Les Mystères du peuple — Tome VIII
LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE

Chapitre premier.

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LES


MYSTÈRES DU PEUPLE


OU


HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES


À TRAVERS LES ÂGES




LE


TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE


ou


MAHIET-L’AVOCAT D’ARMES.


1300-1428.


Droit de Cullage ou Cuillage. Cette coutume, qui donnait aux seigneurs la première nuit des noces des nouvelles mariées, se redima plus tard en une somme d’argent ou en un certain nombre de vaches ; au procès-verbal fait par maître Jean Faguier, auditeur en la chambre des Comptes, en vertu d’arrêt d’icelle, du 7 avril 1507, pour l’évaluation du comté d’Eu, l’on voit que ledit seigneur d’Eu jouissait du droit du cullage (ou de prémices). — Les seigneurs de Souloire étaient aussi fondés en pareils droits ; ils ont été convertis en prestation en argent, le 15 octobre 1607. — Au livre IX, chapitre 67 de l’Histoire de Châtillon, se voit un accord entre Guy, seigneur de Châtillon, et les habitants pour la conversion en argent du droit de cullage.
(Glossaire d’Eugène de Laurière, page 307, édition 1704.)




CHAPITRE PREMIER.


Le cabaret d’Alison-la-Vengroigneuse. — Guillaume Caillet. — Mahiet-l’Avocat d’armes. — Le roi des Français, faux-monnayeur. — Mazurec l’Agnelet et Aveline-qui-jamais-n’a-menti. — Le droit de prémices. — Le sire de Nointel. — Amende honorable du serf envers son maître. — Adam-le-Diable. — Arrêt de la sénéchaussée du Beauvoisis sur le droit de déflorement des vassales par leur seigneur. — Le tournoi. — La belle Gloriande, fiancée du sire de Nointel. — Le duel judiciaire. — Combat de Jacques Bonhomme, désarmé, contre un chevalier armé de toutes piéces. — Le messager du roi Jean. — Lâcheté de la noblesse. — Les cinq pendus. — Le revenant. — Mahiet-l’Avocat retourne à Paris.




Moi, Mahiet-l’Avocat d’armes, fils de Mazurek-le-Brenn, le libraire, qui eut pour père Julyan, pour grand-père Kervelaïk, et pour bisaïeul Mylio-le-Trouvère ; j’ai, aujourd’hui, cent ans passés ; je suis centenaire comme l’a été notre ancêtre Amaël, qui vit s’éteindre le dernier rejeton de Clovis et fut témoin de la splendeur éphémère du règne de Charlemagne ; les récits suivants, qui embrassent presque un siècle (de 1356 à 1432), ont été, à de longues années d’intervalle, écrits par moi. Je les fais précéder de ces lignes que j’ajoute aujourd’hui à cette légende, parce que les événements dont je viens d’être spectateur à la fin de ma vie centenaire (en cette année 1432) forment pour ainsi dire le complément des faits qui vont, fils de Joel, se dérouler devant vous à dater de 1356. — Deux mots vous diront ma pensée. En 1356, la criminelle impéritie d’un roi cupide et prodigue, cruel et débauché, la lâcheté de la noblesse française, ont livré presque entièrement la Gaule aux Anglais, et après soixante et quinze années de ravages, de désastres, de misères, de hontes, d’ignominies, dont la noblesse et la royauté sont seules coupables et responsables, une fille du peuple vient de sauver, en cette année 1432, la Gaule de sa ruine et de chasser enfin l’étranger de notre sol ; et pourtant, le croiriez-vous ? cette héroïne plébéienne, cette digne fille des viriles Gauloises des temps antiques, a été brûlée, il y a peu de jours, par les prêtres catholiques ; et grande a été la joie féroce d’une foule de courtisans et d’officiers jaloux de la gloire roturière de la fille du peuple ! Elle a sauvé la Gaule, et le roi lâche, ingrat et corrompu, qu’elle a rétabli sur son trône, l’a laissé supplicier ! Ô Jeanne ! pauvre bergère de Domrémi ! Ô Jeanne ! pauvre vassale, ta race asservie, dégradée, torturée durant des siècles, était celle de Jacques Bonhomme, qui, après des maux inouïs, va se venger enfin de ses bourreaux séculaires ! Châtiment terrible ! Expiation légitime, légitime comme la justice des hommes qui punit le meurtrier par le supplice, légitime comme la justice de Dieu qui frappe enfin le criminel longtemps impuni.

La première de ces légendes a été écrite par moi, Mahiet-l’Avocat vers la fin de l’année 1358 ; il y a de cela aujourd’hui près de soixante et seize ans : car j’avais alors vingt-quatre ans. J’ai continué notre chronique à dater de 1300, époque de la naissance de mon père inscrite par mon aïeul sur nos parchemins. Ce sont les dernières lignes que sa main ait tracées.




LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE.


1300-1360.


Avant de commencer ce récit, fils de Joel, quelques mots sur les événements accomplis en Gaule depuis l’année 1300. — À Philippe-le-Hardi, mort en 1285, avait succédé Philippe-le-Bel. Spoliation et fausse monnaie : ces mots résument le règne de ce roi d’une insatiable cupidité. Les Lombards et les Juifs sont chassés de la Gaule et dépouillés de leurs biens ; les bourgeois, les marchands, les vilains jusqu’au clergé, sont écrasés de taxes, et s’ils ne peuvent les payer, leurs biens sont confisqués ; impitoyable à la curée, Philippe-le-Bel, malgré sa guerre incessante contre les Anglais, veut mettre à contribution la Flandre, pays libre, éclairé, industrieux et fort peu, catholique ; mais Pierre Kœnig, vaillant plébéien, doyen de la corporation des tisserands de Bruges, se mettant à la tête de ses confrères et des autres corps d’artisans, châtie si rudement Philippe-le-Bel et sa chevalerie qui voulait — disait-elle — rebâter ces manants flamands, que lesdits manants, exterminant à Courtrai la noblesse française (1302), emportent comme trophée de leur victoire quatre mille paires d’éperons dorés, enlevés aux talons agiles de ces preux batailleurs de tournois. Philippe-le-Bel, ainsi honteusement battu, forcé de renoncer aux richesses de la Flandre, à bout de ressources, n’ayant plus ni Juifs ni Lombards à spolier, extorque aux bourgeois jusqu’à leur vaisselle, jusqu’à leurs meubles, et commence son productif métier de faux-monnayeur, payant en monnaie falsifiée et se faisant payer en bonnes pièces d’or et d’argent. Les seigneurs féodaux veulent imiter le roi des Français, mais il se réserve le monopole de cette volerie infâme ; le clergé, possesseur d’immenses richesses, menaça Philippe-le-Bel d’excommunication, s’il osait toucher aux biens du Seigneur. Ce bon prince se railla de ces menaces, si effrayantes au règne de Philippe-Auguste, car les temps étaient changés ; les horreurs des croisades en Palestine et en Languedoc avaient, selon la prédiction de notre aïeul Karvel-le-Parfait, porté un coup mortel à l’Église catholique. Sa puissance, naguère effrayante, s’affaissait de jour en jour sous le poids de l’exécration générale, et lorsque le pape Boniface VIII s’avisa de récriminer contre la saisie des domaines ecclésiastiques, Philippe-le-Bel répondit à ce Boniface en improvisant un pape de sa façon dans la personne de Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, lequel pape il installa dans le comtat d’Avignon. Il y eut donc alors deux papes, l’un siégeant à Rome et l’autre dans Avignon. Ce dernier, en retour de sa papauté, dut accorder à Philippe-le-Bel la condamnation des Templiers. Ces moines-soldats, sanguinaires et débauchés, avaient, durant leur guerre en Terre-Sainte, pillé dans ce pays des richesses énormes. Le roi désirait ardemment les voir passer dans ses coffres ; de sorte que, son pape Bertrand lui ayant octroyé la condamnation des Templiers, ils furent accusés de magie, de sorcellerie, mis à la torture et brûlés dans leur magnifique palais du Temple à Paris. Ensuite de quoi, leurs dépouilles furent la proie de Philippe-le-Bel. Ce roi des larrons et des faux-monnayeurs meurt en 1314 ; l’un de ses fils, Louis X, dit le Hutin (l’étourdi), lui succède. Sous ce règne, les seigneurs féodaux ressaisissent une partie de leur puissance, que les rois, depuis Louis-le-Gros, avaient constamment attaquée ou ruinée. Cette renaissance de la féodalité fait peser plus cruellement encore le joug du servage sur les serfs et sur les vilains. Louis-le-Hutin, voyant l’audace croissante des seigneurs, entre en lutte contre eux, non plus par les armes, mais par des procédures. Grand nombre de hauts barons, accusés d’empoisonnement et de commerce avec le diable, sont torturés et suppliciés ; ce sont des procès à la fois stupides et atroces. Louis-le-Hutin meurt en 1316 ; son frère Philippe V monte sur le trône, et peu de temps après, en 1322, Charles IV ou le Bel, dernier fils de Philippe, succède à ses deux frères. Alors s’ouvre une ère de crimes, d’horreurs à donner le vertige ; on se croirait revenu à ces temps épouvantables où les premiers descendants de Clovis s’entr’égorgeaient. Deux reines des Français sont étranglées : Isabeau, sœur de Charles-le-Bel, mariée à Édouard II, roi d’Angleterre, se ligue avec son amant Mortimer pour conspirer contre son mari, qu’elle détrône, grâce à l’appui de Philippe-le-Bel, et qu’elle assassine plus tard en l’empalant avec un fer rouge, supplice affreux que Frédégonde et Brunehaut n’avaient pas imaginé. Isabeau, cette mère adultère et homicide, finit plus tard ses jours dans un monastère, où la fit emprisonner son fils Édouard III, lorsque, à sa majorité, il ceignit la couronne d’Angleterre. À la mort de Charles-le-Bel (1328), une sorte de révolution s’accomplit au sujet de la transmission de la couronne que ces rois de race étrangère à la Gaule avaient coutume de se léguer de mâle en mâle, selon la loi salique, antique loi des Francs, qui excluait les femmes de la royauté. Charles-le-Bel, en mourant, ne laissait ni enfants, ni frère. L’héritière du trône eut été sa sœur, alors régente d’Angleterre pendant la minorité de son fils, cette même Isabeau qui empalait son époux avec un fer rouge. Philippe de Valois, cousin de Charles-le-Bel, revendiqua la couronne en sa qualité de plus proche parent mâle du roi défunt, et reconnu par le parlement d’abord comme régent, puis comme roi, il inaugura le déplorable règne des Valois ; Ce Philippe, ambitieux, cupide, batailleur, ayant, pour guerroyer, besoin de l’aide de la noblesse féodale, dispense les seigneurs de payer leurs dettes contractées envers les bourgeois, abolit les franchises des communes, falsifie les monnaies selon la royale coutume, double les impôts, soumet les biens de l’Église à de fortes taxes et menace le pape Jean XXIII de le faire poursuivre et condamner comme hérétique par l’Université de Paris. — (Voyez, fils de Joel, où en était tombée la papauté.) Il refuse à ce pontife le droit de lever, à son profit et pendant dix années, le décime des croisades, que le peuple hébété continuait de payer à l’Église, quoiqu’il n’y eût plus de croisades depuis longtemps. Jean XXIII, selon la coutume des prêtres, ruse et attermoie, tandis que la libre et industrieuse Flandre, soulevée par le brasseur Jacquemart Arteveld, organisant, comme son prédécesseur Kœnig, les corporations de métiers, sauvegarde les franchises des communes du Nord et s’oppose aux nouvelles pilleries du roi des Français, obligé de poursuivre la guerre contre Édouard III, roi d’Angleterre, qui possédait, comme ses aïeux, un tiers de la Gaule, et contre la Bretagne. Cette fière province, jadis libre, était tombée sous le joug féodal, mais ne voulait du moins subir que la domination des seigneurs de race armoricaine et poursuivait contre les rois des Français la lutte que ce peuple indomptable avait autrefois si héroïquement et si longtemps soutenue contre les rois franks, issus de Clovis et de Charlemagne. Philippe de Valois, aussi fourbe que sanguinaire, attire à Paris les plus influents des chefs bretons et, malgré la foi jurée, les fait décapiter. Les guerres civiles et étrangères continuent à désoler la Gaule ; Edouard III, roi d’Angleterre, s’empare d’une partie de la Normandie et pousse ses ravages jusqu’à Boulogne, jusqu’à Saint-Cloud. — Quelques-unes de ses bandes s’avancent même sous les murs de Paris. — Enfin, en 1346, Philippe de Valois et sa chevalerie, ignominieusement battus à la bataille de Crécy, voient en 1347 les Anglais s’emparer de Calais, une des portes de la Gaule. Cette ville n’échappe à l’incendie, au massacre, au pillage que par le dévouement d’Eustache Saint-Pierre et d’autres bourgeois qui viennent, la corde au cou, s’offrir à la mort pour sauver la vie de leurs concitoyens. Une horrible peste éclatant en 1348 met le comble à ces maux et dépeuple le tiers du pays. Philippe de Valois, après avoir menacé le pape de le faire condamner comme hérétique, trouvant utile à ses intérêts de donner des preuves de catholicité, afin de se rendre agréable au pontife de Rome, rend une ordonnance contre les blasphémateurs. Au premier blasphème, on perdait une lèvre, l’autre au second, et, au troisième, on vous arrachait la langue ; on traitait pareillement ceux qui, entendant blasphémer, ne dénonçaient point le coupable. Le Philippe de Valois poursuivait d’ailleurs, sur les monnaies, son brigandage qui ruinait la Gaule. (Jugez, par ce seul fait entre mille, de cette pillerie, fils de Joel.) Dans le cours de l’année 1348, ce faux-monnayeur couronné rendit onze ordonnances qui élevaient ou réduisaient le cours de telle ou telle monnaie. Enfin, Philippe de Valois meurt en 1350 et laisse la couronne au roi Jean, qui règne sur la Gaule au commencement de la légende suivante. — Dissipateur et cupide, cruel et débauché, de plus forcené faux-monnayeur comme ses aïeux, ce nouveau roi voit dans la Gaule une proie qu’il partage avec ses favoris. Il a déjà fait mettre à mort le connétable d’Eu, conseiller de Philippe de Valois, et, de plus, fait poignarder sous ses yeux les principaux seigneurs de Normandie, partisans de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, à qui Jean a donné une de ses filles en mariage et qui réclamait la Champagne, dont il avait été dépossédé par son royal beau-père. Les impôts sont excessifs, la bourgeoisie ruinée, le commerce nul, les communications partout interceptées ; l’on n’ose sortir des villes de crainte de tomber au pouvoir des bandes de routiers, de Navarrais, de soudoyeurs et autres brigands qui infestent la Gaule ; la disette commence, les denrées sont hors de prix, la ruine générale, sauf à la cour somptueuse du roi Jean et dans les manoirs des seigneurs, où vont s’engloutir les richesses si péniblement acquises par le commerce des bourgeois, l’industrie des artisans et les écrasants labeurs des vilains et des serfs.

