Les Mystères du peuple — Tome XII
LE MARTEAU DE FORGERON

— Première partie —

LE MARTEAU DE FORGERON


ou


LE CODE PAYSAN.

1610-1715.

sommaire.


Événements importants du règne de Louis XIII. — Avènement de Louis XIV au trône.
 — Le brigantin le Saint-Éloi. — La tempête. — Mademoiselle Berthe de Plouernel. — La marquise du Tremblay. — L'abbé Boujaron. — La caravelle. — Le port de Delft. — La Haye. — M. Serdan. — Salaün et Nominoé Lebrenn. — Jean de Witt, grand pensionnaire de la république des sept Provinces-Unies. — Le ruart de Putten. — Iniquité, parjure et trahison de Louis XIV envers la Hollande. — Invasion des Flandres. — Férocité des troupes royales. — La torture. — Massacre des frères de Witt. — Mademoiselle de Plouernel échappe aux derniers outrages. — La Bretagne sous Louis XIV. — Énormité des impôts. — Exactions et violences des soldats du roi. — Plan d'insurrection de la Guyenne, du Languedoc, de la Normandie et de la Bretagne. — Projets de fédération républicaine. — Les parlementaires. — Haine des paysans bretons contre la noblesse et le clergé. — Tankerù-le-Forgeron. — Le mariage. — Tina. — Le Baz-Valan et le Brotaër. — L'huissier des tailles, le bailli du comte de Plouernel et le sergent La Montagne. — Mademoiselle Berthe de Plouernel. — Aux armes ! Bretons de l'Armorique ! — Le Code paysan. — Insurrection de Nantes et de Rennes. — Le duc de Chaulnes. — Le moderne château de Plouernel et le vieux donjon de Neroweg VI, sire de Plouernel au temps des croisades. — Soulèvement des paysans. — Les supplices. — Les pierres sacrées de Karnak. — L'expiation. — Événements publics importants de la fin du règne de Louis XIV.

Moi, Salaün Lebrenn, fils de Stephan, qui fut fils d’Antonicq, lequel acheva la légende de la bible de poche, commencée par son grand-père Christian l’imprimeur, moi, Salaün Lebrenn, j’ai écrit le suivant récit.

À toi, mon dernier enfant, Alain Lebrenn, enfant de ma vieillesse, je lègue à mon tour ma légende ; elle continue nos annales plébéiennes. À ces pages sera joint le fer d’un marteau de forgeron ; il augmentera le nombre des reliques de notre famille ; tu les transmettras, ainsi que nos annales, à ta descendance, de même que nos aïeux nous les ont transmises.

Mon grand-père Antonicq Lebrenn est trépassé, à l’âge de soixante-sept ans, le 11 novembre de l’année 1616 (il n’avait rien ajouté à son récit depuis 1610, fin du règne de Henri IV). Stephan, fils d’Antonicq, avait vingt-trois ans à la mort de son père. Il a continué d’être métayer de la métairie de Karnak, dépendant du fief de Mezléan, relevant de la seigneurie de Plouernel ; puis, de par le droit d’usance, Stephan, au bout d’un certain nombre d’années, est devenu vassal de la seigneurie. Il s’est marié à vingt-six ans (1619) et a eu de ce mariage deux enfants : moi, Salaün (né en 1625), et mon frère Gildas (né en 1628). Notre père Stephan, aussi bon que timide et résigné, a souffert, sans jamais se plaindre qu’à ma mère ou à nous, toutes les misères, toutes les hontes, toutes les douleurs du vasselage ; il est mort à l’âge de cinquante-huit ans, le 13 février 1651. Mon frère Gildas, aussi bon, aussi patient, aussi résigné que mon père, lui a succédé dans la tenance de la métairie de Karnak, située sur la côte de la Bretagne armoricaine. Moins résigné que Gildas et appelé par une vocation invincible à l’état de marin, ayant eu la mer sous les yeux depuis mon enfance, je me suis, du vivant et de l’agrément de mon père, engagé mousse, dès l’âge de quinze ans, à bord de l’un des navires du port de Vannes, voisin de la métairie de Karnak. J’ai navigué longtemps, et je suis parvenu aux fonctions de subrécargue, puis de capitaine d’un bâtiment commerçant ; j’ai pu ensuite, grâce à mon trafic et à mes profits, acheter un petit navire et commercer pour mon compte. Je me suis marié, pour la première fois, en 1646, avec ma douce et bien-aimée Janik Tankeru, sœur d’un forgeron de Vannes ; ma chère et regrettée femme a rendu ma vie aussi heureuse qu’elle pouvait l’être ; j’ai, je le crois, rendu à Janik le bonheur que je lui devais. En 1651, elle m’a donné un fils ; je l’ai appelé Nominoë. Hélas ! je devais lui survivre… Vous lirez sa triste histoire dans la légende que je vous lègue, fils de Joel.

Avant d’entreprendre ce pénible récit, je vais, selon l’habitude de ceux des nôtres qui, d’âge en âge, ont continué nos annales, je vais brièvement rapporter les événements publics les plus importants accomplis depuis la mort de Henri IV (époque à laquelle finit le récit de mon aïeul) jusqu’au commencement du règne de Louis XIV.


