une voix sourde et contenue :

— Si jeune !… et si bronzé déjà sur les affections de la nature !… Il ne m’a presque jamais quitté… je lui ai témoigné la tendresse d’un père… d’un véritable père… — Et l’accent du jésuite chevrote légèrement au ressouvenir de sa commère Rodin, la veuve du donneux d’eau bénite. — Et tout à l’heure cet enfant me verra fusiller sans sourciller… Où n’ira-t-il pas ?… où n’atteindra-t-il pas, si Dieu lui prête vie… et s’il conserve cet inflexible détachement des liens terrestres ? — Puis, le révérend ajoute tout haut : — Et cela ne t’inquiète pas, moi mort, d’être laissé en abandon ?

— Le Seigneur Dieu veillera sur son indigne petit serviteur, comme il veille sur les bons petits oiseaux du ciel… et je travaillerai la vigne sainte… ad majorem Dei gloriam… suivant la devise de saint Ignace de Loyola… votre maître… doux parrain.

— Ah ! tu seras un jour l’un des plus intrépides soldats de la vaillante compagnie de Jésus, brave enfant !… Et à ce propos, lorsque Dieu m’aura rappelé à lui, promets-moi de faire tous tes efforts pour te rendre à Rome auprès du général de l’ordre… Je lui ai plusieurs fois écrit au sujet de ta précoce intelligence et de l’espoir que je fondais sur toi… Ton nom et les détails que tu lui donneras sur moi, sur ma fin, suffiront à constater ton identité… Quant aux moyens de parvenir à la capitale du monde chrétien…

— Tout chemin mène à Rome, doux parrain… J’y arriverai, quand bien même je devrais mendier mon pain sur la route.

Au moment où le petit Rodin prononçait ces derniers mots, un planton s’approchant dit au cavalier de maréchaussée de faction auprès du jésuite et de son fillot : — Camarade, peux-tu m’indiquer où est le quartier du citoyen général Donadieu ?

— À dix pas d’ici… Traverse le hangar, tourne à main droite, tu verras un piquet de cavalerie à la porte d’une maison… c’est là que loge le général Donadieu, — répond le factionnaire au planton, qui s’éloigne dans la direction indiquée.

— Doux parrain, — dit soudain et vivement à voix basse le petit Rodin, — avez-vous entendu ?

— Quoi ?

— Le général Donadieu sert dans cette armée.

— D’où sais-tu cela ? — répond le jésuite, qui, absorbé dans ses lugubres pensées, n’avait pas remarqué le nom du général prononcé par les soldats. — Et puis, d’ailleurs, que nous importe la présence de ce général ?

— Doux parrain, — reprit d’une voix de plus en plus basse le jeune Rodin après un moment de réflexion et semblant frappé d’une idée subite, — si vous m’en croyez, vous n’irez pas encore aujourd’hui chez les saints anges du Seigneur.

— Que veux-tu dire ?

L’enfant se penche, et pendant quelques instants il parle à l’oreille du jésuite. Celui-ci tressaille, il semble prêter une attention croissante aux paroles de son fillot, et ne pouvant cacher sa surprise, son espoir et surtout son admiration pour l’incroyable esprit de ressources dont témoigne le jeune Rodin, il laisse échapper tout bas et d’une voix haletante ces mots entrecoupés : — C’est juste ! quelle mémoire !! Rien de plus précis !! Les faits sont écrasants !! Oui… Oui… En effet, sinon il est perdu… Prodigieux enfant ! prodigieux !…

— Et maintenant, doux parrain, vite à l’œuvre, — murmura le fillot. — Vous le voyez, le Seigneur Dieu daigne éclairer l’esprit de son indigne petit serviteur.

— Non, — reprend le révérend ne pouvant calmer son enthousiasme, — non ! l’on ne croira jamais qu’à un âge encore si tendre, l’on puisse faire preuve de tant de…

— À l’œuvre, doux parrain, point de louanges inutiles… le jour ne peut tarder à paraître… Ne compromettez donc point votre seule chance de salut par des vanités… Donc, vite à l’œuvre.

Le jésuite reconnaît la sagesse des avis de son fillot, et, avisant le cavalier de maréchaussée qui se rapprochait alors de lui : — Hé, factionnaire !…

— Qu’est-ce ?

— Il est bien décidé que l’on me fusille au point du jour ?…

— En deux temps, quatre mouvements, mon vieux…

— Tu es sûr de cela ?

— Le capitaine a commandé à un peloton de huit de nos hommes de se tenir prêts ce matin dès qu’on battra la diane, et d’avoir leurs armes chargées.

— En ce cas, ma foi, tant pis… je n’hésite plus.

— À quoi ?

— À faire des révélations…

— Ça te regarde… vaut mieux tard que jamais.

— Je voudrais les faire tout de suite.

— Je vas appeler le brigadier, il te conduira au prévôt.

— Non ! c’est à un général que je veux révéler ce que je sais… En est-il un dont le quartier soit près d’ici ?

— Il y a le citoyen général Donadieu, commandant la cavalerie légère… Il demeure à dix pas.

— C’est à lui, à lui seul que je veux faire mes révélations.

— Tu entends, brigadier, — dit le factionnaire à un sous-officier qui assistait à cet entretien, — ce vieux demande à faire des révélations au général Donadieu.

— Je vas consulter le prévôt, — répond le brigadier. — Il s’éloigne tandis que le jésuite confère à voix basse avec son fillot.

Le brigadier, de retour depuis quelques instants, s’approche du pilier où était liée l’extrémité de la corde qui garrottait le révérend, et lui dit :

— En route chez le général Donadieu ; mais gare à toi si tes révélations sont des frimes. — Et, voyant le jeune Rodin se disposer à suivre le prisonnier, le soldat ajoute : — Est-ce que ce mioche-là a aussi à révéler quelque chose ?

— Non ! mais cet enfant doit, avec la candeur et l’innocence de son âge, attester la sincérité de mes paroles, — répond le jésuite se mettant en marche avec son fillot, sous la conduite du brigadier de maréchaussée.

_____

Le général Donadieu, commandant une division de cavalerie légère de l’armée de Rhin et Moselle, achevait de lire un ordre qu’il venait de recevoir, lorsque l’un de ses aides de camp l’informa qu’un espion, condamné à être fusillé au point du jour, demandait à faire des révélations de la plus haute importance ; mais qu’il désirait que son entretien avec le général n’eût d’autre témoin qu’un enfant dont ce prisonnier était accompagné.

— Je n’accepte pas l’impertinente proposition de ce coquin, — répond le général à son aide de camp. — Faites entrer cet homme et restez près de moi.

Le jésuite paraît, accompagné de son fillot. Le général toise l’espion et lui dit brusquement : — Tu prétends avoir d’importantes révélations à me communiquer ?

— Très-importantes, général.

— Eh bien, je t’écoute… parle.

— Lorsque nous serons seuls, — répond le jésuite en désignant du regard l’aide de camp. — Notre entretien doit être secret.

— Mon aide de camp est un second moi-même… il doit tout entendre… parle.

— Je ne le crois pas, général… et lorsque vous saurez ce dont il s’agit…

— Assez… assez… parle à l’instant, ou va-t’en… Le jour va paraître… et tu dois être fusillé ce matin.

— Je parlerai donc, général, puisque vous l’exigez… Voici les faits : — C’était le lendemain de la bataille de Watignies… un colonel de cavalerie de l’armée républicaine, fait prisonnier par…

— Attends un moment, — dit vivement le général Donadieu visiblement troublé dès les premières paroles du jésuite, et paraissant réfléchir en s’adressant au prisonnier : — Tu espères sans doute obtenir un sursis pour prix de tes révélations ?

— Oui, général… j’espère même mieux qu’un sursis.

— Ce sursis, je ne pourrais te l’accorder sans l’autorisation des représentants du peuple en présence de qui tu as été interrogé. — Puis, se tournant vers son aide de camp : — Capitaine, allez sur-le-champ trouver le citoyen Saint-Just et lui demander si je puis faire surseoir à l’exécution de cet homme, dans le cas où ses révélations me sembleraient dignes de créance.

— Je vais exécuter vos ordres, mon général, — répond l’aide de camp sortant de la chambre, tandis que le jésuite Morlet se disait à part soi :

— Le Donadieu me sert au delà de mes souhaits : il vient de se fourrer lui-même dans un affreux guêpier, grâce au prétexte dont il s’est servi pour éloigner cet officier dont il redoutait la présence…

Le général, parvenant à dominer l’inquiétude dont il a été saisi aux premières paroles du jésuite, et ne supposant pas que celui-ci eût deviné la cause secrète de l’ordre donné à l’aide de camp, reprend d’une voix hautaine, espérant imposer au prisonnier : — Tu disais donc que, le lendemain de la bataille de Watignies, un colonel de cavalerie…

— Général Donadieu, — répond le jésuite d’un ton impérieux, — les moments sont comptés, si, avant le retour de votre aide de camp, vous ne trouvez pas le moyen de me mettre en liberté, vous êtes perdu.

— Perdu… moi ?

— Oui, perdu… et voici comme. Écoutez et avisez : prisonnier à la bataille de Watignies, vous avez été conduit par le comte de Plouernel au quartier général de monseigneur le prince de Condé ; il vous a accueilli de la manière la plus flatteuse, et, pénétré de ce bon accueil, vous lui avez avoué que vous ne serviez qu’avec regret dans une armée assez dépourvue d’orgueil militaire pour subir le joug humiliant de ces scélérats de représentants du peuple…

— Misérable ! — s’écrie le général devenant livide, — tu oses…

— Vous avez de plus ajouté (toujours parlant à monseigneur le prince de Condé), ce sont vos paroles textuelles : « Monseigneur, ma dignité d’officier est tellement révoltée de la dégradante sujétion où nous réduit l’ignoble tyrannie de ces féroces proconsuls bourgeois, que, sans un dernier scrupule de conscience, je vous offrirais mon épée. »

— Ah ! vraiment, j’ai dit cela au prince de Condé ? — reprend le général Donadieu avec un sourire sinistre. — Tu prétends avoir les preuves de ce que tu avances ?…

— Les preuves sont écrites très au long sur certain registre particulier tenu à l’état-major du prince… registre où sont portés les noms de tous les officiers de l’armée républicaine sur lesquels, le cas échéant, le parti royaliste compte… ou croit pouvoir compter. Le fait qui vous concerne m’a été raconté par le comte de Plouernel, autrefois colonel aux gardes françaises, et présent à votre entretien avec monseigneur le prince de Condé, entretien ainsi résumé par ces paroles de Son Altesse Sérénissime à vous adressées : « Mon cher colonel, restez dans les rangs de l’armée républicaine… vous pourrez y servir plus efficacement la cause de notre roi légitime, en poussant à un moment donné votre régiment à se soulever, au nom de l’honneur militaire, contre l’ignoble joug de ces misérables si justement qualifiés par vous de féroces proconsuls bourgeois… Soyez certain, mon cher colonel, que le jour prochain peut-être du triomphe de la bonne cause, vous serez récompensé selon vos mérites… Jusque-là, gardez votre masque républicain. » Or, — ajoute le jésuite, — ce masque républicain, vous l’avez si bien gardé, qu’après votre échange contre d’autres prisonniers, vous êtes devenu général de brigade… puis général de division…

— Enfin, conclus, — répond d’un ton sardonique le général revenu maître de lui-même et complètement rassuré. — Quel est ton projet à cette heure ?

— Le voici…

— Il suffit… je vais t’épargner la peine de me le dire… Tu vas me menacer de faire ces révélations à d’autres qu’à moi… si je ne te donne pas sur-le-champ le moyen de fuir ?

— Oui, général.

— Il n’existe à ceci qu’un léger inconvénient.

— Lequel, général ?

— Eh mon Dieu, — répond Donadieu en se dirigeant vers la porte, — je vais appeler le brigadier de maréchaussée qui t’a amené, lui donner l’ordre de te fusiller sur l’heure, et ton secret va mourir avec toi.

— Et Saint-Just ?… à qui vous venez d’envoyer demander par votre aide de camp l’autorisation de surseoir à mon exécution ?

À ces mots, le général s’arrête, tressaille et pâlit de nouveau. Puis, réfléchissant : — Je répondrai à Saint-Just que, tes révélations n’étant que des balivernes, j’ai laissé exécuter ta condamnation… Saint-Just n’est pas homme à jamais me reprocher d’avoir hâté la mort d’un contre-révolutionnaire… Donc, — ajoute le général Donadieu faisant un nouveau pas vers la porte, — tu vas être fusillé sur l’heure.

— Bon !… mais moi ? — dit soudain la voix grêle du jeune Rodin, jusqu’alors impassible et silencieux dans un coin obscur de la chambre. — Oui… et moi ? — répète le hideux enfant, — on ne me fusillera point, bien sûr !… j’ai à peine onze ans. Or, si vous envoyez mon doux parrain chez les anges, je raconterai à tout le monde ce que je viens de voir et d’entendre… Dame… oui, général ; tout ce que mon doux parrain vous a déclaré, je le sais par cœur. — Et le fillot du jésuite commença ainsi d’une voix aiguë et tout d’un trait avec l’accent monotone et traînard de l’écolier récitant sa leçon :

— « Le général Donadieu, prisonnier à la bataille de Watignies, a été conduit par le comte de Plouernel au quartier général du prince de Condé. Ce prince a accueilli le général Donadieu de la manière la plus flatteuse. Celui-ci, pénétré de ce bon accueil, a avoué qu’il ne servait qu’avec regret dans une armée assez dépourvue d’orgueil militaire pour subir le joug honteux de ces misérables représentants du peuple… et… »

— Ah ! je t’écraserai, vipère ! — s’écrie le général, d’abord muet, atterré d’épouvante et saisissant à la gorge le petit Rodin ; mais celui-ci s’efforce intrépidement de continuer ainsi son débit d’une voix strangulée : « — Monseigneur a répondu… au prince… de Condé… le général Donadieu… je… »

— Malédiction !! je ne peux pourtant pas tuer cet affreux enfant ! — murmure avec une rage désespérée le général, repoussant loin de lui le jeune Rodin, qui, du choc, va s’asseoir à dix pas sur le fond de sa culotte ; puis, se relevant prestement, il poursuit de sa voix glapissante, à la croissante admiration du jésuite : — Donc, général, si vous envoyez mon doux parrain chez les anges, je révélerai au citoyen Saint-Just votre trahison.

— D’où il suit, général, — ajoute le révérend, — que vous n’ayez d’autre moyen de salut que de favoriser notre fuite… et, si vous êtes prudent, de nous accompagner en portant au quartier général autrichien ce que vous savez du plan de bataille de demain.

— Cette fenêtre basse donne sur la campagne, — reprend Rodin soulevant avec peine dans sa rainure le châssis supérieur de la croisée ; — nous pouvons, général, nous évader de ce côté avant le retour de votre aide de camp… Le reste, à la grâce du Seigneur Dieu ! qui veillera sur son indigne petit serviteur et sur son doux parrain.

— L’aube naissante nous permettra d’éviter la ligne des vedettes, parmi lesquelles nous sommes tombés cette nuit, égarés dans le brouillard, — ajoute le révérend, s’approchant à son tour de la croisée, à travers laquelle on distinguait les premières blancheurs de l’aube ; puis, s’adressant à Donadieu, éperdu de terreur et dont le visage ruisselait d’une sueur glacée : — Allons, général, débarrassez-moi vite de mes liens… Hâtez-vous… votre aide de camp peut rentrer d’un moment à l’autre.

— Ah ! que faire… que faire ! — balbutie le général, en proie à une sorte d’égarement ; — mon aide de camp va revenir avec les ordres de Saint-Just… et, quels qu’ils soient, l’évasion de ces prisonniers me perd… Je serai soupçonné de l’avoir favorisée… et le soupçon, c’est la mort… en ces exécrables temps !

— Doux parrain ! — s’écrie Rodin, qui venait de fureter dans la chambre et d’ouvrir une porte conduisant à une autre pièce complètement obscure, — écoutez mon avis, il est sage. Le général ne veut pas fuir avec nous… il va nous laisser évader… Il dira à son aide de camp, qu’étant entré pendant quelques instants dans la chambre voisine… nous avons sans doute profité de son absence momentanée pour nous sauver par cette fenêtre… puis qu’à son retour ici, nous avions disparu.

— Prodigieux enfant ! — s’écrie le jésuite, — quelle présence d’esprit… quelle fécondité d’imagination ! — et s’adressant au général : — Mon fillot a raison… vous n’avez d’autre parti à prendre ! Vous serez accusé de négligence… c’est grave… mais vous avez au moins des chances d’échapper aux soupçons de Saint-Just.

— D’autant plus que si le général avait eu l’intention de favoriser notre fuite… il n’aurait pas envoyé son aide de camp prendre les ordres du susdit Saint-Just, — ajoute judicieusement Rodin. — Vous avez donc toute chance de ne pas être inquiété pour notre évasion, général. Sinon… si vous faites fusiller mon doux parrain… je vous dénoncerai à Saint-Just… et je vous ferai couper le cou… moi… général… Ah mais, dame, oui !… je vous le ferai couper, votre cou !

Le raisonnement du fillot du jésuite était péremptoire ; le général Donadieu dut choisir, et choisit, des deux éventualités, la moins dangereuse. Il dit au révérend, en le dégageant précipitamment de ses liens : — Fuyez vite. Vous trouverez à cent pas d’ici un bouquet d’arbres en dedans de la ligne de nos avant-postes… Cachez-vous là… restez-y jusqu’à ce que vous entendiez le canon… La bataille sera engagée en avant de ce bourg… vous n’aurez donc plus rien à craindre… Partez, — ajouta le général soulevant entièrement le châssis supérieur de la fenêtre, — partez vite.

— Je ne serai pas ingrat, — dit le jésuite en passant par l’issue qu’on lui ouvrait ; — lorsque je rejoindrai le quartier général du prince de Condé, je lui dirai qu’il peut toujours compter sur vous.

— Doux parrain, votre petit fillot a travaillé une fois de plus ad majorem Dei gloriam, — ajoute le hideux enfant en se glissant comme une couleuvre par l’ouverture de la fenêtre ; puis il disparaît ainsi que le jésuite à travers la demi-obscurité du crépuscule naissant.

— Il ne me reste qu’à passer à l’ennemi si Saint-Just me soupçonne ! — se dit le général Donadieu, prenant le chandelier déposé sur une table et s’empressant de se rendre dans la pièce voisine où il comptait demeurer jusqu’au retour de son aide de camp, afin de donner quelque vraisemblance à la fable imaginée par le fillot du révérend, pour expliquer l’évasion des deux prisonniers.

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LE 6 NIVOSE AN II (25 décembre 1794). — Vers les huit heures du matin, par une brume si épaisse qu’ils ne pouvaient presque rien distinguer à dix toises devant eux, Saint-Just et Hoche marchaient côte à côte au pas de leurs chevaux, précédés de quelques cavaliers détachés en éclaireurs, que l’on apercevait à peine en forme confuse à travers le brouillard. Un groupe d’aides de camp et d’officiers d’ordonnance, qu’escortait un piquet de dragons, se tenait à peu de distance du représentant du peuple et du général en chef.

— D’après le rapport d’un espion de retour ce matin à mon quartier général, — disait Hoche à Saint-Just, — rapport confirmant les renseignements donnés par deux déserteurs autrichiens arrivés hier soir à mon bivac, le général Wurmser, supposant sans doute que j’attendais des renforts dans l’excellente position d’Ingelsheim où nous avons campé cette nuit, doit s’être ce matin, au point du jour, porté en avant des lignes de Wissembourg et de la rivière de la Lauter, afin de nous livrer bataille…

— Ainsi, croyant prendre l’offensive et le trouver retranché dans ta position d’Ingelsheim, Wurmser va, contre son attente, se voir attaqué par notre armée ?

— Oui, puisque le brouillard, en nous dérobant la marche de l’ennemi, lui dérobe aussi la nôtre, — répond Hoche. — J’ai envoyé tout à l’heure quelques partis de cavalerie battre l’estrade, afin d’éclairer autant que possible notre avant-garde, à qui j’ai donné l’ordre de ralentir le pas… J’ai voulu me porter en avant de ma personne, pour juger par moi-même de la position de l’ennemi.

— Citoyen général, — reprend Saint-Just après quelques moments de réflexion, — te semble-t-il probable qu’un capitaine aussi expérimenté que Wurmser commette la grave imprudence de nous livrer bataille en avant de la Lauter et des lignes de Wissembourg, au lieu d’attendre l’attaque derrière ces lignes fortifiées au pied desquelles coule une rivière rapide ?… Ne serait-ce pas là une faute inexcusable ?

— D’autant plus inexcusable qu’en cas d’échec, Wurmser, refoulé sur la Lauter, n’aurait pour effectuer sa retraite qu’un seul pont jeté sur cette rivière, celui du village d’Allsladt, — répond Hoche ; — et cependant j’affirmerais que, si défectueux qu’il soit, tel est le plan de bataille de Wurmser.

— D’où te vient cette créance ?

— De ma connaissance de l’état moral et matériel de l’armée autrichienne. Sans doute, et je le répète, Wurmser, en livrant bataille ayant la Lauter à dos, commet une faute dont j’espère profiter ; mais il compte à sa gauche sur l’appui du corps prussien commandé par Brunswick, fortement retranché au Pigeonnier, près Nothweiller, et à sa droite il compte sur l’armée de Condé occupant Lauterbourg.

— Soit, citoyen général ; mais qui contraint, selon toi, Wurmser à livrer la bataille en avant des lignes de Wissembourg et de la Lauter ?

— La nécessité de remonter le moral de ses troupes… Elles ont, depuis un mois, reculé vers Landau de défaite en défaite, et toujours sur la défensive ; aussi Wurmser, en prenant aujourd’hui l’offensive, espère me surprendre et nous repousser loin des lignes de Wissembourg, dernière position qui couvre le blocus de Landau par l’ennemi ; or, l’objectif de cette campagne est de débloquer Landau.

— Je comprends qu’à ce point de vue Wurmser risque de prendre l’offensive en avant de la Lauter, — dit Saint-Just, — surtout s’il est assuré du concours des armées de Brunswick et de Condé.

— J’espère, sinon battre les deux armées, du moins paralyser leur mouvement par une diversion. Cette nuit j’ai dirigé sur Lauterbourg deux divisions commandées par Desaix ; elles doivent être arrivées ce matin à leur position et tiendront en échec le corps d’émigrés de Condé, tandis que Gouvion Saint Cyr, avec trois divisions, doit déboucher dans la vallée de la Lauter, où il est en force, et attaquer Brunswick à Nothweiller. Dans le cas contraire, car je suis imparfaitement renseigné sur les forces prussiennes, Gouvion Saint-Cyr inquiétera suffisamment Brunswick par des engagements d’avant-garde, pour l’empêcher d’opérer sa jonction avec Wurmser.

— Ce plan me semble bien conçu, — répondit Saint-Just. Puis, après un moment de réflexion : — Cependant, je te soumettrai une observation…

— Laquelle, citoyen représentant ?

— En divisant ainsi tes forces, en portant le corps de Desaix à Lauterbourg et le corps de Gouvion Saint-Cyr à Nothweiller, ne méconnais-tu pas ce principe essentiel de la guerre républicaine proclamé par Grimoard, par Carnot, et rigoureusement recommandé par le comité de salut public, car l’application de ce principe nous a presque toujours donné la victoire… en un mot : — attaquer par masses et impétueusement le centre de l’ennemi, en concentrant sur ce point toutes les forces disponibles, afin de le couper, de le séparer de ses ailes, dont on a ensuite facilement raison ? — Ainsi, au lieu d’envoyer si loin de toi les divisions de Desaix et de Gouvion Saint-Cyr pour contenir ou battre les corps de Brunswick et de Condé, n’eût-il pas été préférable… et c’est seulement un doute que j’exprime… n’eût-il pas, dis-je, été préférable de garder ces divisions sous ta main, soit pour renforcer ton attaque sur le centre de l’ennemi, soit pour les porter à ta droite ou à ta gauche, selon les manœuvres de Brunswick et de Condé, afin d’opérer leur jonction avec Wurmser ? Ainsi, du moins ce me semble, tu conservais à ta portée un nombre de troupes assez considérable dont tu te trouves maintenant privé ?

— Citoyen représentant, — dit Hoche avec déférence, mais avec un accent de supériorité militaire, — il n’est point à la guerre de règle absolue… Je crois mon plan de bataille sagement combiné… en raison des circonstances.


— De ce plan je ne conteste pas la valeur, citoyen général, — répond Saint-Just impassible. — J’ai déjà assisté à de nombreux combats en vertu de ma mission… j’ai acquis de la sorte, non pas la science militaire… tant s’en faut… mais seulement une certaine intelligence des faits de guerre. Je puis ainsi me rendre compte des opérations dont je suis témoin et apprécier l’importance du grand principe d’attaque sur le centre de l’ennemi et par masses, principe ordonné par le comité de salut public… Mais tu dis vrai, il n’est point en campagne de règle absolue. Le général doit posséder sa complète liberté d’action… J’ai dû néanmoins te rappeler le principe dont tu t’es écarté. Il sera constaté par toi-même en cas de défaite causée par une dérogation formelle aux instructions du comité… que mes avertissements ne t’auront pas manqué…

— Je serai le premier à le reconnaître.

— Tu n’auras pas, je l’espère, ce souci. La république a foi dans ton génie, dans ton patriotisme, citoyen général… et ce soir, j’en suis persuadé, tu auras une fois de plus bien mérité de la patrie.

— Puisse cet augure se réaliser !… Notre armée est pleine de feu et d’enthousiasme… Tu as entendu ce matin nos soldats, lorsque tu les as instruits de la prise de Toulon… « L’armée du Midi a pris Toulon, se sont-ils écriés ; l’armée de Rhin et Moselle prendra Landau. »

— Citoyen général, — reprit Saint-Just après un instant de silence, — as-tu rencontré, dans le cours de ta carrière militaire, un jeune officier nommé BUONAPARTE ? Il est actuellement chef de bataillon ; il donne les plus grandes espérances. On lui attribue le succès du siège de Toulon.

Buonaparte ? — dit HOCHE interrogeant ses souvenirs. — Non, je ne connais pas cet officier.

— L’on me rapporte, dans une lettre relative à la reddition de Toulon, un propos singulier de ce citoyen, — reprit Saint-Just d’un air pensif. — L’on parlait en sa présence de l’insurrection de Corse et de son chef Paoli, qui rêvait en ce pays à une espèce de royauté… Le citoyen Buonaparte, jusqu’alors silencieux, reprit : « Il serait plus difficile de devenir roi de Corse que roi de France en ce temps-ci [3]. »

— C’est une mauvaise plaisanterie.

— Citoyen général, rappelle-toi Dumouriez.

— Le citoyen Buonaparte n’est que chef de bataillon d’artillerie.

— Tu n’avais pas même ce grade au mois de mai de cette année, et tu es aujourd’hui général en chef. Or, ensuite de son succès au siège de Toulon, peut-être a-t-on déjà nommé adjudant général le citoyen Buonaparte ! .. tandis que moi je l’aurais envoyé devant le tribunal révolutionnaire.

— Quoi !… pour ce propos royaliste ?

— Un soldat heureux dont l’audace égalerait l’ambition et la scélératesse serait capable des plus noires trahisons.

— Que l’on punisse la trahison… soit… mais pour un mot, inculper l’avenir…

— Cela s’appelle… prévoir, — répondit Saint Just d’un ton bref et inflexible, au moment où retentissait dans le lointain un échange de quelques coups de feu.

— Plus de doute, — s’écrie Hoche en arrêtant son cheval et prêtant l’oreille, — nos éclaireurs ont rencontré les éclaireurs ennemis… je ne m’étais pas trompé… Wurmser marche sur nous, croyant me surprendre dans ma position d’Ingelsheim.

Le brouillard, jusqu’alors tellement épais que l’on voyait à peine à dix pas devant soi, commence de s’éclaircir à mesure que souffle la bise du nord, d’abord très-faible, mais qui augmente peu à peu. Bientôt l’on entend s’approchant le bruit du galop d’un cheval, et un aide de camp de Hoche, envoyé par lui en reconnaissance avec un escadron, apparaît à travers la brume de moins en moins opaque, pique droit au commandant en chef… et arrêtant sa monture :

— Citoyen général, nos éclaireurs viennent de se rencontrer avec un parti de hulans… Nous les avons chargés et ramenés assez près de l’avant-garde ennemie pour pouvoir distinguer, malgré le brouillard, un corps de cavalerie considérable. Tenez, mon général, voyez au loin…

Le vent du nord, s’élevant avec une force croissante, refoulait en effet vers le sud les humides vapeurs. L’atmosphère s’éclaircissait de plus en plus, et bientôt Saint-Just, Hoche et son état-major, placés sur un plateau assez élevé, purent embrasser d’un coup d’œil l’ensemble des lieux où allait se livrer la bataille. En face, à l’extrême horizon, se développait, du nord-ouest vers le sud-est, la silhouette régulière des retranchements ou lignes de Wissembourg, parallèles au cours de la Lauter, rivière rapide qui servait de fossé à ces ouvrages fortifiés. À droite, les cimes dépouillées de la forêt de Bienvalt, que bordait aussi la Lauter, à demi voilées par les dernières brumes, se perdaient au loin dans la direction de Lauterbourg, quartier général de l’armée de Condé, ville située proche de l’une des sinuosités du Rhin. Enfin, à gauche (toujours en avant des lignes de Wissembourg) et à l’extrême horizon, on apercevait les ondulations de la crête des collines dont le versant formait la vallée de la Lauter, par où Gouvion Saint-Cyr devait déboucher, afin de tenir en échec le corps de Brunswick, fortement retranché à Nothweiller. Au second plan de ce vaste panorama, et très en avant des retranchements et de la ville de Wissembourg, dont l’on apercevait les clochers, s’élevait le château de Geisberg, ancien édifice féodal formant une masse de bâtiments irréguliers, dominant un vaste plateau dont les pentes s’abaissaient graduellement vers la plaine, théâtre du prochain combat. Des prairies marécageuses confinaient les rives de la Lauter, qui limitait le champ de bataille. Un corps de cavalerie autrichienne très-considérable, flanqué d’artillerie légère, se développait au pied des dernières pentes du plateau de Geisberg, et formait la première ligne de Wurmser. La seconde ligne, composée d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, venait d’opérer un mouvement rétrograde, afin de prendre position à mi-côte du plateau. Ses hauteurs, que couronnait le château de Geisberg, étaient occupées par la troisième ligne ou réserve, du général ennemi et garnies d’une nombreuse artillerie.

Hoche, à l’aide de sa lunette, ayant observé les positions de l’armée autrichienne, dit à Saint-Just : — Wurmser, ainsi que je le prévoyais, surpris par notre marche qui lui enlève l’offensive, vient évidemment de modifier son plan de bataille en faisant rétrograder son infanterie à mi-côte du plateau de Geisberg. Il faut se hâter de profiter de l’hésitation que ce mouvement de recul défensif a dû causer dans l’armée autrichienne. — Puis, s’adressant à l’un de ses officiers d’ordonnance, Hoche ajouta : — Citoyen, va ordonner au général Férino de porter en avant la cavalerie et l’artillerie volante de sa division. Ses canonniers ouvriront le feu contre les escadrons ennemis, et lorsqu’ils seront ébranlés, le général lancera sa charge.

L’officier d’ordonnance s’éloigne au galop, afin de transmettre l’ordre de Hoche au général Férino, commandant l’avant-garde de l’armée républicaine formée sur trois colonnes, la cavalerie à sa droite, l’artillerie à sa gauche, et en seconde ligne les réserves, les parcs et les ambulances. Soudain, un bruit lointain, sourd et prolongé, se faisant entendre à gauche et dans la direction de Nothweiller, Hoche s’écrie :

— Le canon !! le canon !! Gouvion Saint-Cyr a exécuté mes ordres : il a débouché par la vallée de la Lauter ; il attaque la position de Brunswick… Voici les Prussiens engagés… ils ne pourront guère porter de secours à Wurmser… Si Desaix a aussi exécuté son mouvement et a attaqué le corps de Condé à Lauterbourg, l’armée autrichienne est réduite à ses seules forces… Les lignes de Weissembourg sont à nous, et nous débloquons Landau !

En ce moment, le général Férino, obéissant aux ordres de Hoche, approchait au grand trot à la tête de la cavalerie et de l’artillerie de sa division. Aux côtés de ce général chevauchait Lebas, représentant du peuple auprès des armées. Comprenant l’importance de cette première charge pour le succès de la journée, il voulait assister à l’attaque et marcher au premier rang. Saint-Just et Hoche, entouré de son état-major, assistèrent au défilé des escadrons et de l’artillerie.

— Allons, mon brave Férino, — dit Hoche à ce général lorsqu’il passa devant lui, — tu vas sabrer rondement cette cavalerie autrichienne, après l’avoir ébranlée d’abord à coups de canon !

— Compte sur moi, général ; je vais envoyer les habits blancs boire à la Lauter, qu’ils aient soif ou non, — répond Férino. — Puis, agitant son sabre, il s’écrie en se tournant vers ses escadrons : — En avant, mes enfants, en avant. Vive la république !…

— Vive la république ! — répétèrent les cavaliers en brandissant leurs sabres et défilant devant Hoche. — Nos camarades ont pris Toulon ; nous prendrons Landau !… Landau ou la mort !… Vive la république !… En avant… Ça ira ! Vive la république !

— Soldats ! — reprit Hoche de sa voix puissante, — montrez-vous dignes de vos victoires passées… La république compte sur l’armée de Rhin et Moselle.

— Citoyens ! — ajouta Saint-Just, — la patrie vous regarde… vous ferez votre devoir…

— Oui… oui… Vive la Convention ! — crièrent les escadrons. — En avant !… Vive la république !…

_____

La bataille est engagée, l’artillerie du général Férino a ébranlé, par la fréquence de son feu, la cavalerie autrichienne, première ligne de l’armée de Wurmser ; et, profitant de ce désordre, enlevant ses escadrons, chargeant intrépidement à leur tête, ainsi que Lebas, représentant du peuple, Férino a culbuté l’ennemi et l’a ramené le sabre aux reins jusqu’aux carrés d’infanterie de la seconde ligne placée à mi-côte du plateau de Geisberg, et derrière laquelle la cavalerie autrichienne, après sa déroute, est allée se reformer. Hoche alors a lancé sa colonne d’attaque sur le centre de Wurmser, tandis que l’aile gauche de ce général était exposée au feu de plusieurs batteries d’artillerie volante. L’une de ces batteries, composée de six pièces de quatre, venait prendre position sur un mamelon où se trouvait une ferme isolée. L’on pouvait de ce mamelon battre à revers le flanc gauche des Autrichiens. Un escadron du troisième hussards et deux compagnies du onzième bataillon de volontaires parisiens avaient été détachés pour être de garde auprès de cette artillerie et au besoin la défendre. Telle est la disposition des lieux que vient de reconnaître le capitaine commandant de la batterie, suivi d’un trompette. Le bâtiment de la métairie occupe à peu près le centre d’un tertre de trois cents pas environ de surface. Il forme, du côté de l’ennemi, un talus d’une pente rapide et d’une élévation d’une trentaine de pieds, tandis qu’il est presque de niveau du côté de la plaine où se tient la réserve de l’armée républicaine. Un bouquet de bois et un verger clos de haies vives s’étendent à droite, et un peu en arrière du mamelon où va s’établir la batterie française. Les habitants de la métairie ont pris la fuite depuis le commencement de la bataille, emmenant leurs bestiaux et emportant leurs objets les plus précieux. Les bouches à feu arrivent successivement, afin de se placer en batterie. La première de ces pièces est Carmagnole, si tendrement affectionnée par le maréchal des logis chef Duchemin ; elle offre, par la singularité presque grotesque de son attelage, un curieux spécimen de l’étrange aspect que présentent en ce temps-ci les charrois de l’artillerie, fournis, bêtes et gens, par les entrepreneurs de ce service. Six chevaux de taille et de robe différentes étaient attelés avec des cordes à l’affût de Carmagnole et conduits par deux charretiers : le premier, coiffé d’un bonnet de coton et vêtu d’une blouse bleue, chaussé de sabots, enfourchait un petit cheval hongrois pris à la guerre, noir comme l’ébène, et avait pour acolyte une énorme bête de labour d’une blancheur immaculée ; puis venaient, non montés, un vieux cheval de carrosse gris pommelé, accosté d’une jument baie ; enfin, la troisième paire de l’attelage la plus rapprochée du train du canon se composait d’un sous-verge rouan et d’un grand mulet, servant de porteur ; ce mulet, décharné, osseux et dont le poil roux et bourru se hérissait sous ses harnais de cuir blanchâtre, rafistolés avec des ficelles, était monté par un gros petit homme joufflu, vêtu d’un sarrau de laine blanche à raies brunes et coiffé d’un chapeau clabaud de feutre gris, rabattu sur ses oreilles (vu la froidure de décembre) moyennant un mouchoir à tabac noué en mentonnière. Tel était l’attelage de Carmagnole.

Mais de même que les soldats de la république, souvent sans chaussure et vêtus parfois de haillons, n’en combattaient pas moins avec héroïsme, l’artillerie républicaine, malgré la bizarrerie de son attelage et la tournure grotesque de ses charretiers-conducteurs, n’en était pas moins redoutée de l’ennemi. Dix servants montés, commandés par Duchemin chevauchant sur Rouget, escortaient Carmagnole. La sévérité de leur uniforme bleu à tresses rouges, usé, couturé par la guerre, seyait bien à leurs mâles figures. Duchemin, d’un regard expert, a choisi l’emplacement qu’il destine à son canon ; c’est une voie empierrée conduisant à la porte de la ferme, terrain plan et solide, conditions très-avantageuses pour la justesse du tir. Au moment où cette pièce arrive la première sur le mamelon, conduite par les charretiers, Duchemin a répété d’une voix sonore le commandement du capitaine.

— Demi tour pour mettre la pièce en batterie… marche !!

Cette manœuvre ayant pour but de présenter à l’ennemi la gueule du canon, puisqu’en marche il s’avance pour ainsi dire à reculons et sa culasse faisant face à la croupe des chevaux qui le traînent, cette manœuvre, commandée par Duchemin, ne s’exécute point avec la célérité désirable, en raison du mauvais vouloir du grand mulet ; cette bête têtue, malgré les cris de hue… de dia… vociférés par le petit gros homme à chapeau clabaud et accompagnés d’une grêle de coups de fouet, ne voulut pas démarrer, se mit à ruer avec furie, imprimant ainsi à son cavalier des haut-le-corps effroyables et arrêtant les mouvements des deux autres paires de l’attelage qui, plus dociles, obéissaient à l’impulsion du charretier coiffé d’un bonnet de coton. L’obstination du grand mulet exaspère Duchemin, non-seulement à cause des retards apportés à la mise en batterie de Carmagnole, mais parce que cet incident réveillait plus vives que jamais les douleurs du canonnier à l’endroit de l’hétéroclite attelage de sa pièce. Combien de fois, hélas ! ne s’était-il pas dit, ainsi qu’en ce moment : — Les six plus beaux chevaux des écuries du ci-devant Capet n’auraient pas été trop magnifiques pour charroyer Carmagnole !… La voir traînassée par des haridelles qui feraient rougir des coucous de Saint-Denis ! — Et Duchemin tombant à coups de plat de sabre sur l’animai rétif, s’écria :

— Brigand de mulet ! il rue pour le compte de Pitt et Cobourg, c’est sûr… Gredin de charretier !! ne savoir pas seulement conduire ton porteur ! Est-ce que tu as peur de lui ?… Tape donc dessus, sinon je tape sur toi !

— Las, mon Dieu ! il n’y a point plus maligne bête au monde ! — répond le charretier d’un ton lamentable, parvenant cependant à vaincre à force de coups de fouet la résistance du mulet. — On dirait qu’il devine qu’on va ouvrir le feu… il flaire la poudre, da ! et il renâcle !

— Et tu fais comme ton mulet… triple poltron !

— Écoutez donc, canonnier… Je suis roulier de mon état… et que non point soldat… moi ! Il y a déjà bien assez de danger, mon Dieu ! à amener vos pièces pour cracher leur feu… Aussi, de peur des éclaboussures, je vas joliment me cacher sous le ventre à mes bêtes quand elles seront dételées.

Enfin l’attelage a fait demi-tour, Duchemin et ses huit servants ont sauté à bas de leurs chevaux confiés à deux canonniers chargés de les tenir en main. La cheville ouvrière qui relie l’affût à l’avant-train est enlevée ; la pièce se trouve ainsi en batterie sur ses deux roues et séparée de l’avant-train, où est fixé le caisson contenant les gargousses. Les charretiers s’empressent d’aller, au galop de leurs chevaux, se mettre à l’abri des bâtiments de la métairie, distante d’une cinquantaine de pas du mamelon, où sont bientôt établies les six bouches à feu. Les officiers commandant l’escadron de hussards et les deux compagnies d’infanterie de garde à la batterie profitent aussi de la disposition des lieux, afin de garantir autant que possible leurs soldats lors du moment prochain sans doute où une batterie autrichienne répondra au feu de la batterie républicaine. L’une des compagnies de volontaires parisiens, masquée par la lisière du bouquet de bois, par les arbres et par les haies du verger, est placée de façon à pouvoir tirailler à couvert dans le cas où l’ennemi tenterait d’enlever la batterie. L’autre compagnie est abritée par une muraille de pierres sèches, clôturant la cour de la ferme, et par ses bâtiments derrière lesquels s’étaient déjà rendus les attelages de l’artillerie et l’escadron de hussards rangé en bataille.

Le hasard de la guerre réunissait parmi les défenseurs de la batterie Olivier et Victoria, appartenant à l’escadron du troisième hussards ; Jean Lebrenn et Castillon, appartenant à la compagnie de volontaires commandée par le capitaine Martin, élève du grand peintre David ; enfin le jeune Parisien Duresnel, qui, selon son aveu naïf, avait tant de peur… d’avoir peur lors de son premier coup de feu, faisait aussi partie de cette compagnie.

— Eh bien ! camarade, — lui dit le capitaine Martin, — comment ça va-t-il ?

— Jusqu’à présent, capitaine, ça ne va pas trop mal… mais il faut voir la fin… ou plutôt le commencement… car nous n’avons pas encore été engagés.

— Tiens, voilà que ça commence, — répond le capitaine Martin souriant du violent soubresaut que vient de faire le nouveau soldat, surpris par l’assourdissante détonation de la première décharge de la batterie française qui ouvre en ce moment son feu et que l’on ne peut apercevoir de l’endroit où les fantassins sont à couvert.

— Je dois déclarer sur ma parole d’honneur qu’il me reste dans les oreilles un bourdonnement prodigieux, — reprend Duresnel ; — mais si je ne deviens pas sourd du coup, je suis curieux de savoir ce que je vais ressentir en entendant le premier sifflement des boulets. Voilà qui va être pour moi du dernier intérêt.

— Tu ne tarderas pas, mon brave, à avoir cette satisfaction-là, — reprend Castillon. — Les Autrichiens vont nous rendre politesse pour politesse… Mais quelles brutes !! je parie qu’il n’y en a pas un sur cent qui sache pourquoi il se bat !… tandis qu’il n’y a pas un de nous, dans l’armée, qui ne sache qu’il se bat pour défendre la France, la révolution et la république… et voilà pourquoi nous leur flanquons si souvent d’indignes ratapioles ! — Puis, s’interrompant et s’adressant à Jean Lebrenn, son serre-file, Castillon ajoute tout bas en désignant du geste le premier peloton de l’escadron de hussards : — L’ami Jean, vois tu ta sœur là-bas ?… Est-elle belle !… a-t-elle l’air crâne !… Qui est-ce qui croirait jamais que c’est une femme ?… Elle nous fait signe de la main… elle est à cheval à côté d’Olivier… la vois-tu ?…

— Oui… oui ! je l’avais tout de suite remarquée… mes yeux ne l’ont pas quittée depuis quelques moments, — reprend Jean Lebrenn aussi tout bas à Castillon ; et, soupirant, il ajoute : — Ah ! je ne sais si je dois regretter ou me réjouir de ce que Victoria et moi nous ayons été par hasard désignés pour le même poste en ce jour de bataille !

— Tant mieux être ensemble, l’ami Jean… ça fait qu’au besoin on peut se donner un coup de main dans la bagarre… Il paraît que ça va chauffer… Nom d’une pipe !… quelle canonnade… quelle canonnade !… ça ne s’arrête pas plus que nos coups de marteau quand nous forgions sur l’enclume dans notre atelier de la rue d’Anjou… Eh bien ! foi d’homme ! l’ami Jean… la guerre finie, Pitt et Cobourg éreintés… la république victorieuse… je serai doublement content de quitter la giberne pour le tablier de cuir et le fusil pour le marteau !… Mais quelle canonnade !… — Et riant, Castillon ajoute : — C’est le camarade Duchemin qui, en ce moment, doit en faire cracher des litrons de prunes à sa Carmagnole… son amour de bouche à feu… comme il l’appelle. Je vas tâcher de l’apercevoir pardessus le mur.

Et Castillon, se guindant sur la pointe des pieds, se hisse suffisamment au-dessus du mur de pierres sèches pour pouvoir jeter un coup d’œil sur les canons encore à demi enveloppés de la fumée produite par leurs dernières salves. Il voit Duchemin, un genou en terre, qui, après avoir examiné une batterie ennemie à l’aide d’une petite lorgnette de poche, s’occupe de rectifier le tir de sa pièce déjà pointée par le brigadier, tandis que les sergents de droite et de gauche, armés de leur écouvillon, de leur refouloir, de leur levier, sont immobiles aux côtés de l’affût. L’un d’eux tient la lance à feu qui, au commandement, doit enflammer l’étoupille. Les cinq autres pièces, rangées parallèlement à Carmagnole, sont également entourées de leurs servants et pointées en ce moment par des sous-officiers. Le capitaine d’artillerie et ses lieutenants sont à cheval et surveillent la manœuvre. Au loin, la ligne des Autrichiens et les colonnes françaises disparaissent presque complètement au milieu de la fumée de la canonnade engagée de toutes parts. Cependant les pointeurs de la batterie française ont distingué une masse d’infanterie déjà si fortement entamée, ébranlée par leur tir nourri et d’une grande justesse, que le général ennemi a fait prendre position à quatre obusiers et à quatre pièces de six destinés à éteindre le feu de l’artillerie républicaine. Aussi, Duchemin, après avoir rectifié soigneusement le tir de Carmagnole, se redresse et, avisant, grâce à sa lorgnette, le premier obusier de gauche de la batterie ennemie, il murmure sous sa large moustache :

— Ah ! c’est toi qui prétends faire taire Carmagnole ? bigre de nez camard ! (Ingénieuse allusion à la structure courte et véritablement camuse des obusiers.) Je vas te prouver, moi, que tu n’es pas fichu pour couper la parole à mes amours.

En ce moment, obéissant à un signe du capitaine, le trompette donne le signal de faire feu en faisant entendre une sonnerie convenue, puisque la voix humaine est presque toujours impuissante à dominer le fracas de la bataille et des détonations de l’artillerie.

— Allons, mon cadet, — disait Duchemin au servant chargé d’enflammer l’étoupille, — la soupe est trempée… il n’y a plus qu’à servir… allume… allume… ça ira !

Le canonnier approche sa lance à feu de la lumière, le coup part quelques secondes avant la charge générale de la batterie, et Duchemin, se servant de nouveau de sa lorgnette, afin de juger de la portée de son coup, s’écrie bientôt avec une joie triomphante, et caressant de sa main Carmagnole fumante et frémissant encore sur son affût :

— Bonne pièce ! amour de pièce… ça y est !… Le nez camard est démonté d’une roue… deux servants de droite sont déquillés !… Vive la république !

Le boulet de Carmagnole avait en effet brisé une des roues de l’obusier et renversé deux canonniers autrichiens un instant avant que les autres pièces de cette batterie ennemie n’eussent ouvert leur feu ; mais presque aussitôt elle se couronna de plusieurs petits nuages de fumée blanche et épaisse traversés d’éclairs enflammés… une détonation prolongée se fit entendre, et Duchemin s’écria, se tournant vers la muraille de pierres sèches derrière laquelle s’abritaient les fantassins volontaires : — Citoyens ! attention aux obus ! v’là qu’il en pleut… gare dessous ! ça mouille !…


À peine Duchemin a-t-il donné cet avertissement aux volontaires, que l’ouragan de fer vomi par les canons ennemis arrive rapide comme la foudre, les boulets rugissent, les obus ricochent et éclatent… Le commandant de l’artillerie républicaine est coupé en deux par un boulet ; ses restes informes se balancent encore un moment sur son cheval, qui s’abat sous le choc du contre-coup. Un obus éclate entre deux des pièces, l’un des servants est tué, deux autres gravement blessés tombent, puis se traînent à l’ambulance placée à l’abri de la ferme.

— Canonniers ! charge-à volonté… Pointez aux pièces ! — crie le plus ancien des lieutenants d’artillerie, qui prend dès lors le commandement. Le trompette traduit cet ordre par une sonnerie précipitée. Les canonniers rivalisent d’ardeur à la charge de leurs pièces, tandis que les cris : Au feu… au feu… se font entendre derrière les bâtiments de la ferme. Un nuage de noire et épaisse fumée l’enveloppe bientôt : un obus faisant explosion dans un grenier rempli de fourrage a causé l’incendie.

— D’un côté, ça n’est pas mauvais, cette flamberie-là, attendu qu’il fait un froid de chien ! — dit Castillon ; — mais trop est trop, et tout à l’heure nous allons roussir… — Puis, avisant le volontaire novice Duresnel, pâle, immobile, appuyé sur son fusil qu’il serrait de ses mains convulsives, agitant ses lèvres comme s’il eût parlé quoique aucun son ne sortît de sa bouche : — Eh bien ! voisin, nous y voilà… paole d’honneur… Que diable vois-tu donc là-bas, pour écarquiller les yeux de la sorte ?… — ajoute Castillon suivant la direction du regard fixe, effaré, de Duresnel ; et, avançant la tête par-dessus l’épaule de son serre-file, Castillon, soudain devenu sérieux, ajoute en frissonnant et attirant à lui le jeune volontaire : — Allons, camarade, ne regarde plus de ce côté… tu n’as pas encore l’habitude de la chose, ça t’émouve trop.

— Mon Dieu ! — balbutie Duresnel en suivant le conseil de Castillon, et il se retourne vers lui, tenant son fusil d’une main, tandis qu’il met l’autre sur ses yeux en murmurant encore d’une voix tremblante : — Mon Dieu ! c’est horrible…

C’était en effet quelque chose d’horrible ! Un boulet, ricochant à peu de distance et en dedans du mur de pierres sèches, derrière lequel s’abritaient les volontaires serrés les uns contre les autres, avait atteint une de leurs files, tuant ceux-ci, mutilant ou blessant ceux-là… Les cadavres et les blessés gisaient pêle-mêle dans une mare de sang… Le capitaine Martin, frappé le dernier par le boulet dont la force de projection expirait, avait été renversé, mais seulement contusionné à l’épaule, au moment où, dans sa passion pour son art, il occupait son loisir à croquer sur son carnet les singuliers attelages et les charretiers de l’artillerie républicaine ; mais se relevant, après le premier étourdissement du choc, il s’empresse d’aider les soldats de sa compagnie, et parmi eux Jean Lebrenn, à conduire ou à transporter les blessés au poste des chirurgiens établi à quelque distance. Ils donnaient leurs soins à des canonniers et à quelques hussards du troisième régiment, un obus ayant aussi éclaté au milieu de leur escadron. Jean Lebrenn et l’un de ses camarades portaient à cette ambulance un volontaire dont la cuisse ne tenait plus qu’à des lambeaux de chair. Ce jeune homme de vingt-cinq ans, rentier comme Duresnel, oubliant son affreuse mutilation, tantôt criait : — Vive la république ! tantôt disait avec un accent de regret déchirant à ses camarades qui le transportaient : Vous entrerez à Landau, vous autres ! êtes-vous heureux !

Jean Lebrenn eut le cœur navré d’appréhension, lorsque, approchant de l’ambulance, il vit de loin amener deux hussards ; il reconnaissait leur uniforme, mais ne pouvait distinguer leurs traits… Était-ce Olivier ?… était-ce Victoria ?… Il fut allégé d’une cruelle inquiétude lorsqu’il fut certain que ni sa sœur ni Olivier n’étaient jusqu’alors blessés. En vain il les cherche tous deux des yeux. L’escadron, toujours en bataille, disparaissait presque entièrement au milieu des tourbillons de noires vapeurs qui s’exhalaient de la métairie enflammée, et auxquels se joignait la fumée des canons de la batterie française. Le feu de celle-ci, malgré la nouvelle perte de quelques hommes, ne ralentissait pas. Telle fut la rapidité, la justesse de son tir, que bientôt la plupart des pièces autrichiennes furent démontées, leurs canonniers hors de combat. Alors le général ennemi, craignant de voir sa droite de nouveau décimée par l’artillerie républicaine, envoya l’un de ses aides de camp donner l’ordre au régiment des cuirassiers de Gerolstein d’enlever cette foudroyante batterie. Jusqu’alors couvert et masqué par un pli de terrain, ce régiment de grosse cavalerie de réserve n’avait pas pris part à l’action ; il formait une partie du contingent que la principauté de Gerolstein devait mettre au service de la Confédération germanique, et était commandé par le grand-duc régnant, l’un des plus ardents coalisés. Ce prince, âgé de soixante ans passés (père de Frantz de Gerolstein, qu’il détenait dans une prison d’État), conservait la verdeur et l’élan de la jeunesse ; à sa bravoure naturelle se joignait l’excitation de la haine implacable dont il poursuivait la révolution, l’accusant de ce qu’il appelait les crimes de son fils Frantz. Le comte de Plouernel, marié depuis peu à la fille du prince de Hollzern, commandait en second les cuirassiers du grand-duc. Celui-ci, aussi orgueilleux de son régiment que feu le roi Frédéric l’était de ses grenadiers, recrutait ses cavaliers avec un soin extrême ; nul d’entre eux n’avait moins de cinq pieds huit à dix pouces. En temps de paix, ils manœuvraient chaque jour sous les yeux du prince dans l’une des cours du palais de Gerolstein ; leurs chevaux, de pure race mecklembourgeoise, étaient de premier choix et tous de robe noire. Les cavaliers portaient la cuirasse et le casque d’acier, l’habit aux couleurs du grand-duc (bleu clair à collet et retroussis orange), bottes fortes et culotte de daim blanc. En somme, ce régiment était l’un des plus solides, des plus beaux de l’armée coalisée. Les hommes, tous dans la force de l’âge, aguerris, exercés, bien vêtus, bien nourris, bien soldés, choyés enfin comme une troupe d’élite, disciplinés à coups de canne par leurs aristocratiques officiers, selon la coutume allemande ; ces cuirassiers offraient le type parfait du soldat monarchique, instrument passif de la volonté du maître, également prêts à sabrer leur père, leur frère, leur mère, leurs concitoyens, ou à marcher à l’ennemi avec la même inexorable indifférence… tuant, parce qu’on leur dit : Tue ! … se battant, parce qu’on leur dit : En avant ! et ignorant pour qui ou pour quoi ils se battent, combattant bravement, mais sans passion, sans entraînement ; en un mot, sans IDÉE… puis, l’action engagée, obéissant uniquement à l’instinct meurtrier de la bête que développe et surexcite jusqu’à la férocité la guerre sans principe, sans IDÉAL. Cette espèce de soldats sait obéir, tuer, mourir… rien de plus. Ils peuvent, grâce à leur nombre, servir temporairement l’oppression ou la conquête ; mais ils sont et seront toujours radicalement incapables de ces prodiges de valeur, de ces miracles de patriotisme qui ont souvent rendu vainqueurs du nombre et de la tactique nos soldats républicains mal armés, presque sans pain ni souliers, mais qui se battent et savent qu’ils se battent pour défendre le sol, le foyer, l’indépendance nationale, la liberté, la révolution !

Peu de temps avant que le général Wurmser n’ait envoyé l’un de ses aides de camp ordonner aux cuirassiers de Gerolstein d’enlever l’une des batteries françaises qui écharpaient son aile droite, la position, de l’armée autrichienne commençait de devenir très-critique sur d’autres points. Sa cavalerie, ramenée par la brillante charge des escadrons de la division Férino, venait à peine de reformer ses débris derrière les carrés d’infanterie ennemie, lorsque Hoche, lançant sur eux ses colonnes d’attaque, les aborda de front à la baïonnette, les culbuta après une résistance acharnée et resta maître des premières pentes du plateau de Geisberg, sur la hauteur duquel se massait la réserve de Wurmser, dernier corps qu’il eût encore à engager. Le général Vernet, vieux soldat républicain à cheveux blancs, mettant pied à terre malgré ses soixante-douze ans, marchait à la tête de sa division, accompagné de Saint-Just, et gravissait la pente du plateau afin de s’emparer du château de Geisberg qui le couronnait.

Les cuirassiers de Gerolstein n’avaient pas jusqu’alors reçu l’ordre de s’ébranler. Ils restaient en réserve, couvert et masqués par un pli de terrain. À leur droite se tenait le grand-duc ; robuste, de haute stature, plein de vigueur et de feu, d’une physionomie hautaine et dure que découvrait à demi la visière de son casque, surmonté d’une riche aigrette de plumes de héron, il portait l’uniforme de son régiment de prédilection. Les gentilshommes et les officiers de sa maison étaient groupés à quelque distance de lui ; il conversait alors avec le comte de Plouernel, aussi revêtu de l’uniforme de colonel de cuirassiers ; tous deux poursuivant ainsi leur entretien :

— Comte, savez-vous ce que m’a dit hier le prince de Condé en passant à Wissembourg pour se rendre à son quartier général de Lauterbourg ? Voici ses propres paroles : « La république n’est plus trahie par ses généraux… Nous sommes f… [4]. »

— Monseigneur, c’est trop tôt désespérer.

— Je ne désespère point, tant s’en faut ! mais l’observation du prince est juste… Le concert et la vigueur de l’attaque des généraux jacobins prouve que le temps des Dumouriez, des Biron, des Custine est passé… Nous ne devons plus compter sur des défections ou sur des trahisons pour écraser cette infernale république, dont le plus grand crime, à mes yeux, est d’avoir perdu mon misérable fils… — Et les traits du prince prenant une expression cruelle, il ajoute : — Comte, je puis être tué aujourd’hui… n’oubliez pas votre promesse.

— Je la tiendrai, monseigneur…

— Vous me le jurez ?

— Je vous le jure… foi de gentilhomme ; j’irai trouver le prince Frantz dans sa prison, et je lui dirai…

—… Que mes dernières pensées ont été des pensées de malédiction sur lui !… — s’écrie impétueusement le grand duc. — Puis il ajoute d’un air sinistre : — La justice aura son cours… mon tribunal suprême a jugé et condamné ce fils indigne… il a été convaincu de complot révolutionnaire contre la sûreté de mes États, de rébellion contre ma personne… il a encouru la peine de mort… J’ai fait surseoir jusqu’ici à son exécution… je ne veux pas qu’il me survive… Il s’efforcerait de réaliser ses exécrables desseins, mettrait le feu à la Confédération germanique, qu’il rêve de fédéraliser en république à l’imitation des cantons suisses. Les idées révolutionnaires n’ont que trop envahi l’Allemagne, et les projets de mon indigne fils pourraient réussir… Il subira donc, si je meurs aujourd’hui, la peine due à ses forfaits. Mon neveu Othon, de qui vous avez épousé la cousine, héritera de ma couronne.

— Éloignez de vous ces sombres pensées, monseigneur ! Vous régnerez longtemps encore… oui, vous régnerez assez longtemps pour voir la fin et la ruine de cette monstrueuse république… l’horreur, l’épouvante de l’Europe monarchique… Non, non… quoi qu’en dise le prince de Condé avec son énergie militaire, nous ne sommes pas f… L’un de nos émissaires les plus actifs, les plus intelligents, le révérend père Morlet, de la compagnie de Jésus, m’écrivait dernièrement qu’il fallait tout attendre de la furie sauvage des hébertistes… Ils commencent à attaquer Robespierre… abominable scélérat, mais, il faut en convenir, le plus grand homme d’État du gouvernement révolutionnaire… Si Robespierre succombe, il entraînera dans sa tombe les membres les plus influents du comité de salut public et ce qui reste de jacobins énergiques… La république alors est perdue… J’attends d’un jour à l’autre le révérend père Morlet, il doit être bientôt de retour de Londres, où il a longuement conféré avec Pitt sur la guerre intérieure que le gouvernement anglais fait à la France avec tant de succès, grâce à d’innombrables incendies et à l’incessante fabrication de faux assignats. Le révérend doit m’apporter quelques dépêches confidentielles de nos amis d’Angleterre.

L’entretien du grand-duc et du comte est interrompu par l’arrivée d’un peloton d’une vingtaine de volontaires émigrés qui s’approchent du front du régiment : ces émigrés sont étrangement accoutrés d’habits moitié civils, moitié militaires, armés de fusils de chasse emportés du manoir féodal. La plupart de ces ci-devant, portant un bissac sur le dos, hâves, amaigris par la fatigue, déguenillés par la misère, appartenaient en majorité à la gentilhommerie rustique… à ces fouetteurs de lièvres, ainsi que jadis on les appelait ; ils faisaient une fois en leur vie le voyage de Versailles, afin de monter dans les carrosses du roi (après preuves de noblesse) et assister à l’une de ses chasses ; après quoi ils retournaient dans leur province, dont ils ne bougeaient plus. Pauvres gens ! vivant exemple de l’aveuglement, de la criminelle aberration ou le fétichisme monarchique peut entraîner des âmes honnêtes et courageuses !… ils croient naïvement, sincèrement accomplir un devoir d’honneur, ces émigrés, en marchant avec l’étranger ! au nom de leur foi et de leur roi ! contre la mère patrie ! effroyable parricide dont ils n’ont pas même conscience, tant leur esprit est fatalement perverti par l’idolâtrie royaliste et catholique ; ils cèdent aussi, et cela va de soi, à ce qu’ils appellent : la légitime revendication de leurs droits seigneuriaux et autres… Ces droits, ils croyaient les reconquérir en un tour de main après avoir rétabli leur roi sur le trône de ses pères dans la plénitude de son absolutisme ! Quoi ! ces vassaux révoltés, ces bourgeois… cette ignoble et couarde populace des campagnes et des cités… pourraient, oseraient résister aux gentilshommes de l’armée des princes, renforcée des troupes de l’Europe coalisée contre la France ?… Il en est pourtant ainsi, la république triomphe, les émigrés subissent la peine de leur parricide : combattre la mère patrie. Leurs alliés mêmes leur font cruellement sentir le poids de ce forfait irrémissible. Que d’amertumes, que de mépris infligés à l’émigration par les rois coalisés ! Ne lit-on pas cet arrêté placardé aux confins de presque tous les États d’Allemagne : Les mendiants, les vagabonds et les ÉMIGRÉS… ne peuvent séjourner ici plus de vingt-quatre heures ! … Terrible châtiment de leur félonie, que ces descendants des preux regardent comme chevalerie !

Parmi les émigrés marchait cet insupportable marquis de Saint-Estève, dont l’incessante hilarité avait autrefois, dans leurs secrets conciliabules, si fort impatienté le jésuite Morlet et le comte de Plouernel ; un vieux gentilhomme campagnard à barbe blanche, vêtu presque de haillons, le ci-devant vidame de Bussy, blessé récemment, commandait les volontaires royalistes ; son front était ceint d’un bandeau taché de sang… L’aide de camp de Wurmser, accourant au galop, donne au grand-duc l’ordre d’attaquer à la tête de ses cuirassiers la batterie républicaine et de l’enlever à tout prix. Au moment où le prince va se mettre en mesure d’exécuter ces ordres, il voit s’approcher de lui le vieux gentilhomme campagnard, commandant le peloton d’émigrés.

— Monseigneur, — dit le vidame de Bussy au grand-duc, — ces gentilshommes et moi, nous sortons de Wissembourg, où nous étions arrivés seulement depuis une heure. Nous accourons nous mettre à la disposition de Votre Altesse et vous demander un poste de combat.

— Hé, messieurs ! placez-vous où vous voudrez ! mais n’embarrassez pas ma manœuvre, — répond le grand-duc de Gerolstein avec une impatience hautaine, et, approchant ses éperons des flancs de son cheval, il part au galop afin de se porter devant le front de son régiment et de le mener à la charge. Le comte de Plouernel, qui a de loin reconnu le marquis et se soucie peu de renouveler connaissance avec lui, feint de ne pas le voir et rejoint au galop le grand-duc, que suivent les officiers de sa maison.

— Ah, ah, ah ! — s’écrie le marquis pouffant de rire à l’étrange accueil du prince, et voyant le vieux gentilhomme rester ébahi et si amèrement courroucé qu’une larme de honte et d’humiliation roula dans ses yeux. — Ah, ah, ah ! la plaisante réception… Faites donc trois lieues en deux heures pour arriver sur le champ de bataille… et être reçu de la sorte par les sérénissimes alliés de Sa Majesté le roi de France… Ah, ah, ah ! mon pauvre vidame de Bussy ! Hi, hi, hi ! que ton air est piteux ! Si tu voyais ta figure… couronnée… de ton bandeau… oh, oh, oh ! Tu es à peindre… tu as l’air d’un vieux Cupidon… Ah, ah, ah ! oh ! la rate… je crèverai… de rire… si je ne meurs d’une balle républicaine.

— Fasse le ciel que je trouve aujourd’hui la fin de ma triste vie… C’est trop… oh ! c’est trop de misère et de honte ! — dit d’une voix sourde le vieux gentilhomme campagnard sans s’arrêter aux lazzi du marquis. Il s’adresse ainsi aux autres émigrés, non moins courroucés que lui :

— Allons nous faire tuer pour le roi… là… où l’on nous le permettra, messieurs !!

_____

Le régiment de Gerolstein, le prince en tête, s’ébranle et part au grand trot. Le sol tremble sous les pieds de ces huit cents chevaux ; le cliquetis des sabres, des mousquetons et des cuirasses retentit avec un bruit formidable. L’on aperçoit à sept à huit cents toises le mamelon où est établie la batterie républicaine dominant le terrain plan où s’avancent les cuirassiers. Ce mamelon est flanqué à sa gauche d’un bouquet de bois, et à sa droite de la métairie, dont la toiture vient de s’effondrer au milieu d’une immense gerbe de flamme et de fumée. Le grand-duc de Gerolstein, ne pouvant tourner la batterie, couverte à sa gauche par un bois, à sa droite par des bâtiments à demi embrasés, le grand-duc de Gerolstein dut aborder de front les bouches à feu qu’il s’agissait d’enlever, ne doutant pas qu’elles fussent soutenues par de la cavalerie ou par de l’infanterie, troupes que la disposition des lieux ne lui permettait pas d’apercevoir encore.

— La position de ces républicains est forte, monseigneur, — dit le comte de Plouernel, — et cependant il serait dangereux de tenter de la tourner.

— Je suis résolu de l’attaquer de front… je réponds de l’élan de mes cuirassiers, — reprit le prince. — Nous voilà à petite portée de canon… Ces gens-là ne tirent pas ?…

— Ils attendent que nous soyons plus proche, monseigneur, afin de rendre sans doute plus meurtrière leur décharge à mitraille.

— Rapprochons donc la distance afin d’engager l’action, — s’écrie le grand-duc dans sa bouillante ardeur… et, se tournant vers ses cavaliers, il s’écrie d’une voix tonnante : — Cuirassiers de Gerolstein ! j’ai l’ordre d’enlever cette batterie… nous l’enlèverons !! Pas de quartier pour les brigands qui la défendent ! Ils ont assassiné leur roi et leurs seigneurs ! Si vous êtes vainqueurs, vous recevrez ce soir double paye… et double ration de schnik… Cuirassiers, en avant… au grand trot… Trompettes, sonnez la charge… Hourra ! en avant !… hourra !

— Hourra ! en avant !… — répètent, en brandissant leurs sabres, les cavaliers électrisés par l’ardeur du prince et par la promesse d’une double paye et d’une double ration de schnik. — Hourra ! en avant !…

Les trompettes sonnent la charge. Cette pesante cavalerie prend le grand trot, formée d’abord en colonne afin d’offrir moins de surface au tir de la batterie républicaine, toujours muette jusqu’alors ; puis, à deux cents pas environ du mamelon, là où commence la pente rapide que les cuirassiers ont à gravir pour arriver aux pièces qu’ils doivent enlever, ils se développent sur deux lignes, et au commandement du grand-duc de Gerolstein, ils lancent leurs chevaux au galop en poussant des hourras prolongés, et arrivent au pied du mamelon. L’impétuosité de leur allure est alors ralentie par la roideur de la pente dont ils ont à gagner le sommet… Ils déchargent leurs mousquetons sur les servants de la batterie dont les pièces, pointées de haut en bas et muettes jusqu’à ce moment, répondent par une effroyable volée de mitraille. La compagnie de volontaires parisiens, placée en tirailleurs sur la lisière du bois et couverte par les haies du verger, vise aux chevaux et fait pleuvoir sur les assaillants une grêle de balles qui se croisent avec les feux plongeants de la compagnie postée à droite, derrière les murs de clôture de la métairie. Cette pluie de fer et de plomb ayant surtout atteint les chevaux du premier rang, ceux-ci, blessés ou tués, tombent ou se cabrent, se culbutent, se renversent sur leurs cavaliers, jettent dans la seconde ligne un tel désordre que, malgré sa force d’impulsion, elle s’arrête, hésite, recule… et le grand-duc est forcé d’ordonner un demi-tour au galop afin d’aller reformer ses escadrons hors de la portée de la mitraille et de la fusillade, puis de ramener ensuite ses cuirassiers à la charge… Ce mouvement de retraite est salué par les cris mille fois répétés de Vive la république ! poussés par les Français… La mousqueterie des cavaliers allemands, tirant de bas en haut, a passé par-dessus la tête des canonniers ; quelques-uns seulement sont blessés, les autres se hâtent de recharger leurs pièces, les volontaires s’empressent de charger leurs fusils afin de saluer pareillement la seconde attaque des ennemis, dont une centaine tués, blessés ou engagés sous leurs chevaux morts, sont restés çà et là sur la pente du mamelon. Les cuirassiers, raffermis, exaltés par le désir de venger leur premier échec se sont reformés en décrivant un assez grand circuit dans la plaine ; puis, revenant à fond de train, non plus développant leur front, mais en colonne, enlevés, entraînés par l’exemple du grand-duc qui s’élance à leur tête et, par forfanterie chevaleresque, a ordonné à son porte-étendard, colosse haut de six pieds, de chevaucher à ses côtés au milieu de ses gentilshommes ; les cuirassiers gravissent de nouveau la pente du mamelon, courbés sur l’encolure de leurs chevaux, dont ils labourent les flancs à coups d’éperon ; ils reçoivent, sans s’ébranler des pertes énormes qu’ils subissent, une nouvelle décharge de mitraille, presque à bout portant, et bientôt ils vont, dans l’impétuosité de leur élan, atteindre le plateau du mamelon, précédés du prince, du porte-étendard et de quelques gentilshommes. Les assaillants sont attendus avec un calme intrépide par les deux compagnies de volontaires, formées en carré au centre duquel ont été retirées les bouches à feu que les canonniers rechargent précipitamment. Le premier des trois rangs formant le carré a un genou en terre, et, ainsi que les deux autres, il reste immobile, le fusil épaulé, en joue et prêt à tirer au commandement du capitaine Martin. Il y eut un moment de silence solennel parmi les volontaires, lorsqu’ils virent d’abord apparaître à trente-cinq pas environ, achevant de gravir la pente du plateau, le grand-duc accosté d’un colosse casqué, cuirassé, portant l’étendard du régiment et accompagné de quelques officiers.

Castillon, placé au second rang du carré, ayant devant lui Jean Lebrenn, un genou en terre, et derrière lui le volontaire novice Duresnel, dit au premier à voix-basse :

— L’ami Jean, cotisons-nous pour déquiller ce tambour-major à cheval qui porte le drapeau… ça va-t-il ?

— Ça va… vise l’homme, je vise le cheval.

— Citoyens, je vise aussi au géant, — dit Duresnel de sa voix flûtée, — et si vous le permettez, je suis de votre écot ?

— Pardieu ! quand il y en a pour deux, il y en a pour trois ! — répond Castillon.

En ce moment le capitaine Martin voit derrière le grand-duc, son porte-étendard et ses officiers qui venaient d’aborder le plateau, poindre à mi-corps le premier rang des cuirassiers ; le capitaine Martin attend que, par un dernier effort de leurs chevaux, les cavaliers aient gagné le terre-plein du mamelon… alors, et seulement alors, le capitaine républicain s’écrie, au milieu d’un profond silence, car, en ce moment redoutable, toutes les respirations semblaient suspendues :

— Citoyens, attention au commandement !… tirez aux chevaux… Joue… feu !

— En avant, cuirassiers !… sabrez cette canaille ! — criait simultanément le grand-duc de Gerolstein faisant faire un bond énorme à son cheval afin de se précipiter sur le front du carré, — en avant !… hourra !

— Vive la république !! — avaient crié les volontaires en fusillant l’ennemi à bout portant. Les assaillants et les défenseurs disparaissent au milieu d’une épaisse fumée. Bientôt le vent la dissipe ; tel est l’aspect du champ de bataille. Ce qu’il faut si longuement raconter s’était passé… se passait avec la rapidité de la pensée.

Les cuirassiers du premier rang, foudroyés par la décharge du carré, étaient presque tous tombés avec leurs montures… ou avaient été culbutés sur les rangs suivants qui achevaient de gravir la pente du plateau. Cependant le grand-duc de Gerolstein, son porte-étendard, quelques-uns de ses gentilshommes et plusieurs de ses soldats, emportés par la force d’impulsion et par l’ardeur de leurs chevaux, qui, presque tous plus ou nıoins blessés, conservaient l’énergie d’un suprême effort, avaient pénétré dans l’intérieur du carré malgré la forêt de baïonnettes dont il était hérissé ; puis, foulant aux pieds, sabrant les républicains, parmi lesquels ils faisaient cette sanglante trouée, ils ne s’étaient forcément arrêtés que lorsque la plupart de leurs vaillants coursiers, épuisés par ce dernier élan, criblés de coups de baïonnette comme leurs cavaliers, les eurent entraînés dans leur chute. Le grand-duc de Gerolstein fut de ce nombre… Castillon et Duresnel avaient été, le premier, sabré à l’épaule par le vieux prince, le second, culbuté, contus, mais non blessé. Tous deux, après leur premier émoi, et lorsque les rangs, se resserrant, eurent fermé la trouée faite par l’impétuosité de l’attaque du grand-duc et de ses cavaliers, l’aperçurent dans l’intérieur du carré, engagé sous son cheval percé de coups ; le grand cordon orange que portait le prince le désignait comme un personnage. Castillon et Duresnel se précipitèrent sur lui et le firent prisonnier. Jean Lebrenn, de son côté, avait visé juste et logé sa balle dans le poitrail de la monture du colossal porte-étendard ; mais malgré cette blessure, le courageux cheval, pénétrant dans le carré à la suite du grand-duc, et, à bout de forces, était tombé expirant sous son cavalier. Celui-ci, préservé des balles par son casque, sa cuirasse et par l’épaisseur de ses bottes fortes, se dégage et, son sabre d’une main, son étendard de l’autre, se défend contre Jean Lebrenn, qui, dans l’espoir d’enlever un drapeau ennemi, s’est élancé, la baïonnette croisée, contre le géant. Celui-ci décrit autour de lui un moulinet redoutable, pare, riposte avec autant de vigueur que d’adresse et atteint grièvement d’une estocade à l’articulation du genou Jean Lebrenn, au moment où il vient de porter à son adversaire un coup de baïonnette dans le bas-ventre, juste au-dessous de sa cuirasse. Il tombe renversé. Jean Lebrenn, oubliant sa blessure, s’élance et s’empare de l’étendard. Un autre épisode se passait presque simultanément dans l’intérieur du carré : un sous-officier des cuirassiers de Gerolstein, d’une stature et d’une force presque égales à celles du porte-étendard, et qui, par un singulier hasard, n’avait été blessé non plus que sa monture en perçant les rangs des volontaires, se voyant perdu, voulait vendre chèrement sa vie, et attaquait avec furie le maréchal des logis Duchemin et ses servants, qui se hâtaient de recharger leur pièce. Duchemin, en vieux routier, s’était ingénieusement retranché en dedans et derrière l’une des roues de l’affût de Carmagnole ; cette roue le couvrait ainsi presque à mi-corps contre les coups de sabre et contre les atteintes du cheval de son adversaire, sur lequel il avait en vain déchargé son mousqueton. Aussi se défendait-il à l’aide d’un long et pesant refouloir dont il manœuvrait habilement ; il parvint à en asséner un coup violent sur le casque du cuirassier ; celui-ci chancelle sur son cheval, Duchemin redouble en s’écriant : — Tiens, bœuf allemand, tombe donc sous l’assommoir !! — En effet, le cuirassier tombe de cheval à demi assommé. Les servants de Carmagnole achèvent de la charger ; elle est, ainsi que les autres bouches à feu, mise en batterie derrière les rangs du carré faisant face à l’ennemi. Ces rangs s’ouvrent, s’écartent, l’artillerie vomit de nouveau la mitraille sur le dernier escadron du régiment de Gerolstein, réserve que le comte de Plouernel ramenait une dernière fois à la charge, mais à peine la salve d’artillerie à mitraille a-t-elle porté de nouveaux ravages dans les rangs des assaillants, que le carré d’infanterie, se reformant, continue sa fusillade aux cris de : Vive la république ! Soudain les cuirassiers, saisis d’une sorte de panique, font demi-tour et se précipitent, effarés, au galop de leurs chevaux, sur la pente déclive du mamelon et bientôt fuient à toute bride, afin de rejoindre les lignes ennemies. Cette débandade n’était pas seulement causée par le feu vif et soutenu de l’artillerie républicaine, et par l’opiniâtre et calme défense du carré de volontaires commandé par le capitaine Martin ; l’escadron du troisième régiment de hussards, jusqu’alors en bataille derrière les bâtiments de la batterie incendiée, ne put d’abord prendre part à l’action, et pendant qu’il attendait impatiemment l’heure de la charge, le capitaine de cet escadron et son lieutenant avaient été, le premier tué, le second mis hors de combat par l’explosion d’un obus. Olivier, quoique le plus jeune sous-officier de l’escadron, jouissait déjà d’une telle influence que d’un commun accord les soldats lui ayant décerné le commandement, il jugea d’un coup d’œil prompt et sûr, lors de l’attaque du carré par l’ennemi, quelle heureuse diversion il pouvait opérer. Il ordonne aussitôt un à gauche par quatre à son escadron, tourne les bâtiments de la métairie, enveloppé d’une épaisse fumée qui dérobait à la vue des Allemands la manœuvre des hussards. Ils descendent la pente du plateau, à trois cents pas et à droite de l’endroit où les débris du régiment de cuirassiers de Gerolstein, ramenés à l’attaque par le comte de Plouernel, tentaient encore d’assaillir la batterie ; Olivier, résolu de prendre ainsi l’ennemi à revers et à dos, s’écrie gaiement en désignant du sabre les cuirassiers à ses hussards :

— Ces colosses ont des ventres de fer, pointons aux yeux… sabrons les bras ; nous ferons de ces colosses des manchots et des aveugles ! En avant !… Vive la république !

— En avant !… — répètent les hussards électrisés. — En avant !… Vive la république !

Et le bouillant jeune homme, se penchant vers Victoria qui chevauchait à ses côtés à la droite du premier peloton, lui dit avec exaltation : — Ah ! j’en avais le pressentiment, je serai tué ou je gagnerai aujourd’hui mes épaulettes… Quel avenir !… quel avenir !

— Et moi j’ai un autre pressentiment… — répond Victoria plus pâle que d’habitude, le regard fixe et distrait ; le souvenir d’Anna Bell me revient obstinément à la pensée…

— Qu’est-ce qu’Anna Bell ?

— Olivier, — répond Victoria d’une voix basse, mais solennelle et sans répondre à la question du jeune homme, — si jamais tu trahissais la république, que ma mémoire soit ton remords éternel… car je t’ai sauvé d’un lâche suicide… et je t’aurai ouvert la carrière des armes… Adieu !

— Pourquoi adieu ?

— Qui sait !… — répond Victoria, au moment où l’escadron, lancé au galop, atteignait les derniers rangs des cuirassiers de Gerolstein, tandis que la tête de leur colonne était décimée, culbutée, refoulée en désordre par les feu de la batterie et du carré de volontaires. Olivier, à l’aspect de l’ennemi, oubliant Victoria, charge avec furie les cavaliers allemands. Ceux-ci, déjà ébranlés par le désordre des rangs qui les précèdent, se voyant pris en queue et en flanc, s’imaginant que les hussards sont l’avant-garde d’une cavalerie considérable, sont saisis de panique. Cependant les plus déterminés font volte-face, reçoivent la charge des hussards. La mêlée s’engage. Le comte de Plouernel, qui s’efforce en vain de rallier les fuyards, est soudain attaqué avec furie par un jeune hussard dont le shako est tombé dans le tumulte de la bataille. Sa noire chevelure flotte au vent, et il s’écrie :

— Me reconnais-tu, fils de Neroweg ?

— Que vois-je ?… — murmure le comte de Plouernel, reconnaissant la prétendue marquise Aldini, et dans sa stupeur, songeant à peine à parer les coups de sabre que Victoria, dressée sur les étriers, lui assène d’un poignet viril, il répète, avec l’expression de la rage et de l’horreur : — C’est toi, infernale créature !… c’est encore toi !!

— Oui, c’est moi !!… Et une fois de plus nos deux races se rencontrent en armes, face à face, à travers les âges ! — s’écrie Victoria redoublant l’impétuosité de son attaque. — Tu combats la patrie… je la défends contre toi… infâme parricide… Tu mourras de la main d’une fille de Joël !

Et la jeune femme, de qui les premiers coups avaient glissé sur le casque et sur la cuirasse du comte, se souvient de la recommandation d’Olivier, pointe son adversaire droit au visage et l’éborgne. Le comte, rendu furieux par cette blessure, riposte en dessous, et pendant que Victoria est encore presque debout sur ses étriers, il lui plonge son sabre dans la poitrine, la voit se renverser sur la croupe de sa monture, au moment où il engage une nouvelle lutte avec deux hussards… Mais, bientôt entraîné par les fuyards mis en pleine déroute, grâce à la vigoureuse diversion d’Olivier, le comte, afin de n’être pas du moins fait prisonnier, puis condamné à mort en sa qualité d’émigré pris les armes à la main, pousse son cheval à toute bride vers l’aile gauche de l’armée autrichienne alors en pleine déroute, et échappe à la poursuite des hussards républicains, ainsi qu’une centaine de ses cavaliers, débris du régiment des cuirassiers de Gerolstein.

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Hoche, manœuvrant avec autant d’habileté que d’audace, de promptitude et de sang-froid, avait complètement battu l’armée ennemie. Culbutés des hauteurs de Geisberg après un combat acharné, les Autrichiens avaient dû repasser en hâte la Lauter par le pont d’Altstadt, leur unique voie de retraite, retraite d’ailleurs effectuée en bon ordre, étant couverte par une arrière-garde imposante, protégée par de nombreuses batteries établies sur la rive gauche de la rivière.

Ce jour de décembre touchait à sa fin ; le disque rouge du soleil sans rayons allait bientôt disparaître à l’horizon, au milieu d’épaisses nuées grises chargées de neige. Saint-Just, Hoche et quelques officiers d’ordonnance se tenaient sur les hauteurs de Geisberg. De cette position l’on dominait du regard le champ de bataille, resté au pouvoir des Français et limité par le cours de la Lauter ; Hoche, à l’aide de sa lunette, distinguait le pont d’Altstadt encombré d’artillerie autrichienne, de caissons, de charrois, et vers lequel se dirigeait à son tour l’arrière-garde ennemie. À une assez grande distance de cette extrême arrière-garde, on apercevait au fond de la vallée de la Lauter un corps de cavalerie républicaine : quatre régiments de dragons, réserve que Hoche, à la fin de la bataille, avait lancée à la poursuite de l’ennemi, afin de changer en déroute sa retraite, qui ne pouvait s’opérer que par un seul passage : le pont d’Altstadt. Les escadrons français avaient donc reçu l’ordre de charger l’arrière-garde de Wurmser, de couper sa retraite, de s’emparer des trains d’équipage et de l’artillerie, de compléter enfin la brillante victoire de la journée ; Hoche, sa lunette toujours braquée sur le corps de cavalerie républicaine dont il suivait les mouvements au milieu de Ia brume qui commençait de s’élever des rives marécageuses de la rivière, témoignait d’un courroux croissant, et s’écriait :

— Il est donc fou !… que fait-il ?… Quel est le but de ces éternelles marches et contre-marches ?… Quoi ! malgré les ordres que pour la troisième fois je viens encore de lui envoyer… il laissera, sans l’inquiéter, l’arrière-garde ennemie opérer sa retraite… Il nous reste à peine un quart d’heure de jour, et depuis une heure il aurait dû charger les Autrichiens. — Puis, Hoche s’écrie avec un accent d’indignation et d’alarme, en se retournant vers Saint-Just : — Mais il faut que le général Donadieu soit un idiot ou un traître !

— Idiot ou traître… il portera la peine de son incapacité ou de sa trahison, — répond Saint-Just. Déjà, ce matin, l’évasion de cet espion m’avait inspiré des doutes sur le général Donadieu… et…

— Ah ! le misérable ! — s’écrie Hoche, — il va faire écharper notre cavalerie… Il vient de l’engager dans les marécages à portée des batteries de l’autre rive de la Lauter !

À peine Hoche venait-il de prononcer ces paroles, que l’escarpement de la rive opposée à celle où manœuvrait la cavalerie républicaine se couvre soudain d’un nuage de fumée blanche sillonnée d’éclairs, de flamme, rendus plus éclatants par l’envahissement de l’ombre crépusculaire. Bientôt l’on entend le bruit prolongé de fréquentes détonations d’artillerie, répété par les échos de la vallée.

— La batterie autrichienne foudroie nos escadrons ; les chevaux, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans le terrain vaseux, ne pourront que difficilement échapper à ce feu meurtrier ! — s’écrie Hoche avec désespoir. — Ce misérable Donadieu aura causé ce désastre irréparable… car voici la nuit… Puis, s’adressant à un de ses aides de camp : — Citoyen, cours à toute bride rejoindre nos escadrons… et donne l’ordre au colonel Dupont de prendre le commandement de ces régiments… de les rallier en hâte et de les ramener sur notre front… Tu arrêteras toi-même le général Donadieu, tu le conduiras sous bonne escorte au quartier général… Ce traître sera traduit devant un conseil de guerre.

— Le tribunal révolutionnaire réclame ce coupable, — dit Saint-Just ; — Donadieu sera dirigé sur Paris par mes ordres.

Au moment où l’aide de camp partait ventre à terre, afin d’aller porter les ordres du général au colonel Dupont, un officier d’ordonnance, arrivant au galop par une autre direction, arrête son cheval et dit à Hoche :

— Citoyen général, je suis envoyé vers toi par le chef de brigade Gouvion Saint-Cyr. Il a observé les mouvements du corps d’armée prussien… Le duc de Brunswick fait filer ses troupes sur la rive gauche de la Lauter, afin d’assurer sans doute la retraite de l’armée autrichienne sur Wissembourg.

— Il est trop tard pour engager une nouvelle action ! — répond Hoche avec amertume. — La nuit est venue, l’armée est harassée par un combat de dix heures… Ah ! le mouvement de Brunswick était prévu… Si Donadieu eût exécuté mes ordres… il culbutait l’arrière-garde ennemie dans la Lauter ou la faisait prisonnière, et s’emparait d’un immense matériel… la journée était complète ! — s’écrie Hoche ; et, s’adressant à Saint-Just : — N’est-ce pas désespérant ?

— Non, citoyen général ; les braves patriotes tels que toi ne connaissent pas le désespoir, — répond Saint-Just ; — demain le jour viendra, tu poursuivras ton succès, tu achèveras ta victoire… Je vais, en descendant de cheval, rendre compte de cette brillante journée au comité de salut public.

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La nuit est venue depuis longtemps. Les feux des bivacs de l’armée républicaine brillent à travers les brouillards de décembre. Elle campe sur le champ de bataille qu’elle a conquis. Le quartier général est établi dans les ruines du château de Geisberg, à demi démoli par les boulets. Une vaste grange, dépendante de la métairie de ce domaine, a été consacrée au service de l’une des ambulances de l’armée… Les blessés sont étendus sur des litières de paille et reçoivent les soins des officiers de santé à la clarté des falots. Parfois l’on entend les gémissements étouffés qu’arrache la douleur d’une amputation ou de l’extraction d’une balle. Souvent l’on entend le cri de Vive la république ! poussé par un patient, qui trouve dans son exaltation patriotique l’oubli de sa souffrance. À l’extrémité de la grange, une clôture de planches sépare l’aire du reste du bâtiment. Mortellement blessée par le comte de Plouernel, et d’abord amenée à l’ambulance, Victoria a été plus tard transportée dans l’espèce de réduit pratiqué à l’extrémité de la grange, le sexe de la jeune femme ayant été reconnu au moment où on allait poser le premier appareil sur sa blessure reçue en pleine poitrine. Un falot accroché à une poutre éclaire cette scène lugubre. Jean Lebrenn, aussi blessé, est agenouillé près de sa sœur, étendue sur la paille et à demi enveloppée d’une couverture. Olivier, adossé à la muraille, brisé par la douleur, cache son visage entre ses mains et peut à peine étouffer ses sanglots. Castillon, dont le mâle visage est sillonné de grosses larmes, se tient debout à quelques pas, appuyé à l’un des montants de la porte du réduit dont il est chargé d’interdire l’entrée aux autres blessés que la curiosité pourrait attirer, le bruit s’étant rapidement répandu dans l’ambulance qu’une belle jeune femme se déguisait sous l’uniforme de cavalier du troisième hussards.

La pâleur livide de Victoria, l’oppression qui pèse sur sa poitrine, ses aspirations entrecoupées, tout annonce qu’elle touche à ses derniers moments. Son frère tient convulsivement serrées dans les siennes la main de sa sœur ! il sent cette main devenir de plus en plus froide.

— Adieu, Olivier… — dit Victoria d’une voix affaiblie, en tournant ses regards vers le jeune homme, — n’oublie pas mes dernières paroles… Aime et sers la république comme une mère ; souviens-toi que tu es citoyen avant d’être soldat… souviens-toi surtout que ceux qui ne voient dans la guerre qu’un champ ouvert à leur ambition, à leur orgueil, sont exécrés parmi les hommes !… — Puis, s’adressant à son frère, Victoria reprend : — Adieu, frère… avant le combat… j’avais le pressentiment de finir comme notre aïeule Anna Bell… dont la triste vie a tant de rapports avec la mienne… Elle a été tout enfant corrompue par cette reine infâme… Catherine de Médicis… j’ai été souillée tout enfant… par cet infâme roi Louis XV… J’aurai été tuée à la guerre par un fils de Neroweg… et Anna Bell a été tuée à la bataille de la Roche-la-Belle… sous les yeux du Karl de Gerolstein… qu’elle adorait… — Puis, semblant frappée d’une idée subite, Victoria se recueille et reprend : — Le grand-duc régnant de Gerolstein est prisonnier… m’as-tu dit, mon frère ?

— Oui… il a été pris par Castillon et un jeune volontaire de notre bataillon.

— Il faut instruire Saint-Just des services rendus à notre cause par Frantz de Gerolstein, maintenant retenu par son père dans une prison d’État… et signifier au grand-duc qu’il restera prisonnier tant qu’il n’aura pas rendu à son fils la liberté… Frantz… libre… pourra servir encore la révolution… N’oublie pas cela, frère !

— Je ne l’oublierai pas, — répond Jean Lebrenn en pleurant ; et il murmura d’une voix déchirante : — Mon Dieu… tu vas mourir !!

— Jean… ta douleur est une injure à la croyance que nous ont léguée nos pères… Est-ce que l’on meurt ?… est-ce que je ne vais pas aller continuer de vivre, corps et âme, esprit et matière… en ces mondes inconnus où je te précède ?…

— Ce n’est pas ta mort que je pleure… puisque, ainsi que toi, je ne crois pas à la mort… je pleure notre séparation… Tu pars pour un voyage dont tu ne reviendras plus… Je suis jeune encore… et de longues années se passeront peut-être encore avant que je le revoie… sœur chérie !

— Ces longues années s’écouleront pour toi comme un jour… embellies par la tendresse de ta digne femme… par l’amour de tes enfants… par l’accomplissement de tes devoirs civiques !… De nouvelles luttes t’attendent sans doute… car, sans parler des traîtres… la république a des partisans plus funestes que ses plus dangereux ennemis… et notre génération, si révolutionnaire qu’elle soit, est encore pétrie de catholicisme… Elle a brisé ses idoles… mais elle a conservé l’empreinte indélébile de la religion de Rome !

— Ah ! je partage ta crainte… Dieu juste ! l’aurons-nous donc vu se lever si radieux, ce beau jour prédit par Victoria la Grande, pour assister à son déclin au milieu de nouveaux orages ?…

— De ce beau jour… ni toi ni d’innombrables générations ne verrez la fin… C’est un de ces jours dont les minutes sont des années… les heures… des siècles… Ce jour d’affranchissement durera ce qu’a duré ce long jour d’asservissement, dont la conquête de CLOVIS a été l’aube sanglante… et dont le supplice de LOUIS CAPET, le dernier de ces rois francs, a été le sanglant couchant ! — reprit Victoria d’une voix solennelle ; et soudain, de même que la flamme d’une lampe expirante jette parfois encore quelques vives clartés, au moment de s’éteindre, la jeune femme se redresse brusquement sur, son séant ; ses grands yeux noirs, naguère ternis par les approches de la mort, s’illuminent d’un rayonnement interne ; sa voix, naguère haletante, voilée, redevient sonore, vibrante ; ses beaux traits, naguère crispés par l’agonie, resplendissent de foi et d’enthousiasme ; elle s’écrie : — Ah ! frère, je le sens… je le sens… mon esprit se dégage de mon corps actuel… pour aller animer ailleurs une enveloppe nouvelle… L’avenir se dévoile à ma vue… à moi… ! Victoria, la femme soldat… ainsi qu’il s’est dévoilé… il y a tant de siècles… à VICTORIA, LA FEMME EMPEREUR ! sœur de lait de notre aïeul Scanvoc’h… Écoutez… écoutez les accents de ce génie prophétique dont les filles de la Gaule antique étaient possédées… lorsqu’elles chantaient l’avenir sur des harpes d’or… Écoutez, fils de Joël… Écoutez !…

À ces mots empreints d’une exaltation surhumaine, Olivier, Castillon, Jean Lebrenn, oublient leur douleur ; le canonnier Duchemin, le capitaine Martin, Duresnel et quelques volontaires, venus visiter leurs camarades blessés, se pressent à la porte du réduit, et, profondément émus, prêtent l’oreille aux paroles, de Victoria. Elle s’écrie, avec un redoublement d’exaltation prophétique :

— Salut, beau jour prédit par Victoria la Grande… salut !… radieuse est ton aube !… Je vois à ta naissante aurore des fers brisés, des bastilles écroulées, des trônes, des autels en poudre, et, dominant les décombres du vieux monde, l’échafaud de CAPET !… Salut, échafaud sacré… divin symbole de la Justice souveraine d’un peuple souverain… salut !… Ta hache sainte, trois fois sainte, a décapité la monarchie, a découronné cet arbre séculaire étranger à la vieille Gaule républicaine, implanté, enraciné par la conquête franque dans notre terre jadis libre… et arrosé des sueurs et du sang des Gaulois asservis !… C’est fait de la royauté… c’en est fait !… Qu’importent quelques rejetons sans durée, sans vie, qui pourront surgir encore, et qui surgiront un jour de cette souche antique déracinée de notre sol affranchi ?… Ne voit-on pas souvent le chêne abattu par le bûcheron en hiver, bourgeonner encore au printemps ?… Qu’importe ! l’arbre ne tient plus au sol, et bientôt cette verdure avortée que produit la sève expirante se flétrit et meurt en un matin… Salut donc ! beau jour prédit par Victoria la Grande… Salut ! ô république !… radieuse est ton aurore… Ton soleil éblouissant se lève sur l’Europe… Mais les plus beaux jours n’ont-ils pas leurs orages ?… Déjà je vois ramper au loin de noires vapeurs… Qui les produit ? la fermentation des détritus du vieux monde… Ces débris des âges passés corrompent l’air une dernière fois… avant de disparaître dans le néant… Ces noires vapeurs d’abord rampantes… Je les vois monter… monter !… Voilà qu’elles obscurcissent ton aube naguère si lumineuse, si pure… ô république !… Elles montent toujours… elles s’épaississent… Oh ! quelles ténèbres !… l’on se croirait plongé dans la nuit du sépulcre, tantôt morne, silencieuse, glacée… tantôt sillonnée des éclairs de la foudre de guerre, dont les canons tonnent avec fracas… Et voilà que… peu à peu… ces ténèbres s’éclaircissent… Elles se colorent légèrement d’abord… puis la lumière les pénètre, les dore… Un rayon de flamme a lui… un rayon de ton astre éclipsé, non disparu… Ô république !… un moment dérobé aux yeux des hommes par ces nuées impures, il continue de s’élever lentement vers son zénith en planant dans l’éther… Mais voilà que les ténèbres, naguère à demi dissipées, redeviennent plus sombres encore… et, de nouveau, la nuit semble se faire… et de nouveau les tempêtes se déchaînent… Mais ton astre, ô république ! s’élève… s’élève toujours au-dessus de ces tempêtes, au-dessus de ces tonnerres… qui éclatent parmi les régions humaines… Mais ces tourmentes ne sont dans la nature que des accidents… leur terme est fixé… fixé aussi est le terme de l’éclipse qui, durant un moment, a voilé l’éternelle vérité… Ne voyez-vous pas les derniers nuages s’éloigner, s’évanouir à l’horizon inondé de clartés !… Ton astre en son plein, ô république ! déverse des torrents de lumière féconde sur le monde régénéré… Il verdoie… il fleurit… il déploie en paix ses trésors, ses richesses, ses pompes, ses merveilles au milieu de l’allégresse de ses enfants libres, égaux, affranchis à jamais du double joug du fanatisme et de la misère… et à jamais unis par la fraternelle solidarité des peuples confédérés… O Victoria la Grande… tu prophétisais la renaissance de la Gaule républicaine… Ta prophétie s’est accomplie… et aussi s’accomplira la mienne… Fils de Joël… JE PROPHÉTISE LA RÉPUBLIQUE UNIVERSELLE !!

Les témoins de cette scène imposante, entraînés, transportés par la parole inspirée de Victoria, trompés par l’éclat éphémère de son regard, par la surexcitation fiévreuse où elle puisait un suprême élan d’énergie, oubliaient, hélas ! comme elle l’oubliait elle-même, qu’elle agonisait, et que, anéantie par un dernier effort de vitalité factice, elle allait quitter ce monde-ci pour aller renaître dans une autre sphère ! Il en fut ainsi. À peine a-t-elle prononcé ces paroles : Je prophétise la république universelle, que, saisie d’une faiblesse soudaine, Victoria, les yeux demi-clos, le visage livide et trempé d’une sueur glacée, s’affaisse entre les bras de son frère, murmure quelques mots inintelligibles et, après un instant d’agonie, elle sort de cette vie-ci, pour aller continuer de vivre en ces mondes mystérieux dont nul n’est revenu et où tous nous irons !

_____

L’armée devait se mettre en marche au point du jour. Jean Lebrenn et Castillon creusèrent à l’aube, sur les hauteurs de Geisberg une fosse destinée à Victoria. Elle y fut conduite sur un brancard porté par le capitaine Martin, Castillon, Duchemin et Olivier. Jean Lebrenn, grièvement blessé, suivait le deuil de sa sœur, appuyé au bras du jeune volontaire Duresnel. La neige tombait, la fosse de Victoria disparut bientôt sous le blanc linceul qui couvrait les hauteurs de Geisberg au moment où l’armée quitta ses bivacs pour marcher sur les lignes de Wissembourg, qui pouvaient encore être défendues par l’armée autrichienne ; mais abandonnant ses retranchements pendant la nuit, elle évacua Wissembourg.

Hoche écrivit le même jour cette dépêche à Bouchotte, ministre de la guerre :

« Wissembourg, le 7 nivose (27 décembre) an II.

» Pressé par les ordres à donner et la surveillance qui doit suivre une victoire, je n’ai pu t’écrire hier soir ; mais à coup sur tu connais par la lettre que j’ai écrite au comité de salut public ce qui s’est passé hier.

» Je suis entré ce matin dans Wissembourg, où j’ai fait ramasser beaucoup de prisonniers, beaucoup de malades, une infinité d’armes de toute espèce, etc. Les riches habitants de cette ville ont accompagné les ennemis dans leur fuite. Bon voyage ! Nous aurons leurs biens. Ces vils scélérats ne méritent aucune commisération. Douze mille hommes sont déjà au delà de Wissembourg. Le reste de l’armée part demain, de grand matin, et je vais prendre une position en attendant l’instant de frapper de nouveau. La route de Bitche à Wissembourg est libre. Les Prussiens ont abandonné les plus belles positions et les mieux fortifiées par l’art et la nature. Une de mes colonnes est à une lieue d’Amweiller, une autre à Dahn, une troisième à Nothweiller. Moi, je suis ici. Michaud marche avec sa division sur Bickelberg à travers la forêt de Bienvalt, et Desaix sur Hagenbach, après avoir pris Lauterbourg et forcé les ennemis à lui abandonner quatorze pièces de canon et des munitions de toute espèce en grand nombre. Je vais suivre mon mouvement général. À l’instant on m’amène… Horreur de la nature !!… des brigands pris les armes à la main tournée contre la patrie. Je dois les plus grands éloges à toutes les troupes. Un vieillard, le général Vernet, âgé de soixante-douze ans, s’empare avec sa colonne du château de Geisberg, et de deux pièces de canon ennemis.

» Un seul homme, le citoyen Donadieu, que j’avais chargé de couper la retraite aux ennemis, a manqué de cœur. Il s’est éloigné à la vue d’une batterie… il est en état d’arrestation.

» HOCHE. »

Olivier fut nommé lieutenant au troisième hussards en récompense de sa charge brillante contre les cuirassiers de Gerolstein. Le capitaine Martin fut élu à l’unanimité commandant du bataillon de volontaires parisiens, en remplacement de son prédécesseur, tué à l’attaque du plateau de Geisberg. L’étendard des cuirassiers de Gerolstein ayant été porté à Hoche par Jean Lebrenn, celui-ci reçut de la main du jeune général, en honneur et mémoire de ce fait d’armes, un sabre pris sur l’ennemi.

Le soir, Hoche adressait à l’armée cet ordre du jour laconique et d’une grandeur républicaine :

« RÉPUBLICAINS !

» WISSEMBOURG EST PRIS… VOUS AVEZ FAIT VOTRE DEVOIR.

» HOCHE. »

Le but de la campagne de l’armée de Rhin et Moselle fut atteint : le 8 nivose, Hoche écrivait au ministre de la guerre ce billet :

« Landau, 8 nivose.

» Citoyen ministre, je profite d’un courrier pour te dire un seul mot : Nous nous battons. Mais le temps est couvert de neige… je t’écrirai demain.

» Salut et fraternité,
» HOCHE. »


Le 10 nivose, le général Donadieu, traduit devant le tribunal révolutionnaire, d’après l’ordre de Saint-Just, et convaincu de trahison, fut condamné à la peine de mort… et la subit sur l’échafaud.

Le 12 nivose, Barère, au nom du comité de salut public, annonçait à la Convention que le général Hoche venait de dater sa nouvelle victoire de Landau, où les représentants du peuple Saint-Just et Lebas étaient entrés à la tête des troupes républicaines. La prise de Landau devait ouvrir à notre armée l’entrée du Palatinat. Les conséquences de la bataille dite des lignes de Wissembourg, gagnée par le général Hoche, devaient donc être incalculables pour le bon succès de cette guerre. La Convention, sur le rapport de Barère, rendit, le 12 nivose, cet arrêté :

« LA CONVENTION NATIONALE DÉCRÈTE :

» LES ARMÉES DU RHIN ET DE LA MOSELLE, LES CITOYENS ET LA GARNISON DE LANDAU ONT BIEN MÉRITÉ DE LA PATRIE. »

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Jean Lebrenn, étant soldat de l’armée de Rhin et Moselle et ayant, selon le décret de la Convention, ainsi que ses camarades, bien mérité de la patrie, eut l’orgueil, il l’avoue en écrivant ceci, de faire graver sur la lame du sabre dont Hoche l’avait gratifié en récompense de l’enlèvement de l’étendard des cuirassiers de Gerolstein :

« JEAN LEBRENN A BIEN MÉRITÉ DE LA PATRIE. »

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La guerre continua ; Jean Lebrenn, à peine guéri de sa blessure, sortit de l’ambulance et rejoignit l’armée de Rhin et Moselle ; mais sa plaie, mal cicatrisée, se rouvrit, s’aggrava par suite des rudes fatigues d’une nouvelle et victorieuse campagne ; il fut évacué sur l’hôpital de Strasbourg au mois de germinal (mars) de l’an II (1794), et apprit à cette époque la tentative insurrectionnelle des ultra-révolutionnaires, ou hébertistes. Robespierre, essentiellement spiritualiste, et doué d’un profond instinct de religiosité, abhorrait les hébertistes à cause de leur athéisme, de leur cupidité, de leurs mœurs corrompues et de leur cruauté sanguinaire. Fouché, Carrier, Tallien, Collot-d’Herbois, Fréron, entre autres, avaient, lors de leurs missions proconsulaires à Lyon, à Bordeaux, à Nantes et ailleurs, commis d’énormes dilapidations et épouvanté le monde par des forfaits inouïs ; ils auraient déshonoré la révolution, si l’on pouvait jamais rendre la plus sainte des causes responsable des horreurs commises en son nom. D’autres ultra-révolutionnaires ou terroristes, aussi athées ou matérialistes, mais de mœurs irréprochables, d’une probité rigide et d’un désintéressement tel, qu’ils abandonnaient au trésor national la totalité ou une portion de leurs appointements (dix-huit livres par jour en assignats), étaient, par conviction, ennemis de tout retour aux idées religieuses et se montraient terroristes inexorables ; Billaud-Varenne, membre du comité de salut public ; David, le grand peintre ; Amar, ex-trésorier de France et riche à millions ; Vouland, membre du comité de sûreté générale, appartenaient, entre autres, à cette fraction des hébertistes : dans leur sincère, mais exécrable aberration, ils voyaient un ennemi punissable de mort dans tout citoyen persuadé que la terreur, d’abord nécessaire, devait, ainsi que le gouvernement révolutionnaire, avoir un terme prochain : telle était la pensée de Robespierre. Non-seulement il abhorrait et réprouvait, au nom de la morale éternelle, les excès et les crimes monstrueux des Carrier, des Fouché, des Tallien, des Fréron, des Collot-d’Herbois, et autres misérables dont la dépravation égalait la férocité ; mais ces monstruosités, Robespierre les regardait avec raison comme des crimes politiques irréparables ; les ennemis de la révolution devaient la rendre solidaire de ces horreurs, tandis que, de fait, les hommes coupables de ces actes étaient des contre-révolutionnaires de la pire espèce. Ah ! s’il avait joui de cette omnipotence sur les comités qu’on lui suppose avec un inconcevable aveuglement, Robespierre n’eût pas un moment hésité à frapper ces monstres en les envoyant devant le tribunal révolutionnaire, mais il n’en est point ainsi : Robespierre, appuyé de Saint-Just et de Couthon, fait parfois, sur de certaines questions, prévaloir son opinion dans le comité de salut public ou à la Convention, mais il n’est pas de force à l’emporter sur les terroristes, dont les chefs partagent avec lui le pouvoir des comités, et qui, souvent aussi, sont appuyés par la majorité de la Convention, majorité flottante au gré de ses passions, de ses peurs, de ses rancunes, et appuyant tour à tour les terroristes, les jacobins ou les indulgents, dont Danton et Camille Desmoulins étaient les chefs ; ainsi, ces derniers ayant demandé la création d’un comité de clémence, destiné à reviser les arrêts qui renvoyaient les prévenus devant le tribunal révolutionnaire, Billaud-Varenne, dans son exaltation farouche, avait demandé la mise en accusation de Danton, et Robespierre de s’écrier avec indignation : « Que les terroristes voulaient sacrifier les meilleurs patriotes ! » La Convention, cédant cette fois à l’influence de Robespierre, refusa d’abord d’autoriser la mise en accusation des indulgents ; et à ce propos, Danton prononça ces belles et généreuses paroles :

« — Ce devrait être un principe incontestable parmi les patriotes, de ne jamais traiter comme suspects des vétérans révolutionnaires qui, de l’aveu public, ont constamment servi la liberté. Telle est ma profession de foi ; j’invite mes collègues à la faire dans leur cœur. Je jure de me dépouiller de toute passion lorsque j’aurai à me prononcer sur les écrits, sur les opinions, sur les actes de ceux qui ont servi la cause du peuple ; n’oublions pas qu’un premier pas dans la voie de l’iniquité conduit à un second. »

Cependant, l’audacieuse et folle tentative insurrectionnelle des hébertistes permit à Robespierre d’arracher aux comités un acte d’accusation contre quelques-uns des hommes les plus méprisables, les plus décriés de ce parti, que des citoyens d’une moralité éprouvée, tels que Billaud-Varenne, avaient cependant le triste courage de défendre : leur énergie révolutionnaire, leur ardent terrorisme, excusaient presque à ses yeux leur dépravation, leur férocité. Les hébertistes, sachant la haine dont les poursuivait le parti jacobin, personnifié dans Robespierre, et craignant qu’il n’usât, pour les perdre, de l’autorité qu’il prenait parfois sur la Convention, voulurent tenter un nouveau 31 mai ; ils dominaient au club des Cordeliers, et le 14 ventose (février), Carrier, de retour de sa mission en Bretagne, et sachant l’horreur que ses crimes inspiraient aux honnêtes gens de la Convention, ouvrit la séance du club, et dit :

« — J’ai été effrayé, à mon arrivée à la Convention, de ce que j’y ai vu et entendu. On voudrait faire rétrograder la révolution, on s’apitoie sur le sort de ceux que le glaive de la loi a frappés ! Les monstres ! ils voudraient briser les échafauds ; mais, citoyens, ne l’oublions jamais : ceux qui ne veulent pas de la guillotine, sentent qu’ils méritent d’être guillotinés ! Cordeliers ! vous voulez faire un journal maratiste ! j’applaudis à votre idée, à votre entreprise ; mais cette digue sera bien faible contre la scélératesse de ceux qui veulent tuer la république ; l’insurrection, une nouvelle insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux scélérats ! ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hébert, l’ignoble écrivain du Père Duchesne, Hébert prit à son tour la parole :

« — Il est temps que le peuple apprenne aux fripons, aux voleurs siégeant à la Convention, qu’ils doivent descendre de leurs carrosses et rendre hommage à la guillotine ! Les voleurs ne sont pas les plus à craindre, mais les ambitieux : voilà ceux qu’il faut frapper, cordeliers ! Eh bien ! quels sont les moyens de nous délivrer de cette faction de scélérats ? L’insurrection, oui, l’insurrection ! Et nous, cordeliers, nous ne serons pas les derniers à donner le signal qui doit frapper à mort les oppresseurs ! »

Après d’autres discours non moins enragés, le club des Cordeliers décida « que le tableau de la Déclaration des droits de l’homme serait et resterait voilé d’un crêpe funèbre jusqu’à ce que le peuple eût recouvré ses droits sacrés, en anéantissant la faction modérée, à savoir les jacobins. »

Le peuple, habitué dès le 31 mai, à respecter la Convention, incarnation de la souveraineté nationale, ne répondit pas à l’appel insurrectionnel des hébertistes ; une seule section, celle de Marat, députa des délégués à la commune, pour lui signifier « que les sectionnaires resteraient debout et en armes jusqu’à ce que la Convention, cédant à la pression d’un nouveau 31 mai, se fût purgée des modérés. » Ces projets d’insurrection, réprouvés par la commune, ainsi qu’ils l’avaient été par la généralité des citoyens, conduisirent plusieurs hébertistes à leur perte ; un décret de la Convention enjoignit à l’accusateur public de rechercher les fauteurs de l’insurrection avortée. Collot-d’Herbois et Carrier, montant à la tribune afin de se disculper, eux et leurs complices, affirmèrent que les journaux avaient dénaturé les paroles prononcées au club des Cordeliers ; l’on n’avait parlé de l’insurrection que conditionnellement, etc., etc. Hébert, le 19 ventose, nia plus effrontément encore la flagrante vérité, accusant de scélératesse les écrivains qui donnaient à penser que lui et ses amis voulaient attenter à la représentation nationale ; le jour même, une députation du club des Cordeliers vint aux Jacobins, où dominait l’influence de Robespierre, et leur donnèrent l’accolade fraternelle. « Un embrassement de plus, — dit Camille Desmoulins avec sa verve ironique, — et les jacobins étaient poignardés par leurs bons frères ! » Néanmoins, cédant aux instances de Robespierre, le comité de salut public (23 ventose) signa l’ordre d’arrestation de ceux des hébertistes que leur position à la Convention et leurs intelligences dans les comités ne rendaient malheureusement pas, pour ainsi dire, inattaquables, tels que Carrier, Tallien, Fouché, Bourdon (de l’Oise), etc., etc. ; et à la suite d’un rapport de Saint-Just, les ultra-révolutionnaires Hébert, Ronsin, Vincent, Momoro, Ducroquet et Lannier furent traduits devant let tribunal révolutionnaire ; le club des Cordeliers se résigna de nouveau à voiler la Déclaration des droits de l’homme, mais sans oser réitérer son appel à l’insurrection. Les hébertistes décrétés d’accusation étaient coupables, mais d’odieuses haines de parti et les calculs d’une politique non moins odieuse englobèrent dans le complot des hébertistes des modérés ou des montagnards absolument étrangers à cette trame : Pereyra, Julien, Delaunay, Proli, Bourgeois, Mazuel, Ancar, Leclerc, la femme Quetinet, Desfieux, Descombes, Armand, Dubuisson, Simon (du Mont-Blanc), et enfin, le croirait-on ? Anacharsis Clootz ! surnommé l’Apôtre du genre humain, lui qui, révolutionnaire avant 1789, faisait un généreux usage de son immense fortune et s’était toujours montré patriote irréprochable ; et cependant on le confondait, ainsi que d’autres excellents citoyens, avec un Hébert, un Proli, un Ronsin !! Ainsi, lors du procès des girondins, l’on avait confondu dans une même accusation et un même supplice des hommes purs comme Vergniaud et des criminels tels que Brissot, qui venait de déchaîner en France la guerre civile. Les hébertistes et leurs prétendus complices comparurent devant le tribunal révolutionnaire sous la prévention, soutenue par Fouquier-Tainville, accusateur public, « d’avoir conspiré dans le but de faire assassiner les représentants du peuple les plus dévoués à la révolution, et d’avoir voulu mettre la république sous le joug d’un tyran. »

Le 4 germinal (mars), les condamnés furent exécutés ; Hébert mourut lâchement ; Anacharsis Clootz et presque tous les autres condamnés montrèrent un ferme courage jusqu’à leurs derniers moments. Une fois de plus, depuis le procès des girondins, l’exécrable haine des partis, dans l’espoir de donner le change à l’opinion publique et d’égarer son jugement, accouplait dans la même accusation les innocents et les scélérats. Fouquier-Tainville, l’âme damnée du parti ultra-révolutionnaire, et particulièrement détesté de Robespierre, excellait à grouper les faits et à donner une très-grande apparence de culpabilité à la conduite des gens de bien que l’on voulait perdre ; il surprenait ainsi la religion des jurés du tribunal révolutionnaire, presque toujours consciencieux, et ainsi convaincus d’avoir rendu un verdict équitable.