Et maintenant, fils de Joel, lisez ce récit, qui commence pendant la sixième année du règne de Jean.




Un dimanche, vers la fin du mois d’octobre de l’année 1356, un assez grand mouvement régnait, dès le matin, dans la petite ville de Nointel, située à quelques lieues de Beauvais en Beauvoisis. Déjà le cabaret d’Alison-la-Vengroigneuse (ainsi nommée en raison de son caractère souvent revêche, quoiqu’elle fût bonne et charitable femme) se remplissait d’artisans, de vilains et de serfs qui venaient attendre l’heure de la messe dans cette taverne, où, grâce à la misère du temps, l’on buvait peu et l’on parlait beaucoup, ce dont Alison ne se plaignait guère ; aussi babillarde que vengroigneuse, elle aimait mieux voir son cabaret rempli de jaseurs que vide de buveurs ; encore fraîche et accorte, quoiqu’elle eût dépassé la trentaine, elle portait courte cotte et gorgerette échancrée, peut-être parce que son corsage était rebondi et sa jambe bien tournée. Les cheveux noirs, l’œil vif, les dents blanches, la main prompte, Alison, depuis son veuvage, avait souvent cassé les pots de son cabaret sur la tête des buveurs trop expressifs dans leur admiration pour ses charmes ; aussi, en bonne ménagère, remplaçait-elle par précaution ses pots de grès par des pots d’étain. Alison semblait être, ce matin-là, de très-méchante humeur, à en juger par son front plissé, ses mouvements brusques et sa parole âpre et grondeuse. Bientôt entra dans le cabaret un homme dans la maturité de l’âge ; sa figure osseuse, brûlée par le soleil, n’avait de remarquable que deux petits yeux fauves, perçants et rusés, à demi cachés sous ses épais sourcils grisonnants comme sa chevelure épaisse qui s’échappait en désordre de son vieux bonnet de laine. Il venait de parcourir une longue route, car la poussière couvrait ses sabots, ses mauvaises guêtres de toile et son sarrau rapiécé ; sa fatigue était grande, car il marchait péniblement appuyé sur un bâton noueux. À peine entré dans la taverne, il se laissa tomber sur un banc ; ce serf… (il était serf et s’appelait Guillaume Caillet, retenez ce nom, fils de Joel) ; ce serf, à peine assis, appuya ses coudes sur ses genoux et son front sur ses mains. La Vengroigneuse, l’avisant, lui dit brusquement : — Que viens-tu faire ici ? je ne te connais pas ; si tu veux boire, paye, sinon va-t’en !

— Pour boire, il faut de l’argent, et je n’en ai pas, — répondit Guillaume Caillet, — laissez-moi me reposer sur ce banc…

— Mon cabaret n’est pas une ladrerie, — reprit Alison, — hors d’ici, malandrin !

— Allons, notre hôtesse ? on ne t’a jamais vue de si mauvaise humeur, — dit l’un des buveurs, — laisse donc en paix ce pauvre homme ; d’ailleurs nous l’invitons à boire avec nous.

— Merci, — répondit le serf d’un air sombre en secouant la tête, — je n’ai point soif.

— Si tu ne bois pas, tu n’as que faire céans, — dit la cabaretière au moment où une voix, retentissant du dehors, s’écriait : — Hé, l’hôtesse !… l’hôtesse !… mille pannerées de démons ! Il n’y a donc ici personne pour prendre mon cheval ? Nous avons le gosier aussi sec et les dents aussi longues l’un que l’autre ! Hé, l’hôtesse !

L’arrivée d’un cavalier, bonne aubaine pour un cabaret, vint distraire Alison de son courroux ; elle appela sa servante et courut à la porte, afin de répondre à l’impatient voyageur qui, la bride de son cheval à la main, ne cessait de maugréer, joyeusement d’ailleurs. Ce nouveau venu était âgé d’environ vingt-quatre ans ; la visière de son casque de fer rouillé, complétement relevée, découvrait sa figure avenante et hardie sillonnée d’une profonde cicatrice qui labourait sa joue gauche. Grâce à sa carrure d’Hercule, sa lourde cuirasse de fer terni, mais en bon état, ne semblait pas lui peser davantage qu’une casaque de toile ; sa cotte de mailles, rapiécée à neuf en maints endroits, tombait jusqu’à la moitié de ses cuissards de fer, comme ses jambards, cachés sous ses grosses bottes de voyage ; son baudrier supportait une longue épée ; son ceinturon, un poignard très-aigu appelé miséricorde ; sa masse d’armes, composée d’un gros bâton long comme le bras et terminé par trois chaînettes de fer rivées à un boulet du poids de sept à huit livres, pendait aux arçons de ce cavalier, ainsi que son bouclier garni de clous et de lames de fer ; trois bois de lances de rechange, liés ensemble et dont l’extrémité reposait dans une sorte de poche de cuir ajustée à la courroie de l’un des étriers, se maintenaient droits le long du quartier de la selle derrière laquelle était attachée une valise de basane. Le cheval, grand et vigoureux, avait la tête, le cou, le poitrail et une partie de la croupe couverts d’un caparaçon de fer, pesante armure que le robuste animal portait aussi facilement que son maître-portait la sienne. Alison-la Vengroigneuse, accompagnée de sa servante, accourant aux cris redoublés du voyageur, lui dit d’un ton aigre-doux : — Me voici, messire. Hum ! si vous êtes un jour canonisé, ce ne sera point, je le crains fort, sous l’invocation de Saint-Patient !

— Ventre du pape, ma belle hôtesse ! jamais trop tôt l’on ne saurait voir vos gentils yeux noirs et vos joues vermeilles ; aussi vrai que votre jarretière pourrait vous servir de ceinture, la plus jolie meschinette de Paris, d’où je viens, ne saurait vous être comparée.

— Vous venez de Paris ? messire chevalier, — dit vivement Alison, à la fois flattée des compliments du voyageur et fière de posséder un hôte venant de Paris, la grand’ville ; — quoi… vous venez de Paris ?

— Sans débrider. Mais dites-moi, j’ai été, n’est-ce pas, bien renseigné ? Il y a ici aujourd’hui dans le val de Nointel un pardon d’armes ?

— Oui, messire, le tournoi doit commencer tantôt après la messe.

— Alors, belle hôtesse, pendant que je conduirai mon cheval à l’écurie pour lui donner une bonne provende, vous me préparerez ma provende à moi, et afin qu’elle me semble meilleure, vous la partagerez, n’est-ce pas ? avec moi en causant, car j’ai beaucoup de renseignements à vous demander. — Puis, relevant sa cotte de mailles pour fouiller dans une pochette de cuir, le cavalier y prit une pièce d’argent et, la donnant à Alison, lui dit gaiement :

— Voici d’avance pour mon écot, car je ne suis pas de ces routiers comme on en rencontre tant de nos jours, qui payent leur hôte à coups d’épée ou en dévalisant la maison ; — mais voyant la cabaretière examiner la pièce avant de l’embourser, il ajouta en riant : — Acceptez cette pièce d’argent comme je l’ai reçue, les yeux fermés ; le diable, le roi Jean et le maître des monnaies de cet honnête prince savent seuls ce que vaut cette pièce et si elle contient plus de plomb que d’argent.

— Ah ! messire chevalier, n’est-il pas terrible de penser que notre seigneur le roi est faux-monnayeur forcené ! Quel temps que le nôtre ! ne jamais savoir la valeur de ce qu’on possède !

— Vrai Dieu ! votre amoureux n’est point dans cette fâcheuse ignorance, je le gagerais, belle hôtesse ?… Allons, vous achèverez de rougir de modestie pendant que votre servante me montrera le chemin de l’écurie, après quoi vous me préparerez mon déjeuner ; mais vous le partagez avec moi, c’est entendu.

— Comme il vous plaira, messire chevalier, — répondit Alison de plus en plus charmée de la bonne humeur de l’étranger ; aussi s’occupa-t-elle promptement des préparatifs du repas et plaça bientôt sur l’une des tables de la taverne une appétissante tranche de lard entourée de fenouil vert, des œufs à la poêle, du fromage et un pot de cervoise mousseuse.

Le serf Guillaume Caillet, oublié par la cabaretière, le front appuyé dans ses deux mains, semblait étranger à ce qui se passait autour de lui et se tenait assis sur son banc, non loin de la table où se placèrent bientôt Alison et le voyageur. Celui-ci, de retour de l’écurie, se débarrassa de son casque, de son poignard et de son épée qu’il plaça près de lui et commença de faire honneur au repas.

— Ainsi, messire chevalier, — lui dit Alison, — vous venez de Paris ?

— De grâce, belle hôtesse, ne m’appelez pas messire chevalier ; je suis de race roturière et non point noble. Je me nomme Mahiet ; mon père est marchand libraire, et moi avocat d’armes, ainsi que vous le prouve mon harnais de bataille.

— Il serait vrai, — dit Alison en joignant les mains avec une heureuse surprise, — vous êtes avocat combattant ?

— Oui, et je n’ai point encore perdu de cause, puisque l’on ne m’a pas coupé, vous le voyez, le poing droit, désagrément réservé à tout avocat vaincu en duel judiciaire… Souvent blessé, j’ai du moins toujours rendu à mes adversaires une fève pour un pois. J’ai su à Paris que l’on donnait ici un tournoi, et pensant que, selon la coutume, il y aurait peut-être, avant ou après les passes d’armes, quelque combat judiciaire où je pourrais remplacer l’appelant ou l’appelé, je suis à tout hasard venu en cette ville. Or, comme cabaretière, vous devez être renseignée sur bien des choses de céans et je…

— Ah ! messire avocat, c’est le ciel qui vous envoie.