Après le meurtre de Henri IV, son fils Louis XIII, enfant, monta sur le trône, en 1610. Marie de Médicis, mère de ce roitelet et régente, était alors âgée de trente-trois ans ; belle, hautaine, indolente, forcenée catholique et forcenée ribaude, elle avait, entre autres, pour amant Concini, espèce de bravo italien, grand, bien fait, habile à tous les exercices du corps ; il fut modeste durant la vie de Henri IV ; mais à la mort de ce roi, l’insolence du favori devint sans bornes ; les plus grands seigneurs durent compter avec lui. Il s’occupait peu d’ailleurs des affaires d’État, ne songeant qu’à satisfaire à ses prodigalités, grâce aux sommes considérables qu’il tirait de la reine. Ce rufian avait pour femme Éléonore Galigaï. Souple, adroite, rusée, favorisant le commerce adultère de son mari avec Marie de Médicis, elle exerçait sur celle-ci une extrême influence, dont elle usait pour s’enrichir et pousser ses nombreuses créatures aux plus hauts emplois du royaume. Les gouverneurs des provinces, n’étant plus contenus par Henri IV, s’érigèrent en autant de tyranneaux indépendants du pouvoir royal, et rappelèrent par leurs méfaits les horribles temps de la féodalité. Leurs soutenants et complices se composaient des gentilshommes qui suivaient la profession des armes ; enrôlés pour une seule campagne et congédiés à sa fin, ils ne pouvaient vivre qu’en se mettant aux gages des gouverneurs des provinces ; ceux-ci soldaient, vêtissaient, nourrissaient, protégeaient ces clients, à la condition d’un dévouement absolu, d’une obéissance passive, à ce point qu’ils devenaient les instruments des exactions, des vengeances de leurs patrons, et sous leurs ordres, guerroyaient contre les gouverneurs voisins, au besoin même contre la royauté. C’est dans ces conditions, si favorables à l’anarchie, déjà presque inévitable lors des minorités des princes, que Louis XIII, enfant (né le 27 septembre 1601), fut sacré à Reims, le 14 mai 1610, par le cardinal de Joyeuse.

Ainsi vont les choses dans les monarchies ! Un marmot de huit ans est gravement couronné roi ; sa mère règne en son nom, et souvent l’amant de la mère règne de fait, ainsi que régna quelque temps le Concini, favori de Marie de Médicis. Selon que l’avaient prévu Rome, l’Empire et l’Espagne, le vaste plan de Sully, touchant l’établissement de la république chrétienne, tendant à assurer la paix universelle, fut ruiné par l’assassinat de Henri IV. Son grand ministre tomba en disgrâce ; les préparatifs de guerre contre les puissances catholiques furent abandonnés. Marie de Médicis, prodiguant ses largesses aux princes de la famille royale et tolérant l’effroyable tyrannie des gouverneurs de provinces, parvint, par ces concessions, à retarder jusqu’en 1614 les troubles inséparables des minorités ; mais les hauteurs de son favori Concini, devenu marquis et maréchal d’Ancre, la cupidité insatiable de sa femme Galigaï, le mépris et l’aversion que Marie de Médicis inspirait à tous, en raison de ses débordements et des noirs desseins dont on la soupçonnait, à savoir : d’empoisonner son fils Louis XIII, afin de conserver après lui l’autorité royale, enfin et surtout, le poids exorbitant des impôts, firent de nouveau éclater la guerre civile. Plusieurs princes du sang se retirèrent dans leurs domaines ; les gouverneurs des provinces donnèrent les premiers le signal de la révolte. Les uns traitèrent avec l’étranger ; les autres se liguèrent contre la régente ; plusieurs ne songèrent qu’à agrandir, aux dépens des provinces voisines, le territoire de leurs gouvernements, qu’ils considéraient comme des apanages héréditaires. Après deux années de guerres civiles, auxquelles prennent
 part le prince de Condé, les ducs de Guise, de Mayenne, de Vendôme, de Nevers, de Rohan et autres grands seigneurs, le parti de la cour, après de fréquentes défaites, reprend l’avantage. Le prince de Condé est mis à la Bastille. Richelieu, évêque de Luçon, publie, en faveur de la reine, un mémoire très-habile, où il expose que le prince de Condé voulait détrôner Louis XIII, et que la révolte des grands seigneurs n’a d’autre cause que leur avidité inassouvie. Ainsi, Richelieu prouve que M. le prince de Condé avait reçu, en six ans, de la reine, 3,660,000 livres ; M. et madame la princesse de Conti, 1,400,000 liv. ; M  de Guise, 1,700,000 liv. ; M. le duc de Nevers, 1,600,000 liv. ; M. le duc de Longueville, 1,200,000 liv. ; MM. de Mayenne père et fils, 2,000,000 de liv. ; M. le duc de Vendôme, 600,000 liv. ; M. le duc d’Épernon et ses enfants, 700,000 liv. ; M. de Bouillon, 1,000,000 de liv., etc., etc.