La condamnation des hébertistes, et notamment la protection dont Robespierre et le parti jacobin couvraient les soixante-treize députés girondins incarcérés à la suite des journées du 31 mai, et ainsi dérobés à l’échafaud malgré les ultra-révolutionnaires, confirmèrent Danton et Camille Desmoulins dans la pensée que les comités, au gré desquels votait presque toujours la majorité de la Convention, songeaient à mettre un terme au régime de la terreur, à détendre le ressort du gouvernement révolutionnaire et à revenir bientôt à un système légal ; ils proposèrent donc un comité d’indulgence, chargé de reviser les actes d’accusation lancés contre les suspects ; aussitôt les terroristes, les uns très-convaincus, comme Billaud-Varenne, de la nécessité de continuer le règne de la terreur, les autres, tels que Carrier, Fouché, Tallien, couverts de crimes horribles et qui redoutaient le retour de la légalité, s’écrièrent que la république était perdue si elle entrait dans la voie indiquée par les indulgents, et de nouveau demandèrent la mise en accusation de Danton et de Camille Desmoulins. Deux mois auparavant, Robespierre, qui, plein d’admiration pour ces deux hommes illustres, sentait quels services ils pourraient encore, en des temps moins orageux, rendre à la révolution, s’était élevé avec indignation contre la demande des terroristes, et l’avait fait repousser. Il commença par résister de nouveau. En vain, dans le sein des comités, les terroristes prétendirent que la proposition d’une commission d’indulgence, après la condamnation des hébertistes, encouragerait l’audace des ennemis de la république, qui, presque certains de l’impunité, recommenceraient leurs complots ; Robespierre répondit que par cela même que la fin du règne de la terreur ne semblait pas encore venue, il approuvait la formation d’un comité d’enquête et de révision des procès ; mais cette proposition, fût-elle même impolitique de la part des indulgents, leurs chefs : Bazire, Chabot, et surtout Hérault de Séchelles, Camille Desmoulins et Danton, patriotes longtemps éprouvés, ne devaient pas être mis en accusation pour un pareil fait ; Robespierre corrigea, même très-cordialement les épreuves d’un article écrit en ce sens par Camille Desmoulins dans le Vieux Cordelier, journal rédigé par lui avec cet impitoyable bon sens politique, cette verve étincelante, cette ironie attique et acérée auxquels il devait son légitime et immense renom de publiciste ; mais son esprit satirique, son indignation amère, en flétrissant les sanglants excès des hébertistes, les turpitudes, les vols, les forfaits des Barras, des Tallien, des Fouché, des Collot et autres terroristes, avaient créé à Camille Desmoulins d’implacables ennemis ; Carnot lui-même, le croirait-on ? Carnot, cet homme intègre et d’un noble caractère, ne pouvant pardonner au journaliste d’avoir vivement critiqué les opérations militaires de la Vendée, le poursuivit de son animosité ; enfin Saint-Just, égaré par une jalouse rivalité, se trouva cette fois en désaccord avec Robespierre, et lui reprocha de vouloir, par une coupable faiblesse, sauver les dantonistes, objectant que la contre-révolution, déjà encouragée par la condamnation des hébertistes, deviendrait de plus en plus menaçante si les indulgents restaient impunis. Robespierre se vit presque seul contre la majorité des comités, qui demandaient avec acharnement la mise en accusation de Danton et de ses amis ; et, soit qu’il craignît de compromettre sa popularité en les soutenant plus longtemps, soit que, gagné par les impitoyables sophismes de Saint-Just, il considérât réellement la condamnation des indulgents comme une sorte d’indispensable contre-poids à la condamnation des enragés, il céda et eut le triste courage de parler contre les grands citoyens que, naguère encore, il défendait avec une si opiniâtre générosité. Cette concession déplorable entachera pour jamais sa mémoire aux yeux de la justice éternelle, et de plus, cette concession portait un coup irréparable et mortel à la république ; elle perdait surtout en Camille Desmoulins et Danton une partie de ses forces les plus vives. Ils furent décrétés d’accusation dans la nuit du 9 au 10 germinal an II (mai 1794), ainsi que Phelippeaux, Lacroix, Bazire, Chabot et Hérault de Séchelles, tous patriotes éprouvés ; Hérault de Séchelles entre autres, émule de Lepelletier de Saint-Fargeau et d’Anacharsis Clootz, faisait le plus noble emploi de sa grande fortune. Les dantonistes, renvoyés devant le tribunal révolutionnaire sous l’accusation banale de complot contre la sûreté de l’État et d’intelligences royalistes avec Dumouriez, se virent adjoindre pour complice Fabre d’Églantine, poursuivi comme agioteur et faussaire ; ainsi, l’on espérait les avilir et donner le change à l’opinion publique, selon la pratique constante de cette perfide et horrible tactique : accoler des scélérats à d’honnêtes gens dans les procès révolutionnaires. Danton, prévenu à temps du péril dont il était menacé, pouvait fuir, il s’y refusa. En entrant dans la Conciergerie, il dit à l’illustre Thomas Payne, aussi prisonnier : « — Ce que tu as fait pour le bonheur et la liberté de ton pays, j’ai en vain essayé de le faire pour le mien ; j’ai été moins heureux que toi : l’on m’envoie à l’échafaud, j’irai gaiement. » — Puis, s’adressant à d’autres détenus qui le saluaient avec respect : « — Il y a un an que j’ai fait instituer le tribunal révolutionnaire, j’en demande pardon à Dieu et aux hommes. Ce n’était pas pour que le tribunal fût le fléau de l’humanité : c’était pour prévenir le retour des journées de septembre… Ah ! il vaut mieux être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes ! » — Interrogé par Fouquier-Tainville sur son nom, son âge et sa demeure, Camille répondit : « — J’ai l’âge du sans-culotte JÉSUS quand il mourut : trente-trois ans ! Vous trouverez mon nom dans le panthéon de l’histoire, et ma demeure sera bientôt le néant ! » Accusé de complicité avec Dumouriez et de complot contre la république, Danton repoussa cette absurde accusation, tantôt avec une éloquence foudroyante, tantôt avec un sanglant dédain. « — Je sais que notre mort est résolue, je ne disputerai pas plus longtemps ma tête aux assassins ! — dit ce grand homme en terminant. — J’aurais voulu que ma mort fût plus utile à la patrie ! Ma mémoire sera vengée ! mes ennemis me suivront à l’échafaud ! Peuple, souviens-toi quelquefois de ton ami ! souviens-toi que ton bonheur dépend de ton union avec la représentation nationale. Tu me verras aller au supplice avec autant de courage que j’en montrais en défendant tes droits. Je mourrai digne de toi ! »

Camille Desmoulins, marié depuis peu de temps à une jeune fille qu’il adorait, et dont il avait récemment eu un fils, écrivait la veille de son supplice à cette infortunée… « Je meurs à trente-quatre ans ; j’appuie avec calme ma tête sur l’oreiller de mes écrits, trop nombreux, peut-être, mais qui respirent tous la même philanthropie, le même désir de rendre mes concitoyens heureux et libres… Ô ma femme ! ma chère Lucile, j’étais né pour vivre paisible, défendre les malheureux, te rendre heureuse ; composer avec ta mère, mon père et quelques personnes selon notre cœur un O’Tahiti. Je rêvais une république que tout le monde eût adorée ; jamais je n’aurais pu croire les hommes si injustes, si féroces. Comment supposer que quelques plaisanteries écrites contre des collègues effaceraient le souvenir de mes services ! Je meurs victime de ces plaisanteries et de mon amitié pour Danton… Nous pouvons emporter avec nous le témoignage que nous mourons les derniers des républicains… Adieu, ma Lucile bien-aimée, vis pour notre enfant, pour notre petit Horace ; parle-lui de moi : tu lui diras, ce que le pauvre petit comprendra plus tard, que je l’aurais bien aimé… Malgré l’iniquité de mon supplice, je crois en Dieu. Mon sang effacera mes fautes. Ce que j’ai eu de bon, mes vertus civiques, mon amour de la liberté, Dieu le récompensera. Adieu, ma Lucile ! adieu, ma bien-aimée ! adieu, mon petit Horace ! adieu, mon père ! je sens fuir devant moi le rivage de la vie. Ô Lucile ! je te vois encore… Mes mains liées par le bourreau t’embrasseront encore, et ma tête, séparée de mon corps, attachera encore sur toi mes yeux mourants. »…

Les condamnés furent conduits le soir, à cinq heures, à l’échafaud. Camille Desmoulins tenait dans ses mains des cheveux de sa femme. Il devait être exécuté le premier, il voulut embrasser Danton, le bourreau s’y opposa. « — Tu es donc plus cruel que la mort ? — dit Camille, — elle n’empêchera pas nos têtes de se baiser tout à l’heure dans le fond du panier ! » — Puis, avisant le couteau de la guillotine, il ajouta : « — Voilà donc la récompense destinée au premier apôtre de la liberté ! celui qui, le 12 juillet 1789, a, le premier, fait appel à l’insurrection ! Les monstres qui m’assassinent ne me survivront pas longtemps ! » — Danton, calme, intrépide jusqu’à la fin, ne peut retenir cependant une larme, en s’écriant : « — Ma bien-aimée femme, mes pauvres enfants, je ne vous verrai donc plus ! » — Puis, se raffermissant : « — Allons, Danton, pas de faiblesse ! » — Et s’adressant au bourreau : « — Tu montreras ma tête au peuple… elle en vaut la peine ! »

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Charlotte Lebrenn, pendant que son mari servait dans l’armée de Rhin et Moselle, continuait d’habiter avec sa mère la maison de la rue d’Anjou, maître Gervais ayant amicalement consenti à reprendre la direction de l’atelier de serrurerie cédé par lui à Jean Lebrenn, jusqu’à ce que celui-ci fût de retour de l’armée. Charlotte, ainsi que par le passé, tenait les livres de commerce de la maison ; elle s’occupait de ce soin dans la journée du 23 prairial an II (mai 1791). La jeune femme, dans un état de grossesse avancée, était vêtue de deuil en mémoire de Victoria, sa belle-sœur. Madame Desmarais travaillait à un ouvrage de broderie à côté de la table où sa fille achevait la balance de ses comptes.

— Ah ! ma pauvre enfant, — dit madame Desmarais, — béni soit le jour où j’ai abandonné la maison de mon mari ! je ne suis pas du moins témoin de l’opprobre dont il se couvre… Lorsque le comité de salut public a demandé la mise en accusation de ce malheureux Danton et de ses amis, j’ai lu dans le journal que mon mari est monté à la tribune pour défendre l’accusé ! Cela, je l’avoue, me surprend d’abord beaucoup : M. Desmarais se ranger du côté de celui qu’on poursuit ! mais bientôt j’ai le secret de cette surprenante générosité ; c’était un piège abominable tendu à ceux qui avaient réellement quelque pitié dans l’âme, car, après avoir, pendant un quart d’heure, rappelé les services, le patriotisme de Danton, soudain mon mari s’arrête et s’écrie : « La république ne périra pas ! 
 car en plaidant ici la cause de Danton, ce monstrueux scélérat, ma voix ne trouve aucun écho. Je voulais amener ses complices, non moins scélérats que lui, s’il en avait eu en cette enceinte, à se démasquer en applaudissant à sa défense… mais non ! mes paroles laissent froids ou révoltent les vrais républicains. Ces murmures me ravissent d’une joie civique ; ils me sont garants que le sang impur de ce misérable rougira bientôt la sainte guillotine… » — Puis, madame Desmarais, indignée jusqu’aux larmes, ajoute : — Et j’ai le malheur de porter le nom de cet homme féroce !

— Tu te méprends, pauvre bonne mère, — répond Charlotte en fermant ses livres de commerce. — Hélas ! mon père obéit plutôt au sentiment de la peur qu’à une méchanceté réfléchie.

— Comment ! il ne tendait pas un odieux guet-apens aux partisans de Danton en paraissant s’apitoyer sur lui !

— Je connais mon père ; je jurerais, vois-tu, maman, qu’en montant à la tribune, il voulait sincèrement défendre Danton, non par générosité, mais parce qu’il supposait et devait supposer que la majorité de la Convention ne décréterait jamais l’arrestation de ce grand citoyen ; mon père espérait avoir ainsi le bénéfice de l’avoir défendu ; mais, voyant au contraire la majorité de la Convention assez lâche, assez ingrate ou assez aveuglée par les haines de partis pour sacrifier Danton…

—… Mon mari, redoutant de se trouver seul de son opinion, à prétendu alors avoir plaidé le faux afin de savoir le vrai ; tu crois cela ?

— Oui, ma mère.

— Mon Dieu ! mais cette hypocrite lâcheté est pire encore, je crois, que la cruauté réfléchie !

— Ah ! ma mère, la peur, la hideuse peur enfante tant d’actes odieux, tu ne le sais que trop et si jamais ton cœur si bon pouvait se plaire à la vengeance, tu serais vengée par les angoisses dont la vie de mon père est incessamment bourrelée… Va, crois-moi, la mort est cent fois préférable à l’existence à laquelle il s’est volontairement condamné.

— Tant mieux, il n’a que ce qu’il mérite ; le bon Dieu est juste !

— Pauvre mère, tu fais ainsi la méchante, et… — Mais Charlotte, s’interrompant, ferme ses livres de commerce, et reprend : — Tiens, laissons ce sujet : les temps, hélas ! sont déjà si tristes par eux-mêmes qu’il vaut mieux arrêter son esprit sur des pensées consolantes.

— Ah ! mon enfant, tu dis vrai, quels temps, quels terribles temps !

— Oui, terribles, mais aussi bien grands, bien héroïques ! — répond la jeune femme pensive, en tirant du tiroir de la table où elle replace ses livres de commerce un assez grand nombre de feuillets écrits de sa main et un cahier de papier blanc qu’elle place devant elle ; puis, de plus en plus pensive, elle prend machinalement sa plume, et ajoute : — Oui, temps étrange que le nôtre ! le bien et le mal semblent se confondre dans un effrayant chaos ; heureusement, le bien l’emporte de beaucoup sur le mal.

— Que Dieu t’entende ! chère fille, — répond madame Desmarais, secouant la tête avec un air de doute ; puis, avisant Charlotte qui se met en mesure d’écrire : — Je vais te sembler bien curieuse ; mais quel est donc ce travail dont tu t’occupes assidûment depuis quelques jours après avoir terminé la tenue de livres de commerce ?

— C’est une surprise que je ménage à Jean, ma bonne mère.

— Puisse-t-il, pour lui et pour nous, en jouir bientôt de cette surprise ! Sa dernière lettre nous donne du moins l’espérance de le revoir d’un moment à l’autre. Il a écrit dernièrement de Strasbourg dans le même sens à M. Billaud-Varenne, qui, en venant nous voir avant-hier, croyait trouver ici ton mari.

— Jean n’attendait plus que l’autorisation du chirurgien pour se mettre en route, car les suites de sa blessure exigent de grandes précautions. Ah ! mère ! mère ! combien je suis glorieuse d’être sa femme ! avec quel bonheur, avec quelle fierté je vais l’embrasser !

— Tu dois, en effet, être glorieuse, mon enfant, mais cette gloire-là coûte cher ; ma crainte est que notre pauvre Jean reste toujours boiteux. Ah ! la guerre, la guerre ! — reprend madame Desmarais ; et ses yeux devenant humides, elle ajoute : — Pauvre Victoria ! quelle cruelle vie ! quelle terrible fin que la sienne !… Morte à la bataille !…

— Vaillante sœur ! elle a vécu en martyre, elle est morte en héroïne. Et quelle admirable exaltation à ses derniers moments ! Jamais, je crois, je n’ai été plus émue qu’en lisant la lettre que Jean nous écrivait de Wissembourg le lendemain du jour où Victoria expirait entre ses bras, prophétisant la république universelle.

— Telle que ton mari nous l’a rapportée, cette prophétie a en effet quelque chose de biblique ; mais, en admettant qu’elle se réalise, que de maux, que de malheurs, que d’orages encore ! Faut-il plaindre, faut-il féliciter ceux-là qui vivront après nous et seront peut-être témoins de ces grandes choses ou de ces nouvelles catastrophes ?

— Ceux-là qui nous succéderont, il faut surtout les éclairer, ma mère, afin que l’époque à laquelle nous vivons porte pour eux ses fruits ; qu’ils apprennent de bonne heure à admirer ce qu’il y a d’admirable en ces temps-ci et à maudire ce qu’il y a de haïssable. — Puis, souriant à demi et montrant à sa mère les papiers épars sur sa table, Charlotte ajoute : — Ceci nous ramène à la surprise que je ménage à notre cher Jean, et dont je parlais tout à l’heure en répondant à ta curiosité.

— Que veux-tu dire, chère fille ?

— Tiens, lis le titre de ce cahier.

Madame Desmarais prend le cahier que lui présente sa fille, et lit tout haut ces mots :

À MON ENFANT !

— Ainsi, — reprend madame Desmarais avec émotion, — ces pages que tu écris depuis quelques jours…

—… Sont adressées dans ma pensée à mon enfant. Il verra le jour à une époque bien redoutable : c’est pour cet enfant que j’écris. Si c’est un garçon, je ne saurais lui citer un meilleur exemple à suivre que celui de son père ; si c’est une fille… — et la voix de Charlotte s’altéra légèrement… — je lui citerai un jour l’exemple de cette courageuse et adorable femme que le hasard m’a permis de connaître, d’aimer, d’admirer peu de temps avant son supplice…

Lucile ! — s’écrie madame Desmarais, frissonnant à ce souvenir, — l’épouse infortunée de Camille Desmoulins ! Ah ! ce crime seul suffirait à faire maudire la révolution ! Pauvre Lucile ! si belle, si modeste, si bonne ! et mère d’un petit enfant ! Rien n’a pu apitoyer ces monstres du tribunal révolutionnaire : ils l’ont envoyée à l’échafaud, cette innocente jeune femme de vingt ans !

— Oui ; et la veille de sa mort, elle a adressé à madame Duplessis, sa mère, qui me l’a communiquée, cette lettre de deux lignes, où respire toute son âme :

« Bonsoir, ma chère maman ; une larme s’échappe de mes yeux, elle est pour toi. Je vais m’endormir dans le calme et l’innocence.

» LUCILE [5] »

— Touchants et nobles adieux ! — reprend Charlotte, essuyant ses yeux devenus humides. — Il me semble que c’est ce que je t’aurais écrit, bonne mère, car moi aussi je saurais mourir !

— Tais-toi, tu m’épouvantes, — s’écrie madame Desmarais toute tremblante ; puis, se rassurant : — Mais non, tu es enceinte, et, grâce à Dieu, les femmes dans ta position échappent à l’échafaud.

— Oui, l’enfant sauve la mère ! aussi j’adresse ce petit écrit à mon enfant, à qui peut-être je devrai la vie… car si Camille Desmoulins, Danton, ces hommes illustres, ces grands patriotes, ont été sacrifiés hier, qui sait si mon mari, qui, malgré son obscurité, les égale du moins en vertus civiques, ne sera pas sacrifié demain ?

— Charlotte, tu as donc juré de me désespérer ! — murmure d’une voix atterrée madame Desmarais. — Lui ! ton mari, homme du peuple, si laborieux, si honnête ! lui, blessé à l’attaque de la Bastille ; lui, blessé incurablement peut-être à l’armée, où il pouvait se dispenser de se rendre, en sa qualité d’homme marié, on le condamnerait aussi ! Mais, hélas ! pourquoi non ? Ils ont condamné tant de grands citoyens ! Ah ! du sang, toujours du sang !… Et tu oses dire qu’en ces horribles temps, le bien l’emporte de beaucoup sur le mal !

— Oui, mère ; car si les rivalités féroces qui poussent les partis à mutuellement se décimer ont causé des malheurs irréparables, la république, pleurant les égarements affreux de ses enfants, témoigne de sa tendresse maternelle pour les pauvres, pour les opprimés, pour les esclaves, pour les veuves, pour les orphelins, enfin pour tous les déshérités de ce monde, et s’efforce de donner à tous le pain de l’âme et du corps.

— Où as-tu vu cela ?

— Tiens, bonne mère, écoute ces quelques lignes que j’écris pour mon enfant.

— Je t’écoute.

Charlotte Lebrenn lut ce qui suit :

« Tu naîtras en des temps sans pareils au monde, cher enfant ; et lorsque ta jeune raison sera suffisamment développée, tu liras les pages écrites par moi sous les yeux d’une mère chérie, pendant que ton père est allé combattre pour l’indépendance de la patrie, pour le salut de la révolution et de la république.

» Peut-être un jour tu entendras calomnier, maudire cette redoutable et héroïque époque à laquelle tu es né. Peut-être un jour, et pour un jour seulement, tu verras surgir encore les fantômes de l’Église de Rome et de la royauté. En ce cas, n’oublie jamais ceci :

« Christ, le divin prolétaire de Nazareth, avait dit : « Les fers des esclaves seront brisés ; — tous les hommes seront unis dans une fraternelle égalité ; les pauvres, les veuves et les orphelins seront secourus ; voilà ce que Jésus, le charpentier de Galilée, l’obscur artisan, avait prophétisé, mon enfant. »

» Et voici ce qui est arrivé :

» Ceux qui se disent les prêtres et les serviteurs de Jésus-Christ ont, pendant dix-huit siècles, possédé des esclaves, des serfs, des vassaux. — Ces vassaux, qui les a affranchis, au nom de la sainte humanité ? — C’est la révolution, c’est la république. — En un jour, elle a réalisé la prophétie de Christ, méconnue par ses prêtres depuis dix-huit cents ans ! Oui, vasselage et servage ont été abolis par la révolution, en 1789. Enfin, cher enfant, cette année où tu naîtras, an II, 16 pluviose (4 février 1794), la république a rendu ce décret :

« LA CONVENTION NATIONALE déclare abolir l’esclavage des nègres dans toutes les colonies ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont CITOYENS FRANÇAIS, et jouiront de leurs droits. »

— C’est pourtant vrai ce que tu dis là, ma fille, — reprend madame Desmarais, pensive, — la république a fait en un jour ce que l’Église n’a jamais fait depuis des siècles, puisqu’il dépendait d’elle de prêcher du moins l’exemple en affranchissant les esclaves, les serfs ou les vassaux qui lui appartenaient avant la révolution.

— Vois-tu, mère, qu’en ces temps-ci, le bien l’emporte de beaucoup sur le mal, — répond Charlotte. Puis elle poursuit ainsi sa lecture :

« Écoute encore, mon enfant : L’Église et la royauté laissaient à dessein le peuple dans une profonde ignorance, afin de le rendre plus docile au servage. Voici ce que l’année de ta naissance la république a décrété (8 nivose an II-1794) :

« LA CONVENTION NATIONALE arrête :

» L’enseignement est libre et sera gratuit et obligatoire. La Convention charge son comité d’instruction de lui présenter des livres élémentaires destinés à former l’éducation des citoyens. Les premiers de ces livres doivent être : LA DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME, — LA CONSTITUTION, — LE TABLEAU DES ACTIONS HÉROÏQUES OU VERTUEUSES, — LES PRINCIPES DE LA MORALE ÉTERNELLE. »

« LA CONVENTION NATIONALE décrète :

» Un concours sera ouvert, pour les ouvrages traitant :

» Instruction sur la CONSERVATION DE LA SANTÉ DES ENFANTS depuis la grossesse de la mère à leur naissance, et sur leur ÉDUCATION PHYSIQUE ET MORALE jusqu’à l’époque de leur entrée dans les écoles nationales. »

» — Voilà pour les enfants, puis encore pour la nourriture de l’âme :

« 28 nivose 1794.
» LA CONVENTION NATIONALE décrète :

» Il sera formé dans chaque district du territoire de la république une bibliothèque nationale publique. »

» C’est ainsi que la république donne le pain de l’âme à tous ses enfants, parce qu’elle sait que l’instruction seule peut affranchir les hommes. »

— C’est vrai… voilà encore un des bienfaits de la révolution que l’on ne saurait nier, — dit madame Desmarais. — Pourquoi faut-il, mon Dieu ! qu’à côté de tant de bien il y ait tant de mal !

— Ce sont les passions, les erreurs des hommes qu’il faut accuser, ma mère, et non la république ! — répond Charlotte ; et elle continue ainsi sa lecture :

« Autrefois, mon enfant, les rois, les seigneurs et les prêtres étaient presque les seuls possesseurs du sol ; ils le revendiquaient au nom de Dieu et du droit de conquête. Le clergé, par les dîmes qu’il imposait ; les nobles, par l’exercice de leurs droits seigneuriaux, réduisaient le peuple à une détresse épouvantable. Souvent, affamé par la disette, il broutait l’herbe des champs ou rongeait l’écorce des arbres : la révolution de 1789 abolit les dîmes et les droits féodaux, mais elle commit d’abord la faute de conserver un roi et de lui donner quarante millions de gages ; oui, mon enfant, tout autant, quarante millions ; mais la république, ayant supprimé par sage économie le roi et la royauté, a plus judicieusement employé les richesses de la France ; ainsi, par exemple, vois un peu, cher enfant, tout le bien que l’on peut faire avec environ le quart de ces quarante millions, jadis accordés au roi, et qui lui servaient à soudoyer les ennemis de la révolution, à gorger d’argent ses courtisans et sa valetaille ; la Convention a dernièrement rendu le décret suivant :

« LA CONVENTION NATIONALE, après avoir entendu le rapport du comité de salut public, décrète :

» Il sera ouvert dans chaque département un registre qui aura pour titre : LIVRE DE LA BIENFAISANCE NATIONALE.

» — Le premier titre sera intitulé : Cultivateurs vieillards et infirmes.

» Le second : Artisans vieillards ou infirmes. » Le troisième sera consacré aux mères et aux veuves ayant des enfants dans les campagnes.


TITRE Ier. — Des cultivateurs vieillards ou infirmes.

» Article 1er. L’inscription sur ce livre, de laquelle il sera délivré un extrait par l’administration du département au cultivateur vieillard ou infirme qui l’aura obtenue, lui servira de titre pour recevoir annuellement un secours de cent soixante livres, payables en deux termes, de six mois en six mois, et par avance.

» Art. 2. Pour être inscrit, il faut être indigent, âgé de soixante ans, et muni d’un certificat qui atteste que pendant l’espace de vingt ans on a été employé, sous quelque rapport que ce soit, au travail de la terre. Ceux qui auront des infirmités acquises par ce genre de travail pourront jouir du secours de cent livres, quoiqu’ils ne soient pas sexagénaires, si, d’ailleurs, ils ne peuvent se procurer leur subsistance.

» Art. 3. Les certificats de temps de travail et d’indigence seront délivrés par la commune du lieu de résidence du cultivateur ou de l’artisan vieillard ou infirme. L’état d’infirmité sera attesté par deux chirurgiens du district, dont l’un sera toujours l’officier de santé de l’arrondissement, qui remplira cette fonction gratuitement ; ces pièces, visées par l’agent national de la commune, seront, par lui, adressées sans délai au district.

» Art. 4. Le nombre des inscriptions pour les cultivateurs vieillards ou infirmes demeure fixé à quatre cents par chaque département.

» Art. 13. Pour l’exécution du présent décret, il sera mis annuellement, par la trésorerie nationale, à la disposition de la commission exécutive des secours publics, la somme de sept millions cent quarante-quatre mille livres à distribuer entre les départements de la république.

TITRE II. — Des artisans vieillards ou infirmes.

» Art. 1er. Les artisans qui, dans les campagnes, sont attachés aux arts mécaniques, auront droit également à la bienfaisance nationale et aux inscriptions.

» Art. 2. Leur inscription sur ce livre, de laquelle il sera délivré un extrait par l’administration du département à celui qui l’aura obtenue, servira de titre pour recevoir annuellement une somme de cent vingt livres, payables de six mois en six mois, et par avance.

» Art. 3. Pour être inscrit, l’artisan vieillard ou infirme sera tenu de faire certifier que depuis vingt-cinq ans il exerce, hors des villes, une profession mécanique ; il réunira en outre les conditions exigées par les articles 3 et 4 du chapitre précédent, concernant les cultivateurs infirmes, soit pour l’obtention de l’inscription, soit pour les diverses formalités à remplir.

» Art. 4. Le nombre des inscriptions pour les artisans vieillards ou infirmes demeure fixé à deux cents par chaque département.

» Art. 6. Pour l’exécution du présent décret, il sera mis annuellement, par la trésorerie nationale, à la disposition de la commission des secours publics, la somme de deux millions quarante mille livres à distribuer entre les départements de la république.

TITRE III. — Des mères et veuves ayant des enfants et habitant la campagne.

» Art. 1er. Les mères et les veuves chargées d’enfants et habitant la campagne ont aussi droit à la bienfaisance nationale et aux inscriptions.

» Art. 2. Pour obtenir une inscription sur ce livre, il faudra être femme ou veuve indigente de cultivateur ou d’artisan domicilié à la campagne. Les mères qui auront deux enfants au-dessous de dix ans, et qui en allaiteront un troisième, auront droit au secours. Quant aux veuves, il suffira qu’elles aient un enfant au-dessous de l’âge de dix ans et qu’elles en allaitent un second.

» Art. 3. Les mères et les veuves inscrites recevront annuellement une somme de soixante livres, et vingt-cinq livres de supplément si, à l’expiration de la première année de nourriture, elles représentent leurs enfants existants à l’agent national de la commune.

» Art. 4. Sur l’attestation qui leur en sera donnée par l’agent national de la commune, et qu’elles présenteront au district, le secours de soixante livres leur sera continué jusqu’à ce que l’enfant ait atteint l’âge de trois ans, terme de la plus longue durée de l’inscription.

» Art. 8. Indépendamment des secours assurés aux mères et aux veuves qui allaitent, il sera accordé cent cinquante inscriptions par département, à raison de soixante livres chacune, pour les veuves indigentes d’artisans ou de cultivateurs. Dans le cas où elles seraient infirmes et chargées de plus de deux enfants au-dessous de l’âge de quinze ans, les conditions pour l’inscription seront les mêmes que celles prescrites par les articles précédents. » Art. 9. Pour l’exécution du présent décret, il sera mis annuellement à la disposition de la commission des secours publics la somme de trois millions soixante mille livres, à distribuer entre les départements de la république.

TITRE IV. — Secours à domicile, dans l’état de maladie, donnés aux citoyens et aux citoyennes ayant des inscriptions.

» Art. 1er. Les citoyens et citoyennes ayant des inscriptions sur le livre de la bienfaisance nationale, ci-dessus mentionné, recevront des secours gratuits à domicile dans leurs maladies. Ils auront également droit de réclamer ce secours pour les enfants à leur charge.

» Art. 2. À cet effet, il sera établi dans chaque chef-lieu de district un officier de santé, et deux autres dans l’étendue de son territoire. Le service des malades sera réparti entre ces officiers de santé par l’administration du district, qui déterminera l’arrondissement de chacun d’eux.

» Art. 3. Le traitement de l’officier de santé du chef-lieu de district sera de cinq cents livres. Ses fonctions seront de faire le service de son arrondissement, et de suivre le traitement des maladies qui se manifesteront dans l’étendue du district. Il sera attribué à chacun des deux autres une somme de trois cent cinquante livres. Ces officiers de santé se prêteront mutuellement secours pour assurer le service, en cas de surcharge dans quelques-uns des arrondissements. Il sera délivré à ces officiers de santé une liste nominative des individus portés sur le livre de bienfaisance, chacun pour son arrondissement.

» Art. 4. Il sera distribué par district des boîtes de remèdes les plus usuels et les plus simples ; le nombre en sera fixé à quatre par chaque district : deux sont remises à chacune des municipalités du lieu de résidence des officiers de santé ; elles seront confiées à l’un des membres de la commune, ou à tout autre désigné par elle. Les deux autres resteront en réserve au district, qui en disposera suivant que les circonstances l’exigeront. Ces boîtes pourront être employées, en cas de besoin, au traitement des épidémies ; il sera ajouté à chacune une provision de farine de riz et de fécule de pommes de terre, et pour le tout il sera fait un fonds de cent soixante mille neuf cent cinquante livres.

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» Art. 6. Pour assurer aux malades les moyens de se procurer les secours en aliments et de pourvoir aux autres dépenses que leur état exigera, il leur sera alloué une somme par jour. Cette somme est fixée à dix sous, et à six sous seulement pour les enfants au-dessous de dix ans.

» Art. 7. L’agent national de la commune, sur la demande qui lui en sera faite, requerra l’officier de santé de l’arrondissement, lequel se transportera sans délai auprès du malade. Sur son rapport, qu’il remettra par écrit et signé à l’agent national dans la forme qui sera déterminée, le secours en argent, mentionné en l’article précédent, sera avancé au malade par la municipalité du lieu, qui en sera remboursée par la caisse du district, ainsi qu’il sera expliqué ci-après.

» Art. 12. Chaque commune, dans les campagnes, fera cultiver, autant que le lui permettront les localités, les plantes les plus usuelles en médecine qui leur seront indiquées par l’officier de santé. Il est fait une invitation civique aux citoyens de l’arrondissement de cultiver dans leurs jardins quelques-unes de ces plantes, et d’en fournir gratuitement aux malades.

TITRE V. — Modes d’exécution et cérémonies civiques.

» Art. 1er. La première fête nationale qui sera célébrée sera indiquée par un décret, aussitôt que les tableaux demandés par les précédents articles auront été formés dans chaque district et envoyés par les départements.

» Art. 3. La formation prompte de ces tableaux est recommandée à l’humanité et au patriotisme des municipalités, des administrations de districts et de départements.

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» Art. 5. Le jour consacré au soulagement du malheur par le décret sur les fêtes nationales et décadaires, il y aura dans chaque chef-lieu de district une cérémonie civique, dans laquelle les agriculteurs et les artisans vieillards et infirmes, les mères et les veuves désignées dans les articles précédents, ayant des inscriptions, seront honorés, et recevront, en présence du peuple, le payement du premier semestre de la bienfaisance nationale.

» Art. 6. Le livre de la bienfaisance nationale sera lu par l’agent national du district, en présence des autorités constituées et des jeunes citoyens des écoles primaires, dans les lieux où les citoyens se rassemblent le décadi. »

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« Ces admirables décrets te prouvent, — continua Charlotte, — mon enfant, que la république, dans sa tendre commisération pour l’infortune, lui consacre une sorte de culte religieux ; non seulement elle soulage les misères du peuple, mais elle honore le malheur, et en le secourant, ce n’est pas une dégradante aumône qu’elle lui jette, c’est la dette de la patrie qu’elle acquitte solennellement envers ces vieillards, qui ont usé leur vie au travail de la terre ou des métiers ; cette dette, la république l’acquitte encore envers les pauvres veuves qui, malgré leur labeur quotidien, ne peuvent subvenir aux besoins de leur jeune famille. Tu le vois, le VIEILLARD, L’ENFANT et la FEMME sont l’objet constant de la sollicitude de cette république que tu entendras peut-être un jour accuser des plus noirs forfaits. »

— Il faut être juste, — reprend madame Desmarais interrompant de nouveau sa fille, — jamais, au grand jamais, sous l’ancien régime, l’on ne s’occupait ainsi du sort des pauvres gens, et néanmoins en ces temps extraordinaires où nous vivons, cette pauvre madame Camille Desmoulins a été envoyée à l’échafaud.

— Hélas ! bonne mère, c’est le crime des méchants ou des insensés, mais non le crime de la république. Un radieux soleil éclaire l’accomplissement d’un grand forfait, le soleil est-il solidaire de ce forfait ?

Gertrude entre soudain dans le salon d’un pas précipité ; sa physionomie est à la fois si joyeuse et si émue que Charlotte se lève brusquement et, s’adressant à la servante, s’écrie : — Jean est arrivé !

— Madame… c’est-à-dire… mais, pour l’amour de Dieu, n’allez point trop vous émouver dans l’état où vous êtes, — répond Gertrude. — M. Jean est bien arrivé, si vous voulez… cependant…

— Ah ! ne crains rien, ma mère, — dit la jeune femme à madame Desmarais ; — j’ai eu le courage de supporter son absence, le sachant exposé aux périls de la guerre, comment ne supporterais-je pas le bonheur de son retour ?

Jean Lebrenn, à l’instant où Charlotte et sa mère vont courir à sa rencontre, paraît à la porte du salon, appuyé sur le bras de Castillon ; tous deux sont encore vêtus de l’uniforme des volontaires de la république. Jean, après avoir embrassé sa femme et madame Desmarais avec effusion, essuie ses yeux baignés de larmes, car la vue de Charlotte dans un état de grossesse avancée lui cause une émotion profonde ; puis il lui dit, ainsi qu’à sa belle-mère, leur montrant Castillon resté à l’écart, et qui ne peut plus non plus retenir ses pleurs :

— Embrassez donc aussi Castillon : il a été pour moi, dans cette campagne, plus qu’un camarade… il a été un frère.

— Je le savais par tes lettres, — répond Charlotte ; et elle embrasse cordialement le contre-maître, lui disant : — Soyez accueilli en frère, vous qui, pour nous, vous êtes conduit en frère.

— Ma foi, citoyenne, il n’y avait pas grand mérite à cela, l’ami Jean est un si brave et si bon camarade, — répond Castillon profondément touché de cet accueil ; — j’aurais voulu vous ramener le patron droit sur les jambes ; mais, par suite de sa blessure, il boite encore. Il lui faut, pour être guéri tout à fait, ont dit les chirurgiens, un mois ou six semaines de repos absolu ; ainsi, mettez l’ami Jean aux arrêts forcés, citoyenne ; et là-dessus je m’encours revoir nos camarades, notre forge, ma vieille enclume. Ah ! vrai, malgré l’entrain de la guerre, malgré la réjouissance d’échiner les Austro-Prussiens de Wurmser et de Brunswick, souvent je soupirais en songeant à l’atelier ; aussi, après m’être crânement servi de mon fusil contre les ennemis de la république, je vais le mettre au croc sans regret et reprendre joyeusement le marteau. À revoir, l’ami Jean !

— Vous souperez avec nous, citoyen Castillon, — dit Charlotte ; — vous ne nous laisserez pas seules fêter le retour de mon mari.

— Vous êtes bien honnête, citoyenne Lebrenn ; j’accepte votre offre de grand cœur, la journée sera complète, — répond le contre-maître. — Je vais aller dire bonjour aux camarades de l’atelier, mais n’oubliez pas d’empêcher l’ami Jean de marcher, sans quoi il risque de rester boiteux, — ajoute Castillon en sortant du salon.

— Mon enfant, — dit madame Desmarais, — il faut que ton mari quitte son uniforme et se couche : sa blessure a sans doute besoin d’être pansée.

— Oh ! maintenant, monsieur le volontaire, vous ferez toutes nos volontés, — reprend Charlotte en souriant et aidant son mari à se débarrasser de la buffleterie à laquelle était suspendu le sabre dont le général Hoche l’avait gratifié, après la bataille de Wissembourg.

— Chère Charlotte, cette arme augmentera le nombre des reliques de notre famille, — dit Jean Lebrenn ; et il ajoute avec un profond attendrissement : — C’est à notre enfant que je léguerai le sabre d’honneur !

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La journée touche à sa fin ; Jean Lebrenn et sa femme ont passé des heures dans ces délicieux épanchements qui suivent les longues séparations. Plus d’une fois, de douces larmes ont baigné leurs yeux, en parlant de la prochaine naissance de leur enfant, cet enfant à qui Charlotte, durant l’absence de son mari, adressait des enseignements empreints de patriotisme et de foi républicaine ; ces pages, Jean Lebrenn, après les avoir lues, les tient encore entre ses mains, à demi étendu sur un canapé, selon l’impérieuse ordonnance de Charlotte, et il lui dit :

— Lorsque je t’ai quittée, tu étais pour moi la plus chère, la meilleure des épouses, je te retrouve la meilleure, la plus éclairée des mères… Non, les paroles me manquent pour t’exprimer combien je suis ému du sentiment qui t’a dicté cet écrit adressé à notre enfant.

— Épouse et mère, ne devais-je pas être surtout sensible à ce que la république décrétait en faveur des femmes et des enfants ? Puis, n’ai-je pas lu dans la légende de ta famille, ce trésor domestique que nous pouvons du moins maintenant conserver chez nous sans danger, que les Gauloises des temps héroïques étaient les mâles éducatrices de leurs enfants ? Aussi, dès à présent je songe à élever le nôtre dans le culte de la république, à prémunir un jour sa jeune raison contre les calomnies dont nos ennemis éternels poursuivront peut-être la révolution. Ah ! crois-moi, j’ai été frappée, ainsi que toi, des prophéties de notre vaillante sœur. Non, la république ne périra pas, mais elle aura peut-être à soutenir de nouvelles et terribles luttes ; peut-être même verrons-nous son astre passagèrement éclipsé, ainsi, que l’a prédit Victoria.

— Chère et bien-aimée femme, à toi je confie toute ma pensée ; je saisi la fermeté de ton caractère…

— Achève, mon ami.

— Eh bien, je l’avoue, je suis effrayé, non pour l’avenir, mais pour le présent, pour la génération actuelle ; les esprits les plus droits semblent ici frappés d’un vertige furieux, et cependant partout les armées républicaines sont victorieuses, partout les peuples opprimés nous tendent la main ; la terreur, nécessité fatale, provoquée par les trahisons, par les forfaits incessants de nos ennemis intérieurs, les a réduits à l’impuissance ; la Convention, après avoir relevé le crédit public, assuré la subsistance du peuple, rend presque chaque jour des décrets d’un sentiment aussi généreux, aussi élevé, d’une pratique aussi féconde que ceux dont tu fais mention dans ces pages adressées à notre enfant ; les biens nationaux offrent encore à la nation d’énormes ressources financières ; le peuple, calme, rassis, a jeté, comme l’on dit : la gourme de son effervescence et de son inexpérience politique ; et maintenant, plein de respect pour la loi, pour la Convention, où il voit l’incarnation de sa propre souveraineté, il est resté sourd aux excitations des hébertistes, des enragés, lui prêchant une criminelle insurrection. Que dire enfin ? Après tant de luttes, tant de sacrifices, tant de malheurs affreux ; après tant de sang versé dans les guerres civiles et étrangères, la révolution triomphe ; elle touche à son apogée, à son complet développement ; un pas encore, et désormais inébranlable, elle pourrait, grâce à la paix publique, déposer le glaive, ne plus s’occuper que du bonheur commun ; et cependant, le croirait-on ?… c’est en cet instant suprême que les meilleurs patriotes se déciment, s’entre-tuent avec une fureur aveugle : Anacharsis Clootz, Hérault de Séchelles, Camille Desmoulins, Danton, et tant d’autres, et des meilleurs ou des plus illustres citoyens, sont envoyés à l’échafaud !

— Eh ! sans doute ; et s’il est quelque chose de surprenant, c’est votre surprise, mon cher Lebrenn, — dit soudain une voix. Charlotte et son mari retournent vivement la tête et aperçoivent Billaud-Varenne, debout au seuil de la porte ouverte ; il écoutait depuis quelques instants les confidences de Jean Lebrenn, indiscrétion presque involontaire : les deux époux, absorbés dans leur conversation, n’avaient point aperçu le conventionnel. Celui-ci, s’approchant alors, dit cordialement à Charlotte :

— Vous m’excuserez, n’est-ce pas, madame, d’avoir ainsi perfidement écouté aux portes ? Il est vrai que la porte était ouverte ; cette circonstance atténue un peu mon espionnage ; — puis, s’opposant par un geste amical à ce que Jean Lebrenn se levât de la chaise longue où il se tenait à demi couché, Billaud-Varenne ajoute en serrant affectueusement la main de l’époux de Charlotte : — Ne bougez pas, mon cher blessé, vous avez conquis glorieusement le droit de rester étendu sur ce canapé. Votre bonne et aimable femme a dû vous écrire quel intérêt j’ai pris à tout ce qui vous concernait depuis votre départ pour l’armée ?

— Oui, ma femme m’a souvent fait part de votre affectueux souvenir, mon cher Billaud, et, de plus, je sais que, grâce à votre intervention, le citoyen Hubert, frère de ma belle-mère, est oublié dans la prison des Carmes, où il est depuis longtemps détenu comme suspect, et…

— C’en est assez, c’en est trop même sur ce sujet, — reprend Billaud-Varenne, moitié souriant, moitié sérieux, — n’éveillez pas en moi le remords d’une grande iniquité : le citoyen Hubert a été, sera toujours, l’un des ennemis acharnés de la république…

— Je l’avoue avec regret, — dit Charlotte d’une voix douce et ferme ; — mais mon oncle, prisonnier, n’est-il pas dans l’impuissance de nuire ? Que peut-on vouloir de plus ?

— Mon cher Lebrenn, je suis obligé de vous dénoncer madame comme une indulgente forcenée, ce qui ne m’empêche pas de l’affectionner comme l’une des plus vaillantes femmes que je sache ; aussi, chaque jour je m’applaudis d’avoir contribué quelque peu à votre mariage, en vous proposant pour gendre à mon collègue Desmarais ; et, à propos de lui, je vous dirai… — Mais s’interrompant sans doute en raison de la présence de Charlotte, le conventionnel ajoute : — Nous reparlerons de ceci.

— Je te laisse, Jean, je vais surveiller les préparatifs du souper, — dit la jeune femme, remarquant la réticence de Billaud-Varenne ; puis, s’adressant à celui-ci : — Voulez-vous nous faire le plaisir de souper avec nous, et fêter ainsi en famille le retour de mon mari ?

— Cette proposition est bien séduisante ; mais, à mon vif regret, je ne puis l’accepter : nous avons ce soir, à neuf heures, réunion du comité de salut public ; il s’agit d’affaires si graves qu’il m’est absolument impossible de ne pas me rendre à cette séance.

— Je n’insiste pas ; je sais que si vous pouviez disposer de votre soirée, vous accepteriez notre invitation avec autant de cordialité que nous vous la faisons. À revoir donc, — dit la jeune femme au conventionnel, et elle s’éloigne en se demandant quelle peut être la cause de la réticence de Billaud-Varenne au sujet de l’avocat Desmarais.

— Mon cher Billaud, — reprend Jean Lebrenn après le départ de sa femme, — tout à l’heure vous avez prononcé le nom de mon beau-père ; puis, sans doute retenu par la présence de Charlotte, vous vous êtes interrompu ?

— Il est vrai : je ne pouvais dire devant elle que son père, mon honorable collègue, est un traître, un hypocrite et le plus lâche des hommes, ce que vous devez savoir de reste. N’a-t-il pas eu l’infamie de prétendre qu’il avait rompu tout commerce avec vous depuis votre mariage avec sa fille, parce que vous lui aviez mis, pour ainsi dire, le pistolet sur la gorge afin d’obtenir une dot, et que, de plus, il vous soupçonnait fort d’être…

—… Un agent secret de Pitt et Cobourg ? Ce sont là des calomnies trop ridicules pour être dangereuses, mon cher Billaud.

— Ne vous y trompez pas, si votre patriotisme, votre caractère, votre vie entière ne vous défendait pas, mon cher Jean, ces calomnies, si ridicules qu’elles semblent, pouvaient…

—… Me conduire à l’échafaud… C’est vrai, vous avez raison, car, après tout, moi, je ne suis qu’un citoyen obscur, et des calomnies encore plus ridicules que celles dont j’étais l’objet de la part de mon beau-père ont conduit Danton à l’échafaud, Danton, Dieu juste ! Danton !

— Plus grand est le renom des scélérats, — répond Billaud-Varenne d’un ton inflexible, — plus le châtiment doit être exemplaire et terrible.

— Danton, un scélérat !

— Oui, et des plus pernicieux : il voulait perdre la révolution par le modérantisme et aspirait au trône.

Jean Lebrenn contemple Billaud-Varenne avec une sorte de stupeur silencieuse ; puis croyant à peine ce qu’il vient d’entendre :

— Danton, — dites-vous, — aspirait au trône ?

— Certes.

— Lui, l’homme du 10 août, rêvait de s’intrôniser : DANTON Ier ?

— Dumouriez ne voulait-il pas devenir souverain du Brabant ?

— Et Camille ?

— Un rhéteur, un bouffon qui plaisantait des lois saintes, trois fois saintes, décrétées par le comité de salut public ; celle des suspects, entre autres.

— Et Clootz, l’un des chefs de la secte des Voyants, Clootz, qui bien avant et depuis 1789, a mis ses immenses richesses au service de la révolution !

— Clootz était l’ami et l’apôtre du genre humain ; or, la république est en guerre avec le genre humain.

— Et Hérault de Séchelles, l’émule de Lepelletier Saint-Fargeau ?

— Un indulgent : il voulait énerver la révolution et la perdre.

— Mais Hébert, Ronsin, Momoro, ne prêchaient pas l’indulgence, ceux-là… d’où vient donc que vous, terroristes, vous les avez envoyés à l’échafaud ?

— Ç’a été malgré nous, — répond froidement Billaud-Varenne ; — nous les avons longtemps disputés à Robespierre ; mais il a profité de l’un de ces jours où la Convention tremble devant lui, il a eu la tête de ces hébertistes.

— Ainsi, — poursuit Jean Lebrenn, non moins surpris qu’effrayé de l’aberration d’esprit de Billaud-Varenne, — ainsi Carrier, Fouché, Barère, Tallien, Collot-d’Herbois, Fréron, ces monstres de dépravation ou de férocité, vous oseriez les défendre ?

— Nous avons osé cela hier, et ce matin encore, car Robespierre demandait leur tête.

— Vous, Billaud, l’homme intègre, l’homme austère, vous dont la vie irréprochable défie même le soupçon, défendre ces scélérats, c’est impossible ! leur perversité, leur soif de l’or et du sang vous indigne, vous révolte !

— Oui, profondément.

— Et malgré l’horreur qu’ils vous inspirent, vous les soutenez ?

— J’ai la force, j’ai la vertu… oui, la vertu civique, de surmonter cette horreur et de ne voir en eux que les patriotes inexorables dont l’énergie a dompté, écrasé la contre-révolution à Nantes, à Bordeaux, à Lyon.

— Mais Saint-Just, mais Lebas, et de cela j’ai été dernièrement témoin en Alsace, ont dompté la contre-révolution sans verser une goutte de sang ; ils sont restés purs, intègres, honorables comme vous, Billaud-Varenne, tandis que ce Carrier, ce Fouché…

— Ce Carrier, ce Fouché, ce Tallien et consorts sont d’affreux coquins ; ils ont commis des exactions, des rapines odieuses, des cruautés abominables, mais ils ont, je le répète, écrasé la contre-révolution, mais ils tenaient leurs pouvoirs de la Convention ; or, les laisser mettre en accusation, ce serait rendre courage aux souverains coalisés, ranimer l’espoir des aristocrates, attiser le feu de la guerre civile à peine éteint, et avilir la représentation nationale, dont ces proconsuls étaient, après tout, les délégués ; donc les frapper serait inaugurer la contre-révolution, assassiner la république, assurer le retour plus ou moins prochain de la royauté : c’est ce que Robespierre, royaliste déguisé, a parfaitement compris ; aussi a-t-il présenté hier, 29 prairial, son exécrable loi qui, heureusement, a démasqué ce traître.

Jean Lebrenn, entendant Billaud-Varenne accuser Robespierre de royalisme, fut peut-être plus stupéfait encore qu’il ne l’avait été en entendant accuser Danton d’aspirer au trône. Aussi, après un moment de silence, il reprit :

— Robespierre, un royaliste déguisé ?

— Oui, et des plus dangereux !

— Robespierre !

— Jeune homme, retenez bien ceci : Maximilien est la contre-révolution incarnée.

— Mais c’est insensé !

— Mon cher Jean, vous revenez de l’armée, vous ignorez des choses que vous devez connaître ; ainsi, savez-vous que pour obtenir le renvoi de la sœur de Capet, la fille Élisabeth, devant le tribunal révolutionnaire, il a fallu forcer la main de Maximilien ?

— Je le félicite de cette résistance ; rien n’a été plus impolitique que l’arrêt de mort de la sœur de Capet. Que la victime s’appelle Elisabeth, Charlotte Corday ou Marie-Antoinette, il est affreux de traîner une femme à l’échafaud : le bannissement ou la prison suffisent à sa peine.

— Ce sont là, mon cher Jean, des bucoliques ; mais revenons à Maximilien. Savez-vous qu’il a obstinément refusé la mise en accusation des soixante-six députés girondins détenus comme suspects depuis le 31 mai ? savez-vous (et cela lui donne souvent la majorité dans la Convention), savez-vous qu’il ménage le côté droit, infecté de royalisme, et le Marais, infecté de modérantisme ? savez-vous qu’il prétend maintenant que la terreur a assez duré, et qu’il faut arrêter l’effusion du sang ? savez-vous qu’il a protégé l’existence des cultes et des prêtres ? savez-vous que dernièrement il a fait décréter l’immortalité de l’âme ? déclaration surabondante et conséquemment très-impertinente si l’âme est immortelle ; non-sens si elle ne l’est point. Or, comme nul ne sait ni ne saura jamais rien de l’immortalité de l’âme, cette déclaration est à la fois sotte et impertinente. Savez-vous enfin que Robespierre a fait récemment jouer un rôle des plus ridicules à la Convention dans une capucinade absurde intitulée : fête à l’Être suprême, dans laquelle il figurait environ le rôle du grand prêtre de la chose ? Savez-vous enfin qu’une séquelle de dévotes, mises en ébullition par un ci-devant chartreux nommé don Gerle et une vieille folle du nom de Catherine Théot, voient dans Robespierre un nouveau Messie. Or, jeune homme, je vous le demande, oui ou non, ces faits ne sont-ils pas un évident appel à la contre-révolution ?

— L’on doit, j’en conviens, reprocher à Robespierre, au point de vue absolu, ses ménagements envers le culte catholique, car le clergé sera toujours l’implacable ennemi de la révolution ; mais la condescendance de Maximilien est peut-être excusable au point de vue pratique ; il faut, hélas ! transitoirement, tenir compte des infirmités humaines ; n’oubliez pas l’émotion des faubourgs de Paris lorsqu’il s’est agi de jeter au vent les cendres de la prétendue sainte Geneviève, patronne de Paris.

— Mais ce ne sont là que peccadilles de la part de Robespierre auprès de ce qui s’est passé hier à la Convention ; jugez-en : Couthon se fait soudain porter à la tribune, le cul-de-jatte qu’il est, et il lit, au nom du comité public, un projet de décret, en apparence destiné à réorganiser le tribunal révolutionnaire ; mais le dernier article de ce projet, très-entortillé, très-obscur quant à la forme, mais quant au fond aussi clair que le couperet de Sanson, signifiait innocemment ceci : « Jusqu’à présent, un vote de la Convention était indispensable pour décréter d’accusation un représentant du peuple, cette disposition est désormais abrogée ; d’où il suit que les représentants du peuple retombent dans le droit commun. » Or, mon cher Lebrenn, vous comprenez la portée de ce décret ? La signature de trois membres du comité de salut public suffisant à valider dès lors ces mises en accusation, et Robespierre, Saint-Just et Couthon formant une trinité indivisible, ce bénin triumvirat comptait, grâce au vote de la loi présentée, attendre sournoisement le moment où ils seraient seuls en séance au comité de salut public, et, ce moment venu, immédiatement décréter d’accusation tous les terroristes, en commençant par Fouché, Carrier et autres, et finissant probablement par votre très-humble serviteur. Ainsi, la Convention était prise au trébuchet, l’arrêt des triumvirs ayant force de loi, et Robespierre le pouvant faire exécuter, grâce à l’appui de la commune et au concours de Henriot, commandant la force armée ; nous étions donc, nous autres terroristes, arrêtés une belle nuit et envoyés le lendemain au vasistas, car la nouvelle procédure du tribunal révolutionnaire est très-expéditive. Voilà, jeune homme, le malin tour que voulait nous jouer Maximilien, moyennant la loi du 22 prairial.

— Et de cette loi qu’est-il advenu ?

— Les premiers articles réorganisant le tribunal révolutionnaire, afin de rendre (à notre intention) sa marche aussi prompte que terrible, n’ont soulevé aucune objection, car l’on ne soupçonnait pas encore le véritable but du décret ; mais in caudâ venenum ; et lors de la lecture du dernier article, si profondément obscur, mais qui était à l’ensemble de la loi ce que le fer de la hache est au manche, votre honorable beau-père, pâle d’épouvante, s’est dressé sur son banc et s’est écrié : « — Si cette loi est votée, je déclare que je me brûle la cervelle ! » — Le drôle, dont la conscience est toujours sur le qui-vive, a le nez très-fin ; il flairait là-dessous la guillotine. L’exclamation de Desmarais produit un effet électrique, car beaucoup d’entre nous, terroristes, et moi le premier, nous ne démêlions pas encore la scélératesse de la loi ; un frémissement de frayeur ou d’indignation court sur tous les bancs, sans distinction de montagne, de droite ou de marais ; chacun tremble pour son cou et se croit individuellement menacé par Robespierre, un tolle général s’élève : Tu veux décimer la Convention ! — s’écrie Carrier, se sachant plus que personne abhorré de Robespierre. — Ces mots ont un écho universel ; alors ce bon Couthon, ce naïf Couthon, le tumulte apaisé, de s’écrier : — Nous, juste ciel ! avoir une si atroce pensée ! Un pareil soupçon peut-il seulement nous atteindre ? — Robespierre, de livide qu’il est habituellement, devient vert et écume de rage muette : ses desseins, pénétrés, avortaient. En vain il joue la conscience indignée, en vain il repousse avec hauteur et dédain les accusations dont on l’accable, personne n’est dupe de cette comédie, et la loi est votée.

— Quoi ! malgré les dangers dont elle vous menaçait, disiez-vous ?

Primo, ces dangers n’existaient plus dès qu’ils étaient signalés, puisque nous sommes en majorité dans le comité de salut public, et que désormais nous aurons l’œil sur le triumvirat. Secundo, ce décret, donnant au tribunal révolutionnaire une énergie nouvelle, nous convient de tous points, à nous qui sommes, à l’encontre de Robespierre, convaincus que pour assurer le salut de la république, il faut prolonger le règne de la terreur ; or, n’est-il pas piquant de voir le décret spécialement dirigé par Maximilien contre nous, terroristes, devenir entre nos mains une arme contre les indulgents et contre lui ?

— Ainsi, Billaud-Varenne, vous songez à frapper Robespierre ?

— Tout tyran doit être frappé !

— Lui, tyran !

— Il aspire à la dictature… j’en ai la preuve. Écoutez encore. « Ce matin, aussitôt que Robespierre est entré au comité, je lui ai reproché d’avoir porté à la Convention, seul, d’accord avec Couthon, l’abominable décret qui faisait l’effroi des patriotes. Il est contraire, lui ai-je dit, à tous les principes et aux habitudes du comité de présenter, à son insu, un projet de décret. Savez-vous ce qu’à cela m’a répondu Maximilien ? — Que jusqu’ici tout s’étant fait de confiance entre les membres des comités, il avait cru pouvoir, en cette occasion, agir seul avec Couthon. — Tu te moques de moi, ai-je repris, jamais, pour des questions de cette importance, le comité n’a agi isolément. Le jour où un membre du comité se permettra de présenter, de son autorité privée, un décret à la Convention, il n’y a plus de liberté, l’on subit la volonté d’un
 seul ! — Je vois bien que l’on se ligue contre moi ! s’écrie Maximilien ; la majorité du comité conspire contre moi. — Et il se met à déclamer à ce sujet avec tant de véhémence, que de la terrasse des Tuileries l’on entendait sa voix, car je vis plusieurs citoyens s’arrêter et prêter l’oreille. J’allai fermer la fenêtre, et Robespierre, se calmant un peu, reprit : — Il y a dans la Convention nationale une faction qui veut me perdre ! — Et toi, lui répondis-je, grâce à ton décret, tu veux faire guillotiner toute la Convention. — Moi ! s’écrie-t-il, s’adressant aux autres membres du comité, je vous prends à témoin : ai-je jamais pu dire ou penser qu’il fallait faire guillotiner la Convention ? C’est une infâme calomnie ! Va, Billaud, je te connais maintenant ! — ajouta-t-il amèrement. — Moi aussi, je te connais maintenant, Robespierre, tu es un contre-révolutionnaire. — Ce reproche le consterna tellement qu’il ne put retenir ses larmes [6]. »

— Ah ! je comprends l’amertume de la douleur de ce grand homme. Se voir si cruellement méconnu de vous, de vous, Billaud, qui l’égalez en civisme et en intégrité. Mais quelle est votre déplorable aberration ! L’ai-je bien entendu, vous, d’un esprit si droit, si logique, vous accusez Maximilien de pousser à la contre-révolution, afin de ramener la royauté !

— Tel est son dessein, et j’ai droit à mon tour de m’étonner de ce que vous, Jean Lebrenn, intelligent et bon patriote, vous souteniez Robespierre, lorsque tous les vrais républicains se devraient liguer contre lui.

— Écoutez-moi, Billaud, j’ai toujours eu, jusqu’ici, le bonheur de vivre en dehors des partis, de m’occuper des principes et non des hommes ; je dois peut-être à cette ligne de conduite une sorte de lucidité ou d’impartialité de jugement dont vous m’avez quelquefois félicité.

— Certes, et c’est justement parce que vous n’êtes pas homme de parti que j’attache du prix à votre opinion, quelle qu’elle soit.

— Eh bien donc, en deux mots, la voici : comme vous, je crois que Robespierre, en proposant à la Convention la loi de prairial, voulait se faire de cette loi une arme terrible contre les terroristes. Il avait raison.

— Vous l’approuvez de vouloir m’envoyer au vasistas ? Voilà, pardieu ! du moins, de la sincérité, mon cher Jean.

— Vous interprétez mal ma pensée. Souvenez-vous que, vingt fois, je vous ai dit qu’il n’y avait rien de plus exécrable, d’abord, et ensuite de plus impolitique que cette rivalité des républicains éprouvés, qui s’envoient tour à tour à la guillotine, au seul profit de nos ennemis, à la grande joie desquels les patriotes saignent ainsi, de leurs propres mains, la révolution aux quatre veines ; cependant, je reconnais qu’au 31 mai, par exemple, Vergniaud et les honnêtes gens du parti girondin devaient, malgré leur majorité dans la Convention, être dépossédés du pouvoir : ils n’étaient pas à la hauteur de ces circonstances redoutables, l’énergie et le tempérament révolutionnaire leur manquaient ; ils devaient, ainsi qu’ils l’ont fait, obéir au cri, à la pression de l’opinion publique, et céder la place aux jacobins ; je reconnais encore qu’à cette époque, où il s’agissait d’une question de vie ou de mort pour la république, leur présence à l’Assemblée, ou même dans leurs départements, eût été un danger public.

— Les faits ne l’ont que trop prouvé. Est-ce que Brissot, Isnard, Barbaroux et autres scélérats de la faction girondine n’ont pas soulevé une partie de la France contre la Convention, et armé, dans le Calvados, le bras de Charlotte Corday ?

— Ceux-là ont été légitimement frappés ; mais Vergniaud, mais Valazé, mais Gensonné ? mais tant d’autres girondins qui, fidèles à leur parole et prisonniers à Paris après le 31 mai, sont restés étrangers à cette guerre civile qu’ils déploraient ; ceux-là avaient-ils mérité la mort ?… Et pourtant on les a rendus solidaires du crime de leurs amis, on les a condamnés, comme on dit, sur l’étiquette du sac. Tu as été girondin, donc la guillotine !… Mais, encore une fois, j’admets que la présence de Vergniaud et de ses amis à l’Assemblée, ou même en France, si vous le voulez, pouvait être un danger public. En ce cas, emprisonnez-les, exilez-les même, au besoin, dans une colonie lointaine ; mais il est horrible, mais il est insensé de les tuer, car le jour peut venir où la république aura, pour se défendre, besoin de tous les républicains éprouvés, quelle que soit leur nuance ; aussi les égorger est un acte atroce et d’une imprévoyance irréparable ; ce que je dis des girondins, je le dis des dantonistes, et même de plusieurs hébertistes : ils ne sont plus à cette heure que poussière, et, croyez-moi, Billaud-Varenne, viendra, je le crains, le moment où, des premiers, vous regretterez ces victimes de l’aveugle rage des partis. Voilà pourquoi je dis : Oui, Robespierre a raison de vouloir abattre les terroristes. Qu’il veuille, en renvoyant devant le tribunal révolutionnaire les Carrier, les Fouché, les Tallien, les Collot-d’Herbois et autres, les livrer à la hache du bourreau, c’est justice ; leurs exactions, leurs crimes monstrueux sont flagrants, et jamais plus grands scélérats n’ont mérité la mort ; mais qu’il veuille vous envoyer à l’échafaud, vous, Billaud-Varenne, ainsi que Vadier, David, Thuriot et autres terroristes honnêtes gens, cela serait d’une aussi horrible iniquité que d’avoir confondu Vergniaud et Brissot, Danton et Fabre d’Églantine, Hébert et Clootz. En résumé, j’approuve Robespierre de vouloir faire prévaloir sa politique sur la vôtre, parce que, selon moi, sa politique est la bonne.

— Mon cher Jean, vous vous trompez complètement.

— Je ne le pense pas ; je suis persuadé que Robespierre est l’organe de l’opinion générale, en disant que la terreur a assez duré, que l’effusion du sang doit être arrêtée, que satisfaction doit être donnée à la morale éternelle par le jugement légal de monstres tels que Fouché, Carrier, Tallien et autres, dont la présence souille la Convention, qui assumera sur elle une détestable solidarité, si elle ne les repousse pas de son sein. Robespierre croit enfin et avec raison qu’à cette heure où partout nos armées sont victorieuses, les factions royalistes écrasées, le crédit public renaissant, il est temps, non pas de détendre le ressort du gouvernement révolutionnaire, mais de mettre un terme au régime de la terreur. Or, je vous l’affirme, cette opinion est celle de l’armée que je quitte ; cette opinion est celle de la partie de la France que je viens de traverser.

— Ainsi, selon vous, on désire la fin de la terreur ?

— Oui ; on l’a acceptée comme une nécessité, on l’a glorifiée en voyant ses prodigieux résultats, puisqu’elle a sauvé la France et la république ; mais à cette heure, elle n’a plus de raison d’être. La terreur devient odieuse ; Robespierre, je vous le répète, est en cela l’écho de l’opinion publique. Pourquoi a-t-il eu le déplorable tort de ruser, de biaiser en présentant hier cette loi obscure et sournoise dont il comptait se faire une arme contre les terroristes ? Pourquoi n’a-t-il pas dit hardiment, hautement à la tribune : « — Je demande la fin du règne de la terreur, je demande le retour au gouvernement révolutionnaire légal, je demande à la Convention de décréter d’accusation les hommes qui la déshonorent par leurs crimes. » — Ces hommes, Maximilien devait aussitôt les nommer ; alors se dissipait l’effroi qui planait sur tous les partis de l’Assemblée, puisque jusqu’alors chacun d’eux se croyait individuellement menacé ; aussi, la mise en accusation des scélérats était-elle décrétée par l’immense majorité de la Convention, et l’opinion du pays approuvait Robespierre.

— Et dès lors il exerçait une dictature sans bornes.

— Comment ! il eût exercé la dictature par cela que la majorité de la Convention et du pays aurait partagé, sanctionné son opinion, ses principes, sa politique ?

— Jeune homme, c’est ainsi que se consacre et s’enracine la tyrannie ! À quoi ne peut prétendre un homme appuyé sur la majorité d’une assemblée, sur l’adhésion de tout un peuple ?

— Rien de plus simple : il peut, il doit, jusqu’à l’expiration de son mandat de représentant du peuple, et s’il marche d’accord avec le pays et la Convention, prétendre à faire prévaloir sa politique… sinon… il abandonne le pouvoir.

— En théorie il en devrait être ainsi, — répond Billaud-Varenne avec un accent de soupçon jaloux, — mais en pratique il en est autrement ; or, si Robespierre devait trouver constamment dans la Convention et dans le pays l’appui qu’il y a trouvé souvent, il voudrait infailliblement éterniser sa dictature, il tenterait au besoin de l’imposer par la force… Vous ne savez pas, jeune homme, ce dont cet homme est capable pour conserver le pouvoir.

— En ce cas, mais en ce cas seulement, il deviendrait un traître ; l’insurrection serait alors le plus saint des devoirs. Le peuple prendrait les armes, et l’aspirant dictateur serait bientôt renversé.

— Qui sait ?… Il est, croyez-moi, plus prudent d’empêcher la tyrannie de s’élever. Voilà pourquoi nous combattons et nous combattrons Robespierre jusqu’à la mort !!

— Soit ! — reprend Jean Lebrenn profondément attristé. — Ainsi, les républicains girondins ont été guillotinés, les républicains hébertistes ont été guillotinés, les républicains dantonistes ont été guillotinés, il ne reste plus en présence que les républicains terroristes, dont vous êtes l’un des plus purs, et les républicains jacobins, dont Robespierre, Saint-Just, Couthon, Lebas et quelques autres sont les chefs. Maintenant, Billaud-Varenne, je m’adresse à votre sincérité : ces citoyens sont-ils, oui ou non, des hommes d’une irréprochable moralité ?

— Oui, ce sont de très-honnêtes… scélérats.

— Enfin, abstraction faite de leur nuance politique, ils ont donné des gages à la républiques ? Ils sont honnêtes, intègres, purs entre tous, vous l’avouez ?

— Je l’avoue.

— Par contre, à part vous, Vadier, David et quelques autres, la majorité des terroristes n’est-elle pas composée d’hommes décriés, corrompus ou monstrueusement criminels ?

— Moralement parlant, c’est vrai… Qu’en concluez-vous, mon cher Lebrenn ?

— Je conclus ceci : vous autres terroristes vous voulez abattre Robespierre et les jacobins ; vous réussissez, vous les envoyez à l’échafaud. Le parti terroriste, dont vous, Billaud, et quelques autres honnêtes gens formez l’infime minorité, domine la Convention. Donc, les Fréron, les Carrier, les Fouché, les Collot-d’Herbois, les Tallien, les Barère, en un mot les immoraux, les grands criminels sont maîtres du gouvernement de la république. Et vous croyez que, souillés de vices et de forfaits, ces misérables, dévorés de tous les honteux appétits, s’accommoderont longtemps de l’état républicain, essentiellement basé sur l’honnêteté des mœurs, sur l’égalité, sur les vertus civiques, sur l’abnégation, sur le sacrifice ?… Non, non, ces misérables, pour assouvir leurs mauvaises passions, leur cupidité, leur orgueil, leur ambition, et s’assurer l’impunité de leurs infamies passées, auront bientôt vendu la république aux royalistes du côté droit de la Convention ; et si vous élevez la voix, vous, honnête, minorité du terrorisme, ils vous enverront à l’échafaud, Billaud-Varenne.

— Et ils rétabliront la monarchie ? — répond le conventionnel haussant les épaules ; — ils introniseront un nouveau Capet !

— Je ne puis prévoir la marche des choses avec certitude ; mais si ces hommes ne rétablissent pas tout d’abord la monarchie, ils rendront le gouvernement de la république si méprisable, si odieux, que, privée d’ailleurs de l’appui de tous les patriotes dévoués qui, depuis Vergniaud jusqu’à vous, auraient pu la défendre, la sauver, la conserver, la république subira une éclipse, et tôt ou tard la France retombera passagèrement sous le sceptre d’un roi ou sous le sabre d’un chef militaire.

— Ah çà ! et ce pauvre peuple ?… vous comptez sans lui, jeune homme, et faites, ce me semble, bon marché du souverain ?

— Le peuple ? — reprit douloureusement Jean Lebrenn, — le peuple !… Ah ! c’est là ce qui rend irrémissibles et doublement criminelles les fautes enfantées par la rivalité égoïste, par la haine aveugle des partis ; le peuple, après avoir tant donné, tant souffert, tant espéré, se voyant déçu de son dernier espoir, faillira momentanément dans sa foi républicaine ! Comment en serait-il autrement ! n’aura-t-il pas vu ses meilleurs amis, ses guides, ses apôtres s’envoyer tour à tour à l’échafaud, en s’accusant mutuellement de trahison ou de royalisme ? Le peuple, doutant alors et d’eux et de lui-même, en proie à une sorte de vertige, perdra les notions du juste et de l’injuste : les réformes sociales qui devaient l’affranchir matériellement, de même que les réformes politiques l’ont affranchi moralement, n’ayant pu fructifier malgré tant de germes excellents déposés dans les nombreux décrets de la Convention, il retombera sous le joug de la misère et de l’exploitation mercantile ! Enfin, que vous dirai-je… le peuple, si longtemps surexcité par l’enthousiasme des plus nobles sentiments et des plus légitimes espérances, éprouvera une prostration profonde, et peut-être subira-t-il alors docilement un joug plus affreux que celui que son sublime héroïsme brisait le 10 août !

— Et la révolution n’aura été qu’un songe ? — dit Billaud avec ironie. — La république n’aura été qu’un vain mot, et la royauté s’appesantira pour toujours sur la France ?

— Non, oh non ! la révolution n’aura pas été un songe ; elle a décapité la monarchie, anéanti pour jamais les privilèges matériels de la noblesse et du clergé ; en récupérant leurs biens, qui n’avaient d’autre source que les violences de la conquête et les captations sacerdotales, la révolution a pour jamais établi l’égalité civile et centralisé la France. Non, la révolution n’aura pas été un vain mot ; elle a renoué la tradition républicaine, qui remonte au berceau de la Gaule, et laissé dans les esprits des racines indestructibles ; mais elle n’aura pas porté tous ses fruits, et d’autres générations, au prix de leur sang et de luttes nouvelles, auront à reprendre, à poursuivre notre œuvre inachevée… En un mot, pour me résumer, souvenez-vous que si, au lieu de vous unir avec les jacobins à cette heure suprême, où il n’y a plus qu’un pas à faire pour affermir à jamais la république, vous vous liguez contre eux pour les renverser, ils vous entraîneront dans l’abîme ; et, pour notre génération du moins, la république sera perdue !

— Qu’elle périsse donc ! — s’écrie Billaud-Varenne dans l’emportement de son implacable rivalité. — Oui, périsse plutôt la république que de tomber sous le joug exécrable de la dictature d’un Robespierre !

— Dieu juste ! vous entendez ! — reprend Jean Lebrenn avec une désespérance navrante ; — oui, n’est-ce pas ? périsse plutôt la femme que j’aime d’un amour féroce, que de la voir possédée par mon rival ! Ah ! combien de fois je l’ai dit : « — Vous tous, gens de parti, vous aimez la république comme une maîtresse, au lieu de l’aimer comme une mère. Vous la servez, non pas en fils fraternellement unis et dévoués à son salut, à son bonheur ; vous la servez en rivaux qui se jalousent, se haïssent jusqu’à la mort… » Tenez, ce serait à désespérer de l’humanité, si elle était abandonnée à la merci des hommes !

— Ah bah ! et qui la conduit donc ? — demande Billaud-Varenne avec un sourire caustique ; — l’Être suprême ?… Vous y croyez, je gage ?

— Je crois au PROGRÈS, Billaud-Varenne, parce que la loi du progrès est à l’humanité ce que la loi de la gravitation est aux corps célestes ! Aussi, ma foi dans l’avenir est-elle inébranlable. Non ! il n’est pas plus donné à l’homme de suspendre les évolutions constamment progressives de l’humanité que de suspendre la marche du temps, que d’empêcher le soleil de resplendir en fécondant la terre. Mais il est donné à l’homme d’utiliser ou non la marche du temps, d’utiliser ou non la chaleur fécondante du soleil ! Je suis donc convaincu que l’avenir appartient forcément à la démocratie, à la république ! Je suis donc convaincu qu’un jour on verra les États-Unis d’Europe, de même que nous voyons les États-Unis de l’Amérique ; mais je suis non moins convaincu, revenant à notre entretien, que si, continuant de céder à la détestable aberration où ils sont plongés depuis quelques mois les derniers révolutionnaires qui survivent à tant de patriotes achèvent de se décimer, en envoyant Robespierre et les jacobins à l’échafaud, vous monterez à votre tour vous et les vôtres, Billaud-Varenne, et la république, ainsi privée de ses derniers défenseurs, tombera aux mains de ses ennemis !

— Ainsi, — reprend Billaud-Varenne pensif et momentanément ébranlé par les paroles de Jean Lebrenn ; — ainsi, selon vous, jeune homme…

— Selon moi, vous, terroristes honnêtes gens, vous devez vous unir aux jacobins et à Robespierre, demander immédiatement la mise en accusation des ex-proconsuls qui sont la honte de la Convention, l’horreur des vrais patriotes ; vous devez arrêter l’effusion du sang en mettant fin au règne de la terreur, ainsi que le réclame l’opinion publique, dont Robespierre est l’interprète ; vous devez maintenir énergiquement l’action révolutionnaire du gouvernement, mais développer, appliquer ces admirables institutions sociales décrétées par la Convention, et que les déchirements des partis ont empêché de pratiquer jusqu’ici. Ah ! ne l’oubliez pas, ces institutions sociales sont notre part, à nous autres prolétaires, à nous, hommes du 14 juillet, du 10 août, du 20 septembre ; à nous, soldats de Hoche, de Marceau, de Joubert, qui, au prix de notre sang, avons fait la révolution et l’avons rendue victorieuse au dedans et au dehors. Soyez unis, satisfaites à nos exigences légitimes, et nous verrons la république affermie sur des bases inébranlables.

— Oui, avec Maximilien Robespierre pour dictateur ou protecteur, en attendant mieux, — répond Billaud-Varenne, incapable de sacrifier à la chose publique l’inexorable jalousie dont il était possédé contre son rival ; puis le conventionnel, répondant à un mouvement de Jean Lebrenn : — Vous l’avez dit, jeune homme, vous vous tenez en dehors des partis ; c’est à la fois un avantage et un inconvénient : vous êtes ainsi à l’abri des passions souvent mauvaises, je le confesse, que fait éclater le choc des personnalités ; mais vous demeurez complètement étranger à la pratique des hommes et des choses ; en un mot, mon cher Lebrenn, dans votre isolement, vous vous nourrissez d’abstractions pures ; or, il faut à ceux-là qui prennent part aux luttes quotidiennes et acharnées de la vie publique des aliments plus substantiels, je dirai même, si vous le voulez, plus grossiers que les vôtres ; — puis, tirant sa montre, Billaud-Varenne ajoute : — Voilà bientôt neuf heures, il me faut me rendre au comité, où j’ai rendez-vous avec mes collègues, afin d’aviser à nous faire une arme de cette fameuse loi du 22 prairial, destinée à nous égorgiller sournoisement, et forgée à cette seule et unique fin par Maximilien Robespierre, le grand prêtre de l’Être suprême, le nouveau Messie, engendré des cogitations bigotes et falotes de Catherine Théot et de son compère dom Gerle. Et, sur ce, bonsoir et au revoir, mon cher Lebrenn ; votre blessure se cicatrisera vite et tôt, je l’espère. Allez, croyez-moi, malgré vos sinistres pronostics, cet enfant que va bientôt mettre au monde votre chère et vaillante compagne verra la république dans tout son lustre, et héritera des vertus civiques de son père et de sa mère.

— À revoir, Billaud-Varenne, vous me laissez profondément attristé. Il faut désespérer du présent, lorsque l’on voit des hommes de votre trempe et de votre patriotisme en proie au vertige qui précipite à leur perte les derniers défenseurs de la république, à l’heure même où, je le répète, triomphante au dedans et au dehors, il suffirait d’un suprême et fraternel effort pour la raffermir à jamais…

—… Sous l’insolent protectorat de Maximilien Ier, — répond ironiquement et en sortant, Billaud-Varenne, avec l’obtuse et exécrable opiniâtreté de l’homme aveuglé, hébété par la passion, sacrifiant à sa jalousie, à sa haine, à son égoïsme, à son orgueil, le bonheur du peuple et tes destinées, ô patrie ! mère sainte et vénérée !!

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Le 8 thermidor de l’an II de la république (26 juillet 1794), trente-neuf jours après que l’entretien précédent a eu lieu entre Jean Lebrenn et Billaud-Varenne, la scène suivante se passe, vers les huit heures du soir, chez l’avocat Desmarais. Seul dans son salon, tantôt il se promène avec agitation, tantôt il s’assied, pensif, son front appuyé dans ses deux mains. Les angoisses, les terreurs dont ce lâche hypocrite a été incessamment bourrelé, ont, en deux ans, complètement blanchi ses cheveux ; ses traits décharnés, livides, bilieux ; son œil cave, son regard sombre, mobile et inquiet, comme celui du malfaiteur, toujours sur le qui-vive, révèlent les tortures de son âme ; il vient de s’asseoir avec accablement, se disant : — Ils vont venir ! Une pareille réunion chez moi ! Je tremble en y songeant, je puis être envoyé demain à la guillotine, si Robespierre triomphe. Il n’a pu oublier que, lors de la proposition de la loi du 22 prairial, j’ai, par instinct, découvert à l’instant quelle arme terrible cette loi devenait entre ses mains ; aussi me suis-je écrié : « — Si cette loi passe, je me brûle la cervelle ! » — Ah ! je frissonne encore en me rappelant le regard froid et acéré que Maximilien m’a dardé par-dessus ses lunettes : je venais de porter un coup décisif à son projet, en donnant l’éveil sur la redoutable portée de ce décret ; et si demain Robespierre a l’avantage dans la lutte que les partis coalisés veulent engager contre lui, je suis perdu, perdu !

— Ah ! — reprend l’avocat Desmarais après un long silence, — si je n’avais tant peur de l’échafaud, je devrais cent fois préférer la mort à cette agonie de chaque jour, de chaque heure, qui me mine, m’épuise, me tue ; je dépéris d’une manière effrayante : plus d’appétit, plus de sommeil ; me défiant de tout et de tous, je rentre chaque soir dans ma maison solitaire, sans y trouver personne avec qui m’épancher ! Malédiction sur ma femme, sur ma fille ! m’ont-elles assez cruellement abandonné ! Cependant, honte à ma faiblesse ! il ne se passe pas de jour que je ne regrette ces indignes créatures ; je les aimais tant ! j’étais, par mes goûts, si heureux de la vie de famille ! Misérables femmes ! elles n’ont pas su comprendre que si je tenais tant à l’existence, c’était afin de la passer près d’elles. Ma fille, surtout, je l’aimais, je l’aime encore autant que je peux aimer. Ah ! combien elle me manque !… En ces temps désastreux, de quelle tendresse, de quelle sollicitude elle entourerait ma vieillesse ! Je serais consolé, réconforté ; car, pour ma fille, je n’aurais pas de secret, et ces confidences allégeraient mon âme, calmeraient la fiévreuse agitation où je vis ; j’oublierais près de Charlotte les terreurs qui me torturent, tandis que, dans mon isolement, ces terreurs redoublent. Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureux !

L’avocat Desmarais, après cette exclamation déchirante, ne peut retenir ses larmes ; elles baignent son visage ; il reste longtemps silencieux, accablé ; puis, se levant soudain, ses traits expriment une haine féroce, et il s’écrie : — Infâme Lebrenn ! c’est lui, c’est lui la cause de tout le mal. Il est venu apporter le trouble, le malheur dans ma maison. Oh ! avec quelle joie je le verrais aller au vasistas, cet insolent prolétaire ! Ce n’est pas le bon vouloir qui m’a fait défaut ! Vingt fois j’ai fait dénoncer ce Lebrenn par Jacques Roux et par Varlet du club des Cordeliers ; mais son patriotisme le couvre ; puis, je ne sais comment ce brigand-là s’y prend, mais il est estimé de tous les partis. Enfin, quoique marié, il s’est engagé volontaire dans l’armée de Rhin et Moselle ; il s’est bravement battu à la bataille des lignes de Wissembourg, il a enlevé un drapeau à l’ennemi, est revenu blessé et a repris son métier de serrurier ; on l’a nommé presque malgré lui membre du conseil général de la commune… En somme, ce misérable-là n’est pas attaquable. Je le hais pourtant bien ! et ma rage augmente en songeant à la félicité dont jouit ma carogne de femme, entre sa fille et son gendre, tandis que moi, moi… Ah ! c’est l’enfer que ma vie !

Au moment où l’avocat Desmarais prononce ces paroles, sa servante vient l’avertir que plusieurs citoyens le demandent.

— Faites-les entrer, — répond l’avocat ; et après le départ de sa servante, il ajoute : — Ce sont eux. Du diable cet infernal Fouché qui a eu l’idée de choisir ma maison pour cette réunion, sous prétexte qu’ayant attaché le grelot lors de la présentation de la loi du 29 prairial, l’honneur de présider la réunion me revenait de droit. Les voici…

Bientôt entrent dans le salon les conventionnels Tallien, Durand-Maillane et Fouché ; le révérend père Morlet les accompagne. Ces trois représentants du peuple appartiennent aux partis coalisés contre Robespierre. Durand-Maillane compte parmi les membres de la droite (côté royaliste) de l’Assemblée ; Tallien est montagnard, et Fouché (ex-moine de l’Oratoire) est terroriste. Il est impossible d’imaginer une physionomie à la fois plus repoussante et plus perverse que celle de Fouché. Cette face patibulaire, encadrée de cheveux d’un blond couleur de filasse, révèle le vice, la ruse, la fourberie, la bassesse, la cruauté dans leur complet et hideux épanouissement ; un sourire cynique relève un coin de sa lèvre blafarde. Il se présente le premier dans le salon de l’avocat, et lui désignant du geste le jésuite Morlet : — Citoyen collègue, je te présente un ci-devant calottin, le révérend père Morlet ; il appartenait à la compagnie de Jésus, comme j’appartenais à l’ordre de l’Oratoire.

— Mais, — répond l’avocat très-inquiet, en répondant au salut du jésuite, — l’objet de la conférence qui nous réunit…

—… Ne doit pas être un secret pour le révérend ; il est des nôtres, — répond Fouché ; — il arrive de Londres et nous apporte des renseignements du plus haut intérêt. Quant à sa discrétion, sa tête en répond : il est prêtre réfractaire. Et, sur ce, causons de nos affaires.

Fouché, Durand-Maillane, Tallien, l’abbé Morlet et l’avocat Desmarais s’asseyent autour d’une table ronde.

LE JÉSUITE, tout bas à Fouché. — Il ne faut point oublier mon fillot.

FOUCHÉ. — C’est juste. (À Desmarais.) Veux-tu, citoyen, donner l’ordre que l’on introduise ici un enfant de douze à treize ans lorsqu’il se présentera ?

DESMARAIS, surpris. — Un enfant ?

FOUCHÉ. — Oui, nous te dirons tout à l’heure ce dont il s’agit.

(Desmarais se lève et sort pendant un moment du salon ; Fouché le suit des yeux ; puis, après son départ, s’adressant au jésuite :)

— Je vous donne le collègue Desmarais pour le plus lâche coquin qui ait jamais tremblé pour sa peau ; il est désolé de ce que notre réunion ait lieu chez lui, parce que, le cas échéant, elle peut le compromettre gravement ; or, c’est justement pour cela que j’ai choisi sa demeure, comme lieu de notre rendez-vous Si nous devons aller au vasistas, le collègue ira comme nous (riant), et sa mine piteusement cadavéreuse nous divertira dans la charrette.

LE JÉSUITE, après réflexion. — Ce Desmarais n’a-t-il point une fille mariée à un certain Jean Lebrenn ?

TALLIEN. — Oui, le collègue a voulu donner des gages à la révolution en unissant sa fille à un garçon serrurier, enragé patriote, d’ailleurs.

FOUCHÉ, voyant du salon s’ouvrir et semblant poursuivre un entretien commencé. —… Et le citoyen Desmarais, homme de cœur et de courage… — (S’adressant à l’avocat, qui vient de refermer soigneusement la porte :) — Tu le vois, collègue, nous profitions de ton absence pour médire de toi.

DESMARAIS, s’asseyant. — S’il est question du courage qu’il faut avoir pour abattre le dictateur, ce courage, je l’aurai, de même que j’ai eu celui de le démasquer lors de la présentation de la loi de prairial.

FOUCHÉ, bas au jésuite. — Le cri de la peur… le drôle appelle cela du courage !

DURAND-MAILLANE. — Messieurs !

FOUCHÉ, riant. — À la guillotine, le royaliste ! Il dit messieurs au lieu de citoyens.

DURAND-MAILLANE. — D’honneur, nous pouvons du moins ici, entre nous, déposer le vocabulaire et le masque révolutionnaires.

TALLIEN. — Parbleu ! ne sommes-nous pas ici pour jouer cartes sur table ? Donc, la séance est ouverte. À tout seigneur, tout honneur : Desmarais nous présidera.

DURAND-MAILLANE. — Je demande la parole, afin de bien préciser la question et d’établir comment et à quelles conditions, en ma qualité de fondé de pouvoirs du côté droit de l’Assemblée, j’apporte ici l’assurance du concours de mes amis politiques.

DESMARAIS. — Vous avez la parole.

DURAND-MAILLANE. — Messieurs, personne de vous n’ignore qu’en présentant à la Convention, il y a six semaines, la loi du 22 prairial, Robespierre espérait obtenir, pour le comité de salut public et sous la responsabilité de trois de ses membres, le droit de décréter d’accusation les représentants du peuple sans consulter l’Assemblée ; d’où il suit que, moyennant les signatures de Saint-Just et de Couthon, qui lui sont acquises, Robespierre, à un moment donné, pouvait envoyer devant le tribunal révolutionnaire, c’est-à-dire à l’échafaud, les conventionnels dont il voulait se défaire.

FOUCHÉ. — À commencer par moi…

TALLIEN. — Ou par moi, le brigand !

DURAND-MAILLANE. — Évidemment Robespierre, dans sa pensée, menaçait avant tout les terroristes, et entre autres les ex-proconsuls de Nantes, de Lyon, de Bordeaux, qui, par… leurs… (hésitant) par leurs…

FOUCHÉ, riant aux éclats… — Par leurs crimes !… Allez donc rondement, mon cher : nous ne sommes pas ici entre rosières ; demandez à Tallien ?

DURAND-MAILLANE. — La loi de prairial menaçait donc particulièrement les terroristes. Quant à nous autres du côté droit, il faut le reconnaître, Robespierre, par un habile calcul politique, nous a toujours, jusqu’à présent du moins, ménagés ; il n’a même point dépendu de lui, ainsi que l’a prouvé sa réponse à Hébert, que Son Altesse Royale Madame ne montât pas sur l’échafaud.

FOUCHÉ. — Son Altesse Royale !… Cela vous a pourtant un très-grand air.

LE JÉSUITE. — On y reviendra, on y reviendra.

TALLIEN. — Ma foi, qui sait ?

DURAND-MAILLANE, souriant. — Vous me flattez, chers collègues ; toujours est-il que nous autres royalistes avions peu à redouter des conséquences de la loi de prairial.

LE JÉSUITE. — Un mot, s’il vous plaît de me laisser vous interrompre ?

DURAND-MAILLANE. — En grâce, parlez, mon révérend.

LE JÉSUITE. — J’ai lu attentivement les papiers publics et le Moniteur de cette époque ; or, selon mon petit jugement, si, dans la séance du 26 prairial, Robespierre avait nettement demandé la mise en accusation de Carrier, de Collot-d’Herbois et autres scélérats… (À Fouché :) C’est Robespierre qui parle.

FOUCHÉ. — Bien entendu… Et les autres scélérats sont : moi, Tallien, Barère et tutti quanti. Poursuivez, mon révérend.

LE JÉSUITE. — Donc, la Convention n’eût osé, par respect humain, refuser de décréter d’accusation ces honorables terroristes ; et leurs partisans, tels que Billaud-Varenne et autres, n’auraient osé les défendre ; ou bien, s’ils l’eussent tenté, ils auraient certainement été englobés dans l’accusation. Il suit de ceci, toujours selon mon petit jugement, que si les divers partis de la Convention, au lieu de se croire menacés par le vague et obscur discours de Robespierre, avaient su de lui qu’il ne demandait que la mise en jugement de huit à dix terroristes, cette mesure eut été à l’instant votée ; la terreur avait son terme, l’opinion publique était satisfaite, Robespierre prenait un ascendant incalculable, et la république s’affermissait… J’ai dit, et je rappellerai plus tard le pourquoi de mon observation.

DURAND-MAILLANE. — Elle est parfaitement fondée, mon révérend ; Robespierre, en cette occurrence, a manqué de tact et de décision. Vous savez, messieurs, ce qui s’est passé depuis : la loi de prairial est devenue une arme terrible entre les mains des terroristes impitoyables comme Billaud-Varenne ; les exécutions dont nous avons été témoins durant les premiers temps de la terreur ne sont rien auprès de celles qui depuis quarante jours ensanglantent la capitale, et auxquelles, il faut l’avouer, Robespierre est complètement étranger, puisque depuis cette fameuse séance de prairial, il a très-rarement assisté aux délibérations du comité de salut public, moins encore à celles de la Convention ; mais, en revanche, il a constamment présidé le club des Jacobins, où il compte probablement trouver un point d’appui pour ses projets ultérieurs. Tels sont les précédents de la séance d’aujourd’hui, dont le discours de Robespierre est l’événement capital.

FOUCHÉ, riant. — Capital est le mot, puisque Maximilien, comme en prairial, demande derechef nos pauvres têtes !

TALLIEN. — Nous saurons, mordieu ! les défendre.

DURAND-MAILLANE. — Il serait, je crois, opportun de relire les passages les plus significatifs du discours prononcé aujourd’hui par Robespierre, et que l’un de nos amis a sténographié. De l’ensemble de ce discours il ressort évidemment ceci : que Robespierre, effrayé de la recrudescence de la terreur, à la continuation de laquelle il se montrait déjà si opposé avant prairial, et qu’il regarde comme funeste à la république, veut tenter de nouveau un coup décisif contre les terroristes. Voici, à ce sujet, les points explicites de son discours. (Il tire de sa poche un papier, et lit.)

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« La contre-révolution est dans toutes les parties de l’économie politique. Les conspirateurs nous ont précipités malgré nous dans des mesures violentes, que leurs crimes seuls ont rendues nécessaires. Ce système était l’ouvrage de l’étranger, qui l’a proposé par l’organe vénal des Chabot, des Lhuillier, des Hébert et tant d’autres scélérats. Il faut tous les efforts du génie pour ramener la république à un régime naturel et doux ; cet ouvrage n’est pas encore commencé ; Laissez flotter un moment les rênes de la révolution, vous verrez le DESPOTISME MILITAIRE S’EN EMPARER, RENVERSER LA REPRÉSENTATION NATIONALE AVILIE [7] ; un siècle de guerres civiles et de calamités désolera notre patrie, et nous périrons pour n’avoir pas voulu saisir un moment marqué dans l’histoire des hommes pour fonder la liberté ; oui, nous livrerons notre patrie à des calamités sans nombre, et les malédictions du peuple s’attacheront à notre mémoire, qui devait être chère au genre humain ! Nous n’aurons pas même le mérite d’avoir entrepris de grandes choses par des motifs vertueux ; on nous confondra avec les indignes mandataires du peuple qui ont déshonoré la représentation nationale, et nous partagerons leurs forfaits en les laissant impunis. »

LE JÉSUITE. — Il est impossible de désigner plus clairement les proconsuls.

FOUCHÉ. — parbleu ! ceci, est à l’adresse de Carrier, comme à la mienne, comme à celle de Tallien.

DURAND-MAILLANE, continuant de lire : — « Quelle justice avons-nous faite envers les oppresseurs du peuple ? Quels sont les patriotes opprimés par les plus odieux abus de l’autorité nationale qui ont été vengés ? Que dis-je ? quels sont ceux qui ont pu faire entendre simplement la voix de l’innocence opprimée ? Les coupables n’ont-ils pas établi ce fameux principe, que dénoncer un représentant infidèle, c’est conspirer contre la représentation nationale ? »

TALLIEN. — Ce sont les paroles textuelles de Carrier au club des Cordeliers.

DURAND-MAILLANE, lisant. — « Ainsi, l’oppresseur répond aux opprimés par l’incarcération et par de nouveaux outrages ! Cependant les départements, où les crimes ont été commis les ignorent-ils, parce que nous les oublions ! »

FOUCHÉ, riant. — Attrape, Tallien… En as-tu assez commis de… gentillesses assassines dans le département de la Gironde, lors de ton proconsulat à Bordeaux ?

TALLIEN. — Et toi donc, bourreau ! Crois-tu que Lyon n’a pas conservé le souvenir de tes… vertus champêtres ?

DURAND-MAILLANE, lisant. — « Les plaintes que nous repoussons ne retentissent-elles pas avec plus de force dans les cœurs comprimés des citoyens malheureux ? Il est si facile et si doux d’être juste ! Pourquoi nous dévouer à l’opprobre des coupables en les tolérant parmi nous !! Mais quoi ! les abus tolérés n’iront-ils pas en croissant ? Les coupables impunis ne voleront-ils pas de crimes en crimes ? Voulons-nous partager tant d’infamie et nous vouer au sort affreux des oppresseurs du peuple ! Quels titres ont-ils pour s’opposer même aux plus vils tyrans ? Une faction pardonnerait à une autre faction ; bientôt les scélérats vengeraient le monde en s’entr’égorgeant eux-mêmes, et s’ils échappaient à la justice des hommes ou à leur propre fureur, échapperaient-ils à la justice éternelle, qu’ils ont outragée par le plus horrible de tous les forfaits ? »

FOUCHÉ, haussant les épaules. — Quelle capucinade ! 


DURAND-MAILLANE. — Vous allez remarquer une nouvelle dénonciation contre certains représentants terroristes… (Il lit.) « Si l’on proposait ici de prononcer une amnistie en faveur des députés perfides, et de mettre les crimes de tout représentant sous la sauvegarde d’un décret, la rougeur couvrirait le front de chacun de nous ; mais laisser sur la tête des représentants fidèles le devoir de dénoncer les crimes, et cependant, d’un autre côté, les livrer à la rage d’une ligue insolente s’ils osent le remplir, n’est-ce pas un désordre encore plus révoltant ? C’est plus que protéger le crime, c’est lui immoler la vertu !

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» En voyant la multitude des vices que le torrent de la révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j’ai tremblé quelquefois d’être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur de ces hommes pervers qui se mêlaient dans les rangs des défenseurs sincères de l’humanité ; mais la défaite des factions rivales a comme émancipé tous les vices : ils ont cru qu’il ne s’agissait plus pour eux que de partager la patrie comme un butin, au lieu de la rendre libre et prospère, et je les remercie de ce que la fureur dont ils sont animés contre tout ce qui s’oppose à leurs projets a tracé la ligne de démarcation entre eux et tous les gens de bien. »

LE JÉSUITE. — Est-ce clair ?

FOUCHÉ. — Fort clair. Sanson se chargera de tracer cette benoîte et rouge ligne de démarcation…

DURAND-MAILLANE. — Ici vient un appel au peuple fort caractéristique et fort inquiétant, lorsque l’on songe que la commune de Paris est dévouée à Robespierre et aux Jacobins. (Il lit.) « Peuple, souviens-toi qu’il existe dans ton sein une ligue de fripons et de scélérats qui lutte contre la vertu publique, qui a plus d’influence que toi-même sur tes propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit en détail dans la personne de tous les bons citoyens !

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» Rappelle-toi que, loin de sacrifier cette poignée de fripons et de scélérats à ton bonheur, tes ennemis veulent TE SACRIFIER à cette poignée de fripons et de scélérats, auteurs de tous nos maux et seuls obstacles à la prospérité publique. ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

TALLIEN. — Et l’obstacle supprimé… (il fait de la main un geste significatif), la prospérité publique va de soi.


DURAND-MAILLANE. — Voici la conclusion. (Il lit.) « Que ferons-nous donc ? Notre devoir ! Que peut-on objecter à celui qui veut dire la vérité et qui consent à mourir pour elle ? Disons donc qu’il existe une conspiration contre la liberté publique, qu’elle doit sa force à une coalition criminelle qui intrigue au sein même de la Convention ; que cette coalition a des complices dans le comité de sûreté générale et dans les bureaux de ce comité qu’ils dominent ; que les ennemis de la république ont opposé ce comité au comité de salut public, et constitué ainsi deux gouvernements ; que des membres du comité de salut public entrent dans ce complot ; que la coalition ainsi formée cherche à perdre les patriotes et la patrie. Quel est le remède à ce mal ? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du comité de sûreté générale, épurer ce comité lui-même, et le subordonner au comité de salut public ; épurer le comité de salut public lui-même ; constituer l’unité du gouvernement sous l’autorité suprême de la Convention nationale qui est le centre et le juge, et écraser ainsi toutes les factions du poids de l’autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté : tels sont les principes. S’il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j’en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive le taire ; car que peut-on objecter à un homme qui a raison et qui sait mourir pour son pays ? Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n’est point arrivé où les hommes de bien peuvent servir impunément la patrie ; les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits, TANT QUE SUBSISTERA LA HORDE DES FRIPONS ET DES SCÉLÉRATS. »

FOUCHÉ. — Hein, Tallien ? il est impossible de nous déclarer plus nettement la guerre ?

DURAND-MAILLANE. — Ainsi, messieurs, en résumant le discours de Robespierre, l’on reconnaît qu’il veut, ainsi qu’il le dit formellement « — ramener la république à un régime plus doux, arrêter l’effusion du sang, épurer la Convention et les comités, écraser les factions sous le poids de l’autorité nationale, et combattre le crime, parce que les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits, tant que subsistera la horde des fripons et des scélérats, » — Il est donc évident que Robespierre reprend en sous-œuvre le projet que masquait la loi de prairial. Seulement, éclairé par l’expérience, au lieu de frapper les scélérats (selon son expression), il a résolu de faire proposer nominativement demain, par Saint-Just, la mise en accusation des représentants du peuple qu’il a vaguement signalés aujourd’hui à la vindicte publique.

LE JÉSUITE. — Je demande la parole.

DURAND-MAILLANE. — Un mot encore afin de bien préciser la situation du parti royaliste que j’ai l’honneur de représenter ici. Nous n’avons pas sans hésitation consenti à nous coaliser contre Robespierre avec les montagnards et les terroristes dont mes honorables collègues Tallien et Fouché sont fondés de pouvoirs ; Robespierre, je le répète a toujours ménagé le côté droit de l’Assemblée ; il a tenté de sauver Son Altesse Royale Madame Élisabeth ; il a rendu au culte catholique ce qu’il pouvait lui rendre en ces malheureux temps ; il a jusqu’à présent sauvegardé les soixante-six députés girondins incarcérés comme suspects après le 31 mai. Donc si nous en croyions les apparences nous ne devrions pas nous liguer contre Robespierre ; mais après mûres réflexions, nous avons pensé que, homme de gouvernement avant tout, s’il ne reculait pas devant les mesures les plus terribles lorsqu’il les croyait utiles au salut public, Robespierre répugnait, non certes par compassion mais par politique, à verser inutilement le sang, parce que les rigueurs inutiles ou iniques devaient soulever l’opinion contre la république. C’est encore ainsi que, voyant la contre-révolution écrasée en Vendée, à Lyon, dans le Midi, le fédéralisme brisé, les armées françaises partout victorieuses, il croit non pas humain mais politique de ménager (quant à présent) les royalistes, à cette heure réduits à l’impuissance, mais résolu de les anéantir s’ils conspiraient de nouveau ; cette conduite est celle d’un véritable homme d’État. Or je le dis franchement, Vergniaud et ses amis, Danton et ses amis, Hébert et ses amis (il en était d’honnêtes parmi eux) ayant été guillotinés, la révolution a perdu à notre profit la plus grande portion de ses forces vives ; il ne reste, à bien dire que Robespierre et les jacobins capables de défendre, de conserver, d’affermir la république ; aussi entrons-nous dans une coalition dont l’unique but est d’envoyer à l’échafaud Robespierre et les principaux meneurs du parti jacobin.

DESMARAIS, au jésuite. — Vous avez la parole.

LE JÉSUITE. — Un mot d’abord pour confirmer de tout point ce que vient de dire le préopinant. J’arrive d’Angleterre et d’Allemagne : j’affirme qu’aux yeux de la coalition étrangère Robespierre est le seul homme dangereux de ce temps-ci ; j’affirme que les cabinets de Vienne et de Berlin déjà las de la guerre et épuisés par leurs sacrifices et par leurs défaites (je tiens le fait de M. le prince de Hardemberg), seraient disposés à reconnaître la république française et ses conquêtes, si Robespierre dirigeait, selon ses vues, la marche du gouvernement : « — C’est le seul homme avec qui nous pourrions nous entendre et traiter, » — m’a dit lui-même M. le prince de Hardemberg. De ceci que résulte-t-il ? Que, malgré ses fêtes à l’Être suprême et ses ménagements hypocrites pour le clergé, Robespierre est tout au plus déiste, et conséquemment l’ennemi de l’Église ; mais si Robespierre est notre ennemi, à nous autres catholiques et royalistes, n’est-il point aussi, moralement et matériellement, l’adversaire le plus acharné des honorables terroristes et montagnards ci-présents et de quelques-uns de leurs amis ? De vrai, tous se soucient de la république comme de l’empire du Grand-Mogol ; que demandent-ils, ces bonnes gens ?… Eh ! mon Dieu ! ils demandent tout uniment à vivre avec splendeur en paix et en joie.

FOUCHÉ, riant. — Hé ! hé !…

LE JÉSUITE. — Si vous avez, mon gai compère, commis à Lyon ces choses que ce tyranneau de Robespierre qualifie d’infâmes rapines et d’abominables cruautés, était-ce par cupidité, par férocité ? Point du tout… Vous aimiez à vous procurer de l’argent, non pas sordidement, vilainement pour l’argent en lui-même, mais pour les plaisirs qu’il donne. Si vous faisiez continuellement fonctionner la machine à Guillotin, était-ce par cruauté ? Point !… mais à seule fin de conquérir le renom de révolutionnaire inflexible ? Chaque tête que vous faisiez tomber n’était qu’une garantie pour la conservation de la vôtre.

FOUCHÉ, riant. — Parbleu ! je ne les mangeais pas, ces têtes… moi !

TALLIEN. — C’est évident, et sauf cet enragé de Carrier, qui était toujours ivre… ce n’est pas pour le plaisir de tuer que l’on tue.

LE JÉSUITE. — C’est parler d’or ! Car enfin, si l’on vous eût laissé tranquillement jouir de vos amours avec votre belle Thérésita Cabarus, que vos petites friponnes d’exactions entouraient d’une royale opulence, vous vous fussiez montré ce que vous êtes, mon digne et honoré monsieur Tallien ! le plus bénin des mortels ; mais non ! D’impertinents coquins vous ont turlupiné, criant au scandale, aux dilapidations : il a bien fallu engager ces drôles à se taire… en leur coupant le cou ! Car, après tout, la guillotine en permanence sous vos fenêtres, à Bordeaux, n’était qu’une manière de réponse permanente à vos détracteurs.

TALLIEN. — Ils l’ont voulu… c’était leur faute ! 


LE JÉSUITE. — Aussi, remarquez bien que ce sont eux et non point vous que j’accuse ; mais, pour revenir à Robespierre, j’ai dit, je maintiens qu’il est l’implacable ennemi des bonnes gens qui aiment une vie opulente et joyeusement émaillée des sept péchés capitaux. Un couvent de trappistes serait un lieu de délices sensuelles, une abbaye de Thélème, comparé à la république prêchée par l’incorruptible. Il est opportun de vous remémorer la douce existence qu’il ménage aux heureux citoyens de sa république. Voici ce qu’il disait à la Convention le 17 pluviose de cette année ; j’ai noté ce curieux passage du Moniteur. (Il lit.) « Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, — la probité à l’honneur, — les principes aux usages, — les devoirs aux bienséances, — l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, — le mépris du vice au mépris du malheur, — la fierté à l’insolence, — la grandeur d’âme à la vanité, — l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, — les bonnes gens à la bonne compagnie, — le mérite à l’intrigue, — le génie au bel esprit, — la vérité à l’éclat, — le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, — la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, — un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, — c’est-à-dire toutes les vertus de la république à tous les vices, à tous les ridicules de la monarchie. » (Le jésuite, s’adressant à Tallien et à Fouché :) — Eh bien, messieurs, que vous en semble ?

FOUCHÉ. — Il me semble que je n’ai pas jeté aux orties mon froc de moine de l’Oratoire pour aller m’encapuciner dans une pareille république !

TALLIEN, riant. — Ah ! combien ils ont raison ceux qui accusent Maximilien d’être contre-révolutionnaire ! Quel beau jeu il fait à la monarchie en voulant nous transformer en un peuple de puritains !

LE JÉSUITE. — Écoutez encore. (Il lit.) « Puisque l’âme de la république est la vertu et l’égalité, puisque votre but est de fonder, de consolider la république, il s’ensuit que la première règle de votre conduite politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien de l’égalité et au développement de la vertu, car le premier soin du législateur doit être de fortifier le principe du gouvernement. Ainsi, tout ce qui tend à exciter l’amour de la patrie, à purifier les mœurs, à élever les âmes, à diriger les passions du cœur humain vers l’intérêt public, doit être adopté ou établi par vous ; tout ce qui tend à les concentrer dans l’abjection, l’égoïsme, à réveiller l’engouement pour les petites choses, et le mépris des grandes, doit être rejeté ou réprimé par vous. — Dans le système de la révolution française, ce qui est immoral est impolitique, — ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire. — La faiblesse, les vices, les préjugés sont le chemin de la royauté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

TALLIEN. — Et ce chemin-là, nous le reprendrions grand train, afin d’échapper à cette rogue et bilieuse république faite à ton image, ô vertueux Maximilien !

LE JÉSUITE. — Vous, échapper ! Oh ! que non point ! L’on n’échappe pas ainsi à ce trop vertueux scélérat. Écoutez plutôt. (Il lit.) « Si le ressort du gouvernement populaire pendant la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur, — la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. — La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible : elle est donc une émanation de la vertu ; — elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe général de la démocratie, appliqué aux inexorables nécessités du salut de la patrie. » (Le jésuite, cessant de lire.) Donc, nous voici dûment édifiés sur la philosophie morale de la république jacobine ainsi raisonnée : « Point de terreur sans vertu, mais pas de vertu sans terreur. » En d’autres termes, les incorruptibles, les purs, les désintéressés ont le droit, au nom des vertus civiques dont ils donnent l’exemple, d’employer la terreur pour forcer les corrompus, les cupides, les jouisseurs, d’être vertueux ; faute de quoi, on leur coupe la tête. Donc, vu les circonstances où nous sommes aujourd’hui, 8 thermidor, de deux choses l’une : ou la république des jacobins et de Robespierre triomphera demain, 9 thermidor, et vous serez, vous, Fouché, vous, Tallien, et vos amis Carrier, Collot-d’Herbois et autres, envoyés au vasistas, sous le prétexte que vous ne vous êtes montrés que médiocrement vertueux dans l’exercice de vos proconsulats ; ou bien Robespierre et les jacobins seront renversés, puis guillotinés : en ce cas, les jouisseurs, les corrompus gouvernent la république. Mais un pareil état de choses ne dure point ; et tôt ou tard, plus tôt que plus tard, ainsi que l’a dit excellemment Robespierre dans son discours d’aujourd’hui, rappelez-vous ces paroles : « Laissez flotter un moment les rênes de la révolution, vous verrez le despotisme militaire s’en emparer, renverser la représentation nationale avilie ; un siècle de calamités et de guerres désolera notre patrie. » Or, vous êtes des hommes de trop de bon sens, et surtout des lurons trop amoureux d’une vie facile, opulente et libre pour vous exposer à subir le despotisme militaire, ou pour vous embarquer dans de nouveaux bouleversements, au lieu de vous unir aux royalistes, afin de ramener le plus tôt possible la monarchie, le règne de nos rois légitimes.

TALLIEN. — Diable ! vous allez vite en besogne… Et le vote du 21 janvier ?

LE JÉSUITE. — Bon ! bon ! nous arrangerons ceci, mes honorables et chers régicides. Entre nous, Son Altesse Royale monseigneur le comte de Provence, aujourd’hui roi de France in partibus, n’a point dû être déjà tant fâché de voir guillotiner monsieur son frère ; et si ledit comte de Provence revient occuper le trône sous le nom de Louis XVIII…

FOUCHÉ, riant. —… Nous lui dirons, après tout : « N’est-ce pas nous autres régicides qui vous avons fait roi… en envoyant LouisXVI à la guillotine ? »

LE JÉSUITE. — Parfaitement raisonné. Aussi Louis XVIII, frappé du génie que décèle votre réponse, vous nomme son premier ministre ?

FOUCHÉ. — Pourquoi non ?… Les anciens braconniers ne deviennent-ils pas les meilleurs gardes-chasse, et les anciens voleurs les meilleurs mouchards ? Mais, revenons à la question actuelle ; vous l’avez posée à merveille. Oui, pour les royalistes, pour les modérés, pour les corrompus, pour les terroristes, Robespierre est l’ennemi ; donc il faut qu’il tombe ; et cela d’urgence, et cela demain, 9 thermidor, sinon nous sommes tous perdus. Or, maintenant, par quels moyens pratiques renverserons-nous Robespierre et les jacobins, et les enverrons-nous à la guillotine ?

DURAND-MAILLANE. — Nous devrions, selon moi, profiter de la faute commise aujourd’hui par Robespierre. Remarquez, messieurs, que cette fois encore, ainsi que lors de la présentation de la loi du 22 prairial, il a manqué de décision et de clarté dans son discours ; il a menacé vaguement les factions, les fripons, les scélérats, les représentants du peuple qui déshonorent la Convention ; il a parlé non moins vaguement de ramener le gouvernement de la république à un régime plus doux, au lieu d’articuler nettement ceci : « — L’opinion publique est révoltée contre le redoublement de terreur qui règne depuis six semaines et contre la trop longue impunité accordée aux crimes des proconsuls terroristes ; donc je demande la mise en accusation de Fouché, Tallien, Carrier, Collot-d’Herbois, Billaud-Varenne, Bourdon de l’Oise et quelques autres, une douzaine au plus. » Évidemment, la majorité de la Convention, ainsi sommée publiquement de satisfaire l’opinion publique, en décrétant l’accusation des terroristes nominalement désignés par Robespierre, et de mettre fin à l’épouvantable redoublement de terreur dont nous sommes témoins, eût voté, soit par conviction, soit par respect humain, la proposition de Robespierre ; mais, rappelez-vous la physionomie de l’Assemblée, ses entretiens particuliers à la suite de ce discours. Chaque parti, nous royalistes, de même que les montagnards et les terroristes, s’est cru signalé dans cette vague appellation de factions, et se croit encore sous le coup d’une menace. Rappelez-vous enfin qu’invité par un grand nombre de nos collègues de toutes les nuances de désigner clairement ceux qu’il accusait, Robespierre s’y est refusé, laissant entendre que Saint-Just, à l’ouverture de la séance de demain, formulerait un acte d’accusation en règle contre les factions, les fripons et les scélérats.

DESMARAIS. — Là est le nœud de la question. Évidemment Robespierre a cru… une faute énorme… a cru, dis-je, plus habile de préparer aujourd’hui l’opinion par des généralités accusatrices, sachant que demain Saint-Just, à l’ouverture de la séance, compléterait, préciserait la pensée du dictateur ; or, en ce cas, il est certain du vote de la majorité de la Convention, ainsi que l’a démontré notre collègue Durand-Maillane.

LE JÉSUITE. — Eh bien, il ne faut point que Saint-Just complète et précise la pensée de Maximilien. Il faut que tous les partis de la Convention, plus ou moins persuadés, ainsi qu’ils le sont à cette heure, que la proscription et la mort planent sur eux, s’unissent pour envoyer l’incorruptible et les jacobins à l’échafaud.


DESMARAIS. — Mais Robespierre et Saint-Just, voyant le danger, s’empresseront de formuler clairement leur pensée.

FOUCHÉ, riant. — On les en empêchera…

DESMARAIS. — Par quel moyen ?

TALLIEN. — Parbleu ! rien n’est plus simple… en ne les laissant pas parler, en étouffant leur voix sous des cris forcenés.

FOUCHÉ. — Un tonnerre de vociférations, telles que : À bas le dictateur ! à bas le scélérat ! à bas le tyran ! empêchera Robespierre de se faire entendre.

TALLIEN. — Nous demanderons sur l’heure sa mise en accusation et celle des jacobins. Il y a cent à parier contre un qu’on l’obtiendra.

DURAND-MAILLANE. — C’est mon avis.

DESMARAIS. — Et le mien.

LE JÉSUITE. — Et le mien. Donc, à l’ouverture de la séance, aux premiers mots que prononcera Saint-Just, tapage effroyable ; Robespierre s’élance à la tribune, le tapage redouble : À bas le tyran ! On demande sa mise en accusation, celle de Saint-Just, de Couthon et autres. On l’obtient, c’est très-bien ; mais ensuite ?

TALLIEN. — Eh bien, on les enverra au vasistas.

DESMARAIS. — Mais la commune, en grande partie composée de jacobins exaltés, à commencer par Coffinhal, homme d’action énergique, et à finir par mon scélérat de gendre ? Mais la force armée, commandée par Henriot, âme damnée de Robespierre ? Mais le club des Jacobins, où l’incorruptible est tout-puissant ? Mais les sections ? Mais le peuple, qui, malgré la capucinade de la fête à l’Être suprême, voit toujours en Robespierre l’apôtre du prolétaire, le Messie de la révolution ? Oui, si les sections des faubourgs marchent avec leurs, canons contre la Convention ?

FOUCHÉ. — Elle aura l’appui des sections du centre de Paris.

TALLIEN. — Puis le peuple parisien est si badaud, que nous lui ferons accroire, par une proclamation, que Maximilien conspirait le rétablissement de la royauté en ménageant le côté droit et les calottins, en patricotant avec la vieille Catherine Théot et dom Gerle.

DURAND-MAILLANE. — Puis, ne nous y trompons pas, Robespierre surtout a fait prévaloir dans l’esprit et dans les habitudes du peuple un profond respect pour les décrets de la Convention. Souvenez-vous de la journée du 31 mai, dont Maximilien et les jacobins étaient les instigateurs ; remarquez, avec quels ménagements, avec quel tact politique ils ont dirigé le mouvement et opéré leur pression sur l’Assemblée, afin d’obtenir la suspension du pouvoir des girondins, en écartant toute apparence d’attentat violent contre la souveraineté de la représentation nationale.

LE JÉSUITE. — L’observation est très-juste.

DURAND-MAILLANE. — Rappelez-vous encore que, malgré l’appel à l’insurrection lancé par les cordeliers et les hébertistes, lors de leur procès, le peuple est resté calme. N’est-il donc pas plus que probable qu’en raison de ces habitudes de respect pour les décrets et l’inviolabilité de la représentation nationale, inculquées au peuple par Robespierre lui-même, son arrestation ne soulèvera aucun mouvement sérieux dans la majorité des sections ? Et enfin, ce mouvement dût-il éclater à la voix de la commune, c’est une chance que nous devons courir, certains d’avoir pour nous une partie des sections.

La servante de l’avocat Desmarais entre et dit à son maître : — Voici, le petit garçon que vous attendez ; il demande à vous parler.

Ce disant, la servante introduit le jeune Rodin et sort. L’affreux enfant, grêle et chétif, à peu grandi. Sa physionomie est toujours remarquable par son expression sournoise, cafarde et rusée ; son regard couvert et fuyant révèle, lorsque l’on peut le saisir, sa rare et précoce intelligence. Il est vêtu d’une petite carmagnole et coiffé d’un bonnet rouge. À son entrée dans le salon, il a salué révérencieusement la compagnie en tirant son bonnet, puis le cou un peu tors, le dos voûté, la démarche oblique, il s’est rapproché de son doux parrain.

LE JÉSUITE. — Fillot, tu reviens du club des Jacobins ?

RODIN. — Oui, doux parrain.

LE JÉSUITE. — L’on t’a laissé pénétrer sans difficulté dans la tribune ?

RODIN. — Non : l’on m’a d’abord refusé l’entrée ; alors le Seigneur Dieu m’est venu en aide, et, m’adressant à l’homme qui me repoussait, sous prétexte que j’étais un enfant, j’ai dit : « — Citoyen, je suis un enfant, c’est vrai ; aussi je viens à l’école du sans-culottisme, afin d’être un jour bon sans-culotte. »

FOUCHÉ, riant. — Il est très-intelligent, ce petit cafardeau !