— Le ciel ?… Il se mêle, je crois, fort peu de mes affaires.

— Sachez que, pour mon malheur, j’ai un procès !

— Vous, belle hôtesse ?

— Il y a trois mois, j’ai prêté douze florins à Simon-le-Hérissé ; quand je lui ai redemandé la somme, l’indigne larron a nié sa dette. Nous sommes allés par devant messire le sénéchal ; j’ai soutenu mon dire, Simon a soutenu le sien. Il n’y avait de témoins ni pour ni contre nous, et comme la dette contestée s’élevait au dessus de cinq sous, le sénéchal a ordonné le duel judiciaire.

— Et vous n’avez trouvé personne pour être votre avocat d’épée contre Simon-le-Hérissé ?

— Hélas ! non, car il est, à cause de sa force et de sa méchanceté, redouté dans tout le pays. 


— Donc, comptez sur moi ; je me battrai autant pour l’amour de vos beaux yeux noirs que pour votre cause.

— Oh ! ma cause est bonne, archi-bonne, messire avocat ; j’ai si bien prêté ces douze florins à Simon-le-Hérissé que ce jour-là même il…

— Ne m’en dites pas davantage une jolie bouche comme la vôtre ne saurait mentir, et puis j’ai l’habitude de toujours croire mes clients. Il s’agit, voyez-vous, de donner non de solides raisons, mais de solides coups d’épée, de lance ou de masse d’armes ; aussi, tant que ce poignet droit-là ne sera pas coupé… il sera, pardieu ! plus concluant que les arguties des plus fameux légistes !

— Je ne dois point vous cacher que ce larron de Simon-le-Hérissé a été franc-archer. C’est un homme si dangereux que…

— Belle hôtesse, j’ai une autre habitude, quand je plaide ; c’est de ne jamais m’enquérir de la manière de combattre de mon adversaire ; de cette façon, je ne forme point d’avance un plan d’attaque souvent mis en défaut par la pratique ; j’ai le coup d’œil primesautier ; une fois en champ clos, je toise mon homme, je dégaîne… et j’improvise d’estoc et de taille… Je me suis toujours félicité de cette manière de plaider. Ainsi, comptez sur moi. Le tournoi ne commence qu’à midi ; mes armes sont en bon état, mon cheval mange sa provende : un coup à boire ! Vive la joie, ma belle hôtesse ! et heur à la bonne cause !

— Ah ! secourable avocat, si vous gagnez mon procès, je vous donne trois florins. Ce ne sera pas trop payer la joie de recouvrer mon argent et surtout de vous voir mettre à mal ce truand de Simon-le-Hérissé.

— C’est dit : si je gagne votre procès, vous me donnerez trois florins et un beau baiser…

— Oh ! messire…

— Allons, c’est moi qui vous donnerai le beau baiser, puisque cela vous embarrasse. Mais par la mort-Dieu ! votre front reste soucieux. Quoi ! vous manquiez d’avocat ! Le ciel… vous l’avez dit, le ciel vous en envoie un… il ne demande qu’à faire rage contre votre larron, et vous ne vous déridez point ?

— C’est vrai, je devrais être contente, et pourtant j’ai encore le cœur gros.

— Auriez-vous un autre procès, ou un amoureux infidèle ?

Alison resta un moment silencieuse et triste, puis reprit :

— Messire avocat, vous venez de Paris, vous êtes très-savant ; vous pourriez peut-être rendre service à un pauvre garçon très à plaindre qui doit aussi combattre aujourd’hui dans un duel judiciaire.

— Que voulez-vous dire ?

— En ce pays de Nointel, lorsqu’une jeune fille serve, vilaine ou bourgeoise se marie, le seigneur, lorsque cela lui plaît, a droit à… la première nuit de noces de sa vassale. N’allez point rire au moins.

— Rire ! non, par le diable ! — répondit Mahiet de qui les traits s’assombrirent soudain. Ah ! vous me rappelez une lugubre histoire. — Il y a peu de temps, j’allais plaider une affaire en champ clos près d’Amiens. Je traversais un village ; je vois un rassemblement de serfs. Je m’informe et j’apprends ceci : L’un de ces paysans, serf bûcheron d’un fief de l’évêché, s’était, le matin même, marié à une jolie fille de la paroisse. L’évêque, selon son droit, envoie chercher l’épousée pour la mettre en son lit. Le serf répond au bailli épiscopal chargé de cette mission : « Ma femme est dans ma hutte, je vas vous l’amener. » Puis, revenant au bout d’un instant, il dit : « Ma femme est un peu honteuse, elle n’ose venir ; allez la chercher vous-même. » Et le serf disparaît. Le bailli entre dans la hutte, et qu’y voit-il ? La malheureuse créature gisant dans une mare de sang.

— Grand Dieu !

— Son mari, pour la soustraire au déshonneur, l’avait tuée d’un coup de hache.

À ces mots, Guillaume Caillet, jusqu’alors indifférent à ce récit, tressaillit, releva son visage farouche et écouta, tandis qu’Alison s’écriait les larmes aux yeux : — Ah ! la pauvre femme ! ainsi mise à mort ! quel courage il a fallu à son mari pour se résoudre à une si effrayante extrémité !

— Oui… les hommes de résolution sont rares.

— Hélas ! messire avocat, ceux-là qui, dégradés par le servage, restent indifférents à tant d’ignominie, sont peut-être moins à plaindre que ceux qui la ressentent.

— Mais le plus grand nombre d’entre eux la ressent, — s’écria Mahiet. — En vain, les seigneurs réduisent ces malheureux à l’état des brutes. Est-ce que, même parmi les bêtes sauvages, le mâle ne défend pas jusqu’à la mort la possession de sa femelle ? Est-ce que, si grossiers, si abrutis, si craintifs que soient les hommes, ils ne deviennent pas jaloux dès qu’ils aiment ! L’amour n’est-il pas leur seul bien, l’unique consolation de leurs misères ? Sang et mort ! je me sens féroce quand je songe à la rage, au désespoir du serf voyant l’humble compagne de ses tristes jours à jamais souillée par son seigneur !

— Ah ! messire, — dit Alison les larmes aux yeux, — en parlant ainsi, vous racontez l’histoire de ce pauvre Mazurec, ce jeune garçon de qui je voulais vous entretenir

Guillaume Caillet, en entendant prononcer ce nom de Mazurec, tressaillit de nouveau, se leva brusquement de son siége ; puis, faisant un violent effort sur lui-même, il se rassit et prêta une attention croissante à l’entretien d’Alison et de Mahiet. Celui-ci parut aussi très-frappé du nom de Mazurec, prononcé par la cabaretière, et lui dit :

— Quoi ! le serf dont il est question s’appelle Mazurec ?

— Oui ; d’où vient votre étonnement, messire ?

— C’est que ce nom est l’un des noms de mon père ; et quel âge a-t-il, ce jeune homme ?

— Il doit avoir au plus vingt ans ; sa mère est morte depuis longtemps, elle n’était pas de ce pays.

— D’où venait-elle donc ?

— Je ne sais. Elle est arrivée ici peu de temps avant de mettre au monde Mazurec… Elle mendiait son pain ; elle a fait pitié au meunier du moulin Gaillon, notre voisin. Sa femme, depuis deux mois à peine, était morte en donnant naissance à un petit garçon. Gervaise, c’était le nom de la mère de Mazurec.

— Gervaise ? — dit Mahiet en paraissant interroger en vain ses souvenirs, — elle s’appelait Gervaise ?

— Oui, messire avocat, elle parut au meunier si avenante, si douce qu’il se dit : « Elle doit accoucher bientôt ; elle sera, si elle veut, la nourrice de mon enfant et du sien. » Il en a été ainsi. Gervaise a élevé les deux garçonnets ; elle était si laborieuse et d’un si bon caractère que le meunier l’a toujours gardée pour servante, puis il est arrivé un grand malheur. Le comte de Beaumont a déclaré la guerre au sire de Nointel. Il y a de cela cinq ans. Le meunier a été forcé de suivre son seigneur à la guerre. Pendant ce temps-là, les gens de Beaumont sont venus jusqu’ici, mettant le pays à feu et à sac ; ils ont incendié le moulin où était restée Gervaise avec les deux enfants. Elle a péri dans les flammes ainsi que le fils du meunier ; seul, par miracle, Mazurec a échappé à la mort, et, par compassion, nous l’avons recueilli, moi et mon mari.

— Vous êtes une digne femme, notre hôtesse. Il faudra, pardieu, que je fasse rendre gorge à ce Simon-le-Hérissé.

— Ne me louangez pas trop, messire avocat ; le cœur le plus dur se serait intéressé à Mazurec. Ce pauvre enfant était la plus douce, la meilleure créature qu’il y ait au monde… aussi l’avait-on surnommé Mazurec-l’Agnelet.

— Et il tenait ce que son nom promettait ?

— C’était un agneau, vous dis-je… Pendant toute la nuit, il pleurait sa mère et son frère de lait ; durant le jour, il nous aidait, selon ses forces, dans nos travaux. La guerre terminée, notre voisin le meunier ne revint pas ; il avait été tué. Le sire de Nointel fit rebâtir le moulin dévasté. Dieu sait les taxes qu’il nous imposa, à nous, ses vassaux, pour s’indemniser des frais de sa campagne contre le seigneur de Beaumont. Mazurec rentra comme garçon chez le nouveau meunier. Chaque dimanche, en venant à la messe, Mazurec s’arrêtait ici pour nous remercier de notre amitié pour lui. Il n’est pas, voyez-vous, de cœur plus reconnaissant que le sien. Maintenant voici la cause de son malheur. Il allait de temps à autre, par ordre du meunier, porter des sacs de farine au village de Cramoisy, à trois lieues d’ici, où le seigneur de Nointel a établi un poste fortifié. Dans ce village (ce pauvre Mazurec m’avait fait sa confidence), il vit plusieurs fois, assise devant la porte de sa cabane, une jeune fille très-belle, filant à son rouet ; d’autres fois il la rencontra faisant paître sa vache le long des chemins verts. Cette jeune fille, on l’appelait, au village, Aveline-qui-jamais-n’a-menti.

— Et ces deux enfants s’aimèrent ?…

— Oh ! oui ! passionnément. Ils se convenaient si bien ! pauvres chères âmes !

Guillaume Caillet écoutait les paroles d’Alison avec un redoublement d’attention, et n’ayant pu retenir une larme qui coula sur ses joues hâlées, il l’essuya du revers de sa main. La cabaretière continua ainsi :

— Mazurec était serf de la même seigneurie qu’Aveline et son père. Celui-ci consentait au mariage. Le bailli du sire, en l’absence de son maître, y consentait pareillement. Tout allait donc pour le mieux, et souvent Mazurec me disait les larmes aux yeux : « Ah ! dame Alison, quel dommage que ma bonne mère ne soit pas témoin de mon bonheur !… »

— Et comment tant d’heureuses espérances ont-elles été détruites, chère hôtesse ?

— Vous savez, messire, que les vassaux peuvent, lorsque le seigneur y consent, se racheter du droit infâme dont nous parlions tout à l’heure… Ainsi a fait défunt mon mari, sans quoi je serais restée fille toute ma vie… Le père d’Aveline, pour tout bien, possédait une vache. Il la vendit, aimant mieux se défaire de cette bête nourricière que de voir sa fille qu’il adorait déshonorée par le sire de Nointel. Le jour de ses fiançailles, Mazurec se rend au château pour porter le prix de sa rédimation au bailli. Celui-ci était, par malheur, absent. Le fiancé revint chez Aveline, et son père décide qu’ils se marieront le lendemain matin et qu’aussitôt après la messe, Mazurec retournera au château pour racheter sa femme du droit de prémices. Le mariage a lieu, et, selon la coutume, l’épousée reste enfermée chez le curé jusqu’à ce que l’époux ait apporté sa lettre de rédimation.

— Oui, — reprit amèrement Mahiet.

— Aussi, pour échapper à la honte, lorsqu’elle la redoute, souvent la fiancée se livre à son promis avant le mariage.