Ces sommes énormes prodiguées à ces princes du sang, à ces grands seigneurs, l’impôt les fournissait ; et sur qui, notamment, pesait l’impôt ? Hélas ! toujours sur Jacques Bonhomme ! Louis XIII ordonna la confiscation des biens des révoltés, fit marcher contre eux trois armées, sans remporter de victoire décisive. L’aversion que l’insolente fortune de Concini, le favori de la reine, inspirait à tous était secrètement partagée par Louis XIII. Lâche, soupçonneux, irrésolu et cruel, il abhorrait depuis longtemps l’amant de sa mère, sans oser cependant manifester trop hautement cette haine. Cependant, un jour, il se détermine, en roi de bonne race, à faire assassiner l’homme qu’il exécrait, mande M. de Vitry, l’un de ses capitaines des gardes, et lui propose le bâton de maréchal de France, à la condition de tuer le Concini : marché conclu. M. de Vitry s’associe à son frère et à plusieurs gentilshommes de bon vouloir, et, le 24 avril 1617, le maréchal d’Ancre est assassiné, sur le pont tournant, en face du Louvre. Les meurtriers, en gens de prévoyance, dépouillèrent le cadavre, puis allèrent piller l’appartement et les pierreries de la maréchale d’Ancre. « — Merci à vous, mes amis ; maintenant, je suis roi ! » — dit Louis XIII à M. de Vitry et à ses compagnons de tuerie, ainsi qu’avait dit Henri III à Loignac et aux quarante-cinq, après le meurtre du Balafré. Marie de Médicis fut, par ordre de son fils, gardée prisonnière dans son appartement ; la veuve de Concini, Éléonore Galigaï, eut la tête tranchée, après quoi son corps fut brûlé. Au règne du favori de la reine succéda le règne du favori du roi, un bel adolescent, capitaine de fauconnerie, Albert de Luynes ; il exerçait un empire absolu sur Louis XIII, lequel (alors âgé de quinze ans et demi), après avoir fait assassiner l’amant de sa mère, qu’il exila plus tard, retourna vite, l’innocent jouvenceau ! à ses amusements favoris : « enluminer des gravures, battre du tambour, sonner du cor de chasse et construire de petits jets d’eau avec des tuyaux de plume. » Jeux candides que partageait Anne d’Autriche, aussi jeune que ce roitelet à qui on l’avait mariée l’année précédente. Marie de Médicis, envoyée par son fils prisonnière au château de Blois, s’en échappe, en 1619, avec l’aide du duc d’Épernon, ennemi mortel de Luynes. Ce favori de Louis XIII égalait en insolence le maréchal d’Ancre, et, comme lui, souleva la haine de la seigneurie. Une nouvelle guerre civile s’allume en 1620. Marie de Médicis… touchant exemple de bon accord familial si souvent donné au monde par les races royales !… Marie de Médicis se joint aux mécontents armés contre son fils et commandés par le duc de Longueville. Le roi, d’après les conseils de Condé, sorti de la Bastille, marche contre les rebelles, qui tenaient campagne en Normandie, les met en déroute au pont de Cé, le 8 août, et la reine se soumet à son fils, lui demandant la paix. Elle est signée le 13. Les ducs d’Épernon et de Mayenne, chefs de la révolte, se soumettent également. Depuis la mort de Henri IV, l’édit de Nantes n’était plus observé ; d’atroces persécutions se renouvelaient contre les réformés. Ils sont forcés de reprendre les armes pour défendre leur vie. La place forte du protestantisme était toujours La Rochelle ; les chefs huguenots s’y retirent, organisent la résistance de leur parti et tentent de nouveau de se fédérer républicainement. Ils divisent en huit cercles ou États les provinces où ils sont en majorité, nomment un chef pour diriger le mouvement de chaque cercle, et au jour convenu, ils se lèvent en armes contre la royauté. Le duc de Rohan, choisi pour commander le haut Languedoc et la Guyenne, entre en campagne, ainsi que son frère, le duc de Soubise. Louis XIII et de Luynes, son favori, devenu connétable, investissent Montauban, le 18 juin ; mais après trois mois de siège et des pertes considérables, l’armée royale bat en retraite devant le duc de Rohan, nommé généralissime des Églises réformées. Il semblait avoir hérité du génie militaire et des vertus de Coligny. Enfin, après plusieurs victoires, les huguenots obtiennent, par la force, le rétablissement de l’édit de Nantes, conservent leurs places de sûreté : Montauban et La Rochelle ; à ces conditions, ils déposent les armes et signent la paix, le 9 octobre 1623. Cette paix ne devait pas être de longue durée ; les protestants allaient avoir à combattre l’un de leurs plus redoutables ennemis, non pas au point de vue religieux, car ce prêtre, non plus que Henri IV, se souciait aussi peu de la messe que du prêche, mais il se souciait fort du côté politique et républicain du protestantisme ! Cet homme redoutable était Armand Duplessis, cardinal de Richelieu, appelé au conseil de Louis XIII depuis deux ans à peine, et déjà devenu, d’évêque de Luçon, prince de l’Église et premier ministre. Amant de Marie de Médicis, ainsi que l’avait été Concini, le cardinal de Richelieu devait à la dépravation de cette reine le commencement de la prodigieuse fortune qu’il couronna par son génie ; génie incomplet, souvent aveugle, hautain, inexorable, irascible, pervers, mais puissant… Doué d’un empire absolu sur lui-même, d’une volonté de fer, d’une sagacité profonde, confiant en lui, méprisant les hommes, diplomate habile et tortueux, négociateur souterrain et corrupteur, sans scrupule sur le choix ou la nature des expédients, et, comme Louis XI, capable d’atrocités, non par cruauté native, mais par calcul d’intérêt politique ou particulier ; fastueux et cupide, avide et prodigue, pillant sans honte et à ce point le trésor public, qu’à sa mort il laissa deux cents millions à ses héritiers, le cardinal de Richelieu, maître de la France, voulait, à sa manière, au moins autant par orgueil personnel que par patriotisme, la grandeur du pays qu’il gouvernait despotiquement. Il fut le plagiaire des vastes projets de Sully et d’Henri IV ; mais en cela seulement qu’il poursuivait par la guerre l’abaissement de l’Empire et de l’Espagne. Là s’arrêta son inflexible et étroite ambition ; ce prêtre sans foi, cet homme sans mœurs, cet égoïste au cœur de roc, ce sceptique contempteur de l’humanité, ce politique à courtes ailes, était incapable de s’élever à la hauteur de la féconde et sublime pensée de Sully, qui, dans cet abaissement de l’Espagne et de l’Empire, puissances si longtemps ennemies et rivales de la France, voyait, non point une coûteuse et stérile satisfaction d’amour-propre national, mais l’unique moyen d’assurer à l’avenir la paix, la liberté, l’union, la richesse, la prospérité de l’Europe, en la sauvegardant désormais des ruineuses horreurs de la guerre, par la fondation de la république chrétienne, dont le conseil fédéral et suprême devait pacifiquement arbitrer toutes les questions que la force des armes avait jusqu’alors décidées parmi les peuples. Le cardinal de Richelieu déchaîna d’interminables guerres sur l’Europe, épuisa le sang du pays, l’écrasa d’impôts, l’appauvrit, sans d’autre but que le triomphe éphémère des armes de la France, appuyée d’alliances incertaines et sans lendemain. Funeste triomphe ! La défaite resserrait les liens des vaincus, leurs rancunes éternisaient les motifs ou les prétextes de nouvelles guerres, que Sully et Henri IV eussent conjurées en leur opposant de nombreux et redoutables États, indissolublement confédérés au nom de leurs plus chers intérêts.