LE JÉSUITE reprend avec un sourire triomphant qui semble dire à l’assistance : Ce n’est rien encore. Écoutez. — Que s’est-il passé au club, fillot ?

RODIN. — Il y avait grande foule, on s’étouffait dans les tribunes ; j’entendais dire autour de moi que Robespierre venait de lire le discours prononcé par lui aujourd’hui à la Convention, et qu’il avait été très-souvent interrompu par les applaudissements, par les cris forcenés des jacobins ; ces cris duraient encore à mon arrivée.

DURAND-MAILLANE. — Ces renseignements sont fort importants.

LE JÉSUITE. — Et que criaient ces forcenés, petit fillot ?

RODIN. — Les damnés ennemis de notre sainte mère l’Église (il se signe), et de nos bons rois, fils aînés de notre Saint-Père (il se signe), criaient : « Il faut en finir avec les fripons et les scélérats ! À bas les corrompus ! les terroristes ! Ils perdraient la république en la faisant haïr ! »

DESMARAIS. — Vous entendez, messieurs. Robespierre penserait-il à faire appel à l’insurrection ?

LE JÉSUITE. — Et, son discours achevé, Robespierre a-t-il quitté le club, mon fillot ?

RODIN. — Non, doux parrain ; quelques voix dans la salle ont crié : « Silence ! silence ! Maximilien va encore parler. » Alors l’on aurait entendu une souris trotter. Je m’étais glissé entre les jambes des brigands qui garnissaient les tribunes ; je me trouvais à côté de l’une de leurs brigandes, car beaucoup de femmes assistaient aussi à cette séance, et elles étaient pires que les hommes pour la forcénerie de leurs cris.

TALLIEN. — Les dévotes de Robespierre !

RODIN. — L’une de ces scélérates, placée sur le devant de la tribune, m’a pris sur ses genoux. Cette vilaine furie m’a dit : « — Viens, mon petit, tu risquerais d’être étouffé dans la foule. » — Alors j’ai vu Robespierre, il était très-pâle, mais ne semblait pas abattu. Un grand silence s’est fait, et il a parlé.

DURAND-MAILLANE. — Et vous rappelez-vous à peu près, mon petit ami, le sens des paroles de Robespierre ?

RODIN. — Le Seigneur Dieu (il se signe) a daigné gratifier d’une bonne mémoire son indigne petit serviteur. Je n’ai pas oublié une seule des paroles de ce monstre.

FOUCHÉ, riant. — Quel petit gredin ! a-t-il l’air faux et futé ; il a un regard de vipère. Eh bien, qu’a-t-il dit, le monstre ?

RODIN. — « Citoyens ! — a repris Robespierre, — le discours que vous venez d’entendre est mon testament de mort… »

TALLIEN, vivement. — Il a dit cela ?

FOUCHÉ, très-intéressé, ainsi que les autres personnages, s’écrie : — Ne l’interromps donc pas, tu vas le troubler.

LE JÉSUITE. — Troubler mon fillot ! Ah ! ah ! vous ne le connaissez point. Quant à la rigoureuse exactitude des paroles qu’il vous rapporte, je vous la garantis ; il possède une mémoire incroyable. (À l’enfant) Continue, et reprends.


RODIN. — « Citoyens ! — a dit Robespierre d’une voix grave, — le discours que vous venez d’entendre est mon testament de mort ; je l’ai vu aujourd’hui à la Convention : la ligue des méchants est tellement puissante que je ne puis espérer de leur échapper. Je succombe sans regret ; je vous laisse ma mémoire : elle vous sera chère, vous la défendrez [8]. »… Voilà, doux parrain, mot pour mot, ce qu’a dit ce monstre de Robespierre.

FOUCHÉ, triomphant. — Il doute de lui-même, l’énergie lui manque : il est perdu !

DURAND-MAILLANE. — Et quel effet ces paroles ont-elles produit sur les jacobins, mon petit ami ?

RODIN. — Dans la salle, dans les tribunes se sont élevés des cris frénétiques en faveur du monstre. Les uns criaient : « — Nous te défendrons au péril de notre vie, Maximilien ! » D’autres : « — Il faut marcher sur la Convention, en chasser les scélérats ! »

TALLIEN. — Et Robespierre, qu’a-t-il répondu à ces cris ? 


RODIN. — Il a fait signe qu’il voulait parler. Ces forcenés ont fait silence et il leur a dit : « — Citoyens ! pas d’attentat contre la représentation nationale. Si vous voulez agir, agissez comme au 31 mai. Que la seule pression de l’opinion publique, manifestée avec calme et dignité, oblige la Convention à s’épurer elle-même, séparer les méchants des hommes faibles. Qu’elle rejette de son sein les scélérats qui l’oppriment ; que la manifestation du vœu populaire sauve encore une fois la liberté, comme au 31 mai ; et, si, malgré ces derniers efforts, il nous faut succomber, eh bien, mes amis, vous me verrez boire la ciguë avec calme, et alors… »

DESMARAIS. — Il revient toujours à ses pensées de mort ; il se sent perdu ; il faut…

FOUCHÉ. — Laissez donc achever mon petit calottin. Je raffole de lui. (À l’enfant.) Et alors, disais-tu ? 


RODIN. — Et alors, Robespierre ayant déclaré qu’il boirait la ciguë avec calme, un représentant du peuple d’une très-laide figure, et qui a une grosseur à la joue…

TALLIEN. — C’est David !

RODIN. — Oui, j’ai entendu le nommer ainsi autour de moi : ce David s’est donc élancé à la tribune et, pressant comme un furieux Robespierre contre sa poitrine, il s’est écrié : « — Maximilien, si tu meurs, je mourrai avec toi !… — Nous aussi, nous aussi, nous mourrons tous avec toi, Robespierre ! » ont hurlé ces enragés dans la salle et dans les tribunes. La brigande qui me tenait sur ses genoux hurlait aussi fort que les autres, en vraie diablesse qu’elle était, et, par parenthèse, le hasard m’a fait connaître le nom de cette furie : elle se nomme la citoyenne Marchais, et demeure rue Saint-Sauveur, n° 17. Ça peut servir à la faire arrêter, si besoin est.

FOUCHÉ, ravi, pinçant l’oreille de Rodin. — Affreuse petite canaille ! Il est adorable, ce petit cafardeau. Je l’adopte !

LE JÉSUITE. — Adopter mon fillot ! ouais ! Oh ! que non point : il sera la consolation de mes vieux jours. (À Rodin.) Et comment s’est terminée la séance du club des Jacobins ?

RODIN. — Elle a fini par le tapage que je dis. Tout le monde est sorti, les uns criant : « — Nous mourrons avec toi, Robespierre ! »

 Les autres criant : « — Il faut un nouveau 31 mai ! il faut que la Convention s’épure des fripons et des scélérats ! » — Alors, voyant la séance finie, je suis accouru ici, doux parrain, en tâchant de ne rien oublier de ce que j’ai entendu, et le Seigneur Dieu (il se signe) a fait cette grâce à son indigne petit serviteur.

DURAND-MAILLANE. — Vous êtes un enfant très-intelligent, mon ami, nous vous remercions de vos renseignements.

LE JÉSUITE, savourant les louanges accordées à son fillot. — Il ira loin, allez ! (À l’enfant.) Va m’attendre dans la pièce voisine.

(Le petit Rodin salue de nouveau, et très-révérencieusement, la compagnie, et sort en rasant le plancher.)

TALLIEN. — Évidemment, Robespierre veut tenter demain une journée avec l’appui d’Henriot et de la commune ; il faut le prévenir, sinon gare à nous !

FOUCHÉ. — C’est mon avis. Donc, le meilleur et le plus sûr moyen d’arriver à nos vues est d’étouffer la voix de Saint-Just dès qu’il montera à la tribune afin de compléter le discours de Robespierre ; celui-ci voudra prendre la défense de son séide, nos cris redoubleront : À bas le tyran ! à bas le dictateur ! Sa mise en accusation est proposée, adoptée, après quoi on l’envoie au vasistas avec les autres vertueux jacobins Saint-Just, Lebas, Couthon et autres. (Riant.) Il se peut que notre coup manque, et alors, c’est nous qui y allons, au vasistas !… En ce cas, Tallien, en ma qualité d’ancien calottin, je te donnerai l’absolution, mon drôle !

DURAND-MAILLANE. — Je crois qu’en effet il faut brusquer les choses, et dès le début de la séance interrompre Saint-Just et Robespierre, puis demander immédiatement à l’Assemblée leur arrestation. Est-ce votre avis, messieurs ?

TOUS. — Oui ! Oui !

DURAND-MAILLANE. — Qui portera le premier la parole ?

TALLIEN. — Moi !

DESMARAIS. — Collot-d’Herbois, l’un des plus implacables ennemis de Robespierre, préside l’Assemblée ; donc, nous sommes certains qu’il nous laissera étouffer à notre aise la voix des jacobins.

FOUCHÉ. — Et la chose ira rondement.

LE JÉSUITE. — Il me paraît probable que la Convention ne se bornera point à envoyer à la guillotine Robespierre, Saint-Just, Couthon, Lebas et autres chefs du parti vertueux ; il y aura évidemment plusieurs fournées de jacobins en dehors de la Convention ?

TALLIEN. — Parbleu ! nous y enverrons ensuite, afin d’anéantir leur parti, les gros bonnets de leur club et les jacobins de la commune, à commencer par le maire, Fleuriot-Lescot, Coffinhal et consorts.

LE JÉSUITE. — Le cas échéant d’une fournée, je désirerais extrêmement, pour des motifs particuliers, voir englober dans ladite fournée un certain Jean Lebrenn, nommé membre du conseil général de la commune depuis son retour de l’armée. Ce Jean Lebrenn est possesseur de papiers fort importants sur lesquels il serait urgent de mettre la main.

FOUCHÉ, riant, à Desmarais. — Tu entends, collègue, le révérend demande la tête de ton gendre.


DESMARAIS. — Brutus a livré ses fils, et cet homme n’est pas même mon fils.

FOUCHÉ. — Tudieu ! quel Romain tu fais. (Au jésuite.) Tu auras la tête de ton jeune homme, mon père en Dieu !

DURAND-MAILLANE. — Ainsi donc, à demain, messieurs. Rendons-nous exactement à l’Assemblée dès avant l’ouverture de la séance. Je vous réponds des voix du côté droit ; nous entraînerons une partie du centre.

TALLIEN. — Fouché et moi, nous répondons des voix des terroristes et des montagnards, et le tour sera fait.

LE JÉSUITE, à part. — Et la république perdue… Le supplice des jacobins, ses derniers défenseurs, nous la livre pieds et poings liés.

Tous se lèvent ; Desmarais les reconduit, puis rentre seul dans le salon, où il reste longtemps silencieux et sombre ; puis, se levant soudain : — Eh bien ! est-ce que c’est moi qui ai demandé qu’on le guillotine, mon gendre ?… Ce misérable n’est-il pas, à vrai dire, la cause première de mes tourments ? Et puis, après sa mort, il faudra bien que ma fille et ma femme reviennent auprès de moi !

_____

La scène suivante se passe aux Tuileries, dans la salle de la Convention, le 9 THERMIDOR AN II DE LA RÉPUBLIQUE (27 juillet 1794). Il est huit heures du matin ; les chefs des factions coalisées contre Robespierre et contre le parti jacobin sont depuis longtemps arrivés dans la salle. Tallien, en se rendant à son siège, situé à la crête de la montagne, passe devant les banquettes de la droite, et dit à Durand-Maillane et à ses amis : « — Oh ! les braves gens que les gens du côté droit. » —… Collot-d’Herbois, cet ex-comédien souillé de rapines et de crimes, occupe le fauteuil ; Fréron, non moins scélérat que lui, va lui parler à l’oreille en lui désignant du regard Saint-Just, entrant alors dans la salle ; il s’entretient à voix basse avec Robespierre. Celui-ci semble lui adresser une dernière recommandation, à laquelle Saint-Just répond par un signe de tête affirmatif. Bientôt Couthon, de qui la figure juvénile, régulière et douce, contraste étrangement avec son impotence, est porté par deux huissiers jusqu’à son banc, où il prend place entre Robespierre le jeune, digne de son frère par l’intégrité de ses mœurs, et Lebas, l’un des caractères les plus éminents, les plus purs, les plus généreux, les plus énergiques de notre temps, et que nous avons vu à l’œuvre, ainsi que Saint-Just, soit à l’armée de Rhin et Moselle, soit à Strasbourg, où ils accomplirent de si grandes choses par des mesures révolutionnaires sans répandre une goutte de sang. Bien avant l’ouverture de la séance, les tribunes ont été presque entièrement remplies de gens choisis et apostés par les ennemis de Robespierre. Celui-ci regagne son banc ; on lit sur ses traits austères un mélange de préoccupation et de ferme assurance ; car, ignorant le complot ourdi contre lui, il compte sur le discours de Saint-Just, qui doit élucider la question laissée la veille si malheureusement dans le vague et la poser nettement. Les conversations particulières, les continuelles allées et venues des principaux chefs des factions coalisées qui échangent des signes et des paroles d’intelligence, et semblent se donner de mystérieux mots d’ordre, occupent les derniers moments qui précèdent l’ouverture de la séance. Billaud-Varenne paraît en ce moment avec l’un des vice-présidents de la Convention, Thuriot, terroriste aussi irréprochable dans sa vie privée que l’est Billaud-Varenne ; tous deux sont accostés par Fouché ; il leur parle tout bas, avec ce ricanement cynique qui donne à sa face patibulaire une expression de hideuse impudence. L’aspect général de l’Assemblée est inquiet et sinistre. La majorité des représentants du peuple, masse flottante, indécise, après avoir subi, tantôt par crainte, tantôt par conviction, l’irrésistible ascendant de Robespierre, alors qu’aux jours les plus critiques de la révolution en péril au dedans et au dehors, il proposait au nom du comité de salut public et faisait accepter les décrets qui sauvèrent la France et la république, la majorité des représentants du peuple, disions-nous, appartenant aux diverses nuances de la Convention, et n’étant pas dans le secret des conjurés, se trouvait encore sous l’impression des vagues menaces renfermées dans le discours prononcé la veille par Robespierre ; aussi, chaque parti voit en lui un ennemi mortel. Soudain, le tintement de la sonnette de Collot-d’Herbois domine le bruit des entretiens particuliers qui cessent peu à peu.

COLLOT-D’HERBOIS. — Citoyens, la séance est ouverte. Citoyen Saint-Just, tu as la parole.

SAINT-JUST, au milieu, d’un profond silence, se dirige vers la tribune, y monte lentement ; puis, après avoir promené sur l’Assemblée ce regard profond et ardent qui semble illuminer son pâle visage, comparable à un masque de marbre antique, il prend ainsi la parole d’une voix grave et sonore [9] :

« — Citoyens, je ne suis d’aucune faction : je les combattrai toutes. Elles ne s’éteindront jamais que par les institutions, qui produisent les garanties, qui poseront la borne de l’autorité, et feront ployer sans retour l’orgueil humain sous le joug des libertés publiques. Le cours des choses a voulu que cette tribune aux harangues fût peut-être la roche Tarpéienne pour celui qui viendrait vous dire que des membres du gouvernement ont quitté la route de la sagesse. (Rumeurs sur le banc de Tallien, de Fréron, de Barère, etc., etc.) J’ai cru que la vérité vous était due, offerte avec prudence, et qu’on ne pouvait rompre avec pudeur l’engagement pris avec sa conscience de tout oser pour le salut de la patrie… Quel langage vais-je vous parler ? Comment vous peindre des erreurs dont vous n’avez aucune idée et comment rendre sensible le mal qu’un mot décrète, qu’un mot corrige ? Vos comités de sûreté générale et de salut public m’avaient chargé de… »

Saint-Just est soudain interrompu par une explosion de murmures, dont le signal a été donné par Fouché, Fréron et Tallien. Celui-ci se lève et, de sa place, s’écrie avec animation : « — Citoyens, je demande la parole pour une motion d’ordre. L’orateur a commencé par dire qu’il n’était d’aucune faction. Je dis la même chose. Je n’appartiens qu’à moi-même et à la liberté. C’est pour cela que je vais faire entendre la vérité. »

Bravos à droite, au centre et sur les bancs de la montagne. Saint-Just, surpris et irrité de cette violente interruption, veut poursuivre son discours ; les murmures, étouffent de nouveau sa voix, Tall en fait signe qu’il veut parler, les murmures cessent, et il ajoute, en désignant Saint-Just d’un air menaçant : — « L’on vient encore aggraver les maux de la patrie, la précipiter dans l’abîme. Je demande que le rideau soit entièrement déchiré. »


— Oui ! oui ! — s’écrient une foule de voix. — Bravo, Tallien ! — Un tonnerre d’applaudissements retentit dans la salle ; les deux Robespierre et Lebas se lèvent et s’écrient, au milieu d’un tumulte croissant, qu’il est indigne de couper la parole à Saint-Just.

DESMARAIS, montrant le poing à l’orateur. — « On te coupera mieux que la parole, scélérat !!! »

SAINT-JUST, à la tribune et d’une voix forte qui domine le tumulte. « — Citoyens, vous m’entendrez, je… »

BILLAUD-VARENNE, de sa place, avec véhémence. — « Je demande la parole pour une motion d’ordre. Hier soir, le club des Jacobins était rempli d’hommes apostés, puisqu’aucun n’avait de carte ; hier, on a développé dans cette société l’intention d’égorger la Convention nationale. » (Mouvement d’horreur prolongé. Tallien, Fréron, s’agitent sur leurs bancs et menacent du geste Robespierre. BILLAUD-VARENNE continue.) « Le moment de dire la vérité est arrivé… Je m’étonne de voir Saint-Just à la tribune, après ce qui s’est passé. Il avait promis aux deux comités de leur soumettre son discours avant de le lire à la Convention, et même de le supprimer s’il leur semblait dangereux. L’Assemblée jugerait mal les événements et la position dans laquelle elle se trouve, si elle dissimulait qu’elle est entre deux égorgements. Elle périra si elle est faible ! »

À ces mots, un tumulte effroyable s’élève dans la salle. Les chefs des conjurés se lèvent et, agitant leurs chapeaux, s’écrient : — « Non ! non ! l’Assemblée ne périra pas ! — Le plus grand nombre des représentants entraînés par l’exemple des meneurs, se lèvent à leur tour en s’écriant : « — Non ! l’Assemblée ne se laissera pas égorger ! » — Des affidés apostés dans les tribunes applaudissent à tout rompre, et s’écrient : — « Vive la Convention ! Vive le comité de salut public ! »

SAINT-JUST, à la tribune. — « Citoyens, on vous trompe, écoutez-moi… »

FOUCHÉ. — « À bas ! à bas ! La parole est à Billaud-Varenne ! »

VOIX NOMBREUSES. — « Oui ! oui ! parlez, Billaud, parlez ! »

Saint-Just, pâle et calme, jette un ferme regard sur l’Assemblée, et répond par un geste à Robespierre, qui lui fait signe de ne pas quitter la tribune.

BILLAUD-VARENNE. — « Je demande que tous les hommes s’expliquent dans cette Assemblée. On est bien fort quand a pour soi la justice, la probité, les droits du peuple. Vous frémirez d’horreur quand vous saurez la situation où vous êtes. (Parlez ! parlez ! Écoutez ! ) Lorsque hier, Robespierre vous a dit qu’il s’est éloigné du comité parce qu’il y était opprimé, il a eu soin de ne pas vous faire tout connaître, il ne vous a pas dit que c’est parce qu’ayant fait dans le comité sa volonté pendant six mois, il y a trouvé de la résistance au moment où, seul, il a voulu faire rendre le décret du 22 prairial, ce décret qui, dans les mains impures qu’il avait choisies, pouvait être funeste aux patriotes. (Murmures d’indignation dans l’Assemblée.) Sachez, citoyens, qu’hier, le président du tribunal révolutionnaire a proposé ouvertement au club des Jacobins de chasser de la Convention tous les hommes impurs, c’est-à-dire tous ceux qu’on veut sacrifier. Mais le peuple est là, et les patriotes sauront mourir pour sauver la liberté. (Oui ! oui ! s’écrient une foule de voix ; bruyants applaudissements.) Je le répète, nous mourrons tous avec honneur, car je ne crois pas qu’il y ait ici un seul représentant qui voulût exister sous un tyran. »

Nouvelles explosions d’applaudissements et de clameurs frénétiques : — Non ! non ! périssent les tyrans ! — Ces imprécations sont répétées par les spectateurs des tribunes ; le tumulte est à son comble. Robespierre, ne pouvant maîtriser plus longtemps son indignation, s’élance de son banc, se précipite vers le bureau, fait signe à Saint-Just de lui céder la place, et va monter les premiers degrés de la tribune, lorsque éclate une nouvelle explosion de cris furieux : — À bas le dictateur ! à bas le tyran ! — Robespierre, renonçant en ce moment à surmonter cet épouvantable tumulte, reste au pied de la tribune.

TALLIEN, de sa place, et d’une voix éclatante. — « Je demandais tout à l’heure qu’on déchirât le voile. Je viens d’apercevoir avec plaisir qu’il l’est entièrement ; les conspirateurs sont démasqués, ils seront bientôt anéantis, et la liberté triomphera. (Applaudissements prolongés.) Tout annonce que l’ennemi de la représentation nationale va tomber sous ses coups. (Oui ! oui ! bravo ! ) Nous donnons à notre république naissante une preuve de notre loyauté républicaine. Je me suis imposé jusqu’ici le silence, parce que je savais d’un homme qui approchait le tyran de la France qu’il avait formé une liste de proscription. Je n’ai pas voulu récriminer, mais j’ai su ce qui s’est passé hier à la séance des Jacobins ; j’ai frémi pour ma patrie ; j’ai vu se former l’armée du nouveau Cromwell ! (Tallien, en ce moment, tire un poignard de sa poche, et poursuit, en brandissant son arme.) Je me suis armé d’un poignard pour percer le sein du dictateur, si la Convention nationale n’avait pas le courage de le décréter d’accusation ! »

ROBESPIERRE. — « Vous m’accusez, vous devez m’entendre. »

FOUCHÉ. — « À bas le tyran ! »

VOIX NOMBREUSES. — « À bas le tyran ! Mort au dictateur ! »

BARÈRE. — « Je demande la parole. »

ROBESPIERRE. — « La parole m’appartient ; je suis sous le coup d’une accusation infâme, je dois… »

FRÉRON. — « Parle, Barère, parle ! »

VOIX NOMBREUSES. — « Oui ! oui ! Barère ! »

Robespierre, frémissant d’indignation, veut prendre de nouveau la parole ; sa voix est couverte par un redoublement de clameurs forcenées. Il interpelle vivement le président de l’Assemblée, Collot-d’Herbois, afin d’obtenir d’être entendu. Collot-d’Herbois répond par un sourire de haine triomphante ; puis, agitant sa sonnette et obtenant le silence, il dit : « La Convention a décrété que Barère sera entendu. »

BARÈRE. — « L’un de mes collègues, revenant de l’armée du Nord, a rapporté au comité qu’un officier ennemi, fait prisonnier dans la dernière action qui nous a donné la Belgique, avait dit : « Tous vos succès ne sont rien ; nous n’en espérons pas moins traiter de la paix avec un parti, quel qu’il soit, avec une fraction de la Convention, et de changer bientôt de gouvernement. N’était-ce pas clairement désigner Robespierre, le futur dictateur ? »

VOIX NOMBREUSES. — « Oui ! oui ! À bas le traître ! À mort le tyran ! »

ROBESPIERRE, livide, épuisé, levant les mains au ciel. — « Dieu juste ! »

BARÈRE. — « Ce moment prédit par l’officier autrichien ne serait-il pas venu pour le parti de l’étranger et pour les ennemis de l’intérieur, si vous n’aviez pris des mesures rigoureuses ? (Bravo ! bravo ! ) Les deux comités ne peuvent plus dissimuler cette vérité : le gouvernement est attaqué, ses membres sont couverts d’improbation et d’injures, ses relations sont arrêtées ; la confiance publique est suspendue, et si l’on a fait le procès à ceux qui font du procès de la tyrannie. (Tonnerres d’applaudissements sur tous les bancs.) On veut détruire tous ceux qui ont de l’énergie ou des lumières ; on veut anéantir tout ce qui est pur et vraiment républicain ; et ces propos sont sortis, non pas du tribunal révolutionnaire, qui fait son devoir, mais de quelques membres de ce tribunal, sur le patriotisme desquels vous devez prononcer aujourd’hui. »

ROBESPIERRE, avec l’indignation du mépris. — « Un Barère, perdu de vices, parler de sa pureté, oser m’accuser ! Je veux… »

DESMARAIS. — « Tu n’as pas la parole, scélérat ! Tais-toi ! »

VOIX NOMBREUSES. — « À bas le tyran ! »

VADIER. — « Je demande la parole ! »

COLLOT-D’HERBOIS. — « Le citoyen Vadier a la parole. »

ROBESPIERRE, exaspéré. — « Quoi ! lorsque tous m’accusent, l’on ne voudra pas m’entendre ! Je… »

FRÉRON. — « Paix, monstre ! »

VOIX NOMBREUSES. — « Parle, Vadier ! parle ! »

VADIER. — « Jusqu’au 22 prairial, je n’avais pas ouvert les yeux sur ce personnage astucieux qui a su prendre tous les masques et qui, lorsqu’il n’a pas pu sauver ses créatures, les a envoyées lui-même à la guillotine… j’ai nommé Robespierre. Personne n’ignore qu’il a défendu ouvertement Bazire, Chabot et Camille Desmoulins, et qu’il a déversé l’ignominie sur le rapport du comité de sûreté générale. (Applaudissements prolongés.) Le 22 prairial, le tyran… pour moi, c’est le nom que je lui donne (Applaudissements redoublés), le tyran a rendu lui-même une loi qui institue le tribunal révolutionnaire ; il l’a composé de sa main ; il a chargé le vigilant Couthon d’apporter ce décret à la Convention et de le faire passer, même sans l’avoir lu, et il se plaint de ce qu’on opprime les patriotes ? C’est à lui, au contraire, que s’applique ce reproche, lui qui a fait incarcérer le comité révolutionnaire le plus pur de Paris, lui qui, pour opérer les arrestations qu’il désirait, a institué la police générale. »

TALLIEN, bas, à Bourdon (de l’Oise.) — « Vadier perd du temps et ne formule pas la mise en accusation. (Haut.) Je demande la parole pour ramener la question à son véritable point. »

ROBESPIERRE. — « Oh ! je saurai bien l’y ramener, moi. (Il s’élance à la tribune, que Saint-Just lui cède.) Citoyens, au nom du droit, au nom de la justice, vous devez m’entendre. Je vous adjure de… »

BOURDON (de l’Oise). — « Tu n’as pas la parole. Tais-toi-et tremble ! »

Un tonnerre d’applaudissements accueille ces paroles de Bourdon (de l’Oise), et cette fois encore, Robespierre, malgré ses instances, ses prières, ne peut obtenir le silence. Sa voix épuisée se perd au milieu des injures, des menaces de mort dont l’on l’accable ; mais le silence se rétablit lorsque Tallien se lève, afin de parler.

TALLIEN. — « Citoyens, ce n’est pas en ce moment sur des faits particuliers que je dois porter l’attention de la Convention. Les faits qu’on a dits ont de l’importance, sans doute ; mais il n’est pas dans cette Assemblée un membre qui ne pût en alléguer autant, qui ne pût se plaindre d’un acte tyrannique. C’est sur le discours prononcé hier à la Convention et répété aux Jacobins que j’appelle toute votre attention. C’est là que je rencontre le tyran ; c’est là que je trouve toute la conspiration ; c’est dans ce discours qu’avec la vérité, la justice et la Convention, je veux trouver des armes pour le terrasser, cet homme dont la vertu et le patriotisme étaient tant vantés, mais qu’on avait vu, à l’époque mémorable du 10 août, ne paraître que trois jours après la révolution… »

ROBESPIERRE, indigné. — « C’est faux, je… »

Des vociférations furieuses, parties surtout des bancs supérieurs de la montagne, couvrent de nouveau la voix de Maximilien ; il se retourne vers les montagnards ; il arrête un moment sur eux un regard de douloureux reproche, et semble leur dire : « Quoi ! vous m’avez appuyé aux jours les plus périlleux de la révolution, vous avez acclamé toutes mes mesures ; elles ont sauvé la patrie, la république, et vous m’accusez sans vouloir écouter ma défense ! » Le regard de l’immortel martyr de thermidor est si écrasant, que la plupart des montagnards baissent les yeux ; ils ont passagèrement conscience du crime irréparable qu’ils vont commettre contre la révolution en envoyant le plus illustre de ses derniers défenseurs à l’échafaud ; mais bientôt leur jalousie haineuse les domine de nouveau. Les clameurs redoublent ; Robespierre, haletant, brisé par cette lutte surhumaine qu’il soutient depuis si longtemps afin de se faire entendre, tente un suprême effort, et, du regard, du geste et de la voix, s’adressant tour à tour aux divers côtés de l’Assemblée, il s’écrie : — « Hommes purs de tous les partis, c’est vous que j’invoque ; et non pas les brigands ! »

TALLIEN. — « C’est toi qui es un brigand ! »

VOIX NOMBREUSES. — « À bas le tyran ! »

ROBESPIERRE, se tournant vers Collot-d’Herbois, s’écrie avec un éclat de voix terrible et un accent d’imprécation sublime. — « Pour la dernière fois, je te demande la parole, président d’assassins !! »

À cette foudroyante apostrophe, les vociférations de l’Assemblée redoublent. Tallien brandit son poignard ; les huées, les injures, les
 menaces de mort retentissent contre Maximilien. La sonnette du président domine enfin le tumulte ; et Collot-d’Herbois répond à Robespierre : — « Tu n’auras la parole qu’à ton tour. »

VOIX NOMBREUSES. — « Non ! non ! À bas le dictateur ! Nous ne voulons pas qu’il parle ! »

ROBESPIERRE, épuisé. — « Mais c’est infâme, j’ai… le… droit… de… » (Il ne peut achever ; sa voix affaiblie expire sur ses lèvres.)

GARNIER (de l’Aube). — « Le sang de Danton l’étouffe ! »

ROBESPIERRE, faisant un dernier effort que lui arrache l’indignation. — « C’est donc Danton que vous voulez venger ! »

LOUCHET. — « Je demande le décret d’arrestation contre Robespierre ! »

En ce moment décisif, solennel, la majorité républicaine de la Convention éprouve par instinct, malgré elle, une hésitation suprême. Oui, malgré le détestable vertige de fureur où la jetaient la jalousie, la haine et surtout l’effroi que lui causent les menaces contre les représentants qui déshonorent l’Assemblée, menaces laissées si malheureusement inexpliquées la veille par Robespierre, la majorité républicaine de la Convention sent que le décret d’arrestation sans aucun motif, sans même formuler d’accusation contre lui et sans vouloir même l’entendre, est non-seulement commettre une iniquité monstrueuse, mais que c’est porter un coup irréparable, mortel à la révolution ; aussi la motion de Louchet n’est d’abord appuyée que par les applaudissements de la droite, qui voulait perdre la république, et par quelques acclamations frénétiques, poussées par les Tallien, les Fouché, les Fréron, les Carrier, les Barère et autres corrompus et scélérats, ceux-là seuls ayant un intérêt personnel et immédiat à la chute de Maximilien et à étouffer sa voix, puisqu’il devait, ainsi que Saint-Just, dans cette séance même, expliquer un malentendu fatal, rassurer les honnêtes gens, et déclarer qu’il ne demandait que l’accusation des terroristes couverts de crimes. Billaud-Varenne lui même, et quelques partisans de la terreur, irréprochables comme lui, mais, comme lui aussi, aveuglés par leur jalousie féroce contre Robespierre et par leur folle crainte de le voir s’élever à la dictature, Billaud-Varenne lui-même, revenu pendant un moment à son bon sens politique, hésitait à appuyer la motion de Louchet, après avoir, l’un des premiers, engagé cette lutte à mort. Tallien et ses complices, remarquant l’irrésolution de la majorité, se voient perdus s’ils laissent à Robespierre le loisir de la rassurer en s’expliquant ; ils courent de banc en banc, s’écriant : — « Le combat est commencé, nous sommes tous compromis ; — si nous reculons, Robespierre fera égorger la Convention par les faubourgs ; — il se proclamera dictateur. » Ces paroles réveillent les lâches frayeurs, les haines, les rivalités jalouses des indécis, la majorité de la Convention cède de nouveau à l’empire d’un vertige furieux, et bientôt ce ne sont plus seulement les rares applaudissements des royalistes et de quelques scélérats qui accueillent la demande d’arrestation de Robespierre [10], mais la presque unanimité des représentants appuie la motion de Louchet.

LOUCHET. — « Ma proposition étant appuyée, je demande qu’elle soit mise aux voix. »

DE TOUTES PARTS. — « Oui ! oui ! aux voix ! »

LOISEAU. — « Il est constant que Robespierre a été dominateur ; je demande par cela seul, le décret d’accusation. »

VOIX NOMBREUSES. — « Appuyé ! aux voix ! »

ROBESPIERRE, le jeune, debout à son banc. — « Si mon frère est coupable, je suis aussi coupable que lui : je partage ses vertus, je veux partager son sort. Je demande à être aussi décrété d’accusation. »

Cette preuve de dévouement fraternel, à la fois touchant et sublime, émeut d’abord profondément une partie de l’Assemblée ; elle semble subir l’influence des sentiments généreux et de l’équité ; reculant devant cette double énormité, plus stupide encore que féroce, de décréter l’accusation de Robespierre parce qu’il a été dominateur ! et de rendre son frère complice de cette prétendue domination… Mais les terroristes et les royalistes acceptent à grands cris l’héroïque sacrifice du frère de Maximilien.

FOUCHÉ, vivement. — « Aux voix l’arrestation de Robespierre le jeune ! »


GRAND NOMBRE DE MEMBRES. — « Appuyé ! appuyé ! »

ROBESPIERRE, aîné, d’un ton à la fois déchirant et indigné. — « Citoyen, vous n’accepterez pas le sublime dévouement de mon frère ; je vous adjure de… »

VOIX NOMBREUSES. — « Robespierre, tu n’as pas la parole. »

ROBESPIERRE aîné, d’une voix éclatante. — « Il me sera donc refusé de défendre mon frère !! »

VOIX NOMBREUSES — « Assez ! assez ! À bas le tyran ! »

ROBESPIERRE, exaspéré. — « Votre président et vous, vous êtes des assassins, je… »

(Explosion de clameurs furieuses, couvrant de nouveau la voix de Maximilien.)

CHARLES-DUVAL. — « Président, est-ce qu’un homme sera le maître de la Convention ? »

DESMARAIS. — « Il ne l’a été que trop longtemps, le traître ! »

FRÉRON. — « Ah ! qu’un tyran est dur à abattre !! »

LOISEAU. — « Aux voix l’arrestation des deux Robespierre ! »

DE TOUTES PARTS. — « Appuyé ! appuyé ! »

LE PRÉSIDENT. — « Je mets d’abord aux voix l’arrestation de Robespierre l’aîné ; que ceux qui votent l’arrestation se lèvent. »

L’Assemblée entière se lève, moins Robespierre le jeune, Couthon, Lebas et Saint-Just.

LE PRÉSIDENT. — « Robespierre l’aîné est décrété d’arrestation ! »

TALLIEN. — « Vive la république ! Vive la liberté ! »

Les représentants et les spectateurs apostés dans les tribunes crient : — « Vive la liberté ! Vive la république ! »

ROBESPIERRE l’aîné, avec désespoir et d’un accent prophétique. — « La république… elle est perdue ! les brigands triomphent !! »

LOUCHET. — « Nous avons entendu voter l’accusation des deux Robespierre, de Couthon et de Saint-Just. »

VOIX NOMBREUSES. — « Oui, oui, appuyé ! »

LEBAS, se levant et avec une voix frémissante d’indignation. — « Je ne partagerai pas l’opprobre de ce décret, je demande à être aussi arrêté ! »

Sensation profonde, causée par cette intrépide et généreuse protestation contre l’abominable et croissante iniquité de l’Assemblée ; ainsi, non contente d’avoir décrété d’accusation Maximilien, parce qu’il avait été dominateur, son frère, parce qu’il était le frère du dominateur, elle frappait Saint-Just et Couthon pour cette seule raison « que Louchet avait entendu voter aussi leur arrestation. » — La Convention est un moment rappelée à la pudeur par les nobles et courageuses paroles de Lebas, l’un des hommes les plus éminents, les plus purs, les plus honorés de l’Assemblée, sachant se concilier l’estime de tous les partis ; il avait rendu d’immenses services dans ses missions, soit auprès des armées, soit dans les départements : l’on à vu, entre autres faits, les résultats de sa mission en Alsace, où lui et Saint-Just se montrèrent aussi équitables qu’énergiques, firent attacher au poteau de l’échafaud l’infâme Schneider (moine défroqué, ex-président du tribunal révolutionnaire et aussi féroce que Fouquier-Tinville), et domptèrent les ennemis de la république sans verser une goutte de sang. La Convention, sous l’impression de son respect pour le caractère et les antécédents de Lebas, ne donne pas d’abord suite à la demande qu’il fait de sa propre arrestation.

ÉLIE LACOSTE. — « J’appuie l’arrestation de Robespierre le jeune : il est un de ceux qui, hier, aux Jacobins, ont sonné le tocsin contre la Convention. »

DE TOUTES PARTS. — « Aux voix l’arrestation de Robespierre le jeune ! »

(Le président ayant consulté l’Assemblée, l’arrestation de Robespierre le jeune est décrétée.)

FRÉRON. — « Citoyens, en ce jour, la patrie et la liberté vont sortir de leurs ruines. »

ROBESPIERRE l’aîné. — « Misérable ! tu oses… »

VOIX NOMBREUSES. — « À bas ! Tu es décrété d’accusation, tu n’as pas la parole. »

FRÉRON. — « On voulait former un triumvirat, qui eût rappelé les sanglantes proscriptions de Sylla, on voulait s’élever sur les ruines sanglantes de la république ; les hommes coupables de ce forfait sont Robespierre, Saint-Just et Couthon. »

PLUSIEURS VOIX. — « Et Lebas ! »

FRÉRON. — « Couthon est un tigre altéré du sang de la Convention nationale ; il a osé, par passe-temps royal, parler au club des Jacobins de cinq ou six têtes qu’il voulait demander à la Convention. Ce n’était là qu’un commencement, Couthon voulait se faire de nos cadavres autant de degrés pour monter au trône… »

COUTHON, haussant les épaules et montrant ses jambes paralysées. — « Je voulais monter au trône… moi ? »

FRÉRON. — « Je demande donc aussi l’arrestation de Couthon, de Saint-Just et de Lebas. »

COLLOT-d’HERBOIS. — « Je mets aux voix l’arrestation de Couthon, de Saint-Just et de Lebas. »

La Convention… le croira-t-on jamais !… vote aussi l’arrestation de Lebas !… sans même énoncer le motif de l’arrestation de ce grand citoyen, contre qui les plus forcenés terroristes n’avaient pas même élevé un grief.

COLLOT-D’HERBOIS. — « Citoyens, vous venez de sauver la patrie… (Applaudissements prolongés.) La patrie soupirante, et le sein presque déchiré, ne vous aura pas supplié en vain ; vos ennemis disaient qu’ils fallait faire un nouveau 31 mai. »

ROBESPIERRE l’aîné. — « Tu mens, j’ai dit que l’on devait… »

(Une nouvelle explosion de clameurs furieuses empêche Maximilien d’achever sa pensée ; les cris : — À bas le traître ! — À bas le tyran ! — retentissent de toutes parts.)

CLAUSEL. — « Je demande que les huissiers exécutent l’arrestation des prévenus. »

COLLOT D’HERBOIS. — « J’en ai déjà donné l’ordre aux huissiers, mais les accusés ont refusé d’obéir. »


VOIX NOMBREUSES. — « Employez la force armée. — À la barre, les accusés, à la barre ! »

LOISEAU. — « Je rappelle à la Convention que lorsqu’elle mit en arrestation plusieurs de ses membres, elle les a toujours fait descendre à la barre. Il ne doit y avoir ici de privilèges pour personne. »

VOIX NOMBREUSES. — « À la barre ! À la barre, les accusés ! »

Robespierre l’aîné, Robespierre le jeune, Saint-Just et Lebas préviennent les injonctions des huissiers et descendent à la barre, où Couthon, incapable de marcher, est ensuite porté par des servants. Un officier de gendarmerie, chargé par le président de conduire les accusés en prison, les somme de le suivre ; et au moment où les victimes de cette effroyable iniquité sortent de la salle de l’Assemblée, les représentants du peuple se lèvent en criant : — Vive la république ! Vive la Convention !

_____

Ce même jour, 9 thermidor, vers les cinq heures de l’après-midi, madame Desmarais et sa fille ; la première, tremblante, alarmée ; la seconde, émue, mais ferme, assises l’une à côté de l’autre dans leur salon, prêtent l’oreille au bruit du tambour que l’on entend dans la rue, et auquel se joint de temps à autre le tintement lointain et précipité du tocsin.

— Mon Dieu ! — s’écrie madame Desmarais avec angoisse, — encore une journée ! Qu’allons-nous devenir ?

— Rassure-toi, bonne mère, les méchants ne triompheront pas. Robespierre est décrété d’accusation, mais les Jacobins et les sections viendront à son secours ; la commune a déclaré la patrie en danger, le tocsin appelle le peuple aux armes.

— Ah ! voilà ce qui m’épouvante pour ton mari ; il s’est rendu à l’Hôtel de Ville comme membre du conseil général de la commune ; elle s’insurge contre la Convention, et ce malheureux Jean peut être mis hors la loi, si la commune est vaincue !…

— Mon mari fait son devoir, ma mère, l’avenir appartient à Dieu !

Soudain Castillon entre dans le salon en criant : — Bonne nouvelle, citoyennes, bonne nouvelle ! J’ai laissé l’ami Jean installé au conseil général, et il m’envoie vous dire que tout va bien.

— Ah ! mère, tu, entends ?

— Les sections prennent les armes et se rassemblent pour se rendre à la commune avec leurs canons, — ajoute Castillon ; — le club des Jacobins est en permanence.

— Et Robespierre, — demande Charlotte, — où est-il ?

— À la prison du Luxembourg ; son frère est à Saint-Lazare, Saint-Just, à la prison des Écossais ; Couthon, à la Bourse et Lebas, au Châtelet. Au moment où j’ai quitté l’Hôtel de Ville, il s’agissait d’aller les délivrer ; on est partout indigné de la scélératesse de la Convention, qui a décrété d’accusation, sans le moindre motif et sans vouloir les entendre, les meilleurs patriotes de l’Assemblée. Je vous rapporte quelques-unes des affiches que les sections font placarder dans Paris. Soyez tranquilles, citoyennes, la commune sera bien défendue. Écoutez. — Et Castillon lit ce qui suit :

« SECTION DES GRAVILLIERS. — Du 9 de la première décade de thermidor. — Le comité adjure de maintenir la liberté et l’égalité, la république française une et indivisible ; il est à son poste et la défendra au péril de sa vie. Signé, les membres du comité : Clausel, commissaire ; Houdemond, président. » — Et d’une ! — ajoute le contre-maître. — Écoutez encore, citoyennes ! — Et il continue de lire : « SECTION DU FAUBOURG DU NORD. — Le comité révolutionnaire charge Salvage, Constant, André, Hébert, Antin et quatre de ses membres, de se rendre sur-le-champ au conseil général de la commune, y prêter serment de sauver la patrie. ». — Enfin, — ajoute Castillon, — la section de l’Observatoire termine son appel au peuple par ces mots : — « Citoyens, obéissons aux ordres de la commune et d’Henriot ; attelez vos canons et veillez sur la république ! » — Je n’ai pu me procurer que ces placards, — ajoute Castillon, — mais, sauf peut-être les sections aristocrates de Paris, c’est-à-dire quatre ou cinq sur quarante-huit, toutes sont du côté de la commune !

— Tu le vois, ma mère, les sections, c’est-à-dire tout le peuple de Paris, sont en majorité avec la commune ; Jean ne nous abuse donc pas en disant que tout va bien.

— Le ciel t’entende, ma pauvre enfant ! 
 — Ah ! madame, madame, — dit Gertrude, accourant effarée, — ne vous émotionnez pas trop… Ah ! mon Dieu !!

— Que voulez-vous dire ?

— Figurez-vous que… mais, pour l’amour de Dieu, ne vous émotionnez pas. Figurez-vous que… — Et s’interrompant, la servante ajoute en se tournant vers la porte : — Ah ! mon Dieu ! le voilà !

À peine Gertrude a-t-elle prononcé ces mots, que l’avocat Desmarais, pâle, défait, livide, éperdu d’épouvante, se précipite dans le salon, en s’écriant : « Sauvez-moi ! au nom du ciel… sauvez-moi ! — Et courant à sa femme et à sa fille, entre les bras desquelles il se jette : — Cachez-moi ! ils me poursuivent, ils n’auront pas perdu ma trace ! Charlotte, mon enfant, laisseras-tu égorger ton père ?

— Calmez-vous, calmez-vous, — répond Charlotte très-émue, mais se dominant. — vous serez ici en sûreté. Quel danger vous menace ? Dites, dites… afin que du moins nous puissions le conjurer ?

— Ah ! malgré tous les chagrins qu’il nous a causés, ce malheureux me fait pitié ! — murmure madame Desmarais, tandis que son mari, tombant épuisé sur un fauteuil, le visage baigné d’une sueur froide, s’écrie d’une voix haletante : — La Convention est sans doute à cette heure envahie par les sections. J’ai eu peur… Eh bien ! oui, je l’avoue… j’ai été lâche, et lorsque notre président a annoncé à l’Assemblée que la salle du comité de sûreté générale était envahie par l’insurrection… — Puis, s’interrompant et prêtant l’oreille du côté de la cour : — Les voilà, je les entends, cachez-moi, je suis perdu !… je suis mort !!

— La frayeur vous abuse, mon père, — dit Charlotte, après avoir à son tour prêté l’oreille au dehors ; — je n’entends rien. — Puis, s’adressant au contre-maître : — En tout cas, je vous en prie, Castillon, allez jusque dans la rue, voyez ce qui se passe, et si les gens dont mon père paraît craindre les poursuites se présentaient, assurez-les qu’il n’est pas ici, tachez de les éloigner.

— Oui, citoyenne, — répond Castillon. En sortant, il se dit : — Fichue besogne ! Sauver un pareil traître ; mais, après tout, une fille ne peut pas livrer son père.

Madame Desmarais s’est empressée de chercher un flacon de sels qu’elle fait respirer à son mari, prêt à défaillir. Il se ranime ; puis, les yeux mouillés de larmes, il reprend d’une voix affaiblie : — Merci, merci, vous êtes bonnes, vous êtes généreuses. Ah ! j’ai de grands torts envers vous…


— De grâce, mon père, racontez-nous ce qui vous est arrivé, — reprend Charlotte, afin de détourner ce pénible entretien sur le passé. — Vous disiez que lorsque vous avez appris que la salle du comité de sûreté générale était envahie par l’insurrection…

— Eh bien, j’ai été lâche, je peux bien vous avouer cela, à toi, ma femme ; à toi, ma fille ; et lorsque Thuriot, qui présidait la Convention, s’est écrié : — « Citoyens, la salle du comité de sûreté générale est envahie, voici l’heure de mourir sur nos sièges ! » il s’est fait un grand tumulte ; une foule de mes collègues ont quitté leurs bancs et se sont rassemblés dans l’hémicycle : alors, profilant de ce désordre, j’ai fui de l’Assemblée, je me suis glissé à travers la foule qui encombrait le jardin des Tuileries, et n’osant pas retourner chez moi, de crainte d’y être arrêté, comme vont l’être, sans doute, les représentants qui ont demandé la mise en accusation de Robespierre, si la commune triomphe, ainsi qu’il paraît, je me suis dit, et béni soit Dieu, mon espoir n’a pas été trompé !… je me suis dit : Ma femme et ma fille auront pitié d’un époux, d’un père dont la tête est mise à prix ! je me suis dirigé en hâte vers votre demeure. Je quittais le boulevard, afin d’entrer dans la rue de Suresne, lorsque cinq ou six sans-culottes qui couraient en criant aux armes ! et avaient sans doute assisté dans les tribunes à la séance de la Convention, m’ont reconnu, et l’un d’eux, me désignant : — « Voilà l’un des brigands de représentants qui vociféraient le plus fort, afin d’étouffer la voix de Robespierre. » — Ils m’ont menacé de leurs sabres ; je me suis cru égorgé sur l’heure…

— Mon père, calmez-vous, — dit Charlotte, voyant l’avocat frissonner d’épouvante à ce souvenir et s’interrompre ; — grâce à Dieu, ici, vous ne courez aucun danger.

— Ah ! tu es la meilleure, la plus céleste des filles, — répond l’avocat d’un ton doucereux ; — et toi aussi, tu es bonne et généreuse, chère femme.

— Ne faudrait-il pas avoir un cœur d’airain pour repousser un malheureux, ne fût-il ni votre père, ni votre époux, fût-il même votre ennemi, lorsqu’il vient vous dire : — « Sauvez-moi, ma vie est menacée ! » — répond madame Desmarais, ne pouvant ainsi s’empêcher de faire allusion à l’indigne conduite de son mari, lorsqu’il avait repoussé, puis dénoncé M. Hubert venant lui demander un refuge. Charlotte, ayant pitié de son père, se hâta d’ajouter :

— Mais comment avez-vous pu échapper à ces gens qui vous menaçaient ? 


— Lorsque l’un d’eux m’eut signalé, me voyant perdu, je me suis élancé par-dessus une clôture en planches qui entourait une maison en construction, au coin de la rue de Suresne, et je me demande à cette heure comment j’ai pu franchir, à mon âge, un pareil obstacle ; puis, j’ai gagné les terrains vagues de la Madeleine, entendant, ou peut-être croyant toujours entendre ces égorgeurs acharnés sur mes pas ; j’ai escaladé le petit mur de l’impasse Borel, puis j’ai enfin gagné la rue d’Anjou et votre maison, songeant que l’on ne viendrait pas me chercher ici, chez mon gendre, membre du conseil général de la commune. Pourvu, mon Dieu ! que je n’aie pas été suivi !!

— Il est à croire, mon père, que, dans le trouble de la frayeur, vous aurez cru que ces gens couraient après vous ; s’ils ont tenté de vous poursuivre, ils auront bientôt perdu vos traces.

— Il n’importe. Me voici un peu remis, et maintenant, je vous en conjure toutes deux, cachez-moi quelque part ; pour l’amour du ciel, cachez-moi !

— Que pouvez-vous craindre ici ?

— Ton mari doit me haïr, et…

— Jean, vous livrer, lorsque vous êtes venu, fugitif, vous confier à nous ! — reprend Charlotte avec un accent de reproche. — Ah ! mon père, une pareille crainte…

— Non, non, je connais la générosité de ton mari ; mais s’il n’est pas seul ? s’il rentre ici accompagné de quelque membre du conseil général ? je serai reconnu, arrêté, guillotiné…

— Encore une fois, mon père, Jean ne souffrirait pas que, réfugié chez lui, vous fussiez livré.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mais qu’est-ce que cela vous fait de me cacher quelque part ? — s’écrie l’avocat d’une voix suppliante et déchirante ; — soit dans la cave, soit dans le grenier de la maison, jusqu’à ce que vous ayez pu instruire ton mari de ma présence ici ; car je te répète qu’il peut rentrer d’un moment à l’autre, et s’il n’est pas seul, je suis perdu, livré, guillotiné !

À ce moment, Gertrude, entrebâillant la porte, dit à sa jeune maîtresse d’un air mystérieux : — Madame, venez tout de suite…

— Je suis mort ! — murmura l’avocat d’une voix défaillante, — on a découvert ma retraite !

— Qu’est-ce, Gertrude ? — demande Charlotte. — que me voulez-vous ?

— Madame, c’est un cavalier de la maréchaussée.

À ces mots, la terreur de M. Desmarais est à son comble ; sa raison se trouble, et, éperdu, il court à une fenêtre et s’efforce de se cacher en s’enveloppant dans les rideaux, tandis que Charlotte sort vivement du salon, dont elle referme la porte. Madame Desmarais, jetant un regard de dégoût mêlé de pitié sur son mari, voilé par les rideaux, agités par le tremblement convulsif du misérable qu’ils abritent, dit en soupirant : — Quelle lâcheté, grand Dieu ! il est capable de devenir fou de peur. Ah ! puisse du moins cette terrible leçon lui profiter, le rendre meilleur ! Mais il faut absolument le satisfaire, le cacher quelque part, sinon ce serait pour lui une agonie de tous les instants.

— Bonne nouvelle, ma mère, — dit Charlotte, rentrant en tenant une lettre à la main. — Écoutez ce que Jean m’écrit. — Puis, s’interrompant et cherchant des yeux l’avocat : — Où est donc mon père ?

Madame Desmarais, du geste, indique à sa fille la croisée, dont les rideaux dessinent la forme de l’avocat et laissent voir ses pieds, puis elle ajoute tout bas : — Si nous ne cachons pas ton père quelque part, il mourra d’angoisse et de frayeur.

— Cette frayeur est insensée, mais enfin je partage ton avis, — répond Charlotte, aussi à voix basse ; — nous pouvons le conduire dans l’appentis du grenier qui ferme à clef ; mon père se trouvera là, sans doute, en sécurité.

— En effet ; mais quelles nouvelles Jean te donne-t-il ?

— Je vais te lire son billet, — répond la jeune femme ; puis, se dirigeant vers la fenêtre, dont elle écarte les rideaux, elle voit son père, livide, se soutenant à peine au chambranle de la croisée.

— Ce gendarme, — balbutie l’avocat, de qui les dents se heurtent de terreur, — ce gendarme, que voulait-il ?

— Il m’apporte de bonnes nouvelles, venez les entendre, mon père, — dit Charlotte prenant l’avocat par la main et l’amenant au milieu du salon ; — je vais, tout à l’heure, vous conduire là-haut, dans un réduit où vous serez en sûreté ; voici ce que m’écrit Jean :

— Chère et bien-aimée femme, tout va bien jusqu’ici, le conseil général de la commune est presque au complet ; nous avisons à des mesures énergiques et promptes ; promptes surtout, car la Convention agit de son côté. Une heure de retard nous serait fatale ; je profite d’une ordonnance de gendarmerie, se rendant à la barrière de Monceaux, pour donner l’ordre de la fermer ; ce cavalier te remettra ce billet. Nous sommes en séance, la majorité des sections est avec nous, l’on nous apprend à l’instant que les faubourgs Antoine et Marceau sont prêts à marcher ; nous attendons leurs délégués ; la place de l’Hôtel de Ville est couverte d’une foule armée, munie de plusieurs pièces de canon, et criant : Vive la république ! à bas les brigands de la Convention ! Robespierre et ses amis sont toujours en prison, on va les délivrer. Adieu ; je ne te dis pas : Courage ! je connais ta vaillance. Rassure notre bonne mère ; sois ferme, et souviens-toi que tu ne vis pas seule. À toi.

» J. L. »

» Renvoie-moi Castillon le plus tôt possible : c’est un homme sûr, j’aurai besoin de lui. »

— Si les faubourgs marchent avec la commune, la Convention est perdue, murmure l’avocat. — Malheur à moi… Ah ! que n’ai-je pu prévoir !… Ah ! scélérat de Fouché ! c’est lui qui m’aura perdu. — Puis, frémissant : — Mais cette cachette ! cette cachette !

— Venez, mon père.

— Ce réduit ferme-t-il à clef ?

— Oui, mon père.

— Tu garderas la clef sur toi, tu ne la donneras à personne, pas même à ton mari, tu me le promets ?

— Je vous le promets.

— Tu me le jures ?

— Je vous le jure. — Et, s’efforçant de sourire, la jeune femme ajoute : — Seule je serai votre geôlière. Venez, venez. — Puis, au moment de sortir, Charlotte dit tout bas à sa mère : — Prie Gertrude de m’envoyer ici, tout de suite, Castillon.

L’avocat sort, chancelant, et appuyé sur le bras de sa fille. Madame Desmarais dit, en suivant son mari du regard : — Pauvre malheureux homme ! il n’a plus la tête à lui ; j’en ai compassion, quoiqu’il ait été indignement cruel envers mon frère. Mon Dieu ! mais j’y songe : si Robespierre triomphe, ce sera peut-être la perte de M. Billaud-Varenne, son ennemi, et qui, jusqu’ici, par égard pour Jean, a toujours obtenu que mon frère, renfermé comme suspect à la prison du Luxembourg, ne fût pas traduit devant le tribunal révolutionnaire ; mais, lorsque nous serons privés de la protection de M. Billaud-Varenne, dont l’influence a sauvegardé les jours d’Hubert, pourrons-nous espérer encore le soustraire au tribunal révolutionnaire ? Ah ! je tremble que cette journée, quelle que soit son issue, ait, pour notre famille, des suites funestes.

Charlotte rentre, en ce moment, portant, non sans effort, le coffret de chêne dans lequel sont renfermées les légendes de la famille Lebrenn ; à la vue de sa fille, madame Desmarais, allant vivement à elle lui dit d’un ton de reproche, en l’aidant à déposer ce coffret sur une table : — Ne pouvais-tu appeler Gertrude, au lieu de te charger d’un si pesant fardeau ?

— Où est Castillon, bonne mère ? L’as-tu fait demander ?

— Mon Dieu, non, je l’ai oublié. Mais que veux-tu faire de ce coffret ?

— L’enfermer en un lieu sûr et secret, à l’aide de Castillon.

— Pourquoi cette précaution ?

— Tu sais quel prix nous attachons, Jean et moi, aux papiers, aux objets contenus dans ce coffret, longtemps mis en sûreté chez une personne dévouée au prince Frantz de Gerolstein.

— Sans doute, mon enfant ; mais, à cette heure, il n’y a plus d’inquiétude à avoir au sujet de ces papiers.

— Qui sait, ma mère, notre maison peut être visitée.

— Grand Dieu ! Mais il y a donc du danger pour ton mari ? tu crains donc quelque chose ?

— Bonne mère, — répond Charlotte d’une voix ferme et grave, — Jean vient de m’écrire que tout allait bien jusqu’ici ; mais en ces temps de révolution, la chance peut, soudain, devenir contraire, il faut songer à tout. — Et, ce disant, Charlotte agite la sonnette. — Jean me saura gré de cette précaution.

— La chance peut soudain devenir contraire, — répète madame Desmarais avec anxiété ; — mais si la chance devient contraire, ton mari courra de grands dangers, toi aussi, peut-être ?

— De grâce, bonne mère, ne t’alarme pas à l’avance.

— Ciel ! tu m’effrayes. Ah ! je me rappelle cette malheureuse Lucile, la femme de Camille Desmoulins.

— Oublies-tu, chère mère, que l’on n’envoie jamais à l’échafaud les femmes dans l’état où je suis ? — répond Charlotte, faisant allusion à sa grossesse. — Tu vois donc que, quant à moi, je n’ai rien à craindre.

— Mais ton mari ?

Gertrude entre en ce moment, se rendant à l’appel de la sonnette, et Charlotte, s’adressant à la servante : — Castillon est-il là ?

— Oui, madame, il vient de rentrer.

— Priez-le de venir.

La servante sortie, madame Desmarais dit à sa fille : — Tiens ! tu m’épouvantes avec tes demi-mots ; tu sais donc quelque chose que tu me caches ; ton mari est donc plus exposé que tu ne le croyais ?

— Non, sans doute, mais il faut tout prévoir.

Castillon entre en ce moment : il paraît soucieux ; il a repris sa giberne, son sabre et son fusil de volontaire.

— Castillon, — demande madame Desmarais avec inquiétude, — pourquoi avez-vous pris vos armes ?

— Ça n’est pas pour mon plaisir, citoyenne ; car, tout à l’heure, en allant dans l’atelier décrocher mon fusil qui était au clou depuis mon retour de l’armée de Rhin et Moselle, j’avais le cœur serré ; je croyais n’avoir plus à faire le coup de feu contre des Français, des frères.

— Le coup de feu ! — s’écrie madame Desmarais. — Grand Dieu ! l’on va donc encore se battre ?

Castillon, sans répondre à la mère de Charlotte, dit tout bas à celle-ci : — Citoyenne, je crains que ça ne tourne mal.

— Que savez vous donc de nouveau ?

— Lorsque vous m’avez dit d’aller dans la rue voir si l’on ne poursuivait pas le citoyen Desmarais, je n’ai rencontré personne ; je me suis avancé jusqu’au coin de la rue d’Anjou, et là, j’ai trouvé une douzaine de patriotes du quartier ; ils s’étaient d’abord rendus à leurs sections, afin d’aller soutenir la commune, et ils rentraient chez eux.

— Pourquoi rentraient-ils ?

— Les scélérats de la Convention envoient à cette heure, partout, des affidés qui répandent le bruit que les comités ont découvert une grande conspiration royaliste dont Robespierre était le chef, à preuve que l’on a saisi chez lui un cachet fleurdelisé [11].

— Robespierre, chef d’une conspiration royaliste ? — répond Charlotte, haussant les épaules. — Comment peut-on ajouter foi à de si odieuses absurdités ?

— Dame… que voulez-vous, citoyenne… — répond tristement Castillon, — Vergniaud, Danton, Camille Desmoulins et tant d’autres patriotes n’ont-ils pas été guillotinés comme royalistes ou complices de l’étranger ?… Le peuple les a crus coupables, puisque la Convention les livrait… Ne peut-il pas croire qu’il en est ainsi aujourd’hui de Robespierre ?

— Ah ! voilà les affreuses conséquences des calomnies inventées par la jalousie, par la haine, — dit Charlotte avec une indignation douloureuse. — Hélas ! ainsi que Jean me l’a si souvent répété, les partis, afin de se détruire les uns les autres, se sont tour à tour accusés de royalisme ; le peuple, abusé par la calomnie, a pris l’habitude de croire à la trahison de ses amis les plus fidèles, les révolutionnaires les plus convaincus, et aujourd’hui peut-être il abandonnera Robespierre, Saint-Just, Couthon, Lebas, ces patriotes irréprochables, derniers défenseurs de la république…

— Bonté divine ! mais alors ton mari est perdu ! — s’écrie madame Desmarais, qui s’était peu à peu rapprochée de sa fille et de Castillon. — Ah ! malheur à nous ! malheur à nous !

— Non, non, chère mère, rassure-toi, rien n’est désespéré parce quelques pauvres gens égarés ont ajouté foi aux mensonges répandus contre Robespierre ; la majorité des sections marche avec la commune ; Jean, dans sa lettre, ne nous annonce-t-il pas que les faubourgs Antoine et Marceau sont sous les armes ?

— La citoyenne a raison, — reprend Castillon, — ces mêmes patriotes qui me parlaient du royalisme de Robespierre, ont été ébranlés lorsque je leur ai dit : « Camarades, comment vous donnez dans ce panneau-là ? Maximilien royaliste ? lui qui a tant poussé à la condamnation de Capet et à la guerre contre les rois ! »

— Il est impossible que ces calomnies insensées ne tombent pas d’elles-mêmes, — ajoute Charlotte, s’efforçant de dissimuler ses inquiétudes et de rassurer madame Desmarais. — Puis, s’adressant à Castillon : — Prenez, je vous prie, ce coffret, et suivez-moi. Je reviens dans un moment, chère mère ; ne t’alarme pas, tout ira bien.

— Oh ! mes pressentiments ! — murmure madame Desmarais après la sortie de sa fille et de Castillon. — Non, mes pressentiments ne me trompent pas ! cette journée nous sera fatale !

_____

Il est dix heures du soir ; le conseil général de la commune est depuis cinq heures et demie de relevée (9 thermidor) assemblé dans la grande salle de l’Hôtel de Ville, salle dite de l’Égalité ; les fenêtres ouvertes donnent sur la place, encombrée de peuple ; le fer des baïonnettes et des piques brille à la lueur de torches nombreuses ; plusieurs pièces d’artillerie ont été amenées par les sectionnaires, et de temps à autre on entend les cris de : — Vive la république ! Vive la commune ! — Des flambeaux éclairent la vaste salle et la table, autour de laquelle siègent, sous la présidence du maire de Paris, Fleuriot-Lescot, les membres du conseil général de la commune, dont les noms suivent. Ah ! fils de Joël, n’oubliez pas les noms des derniers défenseurs de la république ; presque tous ont péri sur l’échafaud, victimes de l’exécrable contre-révolution thermidorienne.

Donc, ce soir-là, siégeaient au conseil de la commune les citoyens J. C. Bernard, — Jobert, — Jérôme, — Talhot, — Deltroit, — Cazenave, — Guyot, — d’Hazard, — Alavoine, — Lestage, — Giraud, — Grillet, — Pâris, — J. E. Forestier, — Paulin, — Paf, — Girod, — Dervaux, — Chatelain, — Nauvain, — Charlemagne, — Pacotte, — Bénard, — Desboiseau, — Cochefer, — Corne, — J. P. Bernard, — Gillet, — Marie, — Aubert, — Desvieux, — Lesire, — Gamaury, — J. N. Langlois, — Renouard, — Mercier, — Chrétien, — Avril, — Jamptel, — Lechenard, — Renard, — Queniart, — Marcel, — Blandin, — Hœner, — Lasnier, — Legrand, — Souard, — Lacour, — Lecomte, — Eude, — D. E. Laurent, — Forestier, — M. Guérin, — Dobigny, — Morel, — Cellan, — Frery, — Leleu, — Coffinhal, — Legendre, — Payan, — Martinet, — Ravel, — Mœnné, — Cauchois, — Gibert, — Jault, — Leclerc, — Bullin, — Gudeau, — Robin, — Arnaud, — Simon, — Beauvallet, — Camus, — Bougon, — Lubin, — M. F. Langlois, — Warme, — Lamiral, — Lorinet, — Daubancourt, — Lenoir, — Genly, — Arthur, — Grénard, — Pelletier, — Baselle, — Vincent [12].

FLEURIOT-LESCOT, maire de Paris, président, achevant de lire une dépêche qu’il vient de recevoir. — Citoyens, le rapport que je reçois m’annonce que la Convention a appelé, pour sa défense, un certain nombre de troupes soldées ; l’on m’apprend aussi que les représentants décrétés d’accusation, les deux Robespierre, Couthon, Saint-Just et Lebas, délivrés par les patriotes, ne tarderont pas à se rendre ici. Robespierre l’aîné voulait rester en prison, afin de comparaître devant le tribunal révolutionnaire et confondre ses ennemis ; il n’a cédé qu’à regret aux instances réitérées des patriotes, qui, au nom du salut de la république, le conjuraient de ne pas rester captif.

DOBIGNY. — Maximilien poussait trop loin le respect de la légalité ; elle a été foulée aux pieds par la Convention, décrétant cinq de ses membres d’accusation sans aucun motif et sans vouloir les entendre.

LE MAIRE DE PARIS. — J’apprends en outre l’arrestation du général Henriot, commandant la force armée de Paris, et que nous avions chargé de prendre les dispositions militaires nécessaires pour la défense de la commune !

COFFINHAL, avec indignation. — Henriot a tout compromis ! Dès le début de la journée, je l’ai rencontré en me rendant à l’Hôtel de Ville ; il était ivre, et parcourait les rues à cheval, vociférant comme un énergumène !

MOREL. — Je connais Henriot depuis longtemps, c’est l’homme le plus sobre qu’il y ait au monde ; mais malheureusement il a bu, pour se monter, un petit verre d’eau-de-vie, et il n’en a pas fallu davantage pour lui faire perdre la tête.

COFFINHAL. — Eh ! qu’importe la cause du mal, il est irréparable ; nous disposons de la majorité des sections armées, cette force reste paralysée entre nos mains, faute d’un chef intelligent et résolu.

(Un huissier entre, et remet un pli au maire de Paris.)

LE MAIRE, après avoir lu. — Je reçois un décret de la Convention nationale qui ordonne la mise hors la loi du général Henriot et de son état-major, ainsi que des citoyens Boulanger, Dumetz, Dobigny, Prosper Sijas, Dufraisse et Lavallette, chargés de missions par la commune.

PAYAN. — La Convention, en violant toutes les lois de justice, est déchue de son autorité. Je demande l’arrestation du porteur du décret précédent, et que les citoyens mis hors la loi par l’Assemblée soient placés sous la sauvegarde du peuple.

LA MAJORITÉ DES MEMBRES. — Appuyé ! appuyé !

LE MAIRE DE PARIS, écrivant et remettant le papier à l’huissier. — Portez au commandant du poste de l’Hôtel de Ville cet ordre d’arrêter le messager de la Convention.

JEAN LEBRENN. — Citoyens, je réitère une proposition, dont l’importance me semble égaler l’urgence ; je demande de nouveau qu’une adresse soit rédigée sur-le-champ, afin d’éclairer le peuple de Paris et le prémunir contre les calomnies de ses ennemis. La Convention fait répandre le bruit que Robespierre était le chef d’une conspiration royaliste ; ces bruits jettent une indécision funeste parmi les sections ; j’adjure le conseil de voter immédiatement une adresse au peuple, et ensuite d’aviser à d’autres mesures énergiques et promptes, car nous perdons un temps précieux…


LA MAJORITÉ DES MEMBRES. — Appuyé ! appuyé ! 


DOBIGNY. — Je propose de charger de la rédaction de cette adresse nos collègues Pâris et Coffinhal.


LE MAIRE DE PARIS, après avoir consulté le conseil. — Les citoyens Pâris et Coffinhal sont chargés d’exposer au peuple les dangers de la patrie.

(Pâris et Coffinhal se retirent dans une salle voisine, afin de rédiger la proclamation. Un huissier entre, et s’adressant au maire :) — Une députation du club des Jacobins demande à être introduite.)

LE MAIRE DE PARIS. — Introduisez-la.

(Plusieurs membres du club des Jacobins entrent dans la salle.)


L’ORATEUR DE LA DÉPUTATION. — Citoyens, nous avons reçu la communication que vous nous avez envoyée par les citoyens Lechenard et Lanvin, pour nous instruire que le conseil général de la commune était insurgé contre les conspirateurs de la Convention ; le club des Jacobins nous a délégués pour vous répondre : que nous saurons vaincre ou mourir en hommes libres ; nous ne supporterons jamais le joug des scélérats. La patrie est en danger, les jacobins sont à leur poste ; le club s’est déclaré en permanence.

LE MAIRE DE PARIS. — Le conseil général de la commune n’attendait pas moins du patriotisme des jacobins. Efforcez-vous, citoyens, en retournant au club, d’éclairer le peuple sur les perfides manœuvres de ses ennemis.


L’ORATEUR DES JACOBINS. — Nous démasquerons les traîtres !

La députation sort, un huissier introduit une autre députation. L’orateur, s’adressant aux membres du conseil :

— Citoyens, au nom de toutes les autorités constituées et de la force armée de la section de l’Indivisibilité, nous demandons de prêter entre vos mains le serment civique.

LE MAIRE DE PARIS. — « Au nom des droits sacrés de l’homme, au nom de la république, jurez-vous d’anéantir la nouvelle faction qui veut assassiner le peuple et la liberté ? »


L’ORATEUR ET LES DÉLÉGUÉS, d’une voix forte. — Nous le jurons, au nom de tous les patriotes de la section !

La députation quitte la salle aux cris de : Vive la république !

LE MAIRE DE PARIS, après lecture d’une dépêche. — Les administrateurs de la police informent le conseil général de la commune que, malgré les décrets de la Convention, ils ont mis en liberté les citoyens Vilatte et Boulanger, et qu’ils envoient en voiture à la commune, sous la protection d’une escorte de patriotes, le digne représentant du peuple Couthon, incarcéré par décret de la Convention, dans l’un des bâtiments de l’administration de la police.

COCHEFER. — Les troupes conventionnelles vont se mettre sans doute en marche contre la commune, notre artillerie n’est pas nombreuse, je demande que les canons de ma section (celle des Marchés) soient amenés sur la place de l’Hôtel-de-Ville.


LE MAIRE DE PARIS, après avoir consulté le conseil. — Le conseil général arrête que le citoyen Gobert, commandant la section des Marchés, fera amener sur-le-champ son artillerie sur la place de la maison commune.

FORESTIER. — L’Hôtel de Ville peut être attaqué d’un moment à l’autre, je demande que les officiers de la force armée réunie sur la place, laissés dans l’inertie et sans direction par l’arrestation d’Henriot, dont la conduite a été déplorable en cette journée, soient rassemblés, afin de se concerter immédiatement sur un plan de défense.


LA MAJORITÉ DES MEMBRES. — Appuyé ! appuyé !

COCHEFER. — Je propose de nommer sur-le-champ un général, commandant la force armée de la commune, et de confier ces fonctions au citoyen Giot, de qui l’énergie et le civisme sont bien connus. On le trouvera sans doute à la section des Piques, qui s’est déclarée en permanence.

LE PRÉSIDENT. — La proposition du citoyen Cochefer est adoptée.

JEAN LEBRENN. — Citoyens, je le répète, nous perdons un temps irréparable ; les autorités constituées du département sont avec nous ; l’immense majorité des sections en armes sont avec nous ; elles nous ont légalement investis de pleins pouvoirs pour sauver la chose publique, et nous restons dans l’inaction ! Quoi ! à cette heure, peut-être les troupes conventionnelles sont en marche contre la commune, et nous délibérons, nous répondons à des députations, au lieu d’agir vigoureusement !

GUÉRIN. — Agir contre qui ?

JEAN LEBRENN. — Contre la Convention ! Je propose donc qu’aussitôt leur arrivée ici, les cinq représentants du peuple frappés par l’Assemblée se mettent à la tête du conseil général de la commune, et que, suivis des sections armées qui sont inertes depuis plusieurs heures sur la place de l’Hôtel-de-Ville, lassées de ne recevoir aucun ordre, nous marchions sur la Convention.

LEGENDRE. — Pour la dissoudre ?

JEAN LEBRENN. — Non ; pour la sommer, au nom de la justice et du peuple en armes, d’avoir à entendre à sa barre les représentants qu’elle a décrétés d’accusation sans vouloir écouter leur défense ; alors s’expliquera le funeste malentendu entretenu depuis le matin par les terroristes et par les royalistes ; la majorité de la Convention reconnaîtra son erreur, mettra en état d’arrestation les scélérats dont elle est dupe, et qui, seuls, étaient menacés par Robespierre. Voilà ma proposition ; si elle ne vous convient pas, agissez autrement ; mais, citoyens, ne restons pas dans l’inaction, je vous en adjure, au nom du salut de la république !

LEGENDRE. — Il faudrait au moins attendre l’arrivée de Robespierre, de Saint-Just, de Lebas et de Couthon.

GUÉRIN. — Je suis complètement opposé à l’avis du citoyen Lebrenn. Notre poste est à l’Hôtel de Ville où siège actuellement la véritable représentation de la souveraineté populaire depuis que la Convention a forfait à son mandat en décrétant d’accusation sans les vouloir entendre cinq membres du souverain ! Marcher contre la Convention serait déserter notre poste.

CELLAN. — Nous ne déserterons pas plus notre poste qu’une armée ne déserte en sortant de son camp pour aller combattre l’ennemi.

QUELQUES MEMBRES. — C’est évident.

LANGLOIS. — Laisser à la Convention l’initiative de l’attaque contre la commune c’est risquer la défaite ; l’avantage en révolution est presque toujours à celui qui attaque surtout lorsqu’il a comme nous le bon droit. J’appuie énergiquement la proposition du citoyen Lebrenn.

PLUSIEURS MEMBRES. — Notre poste est ici, nous devons y rester ou périr !

VOIX NOMBREUSES. — Oui ! oui ! appuyé !

LE MAIRE DE PARIS. — Le seul gouvernement légal du pays est à cette heure le conseil général de la commune, légalement investi des pleins pouvoirs du peuple souverain. Nous n’avons pas à marcher contre la Convention, elle n’existe plus !

JEAN LEBRENN. — Ah ! citoyens, puisse-t-elle ne pas vous prouver bientôt qu’elle existe !

LE MAIRE DE PARIS. — Je mets aux voix la proposition du citoyen Jean Lebrenn : que ceux qui sont d’avis de marcher immédiatement contre la Convention lèvent la main. (Une faible minorité répond à cet appel.) La proposition du citoyen Jean Lebrenn n’est pas adoptée.

Pâris et Coffinhal rentrent dans la salle et remettent au président l’adresse au peuple qu’ils viennent de rédiger.

LE MAIRE DE PARIS. — Je vais donnez lecture au conseil de la proclamation qui va être immédiatement placardée dans Paris. (Il lit.)

« Citoyens, la patrie est plus que jamais en danger ; des scélérats dictent des lois à la Convention qu’ils oppriment. On poursuit Robespierre qui fit déclarer le principe consolant de l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme ! Saint-Just, cet apôtre de la vertu, qui fit cesser les trahisons du Rhin et du Nord ; qui, ainsi que Lebas, fit triompher les armes de la république ; Couthon, ce citoyen qui n’a que le cœur et la tête de vivants, mais qui les a brûlants de l’ardeur du patriotisme ! Robespierre le jeune, qui présida aux victoires de l’armée d’Italie. Et quels sont leurs ennemis ? Un Fouché, ex-moine, souillé de vices et de crimes ! un Dubarran, ex-vicomte, et des monstres de l’espèce de Collot-d’Herbois, le partisan de l’infâme Danton, convaincu de royalisme ; un Collot-d’Herbois qui, sous l’ancien régime, avait volé la caisse de sa troupe ; un Bourdon (de l’Oise), qui calomnia sans cesse la commune de Paris ; un Barère, qui appartient à toutes les factions, tour à tour, et qui a fait fixer le maximum du prix des journées des ouvriers pour les faire périr de faim. Voilà les scélérats que le conseil te dénonce.

» Peuple, lève-toi, ne perdons pas le fruit du 10 août et du 31 mai, et précipitons au tombeau tous les traîtres !

» Signé : LESCOT-FLEURIOT, maire, — BLIN, secrétaire adjoint. »

JEAN LEBRENN. — Un seul mot d’observation sur un passage de la proclamation dont j’approuve l’ensemble. Songez-y bien, citoyens, rappeler dans les circonstances présentes l’absurde accusation de royalisme portée autrefois contre Danton, c’est confirmer une calomnie et commettre, de plus, une faute politique énorme.

PÂRIS. — Tu nies le royalisme de Danton ?

JEAN LEBRENN. — Je le nie aussi énergiquement que je nierais la même calomnie portée contre toi, Pâris, ou contre Coffinhal, le meilleur patriote que je connaisse ; mais là n’est pas la question. Je déclare que si vous rappelez, que si vous confirmez la détestable accusation de royalisme jadis portée contre Danton, prenez-y garde, vous donnerez ainsi une terrible créance à ces bruits infâmes répandus aujourd’hui par la Convention sur Robespierre ; car le peuple se dira : Si un homme de la trempe de Danton, que nous avons cru pendant si longtemps le plus ardent des républicains, a été royaliste, pourquoi Robespierre ne le serait-il pas ? Je demande donc la suppression du passage relatif à Danton [13].

LE MAIRE DE PARIS. — La suppression proposée par le citoyen Jean Lebrenn estelle appuyée ? (Silence général.) Le conseil ordonne la publication immédiate de la proclamation au peuple.

Une députation des habitants de Belleville est introduite.

L’ORATEUR. — Citoyens, nous venons, au nom de la population de Belleville et de ses autorités constituées, vous répondre de notre dévouement à la république ; nous sommes prêts à venir au secours de nos frères de Paris, avec l’ardeur de vrais républicains.

LE MAIRE DE PARIS. — Le conseil de la commune applaudit au courage et au civisme de la population de Belleville, et l’assure de la fraternelle réciprocité des citoyens de Paris. Je propose au conseil d’inscrire, avec mention civique, la déclaration du conseil de Belleville.

TOUS LES MEMBRES. — Adopté ! adopté ! 


L’ORATEUR ET LA DÉPUTATION. — Vive la république !

JEAN LEBRENN, à part. — Funeste aberration ! Disposer de tant de forces vives et rester inactifs.

Une députation du faubourg Antoine est introduite.

L’ORATEUR DE LA DÉPUTATION. — Citoyens, le faubourg Antoine s’est levé en masse ; il est debout, prêt à marcher avec ses canons, il ne connaît que la république une et indivisible ; il attend de la commune la direction qu’il doit suivre.

JEAN LEBRENN. — Je demande que le conseil délègue plusieurs de ses membres, chargés de se rendre immédiatement au faubourg Antoine, afin d’expliquer aux patriotes la cause véritable de la mise en accusation de Robespierre et des autres représentants par l’Assemblée, dupe des manœuvres des terroristes ; je demande, en outre, qu’après avoir donné ces explications, vos délégués se mettent à la tête du faubourg Antoine, avec armes et canons, et se rendent aux abords de la Convention, pour…

GUÉRIN. — Citoyen Lebrenn, tu reproduis une proposition qui a été tout à l’heure repoussée.

LE MAIRE DE PARIS. — La proposition que le citoyen Jean Lebrenn renouvelle est-elle appuyée ? (Silence. Le maire à l’orateur :) Le conseil de la commune remercie le faubourg de son concours ; qu’il veille et se tienne prêt à anéantir les conspirateurs.

L’orateur et la députation semblent désappointés par le vague des paroles du maire de Paris et se retirent.

JEAN LEBRENN, à part. — Tout est perdu, les meilleurs patriotes semblent frappés de vertige.


LE MAIRE DE PARIS, donnant lecture de diverses adresses qu’il vient de recevoir. — « La section de la Fraternité annonce qu’elle est debout et qu’elle veille pour la patrie. La société du Panthéon français annonce qu’elle est aussi debout et qu’elle sauvera la patrie. La société des Jacobins et les tribunes ont prêté le serment de mourir plutôt que de vivre sous le joug du crime. Les sections Marat, Poissonnière et Popincourt annoncent qu’elles sont debout, qu’elles veillent pour le salut de la patrie et attendent des ordres. »

UN HUISSIER. — Le citoyen Choppin, canonnier de la section de Bon-Conseil, apporte des renseignements importants.

LE MAIRE DE PARIS. — Qu’il entre.

LE CITOYEN CHOPPIN, d’une voix émue. — Un patriote de mes amis sort de la Convention ; elle vient de donner aux troupes dont elle dispose, l’ordre de marcher sur la commune. Les membres du conseil général sont mis hors la loi : ils seront guillotinés sans jugement, après constatation de leur identité.

LE MAIRE DE PARIS. — Nous saurons mourir à notre poste. Vive la république !

Les acclamations des membres du conseil répondent à ces vaillantes paroles de Fleuriot-Lescot, et tous se lèvent aux cris de Vive la république, tandis que Jean Lebrenn se dit à part soi : — Il est beau de mourir pour la république, mais il vaudrait mieux la défendre, et, malheur, nous la perdons par notre inertie.

Une nouvelle députation du club des Jacobins est introduite.

L’ORATEUR DE LA DÉPUTATION. — Citoyens, nous venons, au nom de la société des Jacobins, inviter la commune à prendre les mesures les plus vigoureuses, afin de déjouer les manœuvres perfides de la Convention. Ses affidés, répandus dans les sections et sur la place de l’Hôtel de Ville, là, sous vos fenêtres, égarent les citoyens par des calomnies odieuses ; ils viennent de proclamer le décret de mise hors la loi des membres de la commune par l’Assemblée. Ce décret, colporté cette nuit dans Paris, produit des effets désastreux ; nous venons de voir une foule de citoyens et plusieurs compagnies de canonniers se retirant avec leurs batteries, abandonner la place de l’Hôtel-de-Ville ; enfin, dans la soirée, plusieurs délégués du club des Jacobins se sont rendus au faubourg Marceau ; ils l’ont trouvé debout, en armes, et déjà en marche pour venir se mettre aux ordres de la commune ; mais, soudain se sont présentés des émissaires de la Convention, criant vive la république ! Ils ont affirmé que l’on venait de découvrir une conspiration royaliste dont Robespierre était le chef, et parmi les preuves flagrantes du complot saisies chez lui, se trouve un cachet fleurdelisé. Ces affirmations, crues par plusieurs patriotes, les ont fait rétrograder ; d’autres ont hésité à continuer de marcher. Le mouvement s’est arrêté, le faubourg Marceau s’est borné à vous députer des délégués, afin de recevoir de vous une direction.

LEGENDRE. — Ils ne se sont pas encore présentés.

L’ORATEUR. — Peut-être auront-ils appris en se rendant ici, la mise hors la loi des membres de la commune par la Convention, et auront-ils été influencés par cette mesure ; tout ceci vous prouve, citoyens, qu’il faut redoubler d’énergie, sinon l’opinion publique, égarée, se tournera contre les bons patriotes au profit des scélérats…

LE MAIRE DE PARIS. — Je propose qu’il soit à l’instant nommé une députation de membres du conseil de la commune : les uns se rendront au faubourg Marceau, les autres au faubourg Antoine, les autres sur la place de l’Hôtel-de-Ville, afin d’adjurer les bons citoyens, au nom de la patrie, de ne pas déserter leur poste et de rester fidèles à la commune !

JEAN LEBRENN, à part. — Il est trop tard !

Au moment où la proposition du maire de Paris est adoptée, Jean Lebrenn, qui s’est approché de l’une des fenêtres de l’Hôtel de Ville, afin de jeter un coup d’œil sur la place, naguère encombrée d’une foule de sectionnaires armés, accourus se ranger sous les ordres de la commune, remarque avec une inquiétude croissante que non-seulement leur nombre a considérablement diminué, mais qu’en ce moment même une nouvelle désertion se manifeste ; bientôt la place de l’Hôtel-de-Ville, sauf quelques groupes clairsemés çà et là, reste silencieuse et vide. Jean Lebrenn, après cette remarque désespérante, retourne siéger au conseil ; puis au bout de quelques instants, les portes de la salle s’ouvrant avec fracas devant Robespierre aîné, Robespierre jeune, Lebas, Saint-Just et Couthon, porté sur une chaise par deux citoyens, les représentants du peuple, escortés de quelques délégués du club des Jacobins, entrent dans la salle. À leur aspect, les membres du conseil de la commune se lèvent spontanément, aux cris enthousiastes de : vive la république ! Cette émotion calmée, le maire de Paris prend la parole : — Citoyens, dès ce moment les fonctions du conseil général de la commune doivent changer de nature ; je propose de le transformer en comité d’action et d’en confier la présidence à Maximilien Robespierre.

TOUS LES MEMBRES DU CONSEIL. — Adopté !

ROBESPIERRE aîné. — Citoyens, je vous le déclare, j’ai longtemps résisté aux instances des patriotes qui sont venus me délivrer de prison ; je voulais, jusqu’à la fin, respecter la légalité, par cela même
 que nos ennemis la foulent indignement aux pieds ; je voulais, à l’exemple de Marat, comparaître devant le tribunal révolutionnaire. S’il eût prononcé mon acquittement, les scélérats de la Convention étaient confondus et les honnêtes gens triomphaient ; dans le cas contraire, si l’on eût prononcé mon arrêt de mort, j’aurais bu la ciguë avec calme. Mais j’ai dû céder à la marche des événements, j’en accepte maintenant la solidarité. Le comité d’action est constitué, j’accepte sa présidence…

COUTHON. — Je demande la parole.

ROBESPIERRE aîné. — Tu as la parole.

COUTHON. — Je propose de rédiger immédiatement une proclamation au peuple et à l’armée.

ROBESPIERRE aîné. — Au nom de qui sera faite cette proclamation ?

SAINT-JUST. — Au nom de la Convention. Elle est partout où nous sommes.

Saint-Just vient de prononcer ces paroles, lorsque la porte de la salle s’ouvre soudain, et le général Henriot, pâle, éperdu, ses habits en désordre, se précipite vers les membres du conseil en s’écriant :

— J’ai pu m’échapper de prison ! Léonard Bourdon et Barras seront ici dans un instant, à la tête de la force armée. Tout est perdu. (Courant vers la fenêtre.) Voyez, voyez, les troupes de la Convention ont envahi la place de l’Hôtel-de-Ville !

Les membres du conseil de la commune et les représentants du peuple se lèvent et s’entretiennent avec animation. Coffinhal, agent national de la commune, homme violent, d’une taille et d’une force herculéennes, exaspéré contre Henriot, à l’incapacité et à la fatale ivresse duquel il attribue en partie la funeste issue de la journée, s’est vivement rapproché de la fenêtre, voit en effet les troupes conventionnelles envahir la place de l’Hôtel-de-Ville, saisit Henriot à la gorge, en s’écriant : — Misérable ! c’est toi qui as tout perdu ! — Et ne pouvant maîtriser sa fureur, Coffinhal use de sa force athlétique, étreint Henriot à bras-le-corps, le soulève et le jette par la fenêtre.

Léonard Bourdon et Barras, délégués par la Convention et escortés d’une cinquantaine de gendarmes armés de pistolets et de mousquetons, font irruption dans la salle ; les soldats mettent en joue les membres du conseil de la commune et les cinq représentants du peuple ; tous restent debout, calmes, intrépides, bravant la mort.


LÉONARD BOURDON. — Gendarmes, fusillez-les s’ils bougent. Ces scélérats sont hors la loi ! 


HERDA, gendarme, s’élançant sur Robespierre aîné, le pistolet au poing. — Tiens ! tyran [14] !

Le coup part, Robespierre tombe, la mâchoire fracassée.

LEBAS, prenant dans sa poche un pistolet. — La république est perdue ; c’est l’heure de mourir (Il se brûle la cervelle et tombe à côté de Robespierre aîné.)

UN OFFICIER DE GENDARMERIE mettant la pointe de son sabre sur la poitrine de Saint-Just, impassible. — Rends-toi, brigand ! ou sinon !…

SAINT-JUST, avec un froid dédain. — Crois-tu que je craigne la mort ?

ROBESPIERRE LE JEUNE, jetant un regard sur le corps de son frère. — Adieu, Maximilien, j’ai trop vécu. (Il s’élance par l’une des fenêtres ouvertes.)

LÉONARD BOURDON, brandissant son sabre. — La patrie est sauvée ! vive la Convention ! vive la république ! 


LES GENDARMES, criant et brandissant leurs armes. — Vive la Convention ! vive la république !

_____

Le 10 thermidor, à l’aube naissante, Charlotte Lebrenn et madame Desmarais, pâlies par une nuit d’insomnie, silencieuses, inquiètes, prêtaient attentivement l’oreille du côté des fenêtres du jardin, laissées ouvertes durant cette belle et tiède nuit d’août ; les oiseaux, nichés dans les feuilles des arbres, saluaient de leurs gazouillements les premières clartés du soleil qui rougissaient à l’orient l’azur du ciel.

— L’on n’entend plus rien, absolument rien ! — dit madame Desmarais, rompant la première le silence. — Voilà plus d’une heure que le bruit du tocsin a cessé.

— S’il en est ainsi, ma mère, du courage !

— Que veux-tu dire ?

— Le tocsin a cessé, la commune est vaincue… la Convention triomphe ! — répond la jeune femme d’une voix légèrement altérée, malgré son empire sur elle-même. — Puis, ne pouvant vaincre la terrible émotion qui la gagne, Charlotte fond en larmes, et, levant les mains au ciel, s’écrie : — Dieu juste ! épargnez mon mari !

— Ah ! ma pauvre enfant, ma pauvre enfant, qu’allons-nous devenir ? — murmure madame Desmarais en se jetant dans les bras de sa fille. — Que faire pour sauver ce malheureux Jean ?

— D’abord, il ne faut pas être aussi faible que je viens de l’être, — répond Charlotte, essuyant ses larmes et redevenue maîtresse d’elle-même ; — ne désespérons pas, bonne mère, envisageons fermement le vrai des choses. Jean, membre du conseil général, ayant pris part à la lutte de la commune contre la Convention, sera, il n’en faut pas douter, décrété d’accusation ; avisons d’abord au moyens de le dérober à ces poursuites.

Gertrude entre en ce moment et dit à sa maîtresse : — Madame, il y a là un monsieur que votre mari vous envoie pour vous donner de ses nouvelles.

— Ah ! qu’il vienne, qu’il vienne ! — répond vivement Charlotte à Gertrude ; et s’adressant à sa mère : — Quelles vont être ces nouvelles ? Ah ! du moins, je saurai si je puis aller rejoindre Jean.

Le jésuite Morlet paraît à la porte du salon, et, tout d’abord, sa physionomie cafarde et insidieuse cause une sorte de répulsion à Charlotte ; mais se reprochant presque ce ressentiment, elle fait quelques pas au-devant du jésuite, lui disant : — Citoyen, vous venez de la part de mon mari ?

— Oui, citoyenne, afin de vous rassurer.

— Où est il ?

— En lieu de sûreté.

— Tu entends, ma pauvre enfant, — s’écrie madame Desmarais, pleurant de joie et embrassant sa fille, — il est sauvé, il est sauvé !

— Pouvez-vous, citoyen, me conduire à l’instant près de mon mari ?

— Cette entrevue serait, en ce moment, très-imprudente, chère citoyenne ; mon ami Jean Lebrenn me dépêche vers vous, afin de vous rassurer d’abord sur sa position, puis vous apprendre ce que vous ignorez sans doute : l’Hôtel de Ville est au pouvoir des troupes de la Convention, commandées par Léonard Bourdon et par Barras ! Barras, la corruption en chair et en os ! Lebas s’est suicidé, Robespierre jeune s’est jeté par une fenêtre et s’est cassé les deux cuisses. Robespierre aîné a eu la mâchoire fracassée d’un coup de pistolet que lui a tiré un gendarme. Saint-Just et Couthon sont arrêtés ; ils seront guillotinés dans la journée, sans autre forme de procès, ayant été mis hors la loi par décret de la Convention… ainsi que les membres du conseil général de la commune, lesquels seront pareillement guillotinés sans jugement, puisqu’ils sont aussi hors la loi. Hélas ! elles n’étaient que trop prophétiques, ces paroles prononcées hier à l’Assemblée : — La république est perdue, les brigands triomphent !

Charlotte reste un moment silencieuse ; ses larmes coulent. Rassurée sur le sort de son mari, elle pleure les cinq premières victimes du 9 thermidor, ces citoyens illustres, purs entre les plus purs !

— Heureusement, mon ami Jean Lebrenn a pu s’échapper, — reprend le jésuite ; — grâce à moi, il a trouvé un refuge assuré.

— Ah ! citoyen, ma reconnaissance envers vous sera éternelle, — dit Charlotte, essuyant ses larmes ; — mais je vous en adjure, conduisez-moi près de mon mari.

— Impossible en ce moment, citoyenne ! Quant à la reconnaissance que vous croyez me devoir, n’en parlons pas ; les patriotes s’aident en frères : c’est le premier de leurs devoirs ; mais le temps presse, je suis moi-même en danger, j’ai hâte de vous faire connaître la mission importante dont je suis chargé par mon ami Jean Lebrenn, il est caché ; mais hélas ! mis hors la loi comme ses collègues de la commune, l’on viendra infailliblement le chercher ici. Cette maison sera fouillée, visitée, aussi m’a-t-il expressément chargé de vous prier de me remettre le coffret que vous savez, — ajoute le jésuite, faisant à la jeune femme un signe d’intelligence, — ce coffret qui contient les légendes et les reliques de famille, auxquelles notre ami attache à si juste titre un si grand prix.

— Je suis heureuse d’avoir devancé à ce sujet les vœux de mon mari, — répond Charlotte ; et, attachant un regard pénétrant sur le révérend : — Oui, — reprend-elle, — prévoyant… car il faut tout prévoir… que, dans la lutte contre la Convention, la commune pouvait être vaincue, mon mari décrété d’accusation, cette maison fouillée…

— Eh bien ! — dit vivement le jésuite, ne pouvant, malgré sa profonde astuce, dissimuler son anxiété qui confirme les soupçons de Charlotte, éveillés par la répulsion croissante, presque involontaire, qu’elle ressent à l’égard de cet inconnu ; — ce coffret, qu’en avez-vous fait, citoyenne ?

— Il a été, cette nuit même, porté chez l’un de nos amis ; vous pouvez donc, citoyen, rassurer mon mari à ce sujet. — Et remarquant un léger froncement de sourcils du jésuite, la jeune femme se dit : — Plus de doute ! cet homme est un traître ; mais comment connaît-il l’existence de ces légendes de famille ?

— Madame, — dit Gertrude, entrant avec le petit Rodin, qu’elle tient par la main, — voilà un enfant qui désire parler à monsieur.

Le fillot du jésuite salue révérencieusement Charlotte qui, en ce moment, dit tout bas à sa mère : — Mes angoisses au sujet de Jean se réveillent malgré les assurances de cet homme ; j’ai le pressentiment qu’il nous trompe ; je suis presque certaine que mon mari ne l’a pas envoyé ici.

— Mon Dieu ! et moi qui déjà me réjouissais de savoir notre pauvre Jean à l’abri de tout péril, — répond madame Desmarais, — et voilà que je tremble de nouveau.

— Doux parrain, — disait tout bas Rodin au jésuite, — Jean Lebrenn vient de paraître au bout de la rue d’Anjou ; j’ai bon œil, et de loin, j’ai reconnu notre homme ; il n’y a pas déjà si longtemps que ce scélérat nous à arrêtés, la veille de la bataille de Wissembourg.

— Diable ! — se dit le jésuite, — il arrive plus tôt que je ne le pensais ; je payerai d’audace. — Et s’adressant toujours à voix basse à son fillot : — Et les agents ?

— Ils sont en surveillance autour de la maison ; j’ai couru prévenir leur chef de la venue de Jean Lebrenn. Lorsqu’il sera entré ici, il sera pris comme dans une ratière.

— Veille, furette partout pendant que l’on va fouiller cette maison. J’ai tout lieu de croire que le coffret, quoi qu’on m’ait dit, est caché céans.

— Soyez tranquille, doux parrain, cette fois nous mettrons les mains sur ces papiers ! Ce ne sera pas comme le soir de la prise de la Bastille, où ils nous ont échappé par la faute de cette brute de Lehiron.

— Pardon, citoyennes, — reprend le jésuite, s’adressant à Charlotte et à sa mère, — ce cher enfant est mon fillot ; je l’avais envoyé en quête de nouvelles, et il m’en rapporte.

— Ma mère, disait alors tout bas la jeune femme, — mon anxiété redouble ; il se passe ici quelque trahison ; l’entretien secret de cet homme avec cet enfant m’inquiète et… — Puis soudain s’élançant vers la porte du salon qui vient de s’ouvrir, Charlotte s’écrie : — C’est lui !

La jeune femme s’est jetée dans les bras de Jean Lebrenn. Il est très-pâle, ses habits sont en désordre, ses traits baignés de sueur, sa poitrine haletante ; il dit à sa femme, d’une voix entrecoupée, en répondant à son étreinte : — Chère et bien-aimée Charlotte, je n’ai pu résister au besoin de te voir un instant, de te rassurer ainsi que ta mère sur mon sort avant de fuir. La commune est vaincue, je suis hors la loi, mais j’échapperai aux poursuites ! Du courage, noble femme, du courage, et… — Mais ses yeux s’arrêtant alors sur le jésuite et sur le petit Rodin, il reconnaît en eux les espions qu’il a jadis arrêtés aux avant-postes de l’armée républicaine, et se rappelle que Victoria lui a signalé le jésuite Morlet comme un dangereux ennemi de la famille Lebrenn, aussi Jean, frappé de stupeur, dit à sa femme, en lui désignant le révérend : — Que fait ici cet homme ?

— Il s’est dit envoyé par toi, mon ami.

— Il ment !

— Il m’a demandé de ta part, de lui remettre le coffret renfermant tes légendes de famille.

— Ah ! mon révérend, la compagnie de Jésus n’oublie rien et ne perd jamais la piste de ceux qu’elle veut atteindre ! — dit Jean Lebrenn ; et d’un geste menaçant, indiquant la porte au jésuite : — Misérable, sortez !

— Pas encore, — répond le révérend se redressant, et indiquant à son tour du geste à Jean Lebrenn la présence du commissaire de la section, apparaissant au seuil de la porte, accompagné de plusieurs agents.

— Que la maison soit fouillée de la cave au grenier, — dit le magistrat. Puis s’adressant à Jean Lebrenn et lui remettant un papier : — Citoyen, voici un mandat d’arrêt décerné contre toi ; j’ai, de plus, l’ordre de mettre les scellés sur tes papiers et de les transporter au greffe du tribunal révolutionnaire.

— Ce coquin de Fouché m’a tenu parole, — se dit le jésuite Morlet. — Maintenant il s’agit de mettre la main sur cette infernale légende. — Et s’adressant tout bas au petit Rodin : — Va rejoindre les agents, et furette partout ; que pas un coin de cette demeure ne soit inexploré ; remarque bien surtout si, dans le jardin ou dans la cave, la terre n’est pas fraîchement remuée à quelque endroit.

— Soyez tranquille, doux parrain, le Seigneur viendra une fois de plus en aide à son indigne petit serviteur. — répond l’affreux enfant ; et il s’éloigne au moment où Jean Lebrenn, après avoir pris connaissance du mandat lancé contre lui, dit au magistrat :

— Je suis prêt à te suivre, citoyen.

— Je dois mettre d’abord les scellés en ta présence sur tes papiers. Ce secrétaire est fermé, que contient-il ?

— Nos livres de commerce, tenus par ma femme. — Et, s’adressant à Charlotte, Jean Lebrenn ajoute : — Amie, ouvre ce meuble, je t’en prie.

La jeune femme, retrouvant la fermeté de son caractère, ne verse plus une larme et se dirige vers le meuble qu’elle ouvre pendant que son mari cherchait à rassurer madame Desmarais, éplorée, sanglotante, et lui disait : — De grâce, chère belle-mère, calmez-vous, ne craignez rien.

— Ne rien craindre, lorsque vous allez être traduit devant le tribunal révolutionnaire, mon pauvre ami. Hélas ! c’est la mort !

— Pas toujours : n’a-t-on pas vu de nombreux acquittements ? — répond Jean Lebrenn, quoiqu’il ne pût douter de sa condamnation, puisque, mis hors la loi comme tous les membres de la commune, il devait, son identité constatée, être sans jugement envoyé à l’échafaud. — Encore une fois, rien n’est désespéré ; tâchez surtout d’éloigner toute sinistre pensée de l’esprit de ma bien-aimée femme, elle sera bientôt mère… il faut veiller sur elle avec un redoublement de sollicitude.

— Vous me demandez, citoyen, quels sont ces cahiers ? — disait en ce moment Charlotte, répondant à une question du magistrat. — Ces cahiers ont été écrits par moi ; ils contiennent des enseignements adressés, dans ma pensée, à l’enfant que je dois bientôt mettre au monde. Je voulais, je veux l’élever dans le culte de la patrie et de la république, dont son père a été un des plus vaillants soldats depuis 1789, et pourtant, citoyen commissaire, on le décrète aujourd’hui d’arrestation.

— Je dois, citoyenne, mettre aussi ces papiers sous les scellés, — répond le commissaire en ficelant les cahiers, ils seront déposés au greffe.

— L’ami Fouché me les remettra ; et ce sera toujours cela de pris. — pensait le jésuite Morlet ; — ces pages eussent augmenté la pestilentielle légende, à laquelle cette femme a voulu sans doute aussi contribuer. Il est fâcheux qu’elle soit enceinte, voilà encore cette exécrable race des Lebrenn perpétuée par cette créature ; mais qui sait ? elle avortera peut-être lorsque l’on aura coupé le cou à son mari ! Heureusement Victoria, la plus endiablée sorcière de la famille, a été tuée à la bataille de Wissembourg ; ce Lebrenn va être guillotiné ; or, si sa femme avortait, nous serions du moins débarrassés de cette branche-là ; il resterait celle des RENNEPONT, les médaillés ; mais il est impossible que cette dernière branche-là ne soit point tôt ou tard extirpée par notre ordre, car il s’agit, pour lui, de l’immense héritage qui sera ouvert en 1832 !

Ces réflexions du jésuite sont interrompues par les éclats de voix de l’avocat Desmarais, oublié jusqu’alors au milieu des divers incidents de cette matinée. Des agents de police, en fouillant la maison, venaient de le découvrir dans sa cachette, dont ils avaient brisé la porte ; Charlotte, cédant aux instances de son père, avait gardé sur elle la clef de ce réduit. Le Desmarais, instruit par les agents du triomphe de la Convention sur la commune et sur le parti jacobin, ainsi que de l’arrestation de Jean Lebrenn ; le Desmarais, avec une prodigieuse présence d’esprit, a soudain composé son rôle, son maintien, son visage ; et, les traits empreints de la plus véhémente indignation, il se précipite dans le salon, et courant droit au magistrat, qui terminait l’inventaire des papiers contenus dans le secrétaire, l’avocat s’écrie :

— Citoyen ! au nom de la loi ! je te dénonce une infâme machination dont je suis victime ; oui, depuis hier, je suis séquestré dans cette maison ! Ma fille, mon indigne fille ! doit avoir sur elle la clef du réduit dont tes agents viennent d’être obligés de briser la porte, et où j’étais, depuis hier, détenu malgré moi !

Jean Lebrenn avait, jusqu’alors, ignoré la présence de son beau-père dans la maison. Il reste non moins confondu de son apparition que de l’entendre se plaindre de la séquestration dont il se prétend l’objet ; mais sa femme et sa fille, oubliant momentanément les périls de Jean Lebrenn, sont d’abord abasourdies d’épouvante, en songeant à l’audace de l’avocat. Ce misérable, subissant toujours la logique de sa lâcheté, voulait, avant tout, sauvegarder sa tête ; il se sentait terriblement compromis, si ses amis les terroristes savaient qu’au moment où l’on croyait l’insurrection triomphante, il avait, éperdu de peur, quitté l’Assemblée, afin d’aller demander asile à l’un des membres du conseil général de la commune insurgée, chez lequel on venait de le découvrir caché ; enfin, ce misérable était certain que, malgré l’horreur que cette nouvelle et infâme imposture devait inspirer à sa femme et à sa fille, elles n’auraient jamais le courage de le démentir, craignant d’envoyer à l’échafaud un père et un époux ; néanmoins, il y avait quelque chose de si hideux, de si révoltant dans la conduite de cet affreux coquin, que madame Desmarais, après son premier ébahissement, s’écria : — Quoi, malheureux ! vous osez…

— Ma mère, — dit tout bas et vivement Charlotte, interrompant madame Desmarais, — il s’agit de ton époux, il s’agit de mon père !

— Que signifie cela ? — demande Jean Lebrenn à sa femme. — Comment le citoyen Desmarais se trouve-t-il ici ?

— Jean, je t’en supplie, contiens-toi, ne dis rien, — répond Charlotte à demi-voix. — Au nom de notre enfant, je te fais cette prière.

— Soit ; mais je pressens là quelque nouvelle indignité.

L’avocat Desmarais, ayant reconnu le jésuite, voit en lui un auxiliaire dévoué, lui dit quelques mots tout bas, auxquels le révérend répond par un signe de tête affirmatif ; l’avocat, redoublant alors d’audace et s’adressant au magistrat :

— Citoyen, je suis membre de la Convention nationale, je me nomme Brutus Desmarais, je te somme, au nom de la loi, de recevoir ma déposition et d’en prendre acte. Voici, sur cette table, ce qu’il faut pour écrire.

— Parle, citoyen, — répond le commissaire s’asseyant devant la table, — je suis prêt à verbaliser.

— Donc, voici ce que je déclare, — reprend l’avocat d’un ton solennel. — Peu de temps après le vote grâce auquel nous avons délivré la France et la république de ce tyran, de ce monstre de Robespierre ! je reçus à la Convention, où je siégeais, un billet ainsi conçu : — « Votre fille vient de faire une fausse couche, elle se meurt, elle demande à vous embrasser une dernière fois. Venez à l’instant, venez, oubliez vos dissentiments pour ne songer qu’à votre malheureux enfant… Elle se meurt !

» Signé : Femme DESMARAIS. »

Et se penchant vers le magistrat, l’avocat ajoute : — Reproduisez textuellement cette lettre, elle est la base de mon accusation.

— Mon Dieu ! — s’écrie involontairement la pauvre créature en entendant son mari, — c’est à devenir folle !

— Pas un mot, ma mère, je t’en conjure, — reprend Charlotte, — pas un mot, écoutons !

— Oh ! vous n’oserez pas nier, non ! Je vous défie d’oser nier votre trame infernale ! — s’écrie l’avocat ; — si vous avez, par impossible, cette audace, j’ai des témoins. — Et, désignant du geste le jésuite, Desmarais reprend : — Oui, le citoyen m’a rencontré hier au moment où, éperdu, je sortais de la Convention et il s’est écrié :

— « Où courez-vous donc ainsi, cher citoyen ?…

— »… Combien vous êtes pâle, ai-je dit, en effet, au citoyen Desmarais, — ajoute le révérend. — Hélas ! — m’a-t-il répondu, — j’apprends à l’instant une terrible nouvelle ; ma fille se meurt et je cours, s’il en est temps encore, recevoir ses derniers embrassements. Lisez cette lettre déchirante que m’écrit ma femme. » — Or, — poursuit le jésuite, — j’affirme sur l’honneur avoir vu et lu la lettre, conçue dans les termes que vient de rapporter le citoyen Desmarais ; je suis prêt à déposer de ce fait en justice.

— Tiens, ma fille, je te dis, vois-tu, que j’en deviendrai folle, — murmure madame Desmarais. — Mon Dieu ! mon Dieu !… c’est effrayant à entendre !

— Silence, mère, écoutons encore…

— Je sais mon beau-père capable de toutes les infamies que peut suggérer la lâcheté, — pensait Jean Lebrenn, — mais je ne comprends pas encore quel est son but.

— Citoyen, — demande l’avocat au commissaire ; — as tu écrit ?

— Oui.

— Je poursuis, et tu vas frémir comme moi de tant de scélératesse. Donc, persuadé que je vais trouver céans ma fille expirante, j’accours, le cœur navré, brisé ; je demande d’une voix entrecoupée de pleurs paternels : « Où est ma malheureuse enfant… où est-elle ? » L’on me répond qu’elle est, avec sa mère, dans une chambre du second étage, où l’on va me conduire ; mais, de crainte que ma présence, n’étant pas annoncée à ma fille, ne l’impressionne trop vivement, on ajoute que l’on va la préparer à me recevoir… J’étais monté au second étage, et, éperdu de douleur, ne pouvant soupçonner l’odieuse trame dont j’étais l’objet, ignorant complètement les êtres de cette maison, où je venais pour la première fois, ne songeant enfin qu’à revoir mon enfant mourante, j’entre sans défiance… quoique cependant assez surpris de son obscurité, dans une espèce de réduit mansardé que l’on m’indique ; mais à l’instant où, devinant quelque perfidie, je fais un pas en arrière, je suis violemment repoussé dans cette espèce de cachette, dont la porte se referme sur moi ; on donne un double tour de clef à la serrure, et j’entends la voix de ma femme ou de ma fille, car je ne saurais, sans mentir à la vérité, affirmer que ce fût l’une ou l’autre d’entre elles ; j’entends donc dire : — « Donnez-moi cette clef, il ne sortira pas. » — Et maintenant, — ajoute l’avocat se tournant vers sa fille, — je vous somme, sur l’honneur, de déclarer si vous ou votre mère n’avez pas entre vos mains la clef du réduit où depuis hier, j’ai été séquestré.

— En effet, — répond Charlotte lançant à son père un regard de mépris écrasant, et prenant dans sa poche la clef qu’elle jette sur la table, — cette clef, la voici.

— Citoyen magistrat, tu vois, tu entends ! — s’écrie l’avocat triomphant. — Cette clef, pièce de conviction flagrante, sera jointe à ma déposition, et je l’achève en dévoilant la cause de la séquestration dont j’ai été victime. Cette cause, j’en jurerais, la voici : mon gendre, ci-présent, avec qui j’ai depuis longtemps rompu toute relation, parce que je voyais en lui l’un des séides forcenés de ce monstre de Robespierre ; mon gendre connaissait l’horreur que m’inspirait l’exécrable tyran, et savait aussi l’influence que me donne à la Convention, non certes mon insuffisante éloquence, mais mon inflexible patriotisme ; mon gendre savait enfin que la mise en accusation du dictateur, ce tigre altéré de sang, pouvait dépendre de quelques voix de majorité ; or, cette majorité pouvait être décidée par ma voix et celle de quelques-uns de mes amis qui votent toujours avec moi ; mon honnête gendre a donc très-probablement imaginé ceci : il s’est entendu avec mon indigne femme et ma malheureuse fille, afin de me séquestrer, espérant peut-être ainsi sauver le tyran ; sinon, je le demande à toute personne de bonne foi, que dis-je, je somme mon gendre, ma femme et ma fille, d’expliquer le pourquoi de ma séquestration…

Charlotte, sa mère et Jean Lebrenn dédaignent de répondre ; l’avocat s’écrie :

— Citoyen magistrat, je prends acte du silence des accusés, il est accablant pour eux ; tu le signaleras dans ton procès-verbal. Telle est ma déposition ; et de ce pas, je vais la renouveler auprès des membres du nouveau comité de salut public. As-tu écrit, citoyen commissaire ?

— J’achève, citoyen, — répond le magistrat, tandis que Charlotte, après avoir tout bas instruit son mari de la vérité en ce qui touchait la prétendue séquestration de l’avocat, ajoutait à voix basse : — Et maintenant, mon ami, par dignité pour toi, par égard pour ma mère et pour moi, garde, ainsi que nous le gardons, le silence du mépris. Ce malheureux que la peur rend insensé, criminel, si tu le veux, est mon père ; sa déclaration, si odieusement mensongère qu’elle soit, ne peut empirer la situation ; or, si nous essayons de prouver qu’il ment, si nous disons la vérité, nous l’envoyons presque assurément à l’échafaud ; puis-je donc, en présence de cette éventualité terrible, prononcer, moi, la fille de ce malheureux, un seul mot à sa charge ? Quant à ce qui me regarde, je suis enceinte, et ainsi à l’abri de tout danger, dans le cas, où le tribunal ajouterait foi à cette prétendue séquestration.

— Soit, chère et noble femme, à cette heure et en ta présence, je garderai le silence ; mais plus tard, j’aviserai, — répond aussi à voix basse Jean Lebrenn, cédant aux justes observations de Charlotte ; puis, réfléchissant : — Comment ton père a-t-il pour complice de ses impostures ce jésuite ? — Et soudain, Jean Lebrenn ajoute : — Qu’est devenu le coffret ?

— Il est en lieu sûr. Hier, j’avais d’abord songé à l’enfouir dans la cave à l’aide de Castillon, mais il m’a proposé de le porter chez un de ses amis, ouvrier comme lui, et qui demeure au fond du faubourg Antoine.

— Tu as sagement agi. La présence de ce jésuite ici me prouve que l’ on doit se livrer aux plus minutieuses recherches, afin de découvrir ces légendes, dont la compagnie de Jésus a déjà plusieurs fois tenté la destruction.

Jean Lebrenn est interrompu par une exclamation de joie et de surprise de madame Desmarais, s’écriant : — Que vois-je ? mon frère ! — Et courant au-devant du financier, qui vient d’entrer précipitamment dans le salon : — Hubert ! toi ici !… tu es donc libre ?

— Oui ! libre ! — répond M. Hubert, embrassant sa sœur avec effusion. — Ma première visite est pour toi. Les prisons sont ouvertes, et tous les royalistes suspects élargis [15] font place aux brigands, aux terroristes. Chacun son tour… morbleu ! et…

— Ah ! mon frère ! — dit vivement madame Desmarais essuyant ses larmes, — tu oublies que nous sommes chez mon gendre Jean Lebrenn, et tu ignores qu’on vient l’arrêter ?

— Qu’entends-je ? — répond M. Hubert, n’ayant jusqu’alors remarqué ni Jean Lebrenn ni l’avocat. — Serait-il vrai ? — Puis, avisant le jeune homme et lui tendant la main : — J’ignorais le malheur qui vous frappe, monsieur Lebrenn, je sais quel généreux intérêt vous m’avez toujours porté ; et si je puis à mon tour aujourd’hui vous…

— Me protéger, — reprend Jean Lebrenn avec un sourire amer, — je vous rends grâce, citoyen Hubert : la république a été frappée cette nuit d’un coup terrible, mais enfin elle n’est pas tout à fait morte, je l’espère…

— La république, délivrée de tous les brigands qui lui tenaient le couteau sur la gorge est à jamais affermie, citoyen Hubert, — dit Desmarais, — votre sortie de prison prouve qu’il n’y a plus désormais qu’un parti, celui des honnêtes gens, des amis de l’ordre. Ah ! grâce au 9 thermidor, le temps des saturnales révolutionnaires et de la sanglante tyrannie des terroristes est passé ; bientôt leur sang impur aura coulé à flots sur l’échafaud, à l’applaudissement des bons citoyens ; et sur ce, beau-frère, au revoir, — ajoute l’avocat en sortant, ayant, malgré son ignoble effronterie, hâte de fuir la présence de sa femme et de sa fille.

Le commissaire a reçu le rapport de ses agents ; l’on n’a découvert aucun papier dans les meubles de la maison ou dans l’atelier de serrurerie ; on a sondé le sol de la cave, examiné le terrain du jardin, rien ne peut faire supposer l’existence d’une cachette. Le jésuite Morlet, à qui ces renseignements sont confirmés par le petit Rodin, non moins dépité de cette déconvenue que son doux parrain, celui-ci allait gagner obliquement la porte, lorsque Jean Lebrenn l’avisant : — Vous pourrez écrire à vos amis de Coblentz et d’Angleterre que leurs complices de Paris, les royalistes de l’Assemblée, les ont bien servis hier et cette nuit, mon révérend ; mais ne vous réjouissez pas encore : hier, Robespierre a prononcé à l’Assemblée ces paroles prophétiques : La représentation nationale, bientôt avilie, tombera sous le despotisme militaire. Or, celui que vous saluez du nom de votre roi, Louis XVIII, n’est pas guerrier de sa nature ; et le despotisme militaire, si la France doit le subir, n’aura qu’un temps : la monarchie a été décapitée avec CAPET.