— Cela n’est que trop vrai, et souvent aussi les hommes abandonnent ensuite la pauvre fille et ne l’épousent pas. Mais ni Aveline, ni Mazurec n’avaient de ces mauvaises pensées ; possédant de quoi se racheter, ils ne demandaient qu’à se racheter honnêtement. La messe dite, Mazurec retourne au château, portant son argent dans une pochette suspendue à sa ceinture. Il rencontre un chevalier qui lui demande la route de Nointel, et, le croiriez-vous, messire ? pendant que Mazurec lui enseigne son chemin, ce misérable chevalier se baisse sur sa selle comme pour rajuster la courroie de son étrier, puis soudain il arrache la pochette du pauvre Mazurec, pique des deux et se sauve au galop.

— Il y a cent exemples de ces voleries qui semblent de plaisants tours à maints chevaliers ; mais, mort-dieu ! celle-là entre toutes est infâme !

— Mazurec, désespéré, court en vain sur les traces de son larron ; il le perd de vue, et, au bout d’une heure, haletant de fatigue, il arrive au château, se jette aux genoux du bailli, lui raconte son malheur en pleurant et demande justice contre le voleur. Le sire de Nointel, arrivé depuis le matin de Paris dans son manoir avec plusieurs de ses amis, traversait la salle au moment où Mazurec implorait le bailli. Le seigneur, apprenant de quoi il s’agit, demande en riant si la mariée est jolie ? « Il n’en est pas de plus jolie dans vos domaines, monseigneur, » répond le bailli. Mais tout-à-coup, Mazurec, avisant l’un des chevaliers de la suite du sire de Nointel, s’écrie : « Voilà celui qui m’a volé ma bourse, il y a une heure. — Misérable serf, — répond le seigneur, — oser accuser de vol un de mes hôtes ! »

— Et, sans doute, le chevalier larron nia effrontément son larcin.

— Oui, messire. Mazurec, de son côté, soutenait son dire ; aussi le seigneur, après s’être entretenu à voix basse avec son bailli et le chevalier accusé de vol, a rendu l’arrêt suivant. Écoutez-le, messire avocat, et, comme moi, vous serez indigné. « L’un de mes écuyers, — dit le seigneur de Nointel, — va partir à l’instant, escorté de quelques hommes, il ramènera ici la nouvelle mariée ; je passerai, selon mon droit, la nuit avec elle, et demain matin, elle sera rendue à ce vassal. Quant à l’accusation de vol qu’il a l’audace de porter contre un noble chevalier, celui-ci demande la preuve des armes, et si ce vil manant, quoique vaincu, survit au combat, il sera mis en sac et jeté à la rivière comme diffamateur d’un chevalier. »

— Ah ! le malheureux est perdu, — s’écria Mahiet. — Le chevalier est appelant, et comme tel il a le droit de combattre à cheval et armé de toutes pièces contre le serf en sarrau, n’ayant pour sa défense qu’un bâton.

— Hélas ! messire, vous le voyez, ce n’était pas sans raison que j’avais le cœur navré. Mais écoutez encore. Le pauvre Mazurec, songeant moins au combat qu’à sa fiancée, se jette en sanglotant aux genoux de son seigneur et le supplie de ne pas déshonorer Aveline. Savez-vous ce que lui répond le seigneur de Nointel ? « Jacques Bonhomme (c’est ainsi que les nobles appellent leurs serfs par dérision), Jacques Bonhomme, mon ami, je tiens pour deux raisons à passer cette nuit avec ta femme : d’abord, parce qu’elle est, dit-on, fort gentille, et puis parce que cela te punira d’avoir eu l’insolence d’accuser de larcin un de mes hôtes. » À ces mots, Mazurec-l’Agnelet devient Mazurec-le-Loup. Il s’élance furieux sur son seigneur pour l’étrangler ; mais les chevaliers terrassent le malheureux serf, on le garrotte et il est plongé dans un cachot. Dites, messire, est-ce assez de cruauté ? Joignez à cela que le seigneur de Nointel est sur le point de se marier, car sa fiancée, la noble damoiselle Gloriande de Chivry, est reine du tournoi qui aura lieu tantôt.

— Misère de Dieu ! — s’écria Mahiet les joues enflammées d’indignation, et de son poing d’Hercule frappant sur la table avec fureur, — il faut pourtant mettre un terme à ces horreurs ! Elles crient vengeance ! elles demandent du sang !

— Oh ! il y aura du sang, — dit tout bas une voix sourde à l’oreille de Mahiet, — beaucoup de sang !

Et l’avocat, sentant une main vigoureuse s’appuyer sur son épaule, se retourna brusquement et vit derrière lui Guillaume Caillet debout et pâle.

— Que me veux-tu ? — reprit le jeune homme frappé de l’air sinistre et désespéré du vieux paysan. — Qui es-tu ?

— Je suis le père de la femme de Mazurec.

— Vous, pauvre homme ! — s’écria la cabaretière apitoyée. — Ah ! Je regrette de vous avoir rudoyé tout à l’heure. Hélas ! que venez-vous faire ici ?…

— Chercher ma fille, — dit Guillaume ; et il ajouta avec un sourire affreux : — On va vous la rendre… la nuit est passée.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — reprit Alison, ne pouvant contenir ses larmes. — Et quand on pense que ce pauvre Mazurec est prisonnier au château et que ce matin, avant la messe, il va faire amende honorable à genoux devant le seigneur de Nointel.

— Lui, — s’écria Mahiet en interrompant la cabaretière, — et pourquoi fera-t-il amende honorable ?

— Hélas ! messire avocat, — reprit Alison, — vous ignorez la fin de l’aventure, la voici. Pendant que l’on mettait Mazurec en prison, le bailli est allé chercher Aveline chez le curé et l’a amenée au château ; elle s’est défendue de toutes ses forces contre son seigneur ; alors il lui dit en riant : « Ah ! tu me résistes ? Eh bien ! je me donnerai le plaisir d’user de mon droit par arrêt de justice. Ce sera une bonne leçon pour Jacques Bonhomme. » Alors il a fait mettre l’épousée dans un cachot et a porté plainte contre elle devant la sénéchaussée de Beauvais. La justice, reconnaissant le droit du seigneur sur sa vassale, a rendu un arrêt. C’est au nom de cet arrêt que la malheureuse Aveline a été violentée cette nuit par notre sire ; c’est au nom de cet arrêt que Mazurec est condamné à demander pardon à notre sire d’avoir voulu s’opposer à ce qu’il usât de son droit seigneurial ; c’est au nom de cet arrêt qu’après cette expiation publique, Mazurec doit se battre contre son chevalier larron.

— Oui, — reprit Guillaume Caillet en serrant les poings, — Mazurec va se battre à pied et armé d’un bâton contre son noble voleur couvert de fer… Mazurec sera vaincu et tué, ou, s’il survit, noyé. Je tâcherai de repêcher son corps, je l’enterrerai dans un trou… et puis j’emmènerai ma fille… on me la rend ce matin, et qui sait si, dans neuf mois, je ne serai pas grand-père d’un nobliau. — Et le paysan reprit avec un sourire effrayant : — Oh ! s’il vit… cet enfant !… s’il vit… je jure de… — Mais il n’acheva pas, garda un moment le silence, et, mettant sa main calleuse sur l’épaule de Mahiet, il ajouta tout bas en s’approchant de son oreille : — Il y a un instant… vous avez dit : « Misère de Dieu ! il faut que cela finisse ! il faut du sang ! »

— Oui, je le répète… ces horreurs crient vengeance, elles demandent du sang !

— Lorsqu’on dit cela tout haut, on est homme à agir, — reprit le serf en attachant sur l’avocat ses petits yeux fauves et perçants. — Si le moment d’agir vient… rappelez-vous de Guillaume Caillet… du village de Cramoisy près Clermont…

— Je n’oublierai pas votre nom, — dit tout bas Mahiet à Guillaume en lui serrant la main, — l’heure de la justice et de la vengeance sonnera peut-être plus tôt que vous ne le pensez, surtout s’il est beaucoup de serfs résolus comme vous !

— Il y en a, — répondit le vieux paysan toujours à voix basse, — Jacques Bonhomme est à bout…

— C’est pour m’assurer de ce fait que je suis venu en ce pays, — dit Mahiet à l’oreille de Guillaume sans être entendu d’Alison. — Silence, espoir et courage !

Le vieux paysan, de plus en plus surpris de rencontrer dans Mahiet un auxiliaire inattendu, attachait sur lui son regard pénétrant ; car, habitué à la défiance par le servage, il craignait d’être abusé par les promesses d’un inconnu. Soudain le tintement de la cloche de l’église de Nointel se fit entendre. La cabaretière tressaillit et dit : — Ah ! je n’aurai jamais le courage d’assister à la cérémonie !

— Que voulez-vous dire ? — demanda Mahiet, tandis que les hommes rassemblés dans la taverne sortaient précipitamment en disant : — Courons au parvis…

— Ils vont assister à l’amende honorable du pauvre Mazurec, — reprit Alison.

— J’aurai plus de courage que vous, bonne hôtesse, — répondit Mahiet en reprenant son épée, son casque, et cherchant des yeux Guillaume Caillet qui avait disparu, — je serai témoin de cette triste cérémonie, car pour plusieurs raisons, le sort de Mazurec m’intéresse. Le tournoi ne commencera qu’après la messe, j’aurai le temps de revenir ici chercher mon cheval, afin d’aller ensuite me faire inscrire par le juge d’armes comme votre défendeur contre ce coquin de Simon-le-Hérissé.

— Mon Dieu, messire, il n’y a donc aucun moyen d’empêcher le duel judiciaire de ce pauvre Mazurec… Hélas ! pour lui, c’est la mort !…

— Et s’il refuse le combat, il sera noyé ; telle est la loi des Français qui régit la Gaule, honnête et humaine loi s’il en fut ; mais je pourrai, je l’espère, donner à Mazurec quelques bons avis. Je vais tâcher de le voir : attendez-moi ici, belle hôtesse, et ne vous désespérez pas.

Mahiet, ce disant, se dirigea vers le parvis de l’église en suivant la foule qui s’y rendait.




L’église de Nointel s’élevait à l’extrémité d’une place assez vaste où aboutissaient deux rues tortueuses ; les maisons, généralement construites de bois souvent sculpté avec art, avaient une toiture d’ardoises, aiguë et d’une inclinaison rapide ; quelques-unes de ces demeures étaient ornées de balcons où se pressaient de nombreux spectateurs. Mahiet, grâce à sa carrure athlétique, parvint, sans trop de peine, aux abords du parvis, où se trouvait déjà, en compagnie de plusieurs chevaliers, le seigneur de Nointel, grand jeune homme d’une figure hautaine et railleuse, et dont les cheveux d’un blond ardent étaient frisés comme ceux d’une femme ; il portait, selon la mode de ce temps-ci, une courte tunique de velours richement brodée et des chausses de soie de deux couleurs. Le côté gauche de ces vêtements était rouge, l’autre jaune ; ses souliers de cordouan à la poulaine se terminaient par une sorte de corne dorée semblable à celle d’un bélier ; à son chaperon de velours mi-partie jaune et rouge, orné d’une chaîne de pierreries, flottait une touffe de plumes d’autruche, parure d’un prix exorbitant. Les amis du sire de Nointel étaient vêtus, comme lui, d’habits de couleurs tranchées. Derrière cette brillante compagnie se tenaient les pages et les écuyers du seigneur portant ses couleurs. L’un d’eux portait sa bannière armoriée de trois serres d’aigle d’or sur un fond rouge. À la vue de ce blason particulier à la famille des Neroweg, Mahiet tressaillit de surprise et devint profondément pensif. Il fut tiré de sa rêverie par la voix glapissante d’un notaire royal qui, s’avançant jusqu’aux limites du parvis, cria par trois fois : « Silence, » et lut ce qui suit au milieu de l’attention de la foule :

« Ceci est la charte et le statut du droit de prémices, que le seigneur de la terre et seigneurie de Nointel, Loury, Berteville, Cramoisy, Saint-Leu et autres lieux, a le pouvoir de réclamer, le premier jour des noces, de toutes les filles non nobles qui se marieront en ladite seigneurie, après quoi ledit seigneur ne pourra plus toucher à ladite mariée et devra la laisser au mari. Et comme le onzième jour de ce mois-ci, Aveline-qui-n’a-jamais-menti, serve de la paroisse de Cramoisy, se fut mariée à Mazurec-l’Agnelet, serf meunier du moulin Gaillon, notre jeune, haut, noble et puissant seigneur Conrad Neroweg, chevalier seigneur de ladite terre et seigneurie ci-dessus nommées, ayant voulu user de son droit de prémices sur ladite Aveline-qui-jamais-n’a-menti, et ledit Mazurec-l’Agnelet, son mari, s’y étant voulu opposer en s’emportant de mauvaises paroles envers ledit seigneur, et ladite mariée ayant été requise de se soumettre audit droit et s’y étant obstinément refusée, ledit seigneur, pour cause de la désobéissance desdits mariés et de leurs mauvaises paroles, les a fait mettre en prison séparément et est allé se plaignant d’une plainte criminelle devant messire le grand sénéchal du Beauvoisis pour l’informer de ce qui dessus est rapporté ; et comme il fut fait enquête et par écrit et par assemblée de témoins de droit et coutume ancienne, à cette fin de constater que ledit seigneur de Nointel a le droit de prémices ; l’information et l’enquête faites, il fut rendue une sentence par la sénéchaussée du Beauvoisis, dont la teneur suit mot à mot. »

— Et la loi… la justice consacrent cette infamie ! — dit Mahiet en serrant ses poings avec rage ! — À quel pouvoir humain peuvent en appeler ces malheureux vassaux dans leur désespoir ? Oh ! il faut du sang ! terribles, mais légitimes représailles d’un martyre de tant de siècles !