Le cardinal de Richelieu voulut, louable tentative, imprimer un vif élan au commerce, à la marine, à l’industrie, à l’agriculture, suivant encore l’exemple de Sully ; mais dans le système de ce grand homme, tout était logique : il savait que la paix peut seule assurer le développement de l’industrie, du commerce, de l’agriculture ; enfin, il voulait à tout prix la paix, même au prix d’une dernière guerre européenne, tandis que, dans la bataille, le cardinal de Richelieu ne cherchait que les fanfares sonores de la gloire militaire, dont s’enivrait son orgueil. Il est cependant une œuvre utile, considérable, qu’il accomplit admirablement, et seul il pouvait l’accomplir. Son despotisme ombrageux, son implacable jalousie de tout pouvoir rival du sien, sa haine féroce contre ceux qui voulaient attenter ou résister à son autorité, le prédestinaient à combattre, à anéantir l’esprit de rébellion des seigneurs, des gouverneurs royaux et des princes du sang, qui, depuis tant d’années, reconstituaient une féodalité nouvelle et plongeaient le pays dans les désastres de la guerre civile, en prenant les armes lorsque le pouvoir royal se refusait à reconnaître leurs prétentions souveraines ou de satisfaire leur cupidité. Le cardinal de Richelieu leur prouva que toute attaque à l’autorité royale, en lui personnifiée, entraînerait pour les rebelles la mort… si haut placé que fût le coupable… fût-il né sur les marches du trône… Il frappa donc les grands de terreur, les écrasa sous son terrible niveau ; la tête de plusieurs d’entre eux tomba sur l’échafaud. C’était justice ! Mais ce prêtre, dans l’aveugle vertige de son inflexible despotisme, n’admit aucune différence entre la rébellion du seigneur qui veut continuer de tyranniser, de piller impunément les faibles, et la légitime révolte d’hommes paisibles, industrieux, que la défense de leurs droits, de leur liberté, de leur foi, de leur vie et de celle de leur famille poussent à une résistance légitime et sainte ! Oui, le cardinal de Richelieu voyait un crime dans leur révolte contre un pouvoir qui, au mépris des édits, leur voulait imposer une croyance qui n’était pas la leur ou s’opposer arbitrairement à l’exercice de leur culte, reconnu par les lois. Ainsi fut-il de la haine de Richelieu à l’égard des huguenots. Il les abhorrait, les redoutait, non en raison de leur hérésie, mais en raison de leur esprit républicain, né de la doctrine du libre examen. Le cardinal, résolu d’anéantir le protestantisme, met, en 1627, le siège devant La Rochelle, place forte des réformés ; ils se préparent à soutenir ce nouveau siège avec la même vaillance que nos pères lors du siège de 1573. Ils veulent élire pour maire le capitaine Guiton, corsaire intrépide ; il refuse, on insiste ; alors, tirant son poignard : « — Vous le voulez ? Je serai maire ; mais à la condition qu’il me sera permis de poignarder le premier qui proposera de se rendre, et que l’on me poignardera moi-même si j’ose de capituler. Ce poignard restera sur la table du conseil de la ville jusqu’à la fin du siège. » — Guiton fut fidèle à sa parole. La force défensive de La Rochelle consistait surtout, vous vous le rappelez, fils de Joel, dans la libre communication du port avec l’Océan ; la cité pouvait ainsi, toujours ravitaillée, échapper au blocus ; et, de plus, recevoir des munitions, des renforts, envoyés par les protestants d’Angleterre. Richelieu entreprit une œuvre jusqu’alors inouïe : isoler La Rochelle de la mer en fermant sa rade par une jetée gigantesque, construite hors de la portée du canon des assiégés ; en outre, du côté de terre, le cardinal établit autour de la ville une immense ligne de circonvallation, renforcée de tours et de redoutes, aussi solidement édifiée que les murailles d’enceinte d’une place forte. Ainsi, complètement bloqués par terre et par mer, les Rochelois sont peu à peu réduits à une horrible famine. La flotte anglaise tente vainement, à deux reprises, de démolir, à coups de canon, la jetée qui fermait le port : les vaisseaux anglais s’éloignent, abandonnant La Rochelle à son terrible sort. Le maire Guiton conservait un courage indomptable. Plus de douze mille personnes étaient mortes de faim depuis le commencement du siège. « — Pourvu qu’il reste moi ou un autre pour garder les clefs de la ville, cela suffit, » — disait le capitaine Guiton. Il poignarda, selon qu’il en avait pris l’engagement, il poignarda un échevin qui proposait de rendre la ville, et opposa un refus invincible aux offres de capitulation, indigne de l’honneur des Rochelois, ainsi qu’avaient fait nos pères en 1573 !… L’armée du cardinal fut aussi impitoyable aux prisonniers que le fut jadis celle de Charles IX ! Le lâche, le cruel Louis XIII se divertissait à regarder, du haut d’une fenêtre, les blessés huguenots, laissés sans eau, malgré la chaleur caniculaire ; les mouches dévoraient les plaies de ces malheureux, et Louis XIII contrefaisait les tressaillements, les convulsions de ceux qui expiraient au milieu de ces tortures. Ayant un jour envoyé l’un de ses officiers demander des nouvelles de M. de La Roche-Guyon, alors mourant, celui-ci lui répondit : « — Dites au roi que je commencerai bientôt mes dernières grimaces ; je l’ai souvent aidé à contrefaire celles des huguenots mourants, je vais avoir mon tour. » — Enfin, après une résistance héroïque, prolongée près d’une année durant !… les rues s’encombrant de cadavres que les survivants, mourants eux-mêmes, n’avaient pas la force d’ensevelir, et qui mettaient la peste dans la ville, le maire Guiton crut pouvoir écouter sans déshonneur pour les Rochelois les propositions de Richelieu. Les envoyés protestants furent amenés au camp royal, dans les carrosses du duc de Bassompierre : leur épuisement ne leur permettait pas de marcher. Le cardinal, en leur présence, le 23 octobre 1628, écrivit de sa main cette promesse : « — L’on assure la vie aux habitants, — la jouissance de leurs biens, — le pardon de leur crime, — et le libre exercice de leur religion, dans une certaine mesure. » — Les troupes royales entrèrent dans la ville. Le temple protestant devint une église catholique ; La Rochelle, le siège d’un évêché. Les fortifications de la ville furent rasées ; — défense faite à tout habitant de détenir aucune arme ou munition de guerre. — Les huguenots, vaincus, mais non soumis, inébranlables dans leur foi religieuse et républicaine, attendirent des jours meilleurs et se préparèrent secrètement à lutter de nouveau pour la revendication de leurs droits.