— Je n’ai l’honneur de connaître personne à Coblentz ou en Angleterre, et je regarderais comme indigne de moi d’insulter à un vaincu, — répond mielleusement le révérend. — Je rappellerai seulement à M. Hubert, avec qui j’ai eu l’honneur de me rencontrer, s’il s’en souvient, en 1792, lors du procès de Louis XVI…

— Chez un ami commun qui demeurait rue Saint-Roch, — dit le financier, répondant à un signe d’intelligence du révérend, que la présence du commissaire rendait circonspect ; — je vous reconnais parfaitement…

— Eh bien, avais-je tort en ce temps-là de prédire ce que j’ai prédit ?

— Non, certes ! et vous voyiez plus loin que je ne le supposais.

— Sur ce, serviteur à la compagnie, — répond le révérend, sortant suivi du petit Rodin.

— Citoyen, — dit le magistrat à Jean Lebrenn, — un fiacre m’attend à la porte de cette maison ; es-tu prêt à me suivre ?

— Nous sommes prêts, — répond Charlotte, qui s’est empressée de prendre un mantelet. — Allons, mes amis, partons.

— Citoyenne, — reprend le commissaire, — je ne peux consentir à ce que…

—… À ce que j’accompagne mon mari jusqu’à la porte de sa prison ?

— Quant à cela, citoyenne, c’est différent.

— Mère, — dit la jeune femme, embrassant madame Desmarais, — prépare tout de suite, je t’en prie, une malle de linge et d’effets pour mon mari ; je reviendrai la chercher dès que je l’aurai accompagné. — Et, s’adressant au financier : — À revoir, cher oncle, je vous confie maman, et je reviens bientôt.

— Adieu, bonne et chère mère, — dit Jean Lebrenn à madame Desmarais en l’embrassant avec une vénération filiale et essayant de la rassurer encore. — Du courage, nous nous reverrons bientôt, je l’espère. Adieu, citoyen Hubert, les révolutions ont de singuliers retours, n’est-ce pas ? Vous, royaliste, vous êtes libre, et moi, républicain, je suis prisonnier.

— Quelles que soient vos opinions, j’ai toujours trouvé en vous un homme de cœur, — dit le financier d’une voix émue ; — et si une consolation peut adoucir pour vous le chagrin d’une séparation momentanée, je veux le croire, ce sera la certitude que ma sœur et ma nièce, votre femme, trouveront en moi, durant votre absence, l’ami le plus tendre et le plus dévoué.

Jean Lebrenn sort avec Charlotte et le commissaire, M. Hubert et madame Desmarais les accompagnent jusqu’à la voiture qui les attend, et leur adressent un dernier adieu.

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Quelques mots encore, fils de Joël, sur les derniers moments des immortels martyrs du 9 thermidor. Laissons la parole à un témoin oculaire des faits. Le récit le plus éloquent pâlirait auprès de la réalité navrante des lignes suivantes :

«… Robespierre aîné a été transporté de l’Hôtel de Ville au comité de salut public, le 10 thermidor, entre une et deux heures du matin ; il était porté sur une planche par quelques canonniers et des citoyens armés. Il a été déposé sur la table de la salle d’audience qui précède le lieu des séances du comité. Une boîte de sapin, qui contenait quelques échantillons de pain de munition, envoyés de l’armée du Nord, fut posée sous sa tête et lui servit, en quelque façon, d’oreiller ; il resta près d’une heure dans un état d’immobilité qui laissait croire qu’il allait cesser d’être. Enfin, au bout d’une heure, il commença à ouvrir les yeux ; le sang coulait avec abondance de la blessure qu’il avait à la mâchoire inférieure gauche : cette mâchoire était brisée, sa joue percée d’un coup de feu ; sa chemise était ensanglantée. ll était sans chapeau et sans cravate ; il avait un habit bleu-ciel, une culotte de nankin, des bas de coton blanc, rabattus jusque sur ses talons. Vers trois à quatre heures du matin, on s’aperçut qu’il tenait dans sa main un petit sac de peau blanche sur lequel était écrit : AU GRAND MONARQUE, Lecourt, fournisseur du roi et de ses troupes, rue Saint-Honoré, près celle des Poulies, à Paris. Il se servait de ce sac pour retirer le sang caillé qui sortait de sa bouche. Les citoyens qui l’entouraient observaient tous ses mouvements ; quelques-uns d’entre eux lui donnèrent même du papier blanc (faute de linge) qu’il employait au même usage, en se servant de la main droite seulement et en s’appuyant sur le coude gauche. Robespierre, à deux ou trois reprises différentes, a été invectivé par quelques citoyens, mais particulièrement par un canonnier de son pays, qui lui reprocha militairement sa perfidie et sa scélératesse. Vers six heures du matin, un chirurgien qui se trouva dans la cour du Palais-National, fut appelé pour le panser [16]. Il lui mit par précaution une clef dans la bouche ; il trouva qu’il avait la mâchoire fracassée ; il lui tira deux ou trois dents, lui banda sa blessure, et fit placer à côté de lui une cuvette remplie d’eau ; Robespierre s’en servait de temps en temps et retirait le sang qui remplissait sa bouche avec des morceaux de papier, qu’il ployait à cet effet en plusieurs doubles, de sa seule main droite. Au moment où l’on y pensait le moins, il se mit sur son séant, releva ses bas, se glissa subitement au bas de la table, et courut se placer dans un fauteuil. À peine assis, il demanda de l’eau et du linge blanc. Pendant tout le temps qu’il resta couché sur la table, lorsqu’il eut repris connaissance, il regarda fixement tous ceux qui l’environnaient, et principalement les employés du comité de salut public qu’il reconnaissait ; il levait souvent les yeux au plafond ; mais à quelques mouvements convulsifs près, on remarqua constamment en lui une grande impassibilité, même dans les instants du pansement de sa blessure, qui dut lui occasionner des douleurs très-aiguës. Son teint, habituellement bilieux, avait la lividité de la mort.

» À neuf heures du matin, Couthon et Gombeau, l’un des conspirateurs de la commune, furent apportés chacun sur un brancard, jusqu’au pied du grand escalier du comité, où ils furent déposés. Les citoyens préposés à leur garde restèrent auprès d’eux, pendant qu’un commissaire et un officier de la garde nationale vinrent rendre compte de leur mission à Billaud-Varenne, Barère et Collot-d’Herbois, alors réunis au comité. Ils prirent sur-le-champ, à eux trois, un arrêté, portant que Robespierre, Couthon et Gombeau seraient transférés de suite à la Conciergerie. Cet arrêté fut exécuté à l’instant même, par les bons citoyens à qui la garde de ces trois conspirateurs avait été confiée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Saint-Just et Dumas furent amenés au comité jusqu’à la salle d’audience, et conduits l’instant d’après à la Conciergerie par ceux qui les avaient amenés. Saint-Just regarda le grand tableau de la déclaration des DROITS DE L’HOMME, placé dans cette salle, et dit en le montrant : C’est pourtant moi qui ai fait décréter cela.

» Telle fut la fin de Robespierre. Son agonie fut encore plus cruelle que sa mort. Ses collègues des comités vinrent l’insulter, le frapper, lui cracher au visage ; des commis de bureau le piquèrent de leurs canifs. »

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De ce grand citoyen glorifions pieusement la mémoire, fils de Joël ; qu’elle soit aussi sacrée pour nous la mémoire des autres victimes de thermidor ; martyrs illustres comme SAINT-JUST, LEBAS, COUTHON, ROBESPIERRE jeune, ou martyrs obscurs comme cette foule de patriotes dont le généreux sang coula par torrents sur l’échafaud pendant quatre jours ! Oui, pendant quatre jours, la féroce réaction thermidorienne fit guillotiner sans jugement, ASSASSINA la plupart des derniers défenseurs de la république.

Lisez, fils de Joël, lisez ces sanglants sommaires des séances du tribunal révolutionnaire du 10 au 14 thermidor.

SÉANCE DU 10 THERMIDOR.

Le tribunal révolutionnaire, après avoir fait constater par des témoins l’identité des individus ci-après nommés, tous mis hors la loi, a ordonné qu’ils fussent livrés à l’exécuteur des jugements criminels, pour être mis à mort dans le jour.

Robespierre Maximilien, âgé de trente-cinq ans, né à Arras, ex-député à la Convention, membre du comité de salut public. — Georges Couthon, âgé de trente-huit ans, né à Orsay, ex-député à la Convention. — L. S. T. Lavallette, âgé de quarante ans, né à Paris, ex-noble, ex-général de brigade à l’armée du Nord. — F. Henriot, âgé de trente trois ans, né à Nanterre, près Paris, ex-général en chef de la force armée de Paris. — L. F. Dumas, âgé de trente-neuf ans, né à Lussy, département de la Haute-Saône, ex-président au tribunal révolutionnaire. — A. Saint-Just, âgé de vingt-six ans, né à Decize, département de la Nièvre, ex-député à la Convention. — C. F. Payan, âgé de vingt-sept ans, né à Pol-les-Fontaines, ex-juré au tribunal révolutionnaire, ex-agent national de la commune de Paris. — J. C. Bernard, âgé de trente-quatre ans, ex-prêtre, ex-membre du conseil général de la commune. — A. Genty, âgé de trente-trois ans, né à Reims, tonnelier. — N. J. Viguier, âgé de trente ans, né à Paris, ex-juge au tribunal criminel du département, ex-président aux soi-disant Jacobins, la nuit du 9 au 10 thermidor. — N. A. Gombeau, âgé de vingt-six ans, né à Vincennes, ex-substitut provisoire de l’accusateur public près le tribunal criminel du département, officier municipal de la commune de Paris. — J. A.C. Lescot-Fleuriot, âgé de vingt-neuf ans, ex-maire de Paris. — A. Simon, âgé de cinquante-huit ans, cordonnier, ex-membre du conseil général de la commune. — D. C. Dulaurent, âgé de trente-trois ans, ex-officier municipal de la commune de Paris. — G. L. F. Wamée, âgé de vingt-neuf ans, aucune qualité. — J. C. Forestier, âgé de quarante-six ans, membre de la commune de Paris. — J. B. A. Robespierre jeune, député à la Convention, né à Arras. — N. Guérin, receveur de rentes et membre du conseil général de la commune de Paris.— J. Mathieu-d’Hazard, id. — J. B. Cochefer, id. — J. M. Quenet, marchand de bois, id. — C. J. M. Bougon, id.


SÉANCE DU 11 THERMIDOR.

Bertrand-Arnauld, secrétaire du conseil général de la commune, âgé de cinquante-cinq ans. — J. Talbot, âgé de trente-huit ans, maçon et officier municipal, natif de Jouy-le-Peuple. — Boulanger, âgé de trente-huit ans, né à Liège, général de brigade de la dix-septième division. — Prosper Sijas, âgé de trente-cinq ans, né à Vire, ex-commis de l’administration de la régie, et depuis ex-adjoint du commissaire du mouvement des armées. — Pierre Rémy, tabletier, âgé de quarante-cinq ans, administrateur de police et membre de la commune de Paris, natif de Chaumont. — Antoine Deltroit, âgé de quarante-trois ans, ancien meunier, ex-officier municipal. — J. C. F. Vaucanu, marchand mercier, âgé de trente-cinq ans, natif de Mont-Goméru, département du Calvados, membre de la commune. — C. Bigaut, natif de Paris, âgé de quarante ans, peintre, id. — J. C. P. Lesire, cultivateur, âgé de quarante-trois ans, natif de Rosay, id. — J. B. Legendre, directeur des postes, âgé de soixante-deux ans, né à Paris, électeur, officier municipal. — J. P. V. Charlemagne, âgé de vingt-six ans, né à Paris, instituteur, demeurant rue de Cléry, section de Brutus, membre de la commune et vice-président. — F. Pelletier, âgé de trente-trois ans, tourneur et directeur des postes. — Cauchois, âgé de trente-huit ans, né à Paris, commis-marchand, employé au bureau civil et criminel, officier municipal. — J. E. Faro, peintre et administrateur de police, âgé de trente et un ans, né à Paris, y demeurant, officier municipal. — L.Grénard, fabricant de papier, âgé de quarante-cinq ans, né à Garenne, département de Seine-et-Oise, membre de la commune. — J.Lasnier, homme d’affaires, âgé de cinquante-deux ans, né à d’Aujeois-Laferrière, id. — A.Mercier, âgé de quarante-trois ans, libraire et administrateur de la fabrication des assignats, rue des Capucines, id. — J. P. Bernard, domestique, âgé de trente-cinq ans, natif de Chalade, département de la Meuse, id. — J. J.P. Baurieux, âgé de quarante-cinq ans, natif d’Arles en Provence, ci-devant horloger, officier municipal. — L. J. Mercier, menuisier, âgé de quarante ans, natif de Sacy, membre de la commune. — D. Mettot, secrétaire adjoint de la commune, âgé de quarante-cinq ans. — E. A. Souard, âgé de cinquante-six ans, directeur des postes et membre de la commune. — A. Jamptel, âgé de cinquante-quatre ans, natif de Cramaillet, département de Seine-et-Marne, id. — Delacourt, âgé de trente-sept ans, ex-notaire, id. — Jobert, âgé de cinquante ans, négociant, id. — Pâris, âgé de trente-cinq ans, ex-professeur de belles-lettres, id. — Jonquois, quarante-quatre ans, tabletier, id. — R. T. Daubancourt, âgé de trente-cinq ans, coffretier, id. — J. B. Vincent, trente-six ans, maçon, id. — M. Wiltcheritz, quarante-cinq ans, cordonnier, id. — P. Henry, quarante ans, ex-receveur de loterie, id. — Cazenave, trente-huit ans, commis marchand, id. — L. J. L. Gilbert, quarante-trois ans, pâtissier, id. — Giraud, quarante-sept ans, mercier, id.

Le même jour, le tribunal, salle de l’Égalité, a condamné à mort : J. M. Tembay, administrateur de police. — J. B. Bergot, administrateur de police. — M. L. Desvieux, ex-avocat, ex-noble, ex-membre du conseil. — Tanchoux, graveur, administrateur de police. — F. A. Pal, bonnetier, id. — P. G. Louvet, id. — S. J. Lubins, substitut de l’agent national de la commune. — J. B. Chavigny, membre du conseil général de la commune. — J. P. Corne, ex-officier municipal, id. — P. J. Jault, administrateur de police. — P. J. Legrand, membre du conseil de la commune. — P. L. L. Lamiral, id. — J. P. Eudes, id. — J. N. Langlois, id. — M. F. Langlois, officier municipal. — J. N. Blin, secrétaire greffier, membre de la commune. — N. Laudin, id. — J. Ravel, id. — P. Gamaury, id. — J. Mœnnë, ex-substitut de l’agent national. — A. Marcel, membre du conseil de la commune. — P. Hœner, id. — J. C. Girardin, id. — D. Dumoutier, ex-officier municipal de la commune. — P. Dumetz, ex-membre du conseil général de la commune. — E. M. Nauvain, id. — J. Morel, id. — C. Desboisseau, ex-juré au tribunal révolutionnaire. — C. Bernard, id. — P. P. Desvaux, ex-membre de la commune. — J. Alavoine, membre de la commune. — L. Chatelain, id. — J. L. Greslou, id. — L. F. Dorigny, id. — Pacotte, id.

SÉANCE DU 12 THERMIDOR

Leleu, quarante ans, né à Vitry-sur-Marne, membre de la commune. — Grillet, soixante-sept ans, né à Paris, peintre, id. — Gillet, quarante et un ans, né à Paris, id. — Leheuru, trente-huit ans, né à Paris, id. — Friry, soixante-deux ans, né à Nancy, id. — Camus, quarante-sept ans, né à Paris, id. — Nicolas, imprimeur, ex-juré au tribunal révolutionnaire, trente-sept ans, né à Amircourt. — Lechenard, trente-sept ans, né à…, membre de la commune et du conseil général. — Teurlot, trente et un ans, administrateur de police. — Scieti, quarante et un ans, né à Tracvitz-ès-Lombardo, id. — Quegnard, cinquante-quatre ans, né à Paris, ex-notable. — Arthur, fabricant de papier, trente-trois ans, membre de la commune.

SÉANCE DU 14 THERMIDOR.

Pierre-André Coffinhal, âgé de trente ans, né dans la ci-devant province d’Auvergne, ex-médecin, ex-homme de loi, ex-vice-président du tribunal révolutionnaire, ex-membre du conseil général de la commune de Paris, domicilié rue J.‑J. Rousseau, et mis hors-la loi par décret de la Convention nationale du 9 thermidor ; l’identité, constatée par témoins, a été livré par ce tribunal à l’exécuteur des jugements, pour être mis à mort dans les vingt-quatre heures, place de la Révolution.

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Jean Lebrenn ne partagea pas le sort de ses collègues de la commune : il put échapper à la mort. Emprisonné à la Conciergerie, le 10 thermidor, et mandé vers minuit au greffe de la prison, il y trouva Billaud-Varenne. Celui-ci, à la sollicitation de Charlotte Lebrenn, et encore tout-puissant, ainsi que les autres chefs de la conspiration thermidorienne, donna l’ordre, sous sa responsabilité, au concierge de laisser sortir provisoirement de prison Jean Lebrenn, qu’il emmenait, disait-il, au comité de salut public, afin d’établir une importante confrontation. À peine hors de la prison, Billaud-Varenne dit à Jean Lebrenn, qu’il fit monter en voiture avec lui : — Je vais vous conduire dans un refuge très-sûr ; je me l’étais ménagé dans le cas où la commune triompherait, et ce triomphe était certain si elle n’eût fait preuve d’une inconcevable inertie, car la Convention, au début de la journée, ne disposait que de quelques compagnies de grenadiers, tandis que les autorités constituées du département, l’administration de la police, les sections armées, les faubourgs, la banlieue de Paris, répondaient à l’appel de la commune. Je l’avoue, je suis presque inquiet de notre victoire ; je crains que nous ne soyons bientôt débordés par les royalistes du côté droit de la Convention et par les soixante-sept députés girondins, dont le rappel a été voté aujourd’hui malgré nous autres terroristes et montagnards. Peut-être disiez-vous vrai, peut-être mon horreur de la dictature m’a-t-elle aveuglé, peut-être regretterons-nous un jour la chute de Robespierre !

FIN DU SABRE D’HONNEUR.



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Moi, Jean Lebrenn, j’ai achevé d’écrire la légende du Sabre d’honneur, aujourd’hui 23 germinal an III de la république (1794), huit mois environ après les événements de thermidor. Je suis resté caché pendant plusieurs semaines dans le refuge que j’ai dû à la généreuse amitié de Billaud-Varenne, ainsi qu’une carte de circulation sous un autre nom que le mien, à l’aide de laquelle, quittant Paris la nuit, j’ai pu gagner le Havre, où je me suis embarqué pour Vannes, sur un bâtiment caboteur ; j’avais choisi Vannes pour lieu de résidence, non-seulement parce que j’étais inconnu dans cette localité reculée, mais parce qu’elle se trouve voisine du berceau de notre famille, vers lequel, après tant d’agitations, tant de cruelles déceptions politiques, je me sentais irrésistiblement attiré. Au bout d’un mois de séjour à Vannes, certain que je pouvais y demeurer sans danger, j’engageai ma femme et sa mère à venir me rejoindre en Bretagne avec notre fils Marius, né le 7 vendémaire an III. J’eus bientôt le bonheur d’être réuni à ma famille ; elle apportait avec elle le trésor de nos légendes domestiques, heureusement soustraites aux perquisitions de thermidor, sollicitées par le jésuite Morlet. Ma blessure, reçue à la bataille de Wissembourg, s’étant rouverte, je devins pendant longtemps presque impotent ; je dus renoncer à mon état de serrurier. Madame Desmarais, pouvant disposer de quelques fonds, Charlotte désira qu’ils fussent employés à établir à Vannes un magasin de toile et de lingerie. Cette industrie offrait à ma femme et à ma belle-mère une occupation en rapport avec leurs goûts et leurs aptitudes, je pouvais, de mon côté, quoique impotent, me rendre en carriole dans les foires et dans les campagnes, où j’achetais la toile dont nous tenons boutique. Tout me fait espérer que mon nom obscur aura été oublié au milieu des événements nés de la réaction thermidorienne. Peu de temps après l’arrivée de ma bien-aimée femme ici, nous sommes allés faire un pieux pèlerinage aux pierres sacrées de Karnak ; nous les avons trouvées telles qu’elles étaient depuis tant de siècles, lorsque, il y a dix-huit cents ans et plus, elles virent le sacrifice de notre aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sèn, offrant en holocauste son sang à Hésus, pour le salut de la Gaule, envahie par Jules-César. Ce pieux pèlerinage, tu l’entreprendras lorsque tu auras atteint l’âge de raison, mon enfant, toi, MARIUS LEBRENN, à qui je lègue cette légende et le Sabre d’honneur, que je joins aux reliques de notre famille ; tu les transmettras à tes descendants, de même que nos pères me les ont léguées.


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Aujourd’hui 20 septembre (1830), anniversaire immortel de la proclamation de la république de 1792, moi, Jean Lebrenn, parvenu à la soixantième année de mon âge, et depuis longtemps de retour à Paris, où je suis établi rue Saint-Denis, avec ma bien-aimée femme et ma famille, j’ajoute les pages suivantes à la légende du Sabre d’honneur.

J’avais, pendant ma retraite en Bretagne, après les journées de thermidor (1794), tenu presque quotidiennement note des faits historiques les plus importants, à l’aide des journaux de l’époque et d’une correspondance très-suivie avec Billaud-Varenne et le célèbre peintre de batailles Martin, mon ancien capitaine au bataillon des volontaires parisiens ; le hasard nous ayant rapprochés lorsqu’il quitta l’épée pour reprendre ses pinceaux, nous sommes restés intimement liés, nous n’avons jamais cessé de nous voir ou de nous écrire. Ces correspondances, mes notes, et la part que moi, et plus tard mon fils Marius Lebrenn et mes anciens camarades de l’armée de Rhin et Moselle, Martin, Olivier, Castillon, Duchemin et Duresnel, nous avons prise aux événements du 18 brumaire, des cent-jours et de la révolution de 1930 (accomplie depuis deux mois) me permettent de reproduire fidèlement et brièvement les faits capitaux de ces trois époques : — 1800, — 1815, — 1830, — sous la forme dramatique de jeux-parties, ainsi que disait notre aïeul Mylio le Trouvère, à propos de sa légende de la croisade contre les Albigeois.

Si j’avais quitté ce monde-ci, pour aller renaître ailleurs avant d’achever la tâche que je vais entreprendre, mon digne et cher fils Marius Lebrenn, aujourd’hui âgé de trente-six ans, m’eût suppléé dans ce travail, à l’aide des notes, des matériaux laissés par moi et de ses souvenirs personnels. Je retardais d’année en année cette continuation de notre légende domestique, attendant, pour ainsi dire, l’entier accomplissement de deux prophéties qui vont planer sur ces récits : l’une ne s’est que trop réalisée, de 1800 à 1814 ; l’autre a failli se réaliser complètement au mois de juillet de cette année 1830 ; et moi ou mon fils nous la verrons certainement s’accomplir. Ces deux prophéties, vous ne les avez pas oubliées, fils de Joël ; rappelez-vous ce passage du discours prononcé à la Convention, le 8 thermidor, par Robespierre :

«… Laissez un moment flotter les rênes de la révolution, et vous verrez le DESPOTISME MILITAIRE S’EN EMPARER, LA REPRÉSENTATION NATIONALE AVILIE, et un siècle de guerres civiles désoler notre patrie ! Nous périrons pour n’avoir pas su saisir un moment, marqué par l’histoire pour fonder la liberté par la république. »

Rappelez-vous enfin ce cri déchirant et d’une si terrible vérité arraché à Robespierre le lendemain, 9 thermidor :

« LA RÉPUBLIQUE EST PERDUE, LES BRIGANDS TRIOMPHENT ! »

Telle est la première de ces prophéties ; quant à la seconde, rappelez-vous ces paroles de Victoria, mourant de sa blessure reçue à la bataille de Wissembourg, en combattant les ennemis de la patrie :

«… Salut, échafaud sacré, divin symbole de la loi et de la justice souveraine d’un peuple souverain, salut ! Ta hache sainte, trois fois sainte, en frappant CAPET, a décapité la monarchie ! Découronné, cet arbre séculaire, étranger à la vieille Gaule républicaine, implanté, enraciné par la conquête franque dans notre terre jadis libre et arrosé des sueurs et du sang des Gaulois asservis, C’EST FAIT DE LA ROYAUTÉ, c’en est fait ! Qu’importent quelques rejetons sans durée, sans vie, qui pourront surgir de cette souche monarchique déracinée de notre sol affranchi ! Ne voit-on pas souvent le chêne antique, abattu par le bûcheron en hiver, bourgeonner parfois encore au printemps ? Qu’importe ! l’arbre ne tient plus au sol, et bientôt cette verdure posthume que produit la sève expirante se flétrit et meurt en un matin… Courage, fils de Joël, je vois au loin poindre l’aurore de la RÉPUBLIQUE UNIVERSELLE. »

Hélas ! nous l’avons vue s’accomplir la sinistre prophétie de l’immortel martyr de thermidor, les brigands ont triomphé, la république a été perdue ; les rênes de la révolution sont tombées entre des mains corrompues, perfides et criminelles ; la représentation nationale a été avilie, anéantie en brumaire par BONAPARTE ; le despotisme militaire s’est audacieusement emparé du pouvoir, et la guerre civile a désolé notre patrie.

Dites, fils de Joël, quelle prévision humaine a jamais atteint pareil degré de certitude ? Mais, consolons-nous, espérons, elle s’est accomplie en partie, et s’accomplira tout à fait, la prophétie de ma sœur Victoria. Oui ! le glaive de la loi et de la souveraine justice d’un peuple souverain a décapité la monarchie en frappant Capet ! Oui ! LES ROIS S’EN VONT ! Combien durera la dynastie de Louis-Philippe ? Quelques années, sans doute. La dynastie des Bourbons, si honteusement chassée, le 20 mars 1814 et le 29 juillet 1830, serait de nouveau restaurée par surprise, par terreur ou par défaillance momentanée de la France, que cette dynastie serait derechef honteusement chassée. Oui, ainsi que l’a dit Victoria : « Quelque rejeton pourra surgir encore de la souche monarchique, déracinée de notre sol par la sublime tourmente de 1793, mais ce rejeton sans durée, sans vie, sera flétri, se flétrira en un matin. » Seule, la tradition républicaine, qui remonte au berceau de la Gaule antique, a jeté dans le peuple, depuis 1793, des racines vivaces, profondes, indestructibles. La république n’a-t-elle pas continué de s’affirmer ? N’a-t-elle pas protesté contre le consulat de Bonaparte par la conspiration de Topino Lebrun et d’Aréna, dont le généreux sang a coulé sur l’échafaud ? N’a-t-elle pas protesté contre l’empire par la fondation de la société secrète des Philadelphes, qui avait pour chef le célèbre colonel OUDET, grand homme de guerre, conspirateur infatigable, penseur profond, et cependant doué de toutes les grâces, de toutes les séductions de la jeunesse ; une mort mystérieuse le frappant à la fleur de l’âge, la société secrète dont il était l’âme, en haine du despotisme impérial, tomba peu à peu en dissolution ; mais plus tard vint la conspiration du général Mallet, jacobin exalté. Enfin, la république n’a-t-elle pas protesté contre la restauration par plusieurs conspirations, entre autres celle dont les quatre sergents de la Rochelle furent l’incarnation héroïque ? N’a-t-elle pas protesté par la charbonnerie, où a toujours dominé l’élément républicain, représenté par Godefroy Cavaignac (fils du régicide), Carrel, Guinard, Barbès, Charras, Hingray, Arago, Marchais, Bastide, Grandmesnil, Buchez, Thomas, en outre, Lagrange (de Lyon), et tant d’autres, qui ont vivement protesté par la parole et protesteront plus tard par les armes, s’il le faut, contre la royauté bâtarde de Louis-Philippe, due surtout à la déplorable complicité de La Fayette, complicité que ses remords tardifs n’expieront jamais, pas plus qu’ils n’ont expié le massacre du champ de Mars auquel il assistait. Je ne le sais que trop, moi, qui ai failli périr dans ce carnage !

Ah ! fils de Joël, ayons-en la ferme assurance, malgré ses éclipses, l’astre républicain rayonnera sur la France, sur le monde, et nos enfants salueront l’avènement des États-Unis de l’Europe, de cette RÉPUBLIQUE UNIVERSELLE prophétisée par Victoria, ma sœur.

Et maintenant, avant de mettre en relief ces trois époques, le 18 brumaire, — les cent-jours, — la révolution de 1830, voyez, fils de Joël, comme elle va promptement, hélas ! s’accomplir, cette prophétie de Robespierre : LA RÉPUBLIQUE EST PERDUE, LES BRIGANDS TRIOMPHENT ! LA REPRÉSENTATION NATIONALE, AVILIE, VERRA LE TRIOMPHE DU DESPOTISME MILITAIRE.

Victime de la coalition des royalistes, des corrompus et des scélérats, et assassiné le 9 thermidor, Robespierre fut, après sa mort, en butte aux plus noires, aux plus infâmes calomnies historiques ; sa mémoire est vouée désormais à l’exécration du monde ; il est aujourd’hui admis, convenu, avéré pour l’immense majorité des esprits, « que Robespierre, ayant tyrannisé la France, dressé les échafauds de la terreur, fait couler le sang à torrents, vit enfin se soulever contre lui l’opinion publique exaspérée, et que le 9 thermidor assura le triomphe des honnêtes gens et mit fin au règne de la terreur, personnifié dans Robespierre, ce féroce dictateur, ce tigre altéré de sang, etc., etc. » Or, ce jugement, plus monstrueux encore peut-être par son absurdité que par son injustice, est de tous points le contraire de la vérité. Des faits, des actes vous l’ont prouvé, fils de Joël : l’unique but de Robespierre, depuis la présentation de la loi de prairial, était d’expulser des comités du salut public et de sûreté générale, ainsi que de la Convention, les hommes souillés de crimes qui déshonoraient l’Assemblée par leur présence, de les envoyer devant le tribunal révolutionnaire, et de mettre ainsi fin à cette recrudescence de terreur atroce et lâche dont ils étaient les instigateurs, et qui devenait aussi abominable que la terreur de 1793 avait été nécessaire, et plus que légitimée par les sanglants et innombrables attentats des aristocrates et des prêtres, fauteurs de la guerre civile et complices de l’étranger. Les ennemis mêmes de Robespierre lui reprochèrent d’avoir voulu sauver les soixante députés girondins, Madame Élisabeth, Danton, Chabot, Bazire, Camille Desmoulins ; et après son arrestation, Barère l’accusa d’avoir voulu faire fusiller les membres du tribunal révolutionnaire et Fouquier-Tainville, comme des traîtres qui perdaient la république par leur iniquité ; aucun acte écrit ou verbal ne peut incriminer directement ou indirectement Robespierre de complicité dans les excès des terroristes, qu’il abhorrait. La prétendue dictature qu’il exerçait est une fable non moins absurde ; car, si parfois la majorité du comité de salut public vota les mesures qu’il proposait, il trouva plus souvent encore cette majorité hostile à ses vues gouvernementales. Enfin, lorsque la réaction royaliste, triomphante après thermidor, réalisa le projet vainement tenté par Robespierre, à savoir, la mise en accusation des hébertistes et des terroristes du comité et de la Convention, ceux-ci démontrèrent par mille preuves irrécusables que, loin d’être les complices de Robespierre, ainsi que le leur reprochait l’acte d’accusation, ils avaient toujours été ses adversaires acharnés.

Enfin, dernier fait d’une signification terrible, quelle était la moralité de ces cinq illustres victimes de thermidor, Robespierre aîné, Robespierre jeune, Saint-Just, Lebas et Couthon ?

Leur moralité, leur intégrité, étaient irréprochables, au dire même de leurs adversaires les plus passionnés.

Quelle était la moralité de Collot-d’Herbois, de Tallien, de Barère, de Fréron, de Vadier, qui, dans la séance du 9 thermidor, se portèrent les principaux accusateurs de Robespierre, et entraînèrent par leur audace la majorité de la Convention ?

Ces hommes, personne au monde n’oserait le contester, ces hommes étaient souillés de tous les vices, de tous les crimes ; et, entre ces misérables et Robespierre, c’était une question d’échafaud. Si sa tête ne tombait pas, la leur tombait, et ils expiaient leurs forfaits si longtemps impunis…

La chute de Robespierre fut le signal du triomphe de la contre-révolution et de l’anéantissement des patriotes ; pendant quatre jours, vous l’avez vu, fils de Joël, le sang des plus notables d’entre eux coula sur l’échafaud ; les chefs de la coalition de la droite, des girondins et des montagnards prirent le nom de thermidoriens. Quelques républicains sincères, intègres, comme Billaud-Varenne, Cambon, Carnot, se virent bientôt désignés à l’horreur de l’Assemblée comme terroristes ; un mois après le 9 thermidor, on tentait déjà de demander leur tête, à l’instigation des Fouché, des Tallien et autres roués sanguinaires qui, pour faire oublier leurs crimes, prenaient l’initiative de l’accusation de leurs complices, tels que Fouquier-Tainville, Carrier et autres, envoyés au tribunal révolutionnaire. La réaction redoublait d’audace et d’exigences ; le club des Jacobins, dernier refuge des patriotes, est fermé le 3 nivose (23 décembre) de la même année ; les décrets sur le maximum, sur l’agiotage et sur l’accaparement sont rapportés par la Convention, au profit des accapareurs et des agioteurs : le rappel de ces décrets produisit presque aussitôt une dépréciation énorme sur les assignats et une hausse considérable sur le prix des denrées. Les prolétaires furent les premières victimes de ces renchérissements ; bientôt la misère devint atroce, et après avoir un moment cru au royalisme de Robespierre et de ses amis, que le peuple laissa monter sur l’échafaud, habitué, hélas ! qu’était le peuple par les dénonciations mensongères et implacables dont se poursuivaient entre eux les partis républicains, à voir accuser de trahison ses plus ardents défenseurs et à ajouter foi à ces trahisons, il commença cependant d’ouvrir les yeux sur sa funeste erreur ; il était trop tard ; les moyens d’action, les guides lui manquaient, la commune était anéantie ; son sang avait coulé à torrents dans les journées de thermidor. Le club des Jacobins était fermé, ses membres guillotinés, prisonniers ou traqués comme des bêtes féroces par la jeunesse dorée des riches quartiers de Paris ; enfin, la misère devint si intolérable, que le 1er germinal an III (21 mars 1795), les faubourgs s’agitèrent profondément, et déléguèrent à la Convention une députation. Son orateur, un ouvrier, le citoyen Cochery, s’exprima ainsi à la barre de l’Assemblée :

« Citoyens, depuis le 9 thermidor, nos besoins vont croissant. Le 9 thermidor devait sauver le peuple, et le peuple est victime de toutes les manœuvres. On nous avait promis que la suppression du maximum ramènerait l’abondance, et la disette est au comble. Les incarcérations continuent. Le peuple, enfin, veut être libre ; il sait que quand il est opprimé, l’insurrection est un de ses devoirs, suivant un des articles de la déclaration des Droits de l’homme. Pourquoi Paris est-il sans municipalité ? Pourquoi les sociétés populaires sont-elles fermées ? Où sont nos moissons ? Pourquoi les assignats sont-ils tous les jours plus avilis ? Pourquoi les fanatiques et la jeunesse du Palais-Royal peuvent-ils seuls s’assembler ? Nous demandons (si la justice n’est pas un vain mot) la punition ou la mise en liberté des patriotes détenus ; nous demandons qu’on emploie tous les moyens de subvenir à l’affreuse misère du peuple, de lui rendre ses droits, de mettre promptement en activité la constitution démocratique de 1793. Nous sommes debout pour soutenir la république et la liberté ! »

La majorité contre-révolutionnaire de la Convention répondit avec une froideur hautaine à ce mâle et sévère langage ; quelques républicains sincères, tels que Billaud-Varenne, Thuriot, Moïse Bayle, etc., etc., en infime minorité, se montrèrent seuls sympathiques à l’orateur du peuple, mais leurs voix furent impuissantes, et la députation fut éconduite presque avec dédain ; le peuple s’irrite, la fermentation redouble, et le 12 germinal an III (1er avril 1795), les faubourgs Antoine, Marceau, les quartiers de la Cité, du Marais descendent en masse. Hommes, femmes, enfants entourent la Convention en demandant à grands cris la constitution de 1793 et du pain ! La Convention tente d’apaiser par de vagues et insidieuses promesses l’effervescence populaire ; mais le lendemain, 13 germinal, la salle des séances est de nouveau entourée, menacée puis enfin envahie par la population exaspérée. Pour la première fois depuis la révolution de 1789, cette grave atteinte fut portée à l’inviolabilité de la représentation nationale, jusqu’alors toujours respectée, même au milieu des années si orageuses de 1793 et de 1794. Ah ! c’est qu’à cette époque, le peuple mettait sa foi, son espoir, sa confiance, son avenir, dans ses représentants ; mais depuis le 9 thermidor, l’Assemblée avait si audacieusement montré son esprit contre-révolutionnaire, que le peuple, affamé, dédaigné, repoussé, perdit toute mesure et envahit la salle des séances. Le côté gauche, composé des derniers républicains, opprimés, menacés par la réaction triomphante, et déplorant de plus en plus la chute de Robespierre, provoquée par leur implacable rivalité, fondèrent leur dernier espoir sur ce réveil du peuple et applaudirent à cette invasion. Bien qu’empreintes de partialité en faveur de la Convention, ces quelques lignes du Moniteur donnent l’expression exacte de la physionomie de l’Assemblée durant la journée du 14 germinal.

«… Un homme monte à la barre ; il demande le silence et parvient à l’obtenir. Cet homme est Vaneck, celui qui commandait la section de la Cité, à l’époque du 31 mai.

» Représentants du peuple, — dit-il, — vous voyez devant vous les hommes du 14 juillet, du 10 août et encore du 31 mai. (Les membres de l’Assemblée siégeant à l’extrémité gauche applaudissent à outrance.) Ils ont juré de vivre libres ou de mourir, ils maintiendront la constitution de 1793 et la déclaration des Droits de l’homme (Mêmes applaudissements à gauche.) Il est temps que la classe indigente ne soit plus victime de l’égoïsme des riches et de la cupidité des marchands. »

» LA FOULE. — « Oui ! oui ! »

» (Les représentants siégeant à l’extrémité gauche applaudissent vivement.)

» L’ORATEUR DU PEUPLE. — « Citoyens, mettez un terme à vos divisions, elles déchirent la patrie, et la patrie ne doit pas souffrir de vos haines. Faites-nous donc justice de l’armée de Fréron, de ces beaux messieurs à bâton. »

» LA FOULE. — « Oui ! oui ! »

» (Vifs applaudissements des membres de l’extrémité gauche.)

» L’ORATEUR DU PEUPLE. — « Les hommes qui, au 14 juillet, ont détruit la Bastille ne pensaient pas que, par la suite, on en élèverait mille autres pour incarcérer les patriotes. (Applaudissements de l’extrémité gauche.) Où sont passés tous les grains qu’a produits la récolte abondante de l’année dernière ? (Applaudissements à l’extrémité gauche.) La cupidité est à son comble, on méprise les assignats, parce que vous avez rendu des décrets qui leur ont fait perdre la confiance publique. »

» LA FOULE. — « Oui ! oui ! »

» (Applaudissements à l’extrémité gauche.)

» L’ORATEUR DU PEUPLE. — « N’espérez pas ramener le calme et l’abondance sans punir les égoïstes. (L’orateur du peuple, se tournant, vers les représentants de la gauche :) Et toi, Montagne sainte, qui as tant combattu pour la république, les hommes du 14 juillet, du 10 août et du 31 mai réclament ton appui en ce moment de crise ; tu nous trouveras toujours prêts à te soutenir, prêts à verser notre sang pour la république. (Quelques voix : Oui ! oui !) Les citoyens au nom desquels je parle veulent la constitution de 1793 ; ils sont las de passer les nuits à la porte des boulangers : il est temps que celui qui fait venir les subsistances et qui a fait la révolution puisse subsister. Nous vous demandons la liberté de plusieurs milliers de pères de famille patriotes qui sont incarcérés depuis le 9 thermidor. (Le représentant du peuple Gaston et quelques membres qui siègent à côté de lui applaudissent.) Si vous avez changé l’ordre de choses qui existait avant cette époque, ce n’est pas sur les patriotes que doit tomber votre colère ; c’est vous seuls qui avez eu tort (QUELQUES VOIX : — Oui ! oui ! — Applaudissements de l’extrémité gauche.) La section de la Cité n’est point accoutumée à vous faire perdre un temps précieux ; aussi vous ai-je parlé énergiquement en son nom. »

» LA FOULE. — « Bravo ! » (L’extrémité gauche applaudit.)

» LE PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE. — « Aussitôt que la Convention pourra reprendre ses travaux, elle s’occupera de vos besoins. »

» DES HOMMES ET DES FEMMES s’écrient. — « Il faut qu’elle s’en occupe tout de suite, nous n’avons pas de pain ! »

» LE PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE. — « Reposez-vous sur le zèle de la Convention ; mais il est impossible qu’elle délibère, si elle n’est pas libre. »

» LA FOULE. — « Du pain ! du pain ! »

» LE PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE. — « Le projet que notre comité a l’intention de proposer tend à lever une force capable d’assurer les arrivages et de réprimer la malveillance. »

» LA FOULE. — « Ce n’est pas tout ça, il nous faut du pain ! »

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Ce cri déchirant de la foule : — Du pain ! du pain ! émut moins qu’il ne les irrita les thermidoriens de l’Assemblée ; ils avaient sacrifié à la cupidité des accapareurs, leurs complices, la subsistance du peuple ; néanmoins, à force de fausses promesses, la Convention parvint à décider les envahisseurs de la salle à se retirer. Cette journée n’eut d’autre résultat que de faire décréter l’arrestation de presque tous les républicains siégeant à la montagne, et qui avaient applaudi à l’invasion de l’Assemblée. Billaud-Varrenne, Thuriot, Choudieu, Foussedoire, Cambon, citoyens d’une moralité irréprochable, furent mis en accusation sur la motion de l’infâme Fréron, qui poussait dans son journal la jeunesse dorée à assommer les patriotes. Vadier, non moins scélérat que Fréron, demande l’arrestation de Moïse Bayle, de Hentz, de Maignet, de Levasseur (de la Sarthe), de Crassous, de Lecointre (de Versailles), tous républicains éprouvés, les derniers défenseurs, les derniers chefs sur qui le peuple pouvait encore compter ; la Convention compléta ses mesures contre-révolutionnaires, le 28 germinal an III (17 avril 1795), en décrétant l’organisation d’une garde bourgeoise, comme aux beaux temps du massacre du champ de Mars. Le royalisme, enhardi, se montrait tête levée dans les provinces avec une audace croissante. À Rouen, à Lyon, les patriotes étaient poursuivis, menacés avec des raffinements de barbarie exécrable, aux cris de : Vive le roi ! À Paris, la misère dépassait toute croyance. On lit dans les Annales patriotiques, 30 floréal an III (19 mai 1795) : — « Il serait impossible de trouver aujourd’hui sur le globe un peuple aussi malheureux que l’est celui qui habite la ville de Paris. Nous avons reçu hier deux onces de pain par personne. Cette ration a été diminuée aujourd’hui ; cette mesure a jeté de nouvelles alarmes dans l’esprit du peuple ; il murmure aujourd’hui plus haut que jamais ; toutes les rues retentissent des plaintes de ceux qui souffrent la faim. »

Ainsi se révélaient et croissaient chaque jour les funestes conséquences du rappel de la loi du maximum au profit des accapareurs. Le peuple se rappelait avec d’amers regrets et une sombre désespérance qu’aux jours de la terreur, alors que la France, menacée au dedans et au dehors, faisait face de toutes parts à ses ennemis, le pain était bon marché, les assignats ne perdaient rien de leur valeur ; les veuves, les orphelins des citoyens morts aux frontières trouvaient dans la reconnaissance nationale compassion, aide et secours ! L’impuissance du mouvement de germinal, resté sans résultats, engage les faubourgs à se mieux concerter pour une insurrection décisive. Quelques débris du club des Jacobins, hommes d’action et d’initiative, échappés à l’échafaud, à la prison ou aux assommoirs de la jeunesse dorée de Fréron, se réunissent au faubourg Antoine, et la veille du 1er prairial an III (20 mai 1795), ils rédigent et répandent à profusion dans Paris la déclaration suivante, qui indiquait énergiquement le but et les moyens de l’insurrection le lendemain :

« Le peuple arrête ce qui suit :

» Art. 1er. Aujourd’hui, sans plus tarder, les citoyens, et les citoyennes de Paris se porteront en masse à la Convention nationale, afin de lui demander :

» 1°. DU PAIN !!

» 2°. L’abolition du gouvernement contre-révolutionnaire.

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» 4°. La destitution du gouvernement actuel, son remplacement instantané par d’autres membres pris sans le sein de la Convention nationale et l’arrestation de chacun des membres qui composent les comités actuels de gouvernement, comme coupables de lèse-nation et de tyrannie envers le peuple.

» 5°. La mise en liberté, à l’instant, des citoyens détenus pour avoir demandé du pain et émis leur opinion avec franchise.

» 6°. La convocation des assemblées primaires au 25 prairial prochain pour le renouvellement de toutes les autorités qui, jusqu’à cette époque, seront tenues de se comporter et d’agir constitutionnellement.

» 7°. La Convocation de l’Assemblée nationale législative qui remplacera la Convention pour le 25 messidor prochain.

» II. Pour l’exécution du présent article et des suivants, il sera conservé envers la représentation nationale le respect dû à la souveraineté du peuple français. Il sera pris les mesures nécessaires pour que la malveillance ne puisse enlever, outrager ni engager dans de fausses démarches les représentants du peuple. — En conséquence, les barrières seront à l’instant fermées à cet effet.

» Les personnes et les propriétés sont mises sous la sauvegarde du peuple.

» III. Ceux des représentants qui se trouveraient entraînés hors de leur poste seront sur-le-champ remis au sein de l’Assemblée, et placés sous la sauvegarde du peuple.

» IV. Le peuple s’emparera des barrières, de la rivière, du télégraphe, du canon d’alarme, des cloches destinées pour le tocsin et des tambours de la garde nationale, afin qu’il n’en puisse être ait aucun usage.

» V. Les canonniers, la gendarmerie, les troupe à pied et à cheval qui sont dans Paris et aux environs, sont invités à se ranger sous les drapeaux du peuple et à s’unir avec lui par les liens de la fraternité pour reconquérir les droits communs.

» IX. Le peuple restera debout jusqu’à ce que l’on ait assuré la subsistance, le bonheur, le repos et la liberté de tous les Français.

» X. Le mot de ralliement du peuple est : DU PAIN ET LA CONSTITUTION DÉMOCRATIQUE DE 1793. »

Il était impossible de préciser avec plus de modération et de dignité les justes griefs des prolétaires. L’effet de cette proclamation fut immense dans les faubourgs. Ils s’organisèrent pendant la nuit, et le lendemain, à l’aube, ils descendirent en masse et en armes, traînant leurs canons, afin de se rendre aux abords de la Convention ; ils comptaient être appuyés dans l’intérieur de l’Assemblée par quelques montagnards non compris encore dans l’acte d’accusation dont Billaud-Varenne, Thuriot, Choudieu, etc., etc., étaient victimes. Les derniers patriotes en qui l’insurrection mettait son espoir étaient notamment les représentants du peuple Romme, Soubrany, Duroi, Duquesnoy, Vernier, Bourbotte, Prieur (de la Marne) et Gaston. Avant l’ouverture de la séance de la Convention, le jardin des Tuileries, la place du Carrousel furent occupés par une foule énorme et en armes, calme, mais résolue d’obtenir du pain, l’élargissement des patriotes et la constitution démocratique de 1793, qui, seule, pouvait mettre terme à la réaction thermidorienne, implacable ennemie de la révolution et de la république.

Lorsque la Convention eut ouvert sa séance, une députation de la section Bon-Conseil est introduite à la barre ; son orateur s’exprime ainsi :

« L’ORATEUR. — Citoyens représentants du peuple, sous la tyrannie des rois, lorsque les grands dévoraient la subsistance du peuple et le réduisaient à la plus affreuse misère, c’était un crime de se plaindre ; on étouffait les murmures et les gémissements ; les courtisans ne laissaient parvenir au monarque trompé que l’agréable encens de leur basse adulation.

» Vous qui vivez au milieu du peuple, l’on ne peut vous cacher ses tourments ; vous ne pouvez ignorer ses besoins et sa misère. Loin de nous l’idée de retracer un tableau déchirant dont vous êtes chaque jour les tristes témoins, et de réjouir par le récit de nos souffrances nos féroces ennemis.

» Jamais nation, sans doute, ne donna à l’univers l’exemple d’une patience et d’une résignation égales à la nôtre. La république et la liberté sont bien précieuses au peuple, puisqu’il leur sacrifie le plus pur de son sang et ses plus douces jouissances.

» La plupart des denrée sont presque aussi abondantes qu’elles l’étaient les années dernières, et cependant une cupidité effrénée en fait centupler les prix. Doit-il dépendre de la portion de ceux qui ont les subsistances entre leurs mains d’affamer à leur gré le citoyen ? Les législateurs de tous les temps, de tous les pays, ont établi des mesures répressives d’un abus aussi révoltant, d’une cupidité aussi criminelle. Soyez justes, législateurs, mais réprimez par des mesures sages et sévères les agioteurs, des malveillants et les affameurs. »

La majorité de la Convention, par l’organe de son président, opposa une sorte de fin de non-recevoir à ces demandes si justes, si modérées ; les patriotes des tribunes, craignant de voir se reproduire l’insuccès des journées de germinal, se rendirent alors au milieu de la foule, l’exaltèrent en la persuadant qu’elle n’obtiendrait rien par des réclamations pacifiques ; et, de nouveau, la Convention fut envahie d’une foule armée. Ces quelques passages du Moniteur, bien qu’empreints d’une évidente partialité pour la majorité thermidorienne de la Convention, relatent cependant l’ensemble des faits avec exactitude.

« Un huissier annonce que l’insurrection a envahi les Tuileries. Les cris : Aux armes ! aux armes ! se renouvellent dans le salon de la Liberté. La force s’y porte. — Le président se couvre, la Convention reste calme. — Un bataillon traverse la salle pour se rendre au milieu du trouble, en criant : Vive la république ! Bientôt les baïonnettes se croisent, un combat s’engage à la porte, qui a été brisée ; des coups de fusil sont tirés : ils sont dirigés sur la Convention ; tous les membres se lèvent en criant : Vive la république ! On remarque parmi les insurgés un homme qui porte sur son chapeau ces mots écrits avec de la craie : DU PAIN ET LA CONSTITUTION DE 93.

»… Une foule nombreuse de femmes et d’hommes, armés de fusils, de piques et de sabres, entrent dans la salle de l’Assemblée ; ils portent tous écrit sur leur chapeau : Du pain et la constitution de 93, et font retentir la salle de ces mêmes expressions ; ils prennent place sur les bancs qu’ils forcent les députés de leur céder. D’autres remplissent le parquet, s’arrêtent en face du président ; un citoyen arrache à l’un d’eux son chapeau, sur lequel était l’inscription que nous avons rapportée. La foule se précipite sur le premier ; il s’élance à la tribune ; un coup de fusil part : il tombe sur les marches ; aussitôt vingt sabres sont levés sur lui et le frappent. On l’enlève, on le porte hors de la salle : c’est le jeune citoyen Mailly.


» Le représentant Féraud, qui était au pied de la tribune, se frappait la tête et s’arrachait les cheveux ; dans le même moment, des fusils couchent en jour le président. Féraud, qui s’en aperçoit, veut escalader la tribune pour aller couvrir le président de son corps ; un officier le soutient de son bras pour l’aider à monter ; l’un des séditieux le tire de son côté par son habit ; l’officier, pour lui faire lâcher prise, assène à cet homme un coup de poing sur la poitrine ; celui-ci, pour s’en venger, tire un coup de pistolet qui atteint Féraud ; il tombe.

» De nouveaux détachements d’hommes armés entrent dans la salle au pas de charge ; plusieurs d’entre eux couchent en joue le président (Boissy-d’Anglas, royaliste déclaré), il a la tête couverte ; il est impassible aux injures ; il reste dans l’attitude du calme et de la fierté, et ne paraît pas s’apercevoir du danger. Il invite la Convention à observer le plus profond silence.

» Cependant le tocsin sonnait au pavillon de l’Unité ; la cour, le jardin du Palais-National, tout était rempli de gardes nationales et d’artillerie. Les bataillons qui attendaient des ordres voyaient défiler, au milieu d’eux, des insurgés armés qui pénétraient dans la Convention sans qu’on sût ce qu’ils allaient y faire.

» Dans le sein de la Convention, on se dispute la parole ; tous les hommes qui y étaient entrés voulaient parler à la fois. Le bruit continue jusqu’à trois heures cinquante-cinq minutes, qu’on parvient à obtenir une sorte de silence.

» Un homme s’écrie : — « Représentants du peuple ! nous vous demandons la constitution de 93 et du pain !… »

» Il est interrompu par différents cris. Il reprend : — « Représentants du peuple, nous vous demandons ce que vous avez fait de nos trésors et de notre liberté ! »

» (La foule applaudit vivement. Les tambours battent.)

» LE PRÉSIDENT. — « Vous êtes dans le sein de la représentation nationale… »

» LA FOULE. — « Du pain ! du pain ! qu’as-tu fait de notre argent ? » (Ces cris dégénèrent en tumulte.)

» Un canonnier, placé à la tribune et entouré de fusiliers, fait lecture du plan d’insurrection qui a été placardé dans Paris la veille. L’orateur est interrompu à chaque instant par des applaudissements, des roulements de tambour et des injures qui s’adressent à la Convention. La force armée paraît en haut de la grande tribune à gauche ; la foule lui crie : — À bas ! à bas ! Elle est obligée de se retirer. Les grenadiers de la gendarmerie paraissent au haut des bancs des représentants du peuple et semblent vouloir former une ligne pour faire évacuer la salle. La foule crie encore : — À bas les armes ! ils sont obligés de se retirer. Le bruit augmente ; le président termine en disant que bientôt on aura du pain. — On crie : La liberté des patriotes. — Une femme, les bras nus, s’agite violemment à la tribune. Les hommes qui occupent le bureau écrivent sur des papiers qu’ils jettent au milieu de la multitude ; on se les arrache pour les lire. On crie : — La liberté des patriotes ! — À bas les coquins ! — L’arrestation des députés ! — L’arrestation de la Convention !

» UN GRAND NOMBRE DE VOIX. — « Vive la montagne ! La liberté des patriotes ! — Vivent les jacobins ! »

» UN HOMME. — « Le peuple vient de vous dénoncer les membres du gouvernement ; il vous demande leur arrestation et de mettre à leur place des hommes purs qui n’aient jamais varié. Je vous demande la liberté des patriotes. L’insurrection est le plus sacré des devoirs ; mais les hommes libres n’en abuseront pas. Nous vous feront un rempart de nos corps. Nous vous demandons la constitution de 93. (Oui ! oui !) Le peuple va quitter cette salle, mais il n’en quittera pas les portes que vous n’ayez décrété ses propositions. »

» ROMME [17]. — « Je demande qu’à l’instant le président mette aux voix la proposition que je fais comme représentant du peuple… c’est de mettre en liberté tous les patriotes. » (Bruyants applaudissements.)

» VERNIER occupe le fauteuil du président. — « Sommes-nous en nombre suffisant pour délibérer ? » (La foule : Oui ! oui !)

» DUROI. — « Je demande la parole pour un amendement. Je propose que le décret soit ainsi rédigé :

« — Que tous les citoyens qui ont été mis en arrestation pour opinions politiques depuis le 9 thermidor, et contre lesquels il n’y a point d’accusation, soient mis en liberté dans toute l’étendue de la république, à la réception du décret. »

» ROMME. — « Pour arriver plus promptement à sauver la patrie, je demande le plus grand silence ; je demande la suspension de toutes les procédures commencées contre les patriotes incarcérés. »

» DUROI. — « Nous ne pouvons pas nous dissimuler que depuis le 9 thermidor les ennemis de la patrie ont usé de réaction contre les patriotes. Ils ont mis la vengeance à côté de la justice. Rappelez-vous ce qui s’est passé ici les 12 et 16 germinal. Je vous demande si nos collègues qui ont été incarcérés l’ont été légalement. (La foule : Non ! non !) Je demande que la liberté soit rendue à ces représentants, sauf à examiner leur conduite, s’ils sont accusés d’avoir conspiré contre l’intérêt de la patrie ; mais je demande qu’ils soient mis provisoirement en liberté, et que le décret soit envoyé par des courriers extraordinaires aux différentes bastilles où ils sont détenus. » (Applaudissements. On lève les chapeaux.). »

» ROMME. — « Après ce décret, il faut nous occuper de fournir du pain au peuple. (La foule : Oui ! oui ! bravo !) Il est temps de faire cesser le scandale qui a lieu depuis quelque temps, relativement aux subsistances : l’abondance règne pour ceux qui ont beaucoup d’assignats, tandis que l’indigence est obligée de mourir de faim. (Bravos prolongés dans la foule.) Il ne suffit pas de rendre des décrets salutaires, il faut s’assurer des moyens de les faire exécuter : je demande la convocation des sections de Paris, leur permanence. (Vifs applaudissements. La foule : Et le rétablissement de la municipalité !) Je demande, de plus, que les citoyens reprennent leurs droits ; qu’ils nomment dans chaque section des commissaires pour les subsistances. (La foule : — Et la municipalité ! la commune !) Je demande que les comités civils de chaque section soient renouvelés au gré du peuple. (Vifs applaudissements. — Les chapeaux sont levés.) Je demande que le décret qui vient d’être rendu ne soit exécuté qu’après que les patriotes incarcérés auront été mis en liberté. » (Vifs applaudissements. — Les chapeaux sont levés.)

» UN MEMBRE DE LA MONTAGNE. — « Je demande que pour compléter cette journée, on abolisse la peine de mort. »

» LA FOULE. — « Non ! non ! »

» UN AUTRE MONTAGNARD. — « La proposition qui vient d’être faite prouve que ce ne sont point des buveurs de sang et des terroristes qui remplissent la Convention. J’appuie la proposition, mais je demande qu’il soit fait une exception, et que les émigrés et les fabricateurs de faux assignats soient passibles de la peine de mort. » (Applaudissements.)

» DUQUESNOY. — « Je demande que le comité de sûreté générale soit cassé et renouvelé à l’instant ; que quatre de nos collègues soient nommés pour s’emparer de ses papiers, et qu’ils procèdent à la suspension des membres qui le composent actuellement. Si nous ne prenons pas cette mesure aujourd’hui on fera demain ce qu’on a fait dans la nuit du 12 germinal. Je demande que le comité soit en même temps commission extraordinaire. »

» (Duquesnoy, Prieur (de la Marne), Bourbotte et Duroi sont nommés pour composer cette commission.)


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» — J’invite mes collègues qui viennent d’être nommés au comité de sûreté générale à se réunir sur-le-champ et à prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que les tyrans du 12 germinal ne fassent encore une pareille journée… »

»(Les quatre membres susnommés partent ; ils sont rencontrés par un détachement de citoyens, à la tête desquels se trouvent Legendre, Auguis, Kervélégan, Chénier et Bergoens. Prieur (de la Marne) demande à Raffet, qui commande cette force, s’il a l’ordre du président d’entrer dans la Convention.)

» RAFFET. — « Je ne te dois aucun compte. »

» PRIEUR, se tournant du côté de la foule. — « À moi ! sans-culottes ! à moi ! » (Bruit.)

» La multitude est sommée de se retirer ; elle s’y refuse. Le président le lui commande au nom de la loi. — Cris et mouvements de résistance. — La force armée avance, la baïonnette au bout du fusil. Un combat s’engage. — La foule des révoltés prend la fuite. — Une partie revient à la charge et obtient un succès momentané. — Bourbotte, Peyssard, Gaston et plusieurs autres représentants qui siègent ordinairement à la Montagne crient : Victoire ! du haut de la tribune et de leurs bancs.

» Des tambours battant la charge, de nombreux cris de : Vive la Convention ! À bas les jacobins ! se font entendre dans le vestiaire, à l’extrémité droite de la salle. Ce bruit s’approche. Une force armée considérable entre dans la salle et force à en sortir la multitude qui y était entrée. — Les uns se précipitent aux portes, les autres dans les tribunes, d’autres s’échappent par les fenêtres. — La force armée s’empare de tous les points de la salle. — Les représentants montagnards qui avaient fait les propositions adoptées par la multitude sont arrêtés ; leurs collègues reprennent leur place. La Convention, rendue à la liberté, est bientôt complètement réunie. À bas les jacobins ! À bas les assassins ! s’écrient unanimement tous les citoyens dans le sein de la Convention. Vite la Convention nationale ! Vive la république ! »

Telle fut l’issue de cette première journée. Les troupes conventionnelles restèrent maîtresses de la salle des séances dans la soirée du 1er prairial ; mais l’insurrection, loin d’être comprimée par cet échec, prit, au contraire, un développement formidable. Les sections républicaines du faubourg Antoine, des Quinze-Vingts, de Popincourt, de Montreuil, etc., devinrent le centre du mouvement. Elles avaient jusqu’alors conservé leurs canons ; et, dans la nuit du 1er au 2 prairial, une force de trente mille hommes environ, assez bien armés, disposant d’une nombreuse artillerie, furent debout et prêts à marcher contre la Convention ; ils manquaient malheureusement de chefs politiques, les représentants montagnards Romme, Bourbotte, Soubrany, Prieur (de la Marne), etc., organes des vœux populaires au sein de l’Assemblée ayant été arrêtés après la dispersion des patriotes. Cependant au point du jour, les sections républicaines descendirent des faubourgs en masses profondes, traînant leurs canons, mèche allumée. Elles forcèrent à se replier devant elles, en grand désordre, plusieurs sections thermidoriennes et quelques compagnies de la nouvelle garde bourgeoise, qui allèrent se reformer dans le jardin des Tuileries. Les faubourgs, s’avançant au pas de charge par les rues adjacentes, mirent leurs canons en batterie contre la Convention. Mais n’ayant pas à leur tête un homme capable d’organiser l’attaque et de les prémunir contre la perfide et hypocrite diplomatie des thermidoriens, les chefs de l’insurrection délibérèrent au lieu d’agir : les uns voulaient résolument dissoudre la Convention, les autres se borner à renouveler la pression morale du 31 mai ; ces discussions absorbèrent un temps précieux, irréparable, jetèrent l’indécision dans les esprits ; les canonniers des sections contre-révolutionnaires se présentèrent désarmés aux sections des faubourgs, leur demandant de fraterniser au nom de la république, les assurant qu’il s’agissait d’un fatal malentendu ; la Convention, quelque peu troublée la veille par l’envahissement de la salle, n’avait pu, au milieu du tumulte, prendre en considération les justes exigences du peuple souverain, mais elle était désormais décidée d’y faire droit. Bientôt, afin de corroborer ces mensongères assurances, une députation de dix représentants du peuple se mêla aussi parmi les insurgés, leur protestant, les larmes aux yeux, la main sur le cœur, — « que l’Assemblée s’empresserait d’accorder à une manifestation pacifique ce qu’elle n’avait pu accorder la veille à une invasion violente, en présence de laquelle toute délibération devenait impossible : ce malheureux événement serait oublié dans l’union fraternelle de la Convention et du peuple, et ses désirs, si légitimes, si modérés, seraient satisfaits sans combat, sans effusion de sang, et le sein de la mère patrie ne serait plus déchiré par des luttes fratricides, etc… » En un mot, ces fourbes surent, avec une si perfide habileté, exploiter la crédulité du peuple, toujours confiant et facile à abuser lorsqu’on fait appel à sa générosité, que les citoyens des faubourgs, à demi convaincus du bon vouloir de la Convention, déléguèrent une députation à l’Assemblée, afin de lui exposer de nouveau leurs griefs. L’orateur du peuple parut écouté cette fois avec faveur par la Convention ; son président, organe de la majorité, promit aux délégués qu’elle prendrait leur demande, en sérieuse considération. Ces vagues assurances, dénuées de toute garantie, rapportées aux griefs de l’insurrection ne les contentèrent qu’à demi ; mais quelques-uns, y ajoutant naïvement foi, regagnèrent leur pauvre demeure aux cris de : Vive la république, et au chant de la Marseillaise. L’exemple fut contagieux et bientôt ainsi se dissipa d’elle-même cette force armée qui, concentrée sous les ordres d’un homme habile et énergique qui, siégeant à l’Hôtel de Ville et y organisant une commune révolutionnaire provisoire, composée de ce qui restait d’anciens patriotes de 1793, aurait pu changer la face des choses, et reconquérir le terrain gagné par la réaction thermidorienne. La Convention, pendant que ses émissaires abusaient de la noble confiance du peuple, dépêchait de nombreux courriers, afin de mander en toute hâte à Paris plusieurs régiments de ligne, renforcés de cavalerie et d’artillerie. Ces troupes, au nombre de vingt-cinq mille hommes, furent mises sous les ordres des généraux de l’Assemblée ; la concentration de cette armée à Paris, appelée dans un but facile à prévoir, faillit rallumer l’insurrection dans le faubourg Antoine ; déjà des sections battaient le rappel, des groupes animés se formaient, lorsque plusieurs manufacturiers influents se jetèrent parmi les ouvriers, les adjurant, au nom de leur propre intérêt, de ne pas exposer la capitale à de nouvelles crises qui paralyseraient le commerce, et les obligeraient, eux manufacturiers, de fermer leurs fabriques ; ils se portèrent garants des bonnes intentions de la majorité, thermidorienne et supplièrent, les citoyens du faubourg de donner au gouvernement de la république un gage de confiance, de paix et de concorde en livrant les canons de leurs sections. Ce langage, habile et perfide, la crainte de voir les chefs d’industrie fermer leurs établissements, mesure qui plongerait tant de familles dans une détresse plus effroyable encore que celle dont la population ouvrière souffrait si cruellement, déterminèrent quelques sections, celles de Popincourt et de Montreuil entre autres, à rendre leurs armes et leurs canons. Ce funeste exemple fut suivi peu à peu, et bientôt les faubourgs, privés des conseils et de l’exemple des patriotes influents, presque tous guillotinés ou incarcérés depuis thermidor, furent complètement désarmés ; tenus en bride par le redoutable frein de la misère, découragés par la stérile issue des journées de germinal et de prairial, ils tombèrent enfin dans une profonde défaillance, sinon excusable, du moins concevable après six ans d’exaltation inouïe, et ainsi le peuple de Paris, lassé et découragé, prépara le facile accomplissement du coup d’État du 18 brumaire, qui devait réaliser la funeste prophétie de Robespierre : LA REPRÉSENTATION NATIONALE, AVILIE, TOMBERA SOUS LE DESPOTISME MILITAIRE.

Les journées de germinal et de prairial, dont le caractère se résume dans ces mots de ralliement des prolétaires : Du pain et la constitution démocratique de 1793 furent la dernière protestation du peuple contre l’usurpation de ses droits et contre sa misère ; ainsi déchu de sa souveraineté, il devait subir passagèrement la domination d’une oligarchie corrompue, et plus tard le joug de fer d’un soldat audacieux. Les thermidoriens usèrent promptement de leur victoire, ils achevèrent d’anéantir le parti républicain. La proscription ou l’échafaud les délivra des derniers patriotes de la Convention. Une commission militaire fut chargée de juger Ruhl, Romme, Goujon, Duquesne, Duroi, Soubrany, Bourbotte, Peyssard, Forestier, Prieur (de la Marne) et Albitte. (Ces deux derniers s’échappèrent.) Accusés d’avoir pris part, dans le sein de l’Assemblée, à l’insurrection de prairial, les montagnards qui se trouvaient sous le coup d’une pareille accusation, au sujet de l’insurrection de germinal, furent traduits devant diverses juridictions. Billaud-Varenne, Barère et Vadier furent renvoyés devant le tribunal criminel de la Charente, et celui du département d’Eure-et-Loir eut à juger Pache, ancien maire de Paris, Xavier Audoin, d’Aubigny, Hassenfratz, Marchand, Héron et Bouchotte, grand patriote qui rendit tant de services à la république comme ministre de la guerre, en 1793-1794. — Ces victimes ne suffirent pas à la haine sanguinaire de la réaction thermidorienne, elle décréta encore d’arrestation les représentants du peuple Robert Lindet, Voulland, Jean Bon Saint-André, Jagot, Élie Lacoste, Lavicomterie, David, le peintre illustre, Prieur (de la Côte-d’Or), Dubarran, Bernard (de Saintes), Massieu, Vassal, Dartygoite, Javogues, Pinet, Esone-Lavallée, Allard, J. B. Lejeune, Lacoste et Randot, anciens commissaires de la Convention à l’armée de Rhin et Moselle, et qui remplirent si dignement leur mission, enfin Charbonnier, Salicetti et Ricord.

Après avoir décimé les chefs, les thermidoriens décimèrent les soldats ; malgré les assurances d’oubli du passé et de fraternel accord pour l’avenir, prodiguées par la Convention aux faubourgs, debout, et en armes, plus de dix mille citoyens, accusés d’avoir pris part aux mouvements de germinal et de prairial, furent incarcérés aussitôt après le désarmement des sections : c’était le renouvellement de la terreur et de la loi des suspects atteignant, non plus les royalistes, les complices de l’étranger, les ennemis implacables de la révolution, mais frappant tous les suspects d’opinion républicaine. Les représentants du peuple, condamnés à mort comme complices du mouvement de prairial, voulant échapper à la honte de l’échafaud, se poignardèrent tous intrépidement avec le même couteau. Lisez, fils de Joël, lisez avec un pieux recueillement ces quelques lignes du procès-verbal de leurs derniers moments :

« Après la lecture du jugement, Goujon a déposé sur le bureau son portrait, en priant qu’on le fît passer à sa femme ; Duquesnoy a remis aussi une lettre qu’il a dit contenir ses adieux à sa femme, et à ses amis. — Je désire, — a-t-il ajouté, — que mon sang, soit le dernier sang innocent qui sera versé. Puisse-t-il consolider la république. Vive la république ! — Les ennemis de la liberté ont seuls demandé ma vie — a dit Bourbotte ; — mon dernier vœu, mon dernier soupir sera pour ma patrie… Les condamnés ont remis sur le bureau leurs cartes de députés, leurs portefeuilles, pour être remis à leurs familles, etc. On les a fait retirer. En descendant l’escalier, ils se sont porté des coups de couteau. On assure que Bourbotte a dit en se frappant : — Voilà comme un homme de courage sait terminer ses jours. Un officier de gendarmerie a apporté au président de la commission un couteau avec lequel il a dit que Bourbotte s’était frappé. Bientôt après on a annoncé que cinq des condamnés s’étaient frappés du même couteau. L’on a fait venir, un officier de santé pour vérifier l’état des condamnés et pour savoir s’ils pouvaient supporter le transport de la prison au lieu du supplice ; il a annoncé que Romme, Goujon et Duquesnoy étaient morts. Des trois qui furent conduits au supplice, Soubrany paraissait être le plus dangereusement blessé ; sa plaie était au côté droit ; il était tout ensanglanté. Le sang qu’il avait perdu lui
 avait ôté toutes ses forces : il était entièrement étendu dans la charrette. La contenance de Duroi était ferme ; Bourbotte fut celui qui montra le plus de fermeté ; il était bien assis et regardait autour de lui. Ses derniers mots ont été : Vive la république ! »

Hélas ! vous le voyez, fils de Joël, les divisions, les haines, les jalousies implacables des républicains entre eux n’ont profité qu’à nos ennemis ! Oui, c’est à leur unique avantage que les plus grands citoyens, les serviteurs les plus dévoués de la république, depuis Vergniaud jusqu’à Danton et à Robespierre, ont été égorgés par des mains fratricides sur l’épouvantable autel de la rivalité politique ! Dites : la contre-révolution thermidorienne eût-elle été, non pas même possible, mais seulement imaginable, si ce bataillon sacré d’illustres patriotes fût resté fraternellement uni pour la défense, pour l’affermissement, pour le triomphe de la république ? Ah ! certes, elle ne subit qu’une éclipse ; nous la verrons de nouveau resplendir et peut-être s’éclipser encore, jusqu’au jour où elle rayonnera pour jamais sur le monde régénéré ! Certes, la plupart des conquêtes de la révolution de 1789-1793 sont et seront impérissables, mais que de maux, que de luttes sanglantes à braver pour regagner ce que nous avons momentanément perdu par la détestable aberration des meilleurs citoyens ! Ah ! pour l’expiation des haines insensées qui les divisaient, que sur eux retombe tout le sang généreux que la réaction de thermidor a versé, va verser encore ! que sur eux retombent les larmes brûlantes des orphelins, des veuves, des vieillards dont la détresse eût été soulagée, grâce aux admirables décrets de 1793 et de 1794 sur l’assistance, sur l’éducation publique, décrets mis à néant par les thermidoriens, ainsi que toutes les mesures de réforme sociale décrétées alors que le peuple exerçait sa souveraineté incarnée dans la dictature de la Convention. Désormais les déshérités gémissent et tremblent devant les fureurs contre-révolutionnaires. À Avignon, à Tarascon, à Lyon, à Marseille, les patriotes prisonniers sont égorgés sans que les égorgeurs aient même la terrible excuse de ceux-là qui, en septembre, mettaient à mort les traîtres au nom du salut public et de la patrie menacée au dedans et au dehors ! Les victimes de la réaction royaliste ont été dix fois plus nombreuses que celles de la terreur… Ce qu’il y eut d’égorgements à Lyon dépasse toute créance, et cela en pleine paix, sans provocation, sans motif. En un seul jour et dans une seule prison, cent quatre-vingt-dix-sept détenus, parmi lesquels se trouvaient trois femmes, furent assassinés par la jeunesse dorée. À Marseille, au fort Saint-Jean, deux cent dix patriotes furent hachés en morceaux et brûlés le même jour.

Mais jetons un voile sur ces féroces saturnales, et reposons notre pensée en songeant à la gloire des armées républicaines. Elles avaient appris avec une douleur patriotique la chute de Robespierre ; mais alors soumises au pouvoir civil et militaire, au respect des arrêts de la Convention, elles acceptèrent le gouvernement thermidorien ; et, sous le commandement de Hoche, de Marceau, de Jourdan, de Moreau, d’Augereau, de Joubert, elles continuèrent de battre les rois coalisés. La Hollande, affranchie par nos armes, se constitua de nouveau en république ; la Prusse et l’Espagne demandèrent la paix et l’obtinrent ; les royalistes, encouragés par la réaction, tentèrent de soulever de nouveau la Vendée, avec l’appui des Anglais, qui opérèrent une descente à Quiberon ; mais Hoche étouffa cette guerre civile dans son germe. La Convention modifia, le 11 thermidor an III (22 août 1795), la constitution de 1793 ; la masse des prolétaires fut dépouillée de ses droits politiques (vous verrez bientôt, fils de Joël, les conséquences de cette iniquité). Ainsi, selon la constitution de 1793, tout citoyen âgé de vingt et un ans accomplis, né et domicilié en France, était électeur et membre du souverain ; selon la constitution de 1795, au contraire, il fallait payer un cens pour être investi du droit électoral ; la constitution dite de l’AN III divisait le pouvoir législatif en deux assemblées, le conseil des Cinq-Cents et le conseil des Anciens : il fallait être âgé de quarante ans pour faire partie de ce dernier ; le pouvoir exécutif, ou Directoire, se composait de cinq membres, choisis par les deux conseils, élus eux-mêmes par l’élection censitaire à deux degrés. Les assemblées primaires nommaient les électeurs, et ceux-ci nommaient les députés aux conseils ; l’imposition d’un cens électoral excluant les prolétaires du scrutin, et le livrant à la bourgeoisie réactionnaire, le parti royaliste ne douta pas du triomphe de ses candidats ; la majorité de la Convention, composée en partie de tièdes : républicains oligarchiques, et surtout de corrompus opposés à une restauration monarchique, dont ils redoutaient les vengeances (beaucoup d’entre eux ayant été, ainsi que l’avocat Desmarais, régicides par peur) tenta d’annihiler le succès certain des royalistes lors des élections futures, en décrétant que les deux tiers des conventionnels seraient obligatoirement réélus ; cette contrainte imposée à la liberté des suffrages était à la fois inique, absurde ; elle fut cause d’une nouvelle guerre civile ; la constitution de l’an III et le décret relatif à la réélection des deux tiers des membres de la Convention devaient être soumis à la sanction des assemblées primaires, composées de censitaires ; et parmi eux, grâce à l’exclusion du prolétariat, dominait la réaction. Certaine d’obtenir la majorité lors des prochaines élections, elle comptait ainsi, disposant des conseils et du Directoire, porter les derniers coups à la république expirante et restaurer la monarchie. Les royalistes, déçus de leur espoir par le décret imposant la réélection des deux tiers des conventionnels, soulevèrent contre ce décret les assemblées primaires ; le 11 vendémiaire an III (octobre 1795), les sections bourgeoises et aristocratiques du centre de Paris, celles des Filles-Saint-Thomas et de la Butte-des-Moulins, entre autres, devinrent le centre du mouvement, et une foule d’émigrés rentrés ou d’ex-suspects formèrent le noyau de l’insurrection ; elle déclara le décret de la réélection des deux tiers des conventionnels attentatoire aux droits du peuple souverain, prit les armes et organisa un conseil de résistance sous la présidence du DUC DE NIVERNAIS. (Quel nom ! quel drapeau à la tête d’une insurrection prêchée au nom du peuple souverain.) La Convention nomma un comité de défense et eut l’impudence d’appeler à son secours les derniers survivants de ces patriotes des faubourgs, qu’après thermidor elle avait envoyés en masse à l’échafaud ou dans les prisons, et qu’elle venait de dépouiller de leurs droits civiques. Douze ou quinze cents patriotes eurent la générosité de répondre à cet appel, moins, il faut le dire, par dévouement à la Convention que par haine des royalistes. Ceux-ci, au nombre de quarante mille hommes environ, commandés par les généraux Danican, Duhoux et l’ex-garde du corps Lafond, marchèrent contre les troupes de la Convention et remportèrent d’abord quelque avantage dans cette lutte ; mais Barras, général en chef de la force armée dont disposait l’Assemblée, s’était adjoint le chef de bataillon Bonaparte, dont la renommée militaire datait du siège de Toulon. Cet officier fit venir l’artillerie du camp des Sablons, prit d’habiles dispositions stratégiques ; et l’intrépide élan du bataillon des patriotes de 93, entraînant les troupes conventionnelles, l’insurrection royaliste fut écrasée sur les marches de l’église Saint Roch, le 13 vendémiaire an III. Le résultat des élections ne prouva que trop, d’ailleurs, combien était fondé l’espoir de la réaction : presque tous les députés élus pour s’adjoindre dans les deux conseils aux deux tiers des anciens conventionnels, appartenaient à l’opinion contre-révolutionnaire. La Convention employa sa dernière séance à organiser les conseils : celui des Anciens fut composé de deux cent cinquante membres, les autres députés formèrent le conseil des Cinq-Cents ; Les membres du Directoire, élus par ces conseils, étaient (sauf Barras) d’honnêtes gens, républicains modérés, mais sincères : ces directeurs furent CARNOT, REWBELL, LARÉVEILLÈRE, LETOURNEUR et BARRAS. Le 4 brumaire an III (1795), la Convention prononça sa dissolution. Cette assemblée datait de la fondation de la république (21 septembre 1792).

Les historiens gagés pour excuser le coup d’État de brumaire, premier pas du général Bonaparte vers le trône, ont systématiquement calomnié le Directoire, affirmant que, sous ce gouvernement, la France était perdue, ruinée, envahie, démembrée, si Bonaparte, l’homme du destin, l’homme providentiel, ne se fût hâté d’accourir du fond de l’Orient afin de s’emparer du pouvoir par un audacieux coup de main. Cette affirmation est plus ridicule encore qu’elle n’est effrontée, ceci ressort d’un simple rapprochement.

Le Directoire a laissé la république victorieuse en Suisse, en Italie, en Allemagne, possédant toutes les conquêtes de la révolution ; nos frontières du Rhin et des Alpes entourées de républiques naissantes.

Napoléon Ier a laissé la France appauvrie, épuisée, dépouillée de toutes ses conquêtes, réduite à ses frontières de 1792, et deux fois envahie, occupée par l’étranger, bivaquant dans Paris !

Le Directoire, presque désarmé contre les complots des factions royalistes, ne pouvant s’appuyer sur l’élément démocratique, exclu de la constitution de l’an III, dut renoncer à l’initiative et à l’énergie révolutionnaire ; il a fait humainement ce qu’il pouvait faire, lors de son avènement au pouvoir et dans les circonstances données ; or, les circonstances étaient déplorables ; tout empirait, périclitait en France depuis le 9 thermidor. Le comité de salut-public avait, durant la terreur, préservé le peuple de la disette par le maximum, nourri les armées par les réquisitions forcées, soutenu le crédit public et les assignats par la loi contre les agioteurs. La réaction thermidorienne dans l’intérêt des agioteurs, des gros propriétaires et des financiers, abolit ces lois, protectrices du peuple ; et dès lors il fut affamé par le renchérissement des denrées ; les armées même manquèrent souvent de pain, et restèrent des mois entiers sans solde, par suite de l’énorme dépréciation des assignats ; le Directoire se trouva donc en face d’une situation désastreuse.

« Lorsque les directeurs entrèrent au Luxembourg, palais qui leur était destiné (dit Rewbel, l’un des directeurs), il n’y avait pas un meuble. Ils s’assirent dans un cabinet, autour d’une table boiteuse, sur laquelle ils déposèrent un cahier de papier à lettre et une écritoire, dont l’un d’eux s’était précautionné. Assis sur quatre chaises de paille, les membres du Directoire, après avoir examiné toutes les difficultés de la situation, arrêtèrent qu’ils feraient face à tous les obstacles, qu’ils retireraient la France de l’abîme où elle était plongée, ou qu’ils périraient… »

Malgré la désorganisation et la détresse où les thermidoriens avaient réduit la France, malgré les audacieux progrès de la réaction, la révolution était si vivace, ses bienfaits si féconds, qu’il suffit de la sage, laborieuse et intègre administration du premier gouvernement directorial pour relever le crédit, ranimer l’industrie et l’agriculture ; l’on reconnut alors les immenses avantages de la légitime récupération par l’État des biens de l’aristocratie et du clergé, biens procédant de la conquête franque et de la spoliation cléricale. Le morcellement de ces propriétés fut le signal de la renaissance de l’agriculture. L’abolition des maîtrises et des jurandes, ayant affranchi l’industrie, produisait des résultats excellents, et le commerce prit un rapide essor. L’incurie et les dilapidations des thermidoriens, leur haine sourde contre les généraux jacobins, qu’ils n’osaient atteindre au milieu de leurs armées foncièrement républicaines, avaient gravement compromis la situation militaire de la France. Carnot, d’un caractère politique indécis, mais grand organisateur et incomparable tacticien, chargé par ses collègues du Directoire de la conduite des opérations militaires, traça de sa main (ce que les apologistes de Bonaparte ont toujours feint d’ignorer) les principales instructions de l’expédition d’Italie, qui commença l’inconcevable fortune du jeune officier corse, nommé général après les journées de vendémiaire ; sans doute il apporta dans l’exécution des ordres de Carnot cette profonde intelligence de la guerre qui devait le placer au premier rang des capitaines anciens et modernes ; mais au génie stratégique de Carnot appartient la conception de plusieurs de ces plans de campagne dont le général Bonaparte a toujours revendiqué l’honneur pour lui seul.

Jourdan fut chargé du commandement de l’armée de Sambre-et-Meuse ; Moreau, de l’armée du Rhin ; Hoche, général en chef de l’armée des côtes de l’Océan, eut pour mission de mettre terme à la guerre de Vendée et de pacifier cette malheureuse province, mission difficile et délicate qu’il sut accomplir, grâce à ce mélange de douceur et de fermeté si remarquable en lui. Le 8 ventose an IV (février 1796), Babœuf et plusieurs ex-conventionnels amnistiés, Vadier, Amar, Choudieu, Ricord et d’anciens généraux du comité de salut public, Rossignol, Parrein et Fyon, tentèrent un appel aux patriotes, afin de rétablir la constitution de 1793. Ce mouvement avorta ; Babœuf, condamné à mort ainsi que ses amis, se frappa d’un coup de poignard et mourut en héros. Il voulait la constitution de 1793 et le développement social de la révolution, tel que l’entendaient Robespierre et les jacobins. L’indifférence du peuple à l’énergique appel des babouvistes offrait une nouvelle preuve de la défaillance où il était tombé, où il devait tomber, depuis la fermeture des clubs et des assemblées de section, seules écoles où il aurait pu continuer de s’initier à la vie politique. Enfin, l’effroyable persécution des patriotes, le désarmement des faubourgs, et surtout la perte de ses droits civiques, rendaient forcément le prolétaire indifférent à la chose publique. Ainsi s’élaboraient lentement les causes qui devaient assurer l’avènement du despotisme militaire prophétisé par Robespierre ; les forces vives de la république se concentraient uniquement dans ses armées, l’esprit militaire absorbait peu à peu l’esprit révolutionnaire, le CITOYEN s’effaçait devant le SOLDAT ; la troupe, désaccoutumée de voir ses généraux s’incliner devant la souveraineté du peuple, incarnée dans la personne des représentants en mission auprès des armées, oublia peu à peu ses droits et ses devoirs civiques, devint un instrument passif entre les mains de ses chefs. Partout, d’ailleurs, nos armes triomphaient ; Bonaparte battait les coalisés à Montenotte, les forçait de demander la paix, le 18 floréal an IV (mai 1796). Le Piémont, en vertu de ce traité de paix, abandonnait à la France le comté de Nice et la Savoie. Bonaparte attaque alors les Autrichiens, gagne la bataille de Lodi, tandis que Moreau et Jourdan, manœuvrant sur le Rhin, s’avançaient pour opérer leur jonction avec l’armée d’Italie et anéantir ainsi les Autrichiens. Une faute stratégique de Jourdan mit obstacle à la complète réussite de ce plan ; mais durant la campagne suivante, Hoche, à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse, Moreau, à la tête de l’armée du Rhin, se montrèrent aussi grands généraux que Bonaparte, et l’Autriche, forcée de conclure l’armistice de Léoben, céda la Belgique à la France, reconnut la République lombarde et implora la paix. Ainsi, une ceinture de jeunes républiques servait de postes avancés à la France, république mère, et couvrait nos frontières. Au mois de prairial an V (mai 1797), eurent lieu les élections pour le renouvellement des conseils des Anciens et des Cinq-Cents ; il fut démontré une fois de plus que la constitution de l’an III, en excluant du scrutin l’élément populaire, assurait la prépondérance des royalistes dans les conseils. En effet, les assemblées primaires, composées de censitaires, nommèrent un corps électoral qui envoya aux deux assemblées nationales une majorité de députés hostiles à la république. Le 1er prairial an V (20 mai 1797), le conseil des Anciens acclamait pour président un royaliste avéré, BARBÉ-MARBOIS, et le conseil des Cinq-Cents choisissait le général PICHEGRU, homme de guerre éminent, mais ambitieux, cupide, sans foi ; homme d’aventure et de coup de main, en un mot, une doublure de l’infâme Dumouriez, et comme lui capable de vendre ou d’égorger la république, moyennant une somme ronde et quelques hochets monarchiques. Enfin, les conseils ayant à remplacer Letourneur, l’un des membres sortants du Directoire, choisissent Barthélemy, ex-émigré. Les royalistes, ayant ainsi l’un des leurs au sein du Directoire et possédant la majorité dans les deux conseils, attaquèrent avec acharnement la république et la révolution, rappelèrent en masse les émigrés, les prêtres réfractaires, rendirent au culte catholique presque tous ses privilèges, s’élevèrent violemment contre les acquéreurs de biens nationaux, contestèrent la validité de leurs droits ; agitèrent de nouveau la Vendée par leurs émissaires, et se déclarèrent en opposition ouverte contre le Directoire. Celui-ci comptait parmi ses membres deux républicains modérés, intègres et résolus, Rewbell et Laréveillère-Lépaux ; leur collègue Barras, perdu de dettes et de débauches, homme sans conviction, avait cependant à cette heure intérêt à défendre la république ; enfin, Carnot, si éminent dans sa spécialité militaire, ex-membre du comité de salut public, manquait malheureusement de décision politique et restait presque indifférent au péril commun ; quant à Barthélemy, il était notoirement monarchiste. Les trois directeurs républicains, effrayés de l’audace croissante des contre-révolutionnaires, sachant leurs complots avec l’étranger et le prince de Condé, machinés par l’intermédiaire de Pichegru, virent la république sérieusement menacée ! Trop modérés par principes pour faire appel à l’énergie révolutionnaire du peuple, d’ailleurs désarmé, sans chefs, privé de ses doits civiques et, dans sa défaillance passagère, devenu profondément insouciant de la chose publique, les directeurs, n’osant ou ne voulant s’appuyer sur l’élément populaire, songèrent à s’assurer l’appui d’un général et de son armée ; premier pas fatal, irréparable, dans cette voie funeste, qui devait aboutir aux journées de brumaire. Hoche, républicain fervent, irréprochable, austère, intègre, fut le général sur qui le Directoire jeta les yeux pour sauver la république, choix excellent et mesure désastreuse, en cela qu’elle ouvrait l’ère déplorable des coups d’État, puisqu’en fait et en droit, les royalistes possédaient légalement la majorité dans les deux conseils. Or, les directeurs, placés dans l’alternative de voir périr la république ou de tenter de la sauver par un coup d’État, se résolurent à ce dernier parti ; comptant sur le patriotisme de Hoche, ils lui mandèrent secrètement de s’approcher de Paris avec son armée, malgré l’article constitutionnel qui défendait formellement d’appeler des troupes dans un, rayon de douze lieues de la capitale, où siégeait l’Assemblée. En même temps, le Directoire, violant de nouveau la constitution, engagea l’armée (toujours l’armée !) à intervenir dans la situation en votant d’énergiques adresses contre les deux conseils. Ainsi s’accomplissait chaque jour la sinistre prophétie de Robespierre : — « La représentation nationale, avilie, tombera sous le despotisme militaire. » — Les armées, quoiqu’en partie déchues de leur ancienne grandeur civique, étaient encore animées de l’esprit républicain ; celle d’Italie, entre autres, s’exprimait ainsi dans son adresse aux conseils : — « Tremblez, royalistes ! de l’Adige à la Seine, il n’y a qu’un pas ! Vos iniquités sont comptées ; leur châtiment est au bout de nos baïonnettes. Nous avons juré, par les mânes des héros morts pour la patrie, guerre implacable à la royauté et aux royalistes. Qu’ils se montrent, et ils auront vécu ! »

Les conseils, ainsi menacés, se mirent en défense, augmentèrent les pouvoirs des inspecteurs de la salle, chargés de veiller à leur sûreté, et donnèrent le commandement de leur garde à PICHEGRU et au général WILLOT, conspirateur émigré ; convoquant enfin les bataillons de la garde nationale qui leur étaient dévoués, ils décrétèrent l’éloignement des troupes mandées par le Directoire. Barras, Laréveillère-Lépaux et Rewbell, ne comptant pas sur le concours de Carnot en ce moment de crise, et sachant Barthélemy ami et complice des royalistes, chargèrent secrètement le général Augereau, bon républicain, d’arrêter Pichegru, Willot, et les inspecteurs de la salle. La substitution tardive d’Augereau à Hoche, d’abord choisi par les trois membres républicains du Directoire, pour déjouer les complots royaliste est le nœud d’une intrigue dont les conséquences devaient être un jour si funestes à la France. Barras recevait dans son intimité Lucien Bonaparte, frère du général ; la rivalité envieuse de celui-ci contre Hoche allait grandissant, à ce point que peu de temps auparavant, lui, Bonaparte, au lieu de pousser ses succès en Italie, avait brusquement consenti à traiter de la paix à Campo-Formio avec l’archiduc Charles, afin de terminer la guerre et d’empêcher ainsi Hoche de couronner son immortelle campagne d’Allemagne par la prise presque assurée de Vienne, car après, avoir gagné coup sur coup les quatre grandes batailles de Neuwied, d’Ukerath, d’Altenkirchen et de Diesdoff, il s’avançait à marches forcées sur la capitale de l’Autriche. Lucien Bonaparte, dévoué aux intérêts de son frère, et comme lui redoutant le nouvel ascendant que la confiance du Directoire pouvait donner à Hoche, décida Barras à obtenir de ses collègues Rewbell et Laréveillère qu’Augereau fût chargé de la mission d’abord offerte à Hoche, qui avait noblement répondu : — « Après avoir vaincu au dedans et au dehors les ennemis de la république, je déposerai l’épée, afin de jouir des douceurs de la paix. » — Augereau fut donc chargé de l’arrestation des conspirateurs royalistes, et, le 5 fructidor an V (4 septembre 1797), il envahit la salle des conseils à la tête de ses grenadiers, arrêta les généraux Pichegru et Willot, les inspecteurs de la salle, au cri de vive la république poussé par ses soldats.

Ce coup d’État militaire, momentanément couronné de succès, devait être, pour l’avenir, mortel à l’inviolabilité de la représentation nationale, incarnation de la souveraineté populaire. Ah ! fils de Joël, souvenez-vous des grands jours de la révolution, souvenez-vous qu’à l’époque de nos plus terribles crises, la Convention fut toujours sacrée pour le peuple ; il eût considéré comme un crime l’envahissement du lieu des séances de cette Assemblée ; s’il exerça sur elle une pression le 31 mai, au nom de la patrie en péril, et jamais péril ne fut plus menaçant, cette pression fut toute morale ; mais après le 9 thermidor, comprenant trop tard, hélas ! que la chute de Robespierre livrait la république aux corrompus de la Convention, le peuple, affamé, exaspéré par la misère, dont les décrets du comité de salut public l’avait constamment préservé ; révolté de voir le sang des derniers patriotes couler à torrents sur l’échafaud de la réaction royaliste, envahit en germinal et en prairial cette Assemblée nationale, qui, dès lors indigne de son mandat, prouvait par ses actes, par des décrets, par ses sanglantes exécutions, qu’elle ne représentait plus la révolution et la république, mais la contre-révolution et la monarchie. Enfin, ces envahissements produits par la légitime indignation populaire étaient du moins purs de l’intervention de l’ARMÉE, force brutale et aveugle, lorsqu’elle devient l’instrument d’un despote. Le coup d’État du 5 fructidor, accompli aux cris de vive la république, habituait, préparait les esprits au coup d’État du 18 brumaire. Ah ! c’est aussi aux cris de vive la république que les grenadiers du général Bonaparte, chassant de leur siège les derniers représentants du peuple, intronisaient le gouvernement le plus personnel qui ait jamais pesé sur la France !

Les preuves de la conspiration royaliste dont Pichegru et Willot étaient les chefs, et la majorité des conseils, complice, furent nombreuses et flagrantes ; nous citerons, entre autres, ces deux pièces dont l’authenticité n’a jamais été mise en doute :

Offres faites par Condé à Pichegru au nom du roi.

On lui offre (à Pichegru) le grade de « maréchal de France, — le gouvernement de l’Alsace ; — le cordon rouge, — le château de Chambord avec son parc, et douze pièces de canon enlevées aux Autrichiens, — un million d’argent comptant, deux cent mille livres de rente, — un hôtel à Paris.

» La terre d’Arbois, patrie du général Pichegru, portera le nom de Pichegru.

» La pension de deux cent mille livres, réversible pour moitié à sa femme, et cinquante mille livres à ses enfants, à perpétuité, jusqu’à extinction de sa race.

» M. le prince de Condé désirait que Pichegru proclamât le roi dans ses camps, qu’il lui livrât la ville de Huningue, et se réunît à lui pour marcher sur Paris. »

Réponse de Pichegru, écrite de sa main, et trouvée dans le portefeuille de d’Entraigues.

« Je ne ferai rien d’incomplet ; je ne veux pas être le troisième tome de La Fayette ou de Dumouriez. Je connais mes moyens ; ils sont aussi sûrs que vastes ; ils ont leurs racines non-seulement dans mon armée, mais à Paris, dans la Convention, dans les départements, dans les armées de ceux de mes généraux, mes collègues, qui pensent comme moi. Je ne veux rien faire de partiel, il faut en finir. La France ne peut exister en république : il faut un roi. IL FAUT LOUIS XVIII. Mais il ne faut commencer la contre-révolution que lorsqu’on sera sûr de l’opérer sûrement et promptement, telle est ma devise.

» Mais il faut que vous sachiez que, pour le soldat français, la royauté est au fond du gosier ; il faut, en criant : Vive le roi ! lui donner du vin et un écu dans la main. Il faut solder mon armée jusqu’à sa quatrième ou cinquième marche sur le territoire français.

» Allez rapporter tout cela au prince, écrit de ma main, et donnez-moi ses réponses. »


Note de d’Entraigues

« M. le prince de Condé, en lisant le plan, le rejeta en totalité. Il fallait, pour son succès, en faire part aux Autrichiens. Pichegru l’exigeait ; M. le prince de Condé ne le voulait pas absolument, pour avoir à lui seul la gloire de faire la contre-révolution. »

Le 6 fructidor (an V), le Directoire exposa au conseil des Anciens et au conseil de Cinq-Cents la situation de la France. Voici quelques passages saillants de ce message, ils donnent une idée de l’étendue de la conspiration royaliste et de son but exécrable.

« Citoyens représentants, le Directoire s’empresse de vous faire connaître les mesures qu’il a prises pour assurer le salut de la patrie et le maintien de la constitution ; il vous transmet les pièce qu’il a réunies et celles qu’il a publiées avant que vous fussiez rassemblés. S’il eût tardé un jour de plus, la république était livrée à ses plus mortels ennemis. Le lieu de vos séances était celui que les conjurés avaient choisi pour être le foyer de la conspiration. Là, ils délivraient des cartes d’enrôlement ; de là ils correspondaient avec leurs complices ; de là, ils fomentaient des rassemblements clandestins, que la police est occupée en ce moment à dissiper. C’eût été compromettre le salut de la patrie, la tranquillité publique, la vie des représentant restés fidèles que de ne pas prendre des mesures promptes, vigoureuses, efficaces ; le Directoire l’a fait. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Assurés du succès de la conspiration, lors des élections de prairial, des prêtres parcourent les campagnes, forcent leurs sectaires d’aller aux assemblées et leur donnent des bulletins, d’autres en distribuent au confessionnal. Un club de moines exige des citoyens, et ensuite des électeurs, le serment de ne nommer que des personnes attachées à la royauté… Des mandements d’évêques viennent mettre le sceau à toutes ces pratiques du charlatanisme et de la fourberie. Un accusateur public lance près de cent mandats d’arrêt contre les meilleurs républicains. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Les arbres de la liberté sont coupés avec fureur ; les chouans sont complètement réorganisés ; des compagnons de Jésus, des royalistes organisés en colonnes mobiles, des réquisitionnaires déserteurs ajoutent encore à l’effroi. Une proclamation de Louis XVIII circule dans plusieurs départements. Il semble qu’il n’y ait plus d’asile pour les républicains. Les acquéreurs des biens nationaux sont menacés plus que jamais ; les attaques qu’on leur porte, accueillies dans le Corps législatif, décident leur entière proscription : ils sont de nouveau insultés, pillés, chassés ; leurs récoltes sont dévastées, incendiées. Des fonctionnaires publics sont même accusés d’être au nombre des pillards ; on met à leur porte des placards terminés par ces mots de vive le roi ! périssent les républicains ! L’impunité continue d’enhardir tous ces brigandages. Les prêtres déportés sont accueillis avec plus d’empressement que jamais par les administrations. Ils distribuent des catéchismes contre-révolutionnaires, président des rassemblements séditieux, insultent, menacent les fonctionnaires publics, prêchent sans cesse contre la république, proscrivent les patriotes, se créent une garde de ceux qu’ils trompent et corrompent, au moyen de laquelle les agents de l’autorité sont méconnus, repoussés, assassinés. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Des royalistes annonçaient dans le Midi, peu de jours avant le 18 fructidor, qu’avant une décade Louis XVIII serait proclamé roi.

» À l’étranger, on s’attendait à un changement total, et dans un bulletin ministériel, on ajoutait : C’est pourquoi notre ministre ne se presse pas de faire la paix. Les correspondances des royalistes annonçaient le même espoir et la même sécurité sur les événements futurs, etc., etc. ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La conspiration royaliste avorta cette fois. Le conseil des Anciens et le conseil des Cinq-Cents, comptant renouer plus tard les fils du complot, sacrifièrent les députés les plus compromis, au nombre de soixante-neuf, et parmi eux Barbé-Marbois, Boissy-d’Anglas, Noailles, Pastoret, Vaublanc, Camille Jordan, etc. ; tous furent condamnés, ainsi que Pichegru et Willot, à la déportation à Cayenne, mais la plupart d’entre eux restèrent prisonniers à l’île de Ré ; proscripteurs et proscrits étaient, en somme, tous contre-révolutionnaires ; et faisant preuve d’une sage prévoyance, dont avaient malheureusement manqué les révolutionnaires de la Convention, les royalistes se gardèrent bien d’envoyer les leurs à l’échafaud, espérant que tôt ou tard viendrait l’occasion où ils prendraient part de nouveau à la chose publique ; ils ne se trompaient pas : car vous retrouverez parmi les plus fougueux, les plus implacables soutiens de la restauration de 1814 et de 1815, les Boissy-d’Anglas, les Pastoret, les Vaublanc, les Camille Jordan, ex-membres des conseils des Anciens et des Cinq-Cents, déportés en fructidor. Ah ! fils de Joël ! quel exemple !!! Si les révolutionnaires de la Convention, au lieu de TUER les girondins, les dantonistes, certains hébertistes, les jacobins et les terroristes, les eussent exilés, eux aussi seraient revenus servir, défendre, sauver la république en ces jours néfastes où elle a péri, faute de défenseurs !

L’on attribue à Billaud-Varenne ce mot d’une sinistre énergie : Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas. Ce principe, appliqué par des républicains à des royalistes, aurait eu, si féroce qu’il fût, sa raison d’être ; mais appliqué à des RÉPUBLICAINS PAR DES RÉPUBLICAINS, il devient d’une atrocité stupide… Hélas ! non ! vous n’êtes pas revenus, ô Vergniaud, Danton, Camille Desmoulins, Anacharsis Clootz, Saint-Just, Robespierre et tant d’autres fervents patriotes ! Le peuple, désormais privé de ses chefs, a tenté un suprême et impuissant effort dans les journées de germinal et de prairial, puis l’astre républicain a subi une éclipse funèbre !

Les deux directeurs Barthélemy et Carnot prirent la fuite. Le premier était complice avéré des conspirateurs, le second avait désapprouvé le coup d’État de fructidor. Le Directoire, lancé fatalement dans la voie extra-légale, par suite de ce vice inhérent à la constitution de l’an III, qui excluant l’élément démocratique des élections, donnait la majorité à la contre-révolution, le Directoire, afin de briser cette majorité hostile à la république, cassa, annula les élections royalistes de quarante-huit départements, énorme illégalité, ces élections étant, après tout, régulières et conformes à la lettre de la loi ; cependant, fallait-il laisser le pouvoir législatif aux mains des ennemis flagrants de la révolution ? Déplorable impasse, nouvelle preuve de cette éternelle vérité : que le mal engendre le mal. La constitution de l’an III, en dépouillant les prolétaires de leur droit imprescriptible, s’inoculait un germe de mort, l’iniquité, qui ne pouvait produire que des iniquités. La représentation nationale, unique pouvoir de l’État, ainsi mutilée, décimée, au gré de la force ou du hasard des événements, avilie de jour en jour, n’inspirait plus ni autorité ni respect, et ainsi se frayait peu à peu la voie du despotisme militaire de Bonaparte, despotisme que prophétisa Robespierre.

Le Directoire, après avoir, par un nouveau coup d’État, fructidorisé les deux conseils, ainsi que l’on disait alors, et disposant ainsi d’une majorité factice, fit rapporter les décrets relatifs au rappel des émigrés ou des prêtres réfractaires et rassura les acquéreur des biens nationaux, qui appartenaient en masse à la bourgeoisie ; ses intérêts mercantiles la poussaient à la contre-révolution après avoir profité presque seule des immenses bienfaits de la révolution, et composant la majorité du corps électif censitaire, elle votait pour les royalistes ; mais lorsque ceux-ci eurent l’imprudente audace de mettre en question dans les conseils des Anciens et des Cinq-Cents la validité de l’acquisition des biens nationaux, la bourgeoisie, effrayée, eut un regain de républicanisme : il devait se manifester énergiquement dans les futures élections.

Un calme apparent succéda aux événements de fructidor. La Prusse et la Confédération germanique demandèrent et signèrent la paix à Rastadt ; ainsi que l’Autriche l’avait demandée et obtenue lors du traité de Campo-Formio, consenti si brusquement par Bonaparte en vue de terminer la campagne, afin d’arrêter dans sa marche victorieuse sur Vienne l’armée de Hoche : celui-ci mourut empoisonné, au milieu de son armée, à son camp de Wetzlar en Allemagne, cette même année (1797), à l’âge de vingt-neuf ans. Les bruits les plus étranges ont circulé au sujet de cette fin tragique et mystérieuse. Les royalistes, lors de leur déchaînement, en 1814, contre l’ogre de Corse, l’accusèrent d’avoir soudoyé les empoisonneurs du jeune et immortel général républicain. Certes, il inspirait une incurable et vindicative jalousie à Bonaparte ; certes, Bonaparte a toujours témoigné d’un effrayant dédain de la vie des hommes en général, et de celle des républicains en particulier ; il les poursuivait d’une sorte de haine instinctive et d’une rigueur inexorable : vous le verrez, après l’attentat royaliste de la rue SAINT-NICAISE, vouloir faire immédiatement arrêter et fustiger cent cinquante républicains de Paris ; puis, poussant cependant la magnanimité jusqu’à ses plus généreuses limites, se borner à déporter des hommes complètement innocents, innocence affirmée par l’infâme Fouché lui-même, qui, alors ministre de la police, démontrait à son maître, preuves écrites en main, que Georges Cadoudal et quelques autres anciens chefs de chouans étaient les seuls coupables… Certes, nous le répétons, l’exécution du duc d’Enghien, le massacre des prisonniers de Jaffa [18], l’empoisonnement de blessés français en Égypte [19], et une foule d’autres actes enregistrés par la sévère impartialité de l’histoire, témoignent du profond dédain de Bonaparte pour la vie des hommes ; et pourtant, nous ne voudrons jamais croire qu’il ait fait empoisonner Hoche. La mort de ce patriote illustre, aussi grand capitaine que grand citoyen, fut une perte irréparable pour la république ; il l’eût peut-être sauvée, affermie. Sa renommée militaire, l’élévation de ses mâles vertus civiques, prenaient chaque jour plus d’ascendant ; les regards, les vœux, les espérances des derniers amis de la liberté se tournaient vers lui. Selon les gens de guerre, son génie militaire égalait celui de Bonaparte ; la popularité de Hoche n’atteignait pas encore celle de son rival de l’armée d’Italie, parce que entre autres causes et si singulière qu’elle paraisse (ainsi que le disait judicieusement notre ami Castillon, la veille de la prise de Wissembourg), les noms harmonieux des batailles d’Arcole, de Lodi, de Montenotte, étaient dans toutes les bouches, tandis que l’on pouvait à peine prononcer, par exemple, le nom des quatre grandes dernières batailles gagnées par Hoche : Neuwied, — Ukerath, — Altenkirchen, — Diesdoff, batailles où le jeune général témoigna des plus rares qualités stratégiques, et qui lui ouvraient les portes de la capitale de l’Autriche, sans le traité de Campo-Formio. Oui, si paradoxale que cela semble, telle était l’harmonieuse sonorité du nom des victoires du général en chef de l’armée d’Italie, qu’elles volaient de bouche en bouche ; puis, en dehors de la valeur incontestable de ses éclatants succès militaires, les bulletins, les ordres du jour de Bonaparte, rédigés avec une habileté incroyable dans un langage concis, coloré, rehaussé d’une certaine emphase méridionale, exaltaient ses victoires et frappaient, étonnaient les esprits ; enfin, les frères de Bonaparte, prôneurs infatigables de son génie, adroits, rusés, tenaces, mêlés à toutes les intrigues des deux conseils, et disposant de quelques journaux, servaient ses projets ambitieux, en agissant par tous les moyens et incessamment sur l’opinion publique. Hoche, au contraire, sans prôneurs, sans flatteurs, adoré de ses soldats, modeste, austère, désintéressé, probe jusqu’au scrupule, fuyant l’éclat, n’aspirant qu’aux paisibles douceurs d’une vie obscure, après avoir vaillamment servi son pays, Hoche prouvait par l’honnêteté de ses mœurs, par la simplicité de ses goûts, combien il était imbu des vertus et des sentiments d’égalité indispensables aux républiques. Homme de devoir et de foi, n’ambitionnant pour récompense de ses nombreuses victoires que l’antique couronne civique et cette louange d’un laconisme sublime : Tu as bien mérité de la patrie, Hoche, incapable d’exploiter habilement ses triomphes par des bulletins d’une exagération poétique, devait cependant, malgré, ou à cause même de sa modestie, parvenir presque à son insu, mais lentement et sûrement, à être l’un de ces hommes qui, à un moment donné, dominent une époque ; aussi, sans sa mort précoce, son influence contre-balançant celle de Bonaparte lors du 18 brumaire, Hoche, soit à Paris, soit à la tête de son armée, aurait probablement changé la face des choses, sauvé nos libertés, la république, et il serait peut être devenu le Washington de la France.

Un autre général, ardent et sincère républicain, doué du même génie et des mêmes vertus civiques que Hoche, mourut cette même année (1797), et aussi à la fleur de son âge : MARCEAU fut tué à la bataille d’Hochsteinbach, peu de temps après le blocus de Mayence, où il avait déployé, ainsi que dans tant d’autres opérations militaires, le génie d’un grand capitaine. L’élévation de son caractère, la noblesse de son cœur, ont reçu ce touchant hommage, prononcé sur sa tombe par l’un des magistrats de Mayence : « Le général Marceau, même au milieu des désastres de la guerre, sut soulager les peuples ; il préserva nos propriétés, protégea le commerce et l’industrie des provinces conquises par ses armes. » Hoche ! Marceau ! la personnification la plus complète, la plus admirable du général républicain, citoyen autant que soldat, et profondément dédaigneux de ce qu’on appelle la gloire, voyant dans la guerre, non pas un métier, non pas un moyen homicide de conquérir des honneurs, des pensions, des titres, mais un austère devoir civique, portant en soi cette récompense sublime : « défendre, sauver la patrie menacée, réduire ses ennemis à l’impuissance ; » puis, après l’accomplissement de ce devoir sacré, le général républicain dépose son épée, rentre dans l’égalité de la vie civile, et rien ne le distingue plus de ses concitoyens, sinon le souvenir impérissable des services qu’il a rendus au pays. Hélas ! fils de Joël ! plus tard vous comparerez par la pensée la simplicité antique de Hoche et de Marceau à l’existence somptueuse de ces maréchaux de l’empire, affublés de titres de ducs, de princes, chamarrés d’oripeaux, gorgés d’or par Bonaparte, et qui presque tous le trahirent ou, l’abandonnant indignement au jour de sa défaite, se vendirent à un Bourbon pour conserver ces grades, ces titres, ces richesses qu’ils devaient à leur maître. Terrible et juste leçon ! Fils de la république, à laquelle il avait porté le dernier coup en brumaire, Bonaparte voulut ressusciter l’aristocratie ; il en ressuscita les appétits honteux, les vices, le dégradant servilisme et la lâche ingratitude.

La paix était signée avec l’Europe ; l’Angleterre, seule, continuait contre la révolution, contre la France, cette guerre atroce qui ne reculait pas devant les moyens les plus abominables. Bonaparte voulut attaquer cette puissance dans les Indes, et soumit au Directoire, le plan de la funeste et stérile expédition d’Égypte. L’influence croissante de Bonaparte, ses allures dictatoriales au milieu de son armée, son impatience de toute autorité, les intrigues de ses frères, commençaient d’inquiéter les membres républicains du Directoire ; ils approuvèrent d’autant plus l’expédition d’Égypte qu’elle éloignait un chef militaire audacieux qui lui portait ombrage ; aussi, le 30 floréal an VI (19 mai 1798), une flotte expéditionnaire où était embarquée l’armée partit de Toulon, emportant le nouveau César et sa fortune. Les élections de ce même mois de floréal an VI (mai 1798) donnèrent une majorité complètement républicaine. La bourgeoisie, généralement réactionnaire, avait jusqu’alors voté pour les royalistes, mais, non moins irritée qu’effrayée des attaques de ce parti contre les acquéreurs de biens nationaux, dont elle possédait un grand nombre et d’ailleurs, dans une certaine mesure, attachée à la révolution en haine de l’ancien régime, la bourgeoisie porta ses voix sur des candidats républicains choisis dans son sein. Cette majorité sincèrement républicaine, se montra hostile au Directoire, qu’elle accusait de ménagements envers les conspirateurs royalistes de fructidor. Les directeurs, en cette circonstance, et s’appuyant sur le précédent du coup d’État de fructidor, eurent la criminelle pensée de porter une nouvelle atteinte à la représentation nationale et d’annuler les élections républicaines de floréal, de même qu’ils avaient annulé les élections royalistes de l’an V. Ce nouveau coup d’État, n’ayant pas même pour excuse le salut public, puisque la majorité des conseils se montrait résolue de soutenir et d’affermir la république, eut des conséquences désastreuses, dont la plus funeste devait être les événements de brumaire. La représentation nationale, ainsi mutilée, subalternisée par le pouvoir exécutif, perdit toute autorité dans l’opinion publique ; les royalistes agitèrent de nouveau le pays ; leurs éternels complices, les rois étrangers, formèrent contre la France une nouvelle coalition dont l’Angleterre fut l’âme ; l’Autriche, la Prusse, la Confédération germanique, le roi de Piémont et celui de Naples entrèrent dans cette ligue, effrayés de la propagande révolutionnaire qui avait déjà couvert les frontières de la France d’une ceinture de républiques naissantes. Les forces de la coalition étaient immenses. Elle attaqua d’abord notre alliée, la Hollande, devenue république, entra en Suisse et envahit les États républicains placés sous notre protectorat. Les débuts de cette campagne furent désastreux : les généraux Scherer et Moreau éprouvèrent en Italie de graves échecs. Le duc d’York débarqua en Hollande et marcha sur nos frontières du nord ; le moment était critique. Le Directoire recula devant la complète exécution de son décret rendu contre les élections républicaines. Le danger de la patrie ralliait les patriotes, le peuple lui-même semblait prêt à sortir de son indifférence politique ; l’esprit révolutionnaire recommençait d’agiter le pays comme aux grands jours de 1793 et de 1794. Laréveillère-Lépaux et Merlin sortirent du Directoire et furent remplacés par le général Moulins, républicain sincère, et par Roger-Ducos, constitutionnel ; les autres directeurs étaient Sieyès, le fameux auteur de la brochure sur le tiers état, qui eut tant de retentissement en 1789 ; Gohier, républicain intègre, et Barras, intrigant corrompu. Cambacérès fut placé au ministère de la justice, Quinette à l’intérieur, Talleyrand aux affaires étrangères, Robert Lindet aux finances, Bourdon à la marine, Bernadotte à la guerre, Fouché à la police. Bientôt la situation extérieure de la France changea de face ; les coalisés, d’abord vainqueurs en Hollande, en Italie et en Suisse, furent complètement battus. Brune, dans son admirable campagne de Hollande, acculait à la mer l’armée du duc d’York et le forçait à se rembarquer ; Masséna battait à outrance Korsakoff à Constance et Souwaroff à Zurich. Nos troupes, moins heureuses en Italie, depuis la mort de Joubert, général de la trempe de Hoche et de Marceau, vengeaient leurs premiers échecs et, sous le commandement de Championnet, refoulaient les Autrichiens en Italie. La république était donc victorieuse sur toutes ses frontières peu de temps avant le coup d’État de brumaire : les apologistes de Bonaparte mentent effrontément en osant affirmer, afin d’excuser ce général d’avoir, au mépris de tous les devoirs militaires, abandonné son armée en Égypte « qu’il dut accourir au secours de la France, qui, sans lui, eût été envahie de toutes parts ; » l’on conçoit moins encore l’étrange assurance de Bonaparte à son retour d’Orient, adressant d’un ton de satrape irrité ces reproches au Directoire : « Qu’avez-vous fait de la France, que je vous avais laissée florissante et victorieuse ?… » Jamais, au contraire, depuis thermidor, l’état de la France à l’extérieur et à l’intérieur, n’avait été plus favorable. Les élections de floréal, en immense majorité républicaines, prouvaient la vitalité de la révolution ; pourquoi fallut-il que, malgré tant de leçons terribles, les républicains se divisassent de nouveau en deux partis, l’un jacobin, l’autre constitutionnel ou modéré ? Néanmoins, ils composaient l’immense majorité du conseil des Cinq-Cents, dont Lucien Bonaparte (déplorable choix) était le président. Ce n’est pas tout : de nouveaux complots s’ourdissaient contre la république. Barras, le corrompu, négociait secrètement avec Louis XVIII le retour de la monarchie ; Sieyès, esprit éminent, mais exclusif, absolu et nourri d’abstractions pures, conspirait le renversement de la constitution de l’an III, possédé qu’il était du désir indomptable de tenter sur la France l’expérimentation d’un gouvernement imaginé par lui, système bâtard, régime transitoire entre la république et la monarchie. Ce changement de constitution ne pouvait s’effectuer que par un nouveau coup d’État ; pour l’accomplir, Sieyès devait absolument avoir à sa dévotion un général et quelques régiments. N’osant proposer la complicité de cette forfaiture ni à Moreau, dont il connaissait l’indécision habituelle, ni à Jourdan, ni à Bernadotte, qu’il croyait trop fermement attachés à la république pour la trahir, Sieyès jeta les yeux sur Bonaparte, alors commandant en chef de l’armée d’Orient et fit secrètement part de ces projets à Lucien Bonaparte ; celui-ci, depuis longtemps, tenait son frère au courant de toutes les intrigues politiques, il lui fit part des vues de Sieyès, et croyant le moment favorable pour tenter quelque coup de fortune, il engagea Bonaparte à abandonner l’armée d’Égypte (abandon qui, au point de vue militaire méritait la mort) et à revenir soudain en France. L’un des hommes les plus médiocres de ces temps, mais effroyablement doué du génie de la trahison et de la scélératesse, Fouché, ministre de la police, servait merveilleusement les vues de Sieyès et de Lucien Bonaparte, en faisant proclamer par ses agents les rumeurs les plus alarmantes : ainsi, selon eux, le réveil de l’esprit républicain était transformé en aspirations au règne de la terreur ; de misérables stipendiés, prenant le titre d’anciens sans-culottes, tenaient dans les lieux publics des propos atroces, annonçaient la prochaine permanence de la guillotine, prédisaient le massacre des riches, des bourgeois, et le pillage de leurs biens. Ces bruits, plus absurdes encore que terribles, trouvant cependant créance chez les sots et chez les trembleurs, finirent par réagir sur l’opinion publique. Ceux qui, naguère effrayés des audacieuses tendances des royalistes avaient senti la nécessité de l’affermissement du gouvernement républicain, éprouvaient une crainte insensée du retour de la terreur, et de nouveau inclinèrent à une réaction contre-révolutionnaire, seule capable de sauvegarder leur vie et leurs biens, qu’ils croyaient menacés. Exploitant ces stupides frayeurs, les affidés de Lucien Bonaparte, de Sieyès et de Fouché, répandus dans le monde politique et dans les salons, allaient partout répétant que le gouvernement et la constitution actuels devenaient impraticables, impossibles ; que la France ne pourrait être préservée de l’anarchie et d’une dissolution prochaine que par un pouvoir assez fort pour dompter à la fois les terroristes et les royalistes ; en un mot, que la dictature d’un homme de guerre pouvait seule sauver le pays. Ces affirmations, aussi mensongères qu’effrontées, insultaient à l’histoire et à la dignité de la France. Le croirait-on ? les complices du futur dictateur avaient l’incroyable impudence de te signaler à l’Europe, ô France ! comme une nation incapable de se gouverner elle-même, et réduite à implorer pour son salut la main de fer du despotisme ! Calomnie infâme ! ignoble jonglerie ! quoi ! ce grand peuple ! demander un maître ! après avoir jugé, condamné le dernier des rois dans le calme auguste de sa justice souveraine. Quoi ! ce grand peuple, incapable de se gouverner, lui ! sorti victorieux en 1793-1794 de terribles épreuves, uniques dan les annales du monde ! Quoi ! réduit à invoquer la dictature d’un homme ! ce peuple qui, seul contre l’Europe déchaînée contre lui, déchiré par les factions intestines, mit douze cent mille hommes sous les armes, écrasa les armées étrangères, recula jusqu’au Rhin et aux Alpes les frontières de la France, lui donna pour avant-poste de jeunes républiques, abolit l’esclavage, fonda le crédit public, centralisa le gouvernement, rendit accessible au pauvre le prix des denrées ; organisa l’instruction publique, l’éducation nationale sur les plus larges bases ; décréta ces lois touchantes et sublimes qui entouraient d’une patriotique sollicitude les veuves, les orphelins, les vieillards, ces vénérables invalides de l’industrie et de l’agriculture.