Le notaire royal poursuivit ainsi en enflant sa voix :

« Entre le jeune, haut, noble et puissant Conrad Neroweg, seigneur de Nointel et autres seigneuries, demandeur en droit de prémices sur toutes et chacunes filles non nobles qui se marient en ladite seigneurie, d’une part ; Aveline-qui-jamais-n’a-menti, nouvellement mariée à Mazurec-l’Agnelet, défenderesse au susdit droit, d’autre part ; et ledit seigneur de Nointel, également demandeur en réparation et châtiment des mauvaises paroles prononcées par ledit Mazurec-l’Agnelet ; vu par la sénéchaussée du Beauvoisis la plainte criminelle dudit seigneur et les informations et enquêtes prises, ladite cour, faisant droit aux parties, a dit et déclaré ledit seigneur être bien fondé en droit et en raison de prétendre aux prémices de toute fille non noble mariée en ses seigneuries, et pour raison de ce qui est ci-dessus déclaré, ladite cour a condamné et condamne ladite Aveline-qui-jamais-n’a-menti et ledit Mazurec-l’Agnelet à obéir audit seigneur en ce qui touche son droit de prémices, et en ce qui touche les mauvaises paroles que ledit Mazurec-l’Agnelet a prononcées contre son seigneur, ladite cour l’a condamné et le condamne à s’amender envers ledit seigneur et à lui demander grâce un genou en terre, la tête nue et les mains étendues en croix sur la poitrine en présence de tous ceux qui furent assemblés en ses noces. Et, de plus, ladite cour ordonne que la présente sentence sera publiée par un notaire royal ou appariteur au devant de l’église de ladite seigneurie. »

Cet arrêt (A), où le plus exécrable de ces droits féodaux, nés de la conquête franque, se trouvait confirmé, consacré par les organes de la justice et de la loi, causa dans la foule des émotions diverses. Les uns, abrutis par la terreur, la misère et l’ignorance, lâchement résignés à une honte subie par leurs pères et réservée à leurs enfants, s’étonnaient de la résistance de Mazurec ; d’autres, qui, par un sentiment, sinon d’amour, du moins de dignité, s’estimaient heureux d’avoir, grâce à leur argent, à la laideur de leurs femmes ou à l’absence momentanée du seigneur, pu échapper à cette ignominie, ressentaient quelque pitié pour le condamné en faisant un retour sur eux-mêmes ; le plus grand nombre enfin, maries ou non, serfs, vilains ou bourgeois, ressentaient une indignation violente à peine comprimée par la crainte ; aussi quelques sourds murmures couvrirent-ils les dernières paroles du notaire ; mais ils firent place à l’angoisse et à la commisération de tous, lorsque, amené par les hommes d’armes du seigneur, le condamné parut devant le portail de l’église. Mazurec-l’Agnelet, âgé d’environ vingt ans, avait dû à la bénignité de ses traits, à la douceur de son caractère, son surnom d’Agnelet ; mais en ce jour, il semblait transfiguré par le malheur et le désespoir. Sa physionomie farouche, contractée, ses vêtements en lambeaux, son teint livide, ses yeux fixes, ardents, rougis par les larmes et l’insomnie, sa chevelure hérissée, lui donnaient un aspect effrayant. Deux hommes d’armes délivrèrent le condamné de ses liens, puis, pesant fortement sur ses épaules, le forcèrent de tomber agenouillé aux pieds du sire de Nointel qui riait avec ses amis de l’abjecte soumission de Jacques Bonhomme. Bientôt le notaire royal dit à haute voix : — La réparation et amende honorable du condamné envers son seigneur doivent avoir pour témoins ceux-là qui ont assisté au mariage dudit Mazurec. Que ceux-là viennent.

À ces mots, Mahiet-l’Avocat vit sortir des premiers rangs de la foule Guillaume Caillet et un autre serf dans la vigueur de l’âge, nommé Adam-le-Diable. À la sueur qui baignait son visage osseux et hâlé, on devinait que ce paysan venait de parcourir rapidement une longue route. Mahiet, d’abord frappé de l’air déterminé d’Adam-le-Diable, le vit soudain, pour ainsi dire, se métamorphoser, ainsi que son compère Guillaume Caillet ; car tous deux, feignant l’hébètement et une humilité craintive, baissant les yeux, courbant l’échine, traînant la jambe, ôtèrent leur bonnet d’un air piteux en s’approchant du notaire royal. Guillaume le salua par deux fois jusqu’à terre en lui disant d’une voix tremblante :

— Pardon… excuse… messire, si je venons seuls, mon compère et moi ; mais les deux autres témoins de la noce, Michaud-tue-pain et Gros-Pierre, ont comme ça pris la fièvre l’autre jour en curant les marais de notre bon seigneur, et ils claquent des dents et tremblottent sur la paille. C’est pourquoi ils n’ont point pu venir à la ville. Moi, je suis Guillaume, le père à l’épousée…

— Ces témoins suffiront, je pense, monseigneur, et l’amende honorable peut commencer ? — dit le notaire au sire de Nointel. — Celui-ci répondit d’un signe de tête affirmatif, tout en riant très-fort avec ses amis de la physionomie stupide et craintive des deux manants. Mazurec, toujours agenouillé à quelques pas de son seigneur, n’avait pu, à l’aspect du père d’Aveline, retenir ses larmes ; elles coulèrent lentement de ses yeux enflammés, tandis que le notaire lui disait : — Mets tes mains en croix sur ta poitrine.

Le condamné serra les poings avec rage et n’obéit pas au notaire.

— Hé !… fieu, — s’écria Guillaume Caillet en s’adressant à Mazurec d’un ton de reproche, — t’entends donc point ce doux sire ? Il te dit de mettre tes deux bras en croix, comme ça… tiens… fieu… regarde-moi…

Ce dernier mot regarde-moi fut accentué de telle force par le vieux paysan que Mazurec releva la tête et comprit la signification du coup d’œil rapide et expressif que lui lança Guillaume. Aussi, obéissant dès lors aux ordres du notaire, le condamné plaça ses bras en croix sur sa poitrine.

— Maintenant, — reprit le tabellion, — lève la tête vers notre sire et répète mes paroles : « Monseigneur, je me repens humblement d’avoir eu l’audace de m’emporter en mauvaises paroles contre vous… »

Le serf hésita un moment, puis faisant un violent effort sur lui-même, il répéta d’une voix sourde : — Monseigneur... je me repens humblement d’avoir eu l’audace de m’emporter… en… mauvaises paroles… contre vous.

Item, — poursuivit le notaire : — « Je me repens non moins humblement, monseigneur, d’avoir voulu méchamment m’opposer à ce que vous usiez de votre droit de prémices sur une de vos vassales que j’ai prise pour femme. » 


La résignation de Mazurec était à bout ; les dernières paroles du notaire rappelant au malheureux serf la violence infâme dont avait été victime la douce vierge qu’il aimait si tendrement, il poussa un cri déchirant, cacha sa figure entre ses mains et tomba la face contre terre en poussant des sanglots convulsifs. À ce spectacle, Mahiet, aussi navré que courroucé, allait, malgré lui, céder à son indignation, lorsqu’il entendit la voix de Guillaume Caillet. Celui-ci, se baissant vers Mazurec comme pour l’aider à se relever, lui avait dit deux mots à l’oreille sans être entendu de personne et continuait tout haut : — Hé ! fieu… quoi que t’as donc… à larmoyer, mon garçon ?… On te dit que notre bon seigneur te pardonnera ta faute, quand t’auras répété les mots qu’on te demande… Trédame ! dégoise-les donc vitement, ces mots ! — Mazurec se leva la figure baignée de larmes, et avec un sourire de damné, il répéta ces mots après que le notaire les lui eut redits une seconde fois :

— Monseigneur, je me repens d’avoir voulu méchamment m’opposer à ce que vous usiez de votre droit de prémices… sur ma femme.

« — En repentance de quoi, monseigneur, — poursuivit le notaire, — je me remets humblement à votre merci et miséricorde… »

— En repentance de quoi, monseigneur, — articula péniblement Mazurec d’une voix affaiblie, — je me remets à votre merci et miséricorde…

— Ainsi soit-il, — dit le sire de Nointel d’un ton hautain et railleur, — je t’accorde merci et miséricorde… mais tu ne seras libre qu’après avoir satisfait au duel judiciaire où tu es appelé par mon hôte Gérard de Chaumontel, noble homme, que tu as outrageusement diffamé en l’accusant de larcin. Puis, s’adressant à l’un des écuyers : — Que l’on garde ce manant jusqu’à l’heure du tournoi et que l’on rende la fille à son père. — Le jeune seigneur se dirigeant alors vers la porte de l’église avec ses amis, leur dit en riant : — La leçon sera bonne pour Jacques Bonhomme. Savez-vous, messeigneurs, que ce lourdaud commence à vouloir dresser l’oreille et se rebeller contre nos droits ; quoiqu’elle fût gentillette, je me souciais assez peu de la femme de ce paysan ; mais il fallait prouver à cette mauvaise plèbe rustique que nous la possédons corps et âme ; aussi, messeigneurs, n’oublions jamais le proverbe : Poignez vilain, il vous craindra ; craignez vilain, il vous poindra (B). Et sur ce, allons entendre la sainte messe ; vous me direz si Gloriande de Chivry, ma fiancée, que vous allez admirer à mon banc seigneurial, n’est pas un astre de beauté ? — Heureux Conrad ! — dit Gérard de Chaumontel, le chevalier larron, — une fiancée belle comme un astre et, par surcroît, la plus riche héritière de ce pays, puisque, après la mort du comte de Chivry, sa seigneurie, faute de hoirs mâles, retombera de lance en quenouille ! Ah ! Conrad ! quels jours tissus d’or et de soie tu fileras grâce à l’opulente quenouille de Gloriande de Chivry !

Au moment où les seigneurs ainsi devisant venaient d’entrer dans l’église, Mazurec, gardé prisonnier, disparaissait sous la voûte, et un homme du sire de Nointel amenait Aveline-qui-jamais-n’a-menti. Elle avait dix-huit ans au plus ; malgré sa pâleur et le bouleversement de ses traits, leur beauté était frappante. Elle marchait d’un pas défaillant, encore vêtue de son humble robe de noce en grosse toile blanche, ses cheveux épars couvraient à demi ses épaules ; ses bras meurtris portaient encore les traces de liens durement serrés, car cette nuit-là même, pour triompher de la résistance désespérée de sa victime, le sire de Nointel avait dû la faire garrotter. Écrasée de honte à la pensée d’être ainsi livrée en spectacle à la foule, Aveline, dès son entrée sur le parvis, ferma les yeux par un mouvement involontaire, et ne vit pas d’abord Mazurec que l’on reconduisait en prison ; mais au cri déchirant qu’il poussa… elle tressaillit, trembla de tous ses membres, et son regard rencontra celui de son mari, regard navrant, désolé, où se peignaient à la fois un amour passionné et une sorte de répulsion douloureuse mêlée de jalousie féroce, soulevée chez Mazurec par le souvenir de l’outrage que sa femme avait subi. Ce dernier sentiment se trahit par un mouvement involontaire de ce malheureux qui, fuyant le regard suppliant d’Aveline, fit un geste d’horreur, cacha sa figure entre ses mains et s’élança sous la voûte comme un insensé suivi des hommes d’armes chargés de veiller sur lui.