En 1630, la guerre continue avec succès dans le duché de Savoie et contre l’Espagne ; Richelieu atteignait son but dans cette campagne : il assurait temporairement la suprématie militaire de la France sur l’Empire et sur l’Espagne, relevait notre influence en Italie, soit en recouvrant un passage à travers les Alpes pour nos armées, dans l’éventualité de nouveaux combats, soit en rattachant à l’alliance de la France les ducs de Savoie et de Mantoue ; succès stériles, en fin de compte, et achetés au prix de dépenses énormes et d’effroyables calamités déchaînées sur le théâtre de la guerre. On reprochait au cardinal ce désastreux triomphe, où des milliers de soldats avaient succombé à la peste, à la famine ! Malgré la terreur dont Richelieu frappait les grands, Gaston, frère de Louis XIII, se révolte en 1631, et Marie de Médicis se joint à cette nouvelle rébellion contre son fils aîné. Le cardinal établit un tribunal pour juger les complices de la reine-mère et de Gaston, duc d’Orléans ; le maréchal de Montmorency a la tête tranchée, le 16 octobre 1631. Marie de Médicis se retire à Gand. La guerre contre le duc de Lorraine continue en 1633, le roi déclare le duché de Bar réuni à la couronne. L’armée française prend Lunéville, assiège Nancy. Richelieu poursuit, en 1635, sa lutte acharnée contre l’Espagne et l’Empire ; il les attaque dans les Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Catalogne. Mais l’année suivante, la France est à son tour envahie. Les Espagnols, sous les ordres de Piccolomini et de Jean de Vert, s’emparent de la Capelle, de Catelet et de Corbie ; le duc Charles de Lorraine et le général espagnol Galas pénètrent au cœur de la Bourgogne, y portent le ravage, tandis que l’amiral d’Aragon s’empare de Saint-Jean-de-Luz. Une nouvelle campagne s’ouvre en 1637 ; la France reconquiert plusieurs des villes qu’elle avait perdues. Le 5 septembre 1638, Anne d’Autriche, femme de Louis XIII, met au monde un fils, qui régna sous le nom de Louis XIV. La guerre contre l’Espagne et l’Empire persévère, mêlée de succès et de revers ; la misère publique est à son comble. En 1639 éclate une nouvelle Jacquerie, celle des Pieds-Nus ou Va-nu-Pieds, ayant, ainsi que le soulèvement des Croquants, sous le règne de Henri IV, une horrible détresse pour cause ! Le maréchal de Gassion est envoyé contre les insurgés ; ils sont exterminés près d’Avranches, après une résistance désespérée. Le Roussillon tombe au pouvoir des Français, en 1642 ; mais les Espagnols restent vainqueurs dans les Pays-Bas. La reine Marie de Médicis meurt, le 5 juillet 1642, à Cologne, et Richelieu meurt, à Paris, le 4 décembre de la même année, après avoir réjoui son agonie par le supplice de Cinq-Mars, grand-écuyer, et de M. de Thou, accusés de complot contre l’État. À la mort du cardinal, qui, disait-il lui-même, couvrait tout de sa grande robe rouge, disposait en maître du trésor de l’État, tenait les clefs des prisons et dressait les échafauds, l’allégresse générale fut aussi grande que la terreur avait été profonde. L’indignation publique fut à son comble lorsqu’on apprit que Richelieu laissait plus de deux cents millions d’héritage, dont une grande partie revenait à sa nièce, la duchesse d’Aiguillon, avec qui ce prêtre entretenait un commerce adultère et incestueux. Le 14 mai 1643, Louis XIII meurt, à l’âge de quarante-deux ans. Ce roi fainéant, dont Richelieu fut le maire du palais, laisse deux fils d’Anne d’Autriche : Louis XIV, né le 5 septembre 1638, et Philippe, duc d’Orléans, né le 21 septembre 1640.