Que l’on réponde ?… Ces guerres de Titans, ces profondes réformes sociales, cette puissante impulsion donnée à l’éducation civique, ces actes et tant d’autres qui, sans la conspiration des scélérats de thermidor contre Robespierre, régénéraient la France ; cette irrésistible propagande révolutionnaire, qui appelait et initiait à la liberté les nations asservies ; ces faits gigantesques, qui seront l’étonnement et l’admiration de la postérité, comment se sont-elles accomplies ? Est-ce sous la dictature d’un homme ? Non ! non ! ce fut ton œuvre immortelle, ô république ! ce fut l’œuvre d’un grand peuple, non GOUVERNÉ par un DESPOTE, mais énergiquement SERVI, comme il voulait et devait l’être, par ses COMMIS, ses mandataires de la Convention, incarnation visible de la souveraineté nationale ! Dieu juste ! toi, le peuple de 1793 et de 1794 ! toi qui fis trembler l’Europe et les rois, en leur jetant pour gage de défi et de bataille la tête et la couronne de Capet, tu serais tombé à un tel degré de lâche abjection, de mépris de toi-même et d’oubli de ton immortel passé payé de son sang, que tu ne verrais de salut que dans la dictature d’un soldat heureux ?… Hélas ! il faut le dire, il en fut ainsi ! Oui, elles trouvèrent créance, ces impostures, qui provoqueraient les sifflets, si elles n’avaient eu pour exécrables et suprêmes conséquences, en 1814 et en 1815, l’envahissement, la honte, la ruine de la France ! pillée, saccagée par les hordes étrangères, dépouillée des conquêtes de la révolution, réduite à ses frontières monarchiques, et pleurant la mort stérile de ses enfants qui de leurs os ont blanchis les champs de bataille de l’Europe ! Oui, c’est un fait navrant : le peuple, las, déçu, découragé, désarmé, défaillant, exclu de la vie politique, n’appela pas, mais subit dans une sombre inertie la dictature militaire ! Ceux qui furent les odieux complices de cette dictature et l’appelèrent ardemment de leurs vœux, ce furent les sceptiques, les peureux, les corrompus, les oisifs, les exploiteurs, les jouisseurs. L’instinct de leur égoïsme et de leur perversité leur disait que la tyrannie ne peut s’appuyer que sur la force et sur la dépravation des mœurs publiques, sur la satisfaction des appétits grossiers, sur le libre essor de tous les vices, et cela, parce que la dépravation énerve les caractères, avilit les âmes ; or, le tyran, à la condition suprême que l’on ne dispute jamais son autorité absolue, aime à laisser son peuple, abâtardi, dégénéré, s’ébattre en paix et en joie dans la fange des honteux plaisirs, poursuivre avec frénésie le lucre immoral des spéculations hasardeuses ; voilà pourquoi une fraction de la bourgeoisie propageait de Paris à la province les idées de dictature dès avant le coup d’État de brumaire, y accoutumait ainsi l’esprit public, témoin cette lettre lue au conseil des Cinq-Cents, le 9 pluviose an VI (28 janvier 1798), par un représentant républicain, signalant le danger des menées bonapartistes.

« Châlons, le 28 nivose an VI

» Citoyens directeurs,

» Je ne dois pas vous taire que le représentant du peuple Dujardin, du conseil des Cinq-Cents, est arrivé à Châlons, son pays natal, depuis quatre ou cinq jours ; qu’ayant aussitôt été visité par plusieurs citoyens de la commune, il leur a donné pour nouvelle qu’actuellement la faction la plus puissante qui existât dans la république était une faction qui avait dessein de réduire la représentation nationale à cent membres qui formeraient un seul conseil sous le nom de sénat français, à la tête duquel il n’y aurait qu’un SEUL chef. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Pourquoi a-t-on fait le 18 fructidor ? On vous fait accroire que c’est pour le salut de la république, on vous trompe. Le but secret des meneurs est de réduire le Corps législatif à la nullité, et de mettre un chef ou UN DICTATEUR à la place du Directoire, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à un gouvernement définitif. Pour accréditer ces bruits, on y mêle les noms de certains ministres et du général BONAPARTE. »

Ce fut ainsi que peu à peu Lucien Bonaparte, Fouché, Sieyès, firent constamment mêler le nom de Bonaparte aux discussions sur la nécessité d’une dictature, soulevées par les journaux dont ils disposaient. Une feuille républicaine, le Journal des hommes libres, appela l’attention publique sur ces manœuvres. Il annonça « l’existence d’une nouvelle faction qui voulait une chambre perpétuelle et un président perpétuel. » Il reprocha aux journalistes thermidoriens de « menacer toujours (les patriotes) DE LEUR BONAPARTE. » Celui-ci, en effet, était fort lié avec plusieurs thermidoriens ; il était au contraire un objet de haine pour les hommes demeurés inébranlables dans leur foi républicaine. Enfin, on lisait dans le Rédacteur du 10 pluviose an VI (28 janvier 1798), l’article suivant :

« Si l’on veut connaître les ressorts que fait jouer l’Angleterre, on n’a qu’à lire l’anonyme suivante :

« De Strasbourg, le 2 pluviose.

« Le péril pour Bonaparte et pour Rewbell est des plus grands ; on a préparé de fausses pièces de conviction contre eux dans lesquelles on les accuse de vouloir attenter à la liberté de la France. On a fait recevoir des déclarations par écrit de plusieurs individus qu’on a aposté pour assurer qu’ils ont pleine connaissance du complot tramé par Bonaparte et Rewbell pour s’emparer seuls du gouvernement et faire périr les membres du Directoire et des conseils qui pourraient s’opposer à leur projet. Plusieurs de ces faux témoins ont été cherchés dans l’étranger ; mais il n’y a pas d’Italien. On a arrangé toute une correspondance semblable à celle du portefeuille de d’Entraigues, dans laquelle Bonaparte et Rewbell sont évidemment inculpés. Les coups doivent être portés dans le courant de pluviose, et même dans la quinzaine. On fait intercepter ici et dans d’autres endroits des lettres à leur adresse. La personne qui donne cet avis a vu de ses yeux les pièces fabriquées dans le cabinet de l’un des chefs de ce complot. ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’on comprend et de reste le but de ces écrits probablement dus à la fourbe ténébreuse de Fouché. Les conspirateurs, dans le cas où leurs trames seraient dévoilées avant le coup d’État médité, comptaient de la sorte s’innocenter d’avance, en qualifiant préalablement leurs actes de calomnies et d’inventions terroristes, destinées à perdre Bonaparte et ses complices. Tels étaient les différents appels de l’opinion publique peu de temps avant l’accomplissement du coup d’État de brumaire, fatale journée, que moi, Jean Lebrenn, témoin oculaire des faits, j’ai résumés dans les scènes suivantes.


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LES JOURNÉES DE BRUMAIRE
17 BRUMAIRE

Les scènes suivantes se passent dans l’atelier du citoyen Martin, membre du conseil des cinq-Cents et ancien chef de bataillon des volontaires parisiens qui combattirent si vaillamment à la bataille des lignes de Wissembourg, gagnée par le général Hoche. Des tableaux achevés ou des ébauches représentant des épisodes de nos guerres républicaines sont placés çà et là sur des chevalets ; des moules de statues antiques, des études d’après nature, garnissent les murailles du vaste atelier, où l’on remarque aussi une panoplie composée des vieilles épaulettes du commandant Martin, de ses armes de guerre et de son chapeau militaire, percé de deux balles. Il vient d’embrasser avec l’effusion d’une ancienne et sincère amitié Jean Lebrenn, qui a déposé sur un meuble le sac de voyage dont il était chargé.

JEAN LEBRENN. — Combien je suis heureux de vous revoir, mon ami, après une si longue séparation !

MARTIN. — Elle était du moins rendue moins pénible pour moi, grâce à notre fréquente correspondance. Comment se portent votre digne femme, votre petit Marius et madame Desmarais ?

LEBRENN. — J’ai laissé ma famille en parfaite santé ; ma belle-mère continue de raffoler de son petit fils…


MARTIN. — Et de le gâter en vraie mère grand’, cela va de soi. Et votre commerce de toiles prospère-t-il toujours ?

LEBRENN. — Toujours.

MARTIN. — Ainsi, votre quasi-solitude de Vannes ne vous pèse pas à vous et aux vôtres ?

LEBRENN. — Tant s’en faut : le voisinage de la mer, les côtes si pittoresques de la vieille Armorique nous offrent les plus grands spectacles de la nature ; tout nous intéresse, jusqu’à ces antiques pierres de Karnak qui nous rappellent tant de souvenirs de famille, et vers lesquelles nous faisons de fréquents pèlerinages, en passant par le creg où s’élevait, il y a dix-huit siècles et plus, la demeure de notre aïeul Joël.

MARTIN. — Le brenn de la tribu de Karnak, selon votre légende. Je comprends combien doit vous plaire ce pays, berceau de votre race.

LEBRENN. — Et cependant il nous faudra quitter notre retraite.

MARTIN. — Pourquoi cela ?

LEBRENN. — Il me serait impossible, en ce pays, de donner à mon fils une éducation convenable ; aussi, dans un an ou deux, et même peut-être avant, nous reviendrons nous établir à Paris, où nous continuerons d’ailleurs notre commerce de toiles de Bretagne.

MARTIN. — Vivat ! Puisse ce projet se réaliser le plus tôt possible, mon ami ; nous n’en serons plus réduits aux consolations de la correspondance. Dites-moi, vous logez ici, c’est convenu.

LEBRENN. — Vous m’avez fait cette offre cordiale, mais…

MARTIN. — Qu’est-ce à dire, mais ?…

LEBRENN. — Mon ami, je crains de…

MARTIN. — De m’importuner probablement ? Osez donc achever ce blasphème à notre vieille amitié ! Ah ! mon ami, sérieusement, y pensez-vous ? nous séparer en ces graves et tristes circonstances où nous sommes, et qui, seules, motivent votre voyage à Paris !

LEBRENN. — Il est vrai, vos dernières lettres m’ont profondément inquiété ; j’ai voulu juger par moi-même de l’état des choses, sachant d’ailleurs les dangers auxquels pouvait vous exposer votre patriotisme ! Hélas ! mon ami, la verrons-nous donc s’accomplir cette funeste prophétie de Robespierre : « La représentation nationale, avilie, tombera sous le despotisme militaire ! »

MARTIN. — Ah ! s’il en devait être ainsi, cette étonnante prédiction aurait prouvé une fois de plus la rare intuition politique de l’immortel martyr de thermidor ; mais la position, quoique très-critique, n’est pas encore désespérée ; nous formons au conseil des Cinq-Cents une imposante majorité républicaine, nous sauverons la liberté, ou nous périrons !

LEBRENN. — Je ne doute pas de votre énergie, de celle de vos amis ; mais la république, depuis si longtemps privée de l’élément populaire, sa vie, son âme, sa force, est à cette heure énervée, agonisante, comme un corps dont la vitalité expire.

MARTIN. — Croyez-moi, mon ami, rien n’est désespéré, je vous le répète, cependant, je ne vous le cache pas, ce qui nous manque au conseil des Cinq-Cents, ce ne sont pas les hommes de foi et de résolution, nous le sommes presque tous ; ce qui nous manque, ce sont ces grands citoyens, ces chefs de parti qui consacrent un principe aux yeux de l’opinion publique, et la lui rallient. Ah ! si nous comptions parmi nous, je ne dirai pas même un Danton, un Robespierre, mais seulement un Vergniaud, un Camille Desmoulins ! 


LEBRENN. — « Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas, » disait Billaud-Varenne. — Il n’avait que trop raison ; ces illustres victimes ne reviendront pas sauver la république !

MARTIN. — Ah ! je l’ai dit cent fois comme vous, c’est depuis thermidor, et surtout maintenant, que l’on comprend le vide irréparable, laissé par la mort de ces grands patriotes, victimes de l’exécrable jalousie des partis. Est-ce que le général Bonaparte, malgré son renom militaire, oserait affronter Vergniaud, Danton ou Robespierre ? À leur voix, le peuple serait debout, en armes, et l’ambitieux dictateur envoyé au tribunal révolutionnaire.

LEBRENN. — Ces regrets, ami, je les partage, mais ils sont tardifs. Quelle est, au vrai, la situation des choses depuis le brusque retour du général Bonaparte à Paris ? Et, à ce sujet, comment le Directoire, connaissant surtout de longue main les trames ourdies en faveur de ce général par ses frères, par cet infâme Fouché et par cet autre moine défroqué non moins scélérat, Talleyrand ; comment, dis-je, le Directoire a-t-il été assez faible ou assez coupable pour ne pas renvoyer devant un conseil de guerre le général Bonaparte, coupable d’avoir déserté son armée en Égypte, et de a laisser à deux mille lieues de la France, dans la situation la plus critique ? Dites, mon ami, aux grands jours de la Convention, un pareil acte serait-il resté impuni ?

MARTIN. — Non, certes, sinon le représentant du peuple en mission auprès de ce général l’eût fait aussitôt arrêter par ses propres soldats. Mais la faiblesse du Directoire et notre indécision, à nous autres républicains des Cinq-Cents, tiennent à plusieurs causes ; vous allez les connaître : Vous le savez, et je vous l’ai écrit, Sieyès est l’âme de la conspiration contre la constitution de l’an III, tandis que nous, républicains, nous défendons cette constitution, si détestable qu’elle soit, et je vous dirai tout à l’heure le motif de notre conduite ; donc Sieyès, membre du Directoire, Roger Ducos, son collègue et complice, sont à la tête des conjurés contre la constitution actuelle ; parmi les conjurés se trouvent la majorité du conseil des Anciens et quelques membres du conseil des Cinq-Cents ; puis viennent une foule d’intrigants de toute sorte : des agioteurs, des gens tarés, des fournisseurs enrichis, des bourgeois trembleurs, des corrompus et des repus, des terroristes repentants, comme ce misérable Fouché et votre honorable beau-père, l’avocat Desmarais, membre du conseil des Anciens.

LEBRENN. — Ce malheureux homme mérite encore plus de pitié que de mépris.

MARTIN. — Du mépris, oui ; de la pitié, jamais ! Ainsi, le but de la clique de Sieyès est de renverser la constitution de l’an III par un coup d’État, et de la remplacer par un gouvernement d’oligarchie bourgeoise, lequel, à un moment donné, servirait de pont, de transition à une monarchie constitutionnelle analogue à celle de 1792, et ce serait fait de la république ! — Tel est le plan et le but des conjurés ; maintenant, voici notre situation, à nous autres républicains, formant la majorité du conseil des Cinq-Cents : nous comptons sur l’appui de deux membres du Directoire dévoués à la république, Moulins et Gohier ; enfin, le cas échéant d’un conflit, nous avons lieu d’espérer que le général Bernadotte, dont l’influence militaire peut être opposée à celle du général Bonaparte, marcherait avec nous ; le conseil des Cinq-Cents a de plus, pour soutiens, les débris peu nombreux, hélas ! des divers partis républicains, girondins ou montagnards, jacobins ou terroristes, ainsi qu’un assez bon nombre d’anciens membres de la commune, échappés comme vous à l’échafaud après thermidor, et appartenant à la bourgeoisie.

LEBRENN. — Et le peuple, les faubourgs, sont-ils donc toujours plongés dans la même inertie ?

MARTIN. — Toujours ! sauf quelques ouvriers de la brasserie de Santerre et quelques vieux sans-culottes, tels que votre ancien contre-maître Castillon, que vous verrez ce matin sans doute, car je lui ai mandé votre arrivée.

LEBRENN. — Merci, mon ami, de m’avoir ménagé ce plaisir ; je serai très-heureux de revoir ce brave Castillon.

MARTIN. — C’est toujours le laborieux et honnête artisan que vous savez… seulement, crédule et naïf comme un véritable enfant du peuple, il est, ainsi que tant d’autres républicains sincères, grand partisan de Bonaparte.

LEBRENN. — Quoi ! Castillon, si dévoué jadis à la république !…

MARTIN. — Justement, puisqu’il n’est pas de meilleur républicain que le général Bonaparte, selon lui et ses amis, du moins ! Les partisans du général corse ont, il y a peu de jours, publié dans les journaux dont ils disposent un fragment d’une lettre du général Bonaparte ; la chose est si curieuse, qu’elle m’a paru digne d’être conservée. (Prenant dans un tiroir un journal.) — Écoutez le langage du futur dictateur… si l’on n’y met bon ordre. (Il lit.) « Quant à ceux qui me font l’injure de craindre en moi un César ou un Cromwell, ils se trompent grossièrement dans leur outrage. César, Cromwell, mauvais rôles, indignes d’un homme de sens quand ils ne le seraient pas d’un homme de bien. Ah ! ce serait une pensée sacrilège que celle d’attenter au gouvernement représentatif dans le siècle des lumières et de la liberté. »

LEBRENN. — Il a écrit cela ? le général Bonaparte a écrit cela ?

MARTIN. — Et mieux encore ; écoutez : « Il n’y aurait qu’un monstre ou un fou qui voulût, de gaieté de cœur, faire perdre la gageure de la république contre la monarchie, après avoir, comme moi, soutenu le gouvernement républicain avec quelque gloire et tant de péril. [20] »

LEBRENN. — Et il est des gens assez naïfs ou assez aveugles pour ajouter foi à ces paroles ?

MARTIN. — Certes ! Ces dupes sont innombrables, entre autres Castillon et quelques vieux patriotes du faubourg Antoine ; aussi, je le crains, vous ne serez pas mieux venu que moi à convaincre Castillon et ses amis que Bonaparte n’est point dévoué âme et corps à la république et à la liberté. Telle est donc notre situation : nous ne pouvons compter que sur le droit contre la violence. Nous voulons, quant à présent, défendre la constitution actuelle contre les factieux, non que nous la regardions comme durable ; elle porte en elle un germe de mort, l’exclusion des prolétaires bannis du scrutin. Si l’on ajoute à cela les nombreux coups d’État dont elle a été le prétexte et qui ont avili la représentation nationale, l’on est obligé d’avouer le peu de vitalité de cette constitution de l’an III ; cependant, nous la défendons provisoirement, parce qu’elle peut seule nous garantir d’un nouveau coup d’État, d’où sortirait, soit le despotisme militaire du général Bonaparte, soit une oligarchie bourgeoise, tendant à rétablir la monarchie constitutionnelle de 1792. Si, dans la crise qui se prépare, nous triomphons des conjurés, nous attendrons l’époque prochaine marquée par la constitution elle-même pour sa révision ; nous rétablirons alors le suffrage direct sans condition de cens, ainsi que l’unité gouvernementale dans une assemblée unique, déléguant le pouvoir exécutif à des comités, comme au temps de la Convention. Tels sont, mon ami, nos projets.

LEBRENN. — La question ainsi posée entre les factieux et vous, ils comptent dans leurs rangs deux membres du Directoire, Sieyès et Roger Ducos.

MARTIN. — Nous aussi nous comptons parmi nous deux membres du Directoire, Moulins et Gohier.

LEBRENN. — Mais le cinquième directeur, ce Barras, quel parti a-t-il embrassé ?

MARTIN. — Aucun jusqu’à présent ; aussi, chose honteuse ! ce pourri pèse d’un poids énorme dans les événements ; il peut, en se portant du côté de Sieyès et de Ducos, leur donner la majorité dans le Directoire, et ainsi faciliter le coup d’État : en d’autres termes, la dissolution du conseil des Cinq-Cents, dernier espoir de la république ; ou bien, en se joignant à Moulins et à Gohier, qui marchent avec nous, Barras peut leur donner la majorité dans le Directoire, et en ce cas, il dissout le conseil des Anciens, ordonne l’arrestation de Sieyès et de Ducos, met le général Bonaparte en accusation, comme coupable d’avoir abandonné l’armée d’Orient, et ainsi la république est sauvée.

LEBRENN. — Et jusqu’à présent Barras…

MARTIN. —… Est resté neutre, voulant, autant que possible, préjuger des événements, afin de pouvoir se ranger du parti qui lui semblera devoir l’emporter. Nous lui avons fait faire, ce matin même, des propositions par l’un des nôtres, que j’attends d’un moment à l’autre.

LEBRENN. — D’où il suit que si Barras persistait dans sa neutralité, ou donnait, je suppose, sa démission, le général Bonaparte resterait l’arbitre de la situation ?

MARTIN. — Évidemment, grâce au renom de ses victoires, à son ascendant sur l’armée et au fatal aveuglement du peuple, qui le croit sincèrement dévoué à la république. Enfin, ce scélérat de Fouché a fait répandre depuis quelque temps, par ses agents de police, dans la partie couarde de la bourgeoisie, des bruits aussi absurdes qu’effrayants sur les projets des républicains, qui préparent, dit-on, le retour de la terreur de 1793. La bourgeoisie s’est épouvantée ; elle croit maintenant que le sabre du général Bonaparte peut seul la défendre contre la guillotine des terroristes.

LEBRENN. — Ah ! ce Fouché, c’est la perfidie et la scélératesse incarnées.

MARTIN. — Il est l’âme damnée de Bonaparte, à qui nous avons dû, cependant, faire faire aussi des ouvertures par l’un des nôtres.

LEBRENN. — Que dites-vous, mon ami ? des républicains pactiser avec ce chef militaire dont ils ont tant à redouter !

MARTIN. — Rassurez-vous ! nous lui offrons tout ce que nous pouvons lui donner en sauvegardant la république et la liberté ; mais nous restons suffisamment armés contre les velléités despotiques de ce général.

LEBRENN. — Mais jusqu’ici son attitude ?…

MARTIN. —… A été expectante ; il écoute, il observe, il évite de s’engager avec aucun parti. Selon moi, il ruse avec Sieyès, duquel il ne consentira jamais à être l’instrument secondaire, et il ruse de même avec nous, qui ne consentirons jamais à servir son ambition.

Le domestique de Martin entre et remet une lettre à son maître, en lui disant : — Un dragon d’ordonnance vient d’apporter cette lettre, citoyen, et il attend la réponse. — Martin décachète l’enveloppe et lit ce qui suit :

« Peut-être vous souvenez-vous, monsieur, d’un sous-officier du troisième régiment de hussards qui, en ces jours de sanglant terrorisme où l’honneur national était réfugié aux armées, eut l’honneur de concourir avec vous à la défense d’une batterie, à la bataille de Wissembourg ? Ce sous-officier a fait son chemin ; il a, de plus, eu la gloire de servir presque toujours sous les ordres du plus grand capitaine des temps anciens et modernes, et duquel la France, en proie à tous les maux de l’anarchie, attend aujourd’hui son salut.

» Sachant, monsieur, votre immense et légitime renommée de peintre de batailles, je désirerais vivement que vous voulussiez bien vous charger d’un tableau dont je vous donnerais moi-même les indications. Je vous prie de me faire savoir à quelle heure vous pourrez, aujourd’hui, m’accorder quelques moments d’entretien au sujet de ce tableau.

» Agréez l’assurance de mes sentiments distingués,

» OLIVIER,

 » Colonel du septième régiment de dragons, aide de camp du général Bonaparte. »

MARTIN, après un moment de réflexion, dit à son domestique : — Répondez à ce militaire que j’attendrai son colonel ce matin. (Le serviteur sort. Martin, donnant la lettre d’Olivier à Jean Lebrenn.) Lisez, mon ami…

LEBRENN, après avoir lu. — Les pressentiments de ma pauvre sœur ne l’ont pas trompée. « Olivier, — me disait-elle, — aime la bataille pour la bataille ; il ne voit dans la guerre qu’un métier capable de satisfaire son orgueil et son ambition effrénée… » — Victoria prévoyait ce qui arrive. Olivier, devenu colonel, se montre déjà l’un des séides du général Bonaparte, et il calomnie, il injurie les jours immortels de 1793… Il en devait être ainsi !

MARTIN. — Je pense que la commande du tableau n’est qu’un prétexte de renouveler connaissance avec moi ; et sachant que je suis membre du conseil des Cinq-Cents, le colonel Olivier veut peut-être tâcher de m’attirer dans le parti de son général.

LEBRENN. — Si pénible que me soit la rencontre d’Olivier, je m’en félicite presque, je ne ménagerai pas la vérité à celui qui fut mon apprenti, et peut-être, grâce à mon ancienne influence sur lui, pourrai-je lui ouvrir les yeux.

MARTIN. — Est-il resté en correspondance avec vous ? J’aime à croire que du moins il ne s’est pas montré ingrat ? Je sais par vous tout ce qu’il doit à votre famille, et surtout au touchant dévouement de votre vaillante sœur.

LEBRENN. — Olivier m’a écrit quelquefois d’Italie pour m’instruire de son avènement aux grades de capitaine, puis de chef d’escadron, me protestant de sa détermination de suivre les conseils de ma sœur mourante et ceux que je continuais de lui donner ; puis il a cessé peu à peu de correspondre avec moi, et depuis près de deux ans je n’avais pas de nouvelles de lui.

Le citoyen Delbrel, député au conseil des Cinq-Cents, est introduit dans l’atelier.

MARTIN, à Delbrel. — Je vous présente l’un de mes meilleurs amis, le citoyen Jean Lebrenn, ancien volontaire dans mon bataillon, et membre de la commune au 9 thermidor : un patriote éprouvé ; il arrive de Bretagne.

DELBREL, à Lebrenn. — Soyez le bienvenu à Paris, citoyen ; les bons patriotes sont rares en ces malheureux temps.

MARTIN, à Delbrel, vivement. — Eh bien !… et Barras ?

DELBREL. — Il s’est retranché au fond de son appartement, au Luxembourg, comme dans une place forte ; je n’ai pu parvenir jusqu’à lui.

MARTIN. — Quoi ! il ne vous a pas reçu, même en déclinant votre titre de membre du conseil des Cinq-Cents ?

DELBREL. — Mon titre a sans doute été pour Barras une raison de plus pour ne point me recevoir ; cependant, j’ai tenté un dernier effort, je lui ai fait parvenir un mot où je lui demandais un entretien de la dernière urgence, au nom de la majorité républicaine de l’assemblée. Il m’a fait répondre par son secrétaire qu’une grave indisposition l’empêchait de recevoir personne et de s’occuper d’affaires.

LEBRENN. — Ainsi que vous le supposiez, mon cher Martin, Barras veut rester neutre dans la crise qui se prépare, et voir venir les événements…

DELBREL. — Afin de se rallier au parti victorieux.

LEBRENN. — De sorte que Barras ne se ralliant ni à Sieyès ni à Roger Ducos, ni à Moulins ni à Gohier, ses collègues du Directoire, le général Bonaparte, selon le concours qu’il prêtera aux factieux du conseil des Anciens ou aux républicains du conseil des Cinq-Cents, devient maître de la situation, qui ne peut se dénouer que par un coup d’État militaire ?

DELBREL. — Et le choix de Bonaparte, entre la contre-révolution et la république, n’est malheureusement guère douteux.

MARTIN, voyant entrer le citoyen Grandmaison, son collègue aux Cinq-Cents. — Nous allons être sans doute fixés sur les projets du général… voici Grandmaison (Désignant à ce dernier Jean Lebrenn.) — Je vous présente l’un de mes meilleurs amis ; il est des nôtres et arrive de Vannes.

GRANDMAISON salue Lebrenn, et s’adressant à ses deux collègues. — Je sors de chez le général Bonaparte.

MARTIN et DELBREL, avec anxiété. — Que vous a-t-il répondu ?

GRANDMAISON. — Machiavel est dépassé : le Corse jouerait le Florentin par-dessous la jambe.

MARTIN. — Ainsi, rien de précis, pas d’engagement ?

GRANDMAISON, tirant de sa poche un papier. — Voici, pour ainsi dire, le procès-verbal de mon entretien avec le général. Le sujet était si grave, qu’aussitôt après notre entrevue, je suis entré dans un café où j’ai noté les réponses de Bonaparte, afin de ne rien oublier. Donc, j’arrive à sa maison de la rue de la Victoire. Cette demeure offrait déjà l’aspect d’un quartier général en temps de guerre. Des officiers de tout grade et de toute arme, l’air matamore, sabres traînants, éperons sonnants, venaient rendre hommage à l’idole de l’armée. Ils encombraient les deux salons lorsque je m’y suis présenté. Mes habits bourgeois m’ont valu quelques sourires dédaigneux. J’étais attendu ; je me nommai à un aide de camp, et ajoutai ma qualité de membre du conseil des Cinq-Cents : ce titre me valut de nouveaux sourires sardoniques de la part des traîneurs de sabre, et bientôt je fus introduit dans le cabinet du général ; il écrivait devant une table chargée de papiers ; il ne se leva point quand j’entrai : ceci me parut impoli, même de la part du vainqueur d’Arcole et de Lodi. Il m’adressa brusquement, impérieusement la parole. Je commençai par prendre un siège qu’il ne m’offrait pas, et j’entamai la conversation par ce mot : Citoyen… Cette appellation lui fit froncer le sourcil, puis, m’interrompant et allant droit au fait, l’entretien suivant s’engagea entre nous. Je l’ai, pour plus de sûreté, dialogué. Le voici : (Il lit.)

BONAPARTE. — « Je sais le but de votre visite ; voici en deux mots ma réponse : Une dictature est indispensable pour sauver la France de l’anarchie ; seul, je puis être dictateur. Je n’estime ni Sieyès ni les siens, mais ils sont prêts à tout oser… Hâtez-vous, sinon ils feront avant vous et sans vous. Nommez-moi membre du Directoire à la place de Barras, nous les renverserons tous. » MOI. — « Citoyen, vous n’avez pas l’âge requis par la constitution pour être nommé directeur. » BONAPARTE. — « Sotte constitution, qui veut que l’on ait quarante ans pour être utile à son pays. » MOI. — « Cette constitution existe, tous les citoyens doivent la respecter. » BONAPARTE. — « Votre respect est une absurdité, votre constitution n’existe plus. » MOI. — « Elle existe, citoyen, et si défectueuse qu’elle soit, nous sommes résolus de la défendre comme dernier rempart de nos libertés. En somme, voici les dernières propositions que la majorité du conseil des Cinq-Cents m’a chargé de vous adresser : — Vous serez nommé général en chef de toutes les armées ; ces fonctions vous donneront la haute main sur la direction de la guerre ; vous serez, de plus, revêtu d’un caractère diplomatique qui vous permettra de prendre l’initiative des traités de paix, que vous soumettrez ensuite au Directoire. Ces fonctions sont les plus élevées que puisse désirer un citoyen jaloux de bien servir la république. » BONAPARTE. — « Je n’accepte pas cette position toujours subordonnée au Directoire. Je veux être généralissime des armées françaises, je veux être investi d’un pouvoir dictatorial sans contrôle ; à ce prix seulement, je sauverai la France. » MOI. — « Citoyen, la constitution proscrit le titre et les fonctions de généralissime, et les attributions dictatoriales sont incompatibles avec la liberté ; la république veut toujours pouvoir destituer ou mettre en accusation ses fonctionnaires militaires ou civils, de quelque rang qu’ils soient ; nous vous proposons donc le grade de général en chef, revêtu des pouvoirs diplomatiques les plus étendus, et dès que vous serez investi de ces éminentes fonctions, nous ferons appel à votre patriotisme pour défendre la loi, la constitution, menacées par une faction, dont Sieyès et Roger Ducos sont les chefs, et dont la majorité du conseil des Anciens sont les complices. » BONAPARTE. — « Je ne puis rien faire pour le pays ni pour la république si je ne suis investi d’un pouvoir dictatorial ; telle est ma conviction, je suis et serai inébranlable à ce sujet. » MOI. — « Et nous, citoyen, nous croirions trahir et perdre la république en la livrant à un dictateur. Pourquoi, d’ailleurs, la dictature ? Les dernières élections sont en immense majorité républicaines. Nos armées sont partout victorieuses ; le crédit, l’industrie, le commerce, sont florissants, et… » BONAPARTE, m’interrompant. — « La dictature ou rien [21]. » MOI. — « La dictature, jamais ! Adieu, citoyen. » Tel a été, mot pour mot, mon entretien avec le général. Vous êtes, j’imagine, convaincus comme moi que si l’on confiait la dictature à ce nouveau César, le dernier jour des libertés de la France aurait sonné. — J’oubliais de vous dire que j’ai vu Bernadotte entrer chez Bonaparte au moment où je quittais sa maison.

LEBRENN. — Ne m’aviez-vous pas dit, mon cher Martin, que vous comptiez sur le général Bernadotte ? qu’il était des vôtres ?

MARTIN. — Jusqu’ici, nous l’avons cru. Ce serait une nouvelle défection.

DELBREL. — Peut-être est-ce attacher trop d’importance à cette visite.

GRANDMAISON. — Néanmoins, et ainsi que je le craignais, les réponses du général Bonaparte ne peuvent nous laisser aucun doute sur ses projets ; bien qu’il m’ait déclaré son peu d’estime pour Sieyès et pour les siens, il est à eux.

MARTIN. — Ou plutôt ils sont à lui ; il les joue ou les jouera. Croyez-vous que Bonaparte consente jamais à être l’instrument de Sieyès ? D’un autre côté, ce dernier, dévoré d’ambition et d’orgueil, n’acceptera jamais volontairement la dictature du général.

LEBRENN. — Selon moi, Bonaparte se servira de Sieyès et du conseil des Anciens pour dissoudre le conseil des Cinq-Cents, dernier espoir de la république ; puis, ce coup d’État accompli, grâce à l’influence de Bonaparte sur l’armée, il s’emparera de la dictature.

MARTIN. — Nous protesterons à la tribune, et par les armes s’il le faut ; en faisant un appel au peuple pour défendre la loi, la constitution.

GRANDMAISON. — Le conseil des Cinq-Cents se déclarera en permanence.

DELBREL. — Et nous mettrons hors la loi le futur César.

LEBRENN. — Pourquoi ne pas commencer par là ? Pourquoi Moulins et Gohier, ces deux membres du Directoire, républicains sincères, soutenus par la majorité du conseil des Cinq-Cents, ne décréteraient-ils pas d’accusation le citoyen Bonaparte, coupable d’avoir déserté son armée ? Ce coup de vigueur pourrait imposer aux troupes elles-mêmes.

MARTIN. — En effet, ce moyen…

LEBRENN. — N’oubliez pas, mon ami, qu’au 9 thermidor, nous, membres de la Commune, nous avions pour nous le droit, le nombre, la force, et que, faute d’une initiative prompte et hardie, la Commune a été vaincue par la Convention.

DELBREL. — Nous pourrions nous constituer en permanence, appeler près de nous Gohier et Moulins, puis, dans une adresse au peuple, dévoiler hautement la conspiration de Sieyès, complice du conseil des Anciens, et dénoncer les projets liberticides du général Bonaparte, que l’on décréterait d’accusation.

GRANDMAISON. — Mais pour exécuter ce décret, il nous faut un général influent sur l’armée ; or, si Bernadotte, sur qui nous comptions, nous échappe ?…

MARTIN. — Ouvrons-nous alors au général Moreau ; ses victoires, son caractère, le rendent cher aux soldats.

DELBREL. — Moreau n’a pas la moindre consistance politique ; sa femme le mène comme un enfant.

GRANDMAISON. — Soit, mais il existe entre lui et Bonaparte une grande rivalité, Moreau peut être séduit par le noble rôle de défenseur de la constitution et de la loi. Quel inconvénient voyez-vous d’ailleurs à le sonder à ce sujet ?

MARTIN. — Aucun ; mais il faudrait d’abord savoir si nous devons ou non compter sur Bernadotte. Le fait de sa visite au général Bonaparte, visite étrange dans les circonstances présentes, je l’avoue, ne doit cependant pas nous faire perdre tout espoir ; je serais donc d’avis d’avoir aujourd’hui, et le plus tôt possible, une réponse catégorique de Bernadotte ; s’il trompe notre attente, nous nous adresserons au général Moreau.

GRANDMAISON. — Voulez-vous, Delbrel, que nous nous rendions de ce pas chez Bernadotte et, le cas échéant, chez Moreau ? Nous aurions du moins, quelle qu’elle soit, une réponse à donner à la réunion où nous devons nous trouver tantôt, avant la séance.

DELBREL. — Soit, je vous accompagnerai.

MARTIN. — Plus j’y songe, plus il me semble qu’à défaut de Bernadotte, nous aurions dans Moreau un excellent auxiliaire.

DELBREL. — Oui, s’il avait la fermeté de se décider ; c’est ce que nous allons savoir. À tantôt, Martin.

MARTIN. — J’apporterai à notre réunion quelques renseignements précis ; j’attends ce matin un bon patriote, ouvrier serrurier, ancien soldat de mon bataillon ; il habile le faubourg Antoine, il me donnera des détails sur l’esprit de la population de ce quartier.

DELBREL. — C’est important ; ainsi, à tantôt.

Delbrel et Grandmaison sortent.

LEBRENN, s’adressant à Martin. — Ah ! mon ami, je tremble pour la liberté, si le peuple reste indifférent au péril dont est menacée la république ! S’il faut pour la défendre, pour la sauver, recourir à l’intervention d’un général et de ses soldats, la république sera tôt ou tard à la merci de son sauveur, elle subira le despotisme du sabre !

MARTIN. — Mais cependant, un coup d’État échéant, si les faubourgs ne bougent pas, que faire ? que résoudre ?

En ce moment entre Castillon, accompagné de Duchemin, ancien maréchal des logis chef de canonniers à cheval dans l’armée de Rhin-et Moselle ; il porte la petite tenue d’artilleur et les galons de son grade ; son bras gauche est soutenu en écharpe ; ses traits, brunis par le soleil d’Égypte, sont aussi bronzés que ceux d’un Arabe.

CASTILLON, à Lebrenn, d’une voix entrecoupée. — Ah ! l’ami Jean… Je ne m’attendais pas… quand ce matin j’ai appris par… la lettre du… capitaine que… que… (Il ne peut s’empêcher de pleurer de joie.) Sacrédié… que je suis donc bête !

LEBRENN, avec effusion. — Embrasse-moi, mon vieux Castillon, je te retrouve tel que je t’ai laissé, le meilleur des hommes !

Lebrenn et son ancien contre-maître, après s’être embrassés cordialement, échangent quelques paroles à voix basse, tandis que Duchemin dit à Martin qui l’examine avec attention, cherchant à rappeler ses souvenirs : — Vous ne me reconnaissez pas, mon capitaine ?

MARTIN. — Non ; et cependant… il me semble… que nous nous sommes déjà vus.

DUCHEMIN. — C’est ce fichu soleil d’Égypte qui a gâté la fraîcheur de mon teint en le rendant couleur de revers de botte, sans quoi vous reconnaîtriez Duchemin, ancien canonnier à cheval dans l’armée de Rhin et Moselle, où nous servions ensemble.

MARTIN, lui tendant affectueusement la main. — Je vous reconnais maintenant, mon vieux camarade. (Souriant.) Et Carmagnole ?… et Rouget ?…

DUCHEMIN, soupirant. — Ne m’en parlez pas, mon capitaine, mon pauvre Rouget a eu le sort de Gris-Gris, il est mort en brave cheval de guerre : il a reçu un boulet dans le ventre à la bataille d’Altenkirchen. Quant à Carmagnole, mon amour de bouche à feu, elle a crevé de rire, la bonne pièce… en envoyant une triple charge de mitraille aux Autrichiens ; après quoi, veuf de Carmagnole, je suis parti pour l’Orient.

MARTIN. — Ainsi, vous avez fait la campagne d’Égypte ?

DUCHEMIN. — Pour mon malheur ! Chienne de guerre !… Et Bonaparte ?… filer son nœud sans tambour ni trompette… laisser l’armée dans le pétrin… Nom d’un nom ! quels cris, quelles vociférations contre le petit caporal, quand on a su qu’il nous abandonnait. Si on l’avait tenu, on l’écharpait !

MARTIN. — Vous avez donc quitté l’Égypte après lui ?

DUCHEMIN. — Trois jours après, avec un convoi de blessés qu’on renvoyait en France ; notre navire a eu la chance d’échapper aux croiseurs anglais et de débarquer à Toulon. De là, j’ai demandé à venir en convalescence dans mon vieux Paris ; pour revoir mon vieux faubourg Antoine et les vieux sans-culottes de 93, s’il en restait. Il n’en reste pas épais, c’est vrai ; mais ceux qui restent sont des bons, des solides, à preuve le camarade Castillon, l’un des premiers que j’ai rencontrés dans le faubourg. Il m’a dit qu’il venait vous voir ce matin, mon capitaine, et en ma qualité d’ancien soldat de l’armée de Rhin et Moselle et de pur jacobin, j’ai cru pouvoir me permettre d’accompagner Castillon.

MARTIN. — Vous ne pouviez me faire un plus grand plaisir, mon camarade ; les fidèles de 93 sont rares de notre temps.

DUCHEMIN. — À qui le dites-vous, mon capitaine ; je ne reconnais plus mon faubourg Antoine : sauf quelques ouvriers de la brasserie du ci-devant général Santerre, qui a eu l’avantage de conduire Capet à la guillotine, tout le reste des citoyens sont engourdis comme des marmottes. (À Lebrenn qui, après s’être entretenu à demi-voix avec Castillon, se rapproche.) Salut et fraternité, citoyen Lebrenn : je suis devenu si moricaud en Égypte, que peut-être vous ne me reconnaissez pas non plus.

LEBRENN. — Castillon vient de m’apprendre sa rencontre avec vous, mon brave ; mais, croyez-le, mon cœur aidant, j’aurais toujours reconnu un frère d’armes qui a accompagné ma sœur jusqu’à sa dernière demeure.

DUCHEMIN. — Crâne soldat que votre sœur, citoyen Lebrenn, et fameuse républicaine. Pourquoi faut-il que l’autre, qui formait avec elle le fameux duo du troisième hussards, ne soit plus des nôtres ?

LEBRENN. — Vous parlez d’Olivier ?

DUCHEMIN. — Oui, je l’ai retrouvé lieutenant-colonel en Égypte ; il est devenu colonel ; crâne soldat toujours, il faut être juste ; mais quant à être républicain, merci !

CASTILLON. — Qu’est-ce qu’il est donc, alors ?

DUCHEMIN. — Aristocrate, et des plus huppés !

CASTILLON. — Aristocrate ! lui, Olivier ?… un galopin d’apprenti qui soufflait à notre forge !… tu entends, l’ami Jean ? Olivier, aristocrate ; s’il n’y a pas de quoi faire rire une poupée !

LEBRENN. — Oui, j’entends et je ne partage pas ta surprise. (À Duchemin.) Et quelles preuves d’aristocratie a données le colonel Olivier ?

DUCHEMIN. — Il dit qu’on a eu tort de ne pas fusiller jusqu’au dernier des jacobins et des révolutionnaires ; que ç’a été quasi un crime d’abolir les croix, les crachats et les titres de noblesse, vu que ça encourageait les officiers à bien servir.

CASTILLON, outré. — Nom de nom ! Ah çà ! ce n’est donc rien que de faire dire de soi qu’on a bien mérité de la patrie ! récompense civique dont se montraient si fiers Hoche, Marceau, Joubert et tant d’autres grands généraux patriotes !

LEBRENN. — Enfin, voyons, Castillon, quelle est, au vrai, l’opinion du faubourg Antoine ?

CASTILLON. — Après la mort de Robespierre et des Jacobins, tu le sais comme moi, l’ami Jean, le retrait de la loi sur le maximum et sur les agioteurs ayant fait quadrupler le prix des denrées et baisser d’autant la valeur des assignats, le peuple, regrettant trop tard d’avoir cru à la trahison de Maximilien et des jacobins, est tombé dans une affreuse détresse ; enfin, poussé à bout par la misère, exaspéré de voir les patriotes prisonniers ou assommés par les muscadins, il s’est insurgé en floréal et en germinal, demandant du pain et la constitution de 1793 ; puis, se laissant bêtement prendre aux belles promesses de la Convention, il a rendu ses armes et ses canons. Eh bien, depuis ce temps-là, le peuple est las, dégoûté de la politique ; il n’a plus son droit de suffrage direct ; tout lui est égal, le travail ne manque pas, le pain n’est pas cher sous le Directoire, l’on va trinquer à la guinguette, et quand on parle du 14 juillet, du 10 août, ou bien des fameuses années de 93 et de 94, on a l’air de revenir du Congo.

DUCHEMIN. — C’est ce que me disaient quelques vieux sans-culottes de la brasserie de Santerre.


MARTIN. — Supposons que, demain, Bonaparte et les royalistes du conseil des Anciens veuillent renverser la constitution et proscrire les derniers républicains qui siègent au conseil des Cinq-Cents, quelle serait l’attitude du faubourg Antoine ?

CASTILLON. — Aussi vrai que le jour nous éclaire, les uns seront contents, et les autres, ni contents ni mécontents, laisseront faire la général Bonaparte.

LEBRENN. — La masse, soit ; mais les anciens sans-culottes de la brasserie de Santerre, les vieux patriotes qui, comme toi, Castillon, ont pris part aux grandes journées de la révolution ?… ils laisseraient, sans mot dire, renverser la constitution et proscrire les derniers républicains ? 


CASTILLON. — Voyons, l’ami Jean, tu veux que le peuple aille s’insurger pour défendre une constitution qui lui a filouté son droit de suffrage direct ! tu veux que le peuple aille risquer sa peau pour défendre les républicains des Cinq-Cents qu’il ne connaît pas ; car, sans affront pour le capitaine Martin, aussi bon patriote que personne, il faut bien dire qu’il n’y a pas un député du conseil des Cinq-Cents qui ait un nom populaire ; c’est des braves hommes ; mais, dame ! comment connaîtrions-nous leurs noms ? Il n’y a plus de clubs, plus de réunions aux sections, vu qu’il n’y a plus de sections ; c’est à peine s’il reste quelques journaux. Et puis, enfin, ces députés-là ne s’appellent pas Saint-Just, Lebas, Danton, Robespierre. À la voix de ceux-là, le peuple s’est soulevé et se soulèverait encore, si les morts, comme l’on dit, revenaient, mais, toujours soit dit sans faire affront au capitaine Martin, ni lui, ni ses amis ne feraient à cette heure bouger un homme des faubourgs.

MARTIN. — Il est vrai, nous ne comptons malheureusement parmi nous aucun de ces grands citoyens si populaires en 1793 et en 1794 ; la guillotine y a mis bon ordre. J’avoue encore que cette constitution que les contre-révolutionnaires de tous les partis et les traîneurs de sabre veulent renverser aujourd’hui, a exclu du scrutin les prolétaires ; ils ne peuvent donc guère être jaloux de la défendre. Mais il faut pourtant se dire qu’elle sera bientôt sujette à revision, que le peuple pourra ainsi reconquérir ses droits ; enfin, si mauvaise qu’elle soit, quant à présent, elle est encore cent fois préférable à la dictature d’un tyran.

LEBRENN. — Certes, car le pouvoir royal abattu le 10 août serait un régime de liberté comparé au despotisme militaire du général Bonaparte !

DUCHEMIN. — Ah ! fichtre, oui ! car il a appris en Égypte le métier de pacha ; il nous donnerait de la liberté environ comme en Turquie. Ah ! mon vieux Castillon, si tu savais ce que c’est que l’armée depuis qu’il n’y a plus là de représentants du peuple pour rappeler aux généraux que le soldat est, comme eux, citoyen, et qu’on doit respecter ses droits, sa dignité. Tiens, j’ai servi sous l’ancien régime, eh bien ! foi d’homme, les officiers aristocrates ne nous traitaient pas plus durement que notre ancien camarade, le colonel Olivier ; aussi l’on ne se bat plus avec le même entrain qu’au temps des grandes guerres de la république. En ce temps-là, tu t’en souviens, soldats et officiers fraternisaient, marchaient au feu en camarades, chantant la Marseillaise ou Ça ira ; enfin on savait pourquoi l’on se battait : c’était pour la république, c’était pour affranchir les peuples, tandis que je te demande un peu, mon vieux Castillon, la belle jambe que ça me faisait d’aller aux cinq cents diables me cogner avec les mameluks. Qu’est-ce que le soldat comprenait à cette guerre-là ? On tapait toujours dur, c’est vrai, parce qu’il vaut mieux tuer que d’être tué ; mais, c’est égal, si le courage y était toujours, le cœur n’y était plus, parce qu’on ne se battait non plus comme autrefois pour une idée que chacun comprenait, mais seulement pour fricoter de la gloire au général en chef, et il nous en a drôlement remercié en filant son nœud et nous laissant dans le pétrin, à seule fin de venir ici mettre le gouvernement et la liberté dans sa poche.

CASTILLON. — Mais puisque le petit caporal dit qu’il faudrait être un monstre ou un fou pour jouer le rôle de César ou de Cromwell… faut bien le croire.

LEBRENN. — Il ment !

CASTILLON. — Un si grand vainqueur ! le héros d’Arcole et de Lodi ! le mitrailleur des monarchiens en vendémiaire ? il oserait…

DUCHEMIN. — Lui ?… Ah ! mon vieux, si tu avais le dixième bulletin de l’armée d’Égypte… Quelle colle !

CASTILLON. — S’il mentait, ce serait un traître, et alors on verrait… voir, nom d’un nom !

LEBRENN. — Il serait trop tard, le coup serait fait.

MARTIN. — Mordieu ! quoi ! le peuple de Paris, qui a renversé au 10 août la plus vieille monarchie du monde, se laisserait rebâter, museler de nouveau !

CASTILLON. — Mais, sacrebleu ! capitaine Martin, puisqu’il veut la république, cet homme ! Il le répète, il le jure, il l’imprime, il le crie sur les toits !

LEBRENN. — Je te le répète, Castillon, ce qu’il veut, c’est la dictature, c’est le pouvoir absolu : royauté déguisée d’abord, après quoi il lèvera le masque. Nos dernières libertés, payées par nous de notre sang et de celui de milliers de nos frères, nous seront ravies, et une effroyable tyrannie pèsera sur la France.

DUCHEMIN. — Moi qui connais le pèlerin, veux-tu qu’en deux mots je te dise, Castillon, quel sera le gouvernement du petit caporal ? Silence dans les rangs, attention au commandement… Arche !!! Et voilà, mon vieux.

MARTIN. — C’est cela, bravo !

DUCHEMIN. — Tonnerre ! et c’est pour en arriver là que nous aurions jeté la tête et la couronne de Luis Capet aux rois d’Europe dont nous chambernons les armées depuis six ou sept ans au nom de la république et de la liberté !

LEBRENN. — Ainsi, après avoir proclamé les droits de l’homme, appelé les peuples à l’indépendance, au nom de la révolution, la France du 14 juillet, du 10 août, du 22 septembre, du 31 mai, la France de la terreur, la France du comité de salut public serait demain muette, soumise et tremblante devant le général Bonaparte, comme un peloton de conscrits devant leur caporal !

CASTILLON. — C’est vrai, citoyens, ça serait honteux ! et rien que de penser à cela, nom d’un nom ! je sens bouillir mon vieux sang de patriote de 93. Mais faut pas s’abuser, je connais mon faubourg Antoine comme ma poche, et celui-là est le père aux autres ; eh bien ! je vous le répète, le peuple en tient pour le général Bonaparte, parce que tout le monde le croit bon républicain, et que, à cause de ses victoires, son nom sonne aux oreilles comme un clairon ; enfin, on se dit : « Celui-là doit tout à la république, pourquoi la trahirait-il ? Autant vaudrait le croire capable de tuer sa mère. » Donc le peuple, toujours crédule comme un enfant, a confiance et espoir en Bonaparte ; c’est peut-être fâcheux, mais que voulez-vous ? il en est ainsi.

LEBRENN. — De sorte que si, demain, par exemple, le général proscrivait le conseil des Cinq-Cents, où siègent les derniers républicains, et s’emparait de la dictature, les faubourgs le laisseraient impunément commettre cet attentat ?

CASTILLON. — Quelques anciens patriotes et les ouvriers de la brasserie de Santerre s’émouvraient peut-être dans le faubourg Antoine, mais voilà tout !

MARTIN. — C’est beaucoup ; il suffit souvent d’une centaine d’hommes de foi et d’énergie pour commencer un mouvement. La masse, engourdie ou abusée, se réveille aux premiers coups de fusil, et bientôt l’odeur de la poudre, le bruit du tocsin, la vue de ses frères marchant au combat, raniment les instincts guerriers du peuple, l’exaltent, l’entraînent ; l’insurrection ne comptait à son début qu’une poignée de héros, mais bientôt elle s’étend, se propage, et les faubourgs entiers sont soulevés !

CASTILLON. — Sacredieu ! capitaine Martin, l’eau m’en vient à la bouche. Ah çà ! s’il était vrai, et je ne peux pas le croire, que le petit caporal veuille donner le coup de pouce à la république, faudrait donc décrocher de son clou mon vieux fusil de volontaire de 93 ?

DUCHEMIN. — Oui, et ça irait, nom d’un canon ! Nous entraînerions facilement les patriotes de la brasserie Santerre et Santerre lui-même, et nous tâcherions de préparer le faubourg Antoine à une insurrection.

LEBRENN. — Et si elle a lieu, que ce soit aux cris de : Vive la constitution de 93 ! Dernière protestation du peuple lors des journées de floréal et de germinal. Ce cri aura de l’écho dans les vieux quartiers de Paris.

MARTIN. — Et si, à l’imitation de Louis Capet, lors de son attentat contre la Constituante, le général Bonaparte entreprend de dissoudre le conseil des Cinq-Cents par la force, je vous réponds qu’à moins qu’ils ne soient prisonniers ou fusillés, les représentants du peuple seront en tête de l’insurrection, si les faubourgs prennent les armes.

LE DOMESTIQUE, entrant. — M. le colonel Olivier demande à vous parler, citoyen.

MARTIN. — Qu’il vienne. (Le domestique sort.) Castillon, et vous, Duchemin, voulez-vous aller au faubourg Antoine vous aboucher avec les ouvriers de Santerre ?

CASTILLON. — Oui, nous y allons de ce pas.

DUCHEMIN. — C’est dit ; et, de plus, j’irai flâner au quartier du 5e de canonniers à cheval : je connais quelques sous-officiers de ce régiment, autrefois bons patriotes, je tâterai le terrain.

LEBRENN. — Et rendez-vous ici ce soir à huit heures, afin de nous concerter selon les événements.

CASTILLON. — À huit heures, c’est convenu.

Le colonel Olivier est introduit, il porte avec une aisance militaire le brillant uniforme des dragons. Sa physionomie martiale est hautaine, impérieuse et rude ; tout décèle en lui l’inflexible arrogance du commandement ; il n’a d’abord reconnu, ou plutôt accordé nulle attention à Lebrenn, à Castillon et à Duchemin ; et s’adressant à Martin : — Je suis enchanté, monsieur, de cette occasion de renouveler connaissance, avec un ancien frère d’armes.

MARTIN. — Citoyen, je suis non moins que vous heureux de la circonstance qui nous rapproche, ainsi que trois de nos anciens camarades de l’armée de Rhin et Moselle. (Il désigne du geste Lebrenn, Castillon, et Duchemin.) Vous ne vous attendiez pas à les trouver chez moi ?

OLIVIER, surpris, allant vivement à Lebrenn, et lui tendant la main : — Quelle bonne rencontre !… Vous, ici… et depuis quand ?

LEBRENN. — Depuis ce matin.

OLIVIER. — Comment se porte madame Lebrenn ?

LEBRENN. — Je vous remercie, Olivier, la citoyenne Lebrenn se porte bien.

OLIVIER. — Et votre fils ?

LEBRENN. — Il grandit, et j’espère faire de lui un bon républicain.

CASTILLON, s’approchant du colonel, et lui frappant familièrement sur l’épaule. — Ah ça, dis donc, mon garçon, est-ce que ton grade de colonel t’a rendu myope ?

OLIVIER, tressaille, et, pourpre de colère, toisant Castillon. — Qu’est-ce à dire ? Qui êtes-vous ?

CASTILLON. — Eh bien ! c’est moi, quoi donc ; oui, Castillon, ton ancien contre-maître, qui t’ai appris à manier la lime quand tu étais notre apprenti, à l’ami Jean et à moi.


LE COLONEL OLIVIER, avec hauteur et impatience. — Bonjour, mon cher, bonjour. (À Lebrenn.) Et quel heureux hasard vous amène à Paris ?

CASTILLON, touchant le bras d’Olivier. — Dis donc, mon garçon, est-ce que vraiment tu serais devenu pour tout de bon aristocrate, depuis que tu appartiens à l’état-major du général Bonaparte, comme le dit Duchemin, notre ancien camarade des lignes de Wisembourg, ci-présent, et que tu n’as pas l’air de reconnaître ?

DUCHEMIN, bas à Castillon. — Tais-toi donc, mon vieux, il me fera flanquer à la salle de police par le commandant de place de Paris, et nous ne pourrons pas aller au faubourg.

LE COLONEL OLIVIER, après un moment de silence, et, se contenant, imposé, imposé par la présence de Jean Lebrenn. — Je répondrai à monsieur Castillon que si j’ai été son apprenti, ce dont je ne rougis pas…

CASTILLON. — Vraiment ?… tu nous fais cet honneur-là ?…

LE COLONEL OLIVIER. — Monsieur Castillon devrait comprendre que mon âge et le grade que je dois à mon épée rendent peu convenables des familiarités permises alors que j’avais dix-sept ans.

CASTILLON. — Pardon, excuse, monsieur le marquis. Ah ! c’est comme cela que l’on se comporte à l’état-major du général Bonaparte : c’est bon à savoir. (Échangeant un regard d’intelligence avec Lebrenn.) Ça apprendra bien des choses ; entre autres comment dans ce monde-là on pratique l’égalité, la fraternité républicaines.

LE COLONEL OLIVIER, d’un ton rude, à Duchemin. — Quant à toi, qui es encore au service, n’oublie pas que l’on met les insolents au cachot et que l’on fusille les insubordonnés.

DUCHEMIN. — Mon colonel, je…

LE COLONEL OLIVIER. — Tais-toi !

DUCHEMIN. — Mais, mon colonel…

LE COLONEL OLIVIER. — Va-t’en !

CASTILLON. — Allons, bouche close, et viens-t’en, mon vieux camarade, vu que tu n’as que le choix entre le cachot ou la fusillade ; mais, moi, qui, en ma qualité de citoyen, n’ai souci ni du cachot, ni de la fusillade, ni des épaulettes à graines d’épinards, je te dis ceci, à toi, Olivier, entends-tu ? pauvre enfant du peuple, entends-tu ?… pauvre orphelin, ramassé dans la rue par la charité de l’ami Jean… tu méprises tes frères ; soldat de la république, à qui tu dois tes grades, tu n’es qu’un ingrat, car tu conspires contre elle.

LE COLONEL OLIVIER, exaspéré, menaçant. — Ne me pousse pas à bout, misérable, ou sinon…

CASTILLON. — Et puis après ? Voyons, si tu n’es pas content, veux-tu que nous nous rafraîchissions d’un coup de contre-pointe ? J’ai encore mon sabre de volontaire de la république ; mais, non, n’est ce pas, tu es trop aristocrate pour te battre avec une canaille d’ouvrier ?

LE COLONEL OLIVIER, à Lebrenn. — Comment se fâcher de pareilles sottises ; il faut avoir pitié de ce vieux fou !

CASTILLON, tristement. — C’est toi qui me fais pitié… vrai, grand’pitié, Olivier, car lorsque tu étais apprenti et plus tard soldat dans l’armée de Hoche, je t’aimais comme un brave enfant. Adieu… et merci ; car, grâce à toi, j’en ai plus appris en cinq minutes qu’en cinq ans. Ah ! comme je vais m’empresser d’instruire les sans-culottes du faubourg de ce qu’ils doivent attendre de la république du petit caporal, qu’ils croyaient, comme je l’ai cru aussi, un patriote de la trempe de Hoche et de Marceau. La république de ton général… la voici, comme disait l’ancien. — « Silence dans les rangs, pékins ! attention au commandement… et… arche ! » (À Duchemin, tout bas.) — Et là-dessus… arche ! aux faubourgs, mon vieux !

Castillon et Duchemin sortent, Martin les suit, Lebrenn l’ayant prié de le laisser pendant quelques moments seul avec le colonel Olivier. Celui-ci garde un silence embarrassé.

LEBRENN. — Les reproches de Castillon vous ont ému, Olivier, tant mieux, c’est un bon symptôme.

LE COLONEL OLIVIER. — Ces insolences m’émouvoir ! détrompez vous… elles ne pouvaient m’atteindre ; je regrette de ne pas leur avoir répondu par le dédain qu’elles méritaient… Mais laissons ces misères, et parlons de vous, mon cher Lebrenn.

LEBRENN. — Parlons plutôt de vous, Olivier ; parlons aussi de ma sœur, de qui la mémoire doit être sacrée pour vous.

LE COLONEL OLIVIER. — Pouvez-vous en douter ?

LEBRENN. — Oui, j’en doute.

LE COLONEL OLIVIER. — Quoi ! me soupçonner capable d’oublier Victoria !

LEBRENN. — Ah ! ses tristes prévisions à votre sujet se sont réalisées ; son héroïque dévouement pour vous aura été stérile…

LE COLONEL OLIVIER. — Ai-je donc trahi la république ? Ne l’ai-je pas servie de mon épée ?

LEBRENN. — Vous avez servi votre ambition militaire, et à cette ambition, vous êtes au moment de sacrifier la république, à qui vous devez tout. (Mouvement du colonel.) Oui, tout ! Que seriez-vous donc à votre âge sans la révolution ? Soldat aux gardes françaises comme votre frère Maurice, si vous aviez suivi votre vocation militaire, et comme lui peut-être vous auriez-péri sous le bâton de votre colonel ! Vous étiez orphelin, abandonné ; ma sœur, ma femme et moi, nous avons veillé sur vous avec sollicitude.

LE COLONEL OLIVIER. — Ma reconnaissance envers vous et votre famille sera éternelle.

LEBRENN. — Je ne vous parle pas de ces bienfaits pour faire appel à votre gratitude, Olivier, mais afin que vous vous souveniez que vous êtes, comme nous, enfant du peuple ; et cependant, tout à l’heure, avec quelle sécheresse hautaine vous avez accueilli Castillon.

LE COLONEL OLIVIER. — Vous allez peut-être aussi m’accuser d’être un aristocrate !

LEBRENN. — Je vous accuse de n’avoir plus même conscience de la valeur de ces trois mots : liberté, égalité, fraternité, — symbolique devise de la république.

LE COLONEL OLIVIER. — Telle est donc ma trahison ?

LEBRENN. — Oui, et elle est complète. À la liberté vous voulez substituer le despotisme ; à l’égalité, une aristocratie militaire ; à la fraternité, l’égoïsme impitoyable de l’homme de guerre par métier, qui, pour conquérir un grade, massacrerait ses concitoyens, si son chef lui disait : « Tue ! »

LE COLONEL OLIVIER. — Il n’y a pas d’armée permanente possible sans une discipline de fer, et il n’est pas de sécurité pour un grand pays sans un pouvoir inflexible, appuyé sur l’armée.

LEBRENN. — En un un mot, vous êtes partisan de la dictature militaire ?

LE COLONEL OLIVIER. — C’est mon opinion, et aujourd’hui celle du pays ; la France, après tant d’années de licence et d’anarchie, après tant d’horribles excès révolutionnaires, a besoin d’ordre, de repos, de stabilité, de hiérarchie, et une autorité énergique concentrée entre les mains du plus grand capitaine des temps modernes, peut seule assurer au pays ces avantages.

LEBRENN, après un moment de silence, et d’une voix profondément émue. — Olivier, mon enfant… car ma sœur et moi, nous vous avons aimé comme un fils ; vous étiez, comme moi, citoyen et soldat aux jours héroïques de la république ; je vous en conjure, rappelez vos souvenirs, rappelez-vous ce sublime élan de 93, où tout un peuple, debout et en armes, triomphait des immenses armées de la coalition ; vous les avez vus à l’œuvre, ces révolutionnaires immortels par le courage, par le patriotisme, par l’éloquence, par le génie : Danton ! Camille ! Saint-Just ! Robespierre ! Vous les avez lus, ces décrets de la Convention, qui, fondant le crédit public, apportaient l’ordre, l’économie, dans les dépenses de l’État, frappaient l’usure, les accapareurs, assuraient la subsistance des prolétaires, pourvoyaient à leur instruction, assistaient les veuves, les orphelins, les vieillards ! Vous l’avez admiré ce religieux respect du peuple pour l’autorité de la Convention ; jusqu’en thermidor, vous avez été témoin de la déférence des troupes et des généraux pour les représentants en mission aux armées. Oui, de ces grandes choses, vous avez été témoin, et ces années, fécondes, héroïques, sans égales dans l’histoire du monde, ne sont plus pour vous à cette heure qu’une époque de licence, d’anarchie et d’horribles excès. Olivier, mon enfant, si l’on peut juger de la valeur d’une cause par la valeur de ceux qui l’embrassent, dites ? la foi républicaine a-t-elle jamais inspiré plus touchant, plus vaillant dévouement que celui dont Victoria vous a donné tant de preuves couronnées par sa mort, car c’est pour vous, oui, pour vous, qu’elle est morte. (Le colonel, ému, tressaille ; son regard devient humide.) C’était pour la vouer à la république que ma sœur vous a sauvé la vie en vous arrachant à un lâche suicide ! c’était pour les conserver à la république que ma sœur a si puissamment concouru à développer vos aptitudes militaires ! c’était pour vous rendre digne de servir la république que, voulant préserver votre jeunesse de ces entraînements funestes où l’âme s’énerve et se dégrade, que Victoria vous a suivi à la guerre, espérant développer vos vertus civiques, votre patriotisme, sans lesquels le métier de soldat n’est qu’un métier de tueur à gages ; aussi, rêvait-elle pour vous les destinées de Hoche, de Marceau, de Joubert ; elle vous voyait, comme eux, grand capitaine autant que grand citoyen… Et vous auriez l’odieux courage de trahir la république, lorsque c’est en son nom sacré que Victoria s’est dévouée pour vous jusqu’à la mort ! L’avez-vous donc oubliée cette mort… Olivier ? dites !… Les paroles suprêmes de cette femme héroïque, martyre de sa tendresse pour vous, sont-elles donc à jamais effacées de votre souvenir ?

LE COLONEL OLIVIER, de plus en plus ému. — Non, non, je serais le plus ingrat des hommes !

LEBRENN, d’une voix tendre et pénétrante. — Cette république que tu veux renverser, quel mal t’a-t-elle donc fait, ingrat enfant ?

LE COLONEL OLIVIER. — Elle ne m’a fait aucun mal.

LEBRENN. — Et ce général, dont tu es devenu l’aveugle séide, et en faveur de qui tu conspires, quels sont donc ses titres à tes yeux ?

LE COLONEL OLIVIER. — Ses victoires !

LEBRENN. — Ses victoires ! Est-ce que la gloire militaire de Hoche, de Marceau, de Joubert, de Masséna, de Moreau, de Kléber, d’Augereau, de Bernadotte, de Desaix, n’égale pas celle de ton général ? Mais, soit, j’y consens, il les dépasse de cent coudées ; il est le plus grand capitaine des temps anciens et modernes ; est ce donc une raison pour lui décerner la dictature qu’il prétend imposer à la France avec tant de présomption et d’audace ?

LE COLONEL OLIVIER. — Si cette dictature doit sauver le pays, à qui la confier, sinon au général Bonaparte ?

LEBRENN. — Et à quoi bon une dictature ? Pourquoi confier à un homme ce pouvoir exorbitant qui frappe de vertige les têtes les plus fermes ? Est-ce qu’en 93, en 94, alors que la patrie, menacée au dehors, au dedans, a triomphé des plus grands périls dont elle ait jamais été menacée, l’on a décerné la dictature à un homme, se nommât-il Danton, Saint-Just ou Robespierre ? Et aujourd’hui que la France, calme, prospère, jouit de la paix intérieure, aujourd’hui, qu’après quelques échecs bientôt réparés, nos armées sont partout victorieuses, bien qu’elles ne soient pas commandées par le général Bonaparte, celui-ci, après avoir déserté l’Égypte, s’efforce avec sa jactance italienne, de persuader à la France qu’elle est perdue si elle ne se livre à lui pieds et poings liés ! Quoi ! oser dire à la France de 93 et de 94 : « À genoux devant mon épée ; sacrifie-moi en holocauste tes libertés les plus chères, sinon je ne te sauve pas, et au besoin je te sauve malgré toi. » Est-ce assez d’outrecuidance ?

LE COLONEL OLIVIER. — Le général Bonaparte n’exige pas le sacrifice de toutes les libertés.

LEBRENN. — Vraiment ! Ce bon prince daignera nous laisser probablement la liberté de l’adorer… Mais, voyons, Olivier… À part ses victoires, son génie militaire incontestable, quelles garanties, quelles espérances a-t-il données au peuple, ce futur dictateur ? Les journaux dont il dispose enregistrent chaque jour ses discours, des fragments de ses lettres et jusqu’à ses moindres paroles. Quel est le programme du général Bonaparte ? A-t-il dit ou écrit, par exemple : — « La constitution de l’an III a exclu les prolétaires du scrutin ; je demande que le droit de suffrage leur soit rendu, » ou bien encore : — « La constitution de l’an III et des lois arbitraires avaient, sinon complètement aboli, du moins apporté les plus grandes entraves au droit de réunion et d’association, à la liberté de la presse et autres droits imprescriptibles, garantis par la déclaration des droits de l’homme. — Moi Bonaparte, je veux que le peuple soit remis en possession de ces droits, » ou bien encore : — « La Convention avait rendu en 93 et en 94 d’admirables décrets sur l’éducation nationale, sur l’instruction publique, sur l’assistance due aux veuves, aux orphelins, aux vieillards. — Moi, Bonaparte, je demande que ces décrets, anéantis après thermidor, soient de nouveau mis en pratique ? La Convention, en décrétant l’impôt progressif, atteignait le superflu du riche et respectait le nécessaire du pauvre. — Moi, Bonaparte, je demande le rétablissement de l’impôt progressif ; oui, en aspirant à la dictature, mon désir est d’assurer l’affranchissement moral du peuple par l’instruction, et son affranchissement matériel, son bien-être, par des réformes sociales, de prétendre enfin le rendre de plus en plus digne d’exercer ses droits souverains, en lui donnant conscience de ses devoirs. » — Oh ! alors, en présence de déclarations pareilles, et si j’avais surtout fiance en leur loyauté, je combattrais toujours la dictature de votre général, parce que la dictature d’un seul ne peut engendrer que le mal ; mais je comprendrais du moins que le peuple pût être entraîné par de pareilles promesses. Or, ces promesses le général Bonaparte ne les articule même pas. Il se borne à varier et à faire varier sur tous les tons par ses prôneurs ce thème unique : — « La France est lasse de l’anarchie, et elle est perdue si un dictateur ne la sauve ! » En somme, Olivier, votre général ne peut invoquer que des victoires à l’appui de sa dictature ; et si éclatantes qu’elles soient, ces victoires devraient surtout l’écarter de la dictature, si elle était admissible.

LE COLONEL OLIVIER. — Quoi ! parce que le général Bonaparte est le plus grand capitaine des temps modernes, l’on devrait lui refuser la dictature ?

LEBRENN. — Oui, parce qu’il ne peut imposer le despotisme à la France qu’en l’éblouissant à force de gloire, et pour acquérir cette gloire, plein de confiance dans son génie de capitaine, il fera guerre sur guerre, non plus ces saintes guerres de la révolution inspirées par la défense du sol de la patrie ou par le généreux désir d’affranchir les peuples. Non ! non ! votre général sera contraint par la force des choses d’entreprendre des guerres d’envahissement et de conquête ; aussi, un jour, ce ne seront plus les rois que l’on verra coalisés contre la France, ce seront les peuples étrangers que le dictateur militaire aura voulu asservir, jaloux d’imiter l’exemple des grands conquérants, César, Alexandre ou Charlemagne ; et alors, malheur ! malheur à la France !

LE COLONEL OLIVIER. — Pourquoi ces sinistres pronostics ? La France n’a-t-elle pas, en 1793, en 1794, vaincu la plus formidable des coalitions ? Elle en triompherait encore, ayant à la tête de ses armées invincibles le plus grand capitaine de l’Europe !

LEBRENN. — Ah ! si la France triomphait alors, c’est que son élan révolutionnaire était irrésistible ! c’est que la foi républicaine pouvait seule enfanter ces prodiges de patriotisme ; c’est qu’alors les rois n’étaient défendus que par leurs armées : les peuples étaient de cœur et de vœux avec la révolution, avec la république, qui leur apportait la délivrance. Il n’en sera pas ainsi lors de ces guerres d’envahissement que rêve sans doute votre général. L’on verra ligués contre lui, non-seulement les rois et leurs armées, mais les nations de l’Europe qu’il aura voulu asservir. D’abord victorieux peut-être, il succombera un jour, parce que les plus grands capitaines ont leurs revers ; parce que les plus vaillants soldats du monde, lorsqu’ils ne sont que des soldats, lorsque la foi ne les rend pas invincibles, finissent toujours par céder au nombre. Oui ! telle sera fatalement tôt ou tard l’issue de ces guerres d’envahissement que le général Bonaparte, dictateur, serait, je le répète, contraint d’entreprendre dans l’espoir d’éterniser sa dictature, de faire oublier à la France la perte de ses libertés en la rassasiant de gloire, gloire désastreuse, car un jour peut-être notre malheureux pays, envahi par l’étranger, se verrait réduit à subir l’humiliation d’une restauration monarchique.

LE COLONEL OLIVIER. — Y pensez-vous ? le retour de la royauté après le 21 janvier !

LEBRENN. — Cette royauté serait éphémère : la monarchie a été décapitée avec Louis Capet ; mais la honte de la France n’en serait pas moins grande, et cette honte, qui l’infligerait ?… l’ambition guerrière de l’homme dont l’éclatante renommée vous a fasciné, Olivier. Sans doute il vous promet des grades, des honneurs, des titres, une part subalterne dans son despotisme ! Renoncez, renoncez à ces tentations funestes… elles auraient un jour une expiation terrible. Mais vous ne me répondez rien ? Ainsi mes paroles sont vaines ? vous refusez d’écouter la voix de la raison, du devoir, du patriotisme ; le souvenir, les dernières paroles de Victoria sont impuissants à vous émouvoir. Il faut donc qu’elle s’accomplisse cette malédiction prononcée par ma sœur mourante : « Sois maudit, Olivier, si jamais tu trahis la république ! »

LE COLONEL OLIVIER, avec impatience. — La trahir, non ! mais la transformer.

LEBRENN. — La transformer… en protectorat à la façon de Cromwell, ou en empire à la façon de César !

LE COLONEL OLIVIER. — Que sais-je ? l’avenir en décidera. La république, telle qu’elle est aujourd’hui, n’est plus viable.

LEBRENN. — Rien de plus simple. Tuons les gens, afin de leur épargner le désagrément de mourir de leur belle mort ? Et maintenant, adieu, Olivier, il se peut que demain nous nous trouvions en armes l’un contre l’autre.

LE COLONEL OLIVIER. — Que voulez-vous dire ?

LEBRENN. — J’espère encore que les républicains défendrons par les armes, s’il le faut, la constitution que les conspirateurs et le général Bonaparte veulent renverser. Or, si la lutte s’engage, j’y prendrai part. Je ne forme plus pour vous qu’un vœu, Olivier, c’est qu’après avoir trahi la république, à qui vous devez tout, c’est qu’après avoir mérité la malédiction de la généreuse femme qui est morte pour vous, le hasard de la guerre des rues ne me fasse pas tomber sous votre sabre, moi qui vous ai recueilli orphelin et traité comme mon fils.

LE COLONEL OLIVIER, péniblement affecté. — Ah ! cette pensée est horrible !

Martin rentre en ce moment, et d’un regard semble demander à son ami le résultat de son entretien avec le colonel. Jean Lebrenn répond par un signe de tête tristement négatif.

MARTIN, au colonel. — J’aurais à m’excuser auprès de vous, citoyen, de m’être absenté, si je ne vous avais laissé en compagnie de notre camarade Jean Lebrenn. Je suis à votre disposition. Vouez-vous que nous causions du tableau de bataille que vous désirez me commander ?

LE COLONEL OLIVIER. — Il s’agit d’une charge brillante exécutée par un escadron de mon régiment contre des mameluks de Hussein-Bey ; je pourrai vous apporter, monsieur, un croquis du champ de bataille, dessiné par l’un de mes officiers, et quelques notes prises par moi au sujet de ce fait d’armes.

MARTIN. — Ces documents faciliteront beaucoup mon œuvre, et je pourrai, si vous le désirez, citoyen, commencer le tableau dans un mois (souriant), à moins cependant que je ne sois proscrit ou fusillé.

LE COLONEL OLIVIER. — Pourquoi seriez-vous proscrit ou fusillé, monsieur ?

MARTIN. — Voici pourquoi, citoyen : je suis ainsi que mes collègues du conseil des Cinq-Cents, fermement résolu de défendre, par tous les moyens, la république et la constitution contre les factieux ; mais les défenseurs des meilleures causes peuvent être vaincus ; or, votre général, paraissant se rallier aux conspirateurs, est fort capable, s’il triomphe, d’envoyer les députés républicains à Cayenne ou à la plaine de Grenelle.

LE COLONEL OLIVIER, avec une froideur hautaine. — Monsieur, j’ignore si l’immortel vainqueur de Lodi, d’Arcole et des Pyramides fait partie d’une conspiration ; mais s’il conspire, il a pour complice la France entière, et en ce cas, les factieux seraient ceux-là qui tenteraient de s’opposer au vœu national.

À ce moment entre Duresnel, jadis volontaire dans le bataillon parisien où servait le capitaine Martin à la bataille de Wissembourg. Le colonel Olivier, de plus en plus embarrassé de la présence de Jean Lebrenn, profite de l’arrivée du nouveau venu pour quitter l’atelier ; Martin accompagne le colonel jusqu’à la porte extérieure de l’appartement. Duresnel, après avoir attentivement regardé Jean Lebrenn, lui dit : — Eh ! si je ne me trompe, j’ai le plaisir de rencontrer chez un ami commun un ancien camarade du septième bataillon de volontaires ?

LEBRENN, cordialement. — Lequel camarade a été témoin de votre premier fait d’armes, citoyen Duresnel, lorsqu’après la charge des cuirassiers de Gerolstein contre notre batterie, vous et Castillon avez forcé le grand-duc de Gerolstein de se rendre prisonnier ?

DURESNEL. — C’est ma foi, vrai. J’avais, si vous vous en souvenez, « une terrible peur d’avoir peur, » mais elle a passé après les premiers coups de feu ; j’ai ensuite continué de marcher mon petit bonhomme de chemin dans notre bataillon jusqu’à son licenciement, et depuis, je vis de mes rentes et en bon bourgeois de Paris…

LEBRENN. —… Faisant, je le sais, un généreux usage de votre fortune, selon ce que m’a quelquefois écrit Martin… Vous êtes la providence des patriotes dans la détresse.

MARTIN, revenant, et ayant entendu les dernières paroles de Lebrenn. — Et ce n’est pas tout : non-seulement notre camarade Duresnel vient en aide aux patriotes, et à leur famille, avec une inépuisable générosité ; mais il soutient de sa bourse le dernier organe de la presse républicaine, le Journal des hommes libres.

DURESNEL, souriant. — Ah ! perfide ami ! puisque vous me trahissez, je vais à mon tour instruire notre ancien camarade des sacrifices que vous faites pour notre cause, et…

MARTIN, sérieusement. — Mes amis, revenons à un sujet d’entretien plus grave. Lebrenn, vous venez d’entendre les dernières paroles du colonel Olivier ?

DURESNEL. — Ne servait-il pas avec nous dans l’armée de Hoche ?

LEBRENN. — En effet, c’est lui. Je l’ai confessé en votre absence, mon cher Martin, et après l’avoir quelque peu ému, ébranlé par d’anciens souvenirs, son fanatisme pour son général a repris le dessus, fanatisme fort raisonné d’ailleurs, car Bonaparte fera, comme on dit, un pont d’or à ceux de ses officiers qui, demain, peut-être, s’associeront à sa fortune par un coup de main audacieux.

MARTIN. — Aussi l’avez-vous entendu, le colonel Olivier affirme que si son général conspirait, il avait la France entière pour complice.


DURESNEL. — La France entière, je ne sais, mais il ne faut point s’abuser ; la bourgeoisie stupide, peureuse ou pourrie ; en d’autres termes, l’immense majorité de cette estimable classe, à laquelle j’ai l’inconvénient d’appartenir, ne demande qu’une chose, la dictature, et celle du général Bonaparte lui agrée parfaitement.


LEBRENN. — Quoi ! la bourgeoisie de 89 et de 93, tombée si bas ! elle qui, après tout, composait la Constituante, qui a laissé une œuvre si belle, quoique inachevée !

DURESNEL. — C’est piteux, c’est désolant, mais il en est ainsi, et je venais vraiment assez alarmé, mon cher Martin, vous dire que dans le milieu où je vis, ces rumeurs de coup d’État et de dictature ont pris, surtout depuis avant-hier, une telle consistance qu’évidemment nous sommes à la veille d’une crise : c’est donc aux républicains du conseil des Cinq-Cents d’aviser avec énergie et promptitude, s’il en est temps encore.

MARTIN. — Mais c’est l’histoire du soliveau de la fable ! La bourgeoisie sera la première à déplorer les conséquences de ses craintes insensées ! Elle domine, après tout, dans les assemblées depuis 1789 ; les grands hommes de la révolution sont tous sortis de son sein, et son influence politique serait réduite à néant sous la dictature de Bonaparte.
 DURESNEL. — La bourgeoisie est, de vrai, jalouse de son influence politique, mais plus jalouse encore de conserver son cou et ses biens (voici pour les trembleurs et les niais), et non moins jalouse de pouvoir agioter, tripoter impunément et s’enrichir par tous les moyens licites, et surtout illicites.

LEBRENN. — Qui songe à menacer la vie et les biens des bourgeois ?

DURESNEL. — Personne !

LEBRENN. — D’où naissent ces craintes alors ?

DURESNEL. — Elles naissent dans l’officine de la police de cet infâme Fouché, et ses agents les colportent, les répandent en tous lieux. Jugez-en : j’ai un cousin, bon homme au fond, mais très-borné, et plus peureux encore que borné. Hier soir, à onze heures, au moment où j’allais me coucher, ce cousin entre chez moi effaré, éperdu, me supplie de lui accorder asile pour la nuit, et il se décharge d’un sac caché sous sa houppelande, et contenant, me dit-il, quatre mille louis d’or. Je lui demande la cause d’une alarme si chaude. « Ah ! malheureux ! tu la connais mieux que moi cette cause, me répond-il ; ce sont tes amis, les anciens jacobins et les terroristes qui sont à la tête du mouvement. » Quel mouvement ? demandai-je à mon cousin ; or, savez-vous la réponse de cet imbécile ? La voici : « Cinquante mille septembriseurs, venus secrètement de tous les points de la France à Paris, sont à cette heure cachés dans les catacombes ; et, armés jusqu’aux dents, ils attendent le signal que doivent donner Moulins et Gohier, les deux directeurs jacobins, complices des terroristes du conseil des Cinq-Cents. Ce signal donné, ces cinquante mille septembriseurs s’élanceront du fond des catacombes, le poignard d’une main, une torche de l’autre, feront une Saint-Barthélemy de bourgeois, violeront les femmes, égorgeront les enfants, pilleront les maisons, les boutiques, mettront le feu aux quartiers aristocratiques ; après quoi ils rétabliront le règne de la terreur, le comité de salut public, le maximum, la guillotine en permanence et tout ce qui s’ensuit. L’on dit que c’est cette nuit ou demain que doit éclater ce mouvement (a ajouté mon stupide cousin, pâle d’épouvante) ; je viens te demander refuge ; tu ne livreras pas aux égorgeurs le fils de la sœur de ta mère ! »

LEBRENN. — Mais c’est un conte de Barbe-Bleue, c’est absurde !

MARTIN. — C’est pour cela même que cela réussit à merveille. Oh ! ce misérable Fouché, comme il connaît bien son monde !…


DURESNEL. — Enfin, ce matin, soit dans les cafés, soit au passage Feydeau, où se réunissent les hommes de finance, le bruit court que, d’un moment à l’autre, demain peut-être, doit éclater une journée terroriste dont les moindres méfaits seront le pillage et le massacre.

MARTIN. — Il suit de là que le général Bonaparte et la force armée sont seuls capables d’exterminer ces cinquante mille septembriseurs, cachés dans les catacombes de Paris et prêts à mettre la cité à sac, à feu et à sang, à la voix des jacobins du conseil des Cinq-Cents. Si grossière que soit la trame, elle est du moins bien ourdie. Lucien Bonaparte et Fouché sont de madrés compères.

DURESNEL. — J’affirme qu’une foule d’imbéciles sont en proie à ces craintes ridicules, que feignent de partager, en les exagérant encore, une autre foule de coquins. En somme, je vous le répète, mes amis, et cela le cœur navré, égarée, effrayée par ces stupides, mais alarmantes rumeurs que propagent et commentent les nombreux affidés de Sieyès, de la famille Bonaparte, de Talleyrand, de Fouché, l’opinion publique est favorable à la dictature du général Bonaparte, lequel, disent les niais et les trembleurs, peut seul préserver la France des sanglants excès d’une nouvelle terreur et d’une effroyable anarchie. Et maintenant, quant au peuple, j’ignore ce qu’il pense, mais j’ai tout lieu de craindre qu’ébloui par la gloire du général Bonaparte, il ne soit sa dupe.

LEBRENN. — Ces craintes ne sont que trop fondées : Castillon, notre ancien camarade de l’armée de Rhin et Moselle, en proie lui même à cette fatale aberration, nous assurait que, sauf quelques anciens patriotes et les ouvriers de la brasserie de Santerre, le faubourg Antoine resterait neutre, s’il n’acclamait pas la dictature du général Bonaparte, seul capable, dit-on, de consolider la république.

MARTIN. — Morbleu ! un tel aveuglement est encore plus bête qu’odieux !

LEBRENN. — C’est vrai, c’est surtout bête… Quoi de plus bête en effet que l’aplatissement de cette nation, qui a fait trembler l’Europe. Admirablement gouvernée par elle-même au milieu des effroyables crises de 1793 et de 1794, elle en est sortie triomphante, et aujourd’hui ses armées victorieuses au dehors, en pleine paix intérieure, sauf le froissement passager de quelques-uns des rouages du gouvernement, cette nation, dupe d’une poignée de fourbes et d’ambitieux, vient, sans autre motif qu’une peur stupide et une non moins stupide défiance d’elle-même, se jeter, effarée, pieds et poings liés aux genoux d’un soldat audacieux, en lui criant : « Sauvez-moi ! » Oui, ceci est encore plus bête qu’odieux. Or, en vertu de la justice et de la raison éternelle, ce qui est odieux, ce qui est bête porte en soi un germe d’impuissance et de mort. La dictature militaire causera, je le crains, je le crois, des maux incalculables, mais sa durée sera éphémère. Le peuple aura un jour honte de lui-même, et le progrès n’en continuera pas moins sa marche éternelle.

MARTIN. — Soit, l’avenir vengera le présent, mais le présent n’en est pas moins déplorable et douloureux pour les gens de cœur et de bon sens.

LEBRENN. — Je le reconnais comme vous, mon ami ; aussi je suis loin de penser qu’il faille croire à l’inévitable fatalité de certains faits et se croiser les bras, se disant : « Qu’importe ! l’avenir est à nous ! » Non ! non ! le mal peut toujours être conjuré ; donc, tentons de combattre par tous les moyens possibles la dictature du général Bonaparte ! Accomplissons notre devoir jusqu’à la fin, et s’il nous faut un jour subir passagèrement la tyrannie, nous aurons du moins la conscience d’avoir vaillamment défendu la liberté.

MARTIN. — Donc, à l’œuvre : je vais à l’Assemblée, nous devons nous réunir avant la séance, afin d’aviser ; nous allons connaître les réponses que mes collègues Delbrel et Grandmaison auront reçues de Bernadotte et de Moreau.

DURESNEL. — Moi, je vais de nouveau parcourir les cafés, les endroits publics, afin de sonder encore l’opinion générale.

LEBRENN. — J’ai conservé quelques relations avec Duchamp, membre de la commune avant thermidor, excellent patriote ; il habite le faubourg Marceau, et doit pouvoir réunir autour de lui quelques anciens jacobins ; peut-être pourrons-nous agiter le faubourg.

MARTIN. — Castillon et Duchemin reviendront ici ce soir, à neuf heures, nous faire part du résultat de leurs démarches.

DURESNEL. — À ce soir donc, nous nous retrouverons ici.

LEBRENN. — À ce soir !

_____

Ce même jour, 17 brumaire, la scène suivante se passe chez M.Hubert, membre du conseil des Anciens. Ce banquier, déjà riche, a quintuplé sa fortune en entreprenant différentes fournitures pour les armées de la république sous le Directoire, ce gouvernement étant loin de régler les dépenses de l’État avec cette sévère économie qui rendait le comité de salut public si redoutable aux dilapidateurs. Le révérend père Morlet s’entretient avec le financier.

HUBERT. — Encore une fois, mon révérend, pourquoi le parti catholique et royaliste reste-t-il neutre dans les événements qui se préparent ?

LE JÉSUITE. — Nous voulons voir quelle sera la marche des choses.

HUBERT. — Ne comprenez-vous donc point qu’appuyer la dictature du général Bonaparte, c’est porter le dernier coup à la république ?

LE JÉSUITE. — Au profit de qui ?

HUBERT. — Au profit du général, quant à présent.

LE JÉSUITE. — C’est évident, mais, plus tard, le général jouera-t-il le rôle de Monck, de Cromwell ou de César ?

HUBERT. — Qu’importe, achevons d’abord de détruire la république.

LE JÉSUITE. — Et si, en retour de notre concours à ses fins, le général Bonaparte se fait nommer protecteur ou empereur, à la façon de Cromwell ou de César, n’aurions-nous point été bien sottement avisés de vous prêter la main ? Donc, nous voulons rester neutres, parce qu’il est impossible de prévoir aujourd’hui avec certitude la marche des choses. Oh ! si le général Bonaparte était résolu de se borner au rôle de Monck, à ne s’emparer temporairement de la dictature que pour préparer les voies de la restauration de ses rois légitimes, il aurait dès à présent notre aide et notre appui.

HUBERT. — Eh ! justement, le rôle de Monck doit surtout sourire au général Bonaparte ! On le dit ambitieux ? Jugez donc quelle prodigieuse fortune il pourrait attendre de la monarchie dont il serait le restaurateur ; on le nommerait connétable, généralissime, maréchal, duc et pair, grand’-croix de Saint-Louis, que sais-je ? Enfin il recevrait de la cour au moins autant de faveurs, de titres et d’argent qu’elle en promettait à Pichegru avant vendémiaire.

LE JÉSUITE. — Pichegru était une tête à l’évent et un ambitieux vulgaire ; il n’en est point ainsi du général Bonaparte : il est très-fin, très-froid, très-rusé ; son ambition est sans borne.

HUBERT. — D’où savez-vous cela ?

LE JÉSUITE, souriant. — Ce bon M. Hubert s’imagine que lorsqu’il se produit dans l’ordre moral un événement, car c’est un événement un homme de l’importance du général Bonaparte, notre compagnie n’a point l’oreille et l’œil ouverts à l’endroit d’un pareil homme.

HUBERT. — Ainsi, mon révérend, vous savez…

LE JÉSUITE. — Beaucoup de choses, et entre autres que le général Bonaparte méprise trop profondément les hommes pour ne pas les connaître à merveille… Donc, il n’ignore point qu’une monarchie qui doit sa restauration à un Monck n’a pas de plus impérieux besoin que celui de se débarrasser dudit Monck, lorsqu’elle n’a plus que faire de lui ; il est ainsi plus que probable que le général Bonaparte, flairant d’ores et déjà la chose, préférera le rôle de Cromwell ou de César. En ces deux cas, nous serons contre lui, parce que ainsi il atermoierait pour longtemps peut-être le retour de l’ancien régime ; mais comme, après tout, et si improbable qu’elle soit, il est une chance sur mille pour qu’il songe à une restauration, nous gardons une complète neutralité dans les événements qui se préparent.


UN DOMESTIQUE, à M. Hubert. — M. Jean Lebrenn demande à parler à monsieur.

HUBERT, surpris. — Jean Lebrenn à Paris !… (Au domestique.) Priez M. Lebrenn d’attendre un instant. (Le domestique sort.)

LE JÉSUITE. — Mon cher monsieur Hubert, je désire ne point me rencontrer avec ce forcené jacobin…

HUBERT. — Passez par mon cabinet, vous descendrez par le petit escalier.

LE JÉSUITE. — En cas d’événements imprévus, vous m’écrirez… où vous savez.

HUBERT. — C’est entendu, adieu. Ah ! j’oubliais de vous demander des nouvelles du comte de Plouernel.

LE JÉSUITE. — Il est à Vienne avec sa femme ; elle vient de lui donner un fils, selon ce que m’a écrit dernièrement le frère du comte.

HUBERT. — Cet évêque in partibus avec lequel nous conspirions lors du procès de l’infortuné Louis XVI ?

LE JÉSUITE. — Justement, il est en ce moment à Rome.

HUBERT. — Et votre fillot, le petit Rodin ?

LE JÉSUITE. — Il grandit sous l’œil du Seigneur, et il est à Rome, au séminaire de notre compagnie.

HUBERT. — Il se montre toujours très-intelligent ?

LE JÉSUITE. — Je puis dire sans trop d’orgueil que l’on fonde quelques espérances sur lui… Au revoir.

HUBERT. — Au revoir.

Le financier conduit le révérend père Morlet jusqu’à la porte de son cabinet, puis il sonne et dit à son domestique d’introduire Jean Lebrenn.

HUBERT. — Quel peut être le motif du voyage de mon neveu à Paris ? Pourvu qu’il ne m’apporte pas de mauvaises nouvelles de ma pauvre sœur ; ses dernières lettres ne me faisaient pourtant présumer rien de fâcheux. Ah ! le voici. (Allant vers Jean Lebrenn et lui tendant la main.) Soyez le bienvenu, mon cher neveu, et d’abord rassurez-moi tout de suite au sujet de ma sœur et de ma nièce.

LEBRENN. — Charlotte et sa mère sont en parfaite santé ; elles m’ont chargé de venir vous en donner la certitude, j’ai tenu à m’acquitter de cette commission le jour même de mon arrivée.

HUBERT. — Je vous sais bon gré de cette assurance, car, je vous l’avoue, votre arrivée inattendue à Paris me causait quelque inquiétude au sujet de ma chère sœur.

LEBRENN. — Je suis venu ici pour affaires relatives à notre commerce de toiles.

HUBERT. — Il est florissant, selon ce que ma sœur m’a appris dans ses dernières lettres ; ainsi, décidément, la vie de province lui plaît ?

LEBRENN. — Nous vivons heureux et paisibles.

HUBERT. — Vous avez sans doute renoncé à la politique ? Sage résolution, mon cher neveu. Ah ! ah ! que vous disais-je autrefois ? « La république est une chimère. » Avais-je tort ? Vous venez peut-être assister à son enterrement.

LEBRENN. — Avez-vous lu dernièrement dans les journaux, citoyen Hubert, une histoire lamentable arrivée à Grenoble ?

HUBERT, surpris. — Oui, une femme mise vivante au cercueil, parce qu’elle offrait tous les symptômes de la mort. Mais pourquoi m’adressez-vous cette question ?

LEBRENN. — De grâce, qu’est-il advenu de la pauvre trépassée ?

HUBERT. — Elle est sortie de sa léthargie, a ébranlé les ais de son cercueil ; les personnes qui veillaient le corps l’ont délivrée…

LEBRENN. — Et bientôt elle a pleinement recouvré la santé ?

HUBERT. — En effet, telle est la fin du récit.

LEBRENN. — Telle pourra être aussi l’issue de l’enterrement de la république, auquel, selon vous, citoyen Hubert, je viens peut-être assister.

HUBERT. — Vous serez donc toujours un forcené jacobin, mon cher neveu ? vous voulez donc mourir dans l’impénitence finale ?

LEBRENN. — C’est mon ferme espoir. Mais laissons de côté la politique, nous ne nous sommes jamais entendus sur ce point ; il en sera toujours ainsi. Je suis chargé par ma femme et par sa mère de m’informer près de vous de la santé de mon assez peu honorable beau-père, votre collègue au conseil des Anciens.

HUBERT. — Mon avocat de beau-frère est toujours le même, regrettant journellement sa femme et sa fille avec des larmes de sang, ce qui, du reste, ne l’aurait empêché, ne l’empêcherait point, ce tendre époux, cet excellent père, d’envoyer à la guillotine sa femme et sa fille, s’il devait opter entre leur vie et la sienne. Or, cette vie à laquelle il tient tant, et qu’il a conservée au prix des plus abominables lâchetés, des plus honteuses apostasies, il la traîne dans l’isolement, le chagrin, dans des transes continuelles.

LEBRENN. — Je l’avais prévue cette punition terrible, mais légitime, de tant d’indignités.

HUBERT. — Vous avez été témoin de ses terreurs le 9 thermidor ? Eh bien, il a été en proie aux mêmes angoisses durant tout le temps de la réaction thermidorienne qui envoyait à l’échafaud les jacobins et les terroristes dont le malheureux avait partagé, exagéré l’opinion, toujours par crainte de ne point paraître assez pur, assez avancé. Jugez de ses peurs mortelles : il croyait voir arriver son jour après chaque exécution ; puis sont venues les journées de prairial et de germinal, où le peuple s’est insurgé en demandant du pain et la constitution de 1793. Un moment Desmarais a pris dans l’assemblée le parti de l’insurrection, comme Soubrany, Duquesnoy, Goujon et autres représentants, parce que l’insurrection lui semblait devoir triompher ; mais lorsqu’il l’a vue vaincue, il s’est cru perdu. Cependant mon avocat de beau-frère est doué d’une telle souplesse d’esprit, l’espoir de sauver sa tête lui donne de si prodigieuses ressources d’imagination qu’il est encore parvenu à échapper à ce danger. En vendémiaire, lorsque les royalistes ont levé leur drapeau dans Paris, à la tête d’une véritable armée de quarante mille hommes, Desmarais crut à leur victoire ; mais son vote régicide l’empêchant de se joindre à eux, il ne douta pas de sa perte, dans le cas où la royauté serait rétablie. Que vous dirai-je ? traînant ainsi sa misérable vie d’angoisses en angoisses, de lâchetés en lâchetés, seul, sans famille, sans amis, se défiant de chacun, il a traversé dans une continuelle agonie les différentes crises de ces années si orageuses ; et à cette heure où la question se pose entre les derniers républicains et les partisans de la dictature du général Bonaparte, mon beau-frère est livré aux mêmes perplexités.

LEBRENN. — Quelle épouvantable existence que la sienne ! Mais comment, après tant d’angoisses, n’a-t-il pas renoncé, ne renonce-t-il pas enfin à la vie politique ? Ma femme et sa mère, bonnes et généreuses, eussent oublié le mal qu’il leur a fait ; et s’il fût revenu à elles, il aurait trouvé le repos à notre foyer, après tant d’agitations et de chagrins.

HUBERT. — Vous oubliez que si votre beau-père est le plus lâche des hommes, il est aussi, pour son juste châtiment, le plus loquace et le plus vaniteux des avocats ; or, sa position de représentant du peuple à la Convention ou de député au conseil des Anciens flatte énormément son orgueil et lui offre journellement l’occasion de lâcher bride à sa faconde oratoire. Voilà pourquoi et voilà comment, constamment ballotté entre sa vanité qui le pousse à travers les hasards de la vie politique, si orageuse de notre temps, et sa couardise qui lui fait craindre chaque jour de recevoir enfin le prix de ses apostasies, la vie de ce misérable est et sera toujours un enfer.

UN DOMESTIQUE, annonçant. — M. Desmarais !

L’avocat, à peine entré dans le salon, s’arrête aussi surpris que contrarié de la présence inattendue de son gendre ; il reste un moment interdit et muet. M. Hubert lui dit d’un ton sardonique : — Quoi ! beau-frère ! c’est ainsi qu’après une séparation de quelques années, vous accueillez votre gendre ?

DESMARAIS, reprenant son assurance. — M. Lebrenn doit savoir qu’un abîme sépare les honnêtes gens des jacobins de 93, des septembriseurs, des…

LEBRENN. — Citoyen Desmarais, nous nous connaissons de longue
 date ; donc, pas de phrases entre nous : vous êtes le père de ma bien-aimée femme, à qui je dois le bonheur de ma vie, et quelles que soient vos paroles ou votre conduite à mon égard, il est des bornes que je n’outrepasserai jamais en ce qui vous concerne ; vous ne m’inspirez ni colère ni haine, mais une profonde pitié, parce que vous êtes très-malheureux.

DESMARAIS. — Cette insolence…

HUBERT. — Allons donc, beau-frère, pas de gros mots, vous savez bien que votre gendre ne les relèvera point.

LEBRENN. — Vous m’inspirez, je vous le répète, citoyen Desmarais, une profonde pitié, parce que vous êtes très-malheureux d’être séparé de votre femme et de votre fille.

DESMARAIS, outré. — À qui la faute, scélérat ? n’est-ce pas à toi qui es venu jeter le trouble, la discorde entre ma famille et moi, et tu as l’effronterie de me parler des regrets que me cause mon isolement ! Viens-tu donc à Paris pour te repaître de ces chagrins que toi seul as causés ?

LEBRENN. — Je viens vous dire ceci, citoyen Desmarais : vous êtes parvenu au déclin de la vie, votre solitude vous pèse, vous regrettez, vous regretterez chaque jour davantage les douceurs du foyer domestique ; notre maison vous est et vous sera toujours ouverte. Renoncez à la vie politique, source incessante de vos angoisses, de vos alarmes, parce que la foi vous manque ; revenez auprès de votre femme et de votre fille ; elles oublieront le passé, parce que vous n’êtes pas foncièrement méchant, non ! Mais lorsque la peur vous domine, vous êtes comme les gens qui se noient : ils perdent la tête, et tout moyen de salut leur est bon, dussent-ils sacrifier autrui. Ainsi donc, lorsque vous le voudrez, citoyen Desmarais, vous trouverez place à notre foyer ; croyez-moi, vous jouirez près de nous d’une existence aussi paisible, aussi heureuse que la vôtre a été jusqu’ici tourmentée. (À Hubert.) Adieu, citoyen, je reviendrai avant mon départ prendre vos commissions pour Vannes.

HUBERT. — Adieu, cher neveu, vous êtes toujours, quoique jacobin, l’un des hommes que j’estime le plus. (Lebrenn sort.) Eh bien, beau-frère, à quoi songez-vous ainsi muet et pensif ? Voudriez-vous suivre l’excellent avis de votre gendre et renoncer à la vie politique ? vous auriez fièrement raison, car il parle d’or ce garçon.

DESMARAIS. — Le misérable ! Ah ! si ma haine contre lui pouvait augmenter, elle serait portée à son comble par ces nouvelles insultes ! M’imposer une sorte d’amende honorable à moi, à moi ! ensuite
 de quoi, je serais reçu chez ma femme et chez ma fille, comme un écolier penaud et repentant. Quelle insolence !

HUBERT. — Vous vous méprenez sur ses intentions.

DESMARAIS. — Plus un mot là-dessus. Je viens vous demander si vous allez à la réunion de notre collègue Lahary ?

HUBERT. — Certes, j’y vais de ce pas, car voici l’heure. Ah çà, vous êtes donc décidément des nôtres, maintenant ?

DESMARAIS. — Est-ce que j’ai jamais été du parti de Moulins et de Gohier, ces directeurs républicains ?

HUBERT. — Non, mais vous n’êtes pas non plus du parti de Sieyès et de Roger Ducos, ces directeurs contre-révolutionnaires. Je vous soupçonnais, et à présent je n’en doute plus, je vous soupçonnais fort d’être du parti de ce roué de Barras qui, en sa qualité de cinquième membre du Directoire, pouvait, en s’adjoignant soit aux deux directeurs républicains, soit aux deux directeurs réactionnaires, former une majorité dans le gouvernement, et faciliter ainsi un nouveau coup d’État dans un sens ou dans un autre ; or, je gagerais que, malgré sa rouerie, ne pouvant préjuger avec certitude à qui restera la victoire dans la journée de demain, Barras a donné ou donnera sa démission, ou plutôt vendra sa démission, car Barras ne donne jamais et reçoit toujours.

DESMARAIS. — Qui vous fait supposer que ce soit là le projet de Barras ?

HUBERT. — Votre détermination de venir à nous, car vous eussiez préféré, selon votre coutume, attendre l’issue de la lutte pour vous joindre aux vainqueurs.

DESMARAIS. — Point du tout. Je viens à vous d’abord, parce que, si abâtardie que soit la république, elle m’inspire autant d’aversion que jamais ; puis, parce qu’après mûres et consciencieuses réflexions, je…

HUBERT, riant aux éclats. — C’est charmant ! Consciencieuses réflexions… c’est impayable !

DESMARAIS, imperturbable. — Je dis qu’après mûres et consciencieuses réflexions, je me suis assuré que la dictature du général Bonaparte pouvait seule sauver la France d’une épouvantable anarchie, nous préserver des excès monstrueux d’une nouvelle terreur, et…

HUBERT. — Et cætera, et cætera. Ces déclamations courent les rues et traînent dans nos journaux depuis six mois. Vous direz ceci à la réunion de Lahary. Hâtons-nous, sinon nous serons en retard ; mais pardon, j’ai un mot à écrire, et suis à vous (Il écrit.)

DESMARAIS, pensif, et à part soi. — C’est peut-être à ma perte que je cours en m’unissant aux conspirateurs. Ah ! je tremble en songeant combien il s’en est fallu de peu au 9 thermidor que la commune ne l’emportât sur la Convention ! En ce cas, j’étais guillotiné ! Et en prairial ! en germinal ! en vendémiaire ! quelles horribles transes ont été les miennes ! Qui sait aujourd’hui quelles chances de succès peut offrir un coup d’État militaire, tenté par le général Bonaparte ? Le conseil des Cinq-Cents est républicain en immense majorité. S’ils en appelaient au peuple, si les faubourgs se réveillaient ! s’insurgeaient ! si l’on proclamait de nouveau la constitution de 1793, ce serait une nouvelle terreur ! Les fournées des tribunaux révolutionnaires recommenceraient, et je serais guillotiné l’un des premiers… Les anciens terroristes doivent machiner quelque chose. La présence à Paris de mon jacobin de gendre ne me présage rien de bon ; il a dû continuer ses relations avec ce qui a survécu des septembriseurs et des sans-culottes ; ils sont en petit nombre, mais énergiques, capables de tout ; ils ont pour eux la loi, le droit… la loi, puisqu’ils défendent la constitution que nous voulons renverser. Ah ! mes indécisions renaissent. Que faire ? Scélérat de Barras ! il veut se faire acheter sa démission, et ne s’engager ni pour ni contre le général Bonaparte. C’eût été, pourtant si avantageux pour Barras de grouper autour de lui un petit nombre de neutres qui ne se seraient décidés qu’après la lutte, et auraient profité de la victoire… Mais cet égoïste-là ne songe qu’à ses intérêts personnels. Que faire ? que faire ? et cependant si le général Bonaparte triomphe ! quel avenir attend ceux qui s’attacheront aujourd’hui à son audacieuse fortune ! Lucien m’a donné à entendre que si son frère obtenait la dictature, il fonderait un gouvernement cent fois plus fort que la monarchie. L’un des rouages de ce gouvernement serait un sénat à vie, où j’aurais, le cas échéant, un siège. Toutes les oppositions seraient écrasées, réduites à l’impuissance… la presse bâillonnée, la tribune muette. Quelle sécurité pour les partisans d’un pareil ordre de choses ! ils seraient, pour ainsi dire, sacrés !… oui, c’est bien tentant. Mais si Bonaparte a le dessous ! si les défenseurs de la constitution triomphent ! si la république est raffermie, je n’échapperai pas cette fois à la guillotine, car c’est par miracle que j’ai échappé jusqu’ici. Ah ! que faire ? que faire ?…

HUBERT, se levant, après avoir cacheté sa lettre. — Partons, beau-frère, partons !

DESMARAIS, le suivant. — Le sort en est jeté, je joue ma tête. Allons, c’est encore une agonie de vingt-quatre heures. (Ils sortent.)


_____

La scène suivante se passe le même jour (17 brumaire), dans le salon de LAHARY, membre influent du conseil des Anciens. — Les conspirateurs présents, sont : Lahary, — Boulay (de la Meurthe), — Régnier, — Courtois, — Lemercier, — Cabanne, — Villetard, — Baraillon, — Cornet, — Fargues, — Chazal, — Boutteville, — Vernier, — Frégeville, — Goupil de Préfeln, — Herwyn fils, — Cornudet, — Rousseau, — Délécloy, membres du conseil des Anciens, — Lucien Bonaparte, président du conseil des Cinq-Cents, — et Fouché, ministre de la police. La délibération n’est pas encore ouverte ; les conjurés, divisés en plusieurs groupes, s’entretiennent avec animation. Hubert et l’avocat Desmarais entrent bientôt.

FOUCHÉ, à Hubert. — Arrivez donc, sceptique !

HUBERT. — Moi, sceptique ? Non, parbleu ! je crois en vous comme au diable en chair et en os.

FOUCHÉ. — Flatteur ! Mais enfin vous doutiez de l’effet produit par mes cinquante mille septembriseurs venus de tous les coins de la France, et cachés pour le quart d’heure dans les catacombes ?

HUBERT. — Ce conte me semblait si incroyable !…

FOUCHÉ. — Justement ! l’on n’ajoute foi qu’à l’incroyable ; aussi, mes mouchards de haute et basse volée ont tellement corné cette stupide histoire aux oreilles de ces imbéciles de Parisiens, qu’ils ont fini par trembler à la seule pensée de mes cinquante mille terroristes. Sont-ils bêtes ces badauds, hein ? sont-ils bêtes ? Et voilà pourtant, mon cher, comment se font les révolutions !

HUBERT, riant. — Je comprends : les Parisiens, épouvantés, ne verront de salut que dans la dictature du général Bonaparte, qui, seul, pourra préserver Paris des horreurs de l’incendie, du pillage, du viol et du massacre !

FOUCHÉ. — Ce n’est pas plus malin que ça.

HUBERT. — C’est sans doute beaucoup d’avoir ainsi préparé l’opinion publique, mais ce n’est pas tout, et je vous l’avoue, je me défie de Sieyès.

FOUCHÉ, haussant les épaules. — Il faut, en vérité, éprouver absolument le besoin de se défier de quelqu’un pour se défier de Sieyès, un niais.

HUBERT. — Allons, allons ! Sieyès un niais, ceci n’est pas sérieux.

FOUCHÉ. — Je dirai un niais sérieux, si vous le voulez, mais je le maintiens niais au superlatif. Ce songe-creux législatif, savez-vous ce dont il est persuadé à cette heure dans la sotte infatuation de son superbe mérite ? C’est que tout ce qui se trame aujourd’hui se trame à son profit, et que le coup d’État prémédité n’a d’autre fin que d’élever ce mystérieux drôle à l’éminente dignité de grand électeur, avec un appointement de six millions.

HUBERT. — Qu’est-ce qu’un grand électeur ?

FOUCHÉ. — C’est le summum, le faîte, le couronnement de la constitution pyramidale que ce niais, non moins pyramidal, a machinée sous figure de triangle [22], et pour l’adoption de laquelle il mettrait la France, l’Europe, le monde à feu et à sang. Et il s’imagine bonnement que Bonaparte travaille à son élévation, à lui, Sieyès ! Bonaparte ? le Machiavel corse, dont personne, sauf nous deux Talleyrand, par affinité probablement, ne soupçonne la profonde astuce, la gigantesque ambition, le despotisme inflexible et la noire ingratitude, précieuses qualités qui m’attachent à lui, qualités que les niais appellent vices !… Il y a tout à gagner à s’attacher à la fortune des vicieux !! Ils ont tant de chance !!!

HUBERT. — Et si cette chance tourne ?

FOUCHÉ. — On aide à la chance, on les trahit. Voyez-vous, mon cher, règle générale, tant qu’un homme est dans la prospérité, il faut lui tenir le pot de chambre, mais le lui vider religieusement sur la tête le jour de l’infortune : cela rétablit l’équilibre de notre dignité. (Voyant s’approcher l’avocat Desmarais.) Eh ! bonjour donc, citoyen Brutus Desmarais ! Salut à l’ami de Marat ! Honneur à l’illustre régicide ! Respect à l’enragé thermidorien. Nous voici donc à conspirer de nouveau ensemble ? Quelle paire de doubles coquins nous faisons, hein, citoyen Desmarais ? Et encore, non ! (Riant.) Je te dépasse de la hauteur de toutes les têtes que j’ai fait couper à Lyon, en ma qualité de terroriste pratique ! Comme c’est drôle, dis donc ! Quand on pense que ces féroces imbéciles, tels que Carrier, Hébert, Fouquier-Tainville et autres qui n’ont, certes, pas fait pis que moi, sont allés voir à travers le vasistas de la machine à Guillotin ce qu’il y a de l’autre côté de cette vie-ci ? tandis que nous voici tous deux debout, dispos, gaillards, et narguant les morts en vrais lurons ! Donc, tope là, mon compère, nous nous valons ; je suis plus scélérat que toi, argent comptant… mais tu es diantrement plus lâche que moi.


DESMARAIS. — Mauvais plaisant !

FOUCHÉ. — Ta, ta, ta, je te dis, moi, qu’il n’y a pas sous la calotte des cieux (je dis cela en ma qualité de ci-devant calottin) de couard plus couard que toi, de traître plus traître que toi ; je gage que tu as en ce moment autant de peur pour ta peau que la veille du 9 thermidor, lorsque nous conspirions contre Robespierre avec tous les autres brigands de la Convention !

Lahary s’approche d’une table placée au milieu du salon, agite une sonnette ; les différents groupes cessent leur conversation, prennent bientôt place autour de la table, debout ou assis.


LAHARY. — Messieurs, nous sommes en nombre ; nous pouvons, je crois, délibérer.

LES CONJURÉS. — Oui ! Oui !

LAHARY. — Notre collègue Régnier a la parole.