— Il me méprise… — murmura la serve d’une voix mourante en suivant son mari d’un œil hagard, — maintenant il ne m’aime plus.

En disant ces mots, Aveline devint livide, ses genoux se dérobèrent ; elle perdit connaissance et eût tombé sur le sol sans Guillaume Caillet qui, accourant, la reçut entre ses bras et lui dit : — Ton père te reste. — Puis, aidé d’Adam-le-Diable, il la souleva, et tous deux, emportant la jeune fille évanouie entre leurs bras, disparurent dans la foule.

Mahiet-l’Avocat, témoin de ce navrant spectacle, entra précipitamment sous la voûte qui aboutissait au parvis, rejoignit les gardiens de Mazurec, et dit à l’un d’eux :

— Ce serf que l’on emmène est appelé en duel judiciaire.

— Oui, — répondit l’homme d’armes, — il doit se battre contre le chevalier Gérard de Chaumontel.

— Il faut que je parle à ce serf.

— Impossible…

— Je suis son parrain d’armes dans ce combat, oserais-tu m’empêcher de voir et d’entretenir mon client ? par la mort Dieu ! Je connais la loi… et si tu refuses…

— Il n’est pas besoin de crier si fort… Si tu es le parrain d’armes de Jacques Bonhomme… viens… tu as là un fameux champion !




Le tournoi ou pardon d’armes, ruineux spectacle offert à la noblesse du pays par le sire de Nointel à l’occasion de ses fiançailles, avait lieu dans une vaste prairie située aux portes de la ville ; le lieu du combat appelé champ clos ou lice de bataille, était, selon l’ordonnance royale de l’an 1306, de quatre-vingts pas de longueur sur quarante de largeur et entouré d’un double rang de barrières, laissant entre elles un espace de quatre pieds. Dans cet intervalle se tiennent les sonneurs de trompe ou de clairons ; les valets des chevaliers combattants sont aussi en cet endroit, prêts à retirer leurs maîtres de la mêlée, ou à les secourir lorsqu’ils tombaient de cheval, car ces preux tournoyeurs, par crainte de risquer leur peau, sont couverts d’armures si épaisses, si pesantes qu’ils peuvent difficilement remuer. En dedans de ces barrières, l’on voit encore les hérauts et sergents d’armes chargés de maintenir l’ordre dans le tournoi et de juger les coups douteux (C). La plèbe de la ville et des campagnes voisines, accourue à ce spectacle au sortir de la messe, se presse au dehors des lices ; rien de plus déguenillé, de plus hâve, d’un aspect plus misérable, plus poignant que cette foule dont les labeurs écrasants fournissent seuls aux folles prodigalités de leurs seigneurs. La seule consolation de ces pauvres gens hébétés et craintifs est de pouvoir assister de loin, comme en ce jour, aux somptuosités qu’ils payent de leurs sueurs, de leur sang ; aussi, sortant de leurs huttes de terre, où, épuisés par la faim, brisés de fatigue, ils couchent chaque soir pêle-mêle sur le sol fangeux, comme des bêtes dans leur tanière, les vassaux contemplent avec une surprise mêlée parfois d’une haine farouche (Jacques Bonhomme commence à réfléchir) la brillante assemblée couverte de soie, de velours, de broderies et de joyaux qui remplit un vaste amphithéâtre orné de tapis et de riches tentures, élevé sur toute la longueur de l’un des côtés du champ clos et réservé aux nobles dames, aux seigneurs et aux prélats du pays. De chaque côté de cet amphithéâtre abrité contre le soleil et la pluie par des velariums, sont deux tentes destinées aux chevaliers qui prennent part aux joutes ; là ils revêtent leurs lourdes armures avant le combat, là encore on les transporte, lorsque, par suite d’une chute de cheval, ils ont été contus. De nombreuses bannières aux armes du sire de Nointel flottent au sommet des poteaux qui entourent la lice. La reine du tournoi est Gloriande, noble damoiselle, fille de Raoul, comte et seigneur de Chivry, et fiancée depuis un mois à Conrad de Nointel. Magnifiquement parée d’une robe de soie incarnate brochée d’or, ses cheveux noirs tressés de perles, grande et remarquablement belle, mais d’une beauté hautaine et hardie, la lèvre dédaigneuse, le regard impérieux, Gloriande trône superbement sous une espèce de dais placé au milieu de l’estrade d’où elle peut dominer le champ clos. Son père, fier de la beauté de sa fille, se tient debout derrière elle ; les nobles hommes et les nobles dames de l’assemblée, quel que soit leur âge, sont assis sur des banquettes de chaque côté du dais où se pavane la jeune reine du tournoi. Soudain les clairons sonnent l’ouverture des passes d’armes. Un héraut vêtu mi-partie rouge et jaune, aux couleurs de Nointel, s’avance au milieu du champ clos et s’écrie selon l’usage : — Écoutez, écoutez, seigneurs et chevaliers, gens de tous états, notre souverain seigneur et sire, par la grâce de Dieu, Jean, roi des Français, dépend, sous peine de vie et de la confiscation des biens, de parler, de crier, de tousser, de cracher, de faire aucun signal pendant le combat.

Le plus profond silence s’établit ; l’une des barrières s’abaisse, et le sire de Nointel, revêtu d’une brillante armure d’acier rehaussée d’ornements d’or, paraît dans la lice, monté sur un vigoureux destrier richement caparaçonné qu’il fait piaffer, caracoler avec aisance ; puis il s’arrête au pied du dais où trône Gloriande de Chivry, et la damoiselle, détachant sa gorgerette brodée de fils d’or, la noue au fer de la lance que son fiancé abaisse devant elle. Il est accepté par ce don de sa dame comme chevalier d’honneur ; en cette qualité, il exerce une surveillance souveraine sur les combattants, et si, du bout de son arme, où flotte la gorgerette de la reine du tournoi, il touche l’un des tournoyeurs, celui-ci doit à l’instant cesser de combattre. En donnant sa gorgerette à son chevalier, la belle Gloriande a complétement mis à nu ses épaules et son sein ; elle accueille sans rougir les témoignages d’admiration de ses voisins dont les louanges libertines se ressentent fort de la crudité obscène du langage de ce temps-ci. Le sire de Nointel, après avoir fait le tour du champ clos en déployant de nouveau son adresse d’écuyer, revient se placer au bas de l’estrade, où est dressé le dais de la reine du tournoi, et lève sa lance. Aussitôt les clairons retentissent, les barrières s’ouvrent aux deux extrémités du champ clos, et chacune d’elles donne passage à un quadrille de chevaliers armés de toutes pièces, visières baissées, et seulement reconnaissables aux emblèmes ou à la couleur de leur bouclier et des banderoles de leur lance. Ces deux quadrilles, montés sur des chevaux bardés de fer, restent pendant un moment immobiles comme des statues équestres aux deux confins de la lice. Les lances de ces preux couards, longues de six pieds et dégarnies de fer, sont, comme on dit, courtoises ; leur atteinte, aucunement dangereuse, ne peut que renverser de leurs montures les jouteurs mauvais écuyers. Le sire de Nointel consulte du regard la belle Gloriande. Elle fait d’un air majestueux un signe avec son mouchoir brodé. Aussitôt son chevalier d’honneur de pousser par trois fois le cri consacré : — Laissez-les aller ! laissez-les aller ! laissez-les aller !

Les deux quadrilles s’ébranlent, mettent leurs chevaux au galop, leurs lances en arrêt et arrivent rapidement au milieu de la lice, où ils se heurtent, cavaliers et chevaux, avec un incroyable tintamarre de chaudronnerie. Dans le choc, la plupart des lances volent en éclats et les jouteurs désarçonnés se déclarent vaincus, leur armure et leur cheval appartiennent de droit au vainqueur, car ces tournois sont un jeu de hasard comme celui des dés. Bon nombre de tournoyeurs renommés, plus avides de florins que d’une gloire puérile, tirent grand profit de leur adresse dans ces joutes ridicules, les adversaires qu’ils ont vaincus rachetant presque toujours leurs armes et leurs chevaux moyennant une rançon considérable. À un signal du sire de Nointel, une trêve de quelques instants succède au désarçonnement de deux des des chevaliers qui ont roulé sur l’épaisse couche de sable dont le sol est prudemment couvert. Rien de plus piteux, de plus grotesque que la mine de ces preux désarçonnés. Leurs varlets les relèvent presque tout d’une pièce dans l’épaisse carapace de fer qui gêne leurs mouvements, et, les jambes raides, écartées, ils regagnent les barrières ruisselants de sueur, car ces nobles tournoyeurs portent sous leur armure, afin d’en amortir le rude frottement, un justaucorps et des chausses de peau rembourrés d’une épaisse garniture de crin. Les vaincus sortent honteusement de la lice, et les vainqueurs, après en avoir fait le tour en caracolant, s’approchent de l’amphithéâtre où trône la reine du tournoi ; ils inclinent leurs lances devant elle, par manière de galant hommage. La belle Gloriande leur répond par un gracieux sourire, et triomphants ils quittent la lice. Deux des cavaliers de chaque quadrille restent dans l’arène ; la lutte doit continuer à pied et à l’épée, épée non moins courtoise que la lance, c’est-à-dire sans pointe ni tranchant, de sorte que ces braves champions doivent s’escrimer avec des barres d’acier longues de trois pieds et demi, combat héroïque, d’autant moins périlleux que les vaillants qui l’affrontent sont préservés de tout danger par d’épais vêtements rembourrés de crin, recouverts d’une armure impénétrable. À un nouveau signal du sire de Nointel, une mêlée aussi furieuse que peu meurtrière s’engage entre les quatre preux. L’un d’eux, trébuchant, tombe à la renverse et demeure immobile et aussi empêché de se relever qu’une tortue couchée sur le dos ; un autre de ces Césars voit son épée brisée entre ses mains ; deux de ces quatre champions continuent de se battre et font rage. L’un porte un bouclier vert armorié d’un lion d’argent, l’autre un bouclier rouge armorié d’un dauphin d’or. Le chevalier au lion d’argent assène un si violent coup d’épée sur le casque de son adversaire que celui-ci, étourdi du choc, tombe lourdement assis sur le sable de la lice. Victoire pour le chevalier au lion d’argent ! Ce grand vainqueur savoure superbement son triomphe en contemplant avec orgueil le vaincu piteusement assis à ses pieds ; puis aux acclamations enthousiastes de la noble assemblée, le chevalier au lion d’argent s’approche du trône de la reine du tournoi, met devant elle un genou en terre, relève sa visière, et la belle Gloriande, après avoir jeté au cou du vainqueur une riche écharpe pour prix de sa vaillance, se baisse et, selon l’honnête usage de ce temps-ci, lui donne sur les lèvres un long et plantureux baiser. Ce devoir attaché à ses fonctions honorifiques, Gloriande l’accomplit sans rougir et avec une aisance coutumière, car, grâce à sa beauté, la damoiselle de Chivry a été mainte fois choisie dans le pays comme reine des tournois. Les clairons sonnent la victoire du chevalier au lion d’argent victorieux qui, se rengorgeant sous sa riche écharpe, met le poing sur la hanche, fait le tour de la lice et sort par l’une des barrières. Ces premières passes d’armes sont suivies d’un intervalle pendant lequel les pages du sire de Nointel, porteurs de coupes, de plats et de hanaps d’or et d’argent qui étincellent aux yeux éblouis des manants, font circuler parmi la noble assistance de l’amphithéâtre l’hypocras et les vins épicés, accompagnés de fines et succulentes pâtisseries. Chacun fait honneur à l’hospitalière magnificence du seigneur de Nointel. Ces seigneurs, leurs femmes et leurs filles achevaient de prendre gaiement leur réfection en devisant des divers incidents du tournoi, lorsqu’un sourd frémissement courut soudain dans la foule des paysans et des bourgeois entassés en dehors des barrières. Le populaire, jusqu’alors témoin des joutes, de la passe d’armes, n’avait éprouvé qu’un sentiment de curiosité ; mais dans le combat qui, disait-on, allait suivre ces luttes inoffensives, le populaire se sentait pour ainsi dire en cause. Il s’agissait d’un duel à mort entre un vassal et un chevalier, celui-ci à cheval et armé de toutes pièces, le vassal à pied, vêtu d’un sarrau et armé d’un bâton. Les plus craintifs, les plus abrutis des vassaux se sentaient révoltés à la pensée de cette lutte d’une lâche et féroce inégalité qui vouait l’un des leurs à une mort certaine. Ce fut donc au milieu d’un silence plein d’angoisse et d’irritation contenue que l’un des hérauts d’armes cria par trois fois, en s’avançant au milieu du champ clos les mots consacrés : — Que l’appelant vienne !