Louis XIV, ayant succédé à la couronne, le 14 mai 1643, à l’âge de quatre ans, est respectueusement porté au Parlement, dans les bras de son gouverneur, et ce marmot, selon l’antique usage des monarchies et au mépris du sens commun, de la dignité des peuples, tient ce qu’on appelle : son lit de justice, après quoi la régence est dévolue à Anne d’Autriche, non moins dissolue que sa belle-mère, Marie de Médicis. Un prélat italien, souvent employé par Richelieu à des négociations délicates, et nommé Mazarin, était alors l’amant d’Anne d’Autriche. Souple, habile, rusé, sans foi ni loi, débauché jusqu’à la crapule, orgueilleux, insolent, plus avide, plus cupide encore, s’il est possible, que le cardinal son maître, mais sans vues, sans portée, sans grandeur, et suppléant ou croyant suppléer à tout par l’astuce et par l’intrigue, ce Mazarin, faux, perfide, insinuant, visant surtout à se créer des partisans, en gagnait autant par d’adroites flatteries que par ses largesses. Toujours jaloux de détacher de la reine ceux dont il redoutait l’influence, il ne reculait devant aucune noirceur afin d’amener leur disgrâce. Doué d’ailleurs de beaucoup d’esprit et d’une prodigieuse aptitude au travail, il possédait l’art de rendre lucides et attrayantes pour la reine les affaires d’État dont il la devait entretenir, à son double titre d’amant et de premier ministre. Anne-Marie d’Autriche, née le 22 septembre 1602, avait quarante et un ans à la mort de Louis XIII. Grande, belle et bien faite, indolente, lubrique et dévote, orgueilleuse, jalouse et hautaine, elle regardait comme un outrage à sa royale majesté la moindre entrave à l’absolutisme royal. Louis XIII, ou plutôt Richelieu en mourant, avait limité sagement l’autorité de la régente ; ces mesures la révoltèrent, non qu’elle voulût exercer le pouvoir par elle-même, sa paresse et le temps que réclamaient ses galanteries ne lui permettaient guère de régner effectivement ; mais elle voulait déférer le pouvoir à ses créatures. En 1643, la guerre engagée par Richelieu contre l’Empire et l’Espagne se poursuit souvent avec succès, grâce au génie militaire de M. de Turenne et du prince de Condé ; mais le poids des impôts et la misère deviennent si intolérables en France, qu’en 1644 Jacques Bonhomme se révolte de nouveau. Les paysans du Rouergue, du Dauphiné, se soulèvent ; cette insurrection s’étend, prend des proportions formidables ; mais soldats et bourreaux font justice de ces nouveaux Jacques, poussés à bout par l’excès de leurs maux. Enfin, après de longues et ruineuses guerres, la paix est signée à Munster, le 24 octobre 1648, entre la France et les autres parties belligérantes. Cette même année, le royaume de Naples, las du joug affreux des Espagnols, se révolte contre eux, les chasse après des prodiges de bravoure et, sachant ce que l’on doit attendre des royautés, s’érige en république. Cette même année 1648, l’un des plus puissants peuples du monde, l’Angleterre, cite son roi, Charles Ier, à la barre de la chambre des Communes, en
 vertu de la souveraineté du peuple, instruit le procès de ce monarque, le juge, le condamne légitimement à mort, fait exécuter la sentence, et s’érige aussi en république, sous le protectorat d’Olivier Cromwell. Vous le voyez, fils de Joel, l’antique esprit républicain, dont la renaissance date du siècle passé, où la réforme religieuse a affirmé le droit de libre examen, l’esprit républicain, après avoir laissé en France des racines profondes, assuré l’indépendance des sept Provinces-Unies de Hollande, dont la grandeur et la richesse vont toujours croissant, se propage, s’étend, devient de plus en plus pratique en ce siècle-ci… Pourtant, — malgré ces enseignements redoutables pour les porte-couronne, malgré l’exemple foudroyant du peuple anglais qui, résolu de se soustraire à une tyrannie séculaire, révoltante pour sa dignité, funeste à ses plus chers intérêts, juge et frappe son roi, redevient maître de ses destinées en proclamant la république, le gouvernement des peuples libres, forts et éclairés, — Anne d’Autriche, au lieu de tressaillir au bruit de la hache sous laquelle tombe la tête de Charles Ier, son frère en royauté, Anne d’Autriche, par ses prodigalités, son altier despotisme, son insolent mépris pour les misères de la France, arrivées à leur comble, allait provoquer de nouvelles guerres civiles durant cette même année 1648 ; l’énormité des impôts ruinait le commerce, l’agriculture, l’industrie, en affamant le peuple des villes, en écrasant les paysans, dont on vendait les chevaux et le bétail ; la gabelle le forçait d’acheter le sel comptant, lorsque la capitation lui enlevait son dernier sou, afin de subvenir aux prodigalités de la cour. Le croirait-on, en cette année 1648, tandis que toutes les classes laborieuses, productrices, étaient épuisées, pressurées par le fisc, la reine dépensait cent mille écus pour bâtir l’Opéra au Palais-Royal ! Depuis plus d’un demi-siècle, la royauté ne convoquait plus les États généraux. Leurs dernières assemblées, sous le règne de Henri III, de plus en plus imbues de l’esprit républicain, avaient déclaré que les rois n’étaient que les présidents des États généraux, et qu’il fallait procéder envers le pouvoir royal, non plus par suppliques, mais par résolutions. La royauté se débarrassa donc de ces surveillants incommodes en ne les convoquant plus, et frappant les impôts sous son bon plaisir. Cependant, il restait une ombre de représentation nationale, à savoir : les parlements, chargés d’enregistrer les édits, ce à quoi, en 1648, le parlement de Paris ne voulut consentir que sous de graves réserves, effrayé des ruineuses dépenses de la reine et de ses créatures. Furieuse colère à la cour ! Anne d’Autriche, révoltée de ce que ces canailles de robins hésitent à enregistrer les édits, se rend au Parlement (le 15 janvier 1648), accompagnée de son fils, le jeune roi Louis XIV, persuadée qu’intimidées par la majestueuse et royale présence de leurs souverains, ces récalcitrantes canailles du Parlement n’oseront refuser d’enregistrer purement et simplement les cinq édits bursaux nécessaires à remplir le trésor, complètement à sec. Ainsi dit, ainsi fait. Le roitelet, nourri, embecqué du despotisme maternel, et déjà aussi insolent que rogue, se rend en grande pompe au Parlement avec Anne d’Autriche ; celle-ci, le front menaçant, le sourcil froncé, l’altitude olympienne, prend un masque de Junon courroucée, pendant que le chancelier du roi expose les besoins de son sire. Omer Talon, avocat général du Parlement, répond simplement, dignement, ces nobles et austères paroles, adressées au roitelet :

— Il y a dix ans, sire, que la campagne est ruinée, les paysans réduits à coucher sur la paille, leurs meubles vendus pour le payement des taxes, qu’ils sont incapables de payer et qui servent à entretenir le luxe de Paris ; des millions de malheureux sont obligés de se nourrir de pain de son et d’avoine. Ces malheureux ne possèdent que leur âme, seule chose qui ne puisse se vendre à l’encan. Les habitants des villes, après avoir payé l’impôt de la subsistance, payé l’impôt du quartier d’hiver, payé les étapes, payé les emprunts, acquitté le droit royal et le droit de confirmation, sont encore menacés de nouvelles taxes ! Il faut que le Parlement enregistre la création de nouveaux offices qui sont une charge perpétuelle pour l’État ; car, lorsqu’ils sont établis, il faut que le peuple les nourrisse et les défraye. »

Puis, s’adressant à Anne d’Autriche, Omer Talon ajoute d’une voix grave et émue :

« — Faites, Madame, s’il vous plaît, quelques réflexions sur la misère publique dans la retraite de votre cœur… Songez, Madame, à la calamité des provinces ; car l’honneur des batailles gagnées, la gloire des provinces conquises, ne peuvent nourrir ceux qui n’ont pas de pain[1] ! »

Anne d’Autriche, exaspérée par la ferme sévérité du langage d’Omer Talon, sort du Parlement en disant à ses courtisans : « — S’ils osent refuser l’enregistrement de l’édit… nous verrons !… Je ne souffrirai jamais que cette canaille de robins attaque l’autorité du roi mon fils[2]. »