RÉGNIER. — Messieurs, hier, durant une longue conférence tenue chez notre ami Lemercier [23], divers avis ont été émis et discutés, mais nous nous sommes séparés sans avoir pris de résolution, renvoyant à aujourd’hui une dernière délibération ; or, nous ne saurions atermoyer davantage : le temps presse, l’opinion publique, très-inquiète, très-agitée, est en éveil ; l’on s’attend d’un moment à l’autre, ainsi que l’on dit, à quelque chose… Cette disposition des esprits est particulièrement favorable à nos projets ; il faut donc nous empresser de profiter des circonstances et précipiter les événements, sinon le conseil des Cinq-Cents nous gagnera de vitesse pour faire appel à l’insurrection, au nom de la constitution menacée ; nous perdrions ainsi une partie de nos avantages.

FOUCHÉ. — Oui, hâtons-nous, et croyez-en ma vieille expérience, j’étais l’un des meneurs de la journée de thermidor, et si la Convention n’eût pas, dans l’action, devancé la Commune, qui a sottement perdu son temps à recevoir les adresses et les serments des sections, nous étions f…ichus. N’oublions point qu’en révolution celui qui attaque a pour lui trois chances contre une.

RÉGNIER. — L’expérience et l’autorité de notre ami Fouché en matière de conspiration ne saurait être trop comptée ; son appui nous est d’autant plus précieux que ses fonctions de ministre de la police lui permettent de nous être doublement utile, je suis absolument de son avis : celui qui attaque a pour lui les meilleures chances, aussi je suis d’avis d’attaquer, et cela dès demain 18 brumaire. Voici en deux mots mon projet ; il est fort simple et fort bref : le conseil des Cinq-Cents est le seul obstacle réel au renversement de la constitution qui doit faire place à une autre forme de gouvernement, laquelle sera ultérieurement décidée ; or donc, le conseil des Cinq-Cents, composé en immense majorité de républicains, étant le seul obstacle à nos projets…

FOUCHÉ, riant. — Il faut tout uniment supprimer les Cinq-Cents, de même qu’en thermidor nous avons supprimé Robespierre et les Jacobins.

CORNET. — Ce diable de Fouché va vite et droit au fond des choses.

RÉGNIER. — Il a dit ce que j’allais dire, seulement j’ajouterai que le conseil des Cinq-Cents n’est dangereux que siégeant à Paris, puisque là il peut faire appel à l’insurrection et émouvoir la population des faubourgs.

FOUCHÉ. — Si j’en crois mes mouchards, et il y a parmi eux des gredins qui ont le nez fin, il est plus que probable que, généralement, ces canailles de faubourgs ne bougeront point ; l’on aurait tout au plus à craindre quelques vieux sans-culottes du quartier Saint Marceau, et les ouvriers de la brasserie de ce jacobin de Santerre, qui est resté ce qu’il était en 1793 ; mais souvent il faut un rien pour mettre en ébullition ce mauvais peuple de Paris ; agissons, donc avec prudence, comme si une insurrection était à redouter.

RÉGNIER. — Pour conjurer le péril d’une insurrection possible, voici ce que je propose : La constitution, de l’an III nous attribue exclusivement, à nous, membres du conseil des Anciens, le droit de désigner ou de changer le lieu où siègent les assemblées ; or, en vertu de ce droit constitutionnel, nous transférons le lieu des séances des Cinq-Cents et le nôtre à Saint-Cloud, que nous ferons occuper par cinq à six mille hommes de troupes, dont nous conférons le commandement au général Bonaparte. Les choses ainsi préparées, si le conseil des Cinq-Cents refuse d’adhérer à nos mesures ultérieures, refus indubitable, nous prononçons la dissolution du conseil des Cinq-Cents, en chargeant le général Bonaparte de l’exécution de cet arrêté.

LUCIEN BONAPARTE. — Je suis autorisé par mon frère à vous déclarer, messieurs, que s’il est chargé du commandement en chef des troupes, il répond de tout.

FOUCHÉ. — L’idée de Régnier est excellente ; comment n’avons-nous pas songé plus tôt à cela ?

LES CONJURÉS. — Adopté ! — Les Cinq-Cents, ainsi éloignés de Paris, sont réduits à l’impuissance. — Le général Bonaparte répond de tout. — Adopté ! — Oui, oui.

DESMARAIS. — Je partage complètement l’avis de mes honorables collègues ; le conseil des Cinq-Cents, relégué à Saint-Cloud, n’est plus à craindre ; mais quelle cause motivera cette translation aux yeux de l’opinion publique ?

FOUCHÉ, riant. — Et mes cinquante mille septembriseurs ? Est-ce que tu crois, citoyen Brutus Desmarais, que c’est afin de te tresser des couronnes civiques que je les ai cachés dans les catacombes, mes amours de septembriseurs ? Or, voici ce qui se passe : On apprend demain matin, pour leur réveil, à ces gobe-mouches de Parisiens qu’un grrrandissime complot a été découvert cette nuit, grâce à l’infatigable activité de ce bon M. Fouché, ministre de la police ; aussi, voulant déjouer les abominables projets de ces scélérats de terroristes, qui avaient pour complices les Cinq-Cents, tous jacobins, le conseil des Anciens, nobles pères conscrits, que les terroristes devaient égorger les premiers, ont décrété de transférer à Saint-Cloud le lieu des séances de la représentation nationale.

LEMERCIER. — Va pour le grand complot ; ce motif-là en vaut bien un autre, en insistant surtout sur ce que la vie des membres du conseil des Anciens était menacée s’ils restaient à Paris pour y siéger.

PLUSIEURS CONJURÉS. — Oui, oui, appuyé. — La prétendue découverte de ce complot produira un grand effet sur l’opinion.

FOUCHÉ. — Je vous en réponds, car dès l’aurore, je vous lâche dans Paris ma volée de mouchards qui s’en iront partout, gazouillant, jabottant. — « Ah ! fichtre, quel complot, citoyens ! S’il n’eût pas été découvert par ce brave M. Fouché, et déjoué par les promptes mesures du conseil des Anciens, Paris était saccagé par les terroristes ; toutes les boutiques étaient pillées, les femmes violées, éventrées. On a trouvé au fond des catacombes vingt-trois guillotines perfectionnées (les scélérats n’avaient pas eu le temps de fabriquer les deux douzaines). Ah ! Dieu de Dieu, citoyens, quelles guillotines ! Figurez-vous que d’un seul coup chacune pouvait trancher trois cents têtes ; une nouvelle terreur était mise à l’ordre du jour par ces Robespierres de Cinq-Cents ; ils commençaient par poignarder tous les membres du conseil des Anciens, toutes les autorités constituées ; après quoi, ces effroyables guillotines devaient fonctionner jour et nuit pendant six mois consécutifs. » (Riant aux éclats.) — Et vous verrez qu’ils les avaleront sans les mâcher, ces énormes bourdes, nos benêts de Parisiens !

HUBERT, riant. — Vous leur avez déjà fait avaler tant de choses qu’ils ont le gosier large.

RÉGNIER. — Il est donc entendu que la découverte d’un complot
 motivera la translation des assemblées à Saint-Cloud. Il s’agit maintenant d’assurer l’exécution de ce projet.

LEMERCIER. — Il faut à cet effet convoquer extraordinairement, pour demain matin, nos collègues du conseil des Anciens, sans leur faire connaître le but de cette convocation.

DESMARAIS. — Je ferai observer à mon honorable collègue qu’il serait, à mon sens, très-prudent de ne pas convoquer la minorité républicaine qui siège parmi nous. Ces gens-là feraient les questions les plus indiscrètes, les plus saugrenues, ne se contentant point de cette affirmation : qu’un grand complot a été découvert ; ils demanderaient des preuves de ce complot, des détails sur cette découverte ; il serait très-difficile de leur répondre.

CORNET. — L’observation de Desmarais est fort juste, je suis d’avis que nous tous ici présents, nous nous chargions de voir personnellement, dans la soirée, nos collègues de la majorité, afin de les instruire du but de la séance extraordinaire de demain matin, et de n’adresser qu’à eux seuls des lettres de convocation.

LEMERCIER. — Si la minorité républicaine se plaint plus tard de n’avoir pas été convoquée, l’on rejettera cette erreur sur les inspecteurs de la salle.

FOUCHÉ. — Pardieu ! il faut bien qu’au moins une fois ils servent à quelque chose, ces fainéants d’inspecteurs.

LUCIEN BONAPARTE. — Il sera urgent de faire, par précaution, doubler les postes de troupes chargées de la garde du conseil des Anciens, car il faut tout prévoir ; mais je vous le répète et suis autorisé à vous le déclarer de la part de mon frère, il répond de tout, si vous le déclarez le commandement supérieur de la force armée.

RÉGNIER. — Le général peut mieux que personne servir nos desseins ; nous comptons sur lui, dites-lui qu’il peut compter sur nous.

FOUCHÉ. — Ah çà, Lucien, si ton frère répond de faire marcher les troupes, toi, en ta qualité de président du conseil des Cinq-Cents, que tu trahis avec un si admirable aplomb (soit dit à ta louange), réponds-tu de faire taire ces bavards qui crieront comme des geais quand on les dissoudra ?

LUCIEN BONAPARTE. — Je tiendrai tête à l’orage, sois tranquille ; l’on ne m’intimide pas facilement, grâce à cet aplomb que tu veux bien me reconnaître.

RÉGNIER. — Et maintenant, chers collègues, hâtons-nous, la journée s’avance, nous n’avons pas un moment à perdre ; convenons de nos faits. Qui se charge d’aller faire préparer les lettres de convocation ? 


LAHARY. — Moi ; je m’entendrai avec les inspecteurs de la salle, qui sont des nôtres.

RÉGNIER. — Mon cher Lucien, vous vous chargez de faire connaître au général l’issue de cette conférence ?

LUCIEN BONAPARTE. — Je me rends à l’instant rue de la Victoire.

RÉGNIER. — Qui se charge de s’entendre avec les inspecteurs de la salle pour faire doubler les postes demain matin ?

CORNET. — Moi !

RÉGNIER. — Nos autres collègues et moi nous nous partagerons le soin d’aller sur l’heure avertir nos amis du motif de la convocation extraordinaire de demain.

BOULAY (de la Meurthe). — Tous devrons surtout les engager à garder le plus profond secret sur cette affaire, faute de quoi elle s’ébruiterait, et nous verrions arriver demain matin la minorité républicaine au conseil qui nous embarrasserait fort par ses questions.

RÉGNIER. — Un secret absolu va de soi, et je le recommanderai particulièrement à nos amis.

FOUCHÉ. — Et moi, je vais faire la leçon à mes canailles de mouchards, qui, demain matin, à l’aube, se répandront dans tous les quartiers de Paris.

DESMARAIS, à Lucien. — Ainsi, demain soir, le plus grand capitaine des temps modernes, votre illustre frère, ce grand homme, revêtu de la dictature que lui seul peut exercer, décidera de la forme gouvernementale qu’il lui plaira d’octroyer à la France, et…

HERWYN, surpris. — Comment, la dictature ?

CORNET. — Nous n’entendons pas laisser le général Bonaparte décider seul de la forme du nouveau gouvernement.

LUCIEN BONAPARTE, à part. — Quel maladroit que ce Desmarais ! (Haut.) Messieurs, je vous en donne ma parole d’honnête homme, mon frère n’a d’autre prétention que de mettre son génie et son épée au service du conseil des Anciens.

RÉGNIER, échangeant un regard d’intelligence avec Lucien. — Ne nous occupons pas, chers collègues, d’une question prématurée ; renversons d’abord la constitution de l’an III, prononçons la dissolution du conseil des Cinq-Cents qui la soutient. Ceci fait, nous aviserons ; mais d’abord, triomphons de l’ennemi commun ; et maintenant, messieurs, à demain !

LES CONJURÉS, se séparant. — À demain ! 


DESMARAIS, à part. — Le sort en est jeté. Ah ! quelle nuit d’angoisse je vais passer.

_____

Le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), les membres du conseil des Anciens sont réunis dès huit heures du matin dans la salle de leurs séances. Plusieurs des membres de la minorité républicaine qui n’avaient pas été convoqués, selon le dessein de leurs collègues complices de la conspiration, se sont pourtant rendus à l’assemblée, prévenus par la rumeur publique ; ils forment un groupe et s’entretiennent avec animation au pied de la tribune. Lemercier, président du conseil des Anciens, agite sa sonnette ; le silence se fait, les membres de l’Assemblée regagnent leurs sièges.

LE PRÉSIDENT LEMERCIER. — Messieurs, notre collègue Cornet, président de la commission des inspecteurs, a la parole [24].

CORNET, à la tribune. — Représentants du peuple, la confiance dont vous avez investi votre commission des inspecteurs lui a imposé l’obligation de veiller à votre sûreté individuelle, à laquelle se rattache le salut de la chose publique ; car, dès que les représentants d’une nation sont menacés dans leurs personnes, dès qu’ils ne jouissent pas dans leurs délibérations de l’indépendance la plus absolue, il n’y a plus de corps représentatif, il n’y a plus de liberté, il n’y a plus de république. Votre commission des inspecteurs sait que les conjurés se rendent en foule à Paris ; que ceux qui s’y trouvent déjà n’attendent qu’un signal pour lever leur poignard sur les représentants de la nation, sur les membres des premières autorités de la république.

HUBERT, à part. — Les septembriseurs de ce diable de Fouché… ils font leur chemin…

Les membres du conseil des Anciens qui sont dans le secret de cette comédie infâme poussent des exclamations d’une surprise et d’une crainte simulées. Le silence se rétablit.

CORNET, à la tribune. — En présence du danger qui vous menace, représentants du peuple, votre commission a dû vous convoquer extraordinairement pour vous en instruire ; elle a dû provoquer les délibérations du conseil sur le parti qu’il lui convient de prendre dans cette grande circonstance. Le conseil des Anciens a dans ses mains les moyens de sauver la patrie et la liberté ; ce serait douter de sa profonde sagesse que de penser qu’il ne s’en saisira pas avec son courage et son énergie accoutumés.

MONTMAYON, membre de la minorité. — Il est inconcevable que ni moi, ni plusieurs de mes collègues nous n’ayons été avertis de la convocation de l’assemblée…


LE PRÉSIDENT LEMERCIER. — Vous n’avez pas la parole… Elle appartient à M. Régnier [25].

RÉGNIER, à la tribune. — Représentants du peuple, quel est l’homme assez stupide pour douter encore des dangers qui nous environnent ? Les preuves n’en sont que trop multipliées ; mais ce n’est pas le moment de dérouler ici leur épouvantable série. Le temps presse, et le moindre retard pourrait devenir si fatal, qu’il ne fût plus en votre puissance de délibérer sur les remèdes. À Dieu ne plaise que je fasse l’injure aux citoyens de Paris de les croire capables d’attenter à Ia représentation nationale ! Je ne doute pas, au contraire, qu’ils ne lui fassent, au besoin, un rempart de leurs corps ; mais cette ville immense renferme dans son sein une foule de brigands audacieux et de scélérats désespérés ; ils attendent avec une impatience féroce un moment d’imprévoyance ou de surprise pour nous frapper, et par conséquent frapper au cœur la république elle-même. (Explosion de cris de feinte indignation, poussés par les conjurés. Tumulte.)

HUBERT, à part. — Toujours les septembriseurs de Fouché… Quel superbe aplomb a ce Régnier !

UN MEMBRE DE LA MINORITÉ. — S’il existe une conspiration contre la république… dévoilez-la…

LE PRÉSIDENT LEMERCIER. — Vous n’avez pas la parole !

RÉGNIER, à la tribune. — Je vous propose, messieurs, aux termes de la constitution, le projet de décret irrévocable qui suit, et je vous le propose avec d’autant plus de confiance qu’un grand nombre de mes collègues, honorés de votre confiance, ont partagé mon vœu. (Il lit.)

« Le conseil des Anciens, en vertu des articles 102, 103 et 104 de la constitution, décrète ce qui suit :

» Art. 1er. — Le Corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud. Les deux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais.

» Art. 2. — Ils y seront rendus demain 19 brumaire, à midi.

» Toute continuation de fonctions et de délibérations est interdite ailleurs avant ce temps.

» Art. 3. — Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret ; il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. Toutes les troupes sont mises sous le commandement en chef du général Bonaparte ; il sera a appelé dans le sein du conseil pour y recevoir une expédition du présent décret, et prêter serment. Il se concertera avec la commission des inspecteurs des deux conseils.

» Art. 5. — Le présent décret sera de suite transmis par un messager d’État au conseil des Cinq Cents et au Directoire exécutif. »

La lecture de ce décret, bruyamment acclamé par la majorité factieuse, soulève les réclamations les plus énergiques de la part des membres républicains de la minorité, plusieurs demandent la parole avec animation.

MONTMAYON, se levant debout, s’écrie d’une voix éclatante. — Représentants du peuple, il se trame ici une infernale trahison !… — Les clameurs de la majorité couvrent la voix de Montmayon. Les représentants conjurés se lèvent en masse, et le président Lemercier déclare que le décret est adopté.

DENTZEL, avec force. — C’est une indignité !… Je proteste au nom de la liberté des opinions.

Explosion de cris de la majorité. Le président agite sa sonnette ; le silence se rétablit.

CORNUDET, à la tribune. — Représentants du peuple, je propose l’adoption de cette adresse aux Français. (Il lit.)

« Français, le conseil des Anciens use du droit qui lui est délégué par l’article 102 de la constitution, de changer la résidence du corps législatif.

» Le salut commun, la prospérité commune, tel est le but de cette mesure constitutionnelle. Il sera rempli.

» Et vous, habitants de Paris, soyez calmes ; dans peu la présence du Corps législatif vous sera rendue.

» Français, les résultats de cette journée feront bientôt foi si le Corps législatif est digne de préparer votre bonheur, et s’il le peut.

» Vive le peuple ! par qui et en qui est la république ! »

La majorité factieuse se lève en masse pour l’adoption de cette adresse aux Français ; en vain la minorité essaye de protester de nouveau, sa voix est étouffée par les clameurs furieuses des conjurés.

LE PRÉSIDENT LEMERCIER. — Huissiers, introduisez à la barre M. le général Bonaparte.

HUBERT, à part. — Le tour est fait… la farce est jouée… la république a vécu… ou peu s’en faut… C’est maintenant au général Bonaparte à lui donner le coup de grâce.

Le général Bonaparte est introduit par les huissiers, il porte le sévère et simple uniforme des généraux de la république : habit bleu à larges revers, écharpe tricolore, comme le panache du chapeau, pantalon très-juste en drap blanc, et bottes à retroussis jaune, ne dépassant pas le milieu du mollet ; le teint maladif et bilieux du général corse fait paraître plus remarquablement l’expressive maigreur de son visage, accentué fortement et encadré de cheveux noirs, longs et plats. L’expression de son regard est presque indéfinissable : elle révèle à la fois l’orgueil et la dissimulation, l’astuce et l’énergie. Son sourire, tour à tour insidieux, sardonique ou hautain, complète cette physionomie étrange, saisissante et qu’il est impossible d’oublier jamais. Les généraux Berthier, Lefebvre, Moreau, Macdonald, Murat, Moncey, Beurnonville, Marmont et plusieurs aides de camp, parmi lesquels se trouve le colonel Olivier, escortent le général Bonaparte. Leur attitude est altière et déjà triomphante, et le bruit de leurs sabres traînants et de leurs bottes éperonnées, retentit sur les dalles de la salle, mais bientôt un profond silence règne dans l’assemblée.

LE PRÉSIDENT LEMERCIER, à Bonaparte. — Général, le conseil des Anciens vous a mandé près de lui pour vous donner ses instructions.

LE GÉNÉRAL BONAPARTE, d’une voix très-claire, presque aiguë, et avec un accent bref, fébrile et hautain. — Représentants du peuple… la république périssait ; vous l’avez su, et votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient le trouble et le désordre ! je les arrêterai, aidé du général Lefebvre, du général Berthier, et de tous mes compagnons d’armes. (Applaudissements chaleureux de la majorité factieuse.)

LE PRÉSIDENT LEMERCIER. — Général, le conseil des Anciens reçoit vos serments ; il ne forme aucun doute sur leur sincérité et sur votre zèle à les remplir. Celui qui ne promit jamais en vain des victoires à la patrie ne peut qu’exécuter avec dévouement de nouveaux engagements de la servir et de lui rester fidèle.

Le général Bonaparte sort suivi de son état-major. La majorité se lève aux cris de vive la république !…

HUBERT, riant et à part. — Vive la république !… La plaisanterie est charmante, et le général, a joué son rôle de fin compère.

DESMARAIS, à part. — Je suis sauvé !… Si les terroristes osent remuer, le général les mitraillera jusqu’au dernier… Quelle énergie dans son regard inflexible !

LE PRÉSIDENT LEMERCIER. — La séance est levée… À demain, messieurs, à Saint-Cloud.


Les scènes suivantes se passent le 19 brumaire, le lendemain du jour où la majorité factieuse du conseil des Anciens, d’accord avec le général Bonaparte, a décrété la translation des deux assemblées législatives à Saint-Cloud, afin de dissoudre le conseil des Cinq-Cents, les derniers défenseurs de la république, et d’acclamer ensuite la dictature militaire. La translation des assemblées à Saint-Cloud a eu pour prétexte que les représentants du peuple étaient menacés du poignard des septembriseurs ; cette ignoble et stupide imposture, inventée par Fouché, colportée par ses agents, a trouvé créance, à Paris, chez une foule de niais et de trembleurs, créance que tous les ennemis de la révolution ont feint de partager en l’exagérant encore ; et cette jonglerie est devenue pour ainsi dire le pivot de ces funestes journées. Les directeurs républicains Moulins et Gohier, résolus de s’opposer autant qu’il était en eux aux desseins des conjurés, désormais dévoués au général Bonaparte, ont en vain fait appel à Barras ; son concours, leur donnant la majorité dans le Directoire, leur permettait d’agir au nom du pouvoir exécutif et de prêter appui au conseil des Cinq-Cents ; mais, cédant aux conseils de Talleyrand, Barras a vendu sa démission aux factieux et s’est retiré à sa terre de Grosbois. Roger Ducos et Sieyès, afin de faciliter l’œuvre des conjurés, ont aussi donné la leur, Sieyès s’apercevant un peu tard qu’il était le jouet du général Bonaparte, dont il comptait, dans son aveugle orgueil, se faire un instrument. En vain Moulins et Gohier veulent réunir autour d’eux, comme noyau de résistance, la garde du Directoire ; son commandant Jubé la conduit au général Bonaparte, qui, gagnant aussi Moreau, toujours faible et indécis, lui confie la garde du Luxembourg, où demeurent les dictateurs. Moulins et Gohier, privés de tout soutien matériel, se rendent auprès du futur dictateur et réclament énergiquement contre cette concentration illégale du pouvoir militaire entre ses mains, et le dialogue suivant s’établit entre eux.

BONAPARTE. — Vous n’avez qu’une chose à faire, donner votre démission ; il n’y a plus de Directoire. — GOHIER. — Comment, plus de Directoire ! il n’y a plus de constitution ? — MOULINS. — Et nos serments ?… Si trois de nos collègues ont donné leur démission, il faut que les conseils s’occupent de leur remplacement. — BONAPARTE. — C’est inutile, vous dis-je, le Directoire a cessé d’exister. — MOULINS. — Vous nous tendiez donc un piège, général, lorsqu’avant-hier vous fixiez vous-mêmes le jour pour venir dîner chez le président du Directoire exécutif ? — BONAPARTE. — Vous voulez pousser à l’insurrection. Santerre est votre parent, on dit qu’il veut agiter le faubourg Saint-Antoine, faites-lui savoir que s’il bouge… je le fais fusiller sur-le-champ [26]. — GOHIER, indigné. — Fusiller sans forme de procès ! Mais c’est une atrocité… Et la loi ? — MOULINS. — Général, Santerre n’est pas mon parent, c’est mon ami, c’est un bon citoyen. — LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Puisque vous ne voulez pas donner votre démission de directeur, je vous ferai mettre en surveillance et garder à vue… pour votre sûreté.

Moulins et Gohier, de retour au Luxembourg, rédigèrent une adresse aux deux conseils, réclamant leur concours, invoquant leur courage, pour combattre les projets liberticides du futur dictateur. Cette adresse fut interceptée par l’ordre de Moreau, chargé de garder à vue les deux directeurs. Grand nombre de membres de la majorité républicaine du conseil des Cinq-Cents tinrent, pendant la nuit du 18 brumaire, plusieurs conciliabules avec d’anciens patriotes, mais il leur fut impossible d’organiser une résistance sérieuse, impuissants qu’ils se virent à réveiller le peuple de sa torpeur, ou à dissiper son erreur au sujet du général Bonaparte, que les masses, éblouies par sa gloire, s’obstinaient à considérer comme le plus ferme soutien de la république, généreusement crédules d’ailleurs aux assurances tant de fois réitérées par lui et affirmées sur son honneur, qu’elle n’avait pas de serviteur plus dévoué que lui. Les représentants des Cinq-Cents, reconnaissant avec désespoir qu’ils ne pouvaient conjurer les périls dont était menacée la liberté, se séparèrent, résolus de mourir, s’il le fallait, le lendemain, sur leurs sièges. Ainsi, du 18 au 19 brumaire, tout conspire en faveur de Bonaparte : une fraction considérable de la bourgeoisie, ajoutant foi aux fables immondes de Fouché, auxquelles la translation des assemblées à Saint-Cloud donne un caractère d’effrayante réalité, tremblait, éperdue, et dans son épouvante ne voit de sûreté pour elle, pour ses biens, qu’abritée sous la dictature militaire du vainqueur d’Arcole et de Lodi. L’autre fraction de la bourgeoisie, hostile à la république, qu’elle regardait toujours, si énervée, si dénaturée qu’elle fût, comme l’instrument d’affranchissement du peuple, feint de partager ces terreurs insensées, va partout, répétant que seule l’épée du général Bonaparte peut défier les septembriseurs et préserver la France du renouvellement des sanglants excès de 1793. — Le peuple, découragé, indifférent ou abusé, reste
 témoin impassible des événements ; enfin l’armée, dès longtemps étrangère à la chose publique, et réduite au rôle passivement militaire, flattée, exaltée, avec une hostilité profonde par de récentes proclamations du général Bonaparte, était prête à exécuter aveuglément ses ordres. Tels sont les funestes auspices sous lesquels s’ouvre la journée du 19 brumaire.

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Le 19 brumaire an VIII (1799) les membres du conseil des Anciens sont réunis en séance dans la grande galerie du palais de Saint-Cloud sous la présidence de Lemercier, l’un des chefs les plus actifs de la conspiration. La minorité républicaine de ce conseil, cette fois convoquée, est en plus grand nombre que la veille et l’un de ses membres (Savary, de Maine-et-Loire) demande la parole.

LE PRÉSIDENT LEMERCIER. — Vous avez la parole.

SAVARY. — Je demande que le conseil veuille bien ordonner que le procès-verbal de la séance extraordinaire d’hier soit lu. J’ai besoin de connaître ce procès-verbal d’une séance à laquelle je n’assistais pas. J’ignore quel motif l’on a pu avoir de cacher la tenue de cette séance à un certain nombre de membres appartenant à la minorité républicaine dont je fais partie ; mais il faut que nous connaissions les terribles vérités qui ont pu engager à échanger notre résidence et à nous transférer à Saint-Cloud ! Que l’on nous explique à tous les motifs d’une mesure à laquelle nous n’étions pas préparés. Je crois ces motifs très-puissants ; mais je déclare pour ma part…

RÉGNIER. — Je demande la parole.

SAVARY. — Il faut que tous les périls dont l’on nous dit menacés soient révélés ; il faut que tous les membres du Corps législatif sachent en quoi la représentation nationale a pu être compromise. Si l’on ne croit point devoir rendre ces détails publics, je demande qu’on les donne au moins en comité secret.

LES MEMBRES DE lA MINORITÉ. — Appuyé ! appuyé !

RÉGNIER. — J’ignore si le préopinant a été ou non convoqué par la commission, cela ne nous regarde point ; mais le décret que le conseil des Anciens a rendu est qualifié d’irrévocable par la constitution… Je propose l’ordre du jour.


GUYONNARD. — Savary n’a pas demandé le rapport d’un décret irrévocable ; il s’est plaint d’une chose dont je me plains moi-même comme membre de la minorité. Je demeure dans la maison du citoyen Régnier, et il est bien étonnant que je n’aie point été averti comme lui de la convocation extraordinaire.

PLUSIEURS MEMBRES DE LA MINORITÉ. — Nous n’en avons point été instruits non plus.

GUYOMARD. — Au reste, on m’a dit que dans la séance d’hier l’on avait voulu faire des observations, et que la liberté des opinions avait été, sinon violée, au moins étouffée. La commission a dit hier que la liberté du Corps législatif était menacée ; je ne me suis point aperçu que dans aucune de nos dernières séances nous ayons été gênés dans nos opinions ; la translation a donc été déterminée par d’autres motifs, et je demande, comme Savary, qu’on nous les fasse connaître en comité secret.

FARGUES. — Comme membre de la commission des inspecteurs, je dois la justifier des reproches qui viennent de lui être adressés ; je me bornerai à répondre qu’il y aurait autant de danger à dévoiler en comité secret qu’en public des vérités trop accablantes… (Violents murmures de la minorité.)

SAVARY, énergiquement. — C’est se jouer de nous que de nous faire une pareille réponse…

GUYOMARD, indigné. — Ces prétendus dangers ne sont donc qu’une fable, qu’une indigne comédie !…

FARGUES. — Je ne répondrai pas à cette accusation, et je prierai seulement le conseil de remarquer qu’il y a peu de jours il a investi la commission d’une confiance qu’elle croit avoir justifiée par son dévouement, et que ce serait en manquer aujourd’hui que d’élever des doutes sur la vérité de ce qu’elle vous dit…

MONTMAYON, vivement. — Devons-nous donc vous croire aveuglément, sur parole, lorsqu’il s’agit, selon vous, d’une question de vie ou de mort pour les membres de ce conseil ?

FARGUES. — Vous devez attendre que la république soit sauvée du terrible danger qui la menace, et alors la commission ne fera aucune difficulté de donner les détails qu’on demande. (Explosion de nouveaux murmures parmi la minorité.)

COLOMBEL (de la Meurthe). — Quoique, en ma qualité de membre de la minorité, j’aie à me plaindre aussi de n’avoir pas reçu de lettre de convocation, je passerai sous silence cette omission ; je répondrai seulement à notre collègue Fargues que tous les représentants du peuple ont un intérêt direct à connaître la situation de la république ; si, comme on nous l’affirme, elle est menacée d’un danger
 terrible, il faut apprécier ce danger, afin de connaître les mesures ultérieures que nous aurons à prendre.

CORNUDET. — Sans doute, notre collègue Savary n’a point entendu demander le rappel du décret irrévocable que vous avez rendu hier ?…

SAVARY. — Non !!

CORNUDET. — Il s’agit donc seulement de savoir quand la commission entrera dans de plus longs détails sur les faits qu’elle vous a exposés à la séance d’hier. Eh bien, je crois que, quant à présent, cette demande doit être écartée…

MEMBRES DE LA MINORITÉ. — Pourquoi cela ? — Si le péril que court la république est aussi grand que vous le prétendez, raison de plus pour nous le faire connaître. — C’est évident !

CORNUDET. — Je suis d’un avis absolument contraire, et je crois que le conseil doit se borner à donner avis au conseil des Cinq-Cents de la résolution que vous avez prise.

LA MAJORITÉ, se levant en masse. — Appuyé !… appuyé !… Aux voix !!

En vain les membres républicains de la minorité veulent protester en soutenant à bon droit que si la translation des deux Assemblées à Saint-Cloud a été motivée par l’appréhension d’un grand danger public, il faut que le danger soit dévoilé, afin d’éclairer la religion des représentants ; mais la majorité, ayant, entre autres excellentes raisons de ne point dévoiler le danger… celle-là, qu’il est purement imaginaire, étouffe sous ses clameurs les réclamations de la minorité. L’envoi des deux messages au conseil des Cinq-Cents et au Directoire est voté.


UN HUISSIER, annonçant. — Monsieur le général Bonaparte.

Le général Bonaparte entre dans la galerie l’air impérieux et altier, ses aides de camp l’accompagnent, et à travers les portes de la galerie laissées ouvertes, l’on aperçoit les fusils et les bonnets à poil d’un peloton de grenadiers.


QUELQUES MEMBRES DE LA MINORITÉ, avec indignation. — Quoi ! des soldats ici ! — De quel droit le général Bonaparte se fait-il annoncer dans cette enceinte ? — Vient-il donc jouer le rôle d’un nouveau César ?

EXPLOSION DE CRIS DE LA MAJORITÉ. — Silence ! silence ! 


LE GÉNÉRAL BONAPARTE, d’une voix impérieuse et brève. — Je demande la parole.

SAVARY. — À quel titre ? de quel droit ? 


LA MAJORITÉ. — Silence… Écoutez…

LE PRÉSIDENT LEMERCIER, avec empressement. — Le général Bonaparte a la parole.

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Représentants du peuple, vous n’êtes point dans des circonstances ordinaires ; vous êtes sur un volcan. Permettez-moi de vous parler avec la franchise d’un soldat, avec celle d’un citoyen zélé pour le bien de son pays ; et suspendez, je vous en prie, votre jugement jusqu’à ce que vous m’ayez entendu jusqu’à la fin. — J’étais tranquille à Paris, lorsque je reçus le décret du conseil des Anciens, qui me parla de ses dangers, de ceux de la république. À l’instant j’appelai, je retrouvai mes frères d’armes, et nous vînmes vous donner notre appui ; nous vînmes vous offrir les bras de la nation, parce que vous en étiez la tête. Nos intentions furent pures, désintéressées ; et, pour prix du dévouement que nous avons montré hier et aujourd’hui, déjà l’on nous abreuve de calomnies ! On parle d’un nouveau César, d’un nouveau Cromwell ; on répand que je veux établir un gouvernement militaire (Applaudissements de la majorité, la minorité demeure glaciale.)

HUBERT, à part. — Allons, le grand capitaine est aussi un grand diplomate ! Quel aplomb ! 


LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Représentants du peuple, si j’avais voulu opprimer la liberté de mon pays, si j’avais voulu usurper l’autorité suprême, je ne me serais point rendu aux ordres que vous m’avez donnés, je n’aurais pas eu besoin de recevoir cette autorité du sénat. Plus d’une fois, et dans des circonstances extrêmement favorables, j’ai été appelé à prendre l’autorité.

UN MEMBRE DE LA MINORITÉ. — Quand donc cela ?

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Après notre triomphe en Italie, oui, j’ai été appelé à prendre l’autorité par le vœu de la nation ; j’y ai été appelé par le vœu de mes camarades, par celui de ces soldats maltraités depuis qu’ils ne sont plus sous mes ordres.

GUYOMARD. — C’est une injure aux autres généraux !

SAVARY. — Les soldats n’avaient pas le droit de vous proposer la dictature.

UN AUTRE MEMBRE. — Sommes-nous tombés dans le Bas-Empire et à la merci des prétoriens ? 


LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Ces soldats, que j’aime plus que personne, sont obligés encore aujourd’hui d’aller faire dans les départements de l’Ouest une guerre horrible, que la sagesse et le retour aux bons principes avaient autrefois calmée, et que l’ineptie ou la trahison viennent de rallumer.

UN MEMBRE DE LA MINORITÉ. — C’est une insulte gratuite à la mémoire de Hoche ! il a pacifié la Vendée avec une sagesse, une prudence admirable !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Je vous le jure, représentants du peuple, la patrie n’a pas de plus zélé défenseur que moi ; je me dévoue tout entier pour faire exécuter vos ordres. Mais c’est sur vous seuls que repose son salut, car il n’y a plus de Directoire : quatre des membres qui en faisaient partie ont donné leur démission, et le cinquième a été mis en surveillance pour sa sûreté. Les dangers sont pressants : le mal s’accroît ; le ministre de la police vient de m’avertir que, dans la Vendée, plusieurs places étaient tombées entre les mains des chouans ; il m’a prévenu encore de bien d’autres dangers !

SAVARY. — La belle caution que celle de Fouché !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Représentants du peuple, le conseil des Anciens est investi d’un grand pouvoir, mais il est encore animé d’une plus grande sagesse : ne consultez qu’elle et l’imminence des dangers ; prévenez les déchirements. Évitons de perdre ces deux choses pour lesquelles nous avons fait tant de sacrifices, la liberté et l’égalité !…

LANGLET. — Vous oubliez la constitution.


LE GÉNÉRAL BONAPARTE, d’un ton méprisant et impérieux. — La constitution ?… il vous sied bien de l’invoquer ! Et peut-elle être encore une garantie pour le peuple français ? Vous l’avez violée au 18 fructidor ; vous l’avez violée au 29 floréal ; vous l’avez violée au 30 prairial. La constitution ! elle est invoquée par toutes les factions, et elle a été violée par toutes ; elle est méprisée par toutes ; elle ne peut être pour nous un moyen de salut, parce qu’elle n’obtient plus le respect de personne. La constitution ! n’est-ce pas en son nom que vous avez exercé toutes les tyrannies ? Et aujourd’hui encore, c’est en son nom que l’on conspire. Je connais tous les dangers qui vous menacent.

UN MEMBRES DE LA MINORITÉ. — Ces dangers, nous les conjurerons en nous serrant autour de la constitution, malgré les atteintes qu’on lui a portées.

VOIX DE LA MAJORITÉ. — Silence ! N’interrompez pas…

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Représentants du peuple, ne voyez pas en moi un misérable intrigant qui se couvre d’un masque hypocrite ! J’ai fait mes preuves de dévouement à la république, toute dissimulation m’est inutile. Je ne vous tiens ce langage que parce que je désire que tant de sacrifices ne soient pas perdus. La constitution, les droits du peuple ont été violés plusieurs fois ; et puisqu’il ne nous est plus permis de rendre à cette constitution le respect qu’elle devrait avoir, sauvons au moins les bases sur lesquelles elle repose ; sauvons l’égalité, la liberté ! Trouvons des moyens d’assurer à chaque homme la liberté qui lui est due et que la constitution n’a pas su lui garantir.

HUBERT, à part. — Ceci dit à l’adresse des estimables faubourgs que le général abhorre autant que nous ; il n’importe… c’est adroit.

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Représentants du peuple, je vous le jure, aussitôt que les dangers qui m’ont fait confier des pouvoirs extraordinaires seront passés, j’abdiquerai ces pouvoirs. Je ne veux être, à l’égard de la magistrature que vous aurez nommée, que le bras qui la soutiendra et fera exécuter ses ordres. (Applaudissements forcenés de la majorité.)

CORNUDET. — Vous venez d’entendre le général, représentants du peuple ! Qui douterait maintenant qu’il y eût une conspiration ? Celui à qui vous avez décerné tant d’honneurs, à qui vous avez tant de fois transmis les expressions de la reconnaissance nationale, celui devant qui l’Europe et l’univers se taisent d’admiration est là ; c’est lui qui vous atteste l’existence de la conspiration : sera-t-il regardé comme un vil imposteur ? Je vous le déclare, j’ai participé à la mesure de translation qui vous a été proposée, parce que j’avais eu connaissance de propositions faites au général Bonaparte.

FARGUES. — Puisqu’on a demandé des preuves, je propose qu’on fasse imprimer à trois exemplaires le discours du général Bonaparte.

VOIX NOMBREUSES. — Adopté ! adopté !

PLUSIEURS MEMBRES DE LA MINORITÉ. — Que le général Bonaparte nomme les conspirateurs ! — Oui, nommez-les ! nommez les !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — S’il faut s’expliquer tout à fait, s’il faut nommer les hommes, je les nommerai. Je dirai que les directeurs Barras et Moulins m’ont proposé de me mettre à la tête d’un parti tendant à renverser tous les hommes qui ont des idées libérales !

SAVARY. — Moulins vous a proposé de vous unir aux défenseurs de la constitution et de la loi ! Voilà la vérité… Cette proposition honore celui que vous voulez compromettre par vos paroles ambiguës ?

PLUSIEURS VOIX. — Nous demandons que l’assemblée se forme en comité secret. — Appuyé !

AUTRES VOIX. — Non, non ! Que tout soit dit en public.


LAUSSAT. — Je m’oppose à la formation d’un comité secret. Puisque le général Bonaparte vient de vous dénoncer la conspiration et les conspirateurs, il faut que tout soit dit et fait à la face de la France. Nous serions les plus indignes des hommes si nous ne prenions pas en cet instant toutes les mesures qui peuvent sauver la liberté et l’égalité. Général, achevez !

DUFFAU. — Je vois dans l’assemblée beaucoup d’agitation, tandis qu’il ne devrait y avoir que du calme. Ne sommes-nous pas tous Français, tous républicains, tous représentants du peuple ? On parle d’une conspiration ; nous devons la connaître : nous devons en recevoir les détails du général Bonaparte, puisque notre commission des inspecteurs n’a pas voulu nous les donner. Il faut que le général s’explique.

LE PRÉSIDENT LEMERCIER. — Arrêtez ; je ne souffrirai pas que nos collègues ni l’illustre général ici présent soient calomniés. La commission des inspecteurs n’a jamais refusé de donner des détails sur la conspiration ; elle a cru seulement que ce n’était pas encore le moment de les produire.

DUFFAU. — Je demande que le conseil se forme en comité secret pour entendre le général Bonaparte.

PLUSIEURS VOIX. — Non, non ! Qu’il s’explique publiquement ! — Adopté !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Je vous le répète, représentants du peuple, la constitution, trois fois violée, n’offre plus de garantie aux citoyens ; elle ne peut entretenir l’harmonie, parce qu’il n’y a plus de diapason ; elle ne peut point sauver la patrie, parce qu’elle n’est respectée de personne !!

MEMBRES DE LA MINORITÉ. — Il ne s’agit pas de cela. — Parlez de la conspiration. — Vous éludez de répondre !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Je le répète encore, qu’on ne croie point que je tiens ce langage pour m’emparer du pouvoir après la chute des autorités ; le pouvoir, on me l’a offert depuis mon retour à Paris.

SAVARY. — Qui cela ? qui vous a offert le pouvoir ?

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Qui cela ?… Les différentes factions sont venues sonner à ma porte, je ne les ai point écoutées, parce que je ne suis d’aucune coterie, parce que je ne suis que du grand parti du peuple français.

MEMBRES DE LA MINORITÉ. — Parlez donc clairement. — Les républicains vous ont proposé de vous ranger parmi les soutiens de la constitution, les factieux de vous liguer contre elle. — Et vous prenez le dernier parti. — Bravo ! — C’est cela !

MEMBRES DE LA MAJORITÉ. — Silence !… Écoutez !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Plusieurs membres du conseil des Anciens savent que je les ai entretenus des propositions qui m’ont été faites, et je n’ai accepté l’autorité que vous m’avez confiée que pour soutenir la cause de la république. Je ne vous le cache pas, représentants du peuple, en prenant le commandement, je n’ai compté que sur le conseil des Anciens. Je n’ai point compté sur le conseil des cinq-Cents, qui est divisé ; sur le conseil des Cinq-Cents, où se trouvent des hommes qui voudraient nous rendre la Convention, les comités révolutionnaires et les échafauds ; sur le conseil des Cinq-Cents, où les chefs de ce parti viennent de prendre séance en ce moment ; sur le conseil des Cinq-Cents, d’où viennent de partir des émissaires chargés d’aller organiser un mouvement à Paris.


Explosions de murmures parmi la minorité. — PLUSIEURS VOIX, de ce côté. — Vous calomniez l’une des deux assemblées du pays. — Prouvez ce que vous avancez ! — C’est indigne !!

MEMBRES DE LA MAJORITÉ. — Silence ! — À bas les interrupteurs ! — Parlez, général ! parlez !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Que ces projets criminels ne vous effrayent point, représentants du peuple ; environné de mes frères d’armes, je saurai vous en préserver. J’en atteste votre courage, vous, mes braves camarades ! vous (Bonaparte s’adresse à ses aides de camp), vous aux yeux de qui on voudrait me peindre comme un ennemi de la liberté ! (Bonaparte se tourne vers la galerie dont la porte ouverte laisse voir des soldats en armes) vous, grenadiers, dont j’aperçois les bonnets ! vous, braves soldats, dont j’aperçois les baïonnettes, que j’ai si souvent fait tourner à la honte de l’ennemi, à l’humiliation des rois, et que j’ai employées à fonder des républiques ! (D’un air menaçant.) El si quelque orateur, payé par l’étranger, parlait de me mettre hors la loi, qu’il prenne garde de porter cet arrêt contre lui-même !

SAVARY. — Et si vous trahissiez la république ! et si vous la méritiez cette mise hors la loi !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE, de plus en plus menaçant, impérieux et irrité. — Si l’on parlait de me mettre hors la loi, j’en appellerais à vous, mes braves compagnons d’armes ! à vous, braves soldats, que j’ai tant de fois menés à la victoire ! à vous, braves défenseurs de la république, avec lesquels j’ai partagé tant de périls pour affermir la liberté et l’égalité ! Je m’en remettrais, mes braves amis, au courage de vous tous et à ma fortune ! (Frémissements d’indignation parmi la minorité révoltée de cet audacieux appel à la force et au hasard.) Je vous invite, représentants du peuple, à vous former en comité général, et à y prendre les mesures salutaires que l’urgence des dangers commande impérieusement. Vous trouverez toujours mon bras pour faire exécuter vos résolutions.

Le général Bonaparte sort suivi de ses aides de camp, au milieu des acclamations de la majorité factieuse et de la consternation de la minorité.

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Pendant que la majorité factieuse du conseil des Anciens s’inféodait à un futur dictateur militaire, la majorité républicaine du conseil des Cinq-Cents, réuni dans l’orangerie du château de Saint-Cloud, disposée pour cette séance, était en proie à une vive agitation ; les impérieuses, violentes et menaçantes paroles que le général Bonaparte venait de prononcer dans l’autre assemblée, aux acclamations des conspirateurs, avaient été rapportées à plusieurs des membres du conseil des Cinq-Cents. Les projets liberticides du nouveau César ne faisaient plus de doute pour personne, et les derniers représentants du peuple voulaient se montrer jusqu’à la fin, dignes de leur mandat, et protester par tous les moyens possibles contre l’usurpation qu’ils prévoyaient. Lucien Bonaparte, complice des factieux, et en cela doublement criminel, présidait l’assemblée, ferme et résolu de tenir tête à l’orage, ainsi qu’il l’avait promis à Fouché dans le conciliabule de l’avant-veille, et comptait s’appuyer sur la très-faible minorité contre-révolutionnaire du conseil des Anciens, disposée à favoriser l’usurpation militaire du général Bonaparte.

Soudain, un profond silence s’établit, et le représentant du peuple Émile Gaudin se dirige vers la tribune en disant au président : — Je demande la parole pour une motion d’ordre.

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE. — Vous avez la parole…

ÉMILE GAUDIN, à la tribune. — Citoyens représentants, un décret du conseil des Anciens a transféré les séances du Corps législatif dans cette commune. Cette mesure extraordinaire ne pouvait être provoquée que par la crainte ou l’approche d’un danger extraordinaire. En effet, le conseil des Anciens a déclaré aux Français qu’il usait d’un droit qui lui est délégué par l’article 102 de la constitution pour enchaîner les factions qui prétendent subjuguer la représentation nationale et pour rendre la paix intérieure. Je demande : 1° qu’il soit formé une commission de sept membres chargée de faire un rapport sur la situation de la république et sur les moyens de la sauver ; 2° que cette commission fasse son rapport séance tenante ; 3° que jusque-là toute délibération soit suspendue ; 4° que toute proposition qui serait faite lui soit renvoyée. (Applaudissements prolongés.)

PLUSIEURS MEMBRES. — Appuyé ! Aux voix !

DELBREL. — Oui, sans doute, représentants du peuple, de grands dangers menacent la république ; mais ceux qui veulent la détruire sont ceux mêmes qui, sous prétexte de la sauver, veulent changer ou renverser la forme du gouvernement existant. En vain ces hypocrites conspirateurs ont cru nous effrayer en déployant autour de nous l’appareil formidable de la force armée ! Non, les défenseurs de la patrie ne consentiront jamais à tourner leurs armes contre ses représentants ! (Applaudissements chaleureux ; Lucien Bonaparte reste impassible.) Si néanmoins les conspirateurs parvenaient à tromper ou à égarer le courage de nos soldats, nous saurions mourir à notre poste, en défendant la liberté publique contre les tyrans, contre les dictateurs qui veulent l’opprimer ! Nous voulons la constitution ou la mort !

Acclamations prolongées ; une foule de membres se lèvent spontanément et répètent avec enthousiasme : — Oui… la constitution ou la mort !… Lucien Bonaparte, toujours impassible, agite sa sonnette et réclame le silence.

DELBREL, avec énergie. — Les baïonnettes ne nous effrayent pas : nous sommes libres ici ! Je demande que tous les membres du conseil, appelés individuellement, renouvellent à l’instant le serment de maintenir la constitution de l’an III.

L’assemblée se lève en masse.

PLUSIEURS MEMBRES. — Point de dictature ! à bas les dictateurs ! vive la constitution !

PLUSIEURS VOIX. — Citoyen président… mettez donc aux voix la proposition du renouvellement de serment à la constitution ! — Qu’attendez-vous ? — L’assemblée ne s’est-elle pas levée en masse ?

LE PRÉSIDENT BONAPARTE, se tournant vers un petit groupe placé à sa droite. — La proposition est-elle appuyée ?

GRANDMAISON, avec véhémence au président. — Quoi ! lorsque l’assemblée se lève presque tout entière en masse pour la proposition de Delbrel, vous consultez une infime minorité !

BIGONNET. — C’est indigne… Citoyen président, nous te sommons de consulter l’assemblée tout entière ! 


Lucien Bonaparte, malgré la sommation de Bigonnet, consulte de nouveau la minorité ; une explosion de cris d’indignation flétrit la conduite du président. Une foule de membres se précipitent vers le bureau et vers la tribune, réclamant la parole, les autres sont debout ; diverses propositions sont faites et se perdent au milieu d’un grand tumulte que dominent cependant les cris : — Pas de dictature ! Vive la constitution ! Il faut renouveler le serment ! — Lucien Bonaparte, atermoyant et rusant, feint d’oublier de mettre aux voix la proposition de Debrel et de ne s’occuper que des violentes apostrophes dont il est l’objet, et en vain une foule de voix s’écrient : — Le serment ! le serment !

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, avec un courroux simulé. — Je sens trop la dignité du poste que j’occupe pour supporter plus longtemps les menaces insolentes de quelques orateurs, et pour ne pas rappeler de tout mon pouvoir l’ordre et la décence dans le conseil.

Le calme se rétablit, et le président accorde la parole à l’orateur qui l’avait réclamée le premier après Gaudin.

GRANDMAISON. — Citoyens représentants, la France ne verra pas sans étonnement que la représentation nationale et le conseil des Cinq-Cents, cédant au décret constitutionnel du conseil des Anciens, se soient rendus dans cette nouvelle enceinte sans être instruits du danger, imminent sans doute, qui nous menaçait ! On a parlé de factieux, nous les avions signalés depuis longtemps, les factieux (Oui ! oui !), et certes, ils ne nous épouvantent pas ! Je demande que l’on nous instruise des grands dangers qui menacent la constitution : je dis la constitution, parce que tout le monde prétend vouloir conserver la république ; reste à savoir quelle république on veut. (Bravos prolongés. — C’est cela !) Sera-ce celle de Venise, celle des États-Unis ? Prétendra-t-on qu’en Angleterre, la république et la liberté existent ? Je réponds que non ! je réponds que ce n’est pas pour vivre sous de tels gouvernements que nous avons depuis dix ans fait tous les sacrifices imaginables, que nous avons épuisé nos fortunes et que le sang français a coulé à torrents. (Tonnerre d’applaudissements.) Je demande qu’à l’instant tous les membres du conseil renouvellent le serment de fidélité à la constitution de l’an III…

DELBREL. — Et que le serment soit prêté conformément à la loi.


GRANDMAISON. — Oui, et de plus, je demande que nous fassions le serment de nous opposer au rétablissement de toute espèce de tyrannie. (Bravos enthousiastes.) Je demande en outre un message au conseil des Anciens pour que nous soyons instruits du plan et des détails de cette vaste conspiration qui était, dit-on, à la veille de renverser la république.

Grandmaison quitte la tribune au bruit des applaudissements et des acclamations de l’assemblée ; les cris : Vive la constitution ! se prolongent pendant plusieurs minutes. Lucien Bonaparte, pouvant à peine dissimuler son irritation secrète, est forcé de mettre enfin aux voix la prestation du serment. Elle est votée à l’unanimité, l’infime minorité factieuse et complice du président n’osant pas se démasquer ouvertement par un refus de serment. Appelés à leur tour à la tribune, ils prononcent d’une voix embarrassée, timide ou presque inintelligible la formule consacrée : — Je jure fidélité à la république et à la constitution de l’an III…'

Lucien Bonaparte, ayant descendu de son fauteuil de président afin de prêter aussi le serment, monte à la tribune, et, au milieu d’un profond silence et de tous les regards attachés sur lui, il dit à son tour d’une voix altérée : — Je jure fidélité à la république et à la constitution de l’an III.

BRIOT, vivement. — Secrétaires du Moniteur… insérez au procès-verbal le serment solennel du citoyen Lucien Bonaparte ! (Bravos.)

GRANDMAISON. — S’il le trahit, sa trahison vivra dans l’histoire.

BIGONNET. — Citoyens représentants, le serment de l’orangerie de Saint-Cloud occupera sa place dans les fastes de l’histoire ! Il pourra être comparé à ce serment célèbre que l’Assemblée constituante prêta au Jeu de paume, avec cette différence qu’alors les représentants de la nation avaient cherché un asile contre les baïonnettes de la royauté, et qu’ici ils seront défendus par les baïonnettes des républicains.

PLUSIEURS MEMBRES. — Oui ! oui !

BIGONNET. — Le premier serment fonda la liberté, le second la consolidera… (Oui ! oui !… Acclamations énergiques.) Mais le serment serait illusoire si nous ne nous hâtions de le remplir, d’abord en adressant un message au Directoire pour lui annoncer notre installation, et ensuite en adoptant la proposition de Grandmaison, c’est-à-dire en envoyant un message au conseil des anciens pour lui demander compte des motifs de la convocation extraordinaire qui nous réunit ici. (Adopté ! adopté ! )

GRANDMAISON. — La translation du Conseil législatif à été ordonnée et exécutée sans opposition, quoique nous ne connaissions pas encore les motifs de cette mesure extraordinaire : je pense du moins que le plus grand nombre de nos collègues ignorent, ainsi que moi, le plan de cette vaste conspiration dénoncée au conseil des Anciens quand tout Paris jouissait de la plus parfaite tranquillité ; mais, je l’avoue, à la parfaite sécurité que j’ai remarquée sur la physionomie de ceux qui ont applaudi à la translation, je crois pouvoir assurer qu’ils ne sont pas très-effrayés de cette vaste conspiration, et qu’on a pris soin de les prévenir de ce que l’on voulait faire de nous en nous transférant à Saint-Cloud.

Soudain l’une des portes de l’orangerie s’ouvre avec fracas, et l’on voit apparaître au seuil de la salle le général Bonaparte, entouré de généraux et d’aides de camp, suivi d’une compagnie de grenadiers, baïonnettes au bout du fusil. À l’aspect de cette invasion de la force armée dans la salle de leurs séances, une commotion électrique fait bondir sur leurs bancs tous les représentants du peuple ; leur indignation éclate et les clameurs se croisent de toutes parts : — Quoi ! des baïonnettes ici ! — Des traîneurs de sabre ! — À bas le dictateur ! — Le général Bonaparte, malgré son impérieuse assurance, est intimidé par le soulèvement que provoquent sa présence et celle de ses soldats ; il se découvre et du geste témoigne qu’il veut parler ; il va dépasser le seuil de l’entrée de la salle, lorsque le représentant du peuple Bigonnet se précipite au-devant de lui et lui barrant le passage ainsi qu’à son escorte armée, il s’écrie d’une voix éclatante : — Retirez-vous… téméraire… retirez-vous à l’instant… vous violez le sanctuaire des lois ! — Cette apostrophe du représentant du peuple, son attitude énergique, impressionnent vivement le général Bonaparte ; il pâlit, hésite et s’arrête une nouvelle explosion de violentes clameurs retentit dans la salle : — À bas le dictateur ! — Hors la loi l’audacieux ! — Vive la constitution ! — Mourons à notre poste ! — Vive la république ! — Le général Bonaparte, dominant son émotion croissante, redresse la tête d’un air altier, semble d’un geste de commandement exiger la parole ; il va franchir l’entrée de la salle, suivi de ses aides de camp, lorsque plusieurs représentants s’élancent au-devant de lui, le somment de se retirer, et le citoyen Destrem s’écrie d’une voix indignée : — Général, as-tu donc vaincu pour insulter à la représentation nationale ? — et de nouveau se font entendre, avec un redoublement d’énergie, les cris : Vive la constitution ! — Hors la loi le dictateur ! — Le général Bonaparte, blême de courroux, mais atterré, recule devant la réprobation unanime dont il est l’objet, fait un signe à ses officiers, dont plusieurs portaient la main à la poignée de leur sabre, et sort précipitamment, suivi de son escorte, aux cris de : Vive la république ! vive la constitution ! acclamés avec enthousiasme par les représentants du peuple.

Lucien Bonaparte, secret complice des projets liberticides de son frère, et qui a suivi avec angoisse les divers incidents de la scène précédente, semble consterné de la retraite précipitée du général, effrayé de l’attitude énergique de la majorité de l’assemblée. Une grande agitation succède au départ du général Bonaparte. Le calme se rétablit peu à peu.

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE. — Le mouvement qui vient d’avoir lieu au sein du conseil prouve sans doute ce que tout le monde a dans le cœur, ce que moi-même j’ai dans le mien… (PLUSIEURS MEMBRES. — Ce que nous avons dans le cœur, c’est l’amour de la république. — Oui ! oui ! ) Il était cependant naturel de croire que la démarche du général Bonaparte, qui a paru exciter de si vives inquiétudes, n’avait pour objet que de rendre compte de la situation des affaires ou de quelque objet intéressant la chose publique ; il venait remplir l’obligation que ses fonctions lui imposent ; mais je crois qu’en tout cas nul de vous ne peut soupçonner…

UN MEMBRE. — Aujourd’hui, Bonaparte a terni sa gloire ! fi !

MARTIN. — Bonaparte s’est conduit en roi ! Il aspire au trône !

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE. — Nul de vous ne peut soupçonner de projets liberticides celui…

GRANDMAISON, avec véhémence. — Aujourd’hui, Bonaparte a flétri ses victoires ! Je le voue à l’opprobre… à l’exécration des républicains et de tous les Français !

QUELQUES VOIX. — Oui ! oui ! (Applaudissements et murmures.)


LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE. — Je demande, au reste, qu’on prenne tous les éclaircissements nécessaires pour rassurer le conseil.

MARTIN. — Et moi, je demande que le général Bonaparte soit traduit à la barre pour y rendre compte de sa conduite.

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, avec impatience et angoisse. — Et moi, je demande de quitter le fauteuil ! 
 Chazal remplace au fauteuil le citoyen Lucien Bonaparte.

DIGUEFFE. — Le conseil des Anciens a usé d’un droit constitutionnel en changeant la résidence du Corps législatif ; il a eu sans doute de puissants motifs pour prendre cette mesure ; je demande que ces motifs soient connus. (Oui ! oui ! ) Je demande qu’en ce jour, qui aura tant d’influence sur les destinées de la république, l’on fasse connaître les chefs et les agents de la conspiration qui, dit-on, nous menace, puisque pour la déjouer il a fallu prendre des moyens extraordinaires. Avant tout, je demande que vous preniez des mesures pour la sûreté de la représentation nationale. (Appuyé ! — Vifs applaudissements.)

BERTRAND (du Calvados). — Le conseil des Anciens, en décrétant la translation du Corps législatif à Saint-Cloud, a usé d’un droit constitutionnel, mais le conseil, en nommant un général en chef, s’est arrogé un droit qu’il n’avait pas. (Bravo ! bravo ! ) Je demande que vous décrétiez à l’instant que le général Bonaparte n’aura pas le commandement des grenadiers qui composent notre garde. (Appuyé ! aux voix ! aux voix ! )

TOLOT. — Citoyens ! la constitution a été outragée. Nous, représentants du peuple français, l’on veut que nous délibérions entourés de baïonnettes dont nous ne disposons pas ! Nous ne pouvons tolérer plus longtemps une pareille position ; je demande que nous retournions à Paris ; rendons-nous dans la capitale en corps, revêtus de notre costume. Votre retour y sera protégé par le peuple et par les soldats. (Bruyants applaudissements. — Appuyé ! appuyé ! )

GRANDMAISON. — Il faut déclarer inconstitutionnelle la nomination du général Bonaparte (Oui ! oui ! — À bas le dictateur ! )

CROCHON. — Nous ne pouvons prendre une mesure précipitée, (Violents murmures.) Il fallait bien nommer un général. (Assez !… assez !… — La voix de l’orateur est étouffée par les murmures.)

MARTIN. — Je demande qu’il soit à l’instant déclaré que le général Bonaparte n’est pas le commandant de notre garde.

DESTREM. — Appuyé !… Nous retournerons ensuite à Paris… là seulement nous retrouverons notre indépendance.

BLIN. — Il y a six mille hommes de troupes ici… déclarons qu’ils font partie de la garde du Corps législatif, et, nommons un général pour les commander.

DELBREL. — Appuyé !… Allons, citoyen président… mets cette proposition aux voix.

VOIX NOMBREUSES, avec chaleur. — Oui ! oui ! Aux voix !

LUCIEN BONAPARTE. (Il a repris le fauteuil.) — Je ne m’oppose pas à cette proposition, mais je dois faire observer que les soupçons paraissent s’élever avec bien de la rapidité et bien peu de fondement ; oublierait-on tant de services rendus à la liberté par le général Bonaparte ? (Aux voix ! )

MARTIN. — Le temps passe… Aux voix la proposition !

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE. — Je demande qu’avant de prendre une mesure vous mandiez ici le général Bonaparte. (Explosion de clameurs. — Vous êtes son complice. — Vous trahissez l’Assemblée.)

MARTIN. — Nous ne reconnaissons pas le général Bonaparte, il n’a que faire ici.

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE. — Je n’insisterai pas, mais quand la première effervescence des passions sera calmée… j’espère que…

GRANDMAISON. — Aux voix la mise hors la loi du général Bonaparte !

(Tonnerre d’applaudissements. Presque tous les membres se lèvent aux cris de : vive la république ! )

DELBREL. — J’appuie la proposition de mise-hors la loi de Bonaparte, et je demande à motiver mon opinion.

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, avec indignation. — Quoi ! le vainqueur de cent batailles mis hors la loi !

GAUDIN. — Il a terni sa gloire !

MARTIN. — Président ! je te somme de mettre aux voir ma proposition.

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, d’une voix éclatante. — Moi !… prononcer le hors la loi contre mon frère !

DELBREL. — Pourquoi pas, s’il mérite la mort ?

GAUDIN. — La mise hors la loi… voilà pour les tyrans !…

(Applaudissements frénétiques, mêlés de cris de vive la république ! )


LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, d’une voix altérée. — Non… je ne puis croire que la mise hors la loi contre le général Bonaparte soit votée !

DELBREL. — Je demande d’abord qu’il soit à l’instant voté, par assis et par levé, que le conseil des Cinq-Cents se déclare en permanence.

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE. — Que les citoyens qui sont d’avis de la permanence du conseil se lèvent.

(L’immense majorité de l’assemblée se lève spontanément. Applaudissements prolongés.)

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, avec anxiété. — Le conseil des Cinq-Cents est déclaré en permanence.

GAUDIN. — Je demande qu’il soit à l’instant voté, par assis et levé, que le conseil des Cinq-Cents retournera siéger à Paris, au lieu habituel de ses séances. (Appuyé ! appuyé ! )

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE. — Cette décision est contraire à la notification constitutionnelle du conseil des Anciens, et… (Explosion de murmures.)

MARTIN. — Citoyen président, je te somme de mettre aux voix la proposition…


LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, très-ému. — Que ceux qui sont d’avis que le conseil des Cinq-Cents retourne siéger à Paris veuillent bien se lever…

(L’immense majorité de l’Assemblée se lève.)

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE. — Le conseil des Cinq-Cents déclare qu’il retournera siéger dans le local habituel de ses séances.

DELBREL. — Je demande qu’il soit voté par assis et par levé, qu’il soit décrété que les troupes rassemblées à Saint-Cloud font partie de la garde de l’assemblée ; que leur commandement est confié au général Bernadotte.

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, d’une voix forte. — Vous outrepassez vos pouvoirs !

VOIX NOMBREUSES. — Mettez aux voix la proposition. — Vous êtes donc complice des conspirateurs ? — Hors la loi le président, s’il trahit l’assemblée !

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, d’un accent contraint. — Que ceux qui sont d’avis de donner le commandement des troupes au général Bernadotte se lèvent !

(La même majorité se lève spontanément.)


DELBREL. — Je demande qu’il soit ajouté à cette proposition la mise hors la loi du général Bonaparte. (Tonnerre d’applaudissements.)

LE PRÉSIDENT LUCIEN BONAPARTE, d’une voix éclatante. — Jamais je ne proposerai la mise hors la loi de mon frère ! (Portant à ses pieds sa toque et son manteau de président.) Puisque je n’ai pu me faire entendre dans cette enceinte, je dépose avec un profond sentiment de dignité outragée… je dépose les marques de la magistrature populaire !

Un violent tumulte succède aux paroles et à l’acte de Lucien Bonaparte, qui est descendu de la tribune. Quelques représentants le somment de reprendre ses fonctions, d’autres s’écrient qu’il vaut mieux être délivré d’un président complice des conjurés… En ce moment, un capitaine de grenadiers entre brusquement dans la salle des séances ; la porte, laissée ouverte, permet d’y apercevoir au dehors un peloton de soldats. L’officier se dirige vivement vers le groupe au milieu duquel Lucien Bonaparte, véhémentement interpellé par ses collègues, leur répond avec non moins de véhémence ; le capitaine s’approche de Lucien, lui dit quelques, mots à l’oreille, et aussitôt celui-ci sort en hâte de la salle, suivi de l’officier et escorté par les soldats. Cette nouvelle violation du lieu de leur séance par la force armée a été si soudaine, le départ du président a été tellement inattendu, que les représentants du peuple restent d’abord frappés de stupeur, puis une foule de voix s’écrient : — Nous sommes trahis ! Notre président va se concerter avec le général Bonaparte. — L’agitation de l’assemblée est à son comble.

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Lucien Bonaparte, escorté d’un peloton de grenadiers, a quitté précipitamment la salle du conseil des Cinq-Cents et s’est dirigé vers un rassemblement de troupes considérable, infanterie et cavalerie, disposées en ligne au milieu de la vaste pelouse du parc de Saint-Cloud. Un assez grand nombre de gens, habitants de la commune ou venus de Paris, attirés par la curiosité, se tiennent derrière les rangs des soldats ; au nombre de ces spectateurs se trouvent Jean Lebrenn et Duresnel ; des aides de camp et des généraux entourent le général Bonaparte, placé devant le front des troupes ; il est très-pâle et en proie à une vive anxiété, car le bruit s’est répandu parmi la foule et les soldats qu’il vient d’être mis hors la loi par décret du conseil des Cinq-Cents. Le décret de mise hors la loi par une assemblée exerçait encore une telle influence sur les esprits, malgré la déconsidération où était tombée la représentation nationale, que les soldats eux-mêmes semblaient disposés à hésiter devant l’accomplissement des ordres qu’ils pourraient recevoir de leur général mis hors la loi. Bonaparte, grâce à sa profonde intelligence du caractère des soldats, jugeait à leur attitude morne ou indécise, que son influence sur eux allait peut-être en cette occasion échouer devant le décret dont il était frappé ; en ce cas, il se voyait perdu… Soudain Lucien, accourant et feignant la plus vive et la plus sincère indignation, rejoint son frère, lui dit quelques mots qui le rassurent, le raniment ; car la séance de cette journée tournait contre lui sans la présence d’esprit de Lucien. En effet, celui-ci, se portant au devant du front des troupes, s’écrie d’une voix assez retentissante pour être aussi entendue des spectateurs :

« Citoyens soldats ! moi, président du conseil des Cinq-Cents, je vous déclare que l’immense majorité de ce conseil est dans ce moment sous la terreur de quelques représentants à stylet, qui assiègent la tribune, présentent la mort à leurs collègues, et enlèvent les délibérations les plus affreuses. »

Ce mensonge d’une incroyable audace, prononcé avec l’accent de la sincérité par le président du conseil des Cinq-Cents, affirmant que la majorité de ce conseil cédait à la pression de quelques représentants à stylet ! … Cette invention monstrueuse est acceptée comme vraie par les officiers et par les soldats indignés ; plusieurs voix s’élèvent des rangs : — Les scélérats ! — Les assassins ! — Plusieurs spectateurs, partageant l’indignation des soldats, s’écrient : — Cette assemblée est donc un coupe-gorge ! — C’est horrible !

LUCIEN BONAPARTE, avec un redoublement d’énergie, voyant le bon succès de sa ruse. — « Soldats, je vous le déclare, ces audacieux brigands, sans doute soldés par l’Angleterre, se sont mis en rébellion contre le conseil des Anciens, ils ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l’exécution de son décret… comme si nous étions encore en ces temps affreux du règne de la terreur, où ces mots hors la loi suffisaient pour faire tomber les têtes les plus chères à la patrie. »

Les aides de camp et les généraux dont est entouré le général Bonaparte font entendre de violentes menaces contre les membres du conseil des Cinq-Cents ; — le colonel Olivier, tirant son sabre et le brandissant : — Il faut en finir avec ces brigands ! — Oui, oui ! — répondent une foule de voix dans les rangs de la troupe. — C’est une imposture infâme, s’écrie Jean Lebrenn, — s’adressant aux personnes qui l’entourent, — Lucien Bonaparte ment effrontément. Je viens de voir un membre du conseil des Cinq-Cents, le citoyen Martin : la mise hors la loi du général Bonaparte a été spontanément votée par la majorité… aucun représentant n’avait de stylet. — Mais puisque le président l’affirme, il doit bien le savoir, lui, — répondent plusieurs voix à Lebrenn. — Écoutons ! écoutons !

LUCIEN BONAPARTE. — « Soldats ! je vous déclare que ce petit nombre de représentants furieux se sont mis eux-mêmes hors la loi par leurs attentats contre la liberté de ce conseil… Eh bien, au nom de ce peuple, qui est depuis tant d’années le jouet de ces misérables enfants de la terreur, je vous confie, braves soldats, le soin de délivrer la majorité de leurs représentants, afin que, délivrée des stylets par les baïonnettes, elle puisse délibérer sur le sort de la république. »

Les officiers, les soldats accueillent par leurs acclamations ces paroles de Lucien Bonaparte, l’exaspération est à son comble contre les prétendus représentants à stylet. — Les scélérats… c’est le poignard sur la gorge qu’ils ont forcés les autres de décréter la mise hors la loi de notre général, s’écrient des soldats. — Il faut les fusiller sur place ! — Oui, oui ! — À mort les assassins ! — Mais encore une fois, c’est faux, — reprenaient Jean Lebrenn et Duresnel, — essayant en vain de détromper les spectateurs qui se trouvent autour d’eux ; — le général Bonaparte a été mis hors la loi pour avoir violé le sanctuaire de l’assemblée en l’envahissant à la tête de la force armée ; le vote a été libre, spontané, il n’y a eu ni menaces, ni poignards ! — Mais, citoyen, l’on n’invente pas de pareilles choses, — répondent à Jean Lebrenn quelques spectateurs, — le président du conseil des Cinq-Cents affirme le fait, il est donc vrai ! — Oui, oui ! — Il faut être un jacobin pour élever de pareils doutes. — Écoutons ! — Silence !

LUCIEN BONAPARTE, à son frère, de plus en plus rassuré par le succès de cette jonglerie. — « Général ! et vous, soldats ! vous ne reconnaîtrez pour législateurs de la France que ceux qui vont se rendre auprès de moi… Quant à ceux qui resteraient dans la salle de l’orangerie, que la force les en expulse… Ces brigands ne sont plus représentants du peuple, mais représentants du poignard… Que ce titre leur reste… qu’il les suive partout, et lorsqu’ils oseront se montrer au peuple, que tous les doigts les désignent sous ces noms mérités, les représentants du poignard… Vive la république [27] ! »

LE COLONEL OLIVIER, brandissant son sabre. — Hors la loi les représentants du poignard !

OFFICIERS et SOLDATS, agitant leurs armes. — Oui, oui ! hors la loi les représentants du poignard !… Hors la loi les assassins ! — Vive la république !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE, d’une voix claire et retentissante. — « Soldats ! je vous ai menés à la victoire, puis-je compter sur vous [28] ? »

LE COLONEL OLIVIER. — Oui, oui ! Vive le général.

SOLDATS. — Vive le général ! — Qu’ordonnez-vous ? — Nous sommes prêts !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — Soldats ! on avait lieu de croire que le conseil des Cinq-Cents sauverait la patrie ! Au contraire, il la livre à de nouveaux déchirements ! Des agitateurs cherchent à soulever ce conseil contre moi… le souffrirez-vous ? »

OFFICIERS et SOLDATS. — Non ! non ! — Comptez sur nous ! — Ordonnez, nous marcherons ! 


LE GÉNÉRAL BONAPARTE — « Eh bien, je vais les mettre à la raison, ces factieux !! »

LE COLONEL OLIVIER. — Vive le général ! 


OFFICIERS et SOLDATS. — À bas les Cinq-Cents ! — À bas les représentants du poignard ! — Vive la république !


LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — « Général Leclerc, rendez-vous dans l’orangerie à la tête d’une compagnie de grenadiers, sommez les factieux de se retirer et, s’ils refusent, employez la force. »

LE GÉNÉRAL LECLERC. — Ce ne sera pas long, mon général (Il s’éloigne et bientôt il se dirige, à la tête d’une compagnie de grenadiers, tambour battant, vers l’orangerie, où sont assemblés les membres des Cinq-Cents.)

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — « Soldats ! depuis assez longtemps la patrie est tourmentée, pillée, saccagée, depuis assez longtemps ses défenseurs sont avilis, immolés ! »

OFFICIERS et SOLDATS. — Vive Bonaparte ! — Vive le général !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — « Ces braves, que j’ai habillés, payés, entretenus au prix de nos victoires, dans quel état je les retrouve ! »

JEAN LEBRENN, avec force dans la foule. — Et votre armée d’Égypte, dans quel état l’avez-vous laissée, général ?

SPECTATEURS. — Silence ! — Laissez-nous donc écouter. — À bas le jacobin !

DURESNEL. — Quoi ! citoyens, vous tous, vous laisser duper à ce point… Quoi ! vous le croyez ? 


SPECTATEURS. — Le vainqueur d’Arcole et de Lodi est au-dessus du soupçon ! — Oui, oui ! — Il n’est redouté que des terroristes ! — Vive Bonaparte !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — « Soldats ! on dévore votre subsistance, on vous livre sans défense au fer de l’ennemi… »

DURESNEL. — Cela n’est pas vrai… Brune est vainqueur en Hollande, Masséna en Suisse, Championnet en Italie ; partout nos armées triomphent !!

SPECTATEURS. — Silence donc ! — À bas les jacobins ! — les septembriseurs ! — Vive le général !

JEAN LEBRENN, à DURESNEL, avec une douleur désespérée. — Mon ami, vous les entendez… partout le vertige, la peur, l’aveuglement ou une crédulité stupide ; la liberté est perdue. (Avec accablement.) patrie !… patrie !!!

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — « Soldats ! ce n’est pas assez de vous livrer au fer de l’ennemi, ce n’est pas assez de votre sang, l’on veut encore celui de vos familles… Des factieux veulent rétablir leur domination sanguinaire. »


SPECTATEURS, frémissant d’épouvante. — Écoutez ! écoutez ! — Voyez-vous !! — Les septembriseurs des catacombes ! — Quel bonheur d’avoir un ministre de la police aussi habile que Fouché ! — Sans lui, Paris était à feu et à sang. — Vive le général ! — À bas la guillotine !!

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — « J’ai voulu parler à ces factieux des Cinq-Cents, ils m’ont répondu par des poignards. »

LE COLONEL OLIVIER. — Hors la loi les factieux ! 


OFFICIERS et SOLDATS. — Hors la loi les assassins ! les représentants du poignard !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — « Quoi ! les rois m’avaient, il y a trois ans, mis hors la loi, parce que j’avais vaincu leurs armées, et je serais aujourd’hui mis hors la loi, par qui ?… par quelques bavards… (Éclats de rire parmi les soldats) par quelques bavards qui se prétendent plus amis de la liberté que ceux qui, comme moi, comme vous, soldats, ont mille fois bravé la mort pour elle ! Ma fortune aurait-elle triomphé des plus redoutables armées pour venir échouer contre une poignée d’avocats factieux !!

OFFICIERS et SOLDATS, agitant leurs armes avec exaltation. — Non, non, général ! — les bavards auront affaire à nous. — À bas les avocats ! — Vive Bonaparte !

SPECTATEURS. — Vive le général ! — Vive le vainqueur d’Arcole et des septembriseurs ! — Sans lui, nous serions massacrés, pillés. — Vive Bonaparte, notre sauveur !

LE GÉNÉRAL BONAPARTE. — « Soldats ! trois fois, vous le savez, j’ai sacrifié mes jours pour ma patrie ; mais le fer ennemi les a respectés. Je viens de franchir les mers sans crainte, j’ai bravé de nouveaux dangers, et ces dangers je les trouve dans une réunion d’assassins ! »

JEAN LEBRENN, d’une voix éclatante. — C’est un mensonge !! un exécrable mensonge ! Le général n’a couru aucun danger ! Citoyens ! l’on vous trompe, l’on vous égare… vous pleurerez votre erreur avec des larmes de sang dans les hontes de la servitude !!

SPECTATEURS. — Vous osez calomnier le vainqueur d’Arcole ! C’est indigne ! — Vous êtes un jacobin ! — Il faut le faire arrêter… — Oui, oui ! — C’est un terroriste ! — À bas les sans-culottes !!

DURESNEL, entraînant Jean Lebrenn. — Venez, mon ami, venez ! 
 À quoi bon vous exposer !! Ces malheureux sont aveugles ou rendus fous par la peur !!

LE GÉNÉRAL SERRURIER, s’avançant vers le front des troupes. — « Soldats ! le conseil des Anciens s’est réuni au général Bonaparte, et le conseil des Cinq-Cents a voulu l’assassiner. »

OFFICIERS et SOLDATS. — Vive Bonaparte ! — Il faut f… les Cinq-Cents par la fenêtre ! — Est-ce que nous avons besoin de tant de gouvernants ? Si le petit caporal était seul le maître, ça irait bien mieux. — Vive Bonaparte !

JEAN LEBRENN, s’éloignant avec Duresnel. — Tout est perdu… l’armée est fanatisée… le peuple indifférent ou abusé… nous voyons se lever la sinistre aurore du plus effrayant des despotismes, du despotisme militaire.

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Pendant que Lucien, abandonnant précipitamment l’assemblée, était allé rejoindre le général Bonaparte, afin de décider, par ses incroyables calomnies, l’envahissement et la dissolution du conseil des Cinq-Cents, les représentants du peuple, ne doutant plus de la complicité de leur président et du futur dictateur, et en proie à une agitation inexprimable, s’efforçaient de conjurer le malheur qu’ils redoutaient. Les propositions se succédaient et se croisaient à peine entendues au milieu du tumulte. — Les uns proposaient à l’assemblée de se rendre à l’instant à Paris en corps et de faire appel à l’insurrection ; les autres, prévoyant la vanité de cette tentative, proposaient d’attendre avec un calme auguste la fin de cette journée néfaste et, s’il le fallait, de mourir à leur poste. Spectacle à la fois navrant et sublime que celui de ces patriotes se débattant dans ce cercle de fer où les enfermaient la trahison et la fatalité… Soudain, l’un des représentants, le citoyen Scherlok, s’élance à la tribune ; la pâleur de ses traits, l’exaltation de son geste, commandent l’attention. Bientôt le silence succède au tumulte.

SCHERLOK, à la tribune. — Citoyens, les troupes courent aux armes, elles s’apprêtent à envahir l’assemblée… Tout à l’heure Lucien a été ramené à son frère par les grenadiers ; les soldats ont crié vive Bonaparte !… Citoyens, nous serons les derniers représentants du peuple à cette tribune ! La république est perdue !…

UNE FOULE DE VOIX. — Mourons pour la liberté ! — Hors la loi le dictateur. — Vive la constitution ! — Vive la république !

Tout à coup l’on entend les roulements des tambours se rapprochant de plus en plus, puis le pas sonore, pesant et régulier d’une nombreuse troupe de soldats, la porte de la salle des séances est ouverte à coup de crosse de fusil ; le général Leclerc entre l’épée à la main, suivi de ses grenadiers ; à leur aspect, et comme par enchantement, un silence religieux a régné dans l’assemblée. Les représentants, désespérés, mais calmes et graves, ont regagné leurs sièges, où ils s’assoient, impassibles comme des juges… car le droit, succombant sous les coups de la force brutale, proteste en tombant et condamne l’iniquité victorieuse… Arrêt suprême, qui retentit dans la postérité.

LE GÉNÉRAL LECLERC, d’un ton impérieux. — Représentants, retirez-vous d’ici, le général Bonaparte vous en donne l’ordre.

GRANDMAISON, de sa place. — Le général Bonaparte est hors la loi ! Vive la république !

(Acclamations prolongées, suivies de cris de vive la constitution ! — Vive la république ! )

LE GÉNÉRAL LECLERC, désignant de son épée les représentants du peuple, immobiles à leur place. — Grenadiers… en avant ! Tambours, battez la charge !

Les tambours battent la charge, les grenadiers entrent l’arme au bras dans la salle des séances.

BIGONNET, s’élançant à la tribune. — Quoi… soldats ! vous… les grenadiers du Corps législatif, vous osez attenter à sa sûreté ?

DELBREL. — Vous vous couvrez de honte ! Vous êtes indignes de porter l’uniforme !

TOLOT. — Vous vous déshonorez… Vous êtes les prétoriens d’un nouveau César !

UN OFFICIER. — Brigands… vous avez voulu assassiner notre général…

GAUDIN. — C’est une infâme imposture.

LE GÉNÉRAL LECLERC, à la tribune. — Au nom du général Bonaparte, le conseil des Cinq-Cents est dissous ; que les bons citoyens se retirent. Grenadiers… en avant !

Les grenadiers pénètrent dans toute la longueur de la salle, en présentant la pointe de leurs baïonnettes aux mandataires de la nation : seuls quelques anciens soldats de la république, se souvenant du respect dont étaient jadis entourés les représentants du peuple auprès des armées, ont conscience du crime qu’ils commettent, et ils n’obéissent qu’avec hésitation et lenteur, semblant accuser la discipline de leur outrage envers les membres de la représentation nationale. — Le plus grand nombre d’entre eux cèdent à la force et se retirent lentement et pas à pas, faisant face aux soldats, en criant : Vive la république ! D’autres veulent se faire tuer en se précipitant sur la pointe des baïonnettes, mais les grenadiers relèvent leurs fusils et entraînent les représentants hors de la salle.

MARTIN, d’une voix éclatante. — César triomphe ! viendra le jour de Brutus ! Vive la république !

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Telles furent les journées de brumaire. Le citoyen Cornet, membre du conseil des Anciens, puis devenu sénateur sous le Consulat, comte sous l’Empire et pair de France sous la Restauration, apprécie de la sorte les événements dans une notice historique publiée à Paris, en 1819 :

«… Cette journée de brumaire fut une journée de dupes en ce sens que le pouvoir passa en des mains que l’on n’avait pas assez redoutées. Le général Bonaparte affirmait qu’il ne voulait être que l’instrument des volontés des représentants de la nation et du gouvernement qu’ils établiraient. — Les uns croyaient la révolution monarchique et royaliste : en effet, la constitution de l’an III avait préparé les voies à un gouvernement constitutionnel ; — les autres rêvaient une république à la romaine et songeaient à des consuls, à un sénat ; mais Bonaparte n’a jamais connu et entendu qu’un pouvoir absolu. Toute sa famille avait les mêmes vues ; il n’en pouvait être autrement. »

Cet attentat ne laissa à la république qu’un vain nom, substituant au gouvernement responsable et révocable du Directoire, pouvoir exécutif issu des assemblées électives, la dictature d’un homme : car, bien que le gouvernement provisoire, formé après brumaire, se composât de trois consuls : BONAPARTE, SIEYÈS et ROGER DUCOS, le premier exerçait seul la puissance. Il se décernait ainsi à lui-même la récompense de son attentat contre les lois et la constitution de son pays ; ses deux complices recevaient le prix de leur trahison envers le Directoire et le conseil des Cinq-Cents. Les membres de ce conseil les plus notoirement connus par la fermeté de leurs opinions républicaines furent, au nombre de trente-sept, condamnés sans jugement à la déportation à la Guyane, et vingt-deux autres à l’internement et à la surveillance dans le département de la Charente. Cette proscription, décrétée par le général Bonaparte et ses deux collègues, sur le rapport de Fouché, souleva tellement la réprobation universelle, que la peine de la déportation fut commuée en internement en France, pour les députés primitivement déportés par arrêté des consuls (le 24 décembre 1799, nivose an VIII). Peu de temps après les journées de brumaire, la nouvelle constitution, pour ainsi dire fabriquée par le général Bonaparte avec les débris du système de Sieyès appropriés au despotisme fut mise en vigueur. Le premier consul se réservait de fait le pouvoir exécutif sans contrôle sérieux de ses deux collègues, n’ayant que voix consultative. — Le gouvernement se composait : 1° d’un sénat de quatre-vingts membres nommés par les consuls ; 2° d’un tribunat de cent membres et d’un corps législatif de trois cents députés, tous choisis, tribuns et députés, par le sénat, sur une liste de candidats présentée par les électeurs censitaires. C’en était fait des dernières libertés de la France et de l’action souveraine des assemblées nationales, mandataires du peuple. Un dictateur, ayant pour instrument servile un sénat chargé d’élire des législateurs condamnés eux-mêmes au mutisme et à l’impuissance, tels étaient les ressorts fort simplifiés de la dictature consulaire. Bonaparte, ayant autant d’aversion que de dédain pour Sieyès, qu’il traitait d’idéologue, et n’estimant que fort peu la valeur de Roger Ducos, les évinça tous deux du gouvernement et s’adjoignit, comme seconds consuls, Cambacérès et Lebrun. Il confia le ministère des affaires étrangères à Talleyrand et le ministère de la police à Fouché : ces deux prêtres défroqués, qui avaient si activement concouru au succès de la conspiration de brumaire, devaient un jour, providentiel châtiment, être les agents les plus actifs et les plus perfides de la double déchéance de Napoléon, empereur, et le trahir avec un cynisme infâme comme leur vie infâme.

La guerre, aussitôt après le coup d’État de brumaire, fut poussée avec vigueur. Moreau reçut le commandement en chef de l’armée du Rhin, et Bonaparte, le 16 floréal an VIII (6 mai 1800), partit pour se mettre à la tête de l’armée d’Italie. Il remporta, le 25 prairial de la même année, la brillante victoire de Marengo, qui, achevant l’œuvre commencée sous le Directoire, refoula les Autrichiens hors de l’Italie. Les royalistes, voyant le consulat s’affermir sous la main de fer du général Bonaparte, attentent à ses jours le 3 nivose de cette même année. Une machine infernale, placée rue Saint-Nicaise, devait faire sauter le premier consul. Il échappe à ce péril ; et, dans son courroux, il accuse de cette tentative de meurtre le parti républicain, qu’il poursuivait plus que jamais de sa haine invétérée. Grand nombre d’entre eux sont jetés en prison, et les plus influents, au nombre de cent quarante, sont déportés à Cayenne, malgré leur complète innocence attestée par Fouché lui-même, prouvant, pièces en mains, au général Bonaparte, que les chefs du complot de la machine infernale étaient deux anciens chouans, Georges Cadoudal et Saint-Régent.


Du 8 janvier 1801 au 2o mars 1802, les différentes puissances en guerre avec la France demandèrent tour à tour la paix. L’Angleterre la signa la dernière à Amiens. Cette paix devait être éphémère ; mais Bonaparte profite de ces jours de calme pour restaurer une grande partie des abus détruits par la révolution, et jette les premières bases de son futur pouvoir héréditaire : profondément sceptique, mais considérant la religion comme un instrument de domination, et voulant se ménager l’appui du clergé, il traite avec le pape, afin de rétablir le catholicisme dans tout son lustre. Il fonde l’ordre de la Légion d’honneur, rétablissant ainsi l’inégalité sociale et substituant les vaniteuses distinctions de l’ancienne chevalerie à cette formule républicaine d’une grandeur et d’une simplicité antiques : — Citoyen, tu as bien mérité de la patrie ! — récompense civique dont se montraient si jaloux, si fiers, les armées et les généraux de la trempe de Hoche et de Marceau. Bientôt le calendrier républicain est remplacé par le calendrier grégorien ; enfin, le premier consul brave audacieusement le courant de l’opinion publique, en remontant de plus en plus vers les traditions surannées de l’ancien régime. Une cérémonie religieuse a lieu à Notre-Dame à propos du concordat ; Bonaparte s’y rend en apparat presque royal dans les anciens carrosses de la cour de Louis XVI. Au retour de celle momerie religieuse, le premier consul demande au général républicain Delmas :

« — Comment avez-vous trouvé la cérémonie ?

» — C’était une belle capucinade, répond Delmas, — il ne manquait à la fête qu’un million d’hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que vous rétablissez. »

Ces paroles profondes pouvaient s’appliquer à toutes les impolitiques reconstitutions d’un passé profondément antipathique à la nation, et que projetait déjà Bonaparte dans son vulgaire orgueil de parvenu. La fondation de l’ordre de la Légion d’honneur n’était qu’un acheminement vers la création d’une nouvelle noblesse ; le premier consul avait à ce sujet des idées tellement arrêtées, que présidant un jour le conseil d’État, lequel, malgré ses habitudes de servile obédience, se montrait très-récalcitrant à l’endroit de la Légion d’honneur : — « Vous appelez cela des hochets ? — osa dire le
 général Bonaparte, — eh bien, c’est avec des hochets que l’on mène les hommes. Je ne dirais pas cela à une tribune, mais dans un conseil d’hommes d’État l’on doit tout dire : je crois que la France se soucie aussi peu de l’égalité que de la liberté [29]. »

Ces tristes paroles : C’est avec des hochets que l’on mène les hommes, n’annonçaient que trop le dessein longuement prémédité du premier consul, de se servir des mauvais instincts, des mauvaises passions de l’humanité, de les exciter même au besoin, afin d’asservir plus sûrement les hommes en les corrompant, en les avilissant ! Ah ! , fils de Joël, quel saisissant contraste ! Souvenez-vous, souvenez-vous de la moralité sublime de l’idée républicaine, si noblement formulée, entre autres, par Robespierre, tendant sans cesse à dignifier le citoyen, l’élever par la pratique des mâles vertus de l’homme libre. Rappelez-vous ces belles paroles de Maximilien sur le devoir de la république :

« Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, — la probité à l’honneur, — les principes aux usages, — les devoirs aux bienséances, — l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, — le mépris du vice au mépris du malheur, — la fierté à l’insolence, — la grandeur d’âme à la vanité, — l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, — les bonnes gens à la bonne compagnie, — le mérite à l’intrigue, — le génie au bel esprit, — la vérité à l’éclat, — le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, — la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, — un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus de la république à tous les vices, à tous les ridicules de la monarchie.

» Puisque l’âme de la république est la vertu et l’égalité, puisque votre but est de fonder, de consolider la république, il s’ensuit que la première règle de votre conduite politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien de l’égalité et au développement de la vertu, car le premier soin du législateur doit être de fortifier le principe du gouvernement. Ainsi, tout ce qui tend à exciter l’amour de la patrie, à purifier les mœurs, à élever les âmes, à diriger les passions du cœur humain vers l’intérêt public, doit être adopté ou établi par vous ; tout ce qui tend à concentrer dans l’abjection, l’égoïsme, à réveiller l’engouement pour les petites choses et le mépris des grandes, doit être rejeté ou réprimé par vous. — Dans le système de la révolution française, ce qui est immoral est impolitique, — ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire. — La faiblesse, les vices, les préjugés sont le chemin de la royauté. »

Comparez ces admirables paroles de Robespierre à celles de Napoléon : — C’est avec des hochets que l’on mène les hommes. — Et ce n’est pas tout. N’a-t-il pas dit aussi — que la France se souciait aussi peu de la liberté que de l’égalité ! — Dieu juste ! quel sanglant sarcasme ! quel outrageant démenti à des vérités immortelles ! quel soufflet donné à l’histoire ! Ô patrie ! et pour la conquérir cette sainte égalité, cette liberté sainte, tu avais, pendant six ans, étonné le monde, et tu étonneras la postérité par la grandeur surhumaine de tes combats, de ton abnégation, de tes sacrifices et de ton héroïsme ! — Il n’importe : Bonaparte, enfant et soldat de la république, témoin des prodiges accomplis au nom de son impérissable devise : Liberté, égalité, fraternité, Bonaparte était aussi étranger à ces divins sentiments, malgré son génie, que le plus stupide et le plus encroûté des émigrés de l’armée de Condé, lesquels croyaient aussi que l’on mène les hommes avec des hochets, et que la France se souciait aussi peu de la liberté que de l’égalité. L’opinion générale se révolta tellement de la fondation de l’ordre de la Légion d’honneur, où l’on voyait un audacieux retour aux traditions monarchiques, que le conseil d’État, malgré son servilisme habituel, cédant au cri public, protesta contre l’établissement de cette nouvelle chevalerie par dix voix contre quatorze. — Le tribunat, cédant à la même pression, protesta par trente-huit voix contre cinquante-six, et le Corps législatif, par cent dix voix contre cent cinquante-six. Mais la majorité de ces différents corps, organe de la volonté de Bonaparte, l’emporta sur le mécontentement universel, cependant si flagrant, que les premiers légionnaires osaient à peine porter leurs rubans, de crainte des sarcasmes et du ridicule.

Le 6 mai 1802, le tribunat émit le vœu que les pouvoirs du premier consul fussent prolongés de dix ans, et deux mois après, sur la proposition du sénat, docile instrument de l’ambition de Bonaparte, le consulat à vie lui fut décerné. Dès lors, investi pour toujours d’un pouvoir irrévocable, irresponsable et absolu, il commence cette terrible guerre d’envahissement et d’oppression à l’extérieur, qui, d’abord victorieuse, devait plus tard, en soulevant tous les peuples contre l’empire, fatalement conduire la France aux hontes et aux désastres de 1814 et de 1815. Le 26 août 1802, Bonaparte réunit à la France l’île d’Elbe et le Piémont ; le 9 octobre, il occupe les États de Parme ; le 21 du même mois, il fait entrer en Suisse, au mépris de sa neutralité traditionnelle, une armée de trente mille hommes. L’Angleterre saisit habilement le prétexte des agrandissements territoriaux de la France pour liguer de nouveau l’Europe contre elle ; ainsi, tandis que la république affranchissait les peuples, assurait leur indépendance, en les initiant par son exemple, par sa propagande révolutionnaire, à la forme républicaine, et s’assurait leur sympathie, leur appui, en respectant, en protégeant leur nationalité, Bonaparte se les aliénait en les asservissant, en les inféodant à la France par la conquête. Le 13 mai 1803, l’Angleterre déclare la guerre à la France. Les royalistes trament un nouveau complot contre la vie du premier consul ; le complot avorte. Le général Moreau, compromis dans cette tentative, est banni ; Georges Cadoudal est exécuté ; Pichegru, son complice, est trouvé étranglé dans sa prison ; et la rumeur publique accuse le premier consul. Un autre meurtre, non douteux cette fois, fut celui du duc d’Eghien, enlevé sur le territoire étranger, amené au château de Vincennes, le 15 mars 1804, et, après un simulacre de jugement, fusillé dans les fossés de cette forteresse par les ordres de Bonaparte. Celui-ci, grâce à sa prodigieuse habileté à profiter des circonstances et à persuader la France, ainsi qu’en brumaire, qu’il lui est indispensable, prétexte adroitement de la dernière tentative des royalistes contre sa vie pour se faire offrir, par le sénat, l’empire héréditaire, sa dynastie devant sauvegarder la France contre de nouveaux bouleversements. Cette offre spontanée de la couronne, comédie concertée de longue main entre Bonaparte, le sénat, le tribunat et le Corps législatif, assemblées dont il disposait à son gré, ne rencontra qu’un seul opposant : CARNOT ; et cet homme illustre prononça ces belles paroles :

« Le citoyen premier consul a restauré, dit-on, la liberté publique, a opéré le salut du pays ; soit. Mais sera-ce une récompense à lui offrir que cette même liberté ? ne sera-ce pas anéantir l’œuvre de cet excellent citoyen que de lui abandonner le pays en patrimoine ? Du moment qu’il fut proposé au peuple français de voter le consulat à vie, chacun soupçonna une arrière-pensée : on vit se succéder une foule d’institutions monarchiques ; aujourd’hui, tout se découvre ; nous sommes appelés à nous prononcer sur le rétablissement du système monarchique : je vote contre l’empire héréditaire, de même que j’ai voté contre le consulat à vie. »

Le 18 mai 1804, l’établissement de l’empire fut proclamé à Saint-Cloud, et ratifié par le vote des assemblées primaires, autre comédie ridicule et dérisoire. L’on soumettait à l’approbation des citoyens un fait accompli, que leur désapprobation aurait été impuissante à annuler ; puis la presse étant stipendiée ou bâillonnée, le droit de réunion aboli, aucun moyen ne restait aux patriotes pour éclairer l’opinion publique et la convaincre qu’un peuple a le pouvoir, mais non le droit d’aliéner à jamais sa propre souveraineté au profit d’une famille héréditaire, et de lier ainsi les générations à venir, absolument étrangères à cette aliénation qui les dépouille de leur souveraineté imprescriptible. Il fallut au nouvel empire un cortège de princes, de grands, de dignitaires, de maréchaux, etc., etc. Cette triste parodie de l’ancien régime indigna les gens de bon sens, mais imposa d’abord aux simples, par un pompeux appareil. Le clergé ne manqua pas de saluer le nouveau Clovis ; il vit dans son élévation à l’empire le doigt de Dieu ; il déclara : — « que la soumission était due à l’empereur Napoléon comme dominant sur tous, et à ses ministres, comme envoyés par lui, parce que tel était l’ordre de la Providence. »

Le pape Pie VII vint à Paris pour oindre et couronner le front de NAPOLÉON Ier, empereur des Français, par la grâce de Dieu, ni plus ni moins que Clovis, Charlemagne ou Hugues Capet, et le 2 décembre 1804, le nouveau potentat était sacré à Notre-Dame…

Les conséquences du rétablissement de la monarchie héréditaire en France ne se firent pas attendre. Napoléon, s’empara peu à peu de toutes ces républiques naissantes, écloses au souffle de la révolution, et les adjoignit à son empire, ou les octroya en apanage à sa famille. Une partie de l’Italie, incorporée à la France, fut donnée en vice-royauté au prince Eugène Beauharnais, beau-fils de l’empereur, et l’une de ses sœurs reçut en fief le duché de Modène. Le 11 avril 1803, une nouvelle coalition se forma entre l’Angleterre, l’Autriche et la Russie ; un moment préoccupé d’une descente en Angleterre, Napoléon abandonna ce projet plus qu’aventureux. Rappelé de Boulogne pour faire face à la guerre continentale, le 2 décembre 1805, Napoléon, toujours servi par son prodigieux génie militaire, gagna l’éclatante victoire d’Austerlitz, et la paix fut imposée à l’Autriche ; elle signa le 26 décembre à Presbourg, et fut réduite à d’énormes abandons de territoire. En 1806, le roi de Naples, ayant violé ses traités avec la France, fut dépossédé de son trône au profit de Joseph Bonaparte, l’un des frères de l’empereur. Peu de temps après, la république batave fut octroyée à Louis Bonaparte, autre frère de Napoléon, qui, rêvant la monarchie universelle, et rétrogradant vers l’époque de la barbarie féodale, érigeait des duchés étrangers en grands fiefs de l’empire. Ces continuels envahissements de territoires, doublement impolitiques, car ils alarmaient l’Europe et blessaient la dignité, la nationalité des peuples, ainsi partagés comme des troupeaux de bétail humain, entre les membres de la famille de l’insatiable conquérant ; ces envahissements rallumèrent la guerre : une quatrième coalition se forma contre l’empire ; la Prusse, neutre dans la dernière guerre, prend part à cette ligue ; mais le 14 octobre 1806, elle est écrasée à la bataille d’Iéna ; le 26, l’armée française entrait triomphante à Berlin. La Russie, battue à Friedland, à Eylau, demande la paix ; elle est conclue à Tilsitt, le 21 juin 1807. À chacune de ces nouvelles victoires, le vertige de Napoléon augmentait : enivré par la constance inouïe de ses succès, la monarchie universelle devenait son idée fixe, et un autre de ses frères, Jérôme Bonaparte, fut investi d’un royaume formé de plusieurs États de la Confédération germanique. Le seul membre de la famille Bonaparte qui ne prit pas part à la curée des trônes que distribuait le conquérant, fut Lucien. Voulut-il expier ainsi volontairement sa complicité dans les événements de brumaire, ou fut-il victime d’une inconcevable ingratitude de l’empereur ? car, mis hors la loi par le conseil des Cinq-Cents, il ne dut son salut qu’à sa détestable présence d’esprit et à l’audacieux mensonge de son frère, qui exaspéra et entraîna les troupes en les persuadant que le général Bonaparte avait failli être assassiné par les mains des chevaliers du poignard. Il est de fait que Lucien ne reçut en partage aucune couronne. Le pape le créa prince de Canino, et il accepta cette principauté, acceptation au moins étrange, en raison des idées républicaines qu’il continuait, dit-on, d’affecter. Le recul de Napoléon vers les traditions de l’ancien régime dans ce qu’elles avaient de plus antipathique à la nation devenait de plus en plus exorbitant ; ainsi le droit d’aînesse, aboli par la révolution, fut rétabli. Cette révoltante iniquité au point de vue social et familial était imposée à l’empereur par la logique de ses funestes erreurs ; il reconstituait la noblesse, il lui fallait bien assurer sa perpétuité par les substitutions, témoin les décrets suivants :

« Quand Sa Majesté le jugera convenable, soit pour récompenser de grands services, soit pour exciter une noble émulation, soit pour concourir à l’éclat du trône, elle pourra autoriser un chef de famille à substituer ses biens libres pour former la dotation d’un titre héréditaire que Sa Majesté érigera en sa faveur, réversible à son fils AÎNÉ, né ou à naître, et à ses descendants en ligne directe de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Les actes par lesquels Sa Majesté autoriserait un chef de famille à substituer ses biens libres, ainsi qu’il est dit à l’article précédent, ou permettrait le remplacement en France des dotations des duchés relevant de l’empire, ou autres titres que Sa Majesté érigerait à l’avenir, seront donnés en communication au sénat et transcrits sur ses registres. »

La noblesse, autre iniquité sociale, abolie par la révolution, doublement repoussante au nom de la raison et de l’égalité, fut ainsi solennellement restaurée par Napoléon, toujours fidèle à ce sophisme : — Que c’est avec des hochets que l’on mène les hommes.

PREMIER STATUT IMPÉRIAL

« Napoléon, etc., vu le sénatus-consulte du 14 août 1806, nous avons décrété et décrétons ce qui suit :

» ART Ier. — Les titulaires des grandes dignités de l’empire porteront le titre de prince et d’altesse sérénissime.

» ART. 2 — Les fils aînés des grands dignitaires auront de droit le titre de duc de l’empire, lorsque leur père aura institué en leur faveur un majorat produisant deux cent mille francs de revenu.

» Ce titre et ce majorat seront transmissibles à leur descendance directe et légitime, naturelle ou adoptive, de mâle en mâle, et par ordre de primogéniture.

» ART. 3. — Les grands dignitaires pourront instituer, pour leurs fils aînés ou puînés, des majorats auxquels seront attachés des tires de comte ou de baron, suivant les conditions déterminées ci-après.

» ART. 4. — Nos ministres, les sénateurs, les conseillers d’État à vie, les présidents du Corps législatif, les archevêques, porteront pendant leur vie, le titre de comte.

» Il leur sera, à cet effet, délivré des lettres patentes scellées de notre grand sceau, etc., etc. »

Vous le voyez, fils de Joël, Napoléon Ier s’efforçait de surexciter, par tous les moyens, les vanités les plus misérables, les plus pernicieuses ; il gangrenait la bourgeoisie, où il recrutait sa noblesse improvisée, en donnant à ces bourgeois le ridicule ou les vices de l’ancienne aristocratie, qui, du moins parfois, masquait sa corruption sous un vernis d’élégance et de grâce ; mais presque toujours rien n’était plus grotesque, plus pileux ou plus grossier que cette roture anoblie de la veille. Ce n’était pas tout : le mal engendre le mal ; les courtisans parvenus sont aussi avides, aussi insatiables que les courtisans de vieille race. Vous vous souvenez, fils de Joël, du fameux livre rouge, cet infâme registre des dilapidations royales où étaient inscrits les dons scandaleux accordés aux courtisans : ces prodigalités insensées se renouvelaient sous l’empire ; il avait été donné en une seule année (1808), DIX-HUIT MILLIONS, moitié en argent comptant, moitié en rentes cinq pour cent, à trente-sept personnages, maréchaux, généraux ou ministres, pour acheter des hôtels, et fonder des majorats, sans parler des sommes énormes prodiguées par Napoléon Ier à sa famille, à seule fin, disait-il, de soutenir dignement l’éclat de leur rang !!! Or, malgré la terreur qu’inspirait le despotisme de l’empereur, malgré le silence de la presse bâillonnée, ces retours incroyables aux scandales de l’ancienne monarchie soulevaient l’indignation des honnêtes gens ; ceux qui exprimaient hautement leur indignation allaient pourrir dans de nouvelles bastilles ; les lettres de cachet étaient sous une autre forme rétablies, ainsi qu’avant 1789. Un décret du 10 mars 1807 déclara qu’il y aurait désormais des prisonniers d’État, (à savoir des citoyens condamnés, sans jugement). Un conseil privé décidait seul, sans contrôle, sans appel, de l’application de la peine. Tous les ans, le dossier de chaque prisonnier devait être examiné, mais sa détention pouvait se prolonger indéfiniment. Le conseil privé plaçait aussi les citoyens sous la surveillance de la police ou les internait sur un point quelconque du territoire, arbitraire et despotisme plus intolérables que ceux contre lesquels la France s’était soulevée en 1789. On redoutait Vincennes sous l’empire autant que la Bastille sous la royauté. L’oppression au dedans, et au dehors la guerre et la conquête, tel devait être forcément, fatalement le système de Napoléon Ier, système qui devait non moins fatalement, non moins forcément conduire ce conquérant à sa perte, malgré la puissance de son génie guerrier. La paix de Tilsitt fut éphémère.

Pendant sa courte durée, l’Angleterre seule continuait sa lutte contre la France… Napoléon, momentanément en paix avec le continent ou le dominant par ses armées, entreprit contre la Grande-Bretagne (1807) le blocus continental. En lui fermant tous les ports des États riverains, il causa un dommage incalculable à cette puissance essentiellement commerçante, en lui interdisant ainsi les débouchés habituels des produits de ses immenses manufactures. Seul, le Portugal, espèce de colonie anglaise, ouvrait ses ports aux navires britanniques, Napoléon déclara déchue du trône la maison de Bragance, et une armée française envahit le Portugal, le 27 octobre 1807. Napoléon, aspirant plus que jamais à la monarchie universelle, profita des animosités de famille élevées entre le roi d’Espagne et son fils, obligea le premier, par toute sorte de moyens, à se démettre de sa couronne en sa faveur, à lui, Napoléon, qui la conféra à son frère Joseph ; celui-ci laissant vacant le trône de Naples, il fut donné à Murat, soldat de fortune et beau-frère de l’empereur. Les troupes françaises entrèrent sans coup férir à Madrid ; mais alors commença, non-seulement de la part du peuple espagnol, mais de la part de tous les peuples de l’Europe, réduits par la force des armes à subir la domination de Napoléon et de sa famille, une révolte ouverte ou latente contre cette oppression étrangère ; le sentiment de leur indépendance et de leur nationalité se réveilla parmi toutes ces nations avec une indomptable énergie, et de l’invasion de l’Espagne data le déclin de la vertigineuse élévation de Napoléon. Plus tard, déchu du trône et captif à Sainte-Hélène, où il expiait dans la souffrance et la douleur le coup d’État de brumaire, ses attentats contre la liberté de la France et de tant de peuples de l’Europe, Bonaparte a, en ces termes, flétri lui-même son expédition d’Espagne :

« J’embarquai, dit-il, fort mal toute cette affaire. L’immoralité du se montrer par trop patente, l’injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain, PUISQUE J’AI SUCCOMBÉ : car l’attentat ne se présente plus que dans sa honteuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l’eût préconisé pourtant si j’avais réussi, et AVEC RAISON, peut-être, à cause de ses grands et heureux résultats. Cette combinaison m’a perdu ; elle a perdu sa moralité en Europe, ouvert une école aux soldats anglais. Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France [30]. »

Napoléon l’a dit : oui, la guerre d’Espagne, provoquée par lui avec autant d’immoralité et de cynisme que d’iniquité, fut l’une des causes des malheurs de la France. Le peuple espagnol se révolta contre le joug étranger ; une junte nationale, assemblée à Séville, le 27 mai 1808, déclarant Joseph Bonaparte usurpateur du trône, reconnut pour roi Ferdinand III, et appela le peuple aux armes ; il répondit vaillamment à cet appel, et pour la première fois, peut-être, on vit le clergé embrasser la cause des vaincus, de l’opprimé contre l’oppresseur. Le clergé espagnol se trouvait, il est vrai, dépossédé de ses biens immenses depuis l’occupation française ; les plus chers intérêts des prêtres les poussaient donc à la révolte ; aussi, par ses prédications, par son exemple, car beaucoup de moines prirent les armes, le clergé espagnol exalta-t-il jusqu’à l’héroïsme le sentiment patriotique des populations. Toutes les provinces non militairement occupées par nos troupes se soulevèrent, et bientôt le soulèvement gagna le Portugal. Joseph Bonaparte dut quitter Madrid devant une insurrection formidable. Napoléon, apprenant ce désastre, en Allemagne, accourt à marches forcées, à la tête de quatre-vingt mille hommes de vieilles troupes ; les guérilleros espagnols se débandent devant l’armée française pour se reformer plus tard, et l’empereur ramène Joseph Bonaparte à Madrid.

Cette victoire exaspérant le sentiment national des Espagnols, ils se préparent à une nouvelle lutte, plus acharnée que la première, dont l’issue ne pouvait être douteuse, car presque tous les États de l’Europe inféodés à l’empire français, ainsi que l’était l’Espagne, se révoltaient à leur tour. Ruinés par le blocus continental, qui anéantissait leur commerce d’exportation, humiliés, froissés du despotisme napoléonien, ils firent, en haine de Napoléon Ier, cause commune avec leurs souverains dépossédés ou annihilés par lui. Plusieurs de ces États regrettaient cependant le gouvernement républicain qu’ils avaient dû à l’expansion révolutionnaire de la France sous la Convention ou sous le Directoire ; mais ils oubliaient leurs regrets pour défendre ou reconquérir leur indépendance. Napoléon allait avoir à combattre non-seulement les rois et leurs armées, mais encore leurs peuples en masse, tandis que la France, révoltée de sa longue servitude, fatiguée de voir son sang et son or commencer de se tarir sans jamais assouvir la soif de conquêtes de son impérial dictateur, s’irritait contre lui chaque jour davantage. L’Autriche, profitant de la diversion que lui offrait la guerre d’Espagne, où l’empereur a dû se rendre, met sur pied une armée de cinq cent mille hommes, et entre en campagne au printemps de 1809. À ce signal, le Tyrol se soulève, le roi Jérôme Bonaparte est chassé de son trône par les Westphaliens ; l’Italie s’agite, la Prusse n’attend qu’un revers de Napoléon en Allemagne, pour se joindre à l’Autriche ; seule, la Russie reste encore fidèle au traité de paix de Tilsitt. Napoléon, rappelé d’Espagne par les hostilités de l’Autriche, se rend à Paris pour y ordonner de nouvelles conscriptions, et se précipite vers l’Allemagne, afin de conjurer de nouveaux périls par de nouvelles victoires ; il gagne en effet les sanglantes batailles d’Eckmuhl, d’Essling et de Wagram, et contraint l’Autriche à demander la paix, le 14 octobre 1809.

Cette paix forcée ne pouvait avoir de suites plus durables que celles des traités de paix conclus précédemment. Trop de sentiments, trop d’intérêts, étaient lésés, blessés par l’omnipotence continentale de Napoléon, et quoique celui-ci, par orgueil de parvenu, eût demandé et obtenu en mariage MARIE-LOUISE, fille de l’empereur d’Autriche, vaincu dans la dernière lutte, cette alliance de souverain à souverain ne diminuait en rien la haine dont l’Allemagne entière était possédée contre l’empire, après s’être montrée jadis si sympathique à la France. Louis Bonaparte, roi de Hollande, afin de prévenir la ruine complète de ses États, essentiellement commerçants, y tolérait l’introduction des marchandises anglaises ; Napoléon, irrité de cette infraction au blocus continental, brise le trône de son frère et déclare les Pays-Bas provinces françaises. Ce dernier acte d’agrandissement territorial excite les alarmes d’ALEXANDRE, jusqu’alors fidèle au traité de Tilsittt ; mais voyant, pour ainsi dire, chaque année, Napoléon reculer les limites démesurées de son immense empire, et cet envahissement approcher de plus en plus des frontières de la Russie et les menacer, le czar se prépare, dès 1811, à la guerre. Cette guerre, Napoléon pouvait la conjurer ; le prestige de sa gloire avait fasciné Alexandre, qui, malgré les instances de la Prusse et de l’Angleterre, s’était refusé d’accéder à une nouvelle coalition contre la France. Il se se décidait qu’à regret à prendre les armes, poussé par les refus de Napoléon de lui donner des garanties de sécurité pour l’avenir des possessions russes. L’insatiable conquérant, l’insatiable batailleur, plein d’une orgueilleuse confiance dans son génie et dans ce que ce fataliste aveugle appelait son étoile, ne put résister à la pensée de combattre et de vaincre la seule puissance européenne qu’il n’eût pas encore envahie, comptant d’ailleurs sur l’appui de la Prusse, de l’Autriche et des princes de la Confédération germanique, unis avec lui contre la Russie par les traités signés le 24 février et le 14 mars, engagements perfides ou illusoires, les souverains de ces États, eussent-ils été disposés à rester fidèles à l’empire (et il n’en était rien), l’opinion publique de leurs peuples, exaspérés contre Napoléon, devait les forcer tôt ou tard de le trahir et de se tourner contre lui, ainsi qu’il en advint. Cependant, plein de foi dans son génie, dans son étoile, Napoléon partit pour cette expédition lointaine, le 9 mars 1812 ; il débuta par des victoires, passa le Niémen le 26 juin, et battit les Russes à Smolensk et à la Moskowa, terribles batailles, aussi meurtrières pour l’armée française que des défaites, et le 14 septembre il entre victorieux à Moscou, presque effrayé de la facilité de sa marche depuis la bataille de la Moskowa. En effet, les Russes, comptant sur leur climat, comme sur le plus redoutable de leurs auxiliaires, s’étaient retirés presque sans combattre devant les Français, incendiant, dévastant leur propre pays avec un patriotique héroïsme, de même que jadis nos pères, les Gaulois de l’Armorique, ravagèrent leur fertile Bretagne, depuis Nantes jusqu’à Vannes, devant les légions de César. L’armée russe ne laissait ainsi derrière elle que des ruines, des déserts au milieu desquels s’avançait l’ennemi, privé de tout ravitaillement et réduit à ses propres ressources. Moscou lui-même fut incendié par ses habitants, peu de temps après que Napoléon était entré triomphant dans cette capitale. Obligé de fuir au milieu des flammes et d’affronter les rigueurs d’un hiver sans pareil jusqu’alors, l’empereur commença cette effroyable retraite qui devait être le tombeau de son immense armée. Les soldats, presque sans vivres, anéantis par le froid, harcelés nuit et jour par des nuées de Cosaques, épuisés, mourant de faim, de fatigue, de sommeil, se couchaient sur la neige, dans un morne désespoir, et bientôt des rangs entiers disparaissaient sous un immense et blanc linceul. Napoléon entendit alors de foudroyantes vérités ; les officiers, exaspérés par ces souffrances inouïes, disaient hautement : « C’est donc pour nous faire périr par la famine et le froid que tu nous as fait faire huit cents lieues ? Chaque année la guerre s’aggrave ; de nouvelles conquêtes forcent d’aller chercher de nouveaux ennemis. Bientôt l’Europe ne LUI suffira plus, il LUI faudra l’Asie. »

Au milieu des horribles désastres de cette déroute, Napoléon, ainsi que tous les grands capitaines endurcis par la guerre, ne prenait nul souci de ses soldats expirants.

«… Indifférent aux misères de ses soldats, Bonaparte n’avait cure que de ses intérêts. Lorsqu’il campait, sa conversation roulait sur des ministres vendus, disait-il, aux Anglais, lesquels ministres étaient les fomentateurs de cette guerre, ne se voulant pas avouer que cette guerre venait uniquement de lui. Le duc de Virence qui s’obstinait à racheter un malheur par sa noble conduite, éclatait au milieu de la flatterie au bivac ; il s’écriait : — Que d’atroces cruautés ! voilà donc la civilisation que nous apportons en Russie ! Aux incroyables dires de Bonaparte, il faisait un geste de colère et d’incrédulité, et se retirait. L’empereur, que la moindre contradiction mettait en fureur, souffrait les rudesses de Caulaincourt [31].