Le chevalier Gérard de Chaumontel, qui en appelait à l’épreuve du duel judiciaire contre l’accusation de vol soutenue par Mazurec, sort de l’une des tentes voisines et entre à cheval dans la lice armé de toutes pièces ; son bouclier pend à son cou, sa visière est levée ; il porte à la main une petite image de saint Jacques, pour lequel ce bon catholique semble professer une dévotion particulière ; ses deux parrains, à cheval comme lui, chevauchent à ses côtés. Ils font, ainsi que lui, le tour des barrières, tandis que la belle Gloriande dit à son père d’un ton dédaigneux : — Quelle honte pour la noblesse de voir un chevalier réduit, pour prouver son innocence, à combattre un vil manant !

— Ah ! ma fille, dans quel temps vivons-nous ! — reprit le vieux seigneur en grommelant, — ces damnés légistes royaux mettent leurs griffes sur tous nos droits, sous l’impertinent prétexte de les légaliser. N’a-t-il point fallu un arrêt de la sénéchaussée de Beauvoisis pour autoriser notre ami Conrad à user de son droit seigneurial sur cette misérable vilaine révoltée… qui… — Mais, se rappelant que sa fille était fiancée au sire de Nointel, le comte de Chivry s’arrêta court. Gloriande devina la cause de la réticence de son père et lui dit avec une hauteur presque courroucée : — Me croyez-vous jalouse d’une pareille espèce ? une serve !

— Non, non, je ne te fais point cette injure, ma fille… mais enfin la rébellion de cette vassale contre son seigneur est chose aussi nouvelle que monstrueuse. Ah ! je l’ai dit souvent : l’esprit de révolte de ces pestes de communes populacières, quoiqu’en partie détruites aujourd’hui au profit des rois, s’est propagé jusque dans nos domaines et a infecté nos paysans, et voilà que, par surcroît, la royauté porte une nouvelle atteinte à nos droits en prétendant qu’ils doivent être sanctionnés par les légistes.

— Mais, mon père, ces droits nous restent.

— Corbleu ! ma fille… nos priviléges ont-ils donc besoin de la confirmation des gens de robe ? Notre race ne tient-elle pas ses droits seigneuriaux de l’épée conquérante de nos aïeux ? Non, non, la royauté veut tout tirer à elle et sucer seule le populaire jusqu’à la moelle des os.

— Les rois, — dit un autre chevalier, — ne nous ont-ils pas enlevé un de nos meilleurs profits, la fabrication des monnaies dans nos seigneuries, sous le prétexte que nous faisions de faux-monnayage ? — Corbleu ! cela fait bouillir le sang dans les veines, — s’écria le comte de Chivry ; — est-il au monde pire monnaie que la monnaie royale ? Avouez-le, messeigneurs, on a coupé en quartiers des faux-monnayeurs moins larrons que notre roi Jean et ses aïeux ?

— Aussi, ma foi, — reprit un autre chevalier, — que ce bon prince ne compte pas sur nous. La trêve avec les Anglais expire bientôt ; si la guerre recommence, le roi Jean ne verra ni un de mes hommes, ni un de mes écus…

— Ah ! messeigneurs, — dit Gloriande en étouffant un bâillement, — que votre conversation est pesante ! Parlons donc de la cour d’amour qui doit bientôt tenir à Clermont ses plaids amoureux ; je ferai venir pour cette galante solennité les plus habiles floreresses de coiffes de Paris et j’attends un Lombard qui doit m’apporter de magnifiques étoffes orientales.

— Et toutes, ces belles choses, avec quoi les payer ? — s’écria le comte de Chivry en haussant les épaules. — Oui, avec quoi donner de brillants tournois, convier à de somptueuses cours d’amour ? si, d’un côté, le roi nous ruine et que, de l’autre, Jacques Bonhomme se regimbe à travailler pour nous…

— Ah ! ah ! ah ! cher père, — dit la belle Gloriande en se mettant à rire, — Jacques Bonhomme se regimber ? lui ? mais au premier claquement du fouet de l’un de vos veneurs, vous verriez ces manants se coucher à plat ventre. Et tenez, — ajouta la damoiselle en redoublant ses éclats de rire, — le voilà, ce terrible Jacques Bonhomme… n’a-t-il pas l’air bien redoutable ? Elle montrait du geste Mazurec-l’Agnelet qui, au second appel du héraut d’armes, venait d’entrer dans la lice accompagné de ses deux parrains, Mahiet-l’Avocat et Adam-le-Diable. Mazurec, vêtu de son bliaud ou blouse (l’antique saie gauloise) de grosse toile bise comme ses chausses, portait un bonnet de laine, et ses sabots cachaient à demi ses pieds nu. Mahiet, son parrain d’armes, tenait à la main un gros bâton de cormier de quatre pieds de longueur (selon l’ordonnance), choisi et fraîchement coupé par l’avocat dans un taillis voisin, parce que vert le cormier est très-pesant et se brise difficilement. L’appelé, ainsi que l’appelant, dans ce duel judiciaire, devait faire le tour de la lice avant le combat. Le serf accomplit cette formalité accompagné de ses deux parrains.

— Mon brave garçon, — disait l’avocat à Mazurec, — n’oublie pas mes conseils et tu auras chance de mettre à mal ton noble larron, quoiqu’il soit à cheval et armé de toutes pièces.

— J’aime autant mourir, — répondit le serf avec accablement et continuant de marcher entre ses deux parrains, la tête baissée, le regard fixe. — Ce matin, quand j’ai revu Aveline, ç’a a été pour moi comme un coup de couteau en plein cœur, — ajouta-t-il en sanglotant. — Ah ! je suis un homme perdu !

— Ventre Dieu ! pas de faiblesse, — s’écria Mahiet, alarmé de l’abattement de son client, — où est donc ton courage ? Ce matin, d’agnelet tu étais devenu loup.

— Vivre maintenant avec ma pauvre femme, serait pour moi un supplice de tous les jours, — murmura le serf, — j’aime mieux que le chevalier me tue tout de suite.

En parlant ainsi, Mazurec avait parcouru la moitié du champ clos accompagné de ses deux parrains. Ceux-ci, de plus en plus effrayés du découragement de ce malheureux, passaient en ce moment avec lui au pied de l’amphithéâtre où siégeaient la noblesse du pays et la belle Gloriande. Adam-le-Diable, jetant un coup d’œil expressif à l’avocat, poussa du coude Mazurec et lui dit tout bas : — Regarde donc la fiancée de notre sire… Jarni ! est-elle belle ! Ça va-t-il faire un joli mariage ! Hein ! vont-ils être heureux, ces deux amoureux ! — À ces mots qui tombaient comme du plomb fondu sur la plaie saignante de son cœur, le vassal tressaillit convulsivement. — Regarde-la donc, cette belle damoiselle, — poursuivit Adam-le-Diable, — vois comme elle est joyeuse sous ses riches atours ! Entends-tu comme elle rit ?… Va, pour sûr, elle rit de toi et de ta femme qui, cette nuit, a été forcée par notre sire… Mais regarde-la donc, la belle damoiselle !

Mazurec, sortant de son accablement et sentant la rage de nouveau lui monter au cœur, leva brusquement la tête. Pendant un moment, il contempla d’un œil ardent et rougi par les larmes la fiancée de son seigneur, cette fière damoiselle resplendissante de parure et de beauté, rayonnante de bonheur, entourée de brillants chevaliers qui, quêtant ses sourires, s’empressaient autour d’elle.

— À cette heure, ta fiancée boit sa honte et ses larmes, — dit tout bas à l’oreille de Mazurec la voix mordante d’Adam-le-Diable. — Quoi ! pour venger Aveline et toi, tu ne tâcherais pas de tuer ce noble qui t’a volé !… ce larron… seule cause de ton malheur !…

— Mon bâton ! — s’écria le vassal en bondissant, ivre de fureur, au moment où un des sergents d’armes venait lui signifier qu’il ne pouvait s’arrêter ainsi dans la lice à regarder les dames et qu’il eût à se rendre dans l’une des tentes afin de prêter, avant le combat, les serments d’usage entre les mains du curé de Nointel. Mazurec, possédé de haine et de rage, suivit précipitamment les pas du sergent, et Mahiet, marchant plus lentement, dit à Adam-le-Diable :

— Vous avez du souffrir beaucoup... Je vous écoutais tout à l’heure. Vous savez trouver le vif de la haine…

— Il y a trois ans, — répondit le serf d’un air farouche, — j’ai tué ma femme d’un coup de hache.

— À Bourcy… près de Senlis.

— Qui vous l’a dit ?

— Je passais en ce village le jour du meurtre… Vous avez préféré voir votre femme morte que souillée par votre seigneur.

— Oui.

— Et comment êtes-vous devenu serf de cette seigneurie ?

— Ma femme tuée, je me suis caché pendant un mois dans la forêt de Senlis, où j’ai vécu de racines, et puis je suis venu en ce pays. Guillaume m’a donné asile ; je me suis offert à l’intendant de la seigneurie de Nointel comme bûcheron. Au bout d’un an, l’on m’a compté parmi les vassaux du domaine ; j’y suis resté par amitié pour Guillaume.

Mazurec, pendant l’entretien de ses deux parrains, était arrivé avec ceux-ci près de la tente où il devait prêter les serments d’usage, ainsi que le chevalier de Chaumontel. Le curé de Nointel, vêtu de ses habits sacerdotaux et tenant à la main un crucifix, dit au serf et au chevalier :

Appelant et appelé, ne fermez pas les yeux sur le péril où vous exposez vos âmes en combattant pour une mauvaise cause ; si l’un de vous veut se rétracter et se remettre à la merci de son seigneur et du roi, il le peut encore ; mais bientôt il ne sera plus temps. Vous allez, l’un ou l’autre, voir tout à l’heure les portes de l’autre monde ; là vous trouverez assis un Dieu impitoyable au parjure. Appelant et appelé, songez-y. Tous les hommes sont également faibles devant la justice de Dieu, car l’on n’entre point armé dans le royaume éternel. Voulez-vous vous rétracter ?

— Je soutiendrai jusqu’à la mort que ce chevalier m’a volé ; il est cause de mes malheurs, — répondit Mazurec avec une rage concentrée ; — si le bon Dieu est juste, je tuerai cet homme !

— Et moi, je jure Dieu que ce vassal ment par sa gorge et me diffame outrageusement, — s’écria le chevalier de Chaumontel ; — je prouverai son imposture par l’intercession du Seigneur et de tous ses saints, notamment par le bon secours de messire saint Jacques, mon bienheureux patron.

— Oui, et surtout par le bon secours de ton cheval, de ton armure, de ta lance et de ton épée, — ajouta Mahiet. — Infamie ! combattre à cheval, casque en tête, cuirasse au dos, épée au côté, lance au poing, un pauvre homme à pied, armé d’un bâton. Oui, tu agis comme un triple lâche. Ergò, tout lâche doit être larron ; ergò, tu as volé la bourse de mon client !

— Oser me parler ainsi ! — s’écria le chevalier de Chaumontel ; — toi, mauvais routier ! méchant truand !