Le Parlement enregistre les édits en mentionnant ses réserves et apportant de telles modifications aux nouvelles taxes, qu’elles devenaient à peu près illusoires ; de plus, en raison de la gravité des circonstances, le Parlement décide que deux députés de chacune de ses chambres se réuniront, afin d’aviser à une réforme générale des dépenses publiques, et de suppléer ainsi, autant que faire se pourrait, à la convocation des États généraux, depuis si longtemps l’objet des inquiétudes, des craintes ou de l’aversion du pouvoir royal. La population de Paris, instruite des faits, s’émeut, fermente et se dispose à appuyer, par l’insurrection s’il le faut, la réforme des abus exigée par les parlementaires. La reine ordonne à leurs députés de se séparer ; ils refusent. Le duc d’Orléans, dans l’espoir de les intimider, vient, en sa qualité de lieutenant général du royaume, assister à leur séance ; ils cessent leurs délibérations en sa présence, mais les reprennent aussitôt après son départ. Ceci fait dire à Bachaumont, l’un des plus ardents parlementaires : « — Que le Parlement agissait ainsi que les écoliers qui frondent (se battent à coups de pierres lancées avec des frondes ), cessent de fronder dès qu’ils aperçoivent un des gens du lieutenant civil, et recommencent leurs jeux lorsqu’il a disparu. » — La plaisanterie circula, resta, les adversaires de la cour et de Mazarin furent surnommés les Frondeurs, et la guerre civile qui éclata bientôt garda le nom de Fronde. Les députés du Parlement continuaient leurs séances. Entre autres réformes urgentes et indispensables, les députés réclamaient du pouvoir royal la promulgation des deux arrêts suivants :

Défense, sous peine de mort, aux agents du fisc ou agents royaux, de lever aucune taxe autrement qu’en vertu d’édits vérifiés, approuvés, enregistrés avec liberté de suffrage, par les cours souveraines du Parlement.

Défense de détenir plus de vingt-quatre heures aucun citoyen sans l’interroger et le renvoyer devant son juge naturel.

Ces deux arrêts mettaient terme aux dilapidations de la cour et à ses vengeances, qu’elle assouvissait en emprisonnant, sans procédures, ceux qui encouraient ses ressentiments. Anne d’Autriche refusa nettement d’accéder à ces réformes et interdit aux députés de nouvelles réunions ; de cette interdiction, ils ne tiennent compte. La reine, outrée, fait arrêter, chez eux, les plus rebelles parmi ces canailles de robins, ainsi qu’elle disait : Bachaumont, les présidents Blanc-Ménil et Charton, les conseillers Lagné, Loisel, Benoît et Broussel. Ce dernier, vieillard vénérable, d’une bienfaisance évangélique, était adoré dans son quartier ; ses habitants se soulèvent en masse, indignés de l’emprisonnement de Broussel, si connu par sa charité, par son noble caractère et par son zèle pour la réforme des abus. L’insurrection, commencée dans un quartier, gagne bientôt tout Paris. Anne d’Autriche ordonne au maréchal de La Melleraye de se mettre à la tête du régiment des gardes et d’aller châtier ce mauvais peuple. Le maréchal obéit, ensuite de quoi il revient apprendre à son auguste souveraine qu’il a failli être assommé, que le régiment des gardes a été outrageusement mis en déroute par le populaire, lequel exige la mise en liberté de Broussel et des parlementaires, mesure que le maréchal regarde comme seule capable d’apaiser l’exaspération des esprits. « — Rendre la liberté à Broussel, — s’écrie Anne d’Autriche avec rage, — je l’étranglerais plutôt de mes propres mains[3] ! »

Les membres du Parlement restent à la Bastille ; mais le lendemain de leur arrestation (27 août 1648), plus de cent mille hommes, artisans et bourgeois, sont en armes ; toutes les rues sont barricadées, Paris entier s’insurge. Les membres du Parlement, revêtus de leurs robes rouges, s’en vont en corps et processionnellement à travers la cité, demander à la reine la liberté des prisonniers ; Anne d’Autriche et Mazarin, épouvantés des progrès de l’insurrection, donnent l’ordre de relâcher les captifs et quittent Paris en toute hâte. Le Parlement, craignant quelque sanglante vengeance de l’Autrichienne, ordonne au prévôt des marchands d’armer les citoyens et de veiller à la sûreté de la ville. Six mois après (8 janvier 1649), le Parlement, après une longue instruction, déclarait le cardinal Mazarin « fauteur des pernicieux conseils qui égaraient la reine, le déclarait déchu de ses offices, lui enjoignait de quitter la cour immédiatement, le royaume sous huit jours, sous peine d’être mis hors la loi. » — Cet arrêt fut confirmé par les parlements de Bretagne, de Normandie, de Guyenne et de Provence. Le cardinal et la reine, ne tenant compte de l’arrêt, rassemblent des troupes. Le prévôt des marchands met Paris en état de défense contre les attaques de la cour et ajoute aux seize régiments de la garde bourgeoise parisienne quatre mille chevaux et dix mille fantassins. Les deniers royaux sont transportés à l’Hôtel de ville. Une nouvelle guerre civile éclate et désole le pays, guerre provoquée par l’insolente hauteur, par l’iniquité, par les dilapidations d’une reine dissolue et par les détestables conseils d’un méchant prêtre italien, amant et complice de cette femme ! Les principaux chefs de la Fronde sont : le prince de Conti, le prince de Marsillac, le coadjuteur de Retz, le duc de Longueville et sa femme, qui, non moins belle et non moins débordée que la duchesse de Montpensier, prit, ainsi que celle-ci, une part très-active à la Fronde et à ses intrigues de toutes sortes. Le prince de Condé suivit d’abord le parti de la cour, puis s’en sépara et se joignit à la Fronde. Cette guerre dura cinq ans, avec des alternatives de succès et de défaites pour les Frondeurs, les Mazarins et les Mitigés, troisième parti, composé des gens les moins exaltés des deux autres factions. La réforme d’abus écrasants, entreprise par le Parlement à défaut des États généraux, annihilés depuis plus d’un demi-siècle par le jaloux ombrage du pouvoir royal, avait été le motif de la Fronde ; mais bientôt elle dévoya complètement de son but réparateur. Le bien public fut oublié pour les intérêts personnels des chefs de partis : la noblesse cherchait à recouvrer son indépendance, abattue par Richelieu ; les femmes, qui jouèrent un rôle si important dans la Fronde, ne virent dans les discordes civiles que l’occasion de donner plus de sel, plus de nouveauté à leurs adultères, en les compliquant des hasards de la guerre ou des menées politiques, et luttèrent d’impudique effronterie pour enchaîner les hommes à leur faction. La reine et le Mazarin poursuivirent, au milieu de ce chaos, leur opiniâtre visée de gouvernement absolu ; tantôt (en 1649) s’alliant à la noblesse pour combattre le Parlement, tantôt (en 1650) faisant de larges concessions au Parlement et s’unissant à lui pour proscrire la noblesse. Mais en 1651, la noblesse et la reine s’unissent contre les parlementaires, déjà divisés ; ils succombent sous cette ligue. La masse du peuple et de la bourgeoisie, ne voyant aucune réforme s’accomplir, restait indifférente à ces luttes égoïstes. La misère débordait. Le fléau de la guerre étrangère se joignait à la guerre civile. Le prince de Condé, après avoir tour à tour trahi et servi la Fronde et la cour, vendait son épée à l’Espagne et combattait la France. L’anarchie atteignait à son comble ; les partis, sans foi ardente ou généreuse, tombaient en dissolution. Les parlements n’avaient pas eu l’intelligence et l’audace d’imiter les Communes d’Angleterre : de frapper à la tête une royauté à jamais incorrigible et de proclamer la république ; ils portaient la peine de leur mollesse. Le Mazarin sut profiter, avec sa fourbe habituelle, de la division et de la défaillance des factieux. Le 21 octobre 1652, Louis XIV et sa mère rentrèrent à Paris en victorieux courroucés, ayant à venger l’outrage fait à leur majesté. Les parlements sont appelés au Louvre, où le roi doit tenir son lit de justice. Il entre dans la salle en conquérant, précédé des cent-suisses, tambour battant, et accompagné d’une formidable escorte de ses gardes ; il se montre d’un orgueil écrasant, impitoyable ; et en digne fils de l’Autrichienne, il s’exprime ainsi :