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» Presque au même moment, Bonaparte recevait une lettre du maréchal Ney. Cette lettre lui faisait part « que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c’était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres ; pourquoi l’aigle ne protégeait plus et tuait ; pourquoi il fallait succomber par bataillon, puisqu’il n’y avait plus qu’à fuir ? »

» Quand l’aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularités affligeantes, Bonaparte l’interrompit : — Colonel, je ne vous demande pas ces détails. — Cette expédition de Russie était une véritable extravagance, que toutes les autorités civiles et militaires de l’empire avaient blâmée ; les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou décourageaient les soldats. Sur ce chemin monté et descendu, Napoléon pouvait trouver aussi l’image des deux parts de sa vie [32]. »

Les débris de l’armée française arrivent, après des fatigues inouïes, devant le fleuve glacé de la Bérésina : ce n’est plus, hélas ! une retraite, une déroute, c’est une hécatombe offerte à l’épouvantable dieu des batailles.

« Le dévouement des pontonniers, dirigés par d’Éblé (dit Chambray) vivra autant que le souvenir du passage de la Bérésina. Quoique affaiblis par les maux qu’ils enduraient depuis si longtemps, quoique privés d’aliments, on les vit, bravant le froid qui était devenu très-rigoureux, se mettre dans l’eau quelquefois jusqu’à la poitrine : c’était courir à une mort presque certaine ; mais l’armée les regardait, ils se sacrifièrent pour son salut. ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Le désordre régnait chez les Français (dit à son tour M. de Ségur), et les matériaux avaient manqué aux deux ponts ; deux fois, dans la nuit du 26 au 27, celui des voitures s’était rompu, et le passage en avait été retardé de sept heures ; il se brise une troisième fois, le 27, vers quatre heures du soir. D’un autre côté, les traîneurs dispersés dans les bois et dans les villages environnants n’avaient pas profité de la première nuit, et le 27, quand le jour avait reparu, tous s’étaient présentés à la fois pour passer les ponts. Ce fut surtout quand la garde impériale, sur laquelle ils se réglaient, s’ébranla. Son départ fut comme un signal ; ils accoururent de toutes parts, ils s’amoncelèrent sur la rive. On vit en un instant une masse profonde, large et confuse d’hommes, de chevaux et de chariots assiéger l’étroite entrée des ponts qu’elle débordait. Les premiers, poussés par ceux qui les suivaient, repoussés par la garde et par les pontonniers, ou arrêtés par le fleuve, étaient écrasés, foulés aux pieds ou précipités dans les glaces que charriait la Bérésina. Il s’élevait de cette immense et horrible cohue tantôt un bourdonnement sourd, tantôt une grande clameur mêlée de gémissements et d’affreuses imprécations. Le désordre avait été si grand que, vers deux heures, quand l’empereur s’était présenté à son tour, il avait fallu employer la force pour lui ouvrir un passage. Un corps de grenadiers de la garde et Latour-Maubourg renoncèrent, par pitié, à se faire jour au travers de ces malheureux.

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» La multitude immense entassée sur la rive, pêle-mêle avec des chevaux et des chariots, y formait un épouvantable encombrement. Ce fut vers le milieu du jour que les premiers boulets ennemis tombèrent au milieu de ce chaos ; ils furent le signal d’un désespoir universel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Beaucoup de ceux qui s’étaient lancés les premiers de cette foule de désespérés, ayant manqué le pont, voulurent l’escalader par les côtés ; mais la plupart furent repoussés dans le fleuve. Ce fut là qu’on aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu’elles enfonçaient ; déjà submergées, leurs bras roides les tenaient encore au-dessus d’elles. Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l’artillerie creva et se rompit… Tout alors se dirigea vers l’autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d’artillerie affluèrent de toutes parts. Dirigées par leurs conducteurs et rapidement emportées sur une pente roide et inégale, au milieu de cet amas d’hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouvèrent surpris entre elles ; puis, s’entre-choquant, la plupart, violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors, des rangs entiers d’hommes éperdus, poussés sur ces obstacles, s’y embarrassent, culbutent et sont écrasés par des masses d’autres infortunés qui se succèdent sans interruption. Ces îlots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres, on n’entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée, les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s’attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié comme des ennemis. Dans cet épouvantable fracas d’un ouragan furieux de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n’entendait plus les plaintes des victimes qu’elle engloutissait ». . . .

« La plaine assez grande, qui se trouve devant Vésélovo (dit le général Vaudoncourt dans ses Mémoires) offre un spectacle dont l’horreur est difficile à peindre. Elle est couverte de voitures et de fourgons ; la plupart renversés les uns sur les autres et brisés. Elle est jonchée de cadavres d’individus non militaires, parmi lesquels on ne voit que trop de femmes et d’enfants, traînés à la suite de l’armée jusqu’à Moscou, ou fuyant cette ville pour suivre leurs compatriotes, et que la mort avait frappés de différentes manières. Le sort de ces malheureux, au milieu de la mêlée des deux armées, fut d’être écrasés sous les roues des voitures ou sous les pieds des chevaux, frappés par les boulets ou par les balles des deux partis, noyés en voulant passer les ponts avec les troupes, ou dépouillés par les soldats ennemis, et jetés sur la neige, où le froid termina bientôt leurs souffrances. »

« Quel gémissement Bonaparte a-t-il pour une pareille catastrophe, pour cet événement de douleur, pour des désastres qui surpassent ceux de l’armée de Cambyse ? Quel cri est arraché à son âme ? Rien, sinon ces quatre mots du bulletin, où il rend compte de la marche de l’armée :

» PENDANT LA JOURNÉE DU 26 AU 27, L’ARMÉE PASSA.

» Vous venez de voir comment elle passa l’armée !!! Napoléon ne fut pas même attendri par le spectacle de ces femmes élevant dans leurs bras leurs nourrissons au-dessus des eaux… [33]

» À Malodeczno, le 3 décembre, se trouvèrent toutes les estafettes arrêtées depuis trois semaines. Ce fut là que Napoléon médita d’abandonner le drapeau. — Puis-je rester à la tête d’une déroute ? disait-il. À Smorgoni, le roi de Naples et le prince Eugène le pressèrent de retourner en France. Le duc d’Istrie porta la parole ; dès les premiers mots, Napoléon entra en fureur ; il s’écria : il n’y a que mon plus mortel ennemi qui puisse me proposer de quitter l’armée dans la situation où elle se trouve. Il fit un mouvement pour se jeter sur le maréchal, son épée nue à la main. Le soir il fit appeler le duc d’Istrie, et lui dit : Puisque vous le voulez tous, il faut bien que je parte. La scène était arrangée ; le projet de départ était arrêté lorsqu’elle fut jouée. M. Fain assure en effet que l’empereur s’était déterminé à quitter l’armée pendant la marche qui le ramena, le 4, de Malodeczno à Bietlitza

»À Smorgoni, l’empereur écrivit son 29e bulletin. Le 5 décembre, il monta sur un traîneau avec M. de Caulaincourt ; il était dix heures du soir. Il traversa l’Allemagne, caché sous le nom de son compagnon de fuite. À sa disparition, tout s’abîma. Quelques soldats, dont il ne restait de vivant que les têtes, finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de branches de pin. Des maux qui paraissaient ne pouvoir augmenter se complètent : l’hiver, qui n’avait encore été que l’automne de ces climats, descend. Les Russes n’avaient plus le courage de tirer, dans des régions de glace, sur les ombres que Bonaparte laissait vagabonder après lui… [34]

» Durant cette effroyable déroute, Bonaparte a sans cesse été gardé par un bataillon sacré qui ne le perdit pas de vue dans tous ses mouvements : dédommagement des trois cent mille existences immolées. Le bulletin de la grande armée conclut, comme plusieurs autres, par ces mots : La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure.

» Familles, séchez vos larmes, Napoléon se porte bien [35] !!! »

Napoléon abandonna ainsi à une perte certaine les débris de son immense armée ; et l’abandonnant comme autrefois il avait abandonné l’armée en Égypte, il revint en hâte en France, afin d’imposer au pays de nouveaux sacrifices pour venger d’irréparables désastres, causés par son insatiable ambition. Il apprit en chemin la conspiration républicaine du général MALET, entreprise d’une audace inouïe, car en quelques heures, seul, sans autre complice qu’un caporal et un abbé (ignorant d’ailleurs le véritable but de la tentative), le général Malet, grâce à sa présence d’esprit, à son adresse, à son énergie, répandant le bruit très-probable de la mort de Napoléon, parvenait en quelques heures à ranger sous ses ordres les principales forces militaires de la capitale, et à se rendre maître de la préfecture de police et de l’état-major de la place. Des circonstances, dues à des hasards impossibles à prévoir, firent avorter la conspiration de Malet. Elle avait eu de grandes chances de succès : à cette époque, Napoléon quittait à peine Moscou ; la France, plus que lasse des guerres incessantes, eût accepté tout autre gouvernement. Le complot avait des ramifications très-étendues dans les provinces, et notamment dans le Midi. Il n’est pas douteux qu’en cas de réussite, la république eût été proclamée ; événement heureux pour la France, car elle n’aurait pas subi les hontes, les désastres des deux invasions de 1814 et de 1815. Repliée derrière le Rhin, elle eût été invincible comme en 1793 et en 1794, en faisant appel aux forces révolutionnaires de la nation, qui possédait encore ces levées d’hommes considérables vainement sacrifiées plus tard par Napoléon, lors de ses désastreuses campagnes de 1813, afin de reconquérir l’Allemagne qui lui échappait et devait lui porter les derniers coups.

Apprenant de combien peu il s’en était fallu que la conspiration de Malet ne réussît, Napoléon fut atterré ; alors seulement il reconnut le peu de stabilité de sa dynastie, sans racines dans le pays, car au moment où les conjurés se croyaient assurés de la victoire, Marie-Louise et le roi de Rome se trouvaient à Paris, et personne ne songeait à la famille impériale, aussi Napoléon s’écria-t-il, avec une surprise d’une incroyable naïveté : « Ainsi, moi mort, tout était dit ; ainsi l’impératrice et le roi de Rome ne comptaient pour rien ! » Après quelque temps passé à Paris, afin de décréter de nouvelles conscriptions, qui allaient tarir le dernier sang de la France, laisser en friche la plupart des terres, les bras manquant pour les cultiver, Napoléon se remit en campagne, le 15 avril 1813, afin de faire face à une nouvelle et terrible coalition : il ne pouvait cesser de guerroyer, soit dans l’espoir de rendre son despotisme tolérable à force de gloire, suit pour combattre, terrifier ou contenir l’Europe, incessamment soulevée contre lui. L’aveu de cette fatalité terrible est échappé à Napoléon durant sa captivité à Sainte-Hélène, aveu noyé au milieu d’une foule d’allégations destinées, selon lui, à abuser la postérité, ainsi qu’il avait si longtemps abusé la France.

« Je triomphais sans doute, disait Bonaparte à Sainte-Hélène ; mais au milieu de périls toujours renaissants, il me fallait sans cesse autant d’adresse que de force. Si je n’eusse vaincu à Austerlitz, j’avais la Prusse sur les bras ; si je n’eusse triomphé à Iéna, l’Autriche et l’Espagne se déclaraient contre moi, et sans la victoire de Wagram, la Russie m’abandonnait, la Prusse se soulevait, et les Anglais étaient devant Anvers. » Ainsi, de son propre aveu, Napoléon, par la fatalité de son usurpation de brumaire, qui le poussait à des guerres incessantes, devait dominer l’Europe par la force des armes ou périr. Donc, il devait périr ; ses batailles homériques, ses conquêtes gigantesques n’avaient d’autre but que la conservation de son trône, et l’égoïsme d’un homme, quels que soient son génie et les moyens dont il dispose, sera toujours impuissant à dominer longtemps l’Europe, tandis que la république aurait pu dominer, dominera un jour, et pour jamais le monde, non par la force, mais par la foi ; non pour asservir les peuples, mais pour les rendre libres ; non pour les démoraliser, mais pour les dignifier. Hélas ! De pareilles pensées pouvaient-elles germer dans l’âme de celui-là qui disait : « C’est avec des hochets que l’on mène les hommes. — J’ai commis en Espagne un acte cynique, révoltant ; s’il eût été couronné de succès, j’aurais mérité l’admiration de la postérité. »

Le 1er mars 1813, le gouvernement prussien, cédant au cri de l’opinion publique de l’Allemagne, de plus en plus hostile à Napoléon, donna le signal des défections en brisant son alliance avec l’empire français, en s’unissant à l’Angleterre et à la Russie. Cette nouvelle coalition se recruta de la Suède, dont Bernadotte, ancien général républicain, était devenu roi. Les victoires de Lutzen et de Bautzen semblèrent d’abord assurer l’avantage à Napoléon. L’Autriche proposa sa médiation aux parties belligérantes ; elles conclurent, le 4 juin 1813, l’armistice de Plessewitz ; un congrès, rassemblé à Prague, offrit à Napoléon nos limites naturelles, conquises par les armées de la république, le Rhin, la Meuse et les Alpes. Napoléon repoussa ces propositions avec dédain : il craignait de perdre son prestige aux yeux du monde et de la France, qu’il ne pouvait, dans sa pensée, continuer d’asservir que grâce aux éblouissements de continuelles victoires.

La guerre recommence, mais bientôt sonne coup sur coup l’heure des revers. Macdonald est battu en Silésie, Ney en Prusse, Vandamme à Culm. Les princes de la Confédération germanique, encouragés par ces échecs, et subissant la pression de l’opinion publique des peuples, abandonnent Napoléon Ier, sur le champ de bataille même de Leipsick ; ils tournent leurs troupes contre les siennes ; l’armée française, en pleine déroute, se retire derrière ses frontières, le 31 octobre 1813, et bientôt elles sont menacées par les coalisés. Napoléon, de retour à Paris, le 9 novembre de la même année, ordonne de nouvelles levées. Des milliers de familles avaient moyennant des prix exorbitants, racheté plusieurs fois leurs enfants de la conscription, un dernier appel les leur enlève. La plupart de ces conscrits ne regagnaient leurs corps que contraints ou traînés par la gendarmerie, d’autres fuyaient dans les bois, d’autres se mutilaient afin de se rendre impropres au service militaire ; terribles symptômes qui prouvaient combien l’on avait en France l’horreur de la guerre à la fin de l’empire, parce que chacun sentait que ce n’était pas pour le pays qu’il fallait combattre, mais pour la satisfaction de l’ambition d’un seul homme.

La situation semblait désespérée ; les Autrichiens s’avançaient par l’Italie et par la Suisse ; les Anglais, maîtres de l’Espagne et du Portugal, descendaient des Pyrénées, commandés par Wellington ; les Prussiens, sous les ordres de Blücher, envahissaient Francfort, et l’armée du Nord, ayant à sa tête Bernadotte, pénétrait en France par la Belgique. Ces forces immenses, convergeant sur Paris, s’avançaient à marches forcées. En vain nos soldats firent des prodiges de valeur ; en vain les Prussiens furent écrasés à Montmirail, à Champaubert, à Château-Thierry, et les Autrichiens culbutés à Montereau ; ces stériles victoires, dernier effort du génie guerrier de Napoléon, ces sanglantes et héroïques batailles avaient la masse de la nation pour témoin, mais non pour auxiliaire ; elle admirait le courage des soldats de l’empire, elle déplorait l’envahissement de la patrie ; mais le joug du despotisme de l’empereur pesait si cruellement sur le pays depuis dix ans, que l’invasion étrangère semblait, hélas ! presque une délivrance et la soif ardente de liberté faisait oublier le deuil de la patrie.

Le 30 mars 1814, les armées étrangères entrèrent dans la capitale, honte que la France n’avait subie qu’une fois à travers les siècles, sous la monarchie, lors du règne du roi Jean, alors que les Anglais devinrent maîtres des trois quarts de la France. Talleyrand et Fouché, si longtemps les serviles et infâmes instruments du despotisme de leur maître, furent les premiers à le trahir avec un cynisme révoltant. Abandonné par la plupart de ses maréchaux, qu’il avait comblés de richesses, de titres, d’honneurs, et qui, le voyant déchu, lui reprochèrent brutalement son insatiable ambition, Napoléon, le 11 avril 1814, abdiqua l’empire après un règne de dix ans.

Le sénat, d’un servilisme abject pendant la durée de l’empire, mit le comble à son ignominie en décrétant et motivant ainsi qu’il suit la déchéance de l’homme dont ces mêmes sénateurs avaient été constamment les complices en s’associant à tous ses actes liberticides et en se montrant les plus vils, les plus lâches adulateurs d’une tyrannie qu’ils avaient l’audace inouïe, eux !!! de dénoncer en ces termes :

« LE SÉNAT CONSERVATEUR,

» Considérant que dans une monarchie constitutionnelle, le monarque n’existe qu’en vertu de la constitution ou du pacte social ;

» Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d’un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter pour l’avenir sur ses actes de sagesse et de justice ; mais qu’ensuite il a déchiré le pacte qui l’unissait au peuple français, notamment en levant des impôts en établissant des taxes autrement qu’en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu’il avait prêté à son avènement au trône, conformément à l’article 53 de l’acte des constitutions du 28 floréal an XII ;

» Qu’il a commis cet attentat aux droits du peuple, lors même qu’il venait d’ajourner sans nécessité le Corps législatif, et de faire supprimer, comme criminel, un rapport de ce Corps, auquel il contestait son titre et sa part à la représentation nationale ;

» Qu’il a entrepris une suite de guerres en violation de l’article 50 de l’acte de la constitution du 29 frimaire an VIII qui veut que les déclarations de guerre soient proposées, discutée, décrétées et promulguées comme des lois ;

» Qu’il a inconstitutionnellement rendu plusieurs décrets portant peine de mort, nommément les deux décrets du 5 mars dernier ; qu’il a prétendu faire considérer comme nationale une guerre qui n’avait lieu que dans l’intérêt de son ambition démesurée ;

» Qu’il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d’État ;

» Qu’il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs et détruit l’indépendance du corps judiciaire ;

» Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l’un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police et qu’en même temps il s’est toujours servi de la presse pour remplir la France et l’Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme et d’ouvrages contre les gouvernements étrangers ;

» Que des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite ;

» Considérant qu’au lieu de régner dans la seule vue de l’intérêt du bonheur et de la gloire du peuple français aux termes de son serment, Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie par son refus de traiter à des conditions que l’intérêt national obligeait d’accepter, et qui ne compromettaient pas l’honneur français ; 
 » Par l’abus qu’il a fait de tous les moyens qu’on lui a confiés en hommes et en argent ;

» Par l’abandon des blessés sans pansement, sans secours, sans subsistance ;

» Par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses ;

» Considérant que par toutes ces causes, le gouvernement impérial, établi par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, a cessé d’exister, et que le vœu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale, et qui soit aussi l’époque d’une reconstitution solennelle entre tous les États de la grande famille européenne ;

» Le Sénat déclare et décrète ce qui suit :

» Art. 1er. Napoléon Bonaparte est déchu du trône, et le droit d’hérédité établi dans sa famille est aboli ;

» Le peuple français et l’armée sont déliés du serment de fidélité envers Napoléon Bonaparte. »

Ah ! le cœur se soulève d’indignation, de mépris, de dégoût en songeant à l’impudeur effrontée de ces misérables. Non seulement pas un d’entre eux n’avait osé protester même par son silence contre ces actes qu’ils condamnaient actuellement, mais ces actes n’avaient pas eu de défenseurs, de prôneurs plus forcenés que ce sénat ! acclamant dans toutes les solennités publiques l’incomparable, l’immortel génie de Napoléon le Grand. Eux seuls en France n’avaient pas le droit de formuler le décret, puisqu’ils étaient complices de tous les crimes de lèse-nation dont il accusait Bonaparte.

Le châtiment, vous le voyez, fils de Joël, ne s’est pas fait attendre ; qu’est ce que dix ans de règne, comparés à la marche éternelle des siècles ?… Mais une dernière épreuve était réservée à la France et à Napoléon : il pouvait, un an plus tard (en 1815), expier, racheter le passé ; son orgueil dynastique, sa haine parricide de la révolution, dont il était fils, devaient rendre impossible cette expiation suprême ; et un châtiment terrible devait plus tard s’appesantir sur lui, car en 1814, Bonaparte, quoique déchu du trône, fut reconnu souverain de l’île d’Elbe ; les rois coalisés lui assignèrent ce lieu pour résidence, et il s’y rendit, accompagné de quelques officiers et soldats généreusement fidèles à son infortune.

La France éprouvait un tel besoin de paix, de repos et d’indépendance, après ces dix années de guerre et de dure servitude, que, malgré sa profonde aversion pour les Bourbons, leur retour fut accueilli avec espérance. La royauté de 1814, nouvelle usurpation de la souveraineté du peuple, une, indivisible, imprescriptible et inaliénable, consacrait une fois de plus l’iniquité du principe monarchique, contre lequel la minorité républicaine avait en vain protesté, se réservant son droit légitime de conspirer contre lui.

Cependant, si antipathique qu’elle fût au pays, cette restauration semblait du moins offrir quelques garanties à la liberté : ces espérances, ces illusions s’évanouirent promptement. Louis XVIII, les princes de sa famille et leur cour, composée d’émigrés rentrés à la suite de l’étranger, n’avaient, ainsi qu’on l’a depuis répété tant de fois, n’avaient rien appris, rien oublié. Ils dataient toujours d’avant 1789, par leur esprit rétrograde, par leurs tendances forcées vers l’absolutisme, nées de leur foi indestructible en leur pouvoir antérieur et supérieur à celui de la nation ; ils revenaient prendre possession de leur France, de leur sol, de leurs sujets, de même qu’un propriétaire, longtemps absent, revient prendre possession de son domaine patrimonial.

Le 3 mai 1814, Louis XVIII fit son entrée solennelle à Paris, au milieu des princes de sa famille, escorté de la plupart des maréchaux de l’empire, mêlés aux émigrés et aux généraux étrangers : légitime punition de Napoléon ! Il avait dit : C’est avec des hochets qu’on mène les hommes. — Et en vertu de ce sophisme, s’efforçant d’introniser une aristocratie sur le ferme et constant appui de laquelle il comptait, il l’avait comblée de hochets, couronnes princières et ducales, manteaux de cour, panaches et crachats ; qu’advint-il ?… Afin de conserver, sous la restauration, ces hochets si précieux à leur déplorable et ridicule orgueil, la plupart des maréchaux et des grands dignitaires de Napoléon l’abandonnèrent ou le trahirent.

Malgré les trompeuses promesses d’une charte, la plus libérale des constitutions si on la compare au gouvernement impérial, les premières mesures des Bourbons blessèrent profondément le sentiment national par un imbécile retour aux usages de l’ancien régime, ou par d’incessants outrages aux actes de la révolution. Des décrets violant la loi rendirent aux émigrés leurs biens non vendus ; ainsi les emprunts contractés par Louis XVIII en pays étranger, afin de soudoyer la guerre contre la France, furent rangés au nombre des dettes de l’État. Des ordonnances rigoureuses prescrivirent l’observance des fêtes de l’Église et des dimanches ; la censure, malgré les déclarations de la charte, fut maintenue presque aussi rigoureuse que sous l’empire. Les processions recommencèrent de circuler impunément au dehors des églises, et l’on vit le maréchal Soult se prélassant, un cierge à la main, et de l’autre tenant l’un des cordons du dais du saint sacrement ! Ce soldat se montrait d’ailleurs fort logique, ayant toujours témoigné d’un goût passionné pour les choses saintes, à en juger du moins par les admirables tableaux de piété, chefs-d’œuvre de l’école espagnole, et par les ornements d’église, or et émail étincelant de pierreries dont le dévot maréchal chargeait ses fourgons durant la guerre de la Péninsule. Un service solennel fut publiquement célébré, par ordre de la cour, en honneur de Pichegru, deux foi traître à la république et à la France ; un monument fut élevé à la mémoire de Georges Cadoudal, incarnation de la chouannerie ; un autre monument honorait les restes des Vendéens morts à Quiberon, fanatiques rebelles qui, de complicité avec les Anglais, qu’ils appelaient à leur aide, déchaînèrent de nouveau sur le pays les horreurs de la guerre civile. Enfin, lors d’une cérémonie funèbre, insulte flagrante à l’équité du châtiment solennel infligé par la Convention à Luis Capet, tant de fois traître et parjure, ses restes furent transportés en grande pompe à Saint-Denis ; la presse royaliste, notamment la Quotidienne et le Journal royal, déversaient la haine, le mépris et l’injure, non seulement sur les actes les plus glorieux, les plus légitimes de la révolution, mais sur toutes les tendances du libéralisme le plus modéré. On lisait dans ces journaux : — Que toute constitution octroyée était un régicide, — que la France, après une rébellion de vingt-cinq ans contre ses maîtres légitimes, devait être châtiée par un pouvoir absolu ; — que la Convention avait été une horrible saturnale, UNE CAVERNE DE BANDITS. Enfin, les royalistes attaquaient au vif les intérêts de la bourgeoisie et de la petite propriété, en demandant la restitution des biens des émigrés, sous le triple rapport DU DROIT CIVIL, DU DROIT PUBLIC et DES INTÉRÊTS POLITIQUES. L’armée, habituée à la suprématie dont elle jouissait sous Napoléon, n’était plus, comme au temps de son règne, le premier corps de l’État ; la restauration donnait le commandement de régiments à d’anciens officiers de l’armée de Condé, à l’exclusion des officiers de l’empire, envoyés en demi-solde ; les soldats, humiliés, irrités d’être commandés par des voltigeurs de Louis XIV (ainsi qu’ils qualifiaient ces nouveaux venus), témoignaient de leur mécontentement, aussi les Bourbons, d’abord accueillis avec espoir, redevinrent profondément répulsifs à la nation, et, sauf la majorité des officiers, personne ne regrettait sans doute Napoléon, le souvenir de son despotisme palpitait encore, mais le gouvernement royal devenait aussi odieux que le gouvernement impérial. Plusieurs conspirations militaires s’organisèrent en faveur de l’empereur Napoléon : une fraction de la bourgeoisie songeait à appeler au trône le duc d’Orléans, tandis que le parti républicain espérait, de son côté, profiter des événements. Mais les destinées de la France étaient, à bien dire, entre les mains de l’armée, si profondément attachée à Napoléon et par les privilèges dont il l’avait comblée et par des souvenirs de gloire. Le peuple, depuis longtemps déshabitué de la vie politique, tenu à l’écart par Napoléon, et blessé dans ses instincts révolutionnaires par les Bourbons, restait inerte, sauf quelques vieux patriotes des grands jours de la révolution ; l’armée seule, en se déclarant pour ou contre la restauration, pouvait donc décider de son sort. Tel était l’état des esprits en France depuis le 3 mai 1814, jour de l’entrée de Louis XVIII à Paris, jusqu’au commencement du mois de mars 1815, époque à laquelle s’ouvre le récit dialogué que j’ai, moi, Jean Lebrenn, ajouté à notre légende de famille, sous le titre des CENTS JOURS.

LES CENT JOURS.

Il est dix-heures du matin, M. Desmarais et son beau-frère, M. Hubert, attendent dans un salon des Tuileries l’audience qu’ils ont demandée au duc de Blacas, ministre de Louis XVIII, et son plus intimé favori. Ils ont devancé l’heure de cette audience afin d’être arrivés des premiers, car la foule des solliciteurs est grande chez M. de Blacas, dont la recommandation est toute-puissante auprès du roi. M. Desmarais et M. Hubert portent le costume des pairs de France. Le premier, d’abord sénateur sous le consulat, puis sous l’empire, et, de plus, créé comte par Napoléon, a été néanmoins l’un des plus exaltés parmi les membres du sénat qui, après s’être montrés si longtemps les ignobles et serviles instruments du despotisme de l’empereur l’ont (non moins ignoblement serviles sous la restauration) frappé de déchéance en 1814, par le décret qu’ils ont lu. Ainsi, devenu forcené royaliste, de même qu’il avait été forcené Bonapartiste et, en remontant le cours de sa carrière politique, — forcené thermidorien, — forcené terroriste, — forcené jacobin, — forcené constitutionnel, le COMTE DESMARAIS a dû à la forcennerie de son récent dévouement royaliste d’être compris dans la liste des sénateurs, devenus pairs de France lors du premier retour des Bourbons. Il touche à sa soixante-neuvième année : ses traits soucieux, chagrins, révèlent en outre une sorte d’affaissement sénile. M. Hubert, déjà fort riche lors de la révolution et devenu possesseur d’une fortune énorme, grâce à ses fournitures sous le Directoire, époque à laquelle il était membre du conseil des Anciens, n’a demandé aucune faveur à l’empire, dont l’absolutisme blessait ses principes politiques ; son idéal avait toujours été, depuis 1792, une royauté constitutionnelle gouvernée par une oligarchie bourgeoise ; la restauration se rapprochant quelque peu de l’idéal de M.Hubert, il avait obtenu d’être compris dans cette fournée de grands propriétaires que Louis XVIII crut politique d’introduire à la Chambre des pairs. Mais, doué d’un grand bon sens, M. Hubert, témoin des stupidités de la restauration, s’était désaffectionné de ce gouvernement et appartenait alors à ce parti politique qui conspirait de ses vœux ou autrement en faveur de l’intronisation de la branche d’Orléans. M. Hubert et son beau-frère causent, assis au coin de la cheminée du salon d’attente du duc de Blacas, en attendant l’heure de l’audience qu’ils ont sollicitée.

LE COMTE DESMARAIS. — Si Son Excellence monseigneur le duc de Blacas vous a promis que Sa Majesté vous créera baron, vous obtiendrez cette faveur, car M. le duc est tout-puissant.

M. HUBERT. — Et voilà, beau-frère, ce que c’est que d’épouser de jeunes femmes ; la mienne, depuis qu’elle m’a donné un fils, m’a tellement persécuté pour être baronne et pour qu’après nous notre fils soit baron, que, malgré le ridicule de la chose, je serai baronifié.

LE COMTE DESMARAIS. — Qu’y a-t-il donc de ridicule à cela ?

M. HUBERT. — Il y a que je serai aussi ridicule que vous, monsieur le comte Desmarais ! Quelle comédie ! Vous, comte ! un ancien jacobin devenu pair de France sous le règne du frère de Louis XVI…

LE COMTE DESMARAIS. — Cela prouve la magnanimité, la clémence de nos souverains bien-aimés, qui…

M. HUBERT. — Laissez-moi donc tranquille ; vous leur tourneriez au besoin casaque comme vous l’avez tournée à l’empereur.

LE COMTE DESMARAIS. — Ce monstre… avait…

M. HUBERT, riant. — Ce monstre avait eu la férocité de vous nommer sénateur et comte, avec une dotation de dix mille livres !!

LE COMTE DESMARAIS. — Le scélérat ! il m’aurait fait fusiller ou jeter dans un cul de basse-fosse si j’avais refusé ses horribles faveurs, il m’a bien fallu les subir.


M. HUBERT. — Je vous admire, beau-frère ! toujours le même aplomb ; l’âge ne vous a pas changé. (Riant.) Et à propos d’âge, que devient cette petite danseuse ? Elle vous ruine et se moque de vous, sans parler de cette servante maîtresse qui vous mène par le nez et vous mettra quelque jour à la porte de votre propre demeure. Ah ! que l’on a raison de dire que les sottises des vieillards sont les pires de toutes.

LE COMTE DESMARAIS, avec amertume. — Et à qui la faute si, à soixante ans passés, je me suis jeté dans le désordre ? C’est la faute à ma carogne de femme, votre sœur, et à mon indigne fille. Elles m’ont abandonné indignement, et je m’ennuyais tellement de mon isolement que j’ai cherché des distractions. Oui, ma maudite femme est…

M. HUBERT, sévèrement. — Pas un mot de plus à ce sujet, beau-frère, ma sœur était un ange, et votre odieuse conduite envers elle ne justifiait que trop l’aversion que vous lui inspiriez. Et quant à votre fille…

LE COMTE DESMARAIS. — Ah ! du moins, cette ingrate, cette dénaturée n’aura pas un sou de mon héritage ! non plus que ce misérable Lebrenn, l’auteur de tous mes chagrins.

M. HUBERT. — Que voilà une belle vengeance ! Vous faire gruger par des drôlesses, afin de ne rien laisser de vos biens à votre fille et à votre gendre.

LE COMTE DESMARAIS. — C’est une vengeance comme une autre et j’ai été ravi, de votre mariage et de la naissance de votre fils ; ainsi, mon indigne fille, ni ce gueux de Lebrenn n’hériteront point non plus de vous.

M. HUBERT. — Vous me feriez horreur, si vous ne me faisiez pitié, car en vieillissant, vous devenez hébété ; de plus, vous êtes le plus malheureux des hommes.

LE COMTE DESMARAIS. — Moi ! malheureux ? pas du tout !

M. HUBERT. — Vous me faites pitié ! vous dis-je et il en a toujours été ainsi. Votre vie n’a été qu’une longue torture durant les orages de la révolution ; puis sont venus les temps plus calmes de l’empire, alors l’ennui, votre isolement mérité, vous ont jeté dans ces honteux désordres qui rendent les vieillards si malheureux et si ridicules. Mais taisons-nous, voici quelqu’un.

Entre Fouché, duc d’Otrante, introduit par un huissier auquel il dit tout bas : — Vous préviendrez Son Excellence que c’est moi, le duc d’Otrante. — L’huissier s’incline et sort.

FOUCHÉ. — Tiens, c’est toi, citoyen Brutus Desmarais ? Qu’est-ce que tu viens solliciter ici ? Un ordre de début à l’Opéra pour quelque coquine ? (Desmarais hausse les épaules.)

M. HUBERT. — Ce diable, de Fouché sait tout ; on le croirait toujours ministre de la police.

FOUCHÉ. — La caque sent toujours le hareng, mon cher. J’ai vu, ce matin, deux de mes anciens agents qui continuent de me faire leurs petites confidences. Je dois flairer le mouchard, hein ? 


M. HUBERT. — Pouah !

FOUCHÉ. — Ah ! tu fais le dégoûté. Eh bien, veux-tu que je te dise une chose, moi ?

M. HUBERT. — Quoi ?

FOUCHÉ. — Tu fais partie d’une conspiration orléaniste.


M. HUBERT, riant d’un rire forcé. — Tes mouchards te volent ton argent, mon pauvre duc !

FOUCHÉ. — Ta, ta, ta, tu conspires contre les Bourbons, pourquoi t’en défendre ! Tiens, parbleu ! moi aussi je conspire, le citoyen Brutus Desmarais conspire aussi, comme en notre bon temps de thermidor et de brumaire. Est-ce que tout le monde ne conspire pas à ciel ouvert, aujourd’hui ? Ils sont si bêtes ces Bourbons, et leur préfet de police d’André est si crétin !

LE COMTE DESMARAIS. — Il est inouï de tenir un pareil langage dans le palais habité par nos légitimes et bien-aimés souverains, et de prétendre, par surcroît, que je conspire contre eux !

FOUCHÉ. — Toi et tes pareils de la chambre des pairs, citoyen comte Brutus Desmarais, vous, êtes les plus acharnés des conspirateurs, les ennemis les plus endiablés des Bourbons, en cela que vous votez avec fureur les lois les plus imbéciles, les plus désastreuses qu’un sénat servile puisse voter. Quoi d’étonnant ! vous étiez tous dressés à la manœuvre par le Napoléon ; il n’en est pas moins vrai que, en grande partie, grâce à vous ces imbéciles de Bourbons n’en ont pas pour six mois dans le ventre ; aussi, je te conseille, citoyen comte, d’aller te faire inscrire chez le duc d’Orléans ou de partir dare-dare pour l’île d’Elbe, afin d’y voir l’autre ; et à propos de cet autre, a-t-on jamais vu des vainqueurs plus généreusement stupides que ces alliés ! Laisser à la proximité de la France… ce Corse qui s’est fait à lui-même la farce de s’introniser empereur des Français, et qui nous a fait celle de me créer duc d’Otrante, et toi comte, citoyen Brutus, sans parler de la meilleure de toutes les farces de ce grand comédien, et de laquelle nous serons peut-être témoins un beau matin, celle de son retour en France ! 


LE COMTE DESMARAIS. — Bû… û… Bonaparte… revenir en France ! Il faut vraiment, duc d’Otrante, que vous nous preniez pour des gobe-mouches auxquels vous faisiez si bonnement avaler en brumaire la bourde des cinquante mille terroristes cachés dans les Catacombes.

FOUCHÉ, riant. — Quel bon tour, hein ? Ont-ils donné dans le panneau ces benêts de Parisiens ! Eh bien, citoyen Brutus, tes drôlesses t’ont rendu complètement hébété, si tu doutes de la possibilité du retour de Bonaparte.

M. HUBERT. — Allons, Fouché, vous vous moquez de nous avec vos conspirations.

FOUCHÉ. — Toi, d’abord, je te l’ai dit, tu conspires pour d’Orléans, et d’une. Plusieurs officiers généraux en activité de service ou non conspirent en faveur de Bonaparte, et plusieurs colonels commandant des régiments sont affiliés à ce complot, et de deux. Enfin, d’anciens jacobins, et notamment ton gendre, citoyen Brutus, ainsi que le peintre Martin, membre des Cinq-Cents en brumaire, et tant d’autres, conspirent pour la république, et de trois.

M. HUBERT. — Allons donc ! vous nous en donnez à garder, avec vos complots !

FOUCHÉ. — Vous allez voir que moi, qui suis de ces divers complots, parce que c’est bien le diable si l’un des trois ne réussit pas, vous allez voir que je les invente !

LE COMTE DESMARAIS. — Vous en avez, morbleu ! inventé bien d’autres !

FOUCHÉ, riant. — C’est vrai, mais je ne suis jamais des complots que j’invente, voilà la différence, mon cher ; tandis que je me fourre toujours dans ceux que je n’invente point. J’ai un pied partout : chez les républicains, comme ex-terroriste ; chez les bonapartistes, comme ex-ministre de l’empereur ; chez les orléanistes, comme ancien ami de Philippe-Égalité, régicide comme moi ; enfin, la meilleure preuve que je puisse vous donner de l’existence de ces complots, c’est que je viens les dénoncer. (Desmarais et Hubert regardent Fouché avec stupeur.) Oui, je viens dénoncer ces complots à cette buse de Blacas.

LE COMTE DESMARAIS, à Hubert. — Il est capable de faire ce qu’il dit !

FOUCHÉ. — Parbleu ! de deux choses l’une : ou bien, malgré ma dénonciation, l’un de ces complots réussira, et, en ce cas je suis paré, puisque je suis de ce complot ; ou bien aucun d’eux ne réussira, or, en ce cas, je suis encore paré, puisque je les aurai dénoncés !

M. HUBERT. — Quoi ! en admettant que ce soit vrai, vous auriez la scélératesse de dénoncer des gens qui vous auraient confié leurs secrets ?

FOUCHÉ, riant. — D’abord, ces imbéciles-là n’auraient que ce qu’ils méritent ; ça leur apprendrait à me confier quelque chose, à moi, Fouché ; mais c’est me croire aussi abêti que l’est le citoyen Brutus par ses drôlesses que de me supposer capable de dire toute la vérité à Blacas. Malheureux duc ! je vas lui en faire voir et croire de toutes les couleurs, et tellement l’embrouiller, l’ahurir, l’abrutir par mes aveux et par mes réticences, par mes suppositions et mes contre-suppositions, par des si… des mais… des quand… que le duc ne comprendra rien du tout à la chose, sinon que je suis un fameux royaliste. Dieu de Dieu ! quel royaliste !

UN HUISSIER. — Son Excellence aura l’honneur de recevoir monsieur le duc d’Otrante.

LE COMTE DESMARAIS. — Mais nous sommes arrivés avant vous, Fouché.

FOUCHÉ, riant et se dirigeant vers la porte ouverte par l’huissier. — Oui, mon cher, mais un fameux royaliste comme moi passe avant tout le monde.

Au moment où la porte se referme sur Fouché, d’autres solliciteurs entrent dans le salon d’attente. Ces nouveaux venus sont le comte de Plouernel, alors lieutenant général, et sous l’uniforme de commandant en second la compagnie de mousquetaires noirs de la maison militaire de Louis XVIII ; le fils du comte, enfant de treize ans, le vicomte Gontran, porte l’habit de page du roi ; enfin le cardinal de Plouernel, frère puîné du comte, l’accompagne. Ce prélat est vêtu d’une soutane et d’une calotte rouges. Ces nouveaux personnages forment d’abord un groupe à l’écart et assez éloigné du comte Desmarais et de M. Hubert, puis M. de Plouernel, s’avançant vers ce dernier, qu’il ne reconnaît pas d’abord :

— Auriez-vous la bonté, monsieur, de me dire si l’audience est commencée ? 


HUBERT examine M. de Plouernel et rappelle peu à peu ses souvenirs. — Oui, monsieur, tout à l’heure le duc d’Otrante a été mandé par M. le duc de Blacas… Mais, pardon, est-ce que ce n’est pas à M. le comte de Plouernel que j’ai honneur de parler ?

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Oui, monsieur.

LE COMTE DESMARAIS, à part et se plaçant dans l’embrasure d’une croisée. — Que vois-je ? cet ancien colonel aux gardes françaises qui, avant 1789, m’avait fait donner des coups de bâton par ses laquais ! outrage qui m’a jeté dans la carrière politique en haine de la noblesse.

M. HUBERT, à M. de Plouernel. — Monsieur, vous ne me reconnaissez pas ?

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Non, monsieur, et cependant il me semble que vos traits…

M. HUBERT. — Je vais aider votre mémoire : nous nous sommes vus en 1792, lors du procès de notre malheureux roi… nous conspirions alors…

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Rue Saint-Roch, chez l’ancien bedeau de cette paroisse ? Je me rappelle maintenant, monsieur, parfaitement vos traits.

M. HUBERT. — Qui nous eût dit alors, monsieur le comte, que plus de vingt ans après cette rencontre, nous nous retrouverions dans le palais du frère du royal martyr ?

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Ah ! monsieur, je le crains, cette terrible leçon sera perdue pour la royauté.

M. HUBERT. — Comment cela ?

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Louis XVI est mort victime de ses déplorables concessions à l’esprit révolutionnaire, et Louis XVIII a imité son infortuné frère, en accordant cette charte maudite ; tôt, ou tard elle perdra la royauté ; nous marchons à grands pas à un nouveau 92.

M. HUBERT. — Tant mieux, si l’on s’arrête là…

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Quoi ! monsieur…

M. HUBERT, souriant. — Vous oubliez, cela se conçoit du reste, que j’étais royaliste constitutionnel.

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Vous avez eu la constitution de 92, où vous a-t-elle conduit ? au 10 août ; et un mois après, cette infâme république était proclamée ; puis sont venus la Convention, le régicide, la terreur.

M. HUBERT. — Entre nous, et sans reproche, vous avez été quelque peu cause de ces malheurs, vous, messieurs de la noblesse.

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Comment ?

M. HUBERT. — Au lieu d’accepter franchement la constitution, et d’aider à son affermissement, vous avez sans relâche conspiré contre elle, parce qu’elle mettait le gouvernement du pays entre nos mains, à nous, gens du tiers état.


LE COMTE DE PLOUERNEL. — En conspirant contre cette constitution, monsieur, nous défendions nos biens, notre honneur ! Elle nous dépouillait de nos droits seigneuriaux, droits sacrés que nous tenions de Dieu et de notre épée, comme descendants ou représentants des premiers conquérants de la terre des Gaules, réduites par nous à la servitude.

M. HUBERT. — Ah ! l’éternelle lutte des Francs et des Gaulois… Pourquoi mon neveu Lebrenn n’est-il pas là pour vous répondre !…

LE COMTE DE PLOUERNEL, tressaillant à ce nom qui lui rappelle Victoria. — Que dites-vous, monsieur ? quoi ! ce Lebrenn…

M. HUBERT. — A épousé ma nièce, la fille de l’avocat Desmarais, à qui vous avez fait jadis donner des coups de bâton par vos laquais, et qui, à cette heure, est comte et pair de France, tel que vous le voyez… ou plutôt tel que vous le verriez, s’il ne se dissimulait dans l’embrasure de cette croisée, car votre présence embarrasse étrangement le bonhomme.

Le comte de Plouernel reste silencieux sous l’impression des noirs souvenirs éveillés en lui par le nom de Lebrenn, ce fils de Joël, de cette race qui, tant de fois, à travers les âges, s’est rencontrée face à face et en armes avec lui, fils des Neroweg. Le cardinal se rapproche des interlocuteurs, en tenant par la main son neveu, le vicomte Gontran. L’Éminence, mieux servie par sa mémoire que M. de Plouernel, a tout d’abord reconnu M. Hubert, et s’adressant à lui :

— Il y a bien des années que nous nous sommes vus, monsieur, car, si vous vous en souvenez, j’accompagnais mon frère au conciliabule de la rue Saint-Roch.

M. HUBERT. — En effet, et Votre Éminence a dû rappeler au respect qu’il lui devait le révérend père Morlet, lequel s’arrogeait ma présidence de notre réunion.

LE CARDINAL. — Que voulez-vous, monsieur, partout où se trouve un jésuite, il veut primer ; cette compagnie est la peste de la haute Église.

M. HUBERT. — Le révérend était accompagné de son fillot, qui semblait promettre beaucoup ; il avait alors à peu près l’âge de ce joli page (montrant le vicomte Gontran) ; mais il était loin de lui ressembler, car je n’ai jamais vu de figure plus sournoise, plus cafarde, plus repoussante que celle de ce hideux enfant.

LE CARDINAL. — Le révérend père Morlet est mort, et son fillot, reçu à Rome dans les ordres, sous le nom de l’abbé Rodin, fait, comme feu son parrain, partie de la compagnie de Jésus ; et, il faut le dire, grâce à sa haute capacité, le révérend père Rodin, secrétaire intime du général actuel de l’ordre, jouit sur son supérieur d’une si excessive influence que l’on assure que… (S’interrompant.) Ah ! ma foi, la rencontre est singulière ! le voici. J’ignorais sa présence à Paris.

La porte du salon s’est ouverte au moment où le cardinal prononçait ces dernières paroles ; le révérend père Rodin entre dans le salon, accompagné d’un huissier auquel il dit quelques mots à l’oreille. Rodin a dépassé la trentième année. Visage maigre, imberbe et blafard, œil de reptile à demi couvert et toujours fuyant, dos légèrement voûté, crâne déjà chauve, cou tors, démarche oblique, attitude d’humilité affectée, sous laquelle perce un dédain écrasant pour autrui, tel est le signalement du révérend père Rodin, presque arrivé à la maturité de l’âge ; il est vêtu d’habits noirs dépenaillés, blanchis aux coutures ; ses gros souliers sont boueux ; il tient d’une main un chapeau crasseux, et de l’autre un vieux parapluie de cotonnade à carreaux rouges et blancs. L’huissier, après s’être incliné respectueusement devant le jésuite, lui dit avec un accent de profonde déférence : — Mon révérend père, je vais avoir l’honneur de vous conduire à l’instant dans l’arrière-cabinet de Monseigneur, actuellement en conférence avec M. le duc d’Otrante.

Rodin fait un signe d’assentiment ; n’ayant pas aperçu, ou feignant de n’avoir pas aperçu le cardinal, il passe devant lui, — le cou tors, marchant quelque peu de côté, l’œil fixé sur la pointe de ses souliers.

LE CARDINAL, à l’huissier, avec hauteur. — Huissier, deux mots.

L’HUISSIER. — Monseigneur ?

LE CARDINAL. — M. le comte de Plouernel et moi, nous sommes arrivés ici avant le révérend (avec un dépit contenu), il l’ignore apparemment, et apparemment encore il n’a pas remarqué ma présence ? (Rodin s’incline jusqu’à terre devant le cardinal.) Le révérend voudra donc bien attendre son tour d’audience et ne point usurper le nôtre.

L’HUISSIER. — J’aurai l’honneur de faire observer à Son Éminence que j’ai des ordres formels de monseigneur le duc de Blacas au sujet du révérend père Rodin : il doit être introduit à l’instant chez Son Excellence, toutes fois et quand il se présente.

LE CARDINAL, irrité. — Mais il est incroyable, monsieur, qu’un simple prêtre ait ici le pas sur un prince de l’Église ! (Rodin s’incline de nouveau jusqu’à terre devant le cardinal, sans lever les yeux sur lui.) M. de Blacas n’a pu donner un pareil ordre.

L’HUISSIER. — J’en demande pardon à Votre Éminence, mes ordres sont formels.

LE CARDINAL, outré, à M. de Plouernel. — Eh bien, mon frère, qu’en dites-vous ? Voilà où nous en sommes !

LE VICOMTE GONTRAN, d’une voix enfantine et grêle. — Il faut le faire jeter à la porte, ce mendiant-là, avec son parapluie et ses souliers crottés !

Rodin, impassible et muet, s’est une troisième fois incliné jusqu’à terre devant le cardinal ; après quoi, se redressant, il fait, d’un geste bref, signe à l’huissier de marcher devant lui, et il disparaît bientôt par une porte opposée à celle qui lui a donné accès dans le salon ; elle s’ouvre de nouveau devant le lieutenant général comte Olivier, revêtu du grand uniforme de son grade, décoré de la plaque de la Légion d’honneur et de celles de plusieurs ordres étrangers ; il porte le grand cordon rouge en écharpe, l’ordre de la couronne de fer en sautoir, et la croix de Saint-Louis à l’une des boutonnières de son habit étincelant de broderies. L’ancien apprenti de Jean Lebrenn atteint sa trente-huitième année ; sa moustache est encore noire, mais ses cheveux grisonnent ; sa figure est toujours belle et martiale. Étranger aux autres personnes réunies dans le salon, le général Olivier s’assied à peu de distance du groupe formé par le cardinal, le comte de Plouernel et M. Hubert ; le comte Desmarais reste dans l’embrasure de la croisée, afin d’éviter les regards de l’ex-colonel aux gardes françaises qui l’a fait bâtonner par ses laquais.

LE CARDINAL, à M. de Plouernel. — Vous l’avez vu : ce jésuite, ce prestolet est introduit chez M. de Blacas avant moi, prince de l’Église, sans parler de ma naissance ; et l’on ose soutenir que notre infortuné roi ne subit point malgré lui l’influence des idées révolutionnaires ; eh bien, moi, je le déclare, du train dont vont les choses, et moyennant cette exécrable charte de 1814, nous marchons à un nouveau 93 !

M. HUBERT. — Pourtant, monsieur le cardinal, la restauration fait une assez belle part au clergé, ce me semble.

LE CARDINAL. — Quoi ! une belle part ! Je voudrais bien savoir laquelle, mon cher monsieur ? Est-ce que l’on nous a rendu nos biens, nos privilèges, nos droits, dont la révolution nous a dépouillés ? Je soutiens, moi, qu’elle coule à pleins bords cette infâme révolution.

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Mon frère a raison, car vous avouerez, monsieur Hubert, que l’ancienne noblesse d’épée n’est guère plus comptée en ce temps-ci que la noblesse d’Église. Est-ce que le roi n’a pas eu l’incroyable faiblesse de donner le commandement de deux compagnies de ses gardes à des ex-maréchaux de l’empire ? des croquants, des gens de rien, comme tous ces roturiers, à peine décrassés par la ridicule noblesse dont Bonaparte les a affublés. (Mouvement d’indignation du général Olivier, inaperçu jusqu’alors de Plouernel.) Est-ce que le roi aurait dû confier des commandements à tous ces héros de casernes, empestant la pipe et le rogomme, malotrus que nous sommes obligés de coudoyer aux Tuileries, nous, anciens émigrés qui les avons combattus sous cette infâme république ! Quoi ! nous avons tout sacrifié à nos maîtres, et ils nous font l’outrage de traiter à notre égal ces grossiers parvenus ! Comment ! ces espèces-là, du temps de leur empereur, s’exprimaient sur la maison de Bourbon de la façon la plus injurieuse, et ils acceptent aujourd’hui des grâces, des faveurs, des commandements du roi ! C’est donc pour le trahir lâchement un jour, à moins que ce soit tout simplement de la part de ces misérables renégats le dernier degré de la bassesse et de l’abjection, et qu’ils n’aient pas même conscience de leur ignoble apostasie !

LE GÉNÉRAL OLIVER se lève pâle de colère, et s’approchant brusquement de M. de Plouernel, lui dit d’une voix contenue. — Monsieur, vous regretterez, j’en suis convaincu, les dernières paroles que vous venez de prononcer, lorsque vous saurez que moi, lieutenant général, comte Olivier, j’ai servi l’empereur, à qui je dois mes grades et mon titre, car j’ai l’honneur d’être soldat de fortune, monsieur.

LE COMTE DE PLOUERNEL, toisant d’un regard dédaigneux le général Olivier. — Eh bien, monsieur, moi, Gaston, comte de Plouernel, commandant en second les mousquetaires noirs de Sa Majesté, j’ai l’honneur de n’avoir jamais servi que mes maîtres ; je les ai suivis en émigration, et je ne suis rentré en France qu’en 1814.

LE GÉNÉRAL OLIVIER, à part. — Qu’entends-je ? le comte de Plouernel, cet ex-colonel aux Gardes françaises qui, autrefois, a fait mourir sous les verges mon frère Maurice, m’a dit Victoria ; quoi ! c’est cet homme ! Ah ! j’ai un double motif de châtier son insolence ! (Haut et froidement à M. de Plouernel.) Monsieur, en prétendant avoir eu l’honneur de ne servir qu’un seul maître, j’aime à croire que vous n’entendez pas accuser de s’être déshonorés ceux-là qui, comme moi, après la chute de l’empereur, ont loyalement offert leur épée aux Bourbons ?

LE CARDINAL au général Olivier. — Eh ! monsieur, cette question est surabondante ; le comte, mon frère, n’a pu songer à…

LE GÉNÉRAL OLIVER, durement au cardinal. — Êtes-vous chargé, monsieur, de me faire agréer les excuses de votre frère ? 


LE COMTE DE PLOUERNEL, vivement. — Moi, des excuses !

LE VICOMTE GONTRAN. — Un Plouernel ne fait des excuses à personne.

M. HUBERT, à part. — Quoi ! c’est là le général Olivier, l’ancien apprenti de Jean Lebrenn, dont celui-ci m’a si souvent parlé ; la rencontre est singulière. Allons, il ne faut pas les laisser égorger. (Haut.) Messieurs, messieurs, permettez-moi de vous faire observer qu’il s’agit d’un malentendu…

LE GÉNÉRAL OLIVIER, à M. de Plouernel. — Monsieur, vous avez dit tout à l’heure que les officiers de l’empire qui acceptent des grâces, des faveurs, des commandements du roi, étaient des traîtres ou des renégats d’une bassesse abjecte !

LE COMTE DE PLOUERNEL. — Je l’ai dit, je le maintiens.

LE VICOMTE GONTRAN. — Oui, oui, mon père l’a dit, et il maintient ce qu’il a dit.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Le roi m’a confié le commandement d’une division militaire, et il a bien voulu m’accorder la croix de Saint-Louis ; pour ce commandement et cette faveur, serai-je, monsieur, à vos yeux un traître ou un renégat d’une bassesse abjecte ? (Avec véhémence.) Répondez-moi, monsieur, répondez !

H. HUBERT, avec un accent de conciliation. — Mais, monsieur le général, M. de Plouernel ne voulait pas…

LE COMTE DE PLOUERNEL, à M. Hubert. — Pardon, monsieur, je n’ai pas coutume de laisser à autrui le soin de répondre pour moi. (Au général Olivier.) Puisque vous m’interrogez, monsieur, je vous répliquerai en toute sincérité : Oui, si, soldat de fortune, je devais à Napoléon un titre, un grade éminent dans l’armée ; si, après avoir servi la république et l’empire en haine des Bourbons, je sollicitais ou acceptais d’eux des faveurs ou un commandement, et cela en pleine paix, lorsque je n’aurais pas l’excuse de dire que je cède au désir de défendre mon pays menacé par la guerre, je serais un…

LE GÉNÉRAL OLIVIER, impétueusement. — Achevez !

M. de Plouernel, au moment où il va répondre, est soudain interrompu par les tapages et les éclats d’hilarité d’un nouveau personnage qui se précipite dans le salon en riant à perdre haleine. C’est le marquis de Saint-Estève, ce fâcheux insupportable que les événements les plus graves ou les plus sinistres, ainsi qu’on l’a déjà vu, n’empêchent jamais de se livrer à son absurde gaieté. Le marquis, poudré à blanc, est coiffé d’ailes de pigeon ; sa petite queue frétille sur le collet de son habit bourgeois orné d’épaulettes d’or ; il porte son épée en verrou, une culotte courte, des bottes à revers ; il offre le type accompli de ces émigrés surnommés les voltigeurs de Louis XV. À la vue de M. de Plouernel, il court vers lui, l’étreint dans ses bras et continuant de pâmer de rire, il s’écrie : — Ah ! comte, soutiens-moi, je meurs. Oh ! la rate… ah ! ah ! ah ! Cette fois, j’en crèverai, c’est sûr… oh ! oh ! oh ! si tu savais… la… plaisante a… ven… ture ! Ah ! la rate !

LE COMTE DE PLOUERNEL, repoussant le marquis. — Au diable le fâcheux !

LE GÉNÉRAL OLIVIER, à part. — Maudit émigré ! nous interrompre au moment où j’allais souffleter cet insolent ! Mais… je vais…

LE MARQUIS, riant aux éclats. — Vous ne savez pas… ah ! ah ! ah !… Bûonaparte… a… a… oh ! la rate… a débarqué… au… oh ! oh ! oh ! au golfe… Juan ! Si ce n’est pas à… crever de rire… hi ! hi ! hi !…

LE CARDINAL. — Allons donc, marquis, vous êtes fou !

UN HUISSIER, entrant effaré. — Messieurs, Son Excellence vient d’être mandée en hâte chez le roi pour une cause importante et imprévue, l’audience est remise.

LE COMTE DE PLOUERNEL, au cardinal, avec stupeur. — Est-ce que, par hasard, le marquis dirait vrai ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER, à part. — Plus de doute ; je comprends maintenant les mots à double entente du général Lallemand ! il était du complot ! Ah ! pourquoi ai-je refusé de m’y joindre ! Que faire maintenant ? que résoudre ? Si l’empereur est débarqué, l’armée entière sera pour lui !!! Et j’ai prêté serment aux Bourbons !…

M. HUBERT, au marquis, lequel se tord de rire sur son canapé. — De grâce, monsieur, d’où tenez-vous cette nouvelle incroyable ? 


LE MARQUIS. — Oh ! oh ! oh !… la rate… Ils croyaient Bû… Bûonaparte à l’î… à l’île d’Elbe, et vlan… le voilà… ah ! ah ! ah !… le voilà en France à présent… Quel gâchis ça… va… faire… quel gâchis… hi ! hi ! hi !… dans quel affreux pétrin nous voilà… ah ! ah ! ah !…

FOUCHÉ, sortant précipitamment du cabinet de M. de Blacas en se frottant les mains ; il avise Desmarais, pâle, éperdu à l’annonce du débarquement de Napoléon. — Si le tyran ne te fait pas fusiller à son retour, citoyen comte Brutus, ma foi, tu auras de la chance cette fois-ci, mon cher.

LE COMTE DESMARAIS, tombant affaissé sur un fauteuil. — J’ai été l’un des membres de la commission chargée de rédiger le décret de déchéance de l’empereur, je suis perdu ! je suis mort !

LE CARDINAL, à Fouché. — Quoi ! duc d’Otrante, il serait-vrai ? une pareille catastrophe…

FOUCHÉ. — Une catastrophe ! Votre Éminence veut rire ! mais c’est au contraire l’événement le plus extraordinairement heureux et délectable qui se puisse produire sous la calotte des cieux. Vous ne voyez donc pas que ce gueux de Bonaparte tombe dans le traquenard que je lui ai tendu. (Mouvement du cardinal et du comte.) Cela vous étonne, hein ? c’est pourtant conıme ça. Figurez-vous que je faisais toujours un peu de police, en amateur. J’ai monté le coup, l’usurpateur a donné dans le panneau : il est accouru en France, et à l’heure où je vous parle, il doit être fusillé comme un chien. (À part, et voyant l’air crédule et ébahi du cardinal.) Est-il bête, ce calottin ! il avale la bourde sans la mâcher ; est-il bête !… Mais il y aura quelqu’un de plus bête encore que ce calottin, c’est le grand homme. Il ne manquera pas de me reprendre pour ministre de la police ; je le trahirai une fois de plus, parce qu’il est perdu d’avance. Son retour est une folie ; il arrivera sans coup férir à Paris, car ces imbéciles de Bourbons sont exécrés ; mais avant un mois, l’Europe entière sera en marche contre la France, Bonaparte est flambé ; aussi je vais à lui, je n’en serai que plus à même de servir une nouvelle restauration : il n’y a que cela de possible.

Pendant ces dernières paroles de l’infâme Fouché, les différents personnages sortent effarés, en proie à des préoccupations diverses. Fouché les suit en se frottant les mains.

LE MARQUIS, demeuré seul dans le salon, et pâmant de rire sur le canapé où il se tord. — Sont-ils ahuris… hi !… hi !… Dans quel pétrin nous voilà !… ah !… ah !… Oh ! la rate !…

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Les Cent-Jours touchent à leur fin ; ils auront passé comme l’éclair dans une nuit d’orage. Napoléon, ne comptant que sur son génie et sur son armée, a livré au hasard d’une bataille son empire et l’indépendance du pays. Cette bataille, il l’a perdue à Waterloo, malgré les prodiges d’héroïsme de nos soldats.

Quelques jours sont écoulés depuis ce grand désastre ; la scène suivante a lieu dans le magasin de toile de Jean Lebrenn, rue Saint Denis, à l’enseigne de l’Épée de Brennus, le brenn, ou chef de l’armée, qui fit payer chèrement à Rome sa rançon. Jean Lebrenn a choisi cette enseigne comme un pieux hommage rendu à l’antique nationalité gauloise. Charlotte Lebrenn, alors âgée d’environ quarante-trois ans, est assise à son comptoir ; elle s’entretient avec l’une de ses voisines à qui elle mesure de la toile.

LA VOISINE. — Oui, ma pauvre madame Lebrenn, on dit que les Prussiens de ce scélérat de Blücher sont à Senlis ! Mais j’en reviens là : Qu’est-ce que fait donc l’empereur ? Tout le monde se demande dans le quartier : Pourquoi l’empereur ne se met-il pas à la tête de l’armée réunie sous les murs de Paris ? Pourquoi ne prend-il pas sa revanche de Waterloo ? Les fédérés de notre faubourg sont comme des déchaînés, ils demandent des armes, ils chantent la Marseillaise et la Carmagnole à donner la chair de poule. On dit qu’il y a depuis deux jours une foule énorme aux alentours de l’Élysée, qui crie : À la frontière ! à la frontière ! vive l’empereur ! Il les entend crier et il ne bouge pas plus qu’un terme, lui qui l’aimait tant, pour ne pas dire trop, la guerre.

MADAME LEBRENN, achevant d’auner sa toile. — Oui, quand la guerre profitait à son ambition !

LA VOISINE. — Avouez que vous ne l’avez jamais aimé l’empereur ?

MADAME LEBRENN. — Non, jamais ! Je suis en cela comme toutes les mères. L’an passé, mon fils a été requis pour la conscription.

LA VOISINE. — Dame ! que voulez-vous ?

MADAME LEBRENN. — J’ai vu partir mon fils avec douleur, parce qu’il allait se battre pour l’ambition d’un seul homme, je l’aurais vu partir avec orgueil s’il était allé combattre pour la patrie, comme a fait mon mari aux jours de la grande république.

LA VOISINE. — Oh ! pour ce qui est de cela, vous êtes connue dans le quartier pour être aussi républicaine que votre mari, et lui et vous n’en êtes pas moins estimés pour cela, au moins.

MADAME LEBRENN, souriant et faisant un paquet de la toile. — Je le crois bien, car, voyez-vous, voisine, l’opinion républicaine est presque toujours un brevet d’honnêteté. Voici votre toile…

LA VOISINE. — Combien est-ce ?

MADAME LEBRENN. — Douze francs dix sous.


Pendant que la voisine acquitte le prix de son achat, entre dans la boutique Marik Lebrenn, fils de Charlotte, âgé de vingt ans à peine. Réquisitionné en 1813, il a déjà fait les campagnes d’Allemagne et de France en 1814 ; il aide son père et sa mère dans leur commerce. La voisine ayant quitté le magasin, Charlotte dit à son fils : — Eh bien, quelle nouvelle de ton grand-père ?

MARIK. — Je n’ai pu en avoir que de très-incomplètes par le portier de sa maison.

MADAME LEBRENN. — Pourquoi n’es-tu pas monté chez lui ?

MARIK. — Je suis monté d’abord, mais à peine l’un des domestiques m’avait-il ouvert la porte, que cette horrible femme qui est maîtresse absolue chez lui est accourue et m’a dit : — Vous venez savoir des nouvelles de M. le comte ; il va très-bien ; puis, ordonnant d’un signe au domestique de se retirer, elle m’a ouvert la porte. J’ai compris que mon insistance serait inutile, je suis descendu chez le portier ; il m’a appris que, selon les gens de la maison, mon grand-père se trouvait dans un état inquiétant ; il a eu le délire pendant toute la nuit, il croyait les Bourbons de retour, et criait sans cesse qu’ils allaient l’envoyer à la guillotine !

MADAME LEBRENN, soupirant. — Sa conscience bourrelée lui rappelle qu’après la fuite de Louis XVIII à Gand, et dans l’espoir de redevenir sénateur de l’empire, ou de faire oublier la part qu’il a prise à la déchéance de Napoléon, il a publié une brochure des plus violentes contre les Bourbons ; or, si une seconde restauration s’accomplit, comme tout, hélas ! le présage, mon malheureux père ne sera pas envoyé à l’échafaud, mais sans doute en exil. Oh ! qu’il est cruel pour moi de le savoir abandonné à des mains indignes ; mais que faire ?

MARIK. — Veux-tu t’exposer encore à être chassée de sa maison, et cela par lui-même, ainsi qu’il en a été deux fois depuis trois mois ? N’a-t-il pas osé te dire que la crainte de perdre son héritage t’amenait près de lui ?

MADAME LEBRENN. — Sa raison est depuis quelque temps si souvent affaiblie que, sans souci de ce reproche, j’aurais accompli mon devoir envers mon père. Mais comment éloigner cette odieuse créature qui s’est emparée de son esprit et ne le quitte pas d’un instant ?

Le général Olivier entre dans la boutique, il est revêtu d’une longue redingote bleue, boutonnée jusqu’au col ; son bras droit est soutenu par une écharpe, et un bandeau noir ceint à demi son front sous son chapeau, car l’intrépide soldat a été criblé de blessures à Waterloo.

LE GÉNÉRAL OLIVIER, saluant. — C’est à madame Lebrenn que j’ai l’honneur de parler ?

MADAME LEBRENN. — Oui, monsieur.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — M. Lebrenn est-il ici ?

MADAME LEBRENN. — Non, monsieur, il est de garde à l’Élysée.


LE GÉNÉRAL OLIVIER, souriant. — Vous ne me reconnaissez pas, madame ?

MADAME LEBRENN, regardant le général avec plus d’attention. — J’interroge en vain mes souvenirs, monsieur, et…

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Il y a vingt ans environ, j’étais apprenti dans l’atelier de M. Lebrenn.

MADAME LEBRENN, vivement. — Quoi ! vous seriez…

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — L’orphelin que vous et M. Lebrenn avez recueilli avec tant de bonté, madame… (Voyant la froideur se peindre sur les traits de Charlotte.) Votre mari a, je le sais, jugé sévèrement ma conduite, il n’a pas eu tort… malheureusement… Je venais lui dire adieu.

MADAME LEBRENN. — Vous partez ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Je quitte demain la France : c’est fait de l’empire, et avant huit jours les Bourbons seront à Paris ; ils m’avaient confié le commandement d’une division, je l’ai conduite à l’empereur à son retour de l’île d’Elbe ; je serai sans doute traduit devant un conseil de guerre royaliste, je préviens la proscription ou la mort en m’exilant volontairement.

MADAME LEBRENN. — Quoique de garde à l’Élysée, Jean doit revenir à trois heures ici, où il a rendez-vous avec quelques amis. Il est deux heures et demie, voulez-vous attendre mon mari ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Certainement, car j’éprouverais un véritable chagrin à quitter la France pour toujours peut-être, sans avoir une dernière fois serré la main de l’homme qui, dans ma première jeunesse, a été pour moi un frère aîné.

MADAME LEBRENN, à son fils. — Mon enfant, garde le magasin, je vais conduire monsieur à notre entresol, où il attendra le retour de ton père.

Madame Lebrenn, suivie du général Olivier, passe dans l’arrière-boutique où aboutit l’escalier de l’entresol qu’elle occupe ; et après avoir gravi les degrés, elle introduit le général dans un salon modestement meublé.

MADAME LEBRENN. — Aussitôt le retour de Jean, je le préviendrai de votre présence ici, monsieur.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Un mot, de grâce, madame ; je sais dès longtemps quelle est l’élévation, la fermeté de votre caractère, vous devez partager la mauvaise opinion que M. Lebrenn a eue de moi depuis brumaire, époque de ma dernière rencontre avec lui ? 


MADAME LEBRENN. — Monsieur…


LE GÉNÉRAL OLIVIER. — De grâce, madame, au nom de cette bonté presque maternelle que vous me témoigniez pendant mon adolescence, soyez sincère, je saurai entendre la vérité.

MADAME LEBRENN. — Eh bien, monsieur, je vous l’avoue, Jean et moi nous vous plaignions peut-être encore plus que nous vous avons blâmé, car vos erreurs ont été cruellement punies le jour où M. de Plouernel vous a si durement et, pardonnez ma franchise, si justement reproché, à vous, soldat de la république et de l’empire, d’avoir accepté du service des Bourbons, dans le but de les trahir, puisque vous venez de me le dire ; je savais d’ailleurs, par les journaux du mois de mars, que vous aviez conduit à Napoléon votre division.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Quoi ! madame, vous êtes instruite de mon altercation avec M. de Plouernel ?

MADAME LEBRENN. — M. Hubert, mon oncle, pair de France de la restauration, était témoin de cette scène. (S’interrompant à la vue de Lebrenn en uniforme de garde national.) Voici mon mari. Adieu, monsieur ; si nous pouvons vous être utiles, disposez de nous. Notre blâme a été d’autant plus sévère que nous vous étions attachés davantage. (Elle sort.)

JEAN LEBRENN, avec une profonde tristesse, après un moment de silence. — Eh bien, Olivier, que vous disais-je le 18 brumaire, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés ? Le général Bonaparte conduira la France à sa perte ; nous la verrons peut-être envahie, démembrée. Hélas ! je disais vrai : elle a perdu les frontières conquises par la république, et pour la seconde fois, l’étranger est au cœur de notre pays ! 


LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Vous ne m’adresserez pas de reproches plus amers que ceux que je me fais à moi-même, mon cher Lebrenn… Ah ! que ne suis-je resté à Waterloo, comme tant d’autres de mes compagnons d’armes ; mais la mort n’a pas voulu de moi !

JEAN LEBRENN. — Je n’ai jamais douté de votre brillante bravoure, Olivier ; mais quel a été l’emploi de cette bravoure, de cette haute intelligence militaire dont ma pauvre sœur attendait tant pour la gloire de la république ? Vous avez… (S’interrompant. ) Non, pardon, Olivier, pardon de ces reproches. Vous êtes vaincu, malheureux, vous fuyez la France, afin d’échapper à la proscription ou à la mort, m’a dit mon fils, témoin de votre entretien avec Charlotte. Vous expiez cruellement vos fautes, vous revenez à moi… (Tendant la main au général, qui la lui serre cordialement.) Ne parlons plus du passé ; j’ai toujours, malgré vos erreurs, conservé pour vous un grand fonds d’attachement. Victoria vous aimait tant !

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ah ! combien étaient justes ses prévisions, lorsqu’elle me disait : « Prends garde, tu aimes la guerre pour la guerre, pour les distinctions, les honneurs, les profits qu’elle procure dans les monarchies. Tu railles la mâle simplicité des récompenses républicaines ; tu rêves ces titres, ces richesses, ces faveurs qui sont, aux mains des rois, autant de moyens de corrompre les hommes, afin de les asservir plus sûrement. »

JEAN LEBRENN. — « C’est avec des hochets que l’on mène les hommes, » — a dit l’empereur votre maître.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Il n’est que trop vrai. Moi et tant d’autres nous sommes laissé séduire par cette amorce ! J’ai sollicité le titre de comte, des ordres de chevalerie, une dotation, aussi, pour soutenir l’empire, j’aurais fusillé père, mère, amis ; et, la restauration venue, j’ai fait comme presque tous les maréchaux et tant de généraux. Oui, afin de conserver mon grade, mon titre, mes croix, ma dotation, j’ai renié mon passé, j’ai servi les Bourbons, que je méprisais. J’avais beau me dire : — Ce ne sont pas eux que je sers, c’est la France. — Cela n’était pas vrai ! la France n’avait pas besoin de mes services, la paix était assurée pour longtemps. Comblé des bienfaits de l’empereur, m’eût-on retiré ma dotation, il me restait encore une large aisance, lors même, et cela était presque impossible, que l’on m’eût rayé des contrôles de l’armée ! Mais non, j’étais devenu servile et courtisan, j’avais respiré l’air des cours ; je ne pouvais plus vivre ailleurs ; aussi, j’ai renié la glorieuse cocarde de la république et de l’empire, j’ai pris la cocarde blanche, j’ai crié : Vive le roi ! j’ai été à la messe, aux processions, j’ai sollicité la croix de Saint-Louis ; j’ai dévoré les mépris transparents dont les émigrés nous souffletaient lorsqu’ils nous voyaient à la cour, inclinés devant leurs princes ; mépris mérités… les émigrés restaient fidèles à leur cause, nous étions des vendus, des apostats, et plus tard, après le 20 mars, nous devenions des traîtres ! Nous avions librement juré fidélité aux Bourbons, et les soldats qu’ils nous confiaient, nous les menions à l’empereur, afin de rentrer en faveur auprès de lui. Ah ! Victoria ! Victoria ! tu me l’as dit : — « Honte et malheur à toi, Olivier, si tu trahis jamais la république. » La honte et le malheur se sont appesantis sur moi ; la prédiction de Victoria s’est accomplie : j’ai trahi la république en brumaire ; je me suis vendu à la restauration en 1814, je l’ai trahie pendant les Cent-Jours, et me voici réduit à m’expatrier, juste punition de mes apostasies.

JEAN LEBRENN. — Vous avez, du moins, Olivier, conscience et repentir de ce triste passé ; mais vous verrez combien peu, parmi les maréchaux et les généraux de l’empire, sa repentiront comme vous de ces actes que vous flétrissez maintenant ! Oui, vous verrez encore les princes, les ducs, les comtes de l’empire, pour peu que la nouvelle restauration les y convie, reprendre la cocarde blanche aussi allègrement qu’ils l’ont quittée il y a trois mois pour la cocarde tricolore. La plupart des maréchaux sont gorgés de richesses, la dignité leur serait si facile ! Mais non, il leur faudrait renoncer à des vanités trop chères à leur orgueil ! Dieu juste ! Les voilà donc les fruits de cette maxime de Napoléon : « C’est avec des hochets que l’on mène les hommes ! » C’est pour les conserver, ces hochets, que ces généraux, ces maréchaux se sont vendus aux Bourbons et qu’ils se vendront encore. Tandis que, sous le règne austère de la république, ils auraient sans doute rivalisé de simplicité, de désintéressement, de vertus civiques avec Hoche, Joubert, Marceau et tant d’autres héros de cette grande époque !

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ah ! j’entrevois trop tard, hélas ! à quels abîmes Napoléon a conduit la France.

JEAN LEBRENN. — Et il pouvait, au 20 mars expiré, racheter son passé, il pouvait sauver la patrie, lui, épargner les hontes, les désastres d’une nouvelle invasion. Le peuple, oubliant la longue et dure tyrannie de l’empire, l’or, les larmes, le sang que lui avait coûté Napoléon, l’attendait comme un Messie réparateur ; mais non, sa haine de la révolution, son horreur de la liberté, son égoïsme dynastique, l’ont empêché de proclamer la république, dont il n’eût plus été que le premier soldat. Il pouvait appeler la nation entière aux armes, comme en 93, et marcher à l’ennemi aux chants de la Marseillaise. Là était le salut de la patrie ; Napoléon le savait, le sentait, et c’est à son orgueil de souverain parvenu qu’il a sacrifié la France [36].
 LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Vous ne vous trompez pas ; je l’ai rejoint à Lyon avec ma division ; il était effrayé de l’effervescence populaire. Voyant quel effet révolutionnaire avait produit sa proclamation de Grenoble, commençant par ce mot : Citoyens ! — « il faut se hâter d’éteindre cet incendie, — nous disait l’empereur, — sinon, la France entière prend feu, et c’est une nouvelle révolution ! — Armer le peuple ?… jamais !… La république serait proclamée dans trois jours. — Je ne reconnais plus ma France, les Bourbons me l’ont gâtée. — Tout le monde parle de liberté. — Les temps sont changés, — il faut marcher avec son temps, — le despotisme est devenu impossible. — Je donnerai à mon peuple une sage liberté, puisqu’il paraît y tenir… mais j’écraserai les anarchistes, les idéologues, les républicains. — Ma dynastie seule peut assurer le salut de la France [37]. »

JEAN LEBRENN. — Sa dynastie !!! Elle devait, disait-il, assurer le salut de la France, et il va être forcé à une seconde abdication !

Le peintre Martin, l’ancien capitaine au bataillon des volontaires parisiens lors de la bataille de Wissembourg, l’ancien membre des Cinq-Cents, entre chez Jean Lebrenn.

MARTIN, vivement, et au seuil de la porte. — Eh ! mon cher ami, tout espoir est perdu, nos amis viennent de voir Carnot, et… (S’interrompant à l’aspect du général Olivier.) Mais, pardon, je…

JEAN LEBRENN. — Vous pouvez parler en toute confiance devant le général Olivier, notre ancien camarade de l’armée de Rhin et Moselle.

MARTIN. — Je ne vous reconnaissais pas, général, je ne vous ai pas revu depuis les journées de brumaire. (Souriant.) Vous veniez, soi-disant, me commander un tableau ; mais je crois que votre visite s’adressait bien moins au peintre qu’au républicain du conseil des Cinq-Cents.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ah ! j’étais alors fanatique et séide de Bonaparte.

MARTIN. — Et maintenant ?…

JEAN LEBRENN. — Les yeux d’Olivier se sont ouverts.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Trop tard ! trop tard !

JEAN LEBRENN. — Eh bien, mon cher Martin, et Carnot ?

MARTIN. — Tout espoir est perdu, mon cher ami, ainsi que je vous le disais en entrant. Carnot désespère de la situation, ou plutôt il ne la comprend pas. Lucien Bonaparte la comprend mieux. L’on dirait qu’il veut se faire pardonner sa complicité de brumaire ; mais il ne propose que des demi-mesures.

JEAN LEBRENN. — Enfin, que s’est-il passé ?

MARTIN. — Nos amis, ainsi qu’il était convenu, sont allés trouver Carnot au nom du parti républicain, et lui ont dit ceci : « Vous avez été membre du comité de salut public, vous connaissez donc mieux que personne les prodigieuses ressources révolutionnaires de la France et quel est son irrésistible élan lorsque la foi, l’idée politique la soulève en masse. Si l’on prend des mesures promptes, énergiques, rien n’est encore désespéré. L’ennemi, trompé par les bruits exagérés de nos pertes à Waterloo, s’est avancé sans précaution jusqu’au cœur du pays. Blücher a commis la folle témérité de se séparer de Wellington ; il a passé la Seine et se trouve seul avec les Prussiens sur la rive gauche ; les Russes et les Autrichiens sont à plus de vingt journées de marche de la capitale. Quatre-vingt-quinze mille hommes d’infanterie, vingt-cinq mille hommes de cavalerie, cinq cents bouches à feu attelées, sont à cette heure sous les murs de Paris et brûlent de combattre. Ces forces sont plus que suffisantes pour écraser les Prussiens.

JEAN LEBRENN, à Olivier. — N’est-ce pas votre avis ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — C’est évident ! la position est encore excellente. Paris, considéré comme un immense camp retranché, nous donne la disposition des cinq ponts sur la Seine ; l’on peut, par une marche de nuit, porter nos forces sur l’une ou sur l’autre rive du fleuve, et anéantir l’armée prussienne, tandis que la garde nationale et les fédérés, armés en masse, défendraient les fortifications qui couvrent la rive droite et protègent Paris. Oh ! si l’empereur avait voulu, s’il voulait encore ! Mais non ! son génie semble l’avoir abandonné dans cette dernière guerre. Mais, pardon…

JEAN LEBRENN. — Continuez, au contraire.

MARTIN. — Nous vous en prions.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Eh bien, tout le monde le dit dans l’armée : l’empereur a commis erreur sur erreur. Ne devait-il pas, dès les premiers jours d’avril, marcher sur la Belgique, et il rejetait sans coup férir les Prussiens au delà du Rhin ; il avait encore, il est vrai, que trente-cinq mille hommes ralliés à lui ; plusieurs divisions tenaient encore pour les Bourbons ; il n’importe : avec ce fonds de vieilles troupes, l’empereur, appelant aux armes la nation entière, était assuré de la victoire ; mais il n’a pas voulu de cet appel aux armes, parce que c’était la révolution.

MARTIN. — C’est ainsi que de mars à juin, il a perdu près de trois mois et donné aux alliés le temps de concentrer leurs forces !

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Eût-il voulu même, ne se croyant pas suffisamment renforcé, traîner la guerre en longueur, pourquoi, faute énorme, pourquoi n’a-t-il pas profité de l’appui des places de nos frontières en établissant, je suppose, deux ou trois grands camps retranchés, à la fois offensifs et défensifs ? L’un, placé en avant de Montmédy, aurait suffi à contenir les forces ennemies qui occupaient encore le Luxembourg ; un autre camp, placé à Bavay, coupait les communications des alliés. La vaste forêt de Mormale assurait notre retraite jusque derrière la Sambre ; cette rivière et l’Escaut approvisionnaient notre camp. Est-ce que l’ennemi aurait osé attaquer une position si formidable ! lui placé entre la place de Maubeuge et celle de Valenciennes, ou laisser ce camp derrière lui pour marcher sur Lille ? Impossible, car l’on se portait sur Ath, et l’on écrasait l’arrière garde ennemie.



MARTIN. — Ce plan était excellent ; je connais cette frontière ; j’y ai fait la guerre en 1794, dans l’armée de Sambre et Meuse.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Enfin, supposez un ou deux autres camps retranchés, formés depuis Metz jusqu’à Strasbourg. Toutes les issues gardées par des bataillons de volontaires, le peuple entier en armes, et derrière ces masses enflammées de patriotisme, le général Bonaparte, premier soldat de la république, à la tête des deux cent mille hommes de troupes réunies plus tard : est-ce que la France n’était pas invincible ?… Mais non, ce plan de campagne était encore la révolution, et l’empereur a préféré jouer le sort de la France et de son empire sur un seul coup de dé à Waterloo, ou, sans parler de la trahison de Bourmont, de la lenteur déplorable de Grouchy, tant d’énormes fautes ont été commises, non-seulement par l’empereur, mais par presque tous ceux qui commandaient sous ses ordres, car chacun semblait frappé de vertige durant cette fatale campagne ; et cependant, oui, à cette heure encore, ainsi que vos amis le disaient à Carnot, rien ne serait encore désespéré si l’on marchait rapidement sur Blücher : il est isolé de Wellington, il serait écrasé ; l’armée anglaise aurait ensuite le même sort, et la nation en armes serait aux frontières avant que les Russes et les Autrichiens aient eu le temps d’arriver sur le Rhin.

JEAN LEBRENN, à Martin. — Tout ce que dit Olivier est marqué au coin du bon sens. L’autorité de sa longue expérience militaire vient à l’appui des projets de nos amis, et Carnot, dites-vous, lui, si rompu aux choses de la guerre, et surtout de la guerre révolutionnaire, a repoussé ces plans ?

MARTIN. — Nos amis ont ajouté : « L’empereur sera forcé d’abdiquer, ses espérances dynastiques sont détruites ; les alliés ne se borneront pas à le renvoyer à l’île d’Elbe ; il a tout à redouter de leur part. Eh bien ! si désespérée que semble sa position, jamais, s’il le veut, elle n’aura été plus belle ! il peut être le sauveur de la France et l’admiration de la postérité ! Qu’il redevienne le général Bonaparte, qu’il se mette à la tête des troupes et du peuple en armes, aux cris de Vive la république ! de Vive la nation ! et la France se relève à jamais victorieuse ! »

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ah ! le cœur bondit d’enthousiasme à un si noble langage.

JEAN LEBRENN. — Et à ce langage, Carnot s’est montré insensible ?

MARTIN. — « L’empereur est résolu d’abdiquer, — a répondu Carnot, — il sait bien qu’il n’aurait qu’à coiffer le bonnet rouge et à crier aux armes, pour que le peuple entier soit debout ; mais il ne veut pas d’une nouvelle révolution ; il ne veut pas sortir de la légalité. Il n’a plus aucune action ; la Chambre des députés s’est saisie du pouvoir exécutif, elle traite avec les alliés ; le rôle de l’empereur est fini… il ne peut rien pour la France. » Telle a été là réponse de Carnot.

JEAN LEBRENN. — Quoi ! ces scrupules !… Napoléon invoque son respect pour la Chambre des députés, lorsque, en brumaire, il a fait chasser à coups de crosse, par ses grenadiers, les représentants du peuple ! Napoléon se retrancher derrière la légalité, lorsque pendant dix années il a imposé pour unique loi sa volonté à la France !

MARTIN. — Cette objection a été faite à Carnot ; il a ajouté que sans aller jusqu’à conseiller à l’empereur de pousser à la proclamation de la république, Lucien Bonaparte suppliait son frère de dissoudre la Chambre des députés et de prendre la dictature.

JEAN LEBRENN. — Conseil aussi coupable qu’insensé. La France ne veut de dictature d’aucune espèce ; il n’y avait, il n’y aurait encore qu’une solution possible, celle que nos amis proposent : former un comité de salut public, composé de Lakanal, David et autres anciens conventionnels, dont Carnot serait le président ; proclamer la république ; dissoudre la Chambre des députés, qui ne tient pas ses devoirs du peuple et est en majorité royaliste ou complice de l’étranger ; convoquer la nation dans ses comices, y élire une assemblée constituante, appeler le pays entier à la frontière, au nom de la patrie en danger, et proposer à Napoléon le commandement en chef des armées de la république, mais en prenant des garanties certaines contre tout retour de sa part au despotisme militaire. Enfin, en cas de refus de Napoléon, s’adresser au patriotisme de quelques jeunes généraux. Nos armées, soutenues par la foi républicaine, ont triomphé en 93 et 94 sans avoir Bonaparte à leur tête.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ce plan était à la fois patriotique et praticable ; comment Carnot ne l’a-t-il pas accepté ? 


MARTIN. — L’âge ou le trouble que lui cause la précipitation des événements ont préjudicié à la lucidité habituelle de son esprit. Peut-être aussi Carnot subit-il, malgré lui, l’influence de ce misérable Fouché, qui, depuis le désastre de Waterloo, correspond avec cet autre prêtre défroqué, Talleyrand, car tous deux sont vendus aux Bourbons.

JEAN LEBRENN. — Ainsi, Carnot a répondu par un refus ?

MARTIN. — Il ne voulait pas, a-t-il dit, assumer sur lui la responsabilité d’actes aussi graves, et d’ailleurs Napoléon ne se résignerait jamais à déchoir volontairement à ce point de servir la république comme général !

JEAN LEBRENN. — Déchoir ! Ah ! jamais il n’aurait paru plus grand aux yeux du monde et de l’histoire !

Castillon et Duchemin entrent dans le salon. Le premier, vêtu en ouvrier, est ceint de son tablier de cuir, noirci par la forge ; Duchemin, dont les moustaches sont devenues toutes blanches, porte l’uniforme des vétérans ; il a été incorporé dans ce corps après la campagne de Russie, où il a servi comme maréchal des logis chef d’artillerie dans la garde impériale.

JEAN LEBRENN, vivement. — Eh bien ! mes amis, quelles nouvelles des faubourgs ?

CASTILLON. — Le faubourg Antoine écume de rage, les fédérés demandent des armes à grands cris pour aller se battre à la barrière de la Villette, que l’on dit menacée par les Prussiens, de même qu’ils en demandaient depuis trois mois, des armes, pour marcher à la frontière. — Des fusils ! ça brûle ! votre empereur ne vous en donnera jamais, il se défie trop de vous, mes enfants, — leur ai-je répondu ; il n’y a que la république qui ose confier au peuple des fusils et des canons, comme au temps des sections ! Ah dame ! mes enfants, en ce temps-là, foi de vieux sans-culotte, moi qui vous parle, j’ai… (Il s’interrompt, et s’adressant au général Olivier, qu’il examine depuis quelques moments avec une attention croissante.) Ah ça, je n’ai pas la berlue, et, si je ne me trompe, c’est…

JEAN LEBRENN, souriant. — C’est bien lui, Olivier, notre ancien apprenti, mon vieux camarade.

CASTILLON, au général Olivier. — Ah ! c’est toi, mon gars ? Eh bien, il paraît, à ce que j’ai lu dans les journaux, que tu es devenu général ? Ah ça, il n’y a pas d’affront, car tu es brave comme un ancien soldat de la république ; mais j’ai lu aussi, et voilà ce qui, foi d’homme ! ferait rire une poule, j’ai lu que tu étais devenu comte !!! S’il est possible ! (Pouffant de rire.) Toi, comte ! un ex-galopin qui manœuvrait le soufflet de notre forge ! et à qui j’ai appris la romance de… (Il fredonne.) Ah ! ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne ! Veux-tu te cacher ! toi, comte ! C’est donc pour ça qu’en brumaire, la dernière fois que je t’ai vu, tu faisais déjà tant le marquis, hein, mon gars ? 


LE GÉNÉRAL OLIVIER, souriant tristement, et tendant cordialement la main à Castillon. — Va, moque-toi de moi, tu en as le droit, mon vieux Castillon ; et moi, je n’ai pas le droit de m’offenser de tes railleries, elles sont méritées. J’étais un pauvre enfant abandonné ; Jean Lebrenn, notre ancien patron, m’a recueilli par charité ; j’ai rougi de ma naissance ; j’ai oublié, dans la fièvre d’une vanité ridicule, que je sortais des entrailles du peuple, et que le plus beau des titres était celui de citoyen ; j’avoue mes torts, que veux-tu de plus ?

CASTILLON, ému, serrant la main du général. — Je ne veux rien de plus, mon garçon. Nom d’un nom ! tu me dis ça d’un air qui me fait venir les larmes aux yeux. Pardon, excuse, je vois que tu es revenu de loin ; car, dame, je te croyais encore aussi fier que le jour que tu as menacé l’ami Duchemin, que voilà, de le faire fusiller.

DUCHEMIN, riant et saluant militairement. — Présent, mon général, Vous ne vous rappelez pas de moi au passage de la Bérésina ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ma foi, non, mon brave ; et, d’ailleurs, on n’avait guère le temps de se regarder entre les yeux, à ce moment-là !

DUCHEMIN. — Sans compter que j’avais à mes moustaches des glaçons de six pouces de long, et le nez tricolore, comme ma cocarde, ce qui me défigurait. Je servais dans l’artillerie de la garde ; vous étiez démonté, mon général, et j’ai failli vous écraser sous les pieds de mon cheval ; je voulais faire passer ma pauvre Javotte.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Votre femme ?

DUCHEMIN. — Eh non, mon général, ma pièce de six !

LE GÉNÉRAL OLIVIER, riant. — Bien, bien, un autre amour de bouche à feu, à la façon de Carmagnole, si connue jadis à l’armée de Rhin et Moselle !

CASTILLON, s’adressant au général Olivier, et désignant du geste Duresnel, qui entre en ce moment. — Voici encore un des anciens de Rhin et Moselle, un ex-volontaire du bataillon de volontaires parisiens, lequel volontaire avouait crânement qu’il mourait de peur d’avoir peur. Depuis, il s’est battu en vrai républicain !

JEAN LEBRENN, à Duresnel. — Ah ! mon ami, si vous ne nous apportez pas de meilleures nouvelles que celles que vient de nous donner Martin, notre réunion d’aujourd’hui n’a plus de but.

DURESNEL, soupirant. — Consummatum est ! Je sors de la Chambre des députés, l’empereur a envoyé son abdication, et il se dispose, dit-on, à partir pour la Malmaison, où il attendra que les souverains alliés décident de son sort.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Il pouvait décider du leur en appelant le peuple aux armes.

JEAN LEBRENN, à Duresnel. — Et de l’armée, quelles nouvelles ?

DURESNEL. — Le prince d’Eckmühl qui commande les troupes réunies sous les murs de Paris, a rassemblé cc matin tous ses généraux, et ils ont, en immense majorité, signé leur adhésion au gouvernement des Bourbons. L’un des rares opposants disait, et prouvait, que l’on pouvait défendre Paris. « L’on voit bien, général, que vous ne possédez que vos épaulettes, vous qui vous obstinez à vouloir continuer la guerre, » lui a répondu le prince d’Eckmühl. — Ce mot dit le fond de la trahison. Cet infâme Fouché triomphe ; nous allons subir la honte d’une seconde restauration. Mais, j’y songe, quelle a été la réponse de Carnot à nos amis ? Avais-je tort de douter de sa résolution ?

JEAN LEBRENN. — Non, sa réponse a été celle que vous supposiez ; Carnot refuse de se mettre à la tête du mouvement ; et Napoléon, cet homme de la légalité, comme vous savez, se retranche dans son respect pour la souveraine omnipotence de la Chambre des pairs. Quant à lui, dit-il, son rôle est fini.

DURESNEL. — Son rôle d’empereur absolu, oui, mais une ère nouvelle et magnifique s’ouvrait devant lui.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ah ! de son vivant même, l’empereur portera la peine de son erreur, car s’il eût généreusement mis son épée au service de la république, et qu’après la victoire il fût rentré dans la vie privée, il aurait toujours été le plus grand citoyen du pays, et il eût vieilli entouré du respect, de l’admiration de tous ; mais il va tomber entre les mains de la coalition. Blücher est possédé de l’idée de le faire pendre, s’il parvient à s’emparer de lui, et sa pointe insensée jusque sous les murs de Paris n’a pas d’autre but que de mettre la main sur l’empereur [38].

JEAN LEBRENN. — Quelle fin ! Dieu juste ! pour le plus grand capitaine des temps modernes ; Napoléon, pendu par ordre de ce soudard prussien !

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Et pourtant, si odieuse que soit une pareille mort, elle serait préférable, je crois, au sort qui attend l’empereur s’il échappe aux poursuites de Blücher.

JEAN LEBRENN. — Que voulez-vous dire ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Un colonel anglais, fait prisonnier à Ligny, et aide de camp de Wellington, me disait la veille de la bataille de Waterloo que lorsque le congrès des souverains coalisés a reçu la nouvelle du débarquement de l’empereur au golfe Juan, ils avaient déjà songé à lui assigner une autre résidence que l’île d’Elbe, trop voisine de la France. L’ambassadeur anglais proposa l’île de Sainte-Hélène comme lieu de captivité. L’un des membres du congrès, le ministre d’Autriche, je crois, s’étant récrié sur l’insalubrité de cette île, objectant qu’une détention à Sainte-Hélène équivaudrait pour Napoléon à une mort lente et sûre, le projet fut ajourné ; mais il n’est pas douteux maintenant qu’afin de mettre désormais la France et l’Europe à l’abri d’un coup de main de l’empereur, les alliés l’enverront au bout du monde, à Sainte-Hélène ou ailleurs. Ils le traiteront avec la dernière rigueur. Ainsi, au point de vue même de son intérêt personnel, au lieu de se résigner à une défaite si éloignée d’être irréparable, il devait se mettre à la tête de la France révolutionnaire.

DURESNEL. — Ainsi donc, plus d’espoir, il nous faudra supporter l’ignominie d’une seconde restauration. Soit, nous recommencerons de conspirer contre les Bourbons, et tôt ou tard, nous les chasserons une dernière fois. Question de temps, après tout, car l’avenir est à la république.

CASTILLON. — En ce cas, l’ami Jean, rien à dire aux vieux patriotes du faubourg Antoine ? Ils étaient si bien disposés ! Nom d’un nom ! Mais que faire ? sans armes, sans direction, sans chefs, le peuple ne peut rien, et depuis si longtemps il est déshabitué de s’occuper de la chose publique ! Ce souci-là lui est épargné depuis thermidor !

DUCHEMIN. — Le faubourg Marceau, où j’ai des amis, des anciens sans-culottes, ne demande aussi qu’à aller de l’avant, et en désespoir de cause, ils doivent aujourd’hui se porter en masse à l’Élysée, dans l’espoir que Napoléon ne résistera pas à l’élan populaire.

JEAN LEBRENN. — Erreur ! profonde erreur ! mon vieux Duchemin. (Tirant sa montre.) Mais en parlant de l’Élysée, vous me rappelez que je suis de faction à six heures. Il me faut retourner à mon poste. (Au général Olivier.) Ainsi, mon ami, vous quittez la France ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Demain. Je veux gagner l’Angleterre avant le retour des Bourbons, sinon je risque ma tête.

JEAN LEBRENN. — Venez ce soir souper avec nous en famille, et nos anciens camarades que voici. Nous ferons nos adieux au soldat proscrit, et avant de nous séparer de lui, nous boirons un dernier verre de vin à la renaissance de la république ; car ce sera le signal de votre retour en France, mon cher Olivier.

LE GÉNÉRAL OLIVIER, ému. — Ah ! j’accepte de grand cœur ; ainsi, à ce soir !

TOUS. — À ce soir !… (Ils sortent.)

_____

Il est huit heures du soir, le jour touche à sa fin ; l’ombre s’étend déjà sous les épais ombrages du jardin de l’Élysée, où est descendu Napoléon à son retour de Waterloo. Une foule compacte encombre l’allée de Marigny, dont l’un des côtés est borné par la terrasse du palais, plantée d’arbres et de massifs de verdure. Cette foule est presque entièrement composée d’artisans et des fédérés des faubourgs. De temps à autre, le bourdonnement bruyant de ces groupes innombrables est dominé par les cris que poussent des milliers de voix : — À bas les Bourbons ! — À bas l’étranger ! — À bas les traîtres ! — Des armes ! — Aux frontières ! — Vive l’empereur ! — Ce dernier cri : Vive l’empereur ! est cependant, depuis la veille, devenu plus rare. — Le peuple comprend enfin que Napoléon, dont il a salué le retour avec tant d’espérance, abandonne la France au malheur de ses destinées, plutôt que de faire appel aux masses et à l’élan révolutionnaire qui, seuls, pourraient assurer le salut de la patrie.

Jean Lebrenn achève sa faction, se promenant de long en large, et l’arme au bras, sur la terrasse du jardin de l’Élysée, masquée par d’épais bosquets du côté de l’avenue. — L’on entend au dehors les acclamations de la foule. — À bas les traîtres ! — À bas les Bourbons ! — Des armes ! — L’empereur ! l’empereur !

À ce moment, Napoléon, coiffé d’un chapeau rond et vêtu d’un habit bourgeois, débouche d’une allée aboutissant à la terrasse où Jean Lebrenn est en faction. L’empereur déchu se promène, rêveur, les mains croisées derrière le dos. L’obscurité, rendue plus sombre par la voûte des grands arbres de la terrasse, a empêché jusqu’alors Napoléon d’apercevoir le factionnaire. Il s’arrête soudain à son aspect, et cédant à son habitude de questionner brusquement ceux qu’il rencontre, il dit à Jean Lebrenn, qui se met au port d’armes : — Avez-vous servi ?

JEAN LEBRENN. — Oui, sire. (À part.) Ainsi j’appelais « sire » Louis Capet, la veille de son procès, lorsque j’étais commis à sa garde dans la prison du Temple, et j’appelle Napoléon Ier, « sire » le jour de sa déchéance. Rapprochement étrange et étrange destinée de notre famille. Mes aïeux ont vu dans leur prison ou dans leur agonie les derniers descendants de la race de Clovis et de la race de Charlemagne !

NAPOLÉON. — Quelles campagnes avez-vous faites ?

JEAN LEBRENN. — Celle de 1794, dans l’armée de Rhin et Moselle.

NAPOLÉON. — Ah ! sous la république ! Et depuis, avez-vous servi ?

JEAN LEBRENN. — Non, sire, j’étais marié, et je servais volontairement.

NAPOLÉON. — Votre état ?

JEAN LEBRENN. — Marchand de toile.

NAPOLÉON. — Quel quartier habitez-vous ?

JEAN LEBRENN. — La rue Saint-Denis.

NAPOLÉON. — Qu’est-ce que l’on dit de moi dans le commerce de la rue Saint-Denis ?

JEAN LEBRENN. — Sire !…

NAPOLÉON. — Parlez, parlez ; je veux qu’on me réponde sans chercher de phrases.

À ce moment, une nouvelle explosion de cris poussés par la foule arrive aux oreilles de Napoléon : — À bas les Bourbons ! — À bas les traîtres ! — Des armes ! — Aux frontières ! — L’empereur ! — Vive l’empereur !

NAPOLÉON, haussant les épaules. — Encore ! (À Jean Lebrenn.) Eh bien, que dit-on de moi dans la rue Saint-Denis ?

JEAN LEBRENN. — Vous désirez, sire, savoir la vérité ?

NAPOLÉON. — Oui.

JEAN LEBRENN. — La majorité de la bourgeoisie voit avec répugnance une nouvelle restauration ; mais pour la bourgeoisie commerçante, la restauration, c’est la paix assurée, c’est la reprise des affaires !

NAPOLÉON. — Toujours les mêmes, ces bourgeois ; la paix, les affaires ! Ils n’ont que ces tristes mots à la bouche. Chez eux, jamais l’ombre du sentiment national. Et le peuple de votre faubourg, que dit-il de moi ?

JEAN LEBRENN. — Les uns s’étonnent de votre inaction, sire, les autres sont plus sévères, et…

NAPOLÉON. — Mon inaction ! Est-ce que je n’avais pas les mains liées par la Chambre des députés, ces bavards, ces avocats, ces idéologues ! Ils n’ont songé qu’à pérorer, qu’à m’accabler de reproches, au lieu de m’aider à sauver le pays. Ils discutaient comme les Grecs du Bas-Empire tandis que les barbares étaient à leur porte ! L’on m’a réduit à l’impuissance, je subis mon sort !

JEAN LEBRENN. — Me permettez-vous, sire, une réflexion ?

NAPOLÉON. — Allez, parlez franchement.


JEAN LEBRENN. — J’étais à Saint-Cloud lors des journées de brumaire.

NAPOLÉON. — Eh bien ?

JEAN LEBRENN. — La France, victorieuse au dehors, paisible au dedans, sauf quelques tiraillements des partis, ne réclamait aucune des mesures promptes, énergiques et révolutionnaires qui, seules, peuvent aujourd’hui nous épargner les hontes d’une invasion prolongée, ainsi que d’une seconde restauration imposée par l’étranger ; cependant, sire, en brumaire…

NAPOLÉON. — Achevez donc… en brumaire ?…

JEAN LEBRENN. — Vous avez fait, sire, chasser de leurs sièges, par vos grenadiers, les représentants du peuple ; et à cette heure, où il s’agit du salut de la patrie, vous croyez devoir respecter la Chambre des députés, qui, selon vous, sire, vous a réduit à l’impuissance ?

NAPOLÉON, vivement. — Les Cinq-Cents étaient des terroristes, des factieux, des assassins ; ils ont voulu me poignarder, ces chevaliers du poignard, ainsi que les a flétris Lucien !

JEAN LEBRENN. — Le citoyen Lucien Bonaparte a inventé cette fable, sire, afin d’exaspérer vos soldats contre les représentants du peuple.

NAPOLÉON. — C’est faux !

JEAN LEBRENN. — J’ai l’honneur de vous répéter, sire, que j’assistais à la séance du conseil des Cinq-Cents. Je ne vous ai pas perdu de vue un seul instant : vous n’avez couru aucun danger ; nul poignard n’a été levé sur vous, vos souvenirs vous trompent. Enfin, les Cinq-Cents n’étaient pas des factieux, ils défendaient la loi, la constitution !

NAPOLÉON. — Vous êtes donc un jacobin, monsieur ?

JEAN LEBRENN. — Oui, sire, je l’ai toujours été depuis 1793, et je crois qu’aujourd’hui, comme en 93, la république seule pourrait résister à l’Europe coalisée, surtout si la république avait l’appui de votre épée !

NAPOLÉON change de physionomie, sourit avec cette finesse mêlée de grâce et de bonhomie apparente qui lui donnait surtout un si grand charme auprès des simples, et tirant familièrement l’oreille de Jean Lebrenn [39]. — Ah ! ah ! monsieur le jacobin, il est bien heureux pour vous que je sache si tard ce que vous êtes. Vous avez sans doute quelque influence dans votre quartier ; (riant) je vous aurais envoyé pourrir à Vincennes, dans un cul de basse-fosse !

JEAN LEBRENN, gravement. — Où j’aurais souffert de longues années, sire, ainsi que tant d’autres anciens patriotes ; ainsi qu’a souffert mon père, prisonnier à la Bastille, et délivré le 14 juillet. Le peuple croyait alors que c’était fini des prisons d’État. Hélas ! il se trompait.

Napoléon, voyant l’impuissance de sa séduction sur Jean Lebrenn, redevient sérieux et le toise avec hauteur, au moment où de nouveau éclatent ces cris au dehors de l’Élysée : — À bas les Bourbons ! — Des armes ! — Aux frontières ! — Vive l’empereur !

NAPOLÉON. — Braves gens ! ils se feraient encore hacher pour moi, ceux-là ! et pourtant ils ont souffert plus que personne du poids des impôts, des nécessités de la guerre, et mes maréchaux, que j’ai comblés, que j’ai gorgés, me trahissent !

JEAN LEBRENN. — Quoi ! sire, ces cris ne vous ébranlent pas ?

NAPOLÉON. — Il est trop tard, mon rôle est fini, mon cher ; j’irai en Amérique me faire planteur et philosopher sur le néant des choses humaines ; j’écrirai mes campagnes, comme César !

JEAN LEBRENN. — Et la France, sire ?

NAPOLÉON. — Vous autres Français [40], vous êtes un peuple ingouvernable ; vos Bourbons seront peut-être plus heureux que moi, mais j’en doute.

JEAN LEBRENN. — Ne songez donc plus, sire, à gouverner la France, ingouvernable, selon vous. Mettez seulement votre épée à son service ; redevenez le général Bonaparte, comme aux beaux jours d’Arcole et de Lodi, et…

NAPOLÉON, avec un accent emphatique. — Monsieur, lorsque l’on a été empereur des Français, l’on ne peut déroger. Tomber frappé de la foudre n’est pas être abaissé.

UN AIDE DE CAMP, venant rejoindre Napoléon. — Sire, le colonel Gourgaud attend les ordres de Votre Majesté.

NAPOLÉON. — Les voitures sont-elles attelées ?

L’AIDE DE CAMP. — Oui, sire.

NAPOLÉON. — Qu’il monte dans la voiture à six chevaux et sorte par la grande porte de l’Élysée, afin d’attirer l’attention de la foule qui entoure le palais. Je monterai, moi, dans la voiture à deux chevaux, et sortirai par la porte des écuries [41]. (L’aide de camp fait un mouvement pour s’éloigner.) Écoutez, j’ai un autre ordre à vous donner.


Napoléon prend l’aide de camp par le bras, lui parle à voix basse et s’éloigne avec lui. Bientôt tous deux ont disparu au détour d’une allée. La nuit est presque complètement venue. Les cris de la foule se font de nouveau entendre au dehors : — Des armes ! — Aux frontières ! — L’empereur ! l’empereur !

JEAN LEBRENN. — Ton empereur, ô peuple ! s’évade nuitamment. Que fuit-il ainsi ? Il fuit, hélas ! les devoirs sacrés que ta voix le supplie d’accomplir, ô peuple !… et il pouvait entourer son nom d’une gloire nouvelle, mais pure et éternellement radieuse celle-là. Il eût terminé ses jours en France, environné du respect et de l’admiration de tous, et il ne le veut pas ! La fatalité vengeresse l’égare, le pousse au-devant d’un châtiment terrible… la captivité… peut-être la mort. Et ainsi sera vengé le coup d’État de brumaire, et ainsi seront vengés les attentats de Bonaparte contre la liberté des peuples.

_____
1830

Quinze ans se sont écoulés depuis la seconde restauration, accomplie après les Cent-Jours. L’on ne sait que trop par quelle succession d’actes à la fois stupides et odieux le gouvernement a fait peu à peu s’élever, puis déborder le flot de l’indignation publique où s’abîma leur trône. — À quoi bon rappeler ces actes, écrits dans la mémoire de tous ? Ces insultes quotidiennes à notre immortelle révolution ; l’inepte audace du parti ultra-royaliste, ses provocations, ses iniquités, ses barbaries, la terreur blanche de 1815, exécrable parodie de la grande terreur de 1793, qui sauva la patrie et la révolution ; — les cours prévôtales, où s’assouvissaient les rancunes, les haines de l’émigration ; — l’assassinat organisé, béni, glorifié dans le Midi ; — les Trestaillon et autres pieux défenseurs de l’autel et du trône, égorgeant impunément leurs concitoyens ; — cette Chambre des députés introuvable, où une majorité de royalistes forcenés couvrait de leurs cris, de leurs injures, de leurs menaces la voix patriotique des Foy, des Dupont (de l’Eure), des Lamarque, des Laffitte, des Lafayette, et faisait empoigner MANUEL par des gendarmes ; — le milliard d’indemnité accordé aux émigrés, insolent et nouveau soufflet donné à la révolution ; — puis, enhardis par le succès, les ultramontains et les ultra-royalistes proposant la loi du sacrilège et celle du droit d’aînesse ; — les débordements du clergé encouragés ; — les saturnales des missionnaires révoltant les esprits les plus modérés ; — les conspirations militaires ou civiles éclatant de temps à autre, et venant protester contre les Bourbons par le sang des martyrs de la liberté versé sur l’échafaud ; — la charbonnerie, vaste société secrète étendant ses ramifications dans toute la France, et conservant dans les âmes vaillantes la tradition républicaine ; — enfin, la dissolution de la Chambre des députés, coupables d’avoir déclaré à Charles X, par l’organe de leur majorité, dans leur adresse à la couronne, que l’accord n’existait plus entre le corps législatif et le gouvernement ; — la Chambre dissoute, et le pays légal, consulté par de nouvelles élections, récusant les 221 députés de l’opposition composant la majorité de l’assemblée ; — le roi Charles X, au lieu de céder devant cette manifestation du pays, croyant pouvoir, grâce à l’heureux succès des armées françaises en Algérie, tenter impunément un coup d’État, dont le ministère Polignac était l’instrument, en rendant les ordonnances du 26 juillet, qui frappaient d’un coup mortel les libertés les plus vitales de la nation.

Les scènes suivantes ont lieu dans la soirée du 27 juillet chez Jean Lebrenn ; il continue, ainsi que sa femme, son commerce de toile de Bretagne. M. Desmarais, l’esprit affaibli par l’âge et par les désordres si funestes aux vieillards, est devenu fou d’épouvante lors du second retour des Bourbons, craignant leurs vengeances au sujet de sa brochure violente, publiée contre eux, après leur départ. Il se croyait, dans son insanité, toujours au moment d’être conduit à l’échafaud ; il est mort en criant : — Grâce ! ne me traînez pas à la guillotine ! — Légitime et terrible châtiment des lâchetés, des trahisons, des apostasies de ce misérable, dont la vie politique n’avait été d’ailleurs, depuis 1789, qu’un long supplice, constamment renouvelé par sa lâcheté et par les terreurs de sa conscience bourrelée. Marik, fils de Lebrenn, a épousé Hénory Kerdren, fille d’un négociant de Vannes, correspondant de Jean Lebrenn ; un enfant est né de ce mariage ; il est âgé de deux ans, et a reçu le nom d’un héros de la Gaule antique : Sacrovir. Il est onze heures du soir environ ; madame Lebrenn et sa belle-fille, Hénory, leur magasin fermé, sont montées à l’entre-sol qu’elles habitent, et, réunies dans le salon, s’occupent de faire de la charpie, en prévision de l’insurrection qui peut éclater le lendemain, tandis que Marik Lebrenn et Castillon, dans la même prévision, fabriquent des cartouches. Castillon, alors âgé de soixante-trois ans, a les cheveux blancs, mais il est encore alerte et robuste, et exerce toujours son métier d’artisan serrurier ; un berceau, où dort Sacrovir, le petit-fils de Jean Lebrenn, est placé près d’Hénory.

MADAME LEBRENN. — Ah ! mes enfants, en présence des événements qui se passent, et surtout de ceux qui se préparent, j’éprouve cette émotion grave, presque solennelle, que je ressentais dans ma jeunesse, lors des grandes journées de la révolution, car j’ai assisté à toutes, depuis celle du 14 juillet, prise de la Bastille, où votre père a été blessé, jusqu’à celle du 9 thermidor, où il a pu heureusement échapper à l’échafaud qui l’attendait comme tant d’autres vaillants patriotes, membres de la commune.

HÉNORY. — Terribles et glorieux temps, ma mère, que ces temps-là ! J’aurais voulu vivre à cette époque mémorable… (à son mari) à condition que tu y eusses vécu, Marik.

MARIK. — Ce désir de ta part est légitime, Hénory ; car, par ton courage, par la fermeté de ta voix républicaine, tu étais, ainsi que vous, ma mère, digne de vivre en ces temps héroïques.

MADAME LEBRENN. — Le caractère de ma chère fille est fortement trempé, je ne crains pas pour elle l’épreuve qui l’attend peut-être.

HÉNORY. — Je tâcherai, ma mère, de mériter vos éloges, si l’on se bat demain.

CASTILLON. — Si l’on se bat ! J’espère bien, nom d’un nom ! qu’il n’y aura pas de si, et qu’on se battra, madame Hénory. Ces cartouches ne seront pas perdues ! Nous ferons nos frais, et (fredonnant) ça ira, ça ira. Ce n’est pas dire que ces coups de fusil que je mitonne, je n’aimerais pas mieux, au lieu de les tirer sur des Français, après tout, les tirer sur des Autrichiens, comme au temps de l’armée de Rhin et Moselle, au cri de : Vive la république ! Mais à qui la faute ? à ce tas de Charles X et de Polignac ; aussi, pour me consoler, je crierai en tirant : Vive la république ! car elle n’est pas morte, elle vit dans les cœurs des vieux patriotes de 93.

MARIK. — Et elle vit aussi dans le cœur des hommes de mon âge, mon brave Castillon ; ceux-là brûlent de la servir comme leurs pères.

CASTILLON. — Et tu la serviras, mon garçon, aussi vrai que je t’ai porté tout petit dans mes bras, car, cette fois-ci, nous l’aurons ! elle ne sera pas escamotée comme aux Cent-Jours. Ah ! si Napoléon avait voulu, en 1815…

MARIK. — La France, l’Europe serait aujourd’hui républicaine.

MADAME LEBRENN. — Ce qu’il y a de plus à redouter aujourd’hui, mes enfants, selon votre père… et sa longue expérience des révolutions me donne toute confiance en son jugement… ce sont les intrigants, les roués politiques, et surtout la couardise de la majorité des 221 députés, à cette heure épouvantés de leur situation, et craignant de passer pour des rebelles à la royauté.

CASTILLON. — Oui ; mais, minute, madame Lebrenn, si la majorité des 221 sont des trembleurs, des monarchiens, comme nous disions des constitutionnels de 1791, et qu’ils veuillent reculer, il faudra bien qu’ils aillent de l’avant, ou sinon les anciens comme l’ami Jean, M. Martin, M. Duresnel, et tant d’autres vieux républicains, leur passeront sur le ventre, à ces monarchiens, et ça ira !

MARIK. — Cette vieille phalange, ce bataillon sacré aura pour renfort la jeune garde, GODEFROY CAVAIGNAC, GUINARD, HINGRAY, DEGOUSÉE, PIERRE LEROUX, CHARLES TESTE, HIGONNET, BASTIDE, THOMAS, JOUBERT, ÉTIENNE ARAGO, MARCHAIS, et leurs amis, qui, demain, le fusil à la main, la proclameront, la république !

CASTILLON, exalté. — Oui, et nous la reverrons, la grande victorieuse, avec son épée, ses balances de justice, son bonnet rouge et sa belle devise : Liberté, égalité, fraternité ! Nom d’une pipe ! si je dois mourir demain d’une balle royaliste, je ne demande qu’une chose, c’est d’entendre, avant de tourner de l’œil, proclamer la république à l’hôtel de ville !

MARIK. — Aie bon espoir, vieux Castillon, tes vœux seront comblés, sauf la balle royaliste, bien entendu.

Jean Lebrenn entre en ce moment ; tous se lèvent et l’entourent ; il tend la main à sa femme et baise au front Hénory, sa belle-fille.

JEAN LEBREN. — Les délégués des ouvriers patriotes du quartier ne sont pas encore venus ?

MARIK. — Non, mon père.

MADAME LEBRENN. — Quelles nouvelles, mon ami ?

JEAN LEBRENN. — Bonnes et mauvaises.

MARIK. — Commençons par les mauvaises, mon père.


JEAN LEBRENN. — Les 221 manquent complètement d’énergie ; j’en excepte une minorité de citoyens résolus : Mauguin, Labbey de Pompières, Dupont de l’Eure, Audry de Puyraveau, Dauniou et quelques autres ; mais la majorité est pitoyable. Casimir Perrier assure qu’il faut donner le temps à la royauté de se repentir et de rentrer dans la légalité.


CASTILLON, bourrant une cartouche. — Je vous en flanquerai de la légalité, tas de Polignac !

