Les Mystères du peuple — Tome XIII
L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


Il y a, jour pour jour, six ans (20 janvier 1850), je vous écrivais la première des lettres qui, depuis, ont servi d’introduction historique et justificative aux divers épisodes des Mystères du Peuple ; je date aujourd’hui de mon exil (20 janvier 1856) la dernière lettre que je vous adresserai désormais, puisque le récit suivant, destiné à mettre en action quelques-uns des faits les plus caractéristiques de notre immortelle révolution de 1789-1792, qui constitua la République française, sera le couronnement naturel de mon œuvre éclose au souffle patriotique de février 1848, continuée pendant que je siégeais à l’Assemblée nationale, où mes concitoyens de Paris m’avaient fait l’honneur insigne de me nommer représentant du peuple, et enfin achevée sur la terre étrangère…


La révolution de 1789-1792, amenant la chute de la monarchie et restaurant le gouvernement républicain, antique constitution des Gaules fédérées avant les conquêtes romaine et franque, est une conséquence si évidente, une conclusion tellement normale de la marche des événements retracés par nous, d’âge en âge ; enfin, les actes de cette révolution presque contemporaine sont généralement si connus, si avérés, que notre lettre ne contiendra aucune citation, aucune preuve à l’appui de la réalité de notre récit, ainsi que nous avions fait jusqu’ici. Non, cette lettre est uniquement un adieu fraternel auquel je joins l’expression de ma vive reconnaissance pour ceux d’entre vous, chers lecteurs, qui, malgré tant de vicissitudes diverses et pénibles, m’ont prêté leur sympathique intérêt jusqu’à la fin de cet ouvrage.

Je désire aussi exposer pourquoi, limitant ce livre à l’avènement du général Bonaparte au Consulat, je n’ai pas cru devoir entreprendre de mettre en action le Consulat, l’Empire, la Restauration et le gouvernement de Juillet.

La première, la plus capitale des raisons qui m’ont engagé à limiter ainsi mon œuvre, est que l’histoire des périodes dont nous parlons est à ce point voisine de nous, qu’elle est sue de tous dans son ensemble, et d’un très-grand nombre, dans ses détails ; or, mon principal but en écrivant les Mystères du Peuple a été, surtout et avant tout, d’initier ceux de mes lecteurs qui l’ignoraient à la connaissance des époques les plus reculées, les moins vulgarisées de notre histoire, telles, par exemple, que celles de la conquête romaine et des premiers siècles de la domination des Franks ; car vous l’avez peut-être remarqué, chers lecteurs, l’étendue de mes récits a presque toujours été proportionnée à l’obscurité relative ou à l’importance réelle des événements que je désirais mettre en lumière à vos yeux ; c’est vous expliquer surabondamment, chers lecteurs, pourquoi j’ai borné mon livre ainsi que je l’ai fait.

D’autres raisons, quoique secondaires, m’imposaient encore cette mesure : ainsi, la liberté de mon appréciation du Consulat et de l’Empire ne pouvait être entière, non plus que celle de mon jugement sur certains événements advenus sous le règne de Louis-Philippe. J’ai donc préféré m’abstenir. Il ne me convenait pas, il ne peut me convenir, de mutiler volontairement ma pensée par des réticences forcées ou de reculer devant la complète formule de mes convictions, auxquelles du moins je n’ai jamais failli dans le cours de ces récits. Enfin, il eût fallu augmenter le nombre de volumes déjà trop considérable peut-être dont se composent les Mystères du Peuple. Telles sont les raisons qui m’ont engagé de donner à cet ouvrage pour conclusion et dénouement l’épisode suivant. Ai-je besoin d’ajouter que je relaterai très-sommairement en quelques pages, sans réflexions ni commentaires, les principaux actes du Consulat, de l’Empire, de la Restauration et du gouvernement de Juillet, afin de rattacher la chaîne des faits à l’exposition des Mystères du Peuple, dont la scène se passe en février 1848 ?

Si mes vœux ne sont pas déçus et si ma pensée a été comprise de vous, chers lecteurs, vous regarderez cette Histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges comme notre histoire à nous tous, fils du peuple et du tiers état représentant les Gaulois opprimés, puis affranchis de siècle en siècle par l’insurrection…

Un mot encore… Savez-vous, chers lecteurs, mon suprême et trop orgueilleux espoir ? C’est qu’après ma mort mon œuvre sera continuée de génération en génération. Je lègue ici cette pieuse tâche à des écrivains plus habiles, mais non plus sincèrement dévoués que moi à la cause de la démocratie universelle, et du libre examen. Ainsi se continuerait de siècle en siècle, pour l’enseignement de nos descendants, l’Histoire de cette famille de prolétaires à travers les âges, histoire qui, après tout, est la nôtre.

Et maintenant, adieu, chers lecteurs ; j’éprouve un profond regret, croyez-le, en songeant qu’il me faudra bientôt renoncer à cette communion de pensées, sorte de mystérieuse intimité qui nous lie depuis bientôt six ans. Elle était ma joie, ma récompense, ma gloire, alors que j’habitais mon pays… Elle a souvent adouci pour moi les amertumes de la proscription.

Savoie, Annecy-le-Vieux, 20 janvier 1856.


Salut et fraternité.............................

EUGÈNE SÜE................................