Toute autorité nous appartient… Nous tenons cette autorité de Dieu seul, sans que personne, de quelque condition qu’elle soit, puisse y rien prétendre, etc., etc… Nous faisons défense expresse aux gens tenant la cour de parlement de prendre aucune connaissance des affaires de notre État et de la direction de nos finances, sous peine de désobéissance et de châtiments qu’elle entraîne.

Louis XIV parlait, en cette occasion, comme le sultan des Turcs ; il devait agir ainsi qu’il parlait. L’Espagne, profitant des guerres civiles, avait enlevé à la France toutes les conquêtes de Richelieu en Flandre, en Catalogne, en Italie. Condé, toujours à la solde de l’étranger, s’avance jusqu’à nos frontières ; Turenne les défend victorieusement, gagne la bataille de Rocroy, en 1651, reprend le Quesnoy, Landrecies. La guerre continue avec avantage jusqu’en 1658, où Turenne recouvre une partie des Flandres. La paix avec l’Espagne et l’Autriche est signée le 7 novembre 1659. Le prince de Condé abandonne l’Espagne, fait sa soumission à Louis XIV, et, ce roi épouse, à Fontarabie, l’infante d’Espagne, Marie-Thérèse, le 9 juin 1660. Mazarin se mourait ; sa cupidité insatiable semblait s’accroître à mesure qu’il approchait du terme de sa vie. Enfin, ce prêtre expire, le 8 mars 1661, laissant, malgré les incroyables prodigalités dont il avait comblé sa famille, près de deux cents millions, larronnés, extorqués ou subtilisés par cet Italien au bon peuple de France, de qui la misère allait toujours empirant. Le cardinal de Richelieu avait commis les mêmes larcins. Ces deux prêtres ont coûté quatre cents millions à la France, sans nombrer les incalculables désastres, suites des guerres civiles ou étrangères, déchaînés par eux ; sans parler des pleurs et du sang qu’ils ont fait couler. Mais qu’est-ce que cela, fils de Joel ? Hélas ! sous le règne de Louis XIV, ce ne sont plus des millions, ce sont des milliards que le despotisme monarchique va arracher au pays ; ce n’est plus à flots, c’est à torrents que le sang va ruisseler durant les guerres les plus dispendieuses, les plus stériles, les plus lâchement iniques ou les plus exécrables qui aient jamais ravagé la terre !… Ah ! fils de Joel, vous allez le voir à l’œuvre, ce Louis XIV, qui reçut d’une vénale et ignoble flatterie le sobriquet de grand ! oui, vous allez le voir à l’œuvre, ce baladin couronné ! ce royal coureur de carrousels, ce demi-dieu en perruque, véritablement pénétré de sa quasi-divinité, prenant, dans le vertige de son orgueil monstrueux, le soleil pour emblème ! Vous allez le voir, ce despote ombrageux, ce lâche et féroce égoïste, ce pompeux adultère, ce majestueux débauché, ce cagot plus cruel encore qu’il n’est hébété par la peur du diable, marionnette infernale dont les jésuites font dextrement jouer les ficelles aux yeux effarés de Louis-le-Grand ! Oui, vous allez le juger par ses actes, ce Louis-le-Grand, et vous direz si jamais l’oppression, la ruine, la misère, la dégradante sujétion des peuples au maître insolent qui les soufflette de son sceptre, ont égalé l’oppression, la ruine, la misère, l’abjection subies par la France durant l’interminable règne de cet homme… Mais vous vous consolerez, mais vous espérerez, pleins de foi dans l’avenir, fils de Joel, en voyant aussi la résistance énergique, intrépide, opiniâtre, passionnée, soulevée contre cet homme à toutes les époques de son règne, et se manifestant par des complots, par des soulèvements, par des luttes armées, dont les chefs, inspirés du souffle républicain de la réforme, toujours vivace, toujours puissant, comprenaient la grandeur de l’exemple et de l’enseignement donnés aux peuples opprimés par les Communes d’Angleterre, accusant, jugeant, condamnant, frappant un roi parjure et proclamant la république !


Moi, Salaün Lebrenn, j’ai écrit le suivant récit, hélas ! bien souvent trempé de mes larmes.


  1. Omer Talon. Mémoires, t. XI, p. 420.
  2. Mémoires de madame de Motteville, t. XXXVII, p. 586.
  3. Mémoires de madame de Motteville, t. 1, p. 479.