MADAME LEBRENN. — Même peur, même défiance de la bourgeoisie qu’en 89, t’en rappelles-tu, Jean ? Aujourd’hui, comme alors, elle voit le peuple bouillonner, elle s’épouvante, et au lieu de s’allier fraternellement à lui, elle est prête à se jeter, respectueuse, aux pieds de la royauté. Hélas ! il en est d’un grand nombre de bourgeois comme de la noblesse : ils n’ont rien appris, rien oublié.

JEAN LEBRENN. — Rien de plus juste que ta comparaison, chère femme : les 221 ne voulaient qu’un changement de ministère et le maintien de cette charte ridicule ; ils voient la révolution se dresser au milieu de l’agitation des masses, ils reculent, et ils accepteraient maintenant les ordonnances par frayeur des prolétaires.

MARIK. — Et M. Laffitte ? quelle est son attitude ?

JEAN LEBRENN. — Le courage civil ne lui manque pas à lui ; il est calme, souriant ; son hôtel est le rendez-vous du parti orléaniste, lequel s’agite fort, et c’est sur lui qu’il faut surtout avoir les yeux ouverts.

MADAME LEBRENN. — Et La Fayette, mon ami ?

JEAN LEBRENN. — Toujours le même : intrépide dans le péril, mais indécis, flottant, incapable de prendre une résolution ; il est demeuré tel que je l’ai vu, il y a quarante ans, venant protester de son civisme au club des Jacobins, et, le lendemain, commandant la garde nationale qui massacrait, au Champ de Mars, une population inoffensive, parmi laquelle je me trouvais ; et cependant, à ce moment même, La Fayette se jetait au devant de la gueule des canons chargés à mitraille braqués sur nous, ce qui allait rendre le massacre plus horrible encore.

MARIK. — La Fayette est pourtant honnête homme et bon patriote.

JEAN LEBRENN. — Oui, certes, il a joué dix fois sa tête sous la restauration ; mais son caractère politique a des côtés d’une faiblesse déplorable ; ainsi, tantôt arrive chez lui une députation de l’École polytechnique : ces jeunes gens avaient à leur tête l’un de leurs camarades, renvoyé il y a cinq mois dans sa famille ; il avait commis le crime de chanter la Marseillaise. Ce jeune homme, rempli de feu, d’intelligence et d’énergie, se nomme Charras ; il demande des ordres à La Fayette, et se met, lui et ses amis, à sa disposition. Savez-vous ce que leur répond le général ? « Mes enfants, il faut vous tenir tranquilles. »

MARIK. — C’est incroyable !

MADAME LEBRENN. — Et remarquez que le général La Fayette sait parfaitement qu’il risque sa vie, si Charles X est vainqueur dans la lutte qui peut être engagée.

JEAN LEBRENN. — Le courage du général est au-dessus de tout soupçon ; mais son manque de décision peut avoir des conséquences désastreuses ; ainsi, depuis dix ans, il pousse à la république, c’est le mot d’ordre des ventes les plus actives et les plus ardentes de la charbonnerie ; le moment est venu de passer aujourd’hui de la théorie à l’action ; il hésite, il recule.

MADAME LEBRENN. — Et pourtant sa popularité est telle qu’il pourrait prétendre à la présidence de la république.

JEAN LEBRENN. — Évidemment La Fayette serait un homme de transition. Nos amis lui ont déclaré aujourd’hui que, le cas échéant, l’on comptait sur lui pour la présidence, dans le cas où la république serait proclamée.

MARIK. — Qu’a-t-il répondu, mon père ?

JEAN LEBRENN. — Qu’il n’avait nulle ambition, qu’il fallait voir les événements se dessiner.

HÉNORY. — Était-ce vrai ? ce refus ne cachait-il aucune arrière-pensée ?

JEAN LEBRENN. — La Fayette est sincère, ma chère Hénory, et il ne l’est pas. Ainsi, il est impossible que depuis quinze ans qu’il conspire contre les Bourbons, il n’ait pas rêvé la présidence de la république, qui flatterait son patriotique orgueil ; mais, par scrupule d’honnête homme, il craindrait, en acceptant ce poste, de paraître avoir conspiré contre les Bourbons dans l’unique intérêt de son ambition.

MADAME LEBRENN. — Faut-il donc que les qualités mêmes de certains hommes soient funestes à leur cause !

JEAN LEBRENN. — Il n’est que trop vrai, Charlotte, car La Fayette, en acceptant la présidence de la république, lui rallierait en immense majorité le peuple et la bourgeoisie ; tandis que, faute d’un nom entouré d’une grande popularité, l’établissement de la république peut rencontrer des obstacles très-difficiles à vaincre.

En ce moment entrent le peintre de batailles Martin, l’ancien commandant du bataillon des volontaires parisiens, et Duresnel, autrefois soldat dans le bataillon, lors de l’attaque des lignes de Wissembourg ; tous deux sont armés de fusils de chasse et portent des munitions dans leur carnier. Martin et Duresnel, chefs de vente dans la charbonnerie républicaine, ont pris part à plusieurs des conspirations dont a été suivi le retour des Bourbons. Duresnel a subi trois ans de prison, à la suite d’une condamnation pour délit de presse, en sa qualité de propriétaire-gérant d’un journal libéral, pour le soutien duquel il a dépensé des sommes considérables, grâce à sa grande fortune. Martin, compromis dans la conspiration de Béfort, et condamné à mort par contumace, s’est réfugié en Angleterre, où il a résidé quatre ans, et n’est revenu en France qu’après l’amnistie — Martin et Duresnel, quoique le premier dépasse la soixantaine, et que le second en approche, ont conservé toute l’ardeur civique de leur jeunesse.

MARTIN, déposant son fusil. — Bonsoir, madame Lebrenn ; vous vous occupez de faire de la charpie, c’est une bonne précaution, car demain, au point du jour, ça chauffera, si je ne me trompe. (S’adressant à la femme de Marik Lebrenn.) Bonsoir, madame Hénory. (Souriant et montrant le berceau.) Votre petit Sacrovir pourra bien entendre demain une musique qui ne sera pas aussi agréable à son oreille que le chant consacré : Do, do, l’enfant, do

HÉNORY, souriant. — Il est bon que mon fils s’habitue jeune à cette musique-là, monsieur Martin ; peut-être devra-t-il l’entendre souvent, car je veux faire de lui un bon républicain, comme son père et son grand-père.


DURESNEL, riant. — De sorte que ce garçon-là, madame Hénory, familiarisé ainsi dès le berceau avec les coups de fusil, ne sera pas comme votre serviteur, lequel, à la bataille de Wissembourg, où il se trouvait avec Martin et votre beau-père, avait tant de peur d’avoir peur. Vous en souvenez-vous, mon cher Lebrenn ?

JEAN LEBRENN. — Mais depuis, vous avez crânement pris votre revanche, mon ami, et le courage d’action et le courage civil ne vous ont jamais fait défaut. Ah çà, quelles nouvelles apportez-vous ?

DURESNEL. — Je sors du bureau du National ; il y avait une réunion de journalistes de l’opposition ; et, le croiriez-vous ? Armand Carrel, malgré son intrépidité proverbiale, regarde toute tentative d’insurrection comme insensée. Soldat, il ne peut admettre qu’une population indisciplinée puisse triompher d’une armée.

MARIK. — Quel est l’avis de M. Thiers ?

DURESNEL. — Il est de l’opinion de Carrel plus que Carrel lui-même, et déclare qu’il ne faut point sortir des limites de la résistance légale. Le nom et la personne de Charles X doivent être mis hors de cause ; le ministère est seul responsable ; c’est donc le ministère seul qu’il faut attaquer. Telle est l’opinion de M. Thiers.

JEAN LEBRENN. — Attaquer le ministère ! Et comment ?

DURESNEL. — En refusant l’impôt ; ce n’est pas plus difficile que cela.

MARTIN. — C’est absurde ! Quoi ! une résistance pacifique ! lorsque Charles X et son ministère ont déclaré Paris en état de siège, massant des troupes afin de soutenir le coup d’État par la force ! lorsque la cité ressemble à une place de guerre ! lorsque les canons sont braqués sur les places publiques, parler de résistance légale !

CASTILLON, bourrant ses cartouches. — Oui, oui, je t’en flanque de la légalité ! En deux temps et quatre mouvements : joue… feu !

DURESNEL. — Il faut d’ailleurs rendre cette justice à M. Thiers : il a vivement insisté pour que la protestation des journalistes, qui a paru ce matin, fût revêtue de leurs signatures. Si les Bourbons triomphent, les signataires sont désignés à l’exil ou à la mort.

MARIK. — Soit ; mais cette protestation devient illusoire si elle n’est pas appuyée par la force ; l’on ne résiste à la violence que par les armes !

MARTIN. — C’est, en somme, la conviction de la masse de la population. Son vieil instinct révolutionnaire la guidera mieux que la voix de la presse. Je viens de parcourir plusieurs quartiers ; la fermentation populaire s’augmente d’heure en heure. Quelques attroupements, sommés d’évacuer la place de la Bourse, ont résisté, aux cris de : Vive la charte ! et ont assailli la troupe.

DURESNEL. — Je viens d’être témoin du même fait sur la place des Victoires et sur le boulevard Saint-Denis.

MARTIN. — Et même dans le quartier Saint-Honoré l’on se prépare à la lutte. Évidemment, Paris sera demain, au point du jour, hérissé de barricades. Les combattants afflueront par milliers ; plusieurs imprimeurs ont licencié leurs ateliers ; le brasseur Maës, du faubourg Marceau, est prêt à descendre dans la rue, à la tête de ses ouvriers. En traversant le passage Dauphine, je suis entré chez notre ami Joubert, dont la librairie est un véritable arsenal.

DURESNEL. — Plusieurs boutiques d’armuriers ont été envahies, et tantôt, j’ai rencontré sur la place de la Bourse le brave Étienne Arago escortant une charretée de sabres et de fusils provenant du magasin du théâtre du Vaudeville, dont il est directeur, lesquels armeront bel et bien les braves comparses du grand drame qui va se jouer demain, car ils ont été distribués chez Charles Teste, dont le logis, vous le savez, est connu sous le nom de la petite jacobinière.

MARTIN. — J’ai vu, ce soir, au faubourg Antoine, des femmes, des enfants, transporter des pavés aux étages supérieurs des maisons, afin d’écraser la troupe sous les projectiles.

MADAME LEBRENN. — Lorsque les femmes prennent part à une révolution, c’est pour son triomphe un bon augure. Souviens-toi, Jean, des journées d’octobre à Versailles, et de celles de Paris après la fuite de Capet à Varennes.

JEAN LEBRENN. — Eh ! mes amis, si, comme tout le fait supposer, la lutte doit s’engager demain, si terrible qu’elle soit, je suis moins inquiet du succès que de savoir à qui il profitera. Le peuple et une fraction de la bourgeoisie vont encore verser leur sang ; mais je crains que les roués politiques, restés en dehors de la lutte, viennent après la victoire…

DURESNEL, riant. — Tirer les marrons du feu : c’est le cas ou jamais de le dire !

MARTIN. — En effet, le d’Orléans est bien fin et bien habile ; il a préparé son jeu de loin en attirant, depuis longtemps, au Palais-Royal, les gens les plus marquants de l’opposition et bon nombre d’officiers de l’empire, entre autres le général Olivier. Or, ces rapprochements…

JEAN LEBRENN. — Pardon de vous interrompre, mon ami ; mais, à propos d’Olivier, personne de nous ne l’a-t-il rencontré hier et aujourd’hui ? Je m’attendais pourtant à le voir ; car, depuis quelque temps, ainsi que nous, il pressentait les ordonnances, et il m’avait promis de se joindre à nous pour aviser.

MARTIN. — Le général n’assistait à aucune des réunions où j’aurais pu le trouver.

DURESNEL. — J’ai fait la même remarque, et je pensais que, dans son amour pour la vie rustique qu’il mène dans sa propriété de Touraine, il n’était pas à Paris.

MARTIN. — Il n’est pas probable qu’il soit resté en Touraine dans des circonstances si graves. Peut-être sera-t-il allé se renseigner au Palais-Royal, où il a des amis, puisque c’est à la sollicitation pressante de l’un de ses aides de camp que le duc d’Orléans s’est entremis afin d’obtenir que le général Olivier, condamné à mort par contumace après les Cent-Jours, pût rentrer en France.

MADAME LEBRENN. — L’on parle, m’a dit tantôt mon fils, d’un mouvement bonapartiste. Le général Olivier serait-il capable de revenir à son ancienne idole ?

JEAN LEBRENN. — Cela serait à peine croyable, si l’idole existait encore ; mais à quoi, et surtout à qui aboutirait un mouvement bonapartiste ? Ce serait absurde.

DURESNEL. — Eh ! mon ami, n’avons-nous pas été témoins de la colossale absurdité de la France au 18 brumaire, se jetant, effarée, aux pieds de Bonaparte et le suppliant de la sauver ? de quoi ? des stupides terreurs et des fantômes qu’elle se créait à elle-même ?

MARTIN. — Duresnel a raison ; il reste le roi de Rome et les vieux de la vieille, les grognards y songent encore. Béranger a tant popularisé l’empire !

JEAN LEBRENN. — Oui, en évoquant les gloires de l’empire il s’en est fait une arme contre les Bourbons et en cela il a rendu certes un grand service à la cause de la liberté ; mais malheureusement le grand chansonnier n’a pas songé que l’arme était à deux tranchants ; il n’a rappelé que les gloires de l’empire laissant dans l’ombre son despotisme. Il y a peut-être là un danger, non que je craigne, je le répète, un succès bonapartiste à cette heure ; mais la jeune génération qui ne connaît l’empire que par les chansons de Béranger peut laisser ainsi pervertir, fausser son jugement sur cette époque.

CASTILLON. — Il est certain que le général Olivier est à Paris car il y a quatre ou cinq jours mon vieux camarade Duchemin qui était venu de Touraine avec le général est venu me voir et…

DURESNEL. — L’ancien adorateur de Carmagnole, cet amour de bouche à feu n’est donc plus aux Invalides, mon brave Castillon ?

CASTILLON. — Non, monsieur Duresnel, il y a un an qu’Olivier lui a proposé d’être le surveillant de sa propriété ; le vieux Duchemin qui s’ennuyait en compagnie des manchots et des béquillards, vu qu’il est encore vert comme un poireau malgré ses soixante-neuf ans, a accepté avec joie la proposition du général et… Mais justement les voilà tous deux.

Le général Olivier entre accompagné de l’ancien canonnier à cheval de l’armée de Rhin et Moselle. Les cheveux et les longues moustaches de Duchemin sont d’un blanc de neige ; il est encore alerte et porte sous le bras un vieux mousqueton rouillé. Les chagrins de l’exil dont il a pendant si longtemps souffert ont sillonné de rides précoces le visage d’Olivier et rendu sa chevelure presque aussi blanche que celle de son compagnon quoique le général n’ait environ que cinquante-cinq ans.


LE GÉNÉRAL OLIVIER, tendant respectueusement la main à Charlotte. — Bonsoir ma chère madame Lebrenn. (Saluant la femme de Marik.) Bonsoir madame Hénory. (Remarquant qu’elles préparent de la charpie.) Oh ! oh ! Vous voilà, ainsi que dirait l’ami Lebrenn, occupées comme des Gauloises de l’ancien temps la veille d’un combat, si tant est que la charpie fût connue en Gaule, ce que je ne sais, vu mon ignorance ; et puis là, sur cette petite table, le brave Castillon faisant des cartouches ; le tableau est complet : véritable intérieur de la maison d’un patriote.

DUCHEMIN, après avoir salué militairement la compagnie. — Des cartouches ! j’en suis ; en ma qualité d’ancien artilleur, je vais te donner un coup de main, Castillon ; mais pas gratis, car j’ai bien du pain (montrant son mousqueton), mais rien pour mettre avec.

CASTILLON. — Sois tranquille ; pour mettre avec, je te régalerai d’une douzaine de ces bonnes petites prunes (montrant les balles), et tu t’en lécheras les moustaches, mon vieux.

DUCHEMIN. — Je crois bien, en déchirant la cartouche. (Il s’assied à côté de Castillon et l’aide dans son travail.)

JEAN LEBRENN, cordialement au général. — Enfin, vous voilà : nos amis et moi nous commencions à être surpris, presque inquiets, de ne pas vous avoir encore vu depuis la promulgation des ordonnances. Eh bien, qu’en dites-vous ?

LE GÉNÉRAL. — Je dis qu’avant deux jours les Bourbons seront chassés de France. Il est impossible que l’armée tienne longtemps contre Paris soulevé. M. de Polignac est fou ; il a osé engager la lutte, et il n’y a pas douze mille hommes de troupes à Paris.

MARTIN. — Je crains que vous soyez dans l’erreur, mon cher général.

LE GÉNÉRAL. — Soyez certain de ce que je vous dis ; j’ai rencontré ce matin un ancien camarade de Waterloo, un colonel, aide de camp de Marmont, et il m’a affirmé que le maréchal était désespéré, non-seulement d’être chargé du commandement des troupes pour défendre le coup d’État, qu’il trouve stupide, mais de n’avoir pas le quart des forces nécessaires pour résister à l’insurrection, car l’effectif des troupes s’élève à peine à douze mille hommes. Ce fait m’a été, depuis, confirmé par plusieurs anciens officiers supérieurs de l’empire qui ont conservé quelques relations au ministère de la guerre. Je les quitte à l’instant, désolé, d’ailleurs, de leur aveuglement.

JEAN LEBRENN. — Songeraient-ils à un mouvement bonapartiste ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ils y songent sérieusement ; ils m’avaient engagé à me rendre à une réunion chez le colonel Gourgaud, où j’ai rencontré Dumoulin, Dufays, Bacheville, Clavel et autres anciens camarades. En vain je me suis efforcé de les convaincre qu’il n’y avait plus d’empire possible, l’empereur étant mort, que toute tentative de ressusciter de notre temps cette époque exceptionnelle par la gloire, par ses désastres et par son despotisme, serait insensée, qu’il fallait nous rallier à la république ; je me suis trouvé seul de mon opinion. Je le regrette, parce que ces braves officiers nous eussent été d’utiles auxiliaires dans la lutte qui se prépare ; mais, en somme, les bonapartistes sont aujourd’hui en telle minorité qu’ils ne peuvent pas s’appeler un parti.

JEAN LEBRENN. — Je craignais pour vous l’action d’anciens souvenirs de guerre, l’influence d’anciens compagnons d’armes.


LE GÉNÉRAL OLIVIER, ému. — Vous ne vous trompiez pas, mon cher Lebrenn ; oui, en cette heure solennelle, où la forme du gouvernement de la France est remise en question, je subis l’action invincible d’anciens souvenirs, ceux de la république, sous laquelle j’ai fait mes premières armes, et qui, dans ma pensée, est inséparable de la mémoire de votre héroïque sœur Victoria ! elle à qui je dois tout, elle morte à la bataille, victime de son dévouement pour moi ! Oui, à cette heure, je subis l’influence d’anciens compagnons ; mais quels sont-ils ? Vous, mon cher Lebrenn, vous, Martin, Duresnel, Castillon, Duchemin, vieux débris des armées républicaines. Ah ! mes amis, j’ai de grands torts à expier. Le dernier cri de ma vieillesse sera le cri de ma première jeunesse : Vive la république !

CASTILLON. — Oui, vive la république ! mon garçon, ça ira, nous l’aurons, cette fois, aussi vrai que tu étais notre apprenti, mon général. Oui, ça ira, nom d’un nom ! pas vrai, Duchemin ?

DUCHEMIN. — Ah ! Castillon, quels amours de bouches à feu je viens de voir en batterie au bas du pont Royal ; mais je me disais : T’as trop d’âge pour les enlever, mon ancien ; tu n’es plus au bon temps de Carmagnole et de Javotte, faut renoncer aux amours ! Mais enfin, je serai encore bon là en faction, derrière une barricade.


JEAN LEBRENN. — Je l’espère bien, mon vieux camarade, et vous n’aurez pas loin à aller pour vous rendre à votre poste.


DUCHEMIN. — Comment donc ça, monsieur Lebrenn ? 


JEAN LEBRENN. — Nous avons tantôt examiné avec Martin la position de la maison, et l’angle très-ouvert que forme l’alignement de la rue à vingt pas d’ici nous semble, si la lutte s’engage, commander l’établissement d’une barricade presque à notre porte, afin de couper la communication des troupes qui viendraient par les boulevards pour opérer leur jonction avec celles qui occuperont sans doute l’Hôtel-de-Ville. (À Olivier, souriant.) Pourtant, nous vous soumettrons notre plan de campagne, mon général.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Je connais l’emplacement ; il est parfaitement choisi.


DURESNEL, riant. — En ce cas, mon général, je fais la motion de vous nommer commandant en chef de la barricade, ainsi qu’en 93, dans les bataillons de volontaires, nous élisions nos officiers.

TOUS. — Appuyé ! appuyé !

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — C’est dit, j’accepte ; mais pour la commander, il faut qu’elle existe. Quand la ferons-nous ?

JEAN LEBRENN. — Voici, mon ami, la situation des choses : mon fils et moi nous jouissons dans cette rue d’un certain renom de patriotisme ; les hommes d’action du quartier, en majorité composés d’ouvriers, ont toute confiance en nous. Quelques-uns d’entre eux sont venus plusieurs fois dans la journée nous demander conseil. Ils sont résolus d’engager le combat s’il le faut, et attendent que nous leur donnions le signal. Notre responsabilité est grande ; il nous faut, si nous les poussons à la lutte, en y prenant part à leur tête, être convaincus, en notre âme et conscience, de l’opportunité de la résistance. J’ai donc assuré ces braves patriotes que ce soir, après avoir parcouru les différents quartiers de Paris et m’être de mon mieux renseigné sur l’état des choses par moi-même et par mes amis, je répondrais si, selon nous, on devait prendre ou non les armes. Ils doivent venir vers onze heures ou minuit savoir le mot d’ordre. Voici onze heures et demie, leurs délégués ne tarderont pas à arriver. Maintenant, mes amis, l’heure est suprême, avisons ; ne l’oublions pas : parmi les citoyens énergiques qui n’attendent qu’un mot de nous pour courir au feu, beaucoup ont des femmes, des enfants dont ils sont les uniques soutiens, et, tués ou vaincus, leurs familles seront plongées dans la détresse. C’est donc à nous de décider si la lutte est impérieusement commandée par le devoir civique ; si elle offre assez de chances de succès pour que nous donnions le signal du combat, nous qui, plus heureux que nos frères prolétaires, sommes du moins certains, si nous succombons, de ne pas laisser nos familles sans ressources. Voici donc, mes amis, ce que je propose : nous avons parcouru les divers quartiers de Paris ; nous avons assisté ou nous sommes suffisamment initiés aux délibérations des différents partis de l’opposition libérale ou républicaine ; enfin, Olivier me paraît exactement informé de la force des troupes sur lesquelles Charles X compte pour imposer ses ordonnances. De toutes ces notions, il résulte que nous connaissons aussi bien que possible la situation des esprits, des hommes et des choses ; nous pouvons donc, en conscience, appeler aux armes les patriotes, ou les engager, au contraire, à se borner à une résistance légale ; je vous propose de mettre aux voix, entre nous, notre résolution.

MARTIN. — Rien de plus logique, car la circonstance est grave.

TOUS. — Oui ! oui ! aux voix !

JEAN LEBRENN. — J’ajouterai, certain d’ailleurs de ne pas vous surprendre beaucoup, car vous connaissez la fermeté du caractère de ma femme et de ma chère belle-fille Hénory : elles sont, comme le disait tout à l’heure Olivier, elles sont dignes de nos mères ; ces viriles matrones gauloises siégeaient parmi leurs frères, leurs époux, leurs fils, leurs pères, au conseil de la tribu, et comme eux délibéraient sur les questions de paix ou de guerre. Eh bien, je…

MARTIN. — Permettez-moi de vous interrompre, mon ami ; je devine votre pensée ; oui, vous avez raison de le croire ; loin de nous surprendre, elle nous touche profondément. Oui, c’est un droit sacré pour l’épouse, pour la mère, de prendre part à une délibération comme celle-ci, lorsqu’il s’agit non-seulement de la vie de leur mari, de leur enfant, mais d’engager dans la lutte des citoyens qui ont des mères, des filles, des épouses.

DURESNEL. — Rien de plus juste en effet.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Je me félicite, mon cher Lebrenn, d’avoir prévenu votre pensée. Mieux que personne, je connais la vaillance et la solidité du jugement de votre digne compagne.

CASTILLON. — Ah ! mon garçon ; si tu l’avais vue comme moi dans la journée du 9 thermidor, la citoyenne Lebrenn ! quel patriotisme ! quelle présence d’esprit ! quel courage !

DUCHEMIN. — Et puis enfin, comme le disaient les braves citoyennes qui, le jour du massacre du Champ de Mars, signaient, sur l’autel de la patrie, la pétition pour la déchéance de feu Capet en 1792 : la mère forme le citoyen dès son enfance, pourquoi donc la mère n’aurait-elle pas de droit civique ?

MADAME LEBRENN. — J’accepte sans orgueil et sans fausse modestie l’offre qui m’est faite ; il suffit d’un esprit droit, d’une âme ferme et d’un sentiment vrai de la dignité de ceux que nous aimons, pour avoir une notion juste des devoirs qu’ils ont à remplir envers la patrie, envers eux-mêmes, et ainsi juger sainement la question dont il s’agit. Ce que je dis de moi, je le dis d’Hénory, ma bien-aimée belle-fille.

HÉNORY. — Je ne saurais suivre de plus noble exemple que le vôtre, ma mère ; j’ai appris de vous à estimer plus que leur vie, l’honneur de ceux qui nous sont chers.

JEAN LEBRENN. — Nous sommes d’accord sur la nécessité de mettre aux voix la résolution qui nous reste à prendre. Chère femme, quel est ton avis ?

MADAME LEBRENN, d’une voix grave. — C’est une terrible extrémité que la guerre civile : vainqueurs ou vaincus, la mère patrie a toujours des enfants à pleurer ; mais il n’y a pas à hésiter aujourd’hui ; il faut choisir entre une servitude abjecte ou la révolte. Aussi, le deuil dans l’âme en songeant à cette lutte fratricide, je dis à mon mari, à mon fils : Il faut combattre pour défendre les quelques libertés dont la royauté ne vous a pas encore dépossédés ; il faut combattre pour reconquérir, s’il se peut, l’héritage de la grande république. Elle seule peut affranchir moralement et matériellement les déshérités de ce monde, en vertu de ces immortels principes : Liberté, — égalité, — fraternité, — solidarité ; — donc, selon moi, il faut combattre. Que le sang qui va couler retombe sur la royauté ! elle seule a provoqué cette lutte impie !

JEAN LEBRENN, à sa belle-fille. — Quel est votre avis, chère Hénory ?

HÉNORY. — Celui de ma mère.

JEAN LEBRENN. — Et le tien, Castillon ?

CASTILLON. — Bûcher à mort, et ça ira !

DUCHEMIN. — C’est pas la peine de m’interroger, monsieur Lebrenn ; vous n’avez qu’à regarder mon mousqueton ; la batterie est huilée et le chien garni d’une pierre neuve.

JEAN LEBRENN. — Que pensez-vous, mon cher Martin ?

MARTIN. — Je dis comme madame Lebrenn : c’est une terrible extrémité que la guerre civile ; mais la résistance légale est impossible ou dérisoire. Lorsqu’un gouvernement en appelle au canon pour soutenir son coup d’État, l’insurrection devient le plus sacré des devoirs.

JEAN LEBRENN. — Est-ce votre avis, Duresnel ?

DURESNEL. — Oui, et d’autant plus que, selon moi, l’insurrection a toute chance de succès. Quant à affirmer que le succès amènera le rétablissement de la république, je m’en garde, de crainte d’une déception ; mais nous aurons toujours fait un grand pas en chassant une dernière fois les Bourbons ; et quel que soit le gouvernement qui leur succède, il nous rapprochera forcément de la république !

LE GÉNÉRAL OLIVIER, prévenant la question que va lui adresser Jean Lebrenn. — Mon ami, je n’ai qu’une manière d’expier le passé, c’est de me battre pour la république, ou de me faire tuer pour elle !

JEAN LEBRENN, à son fils. — Quant à toi, Marik, tu as pensé comme moi, dès l’apparition des ordonnances, qu’une insurrection deviendrait inévitable.

MARIK. — Et plus que jamais, je le pense, mon père.


JEAN LEBRENN. — Eh bien donc, la guerre ! J’ai le cœur navré comme toi, ma femme, en songeant au sang qui va couler ; mais il faut choisir entre la lutte et une servitude abjecte. Ah ! mes amis, la voici bien près de s’accomplir la prédiction de ma sœur Victoria mourante, après la bataille de Wissembourg ; vous l’avez entendue : « Le 21 janvier a décapité la royauté, — disait Victoria, — elle est pour jamais déracinée du sol de la Gaule, cette souche antique de la monarchie franque, implantée par la conquête et par le meurtre ! Quelques pâles rejetons pourront surgir encore de ce tronc sans racine, de même que le chêne abattu pendant l’hiver pousse parfois quelques bourgeons au printemps ; mais la sève, la vie leur manque, et bientôt ils dessèchent et meurent. »

UNE SERVANTE, entrant. — On demande à parler à monsieur.

JEAN LEBRENN. — Ce sont les délégués de nos amis. (À la servante.) Priez ces messieurs d’entrer.

La servante introduit dans le salon trois ouvriers en costume de travail. L’un d’eux, homme jeune encore et d’une figure énergique, s’adressant à Jean Lebrenn : — Se bat-on ou ne se bat-on pas ? On dit pourtant que ça chauffe dans la rue Saint-Antoine et qu’on y commence des barricades ; la rue Saint-Denis serait donc en retard ? ce serait humiliant pour le quartier.

JEAN LEBRENN. — Mes enfants, vous m’avez demandé conseil, n’est-ce pas ?

L’OUVRIER. — Dame, oui, car au fond nous nous sommes dit d’abord : Les ordonnances, les coups d’État, qu’est-ce que ça nous fait à nous autres ? Notre misère est grande, notre salaire nous donne à peine du pain pour nous et nos enfants, notre détresse sera-t-elle plus grande après le coup d’État qu’auparavant ? Et pourtant je ne sais qui nous dit que ces Bourbons, que ces blancs, revenus avec les Cosaques, sont les ennemis du peuple, et qu’il faut saisir l’occasion pour les flanquer dehors, et après ?

LES DEUX AUTRES OUVRIERS. — Oui, et après, monsieur, Lebrenn, qu’est-ce que nous aurons gagné, nous autres, à chasser Charles X et Polignac ?

JEAN LEBRENN. — Mes enfants, voici en deux mots le vrai des choses : aujourd’hui, en 1830, le prolétaire des villes et des campagnes, en d’autres termes, l’immense majorité des citoyens produisent presque seuls par leur labeur la richesse du pays, et pourtant ils vivent dans la misère. Est-ce vrai ?

LES OUVRIERS. — Trop vrai.

JEAN LEBRENN. — Pourquoi en est-il ainsi ? parce que vous ne possédez aucun droit politique.

L’OUVRIER. — À quoi ça nous serait-il bon le droit politique ?

JEAN LEBRENN. — Je vais vous le dire, mes enfants. Supposez que vous soyez tous électeurs comme l’étaient vos pères de la grande république, vous nommez des représentants ; ces représentants, vos mandataires, font les lois ; or, si vous choisissez des représentants sincèrement amis du peuple, n’est-il pas évident que, faisant les lois, ils les feront favorables au peuple ?

L’OUVRIER. — C’est clair.

JEAN LEBRENN. — Ainsi la loi peut décréter, par exemple, ainsi que sous la république, l’éducation des enfants, instruits et entretenus aux frais de l’État, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze. — La loi peut décréter l’assistance pour les prolétaires invalides, pour les veuves chargées d’enfants ; assurer, par des moyens économiques, du travail aux citoyens en cas de chômage, et les soustraire à l’exploitation du capital ; enfin la loi peut changer votre sort du tout au tout, puisque, encore une fois, la loi est souveraine ; la loi peut tout dans les limites du possible, et cette loi est faite par vos mandataires ; or, comme par leur nombre, les prolétaires composent l’immense majorité des citoyens, ils sont donc assurés d’avoir la majorité dans les élections ; d’où il suit que s’ils choisissent bien leurs représentants, toutes les lois que font ceux-ci sont en faveur des prolétaires. Comprenez-vous cela, mes enfants ?

L’OUVRIER. — Très-bien, monsieur Lebrenn. En vertu de notre droit politique, nous choisissons les représentants qui font la loi, et ils la font à notre profit.


LES DEUX AUTRES OUVRIERS. — C’est bien aisé à comprendre.

JEAN LEBRENN. — Voilà pourquoi tant que vous ne jouirez pas de vos droits politiques, en un mot, de l’exercice de votre souveraineté, votre condition sera précaire et misérable.

L’OUVRIER. — Ça saute aux yeux ; mais ces droits, comment les avoir ?

JEAN LEBRENN. — Ces droits que la république avait consacrés en vous rendant votre souveraineté, l’empereur Napoléon et les Bourbons vous en ont dépouillés à leur profit ; ces droits, vous pouvez les reconquérir aujourd’hui par l’insurrection.

L’OUVRIER. — C’est différent ; ça vous donne doublement du cœur au ventre de savoir qu’en se battant, en mettant à la porte Charles X et Polignac, nous obtiendrons les droits qui nous permettront de choisir des représentants qui feront la loi en notre faveur. Vite aux barricades alors.

LES DEUX AUTRES OUVRIERS. — Oui, oui, aux barricades !

JEAN LEBRENN. — Un moment, mes enfants, pas de fausses espérances ; je ne veux pas vous tromper ; je ne dis pas qu’en vous battant aujourd’hui vous soyez certains de reconquérir ces droits ; je dis qu’il est possible que vous les obteniez, si le seul gouvernement capable de vous les assurer est proclamé après la chute des Bourbons.

L’OUVRIER. — Et ce gouvernement ?…

JEAN LEBRENN. — C’est la république, mes enfants ; mais elle a pour ennemis tous les nôtres, et ils sont nombreux, et plus fins, plus habiles encore que nombreux ; donc, je ne vous le cache pas, le succès, cette fois, est incertain, douteux même.

L’OUVRIER. — Que voulez-vous, monsieur Lebrenn ? qui ne risque rien n’a rien. Si l’on perd la première partie, on joue la belle.

LES DEUX AUTRES OUVRIERS. — Et puis enfin, maintenant nous saurons au moins pourquoi nous nous battons, tandis que nous battre pour la charte, que le diable me brûle si nous y comprenions quelque chose !

JEAN LEBRENN. — En résumé, mes enfants, je vous le dis en toute sincérité, il est possible, quoique douteux, que nous conquérions cette fois la république, qui peut seule vous affranchir moralement et matériellement, en vous rendant l’exercice de votre souveraineté. Cet espoir, quoique incertain, est déjà un motif suffisant pour prendre les armes ; car, vous l’avez dit : qui ne risque rien n’a rien ; mais ce qui est certain, ce dont vous ne pouvez douter, c’est qu’en chassant Charles X, parjure à la charte qu’il a jurée, non-seulement vous accomplirez un grand acte civique ; mais, quel que soit le gouvernement qui succède à celui que nous aurons renversé, il nous acheminera vers la république. Ces autres motifs sont donc encore en faveur de l’insurrection. Voilà, mes enfants, la vérité. Mes amis ici présents, tous comme moi vieux patriotes de notre première révolution, sont de mon avis et, comme moi, prêts à partager vos périls, et ils sont grands. Maintenant, mes enfants, décidez.

LES OUVRIERS, avec enthousiasme. — Aux barricades, monsieur Lebrenn ! aux barricades ! À bas Charles X ! À bas Polignac !

JEAN LEBRENN. — Et vive la république !

TOUS. — Vive la république ! Aux barricades ! aux barricades !

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La scène suivante se passe le 31 juillet, dans la chambre de Marik Lebrenn, grièvement blessé, le 28 juillet, en défendant avec son père, ses amis et grand nombre d’ouvriers de la rue Saint-Denis, la barricade élevée, du 27 au 28, à peu de distance de la maison paternelle. Marik Lebrenn a eu le bras cassé par une balle ; cette blessure, déjà fort grave, s’est compliquée d’une atteinte de tétanos, causée par la chaleur torride qui régnait durant ces journées d’été. Marik, grâce aux soins du docteur Delaberge, ami politique de son père et l’un des héros de juillet, a échappé aux dangers du tétanos, presque toujours mortel ; mais il a, pendant trois jours, été en proie à un violent délire, et sa raison lui est revenue depuis une heure à peine. Sa mère est assise à son chevet, et sa femme, penchée vers le lit, tient encore entre ses bras son petit enfant, qu’elle vient de lui apporter à sa demande, afin de l’embrasser.

MARIK, d’une voix faible. — Ah ! qu’il est doux, en revenant à la vie, de se trouver entre une mère, une femme chérie et d’embrasser son enfant ! Mais mon père, mon père ? vous m’assurez…

MADAME LEBRENN. — Je te jure, mon ami, que ton père n’a pas été blessé. Il est sorti, il y a une heure, afin de se rendre à une dernière réunion chez M. Godefroy Cavaignac.

MARIK. — Et nos amis, Martin, Duresnel, le général Olivier ?

MADAME LEBRENN. — Tu les verras bientôt. Ni le général, ni M. Martin n’ont été blessés ; M. Duresnel l’a été légèrement le 29, mais il est venu ce matin savoir de tes nouvelles.

MARIK. — Et Castillon ? et Duchemin ? 


MADAME LEBRENN, échangeant un regard d’intelligence avec sa fille, qui vient de recoucher son enfant dans son berceau. — Nous n’avons pas encore de nouvelles de Castillon et de Duchemin.

MARIK, avec inquiétude. — Alors, ils doivent être grièvement blessés. Castillon n’aurait pas, sans cela, manqué de venir me voir, car c’est lui qui m’a relevé lorsque je suis tombé dans la barricade.

HÉNORY. — Ils sont probablement restés dans quelque ambulance, mon ami ; mais, de grâce, ne t’alarme pas en vain, tu es encore si faible, une émotion pénible te serait funeste ; le docteur Delaberge nous a surtout recommandé ce matin, dans le cas où tu reprendrais toute ta connaissance, de t’engager à parler peu et d’écarter de ton esprit tout motif d’inquiétude ou de chagrin ; il nous a seulement autorisées à t’apprendre que ton père n’était pas blessé, que l’insurrection était partout victorieuse, et les Bourbons chassés cette fois, et bien chassés !

MARIK. — Ces nouvelles, tu me les as données il y a une heure déjà, chère Hénory ; mais ma connaissance est complètement revenue ; je ne me sens presque plus de fièvre. Touche ma main, ma mère.

MADAME LEBRENN. — En effet, mon ami, tes mains ne sont plus brûlantes (touchant le front de son fils), ni ton front non plus.

MARIK. — Je ne souffre pas de ma plaie ; j’éprouve, je vous l’assure à toutes deux, une sorte de bien-être, et je peux, sans le moindre inconvénient, entendre le récit de ce qui s’est passé depuis le 28 juillet matin. Ces faits, je les ignore, ayant été atteint du tétanos presque aussitôt après ma blessure reçue ; aussi, je vous en conjure toutes deux, ne me laissez pas plus longtemps dans l’ignorance de ces faits, que je suis si impatient de savoir. Cette curiosité fiévreuse me sera, je vous l’assure, nuisible, si vous ne la satisfaites pas.

HÉNORY. — Je crois en effet, ma mère, qu’il y aurait peut-être maintenant quelque inconvénient à ne pas satisfaire la curiosité de Marik. Elle est si concevable.

MADAME LEBRENN. — Eh bien, mon ami, nous allons t’apprendre ce dont nous avons été, ta femme et moi, témoins ici. Nous n’avons pas quitté la maison, car les derniers blessés que nous ayons recueillis dans le magasin, transformé tant bien que mal en ambulance, ont été transportés ce matin à l’Hôtel-Dieu.

MARIK. — Ah ! je le savais d’avance, ma mère ; toi et Hénory vous avez rivalisé de courage, de dévouement pour secourir les blessés.

MADAME LEBRENN. — Grand nombre de nos voisines, bourgeoises et femmes d’ouvriers, sont accourues nous rejoindre et ont rendu notre tâche bien facile.

HÉNORY. — Ce que ta mère ne te dit pas, mon ami, c’est qu’elle était notre exemple à toutes par son activité, son sang-froid, son courage. Elle est allée au milieu du feu relever un pauvre enfant de douze ans à peine, blessé mortellement, et…

MADAME LEBRENN. — Et qui m’accompagnait ?

HÉNORY. — Une de nos voisines, puis… moi…

MADAME LEBRENN. — Oui, mais vous aviez été la première à me suivre, chère fille.


MARIK, ému. — Oh ! ma mère ! oh ! ma femme ! le bonheur que j’éprouve suffirait à me guérir.

MADAME LEBRENN. — Nous avons, mon ami, de notre mieux accompli notre devoir. Mais voici ce qui s’est passé après que tu as été blessé. Cette compagnie d’infanterie de ligne qui, débouchant du boulevard par la rue Saint-Denis, attaquait notre barricade, a dû se retirer après un combat opiniâtre où elle a été à moitié détruite. Des femmes, des enfants, des vieillards faisaient pleuvoir, des fenêtres ou du haut des toits, sur la tête des soldats, des pavés, des meubles et jusqu’à des ustensiles de ménage. L’acharnement était incroyable, héroïque ! Faibles et forts prenaient part à la lutte. La barricade a été renforcée, tandis qu’on en élevait d’autres en remontant vers le marché des Innocents, afin d’intercepter la communication des troupes ; un demi-bataillon de la garde royale est revenu par le boulevard à l’assaut de notre barricade. Cette fois, malgré la résistance désespérée des nôtres, elle a été enlevée.

MARIK. — Et mon père ? et nos amis ?

MADAME LEBRENN. — Ils se sont repliés, toujours combattant, vers les autres barricades élevées dans la rue Saint-Denis, où la bataille a continué durant une partie de la journée ; mais le soir, ton père est revenu sans blessure, Dieu merci ! nous apprendre qu’un bataillon de la garde était bloqué dans le marché des Innocents, l’Hôtel de Ville au pouvoir de l’insurrection, et notre rue si fortement barricadée dans toute son étendue, qu’il était impossible aux troupes de tenter une nouvelle attaque de ce côté. En effet, depuis le 28 au soir, pas un coup de fusil n’a été tiré dans notre rue ; ton père nous a donné de bonnes nouvelles de nos amis ; M. Duresnel n’avait pas encore été blessé ; ton père a pris quelques heures de repos, et au point du jour, il nous a quittées. Les troupes, refoulées sur tous les points, étaient alors concentrées au Louvre et aux Tuileries, points qui devaient être attaqués le 29. Je ne te parle pas, mon ami, des mille épisodes de la guerre dans les différents quartiers de Paris. Ceux de nos amis qui en ont été témoins te les raconteront, car après être restés ensemble une partie de la journée du 27, ils se sont trouvés séparés par les chances de la bataille.

MARIK. — Enfin, la victoire reste au peuple ; mais à qui profitera-t-elle ? Le parti républicain, parti d’action par excellence, a dû prendre la plus glorieuse part au combat ; quelle est maintenant la situation politique des nôtres ?

MADAME LEBRENN. — Mon ami, je ne sais.

MARIK. — Ne me cache rien, ma mère ; les Bourbons sont chassés, c’est déjà beaucoup ; le succès doit nous rendre moins cruelle la ruine de nos espérances, si elle est accomplie.

HÉNORY. — Rien n’est désespéré, mon ami ; mais…

MADAME LEBRENN. — La fatale indécision du général La Fayette, établi à l’Hôtel de Ville, et maître de la situation depuis avant-hier, a, je ne te le cache pas, mon ami, tout compromis. Il peut tout perdre, comme il peut encore tout sauver.

Martin entre en ce moment ; ses traits, d’abord inquiets, se rassérènent en voyant Marik assis dans son lit et s’entretenant avec sa mère et sa femme.

MARTIN. — Enfin, mon cher Marik ; vous voici debout ou peu s’en faut. Ah ! l’on peut vous dire cela, maintenant : nous avons craint pendant deux jours pour votre vie !

MARIK, serrant la main de Martin. — Je sais toutes les marques d’intérêt que vous m’avez données ; je vous en remercie bien cordialement.

MADAME LEBRENN. — Nous vous prions, monsieur Martin, de ne pas dire à mon fils un seul mot de la situation politique des partis ; il pourrait s’animer, s’exalter. Or, ces excitations seraient pour lui très-mauvaises.

HÉNORY, bas à Martin, et les yeux humides. — Et pas un mot, de grâce, sur le sort de nos pauvres amis Castillon et Duchemin.

MARTIN, bas à Hénory. — Ne craignez rien. (Haut, jetant un regard d’intelligence à madame Lebrenn.) Il me sera d’autant plus facile d’obtempérer à votre désir, ma chère madame Lebrenn, que rien n’est encore décidé, Dieu merci, sur la forme du gouvernement qui va être donné à la France.

MADAME LEBRENN. — Ce que j’autorise, si vous le voulez, monsieur Martin, c’est le récit des épisodes de cette grande bataille dont vous avez été témoin ; ce récit ne peut causer à mon fils qu’un noble enthousiasme ; cette émotion-là n’est nullement dangereuse.

MARTIN. — Ah ! mon cher Marik, jamais le peuple de Paris ne s’est montré plus vaillant, plus héroïque ; jugez-en d’après quelques faits.

MARIK, tristement. — Et tant d’héroïsme, tant de sang versé pour assurer peut-être le triomphe des intrigants, des roués politiques !

MADAME LEBRENN. — Mais, encore une fois, rien n’est décidé, mon ami ; pourquoi t’inquiéter à l’avance ?

MARIK. — Pardon, ma mère. Je vous écoute, monsieur Martin.

MARTIN. — Votre chère mère vous a dit, sans doute, qu’après la défense de notre barricade, nous avons été séparés par les hasards du combat. Je me rendis d’abord sur la place de l’Hôtel-de-Ville : il était occupé depuis le point du jour par quelques patriotes. Une masse de citoyens, la plupart sans armes, encombraient la place de Grève ; deux bataillons de la garde débouchent par le pont Notre-Dame ; quatre pièces d’artillerie sont démasquées, et elles tirent à mitraille dans la masse, y font une sanglante trouée ; ce fut une boucherie horrible ; des femmes, des enfants ont roulé à mes pieds.

MADAME LEBRENN. — Mon Dieu, que de sang font couler ces rois !

MARTIN. — Ce carnage exaspère les hommes capables de se battre ; mais les armes leur manquent ; ils se précipitent sur la grille de l’Hôtel de Ville, et je ne le croirais pas, si je ne l’avais vu, ils descellent cette grille par un effort désespéré, se font des armes de ses barreaux, et les plus intrépides de ces citoyens se ruent sur la troupe ; ils sont fusillés à bout portant. La garde avance, la mitraille pleut de nouveau, la place de Grève, pavée de cadavres, ruisselle de sang, j’en avais jusqu’aux chevilles ; l’Hôtel de Ville reste au pouvoir des troupes royales. D’abord emporté par le reflux de la foule, je parviens à gagner le pont suspendu qui n’était pas alors occupé par la troupe ; je rejoins une centaine de citoyens armés, qui affluent du passage Dauphiné et du faubourg Saint-Jacques, engagent en tirailleurs une vive fusillade avec les bataillons de la garde, demeurés maîtres de la place de Grève. Nous tirions, embusqués derrière le parapet du quai. Dans cette escarmouche, je rencontrai pour la première fois cet élève de l’École polytechnique qui a été l’un des héros des trois jours, le jeune Charras ; il n’avait alors d’autre arme que son épée ; mais il conseillait et dirigeait merveilleusement le feu d’un groupe de patriotes qui s’étaient mis spontanément sous ses ordres. L’un d’eux tombe mort à ses côtés ; j’étais, moi, à dix pas de Charras ; il saisit le fusil du mort, le fouille, et s’écrie : — Sacredieu ! plus de cartouches ! — J’en ai, moi, des cartouches, dit un gamin de douze ans à peine, et impassible au milieu de la fusillade. — Si vous voulez, ajoute-t-il, s’adressant à Charras, je vous donnerai la moitié de mes cartouches ; mais vous me prêterez votre fusil pour que je tire ma part de cartouches.

MARIK, souriant. — Brave enfant ! il n’y a au monde que le gamin de Paris pour avoir une telle pensée.

MARTIN. — Charras accepte le marché, laissant scrupuleusement le gamin tirer sa part de cartouches, en appuyant le canon de son fusil sur le rebord du parapet. À ce moment, on tente une nouvelle attaque sur le pont suspendu, alors défendu par une pièce chargée à mitraille, et appuyée par une compagnie d’infanterie. Cette attaque était d’une audace folle et inutile. Ce pont eût-il été emporté par les assaillants, ils débouchaient sur la place de Grève, occupée par des forces considérables. En vain, je tâche de démontrer à ces fous intrépides non-seulement le danger, mais la stérilité de cette tentative ; déjà deux fois repoussés avec des pertes énormes pour les insurgés, car le plancher du pont disparaissait littéralement sous les cadavres : — Il nous faut le pont, nous l’aurons ! — me répondirent-ils dans le vertige de l’héroïsme, comme en 92 nos volontaires criaient : Landau ou la mort ! — Alors un jeune homme de vingt ans à peine s’élance ; il n’avait pas d’armes et portait au bout d’une canne un foulard rouge. — Amis ! — s’écrie-t-il, — en avant ! et si je meurs, souvenez-vous que je m’appelle Darcole. En avant !

MARIK. — C’est sublime !

MADAME LEBRENN et HÉNORY. — Ah ! sublime et intrépide jeune homme !

MARTIN. — Des milliers de traits semblables ont eu lieu pendant ces immortelles journées. Donc, Darcole s’élance, suivi d’une vingtaine de patriotes, le plus grand nombre sans autres armes que des bâtons, des sabres ; quelques-uns seulement avaient des fusils et croisaient la baïonnette ; ils couraient et trébuchaient sur les cadavres dont était jonché le pont ; ils approchent de la pièce ; ils n’en sont plus qu’à vingt-cinq ou trente pas ; elle tire…

HÉNORY. — Ah ! c’est affreux !

MARTIN. — J’avais détourné la vue en frissonnant à la vue de la fumée de la pièce. Lorsqu’elle fut dissipée, cinq ou six de ces héros étaient seuls debout. Un peloton de la compagnie de garde à la pièce les tuent à coups de baïonnette, et deux ou trois d’entre eux sont jetés dans la Seine, par-dessus la grille du pont ; ils disparaissent dans le flot rougi de leur sang !

MADAME LEBRENN, avec un pieux enthousiasme. — Vaillants martyrs de la plus sainte des causes ! Elle est impérissable, cette cause qui inspire ces dévouements héroïques !

MARIK. — Tu dis vrai, ma mère. Qu’importe le triomphe éphémère des intrigants, le sang de ces immortels martyrs de la liberté sera fécond pour l’avenir.

MARTIN. — Je suis vieux ; j’ai vu les grandes journées de la révolution ; mais jamais le peuple ne m’est apparu non-seulement plus héroïque, mais plus pénétré de sa dignité sous les haillons de sa laborieuse pauvreté. Tenez, voici un fait qui m’a touché aux larmes : Dans cette même journée du 29 juillet, je me trouvais à la défense de la barricade de la rue Saint-Joseph, je tiraillais à côté d’un jeune ouvrier en blouse, pieds nus dans de mauvais chaussons. Soudain, je le vois pâlir, chanceler ; il laisse tomber son fusil ; je le crois blessé, je cours à lui, je le soutiens. — Je ne suis pas blessé, — me répond-il d’une voix exténuée et avec une sorte de confusion, — je me bats depuis hier, et je n’ai pas mangé ; j’ai faim. — Je lui offre une pièce d’or. — C’est trop, — me répond-il, — prêtez-moi seulement vingt sous.

HÉNORY. — Et ce peuple, d’une délicatesse si touchante, inspire de lâches terreurs à une portion de cette bourgeoisie qui rêve toujours du pillage de ses biens !

MARTIN. — Mais savez-vous le sentiment qui, dans ces journées immortelles, a égalé la vaillance et la délicatesse des prolétaires ? c’est leur compassion, leur fraternité pour les vaincus. J’ai vu, sur la place des Victoires, notre brave ami Degousée, commandant une colonne de patriotes, traiter avec le général de Wal (je crois) d’une suspension d’armes pour faciliter le transport de ses blessés ; aussitôt des brancards sont improvisés ; les hommes de Degousée aident à y placer les soldats qu’ils combattaient un quart d’heure auparavant, se chargent de porter les brancards, et ce cortège, seulement escorté de trois ou quatre citoyens en blouse, traverse la foule insurgée, qui salue avec respect ces blessés, ces vaincus. J’ai vu, après la déroute de deux compagnies de la garde suisse, foudroyées, décimées par le feu d’une énorme barricade élevée rue Montorgueil, près la rue Mandar, j’ai vu les portes des maisons s’ouvrir, et les Suisses blessés recueillis dans ces demeures, des fenêtres desquelles venait de partir un feu meurtrier lors de l’attaque des barricades.

MADAME LEBRENN. — Ce qu’il y a de plus affreux dans les guerres impies provoquées par les royautés, c’est qu’elles font s’entr’égorger des hommes de même sang, de même race, des frères enfin, qui n’ont entre eux nuls motifs de haine, puisqu’ils se traitent fraternellement après la lutte.

HÉNORY. — Ces malheureux soldats, que sont-ils, après tout ? des enfants du peuple, des prolétaires en uniforme.

MARIK. — Ah ! tu avais raison, ma mère, mieux vaut entendre le récit de tant d’actes touchants ou admirables ! Je ne saurai que trop tôt les noires et basses manœuvres des partis !

En ce moment, Duresnel entre dans la chambre ; il porte en écharpe son bras blessé. À son aspect, Hénory se lève, et allant vivement à sa rencontre, lui dit tout bas : — Marik va mieux ; il a repris toute sa connaissance ; mais, de crainte de l’affliger, ne lui parlez ni de Castillon, ni de Duchemin ; ne dites non plus rien à Marik du triomphe malheureusement probable des orléanistes.

DURESNEL, bas. — Soyez tranquille, madame Hénory.

MARIK, souriant. — Je suis certain que ma femme vous engage à ne pas me donner des nouvelles politiques, monsieur Duresnel ?

DURESNEL. — Je serais fort empêché de vous en donner, mon cher Marik, car je sors de chez moi.

MARIK. — Et votre blessure ?

DURESNEL. — N’en parlons plus ; c’est une misère : un coup de baïonnette dans le bras.

MARIK. — Et à quel poste avez-vous été blessé ?

DURESNEL. — À l’une des attaques du marché des Innocents, où j’ai rencontré le général Olivier, qui se battait comme un lion ; je revenais de la prise de la caserne de la rue de Babylone.

MARTIN. — Il paraît que ç’a été fièrement chaud ?

DURESNEL. — Ma foi, mon cher Martin, sauf notre engagement d’avant-poste devant Landau, en 1792, et la charge des cuirassiers de Gerolstein à la bataille de Wissembourg, je ne me suis jamais trouvé à pareille fête ; et d’honneur, cette fois, ma peur d’avoir peur a été un moment justifiée.

MARIK. — Allons, vous vous vantez, monsieur Duresnel ?

DURESNEL. — Non, parbleu pas ! Il y a eu un moment où j’ai, comme tant d’autres, parfaitement bien pris, comme on dit, mes jambes à mon cou ; mais ce jeune et brave Charras nous a ralliés après cette panique, et en somme, la caserne de Babylone nous est restée ; mais elle a coûté cher à enlever. Je ne comprends pas comment je me suis tiré de là sans une égratignure. Mais ce qu’il y a de plus surprenant encore, c’est que ce jeune Charras, qui nous commandait et s’est exposé vingt fois avec une incroyable témérité, n’a pas été blessé. Voici, du reste, ce qui s’est passé là. Mon récit ne sera pas long, quoique le temps de l’action m’ait paru durer terriblement. Je me trouvais séparé de nos amis, lorsque je vois passer une colonne de trois cents hommes environ, tambour en tête, et commandée par plusieurs élèves de l’École polytechnique, et criant : — À Babylone ! à Babylone ! — Je me dis : Autant aller à Babylone qu’ailleurs, et je me joins à la colonne. Nous arrivons en vue de la caserne. Une longue avenue, plantée de gros arbres, y conduisait. gauche de cette avenue s’élevait une maison en construction et de l’aspect le plus innocent du monde, vous saurez tout à l’heure le pourquoi de cette observation. Charras divise sa petite colonne en trois corps d’attaque, prend le commandement du premier ; ses camarades de l’École, Vanneau, Lacroix et Donorier, conduisent les autres assaillants ; les tambours battent la charge, et en avant ! Je faisais partie de la colonne de Charras. Nous nous engageons dans l’avenue ; mais soudain, de cette maison en construction et d’un aspect fort innocent, part une fusillade supérieurement nourrie, qui, à trente pas, nous prend en flanc ; le tiers de nos hommes tombe roide, et le reste, et moi des premiers, abasourdis par cette attaque imprévue, et en proie à une panique invincible, nous prenons, je vous l’ai dit, nos jambes à notre cou ; et Charras de courir après nous, nous criant d’un accent parfaitement convaincu : — Mais revenez donc, mes amis, ça n’est rien du tout !

MARTIN, riant. — Le mot est charmant !

DURESNEL. — D’autant plus charmant, que, sur environ cent hommes, il en était tombé une trentaine. Et ce diable de Charras de nous poursuivre de ces cris : — Mais ça n’est rien du tout ! revenez donc ! Enfin, il nous rejoint, nous rallie hors de la portée du feu, demande de bons tireurs, s’il y en a parmi nous. Je tire passablement ; il se trouvait avec nous quelques anciens soldats et plusieurs jeunes gens de l’École de droit, bons chasseurs. Charras nous fait filer et nous embusque derrière les gros arbres de l’avenue, qui faisaient face à la maison en construction ; et nous éteignons à peu près le feu de l’ennemi ; alors Charras, mettant son chapeau à la pointe de son épée, nous crie : En avant, les amis ! Et suivi d’un ouvrier corroyeur, nommé Bernard, qui portait un drapeau, il s’élance à l’assaut de la maison ; nous le suivons ; et les Suisses, débusqués après une vive résistance, se replient vers la caserne, attaquée déjà par les colonnes commandées par les autres élèves de l’École. Au moment où nous les rallions pour les soutenir, et le feu était, je vous l’affirme, effrayant, Vanneau est tué, Lacroix a la cuisse cassée, et Donorier reçoit une balle en pleine poitrine ; Charras continue l’attaque ; nous perdions énormément de monde, combattant à découvert contre des ennemis retranchés, lorsque Charras, s’adressant à ceux qui l’entouraient, leur demande avec un sang-froid inouï : Y a-t-il quelqu’un du quartier ici, qui connaisse un grainetier ? — Cette demande d’un grainetier au milieu d’un feu d’enfer paraît phénoménale ; cependant l’un de nos hommes répond : — « Il y a un grainetier à vingt pas d’ici. — En ce cas, que dix hommes de bonne volonté courent chercher vingt bottes de paille ; nous mettrons le feu à la porte de la caserne ; nous y entrerons à la baïonnette, et nous l’enlèverons au cri de : Vive la république ! C’est bien simple, vous allez voir. »

MARTIN. — L’idée était excellente.

DURESNEL. — Et ses résultats furent non moins excellents. La porte embrasée céda, et un quart d’heure après, la caserne de Babylone était en notre pouvoir. Nous sommes allés ensuite à l’attaque du marché des Innocents, où j’ai reçu un coup de baïonnette, ce qui m’a empêché d’assister à l’attaque du Louvre et des Tuileries, car durant les premières heures ma blessure m’a fait cruellement souffrir. Mais vous étiez, je crois, mon cher Martin, à la prise du Louvre ?

MARTIN. — Oui, et cette dernière affaire a complété le triomphe de l’insurrection. (À Marik) Je vais en deux mots vous raconter l’attaque du Louvre et des Tuileries, mon ami, et de la sorte, vous connaîtrez les faits les plus importants de ces trois grandes journées. Lorsque je suis arrivé près du Louvre, déjà des masses d’insurgés débouchaient de toutes les ruelles qui avoisinent l’église de Saint-Germain l’Auxerrois, et se préparaient à l’attaque. Les Suisses, postés sous la colonnade, ouvrent un feu plongeant et meurtrier ; nous y répondons vigoureusement ; mais nous éprouvions déjà des pertes considérables, lorsque, soudain, nous voyons, au milieu de cet engagement, qui durait à peine depuis dix minutes, les Suisses abandonner précipitamment l’avantageuse position qu’ils occupaient.

MARIK. — Quoi ! sitôt battre en retraite ! Les Suisses sont pourtant de vaillants soldats.

MARTIN. — Sans doute, mais voici ce qui s’est passé : le maréchal Marmont, apprenant qu’un régiment posté place Vendôme fraternisait avec le peuple, et craignant la contagion de l’exemple, avait donné l’ordre au colonel de Salis, commandant les Suisses, de lui envoyer à l’instant un bataillon, afin de remplacer le régiment défectionnaire.

MARIK. — Défection que Marmont ne craignait pas de la part de soldats étrangers.

MARTIN. — Telle était en effet la cause de cet ordre ; mais M. de Salis, voulant opposer aux assaillants du Louvre un bataillon de troupes fraîches et envoyer à Marmont celui qui défendait la colonnade et avait déjà souffert, commit la faute de déplacer d’abord ce bataillon sans le faire immédiatement remplacer par l’autre ; nous crûmes, en voyant les Suisses déserter en hâte la colonnade, qu’ils se débandaient ; cette créance redouble notre ardeur ; les grilles du Louvre sont arrachées ; nous entrons dans les cours, nous tombons à l’improviste sur la queue du bataillon, qui se rendait en hâte sous la colonnade pour y remplacer l’autre troupe. Cette attaque imprévue jette le désordre dans les rangs des Suisses. Nous les culbutons, et refoulés dans la cour et le jardin des Tuileries, où étaient massés d’autres bataillons, déjà harassés par ce combat de trois jours, les Suisses y portent l’alarme et la confusion. Les troupes se débandent ; en vain les officiers veulent les rallier, elles se retirent en désordre et battent en retraite vers les Champs-Elysées et le bois de Boulogne. La lutte était terminée ; je suis entré avec nos amis, Bastide, Guinard, Gauja et autres dans le château des Tuileries, et bientôt Thomas et Joubert plantaient le drapeau tricolore au sommet du pavillon de l’Horloge. Ah ! mes amis, j’éprouvais une émotion profonde, singulière, en revoyant ces appartements royaux où j’avais pénétré, il y a trente-huit ans, le 10 août, dans des circonstances pareilles, lors de cette immortelle journée qui précéda de quarante jours la proclamation de la république, et comme au 10 août, le peuple victorieux témoigna une fois de plus sa fière probité.

MADAME LEBRENN, à son fils. — Ton père assistait à la séance de l’Assemblée nationale du 10 août, et bien souvent il m’a raconté qu’à chaque instant des combattants des Tuileries apportaient à la barre de l’Assemblée des objets précieux trouvés dans les appartements, et jusqu’aux montres des officiers suisses tués dans le combat.

MARTIN. — Oui, et le soir du 29 juillet 1830, date non moins impérissable que celle du 10 août 1792, j’ai vu arriver place de la Bourse, où Charles Teste avait établi un poste, plusieurs grandes caisses garnies de toile grise : c’était l’argenterie des Tuileries et les ornements les plus précieux de la chapelle. Ceux qui escortaient ces trésors avaient les mains noircies par la poudre et étaient vêtus de haillons ensanglantés.

Jean Lebrenn et le général Olivier entrent dans la chambre ; madame Lebrenn se lève et dit à son mari, dans l’expansion de sa joie maternelle : — Notre fils est complètement revenu à lui, à la suite de ce sommeil prolongé qui nous rassurait déjà, Marik, environ une heure après ton départ, s’est réveillé la tête parfaitement libre ; nos dernières inquiétudes sont dissipées.

JEAN LEBRENN s’approche rapidement du lit, contemple un instant Marik avec une tendre sollicitude, puis l’embrassant passionnément. — Te voici enfin hors de danger, cher fils. Ah ! de quel poids mon cœur est soulagé. Le bonheur que j’éprouve me consolera du moins de nos amères déceptions. Tout est fini, le duc d’Orléans vient d’être nommé.

MADAME LEBRENN. — Mon ami, je t’en supplie…

JEAN LEBRENN, surpris. — Que signifie ?…

MARIK. — Il est trop tard, bonne mère, il est trop tard. (Avec amertume.) Tout est fini, mon père l’a dit ; mais ne crains rien, j’aurai du courage.

MADAME LEBRENN, répondant à un regard interrogatif de son mari. — Voici pourquoi, mon ami, je voulais t’empêcher d’apprendre à notre fils cette triste nouvelle, à laquelle je m’attendais d’ailleurs. Je craignais qu’elle ne causât à Marik un chagrin, une irritation nerveuse qui pouvaient avoir pour lui quelque danger dans l’état où il se trouve ; aussi l’avais-je assuré, ce qui d’ailleurs alors était vrai, que la question du nouveau gouvernement de la France était encore en suspens, et j’avais prié nos amis de ne rien apprendre à notre fils sur ce pénible sujet.

JEAN LEBRENN. — Peut-être en effet eût-il mieux valu laisser encore ignorer à Marik ce fatal résultat d’une si glorieuse victoire, je regrette ma précipitation et de lui avoir appris si tôt la triste vérité.

MARIK. — Je vous le répète, mon père, et croyez-moi, j’aurai du courage. Ce résultat, d’ailleurs, vous le savez, entrait dans nos prévisions, et ainsi que le disait si justement avant la lutte notre ami M. Martin, quelque soit le gouvernement qui succède à celui de Charles X, ce sera toujours un pas, un grand pas vers la république ; enfin c’est un admirable et solennel exemple donné à l’Europe, que Paris soulevé au nom de ses libertés menacées, châtiant un roi parjure ; c’est moralement un nouveau 21 janvier ; la royauté, honnie, chassée, n’est plus viable en France, malgré la nouvelle épreuve qu’il nous faut subir.

JEAN LEBRENN. — Bien, bien, mon fils, le calme et la justesse de tes paroles me font moins regretter ma précipitation à te dire le vrai des choses.

MARIK, tendant la main à Olivier. — Bonjour, général ; j’ai été heureux d’apprendre que vous non plus n’étiez pas blessé.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ce n’est pas ma faute, mon cher Marik.

MARIK. — Oh ! je le sais.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — J’ajouterai seulement que quoique assez insoucieux d’une blessure de plus ou de moins, je serais fâché d’avoir versé une seule goutte de mon sang, si je ne considérais que l’un des résultats de la victoire.

MARIK. — Ainsi… ce d’Orléans est roi de France ?

JEAN LEBRENN. — Il a été tout à l’heure acclamé à l’Hôtel de Ville lieutenant-général du royaume, et demain ou après-demain les 221 lui offriront la couronne. C’est convenu entre ces messieurs. Ils ont, tu le vois, mené l’affaire grand train et haut la main.

MARIK. — Mais nos amis sont donc restés l’arme au bras après le succès ? Et La Fayette ?

DURESNEL. — La Fayette ? il est enchanté d’être ainsi délivré de la responsabilité qui pesait sur lui depuis deux jours, et cet allégement le console de ne pas voir l’établissement de la république.

MARTIN. — Et il dépendait de lui qu’elle fût proclamée !

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — De lui seul, car lui seul avait un nom assez populaire pour la faire accepter avec enthousiasme par l’immense majorité du pays.

MADAME LEBRENN. — Ainsi les caractères courageux, honnêtes, mais indécis, sont conduits souvent à des fautes équivalant à la trahison. Est-ce que pendant quinze ans le général La Fayette n’a pas, dans la Charbonnerie et ailleurs, constamment prêché la république, et aujourd’hui il la délaisse pour devenir le complice de la fondation d’une nouvelle royauté ! Un traître agirait-il autrement ? Et cependant La Fayette n’est pas un traître !

MARIK. — Mais, par quelles manœuvres ce d’Orléans a-t-il ainsi subtilisé la couronne ?

JEAN LEBRENN. — Olivier connaît deux ou trois officiers généraux familiers du Palais-Royal. Ils n’ont, dans l’ivresse du succès, rien caché à notre ami. Il te donnera de curieux détails à ce sujet. Quant à moi, je vais en quelques mots t’instruire de la marche des faits politiques durant ces trois jours.

MARTIN. — Marche fort simple d’ailleurs : tandis que le parti républicain se battait, les orléanistes intriguaient, se concertaient, agissaient tout à leur aise, de sorte que la bataille finie, le tour était fait, et la place prise.

MARIK. — Mais, morbleu ! cette place, le parti républicain pouvait ou pourrait encore la reprendre.

JEAN LEBRENN. — Oui, s’il avait La Fayette à sa tête ; mais, depuis que, présentant ce soir Louis-Philippe d’Orléans à la foule assemblée sous le balcon de l’Hôtel de Ville, le général a répété le rébus d’Odilon Barrot : « Mes amis, voilà la meilleure des républiques, » tout espoir est perdu ; car encore une fois, La Fayette, par son immense popularité, pouvait seul, en acceptant la présidence, fonder aujourd’hui le gouvernement républicain.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Votre père a cent fois raison, mon cher Marik ; notre parti compte des hommes dévoués, pleins de foi, d’intelligence, d’énergie, de patriotisme ; ils l’ont vaillamment prouvé depuis trois jours ; mais aucun deux n’a un nom, et en temps de révolution, pour fonder un gouvernement, il faut presque toujours un nom ; or, La Fayette en possédait un, et à défaut de lui, le duc d’Orléans, ayant aussi, lui, un nom, son succès s’explique.

MARIK. — Cela est fatal, mais juste !

JEAN LEBRENN. — Voici en deux mots, cher fils, ce qui s’est passé : La majorité des 221, personnifiée dans Casimir Périer, Dupin, Sébastiani, Guizot et autres, a été épouvantée lorsqu’elle a vu l’insurrection devenir formidable dès le 28 : car, si elle était vaincue, les 221 seraient regardés comme ses instigateurs, et victorieuse, elle pouvait amener la république. Ils ont donc déclaré dans leurs réunions particulières qu’ils regardaient toujours Charles X comme leur roi légitime, et que s’il révoquait les ordonnances et changeait son ministère, il fallait à tout prix conserver la branche aînée ; aussi, pénétrés de cette pensée, se sont-ils rendus, le 28, auprès du maréchal Marmont, afin de le supplier de faire cesser le feu, déclarant que si les ordonnances étaient rapportées, Paris rentrerait dans le devoir.

MARIK. — Et au nom de qui parlaient-ils ces couards ?

DURESNEL. — Parbleu ! ils parlaient au nom de leur peur !

JEAN LEBRENN. — Absolument ; mais le prince de Polignac, aussi têtu que Charles X, et plein de confiance dans l’armée, ne voulut, ni le 27 ni le 28, entendre aucune proposition.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Un aide-de-camp de Marmont m’a, ce matin, rapporté ce mot incroyable de M. de Polignac. Le maréchal avait envoyé, le 29, cet officier prévenir cet étrange premier ministre qu’un régiment fraternisait avec le peuple, que les troupes étaient harassées, rebutées, et qu’il fallait à tout prix faire des concessions, sinon la royauté était perdue. — « Si les troupes manquent à leur devoir, — dit M. de Polignac, avec un sang-froid imperturbable, — que l’on tire sur elles comme sur le peuple. » — Qui ça ? on, prince ? — demanda l’officier ébahi. — Les fidèles serviteurs du roi, » — répond M. de Polignac en tournant le dos à l’aide-de-camp.

JEAN LEBRENN. — Ce stupide aveuglement ne fut en partie dissipé, chez Charles X et son ministre, que dans la soirée du 29, lorsque les troupes, en pleine déroute, battaient en retraite sur Saint-Cloud ; alors les ordonnances furent révoquées, et MM. de Hortemart et Gérard, nommés ministres. Ces énormes concessions devaient, selon Charles X, satisfaire les Parisiens et mettre fin à l’insurrection.

MARIK. — Cette aberration est inconcevable !

MARTIN. — Ce qui est non moins inconcevable, c’est que Casimir Périer, Sébastiani et autres trouvaient la chose très-acceptable !

MARIK. — Et dans les événements, quelle a été l’influence de M. Laffitte ?

JEAN LEBRENN. — Détestable ; et, cependant, c’est un bon et digne citoyen. La minorité des députés se réunissait chez lui ; et, dès le 28, il jugeait la royauté de Charles X à peu près perdue, et cédant surtout aux conseils de Béranger, il travailla dès lors très-activement en faveur du duc d’Orléans. La riche bourgeoisie, le haut commerce, un certain nombre d’officiers généraux : Gérard, Lobau, entre autres, se ralliaient d’ailleurs au parti orléaniste, désirant une nouvelle royauté de 1791, qui laisserait de fait le gouvernement à une oligarchie bourgeoise.

MADAME LEBRENN. — Mon oncle Hubert verrait ainsi son rêve réalisé, s’il vivait encore, car il représentait cette riche bourgeoisie d’aujourd’hui, toujours cédant à la défiance, à la crainte que lui inspirent les prolétaires.

JEAN LEBRENN. — Jamais cette crainte ne s’est trahie plus brutalement que pendant ces trois jours. Dès le 29 juillet, n’avez-vous pas vu la garde nationale, dissoute par Charles X, se rassembler en armes, non pour combattre la royauté parjure ; mais, disaient ces trembleurs, pour sauvegarder leurs maisons du pillage ?

MARTIN. — Craintes ignobles, odieuses. Le peuple ne songeait qu’à mourir pour la liberté, pour la défense d’une charte qui le traitait en paria, et il témoignait par mille actes de son désintéressement admirable !

JEAN LEBRENN. — Je vous citerai tout à l’heure un nouveau trait dont j’ai été témoin, le 29, à l’Hôtel de Ville. Mais, revenons à M. Laffitte. Sa maison était le centre des menées des orléanistes : Casimir Périer et ses amis, voyant les progrès de l’insurrection triomphante, et CharlesX à peu près perdu, se rapprochèrent des orléanistes. Il fut convenu que MM. Thiers et Ary Scheffer se rendraient à Neuilly, afin de supplier le duc d’Orléans de venir à Paris où la couronne l’attendait.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — L’entrevue fut curieuse. Un des fidèles du Palais-Royal me l’a contée hier. MM. Thiers et Ary Scheffer arrivent à Neuilly ; ils sont introduits auprès de la duchesse d’Orléans et de Madame Adélaïde, sœur du duc ; aux premiers mots de ces messieurs, sur l’offre de la couronne à son mari, la duchesse d’Orléans s’indigne, et s’adressant à M.Scheffer, d’un ton de douloureux reproche : — « Ah ! monsieur, vous qui nous connaissez, vous qui avez vécu dans notre intimité, comment avez-vous pu supposer M. le duc d’Orléans capable d’accepter la couronne, et de dépouiller ainsi ce malheureux enfant, le duc de Bordeaux ? » — MM. Thiers et Scheffer, fort surpris de cette sortie, se regardaient décontenancés, lorsque madame Adélaïde, beaucoup moins sentimentale que sa belle-sœur, et d’un sens très-pratique et très-net, dit vivement à ces messieurs : — « Que l’on fasse de mon frère un président de république, un garde national, tout a ce qu’on voudra ; mais que, pour Dieu, l’on n’en fasse point un proscrit ! »

MADAME LEBRENN. — Elle faisait sans doute allusion à cette lettre dont vous me parliez hier, monsieur Olivier, et dans laquelle M. Laffitte engageait instamment le duc d’Orléans à revenir à Paris, ajoutant qu’il fallait choisir entre un passeport et une couronne.

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Précisément ; aussi madame Adélaïde, sans s’arrêter aux sentimentalités de la duchesse d’Orléans, dépêche aussitôt M. Montesquiou auprès du prince qui, caché au Raincy, attendait l’issue des événements. M. de Montesquiou devait engager formellement le duc d’Orléans à se rendre à Paris. Il y consent après des indécisions infinies. M. de Montesquiou remonte à cheval et précède la voiture ; mais au bout d’un quart d’heure, n’entendant plus le bruit des roues, il se retourne et la voit reprendre à grand train la route de Raincy. Il court après le prince, le rejoint, redouble d’instances, et parvient enfin à amener le duc d’Orléans à Paris, où il est arrivé hier soir.

HÉNORY. — Ces hésitations du prince étaient-elles sincères ? et, en ce cas, d’où venaient-elles ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Selon ce que j’ai pu apprendre des familiers du duc d’Orléans, il hésitait très-sincèrement, non que la perspective de la couronne ne le flattât infiniment, mais il est le plus riche et le plus grand propriétaire de France ; il tient énormément à sa fortune, et voyant la fin de la branche aînée, il réfléchissait qu’un jour la branche cadette, que l’on voulait introniser en sa personne, pourrait avoir le même sort ; et, qu’en ce cas, ce serait pour lui la perte de ses biens. De là ces tiraillements entre son ambition et son intérêt.

HÉNORY. — Triste présage pour son règne que cette basse cupidité.

DURESNEL. — Heureux présage, au contraire, madame Hénory ! cette cupidité hâtera peut-être sa chute.

MARIK. — Me voici renseigné sur les menées des orléanistes, mais notre parti, mon père, n’a-t-il pas tenté de les contrebalancer ?

JEAN LEBRENN. — Deux mots encore sur les députés, puis je t’instruirai de ce qui s’est passé à l’Hôtel de Ville et qui inquiétait extrêmement ces 221 ; aussi convinrent-ils hier de se réunir au palais Bourbon en séance solennelle. Il en fut ainsi, M. Laffitte, nommé président de l’assemblée, propose nettement de déférer au duc d’Orléans la lieutenance générale du royaume. La majorité applaudit et nomme une commission chargée de se rendre à la Chambre des pairs, aussi réunie, et de l’instruire de la décision des députés. Les pairs acclament à l’instant la lieutenance générale du duc d’Orléans avec autant d’enthousiasme qu’ils en avaient témoigné en acclamant Napoléon à son retour de l’île d’Elbe, afin de redevenir sénateurs ; de même qu’après les Cent-Jours, ils acclamèrent de nouveau les Bourbons, afin de redevenir pairs de France. Une seule voix protesta contre cette turpitude : la voix éloquente et généreuse de Chateaubriand. Il soutint avec raison que les députés, non plus que les pairs, n’ayant reçu de la nation aucun mandat constituant qui pût les autoriser à déclarer le trône vacant et à déléguer la couronne au duc d’Orléans, pas plus que la lieutenance générale du royaume, leur décision était nulle ; mais la Chambre des pairs passa outre, et M. le duc d’Orléans est reconnu lieutenant général du royaume par les députés et les pairs de France. Voici maintenant ce qui se passa à l’Hôtel de Ville : Une commission municipale s’était établie à la maison commune avant l’arrivée de La Fayette ; elle se composait de Casimir Périer, du général Lobau et de MM. de Schonen, Audry de Puyraveau et Mauguin ; ces deux derniers, très-énergiques et très-opposés aux orléanistes ; aussi voulaient-ils que la commission s’intitulât gouvernement provisoire ; mais la majorité n’y consentit point, voulant au contraire, soit, comme Casimir Périer, pouvoir traiter jusqu’à la fin avec Charles X, soit, comme le général Lobau, garder, comme on dit, la place au duc d’Orléans. En effet, MM. de Sémonville et de Sussy, s’étant présentés de la part de Charles X, qui alors proposait d’abdiquer en faveur du duc de Bordeaux, Casimir Périer ne rougit pas d’écouter leurs ouvertures. Mais Audry de Puyraveau s’écrie, indigné : — « Si vous ne rompez pas ces négociations honteuses, je fais monter le peuple ici, monsieur ! » — Ce langage intimide Casimir Périer, les négociateurs des Bourbons se retirent à ces mots de Mauguin : — « Il est trop tard, messieurs ! »

MARIK. — Mais, La Fayette ?

JEAN LEBRENN. — Une députation, à la tête de laquelle se trouvaient les deux frères Garnier-Pagès, lui avait offert, et il avait accepté le commandement général des gardes nationales du royaume : c’était en ce moment la dictature. Le général se rend à l’Hôtel de Ville, au milieu des transports de la foule ; il pouvait tout alors ; il était maître de donner à la révolution son essor logique ! Mais, sauf Mauguin et Audry de Puyraveau, la commission municipale, en se subordonnant à La Fayette, le circonvient, le flatte et l’effraye à la fois, en le posant à ses propres yeux en arbitre suprême de la situation, lui montrant la terrible responsabilité qui pèse sur lui, les calamités prêtes à se déchaîner sur la France et sur l’Europe, s’il ne se rallie pas à la royauté du duc d’Orléans, laquelle par un bonheur inespéré, peut concilier l’ordre et la liberté, tandis que la république, c’est l’anarchie, c’est la guerre civile, c’est la guerre avec l’Europe ! Ces paroles caressent à la fois le légitime orgueil de La Fayette et inquiètent sa conscience d’honnête homme ; il entrevoit un rôle qui ne manquait pas, en apparence, d’une certaine grandeur : sacrifier sa conviction personnelle à la paix du pays.

MARIK. — Mais c’était sacrifier la république à des craintes insensées ; la France l’eût acceptée comme elle accepte la royauté des d’Orléans !

JEAN LEBRENN. — Oui, et l’histoire reprochera sévèrement à La Fayette cette désertion, ce manque de foi dans les principes qu’il soutenait, qu’il propageait depuis quinze ans. Mais son caractère n’étant pas à la hauteur de la position où le portait les événements, il faillit et promit à peu près son appui aux orléanistes. Pendant que ceux-ci manœuvraient ainsi, nos amis, harassés par ce combat de trois jours, se reposaient sur leurs armes ; mais, apprenant soudain par des proclamations semées à profusion dans Paris les progrès de la candidature du duc d’Orléans, l’arrivée de ce prince à Paris, mandé par une décision des pairs et des députés, les républicains bondissent d’indignation.

MARTIN. — J’étais au passage Dauphine avec une centaine de combattants, réunis autour de la boutique de notre ami Joubert, lorsque Pierre Leroux arrive exaspéré, nous apprend la décision de la Chambre des pairs et celle des députés, appelant d’Orléans à la lieutenance générale du royaume. Il n’y eut qu’un cri de stupeur et de colère. — Chargeons nos armes, c’est à recommencer ! disait-on de toute part, et l’on convient de convoquer le plus tôt possible les plus influents de nos amis chez Lointier pour aviser. Pierre Leroux court à l’Hôtel de Ville, afin d’abjurer La Fayette de tenir ses promesses, de se mettre à la tête du parti républicain et de protester par les armes, s’il le fallait, contre cette intrigue parlementaire, qui prétendait imposer à la France une royauté nouvelle.

JEAN LEBRENN. — J’ai rencontré Pierre Leroux au moment où il venait accomplir sa mission ; je venais d’arriver à l’Hôtel de Ville, où je n’avais pas mis le pied depuis le 9 thermidor.

MARIK. — Alors que tu étais membre du conseil général de la commune, mon père, et que tu faillis monter à l’échafaud comme ces immortels martyrs, les deux Robespierre, Saint-Just, Couthon et Lebas ?

MADAME LEBRENN. — Ah ! mon enfant, sans l’amitié de Billaud-Varenne, ton père augmentait le nombre des milliers de victimes de l’exécrable réaction thermidorienne.

JEAN LEBRENN. — Malheureusement en juillet 1830 comme en thermidor, nos ennemis nous ont gagné de vitesse, et cependant nous avions pour nous le droit et le peuple ; la commune devait, à cette époque, triompher des scélérats de la Convention, de même qu’aujourd’hui l’Hôtel de Ville devait triompher des intrigants du palais Bourbon. Puisse cette nouvelle leçon nous profiter ! Mais avant de revenir à la mission de Pierre Leroux auprès de La Fayette, je veux te citer, mon cher Marik, ce trait de désintéressement populaire, auquel je faisais tout à l’heure allusion. Le jeune Charras, après avoir combattu si vaillamment pendant ces trois jours, monte à l’Hôtel de Ville, et s’adressant à La Fayette : — « Mon général, il y a là, sur la place de Grève, deux cents patriotes qui ne m’ont pas quitté et se sont battus comme de vieux soldats depuis trois jours : quels ordres avez-vous à me donner à leur égard ? — Il faut, mon ami, les engager à retourner chez eux ; ils ont besoin de repos. — Retourner chez eux, mon général ! mais la plupart de ces braves citoyens ne trouveront pas un morceau de pain en rentrant ! — s’écrie Charras. — En ce cas, on va leur distribuer cent sous par tête, » — répond La Fayette. Aussitôt Charras descend annoncer cette haute paye à ses hommes. — Nous ne nous battons pas pour de l’argent ! Faites-nous donner un morceau de pain et un verre de vin ! — s’écrient ces patriotes.

HÉNORY. — Nobles cœurs ! Et c’est contre eux que la garde nationale s’armait pour défendre ses boutiques !

MARIK. — Et c’est pour donner une couronne à ce d’Orléans qu’ils ont versé leur sang !

JEAN LEBRENN. — Le plus grand coupable est La Fayette ; j’ai rencontré à l’Hôtel de Ville Pierre Leroux après son entretien avec le général, qu’il avait en vain supplié de déjouer l’intrigue orléaniste, en marchant résolument dans la voie républicaine. — « Impossible de tirer de lui une parole décisive, — me dit Pierre Leroux, désolé de l’inutilité de cet entretien ; — mais à travers le vague de ses paroles, il est facile de voir que son parti est pris ; il n’y a plus à compter sur lui. Ne comptons que sur nous. Allons rejoindre chez Lointier nos amis ; nous aviserons. » — Nous arrivons chez Lointier, où je vous ai retrouvé, mon cher Martin, ainsi que nos amis Godefroy Cavaignac, Guinard, Trélat, Hingray, Bûchez et autres encore en armes. Chevalier présidait la réunion. L’exaspération contre les orléanistes était à son comble, lorsque deux envoyés de ce parti, MM. Combes-Sieyès et Larréguy, demandent à être introduits parmi nous, afin de nous soumettre une proposition. Chevalier y consent, leur accorde la parole, et ils entreprennent de nous persuader que rien n’était plus opportun que de déférer la royauté au duc d’Orléans.

DURESNEL. — Il est impossible de vous peindre, mon cher Marik, la tempête que cette étrange affirmation souleva parmi des hommes encore dans l’effervescence du combat !

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — J’arrivais au moment où deux de nos amis, exaspérés contre ces ambassadeurs orléanistes, les couchaient en joue par un mouvement de fureur machinale, non pour les fusiller, bien entendu.

MARTIN. — Ce seul fait vous donne à penser, cher Marik, quel était l’esprit de la réunion. On alla même jusqu’à accuser Chevalier de trahison, parce qu’il avait autorisé ces orléanistes à prendre la parole.

JEAN LEBRENN. — Une protestation fut à l’instant votée et rédigée. L’on y déclarait : — « Que pendant les trois jours le peuple avait, au prix de son sang, reconquis sa souveraineté ; — que son droit était de décider de la forme de son gouvernement ; — que ce gouvernement ne pouvait être que le gouvernement républicain, la souveraineté du peuple étant une, indivisible et inaliénable ; — que jusqu’à ce que le peuple se fût prononcé, toute délégation d’autorité souveraine devenait une usurpation contre laquelle nous protestons et protesterions, s’il le fallait, par les armes. » — Bastide fut chargé de porter cette adresse à l’Hôtel de Ville. Charles Teste, Guinard, Hingray, Trélat et moi nous l’accompagnions. À mesure que nous avancions dans les quartiers populeux où s’était répandu le bruit que le duc d’Orléans devait être proclamé roi, l’indignation éclatait. — « Plus de roi ! pas plus d’Orléans que d’autres ! Les barricades sont encore debout, nous y retournons ; l’on nous donne un roi ! » — criait-on sur notre passage. — Nous parvenons à l’Hôtel de Ville ; il nous est d’abord impossible d’être introduits auprès de La Fayette. La commission municipale et son entourage le chambraient ; nous insistons tellement qu’enfin l’on nous présente au général ; il nous accueille avec le plus aimable sourire, prend connaissance de notre protestation, l’approuve fort, est d’accord avec nous que le peuple en principe, a seul le droit de décider de la forme de son gouvernement, qui ne saurait être que le gouvernement républicain ; il nous fait un pompeux éloge des États-Unis, nous rappelle avec complaisance qu’il a, dans sa jeunesse, concouru à la fondation de cette puissante république, nous croyons un instant qu’il se ravise et qu’il va conclure contre la royauté orléaniste. Mais, point.

MARIK. — Que conclut-il donc ?

JEAN LEBRENN. — Il conclut qu’il est accablé de fatigue, qu’il a besoin de repos, et nous quitte en nous adressant mille excuses avec sa courtoisie de grand seigneur… absolument ainsi que je l’ai vu, il y a quarante ans et plus, à cette fameuse séance du club des jacobins où, invité à se rendre et sommé énergiquement par Danton d’expliquer sa conduite comme général en chef de la garde nationale, lors de la fuite de Capet à Varennes, La Fayette n’expliqua rien du tout, combla les jacobins d’éloges sur leur patriotisme, puis les salua avec la politesse exquise d’un courtisan, quitta prestement le club et les laissa ébahis…

MARIK. — Ah ! maudit soit cet homme, il est fatal !

JEAN LEBRENN. — Nous sortions atterrés de cet entretien, lorsque Audry de Puyraveau, remettant à Guinard une feuille de papier sur laquelle il avait écrit quelques lignes à la hâte… lui dit : — Tenez, voilà le vrai programme de la révolution… Tâchez de lire cela à la foule rassemblée sur la place de Grève… comme dernière tentative à essayer…

MARIK. — Quel était ce programme ?

JEAN LEBRENN. — À peu près le nôtre ; il contenait en substance ceci : — « La France est libre, — elle veut une constitution, — elle n’accorde au gouvernement provisoire que le droit de consulter la nation, — le peuple ne doit ni ne peut aliéner sa souveraineté, — plus de royauté, — le pouvoir exécutif délégué par l’élection à un président temporaire, responsable et révocable, — le pouvoir législatif délégué à une assemblée nommée par le suffrage universel. — Pour ces principes, ajoutait le programme, — nous venons d’exposer notre vie, de verser notre sang, nous les soutiendrons au besoin par une nouvelle insurrection… »

MARIK. — Et quel effet produisit la lecture de ce programme ?

JEAN LEBRENN. — Il fut applaudi par le petit nombre de ceux qui l’entendirent… quelques-uns même s’écrièrent naïvement : — C’est le programme de La Fayette… Vive La Fayette !… — Mais en ce moment arrivait à l’Hôtel de Ville un singulier cortège, il s’ouvrait par une chaise à porteur où se trouvait M. Laffitte, qu’un mal de jambe empêchait de marcher, puis venait le duc d’Orléans à cheval, accompagné des généraux Gérard, Sébastiani et autres, et suivi de la commission des députés qui l’appelaient à la lieutenance générale du royaume ; le prince était pâle, inquiet, bien qu’il affectât de sourire à la foule des combattants encore armés ; leur attitude, leurs paroles devenaient de plus en plus menaçantes ; quelques fusils même s’abaissaient dans la direction de cet homme, qui venait, après le combat, usurper la souveraineté populaire ; mais un sentiment d’humanité releva bientôt les armes, et quelques minutes après parurent au balcon de l’Hôtel de Ville, le duc d’Orléans et La Fayette ; celui-ci l’embrassa et le présenta au peuple en s’écriant : — Voici, mes amis, la meilleure des républiques… — Que dire de plus ? La Fayette, seul, grâce à sa popularité, pouvait représenter aux yeux des masses la république… et il la désirait publiquement, en sacrant, pour ainsi dire, de son adhésion, la royauté nouvelle… Le peuple resta frappé de stupeur… beaucoup, dans leur crédulité insensée, se persuadèrent en effet, puisque La Fayette l’affirmait, que Louis-Philippe d’Orléans était la meilleure des républiques… La foule s’écoula silencieuse… le petit nombre, irrité ou consterné… le plus grand nombre, rassuré, ou, pour ainsi dire, satisfait de voir la fin de la révolution, et acceptant le dénouement tel quel… car à l’ardente surexcitation de ces trois journées de bataille succédait et devait succéder une sorte de lassitude morale et physique.

MARTIN. — Pour compléter le tableau et le contraste, mon cher Marik… il faut comparer le programme républicain au programme orléaniste… Il résumait les conquêtes de la révolution de juillet, selon M. Guizot, lequel suppliait humblement, au nom des intronisateurs de la dynastie d’Orléans, le nouveau roi de daigner octroyer à ses fidèles sujets : — « Le rétablissement de la garde nationale, — l’intervention d’un certain nombre de citoyens dans la formation des conseils généraux et municipaux, — le jugement du jury pour les délits de presse, — et la responsabilité des agents du pouvoir… » — Voilà en somme… les conquêtes de la révolution de juillet 1830, selon les hommes d’État de la nouvelle oligarchie bourgeoise.

JEAN LEBRENN. — Oui, c’est pour obtenir un pareil résultat que le peuple de Paris s’est battu depuis trois jours… c’est pour cela que nous avons risqué notre vie… que tu as versé ton sang, mon fils… et que nos vieux amis Castillon et Duchemin sont morts vaillamment comme tant d’autres patriotes, et…

MARIK, se dressant sur son séant. — Grand Dieu ! mon père… que dis-tu ?… Castillon…

JEAN LEBRENN, péniblement affecté, s’adressant à sa femme. — Notre fils ignorait donc ?…

MADAME LEBRENN. — Hélas ! mon ami… nous avions cru devoir cacher à Marik la triste vérité, de crainte de lui causer une sensation trop vive dans l’état où il se trouve.

JEAN LEBRENN. — Ah ! j’ai du malheur aujourd’hui !…

MARIK, essuyant ses yeux pleins de larmes. — Pauvre vieux Castillon… il m’aimait tant… et je l’aimais tant aussi… Il m’avait bercé sur ses genoux…

MADAME LEBRENN. — Depuis plus de quarante ans, jamais son dévouement, son amitié, ne nous avait fait défaut. Sa probité, son courage, égalaient sa fière délicatesse… Devenu vieux, il a préféré à l’oisiveté du repos que nous lui offrions près de nous, sa vie laborieuse et rude. — « Je n’ai ni femme ni enfant ; je peux encore, par mon travail, me suffire à moi-même, sans rien demander à personne, — nous disait-il toujours ; — mais si j’étais malade ou si je devenais invalide, — j’aurais sans honte recours à l’ami Jean… »

HÉNORY, les yeux humides. — « Si je vis bien vieux, — me disait cet excellent homme, — lorsque votre petit Sacrovir aura l’âge de raison… je lui raconterai les belles journées de la révolution… les guerres de la république où j’étais soldat avec son grand-père, et… » (La jeune femme ne peut achever, les larmes étouffant sa voix.)

MARIK, d’une voix oppressée. — Et où est-il mort ?

JEAN LEBRENN. — À mes côtés, peu de temps après que tu as été blessé. La troupe, repoussée à sa première attaque contre notre barricade, étant revenue en force considérable, nous nous replions en combattant du côté du marché des Innocents Castillon reçoit une balle dans la poitrine… il tombe… je me précipite vers lui… je le soutiens dans mes bras : — « J’ai mon compte, l’ami Jean !… Adieu… ça ira, — me dit-il, et sa figura rayonnant soudain, il ajoute : — Belle mort !! Vive la république !! » — Il expira au moment où la troupe s’avançait, nous chargeant à la baïonnette, il me fallut laisser là son pauvre corps… (Il porte la main à ses yeux.)

MARTIN. — Il aura été jeté dans la fosse commune du jardin du Louvre… comme tant d’autres prolétaires, héros inconnus, martyrs de la plus sainte des causes !

MARIK. — Et Duchemin ?

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Malgré son âge, il ne m’avait pas quitté pendant la journée du 27 ; son exaltation patriotique le rajeunissait et doublait ses forces… Nous rentrions chez moi le soir, et le 28, au point du jour, nous rejoignions, rue des Prouvaires, des citoyens défendant une barricade. Le colonel, qui commandait la troupe, désespérant d’enlever cette barricade, essaye de la démolir à coups de canon… Une pièce est mise en batterie, et à sa première salve, un boulet ricoche et vient broyer la cuisse de Duchemin, il tombe en criant avec enthousiasme, ainsi qu’autrefois nos soldats en mourant : — Vive la république ! — Puis, s’efforçant de sourire, Duchemin me dit : — « Je les aimais tant, ces amours de bouches à feu !… voyez comme elles me traitent, mon général. C’est égal, je meurs en vieux canonnier républicain. »

JEAN LEBRENN. — Ah ! je n’oublierai jamais qu’en 92 j’ai vu Duchemin s’enrôler pour marcher à la frontière, et offrir à la patrie tout ce qu’il possédait, sa vie et ses deux chevaux, qu’il attelait à une voiture de place dont il était cocher…

La servante entre en ce moment, et s’adressant à Jean Lebrenn : — Monsieur, l’un des ouvriers qui s’est présenté il y a quatre jours, demande des nouvelles de M. Marik.

JEAN LEBRENN. — Priez-le de venir.

L’ouvrier entre ; c’est lui qui, le 27, portait la parole au nom de ses camarades de la rue Saint-Denis ; sa tête est enveloppée d’un bandeau ensanglanté ; il est aussi blessé à la jambe et s’appuie sur le fourreau d’un sabre de cavalerie lui servant de canne.

L’OUVRIER. — Bonsoir, monsieur Lebrenn, j’ai appris que votre fils était blessé… je venais savoir comment il va.

MADAME LEBRENN. — Nous sommes bien touchés de votre souvenir, monsieur ; l’état de mon fils ne nous inspire plus d’inquiétude… le voilà… Veuillez vous asseoir à ma place auprès de son lit, car vous êtes aussi blessé, mais pas grièvement, je l’espère ?

L’OUVRIER. — Non, madame… un coup de sabre sur la tête et un coup de baïonnette à la jambe ; dans peu de jours, il n’y paraîtra plus.

MARIK, tendant la main à l’ouvrier. — Merci, merci, monsieur, d’avoir songé à moi…

L’OUVRIER, serrant cordialement la main de Marik. — C’est tout simple… monsieur Marik… seulement je suis fâché de revenir seul vous voir, car les deux camarades qui m’accompagnaient ici… l’autre soir…

JEAN LEBRENN, vivement. — Ils sont aussi blessés…

L’OUVRIER, soupirant. — Ils sont morts, monsieur Lebrenn…

MADAME LEBRENN. — Encore des martyrs, encore ! Ah ! les rois !!! que de sang ils font couler ! que de deuils ils causent !!!

HÉNORY. — Avaient-ils des femmes, des enfants ? S’il en est ainsi, comptez sur nous !

L’OUVRIER. — Vous êtes bien bonne, madame… mais heureusement mes camarades n’avaient ni femme ni enfants ; ils étaient comme moi, garçons…

JEAN LEBRENN. — Ne laissent-ils pas de vieux parents ?

L’OUVRIER. — Non, monsieur Lebrenn, l’un était un enfant trouvé, l’autre avait perdu son père et sa mère depuis longtemps.

JEAN LEBRENN, à l’ouvrier. — Tenez, j’ai un poids sur le cœur. Je vous en prie, répondez-moi sincèrement. Vous m’avez demandé conseil l’autre jour au nom de vos camarades ; je vous ai engagé à prendre les armes, sans vous cacher que toutes nos espérances pourraient ne pas se réaliser… Regrettez-vous d’avoir suivi mon conseil ? Me reprochez-vous de vous l’avoir donné ?

L’OUVRIER, vivement. — Vous le reprocher, monsieur Lebrenn ! lorsque vous vous êtes battu si bravement à notre tête ! lorsque votre fils est blessé, lorsque votre dame et votre belle-fille ont, pendant trois jours, pansé avec un dévouement fraternel les blessures de nos camarades !!! (Avec émotion.) Me croire capable de… vous reprocher… Ah !… ce n’est pas bien… à vous, monsieur Lebrenn ; non, ce n’est pas bien à vous !

JEAN LEBRENN, prenant et serrant la main de l’ouvrier. — Bon et digne cœur ! pardon… pardon ; mais j’avais besoin de cette assurance de votre part, en songeant aux résultats de cette révolution, pour laquelle vos camarades sont morts, pour laquelle vous avez versé votre sang…

L’OUVRIER, avec un enthousiasme croissant. — Est-ce qu’il ne nous reste pas du moins la gloire de nous dire que nous avons chassé Charles X, qui voulait nous asservir, et que nous nous sommes battus pendant trois jours contre une armée que nous avons vaincue ! et que tout cela, nous l’avons fait… pour l’honneur… Est-ce que ce n’est rien ça, monsieur Lebrenn ? Est-ce qu’en pensant à cela, je ne sens pas pour ma part, là, dans l’âme, quelque chose dont je suis fier ? Et puis, enfin, est-ce que, comme vous nous le disiez l’autre jour, si nous n’avons pas cette fois la république, qui seule peut nous rendre nos droits et nous affranchir, nous ne savons pas maintenant de quelle manière on s’y prend pour chasser les rois et battre leur armée ?… Nous avons bien chassé l’ancien, pourquoi donc ne chasserions-nous pas le nouveau quand le moment sera venu, et alors nous ne nous laisserons pas cette fois filouter la république.

JEAN LEBRENN. — Oui, le moment viendra, mes amis, car aujourd’hui des députés élus, non par l’universalité des citoyens, mais par une faible partie représentant le privilège de l’écu, ont, sans mandat constituant, décidé de la forme du gouvernement de la France ; ils ont offert la couronne à Louis-Philippe, usurpation flagrante de la souveraineté du peuple une, indivisible et inaliénable. À l’usurpation, nous répondrons par une conspiration permanente jusqu’au jour de la nouvelle révolution où sera proclamé le gouvernement républicain, seul compatible avec la souveraineté populaire, seul capable d’affranchir matériellement et moralement les prolétaires.

L’OUVRIER. — Ce jour-là, monsieur Lebrenn, nous nous lèverons en armes du cri de vive la république !

TOUS. — Oui, vive la république !

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Moi, Jean Lebrenn, j’ai écrit ce récit le 27 décembre 1830, la veille du jour où est né un nouvel enfant à mon fils ; il l’a nommée Velléda, en mémoire de notre nationalité gauloise.

À toi, Marik Lebrenn, mon fils bien-aimé, je lègue ce récit ainsi que le sabre que j’ai reçu de Hoche le jour de la bataille de Wissembourg ; tu les joindras à la légende et aux reliques de notre famille, et tu les légueras à ton fils Sacrovir ; tu ajouteras à ces pages l’historique des nouveaux événements accomplis de ton temps, et notre descendance continuera, de génération en génération, ses annales domestiques.

Et maintenant, fils de Joël, courage, persévérance, espoir… que dis-je, non pas seulement espoir, mais certitude !! Oui, malgré les éclipses passagères de l’astre républicain depuis le commencement de ce siècle, malgré la déception dont nous sommes victimes en cette année 1830, malgré les épreuves que nous et nos enfants nous aurons peut-être encore à subir, l’avenir du monde appartient à la démocratie. Nous ou nos descendants verrons s’accomplir la prédiction de ma sœur Victoria, la femme soldat, de même que nous et nos pères nous avons vu s’accomplir la prédiction de Victoria, la femme empereur. Celle-là prophétisait la renaissance de la république des Gaules… nous avons assisté à cette renaissance. Victoria, ma sœur, a prophétisé l’avènement de la république démocratique universelle, cette prophétie s’accomplira, elle est marquée dans les destinées de l’humanité en vertu de la loi divine du progrès.

FIN DU SABRE D’HONNEUR (1789-1830).
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Moi, Marik Lebrenn, j’inscris ici, avec une profonde douleur, la date du 17 avril 1832, jour néfaste où mes père et mère bien-aimés ont, en quelques heures, et à peu de distance l’un de l’autre, succombé à une attaque de choléra ; ils ont jusqu’à la fin conservé la sérénité des âmes irréprochables, et sont allés nous attendre dans les mondes mystérieux où nous allons renaître afin de continuer de vivre âme et corps, et poursuivre ainsi à l’infini notre existence éternelle.


  1. Paroles textuelles de Hoche, ainsi qu’on le verra plus bas dans l’une de ses dépêches.
  2. Département de la guerre, section III, 1793 à 1794. — Correspondance.
  3. Voir l’Histoire de la guerre de la Péninsule, par le général Foy, page 175. — Il tient ce propos d’un témoin auriculaire.
  4. Voir la dépêche de Hoche (textuel).
  5. Historique.
  6. Le récit de l’entretien de Robespierre et de Billaud-Varenne que nous avons guillemeté a été donné par Billaud, ensuite du 9 thermidor. (Voir Histoire parlementaire de la révolution, t. 52, page 86.) Il ressort de ce fait que Robespierre, le prétendu dictateur du comité de salut public, exerçait rarement une influence décisive, et que, dans une foule de questions, il avait contre lui la majorité des comités.
  7. Quelle étonnante prophétie… si l’on songe au 18 brumaire !
  8. Avons-nous besoin de dire que ces admirables paroles ont été prononcées par Robespierre, la veille de sa mort, le 8 thermidor 1794, à la séance du soir du club des Jacobins ?
  9. Le récit de cette séance du 9 thermidor, ses incidents, les discours prononcés, etc., est (sauf des abréviations insignifiantes) textuellement conformes au Moniteur et aux mémoires du temps.
  10. Telles sont les paroles textuelles du Moniteur, en rendant compte de cet incident : — « Louchet. — Je demande le décret d’arrestation de Robespierre. » (Les applaudissements, D’ABORD ISOLÉS, deviennent unanimes.)
  11. Cambon disait un jour à Vadier, exilé comme lui à Bruxelles : « Comment avez-vous eu la scélératesse d’imaginer ce cachet et toutes les autres pièces par lesquelles vous vouliez faire passer Robespierre pour un royaliste ? » Vadier répondit « que le danger de perdre la tête donnait de l’imagination. » (Mém. de Cambon, t. 1er, p. 179.)
  12. Voir, pour cette scène, le Procès-verbal de la séance extraordinaire du conseil de la communenonidi. — 9 thermidor. — AD. Histoire parlem. de la Révolution, t. XXXIII, p. 179.
  13. Cette séance de la commune est rigoureusement et textuellement reproduite, d’après le procès-verbal, sauf les observations et propositions de Jean Lebrenn ; nous avons introduit ce personnage de notre fable dans le conseil général, afin de démontrer que la commune, composée d’excellents patriotes, appuyée par l’immense majorité des sections de Paris, des faubourgs et de la banlieue, par les autorités civiles et judiciaires du département, la commune a perdu la journée du 9 thermidor, et ainsi assuré le triomphe de la contre-révolution, par un déplorable manque d’initiative et d’action.
  14. C’est à tort que la tradition rapporte le suicide de Robespierre : il a été assassiné par le gendarme HERDA. (Voir le Moniteur, séance du 10 thermidor.)
  15. Le premier soin des royalistes de la convention, le lendemain du 9 thermidor, fut non point de décréter la mise en liberté des suspects, mais d’aller, eux-mêmes, faire ouvrir les prisons, d’où sortirent alors une foule de prêtres réfractaires et de contre-révolutionnaires acharnés.
  16. Voici ce rapport, empreint de la haine des partis. N’est-il pas exécrable de voir des médecins prodiguer l’outrage au blessé à qui leurs soins sont nécessaires ? Le point capital de ce rapport est cette déclaration que le coup de pistolet dont a été atteint Robespierre était tiré de haut en bas, ce qui prouve évidemment que Robespierre ne s’est pas suicidé, mais a été assassiné par le gendarme Herda, ainsi qu’il résulte d’ailleurs du texte même du Moniteur :
    « Nous, soussignés, officier de santé de première classe des armées de la république et chirurgien-major des grenadiers servant pour la Convention, ayant été requis ce matin, à cinq heures, par les représentants du peuple composant le comité de sûreté générale, de panser la blessure du scélérat Robespierre l’aîné, avons trouvé le susnommé étendu sur une table, dans une des salles du palais des Tuileries ; il était tout couvert de sang, tranquille en apparence et ne témoignant pas éprouver beaucoup de douleur ; le pouls se faisait sentir petit et concentré. Après avoir lavé la figure du blessé, nous avons aperçu d’abord un gonflement à toute la face, plus considérable à gauche (le côté blessé) ; il y avait aussi érosion à la peau et ecchymose à l’œil du même côté. Le coup de pistolet avait porté au niveau de la bouche, à un pouce de la commissure des lèvres. Comme sa direction était oblique de dehors en dedans, de gauche à droite, DE HAUT EN BAS, et que la plaie pénétrait dans la bouche, elle intéressait extérieurement la peau, le tissu cellulaire, les muscles à triangulaire, buccinateur, etc. En introduisant le doigt dans la bouche, nous avons trouvé fracture avec esquilles à l’angle de la mâchoire inférieure, et nous avons retiré les dents canines, première molaire, et quelques portions d’os, etc.
    » Pendant tout le temps du pansement, le monstre n’a pas cessé de nous fixer sans proférer un mot. L’appareil appliqué, nous l’avons couché sur la même table et en parfaite connaissance.
    » Paris, ce décadi 10 thermidor, l’an II de la république française une et indivisible. — signé, VERGEZ fils, officier de santé de première classe ; HARRIGUES. »

  17. L’un des représentants montagnards qui siégeaient à l’Assemblée, ainsi que Vernier, Duroi, Soubrany, Duquesnoy, Bourbotte et Prieur (de la Marne).
  18. « Jaffa est emporté. Après l’assaut, une partie de la garnison, estimée par Bonaparte à douze cents hommes et portée par d’autres à deux ou trois mille, se rendit et fut reçue à merci : deux jours, après Bonaparte ordonna de la passer par les armes.
    » Napoléon se décida (dit M. Thiers) à une mesure terrible et qui est le seul acte cruel de sa vie : il fit passer au fil de l’épée les prisonniers qui lui restaient ; l’armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d’effroi, l’exécution qui lui était commandée.
    » Le seul acte de sa vie, c’est beaucoup affirmer après les massacres de Toulon, après tant de campagnes où Napoléon compta à néant la vie des hommes.
    » Je me dispenserait, dit le docteur Larrey, de parler des suites horribles qu’entraîne ordinairement l’assaut d’une place : j’ai été le triste témoin de celui de Jaffa. » Bourienne s’écrie : « Cette scène atroce me fait encore frémir, lorsque j’y pense, comme le jour où je la vis, et j’aimerais mieux qu’il me fût possible de l’oublier que d’être forcé de la décrire. Tout ce qu’on peut se figurer d’affreux dans un jour de sang serait encore au-dessous de la réalité. » Bonaparte écrit au Directoire que « Jaffa fut livrée au pillage et à toutes les horreurs de la guerre, qui jamais ne lui a paru si hideuse. » Ces horreurs, qui les avait commandées ?
    (Mémoires de CHÂTEAUBRIAND, t. VIII, p. 51.)
  19. « Le siège de Saint-Jean d’Acre fut levé le 20 mai 1799. Arrivé à Jaffa le 27, Bonaparte fut obligé de continuer sa retraite. Il y avait environ trente à quarante pestiférés, nombre que Napoléon réduit à sept, qu’on ne pouvait transporter ; ne voulant pas les laisser derrière lui, dans la crainte, disait-il, de les exposer à la cruauté des Turcs, il proposa à Desgenettes de leur administrer une forte dose d’opium. Desgenettes lui fit la réponse si connue : « Mon métier est de guérir les hommes, non de les tuer. »
    Bourienne écrit dix pages entières pour soutenir l’empoisonnement contre ceux qui le nient : « Je ne puis pas dire que j’ai vu donner le poison, dit-il, je mentirais ; mais je sais bien positivement que la décision a été prise et a dû être prise après délibération ; que l’ordre en a été donné, et que les pestiférés sont morts ! Quoi ! ce dont s’entretenait, dès le lendemain du départ de Jaffa, tout le quartier général comme d’une chose positive, ce dont nous parlions comme d’un épouvantable malheur, serait devenu une atroce invention pour nuire à la réputation d’un héros ? »
    Napoléon, rentré au Caire, écrivait au général Dugna : « Vous ferez, citoyen général, trancher la tête à Abdella-Aga, ancien gouverneur de Jaffa. D’après ce que m’ont dit les habitants de Syrie, c’est un monstre dont il faut délivrer la terre… Vous ferez fusiller les nommés Hassan, Joussef, Ibrahim Salch, Mahamet, Bekir, Hadj-Soleh, Mustapha, Mohamed, tous mameluks. » Il renouvelle souvent ces ordres contre les Égyptiens qui ont mal parlé des Français : tel était le cas que Bonaparte faisait des lois ; le droit même de la guerre permettait-il de sacrifier tant de vies sur ce simple ordre d’un chef : Vous ferez fusiller ? Au sultan du Darfour il écrit : « Je désire que vous me fassiez passer deux mille esclaves mâles, ayant plus de seize ans. » Bonaparte aimait les esclaves.
    (Mémoires de CHATEAUBRIAND, vol. VIII, p. 74.)
  20. Histoire parlementaire de la Révolution, page 497, vol. XXXVIII.
  21. Histoire parlementaire de la Révolution, p. 497, v. XXXVIII.
  22. Voir le plan figuratif de la constitution élaborée par Sieyès.
  23. Président du conseil des Anciens. Cette réunion des conspirateurs eut lieu le 16 brumaire.
  24. Cette séance et les suivantes sont textuellement extraites du Moniteur.
  25. Autre compère assistant la veille à la délibération chez Lahary.
  26. Voir, pour cet entretien, Histoire parlementaire de la Révolution, page 479, vol. XXXVIII.
  27. Cet incroyable discours de Lucien Bonaparte fut imprimé dans la journée et distribué dans Paris par milliers d’exemplaires. (Histoire parlementaire de la révolution, p. 249, vol. XXXVIII.) Nous avons donné le récit de la séance textuellement, puisé au Moniteur. C’est au lecteur à comparer les affirmations du président du conseil des Cinq-Cents à la réalité.
  28. Les paroles du général Bonaparte sont textuelles. Voir l’Histoire parlementaire de la révolution, p. 440, vol. XXXVIII.)
  29. Mémoires de Thibaudeau, vol. II, p. 47.
  30. Mémorial de Sainte-Hélène, tome III, p. 403.
  31. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, tome IX, p. 64.
  32. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, tome IX, p. 70.
  33. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, tome IX, p. 77.
  34. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, tome IX, p. 82.
  35. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, tome IX, p. 86
  36. Napoléon pouvait alors prendre un parti qui eût fait trembler l’Europe et ôté tout prétexte aux malveillants de l’intérieur, il pouvait dire aux souverains : « J’étais monté sur le trône pour que la France, ayant les mêmes institutions, la même forme de gouvernement que vos États, vous inspirât de la confiance et fût reçue dans la famille européenne ; vous ne voulez pas reconnaître ce trône ? eh bien, j’en descends. Je suis le premier consul de la république française. » Il pouvait dire à la nation : « On en veut à votre indépendance, à votre liberté, et on ose proclamer que c’est mon trône seul qu’on veut attaquer. Eh bien, je l’abats de mes propres mains : je ne suis plus qu’un magistrat temporaire ; je ne veux plus être que le général qui va combattre et mourir pour la patrie ; ce n’est pas la nation qui s’exposera pour défendre la dynastie de Napoléon, c’est Napoléon qui se sacrifie pour assurer l’indépendance du peuple français. »
    Qu’on pense un moment à l’enthousiasme qu’aurait excité cette abdication généreuse et volontaire ! Comme l’empereur, qui s’est trouvé embarrassé dans des sentiers tortueux d’une politique étroite, aurait pu tenir une marche franche et assurée ! Il n’aurait pas alors redouté une guerre dont il n’eût pas été l’objet et le prétexte ; il se serait avancé sans hésiter pour reporter sur le Rhin les bornes désormais immuables de la république ; il eût fait entendre le cri de la liberté et de l’indépendance au milieu des rochers de la Suisse, que des oligarques oppriment ; de l’Italie, qui gémissait sous le joug autrichien ; de la Hollande, qui ne peut pas oublier que son roi ne fut jadis que son stathouder. Ces cris auraient peut-être retenti jusque dans cette Saxe si indignement sacrifiée ; jusque dans le sein de cette Pologne, qui doit toujours craindre que le sceptre d’Alexandre ne soit remplacé par le knout de la servitude : alors, si des insurrections n’eussent pas éclaté sur tous les points, partout au moins se serait établi une fermentation active ; partout les souverains effrayés auraient cru entendre sous leurs pas, ces bruits sourds, ces détonations souterraines du globe, et ce n’eût été qu’en tremblant qu’ils auraient détaché quelques soldats contre une nation qui, en proclamant ses droits, proclamait ceux de toutes les autres nations.
    Napoléon tenait trop à la puissance pour prendre une aussi noble résolution ; il crut pouvoir se borner à quelques sacrifices qu’il comptait peut-être un jour rendre tout à fait illusoires ; il espéra que l’amour de l’armée et la haine que le peuple portait aux Bourbons suffisaient pour le soutenir dans cette lutte. Ce n’était plus pourtant cet empereur qui avait méconnu nos droits et repoussé par le mépris et par l’insulte les vœux des représentants de la nation ; il disait le 26 mars à la Cour de cassation et à la municipalité de Paris : « Il n’a jamais été vrai de dire que les peuples existassent pour les rois. — Ce qui distingue le trône impérial, c’est qu’il est national et consolide tout ce qui a été fait en France pendant vingt-cinq années de révolutions. — L’intérêt impérial garantit tous les autres intérêts. »
    (Mémoires du général Lamarque, t. I, p. 2.)
  37. Mémoires sur les Cent-Jours, t. I, p. 179, par Fleury de Chaboulon.
  38. Tel était en effet le projet de Blücher. Voir la dépêche où Wellington le supplie de renoncer à ce dessein sauvage.
  39. L’habitude de Napoléon à cet égard est proverbiale.
  40. Historique.
  41. Ce fut ainsi que Napoléon quitta l’Élysée.