— Joies du ciel ! des injures, — s’écria Mahiet-l’Avocat avec ravissement. — Ah ! dom larron, si tu n’es pas le plus couard des lièvres à deux pattes, tu vas me suivre derrière ce pavillon, sinon, je fouette à coups de fourreau d’épée ton ignoble face de malandrin.

Gérard de Chaumontel, pâle de courroux, allait peut-être, à l’extrême jubilation de Mahiet, accepter sa provocation, lorsqu’un des parrains du chevalier lui dit :

— Ce bandit veut sauver son client en te provoquant au combat, ne tombe pas dans le piége.

Gérard de Chaumontel, suivant ce prudent avis, répondit à Mahiet d’un air méprisant : — Lorsque, par les armes, j’aurai convaincu cet autre manant de son imposture, je verrai si tu mérites que je relève ton insolent défi.

— Tu veux donc tâter du fourreau de mon épée ? — s’écria l’avocat. — Mort-Dieu ! je ne te ménagerai pas le régal, et si ta face patibulaire ne rougit plus de honte, elle rougira sous mes coups !

— Pas un mot de plus, sinon je te fais expulser de la lice par mes hommes, — dit le héraut d’armes à Mahiet ; — un parrain n’a pas le droit d’injurier l’adversaire de son client.

Mahiet comprit qu’il serait obligé de céder à la force et se tut en jetant un regard navré sur Mazurec. Le curé de Nointel, élevant alors son crucifix, reprit de sa voix nasillarde : — Appelant et appelé, persistez-vous un chacun à soutenir votre cause comme bonne ? la jurez-vous bonne sur l’image du Sauveur des hommes ? Et le curé présenta le crucifix au chevalier qui ôta son gantelet de fer et, étendant la main sur l’image du Christ, s’écria :

— Je jure ma cause bonne.

— Je jure ma cause bonne, — dit à son tour Mazurec, — mais battons-nous vitement, oh ! vitement.

— Jurez-vous, — reprit le curé, — de n’avoir sur vous, l’un et l’autre, ni pierre, ni herbe, ni autre charme magique, charroi ou invocation de l’ennemi des hommes ?

— Je le jure, — dit le chevalier.



— Je le jure, — dit Mazurec haletant de haine. — Oh ! que de temps perdu !

— Et maintenant, appelant et appelé, — s’écria le héraut d’armes, la lice vous est ouverte… faites votre devoir.

Le chevalier de Chaumontel, saisissant sa longue lance, enfourcha son destrier, que l’un de ses parrains tenait par la bride, et Mahiet, pâle, ému, dit à Mazurec en lui remettant son bâton :

— Courage !… suis mes avis… et, je l’espère, tu assommeras ce lâche… Un dernier mot au sujet de ta mère… Ainsi jamais elle ne t’a instruit du nom de ton père ?

— Jamais… je vous l’ai dit ce matin dans ma prison ; ma mère évitait toujours de me parler de mon père.

— Et elle s’appelait Gervaise ? — reprit Mahiet d’un air pensif. — De quelle couleur étaient ses cheveux ? ses yeux ?

— Ses cheveux étaient blonds et ses yeux noirs.

— Et elle n’avait aucun signe remarquable ?… Cherche dans ton souvenir ?

— Je lui ai toujours vu une petite cicatrice au-dessus du sourcil droit…

Soudain les clairons retentirent ; c’était le signal du duel judiciaire. Mahiet, ne pouvant contenir ses larmes, serra Mazurec entre ses bras et lui dit : — Je ne peux, dans un pareil moment, te faire connaître la cause du double intérêt que tu m’inspires… Mes soupçons, mes espérances me trompent peut-être… mais courage…

— Courage, — reprit à son tour Adam-le-Diable à demi-voix. — Pour échauffer ta haine, pense à ta femme… souviens-toi que la fiancée de notre sire a ri de toi… Tue ton larron, et patience… un jour nous en rirons terriblement à notre tour, de la noble damoiselle… mais surtout songe à ta femme… à sa honte de ce matin, à ta honte à toi… songe que vous êtes tous deux malheureux pour toujours, et hardi sur le noble, mange-lui la figure si tu peux… Hardi… tu as un bâton, des ongles et des dents ! 


Mazurec-l’Agnelet poussa un hurlement de rage et se précipita dans la lice au moment où, répondant à un geste du seigneur de Nointel, le maréchal du tournoi donnait le signal du combat à l’appelant et à l’appelé en criant par trois fois :

— Laissez-les aller.

La noble assistance de l’amphithéâtre riait d’avance de la piètre défaite de Jacques Bonhomme ; mais, dans la foule plébéienne, tous les cœurs se serrèrent avec angoisse, dans ce moment décisif. Le chevalier de Chaumontel, homme vigoureux, armé de toutes pièces, monté sur un grand cheval bardé de fer, sa longue lance en arrêt, occupait le milieu de la lice, lorsque Mazurec s’y élança pieds nus, vêtu de sa blouse et tenant à la main son bâton. À l’aspect du serf, le chevalier, qui, par mépris pour un pareil adversaire, avait dédaigné d’abaisser sa visière, piqua son cheval de l’éperon en baissant sa lance au fer acéré (elle n’était pas courtoise, celle-là), et chargea son adversaire, certain de le transpercer du premier coup et de le fouler ensuite aux pieds de son cheval. Mais Mazurec, se souvenant des avis de Mahiet, évita le coup de lance en se jetant brusquement à plat-ventre ; puis, se relevant à demi au moment où le cheval allait le broyer sous ses sabots, il lui asséna des deux mains un si violent coup de bâton sur les jambes du devant que le coursier, à cette vive atteinte, fléchit, fit un faux pas, faillit à s’abattre et ébranla son cavalier sur sa selle.

— Félonie, — cria le sire de Nointel avec indignation, — il est défendu de frapper aux chevaux.

— Bien touché, brave bonnet de laine, — cria le populaire palpitant d’angoisse et battant des mains, malgré la sévérité des ordonnances royales qui commandaient aux spectateurs d’un tournoi le plus profond silence.

— Hardi, Mazurec ! — crièrent aussi Mahiet et Adam-le-Diable, — courage ! assomme le noble ! tue-le !

Mazurec, voyant le chevalier ébranlé sur ses arçons par le faux pas de sa monture, jette son bâton, ramasse d’une main une poignée de sable et, d’un bond vigoureux, s’élance en croupe de Gérard de Chaumontel pendant que celui-ci cherche à reprendre son équilibre ; puis, se cramponnant d’une main au cou du chevalier, le vassal le renverse à demi en arrière et, de son autre main, il lui frotte les yeux avec le sable qu’il vient de ramasser… À cette cuisante douleur, le noble larron, presque aveuglé, pousse un cri, abandonne sa lance et les rênes de son cheval afin de porter ses mains à ses yeux. Mazurec l’enlace alors de ses deux bras, parvient à le désarçonner et à le faire choir de sa monture d’où ils tombent tous deux en roulant dans l’arène. La foule, croyant le serf vainqueur du chevalier, bat des mains, trépigne de joie en criant : — Victoire au bonnet de laine !…

Gérard de Chaumontel, quoique aveuglé par le sable et étourdi par sa chute, trouve de nouvelles forces dans la rage de se voir désarçonné par un manant et reprend facilement l’avantage ; car, dans cette lutte inégale contre cet homme couvert de fer, les étreintes de Mazurec sont vaines ; ses ongles s’émoussent sur le poli de l’armure de son adversaire, et celui-ci, parvenant à mettre le vassal sous ses deux genoux, lui martèle la tête sous les coups redoublés de son gantelet de fer. Mazurec, le visage meurtri, ensanglanté, prononce une dernière fois le nom d’Aveline et reste sans mouvement. Gérard de Chaumontel, dont la vue s’éclaircit peu à peu, non content d’avoir presque écrasé la figure du vassal, tire son poignard pour achever sa victime ; mais, après un moment de réflexion et par un raffinement de cruauté, il remet sa dague à sa ceinture, se dresse debout et appuyant son pied de fer sur la poitrine haletante de Mazurec, il s’écrie :

— Que ce vil imposteur soit lié dans un sac et jeté à la rivière comme il le mérite, c’est la loi du duel.

Et Gérard de Chaumontel alla rejoindre ses parrains en se frottant les yeux, tandis que les sergents d’armes vinrent enlever le corps du vassal pour le porter sur le pont d’une rivière voisine de l’amphithéâtre. Le curé de Nointel suivit le condamné, afin de lui donner les derniers sacrements lorsqu’il aurait repris connaissance et avant qu’il fût mis dans un sac et jeté à la rivière selon l’ordonnance. La foule, un moment frappée de stupeur et d’épouvante par le dénoûment du combat judiciaire, commençait à sortir de son silence et, malgré ses habitudes de respect envers les seigneurs, murmurait avec une indignation croissante. Plusieurs voix, s’élevant, disaient que le chevalier ayant été désarçonné par le vassal, celui-ci devait être regardé comme vainqueur et ne pas être supplicié ; mais un événement imprévu venant surprendre et captiver l’attention populaire coupa court à ces récriminations. Une assez nombreuse troupe d’hommes d’armes, couverts de poussière et dont l’un portait une bannière blanche fleurdelisée d’or, parut au loin dans la prairie, se rapprocha rapidement des barrières de la lice, et Mazurec fut oublié. Le sire de Nointel, partageant l’étonnement de la noble assistance à la vue de la troupe armée qui déjà touchait aux barrières, piqua des deux, et s’adressant à l’un de ces nouveaux venus, héraut d’armes au surcot blasonné de fleurs de lis, il lui dit :

— Messire héraut, qui t’amène ici ?

— Un ordre du roi, notre maître. Je suis chargé par lui d’un message pour tous les seigneurs et hommes nobles du Beauvoisis ; apprenant que grand nombre d’entre eux étaient ici réunis, je suis venu.

— Entre dans la lice et lis hautement ton message, — répondit Conrad de Nointel au héraut, qui, tirant d’un sac richement brodé un parchemin, se mit en devoir d’en donner lecture.

— Hum ! ce message extraordinaire ne flaire rien de bon, — dit à sa fille Gloriande le seigneur de Chivry ; — le roi Jean va nous demander encore quelque levée d’hommes pour sa maudite guerre contre les Anglais, à moins qu’il ne s’agisse d’un nouvel édit sur les monnaies, autre ruineuse et royale pillerie.

— Ah ! mon père, si, comme tant d’autres seigneurs, vous aviez voulu aller à la cour de Paris… vous auriez eu part aux largesses du roi Jean, si magnifiquement prodigue, dit-on, envers ses courtisans ; ainsi vous retrouveriez d’un côté ce que vous auriez donné de l’autre… Et puis, c’est, dit-on, un si charmant séjour que la cour… Ce sont fêtes royales, danses continuelles rehaussées de la plus fine galanterie. Il faudra que Conrad, après notre mariage, me conduise à Paris.

— Tais-toi, tu n’es qu’une écervelée, — dit le vieux seigneur en haussant les épaules ; puis il ajouta en fermant à demi sa main et l’approchant de son oreille en manière de cornet, afin de mieux entendre le héraut royal : — Quelle diable d’antienne va-t-il nous chanter, celui-là ?

« Jean, par la grâce de Dieu, roi des Français, — disait le héraut lisant sur son parchemin, — à ses chers, amés et féaux seigneurs du Beauvoisis, salut. »

— Bon, bon, nous nous passerions fort bien de ta politesse et de tes saluts, — grommela le vieux seigneur de Chivry ; — on emmielle la pilule pour nous la faire avaler.

— De grâce, mon père, laissez-moi donc écouter le messager, — dit Gloriande avec impatience. — Il y a dans le langage royal comme un parfum de cour qui me ravit.

Le héraut poursuivit ainsi : — « L’ennemi mortel des Français, le prince de Galles, fils du roi d’Angleterre, a perfidement rompu la trêve qui ne devait expirer que dans quelque temps. »

— Nous y voilà, — s’écria le comte de Chivry en frappant du pied avec colère, — que te disais-je, ma fille ?… que vous disais-je, messeigneurs ? c’est une levée d’hommes que l’on va nous demander. Le héraut continuait ainsi la lecture de son message.

« Les Anglais, après avoir tout mis à feu et à sang sur leur passage, s’avancent vers le cœur du pays. Afin d’arrêter cette invasion désastreuse et dans ce cas de grand danger public, nous imposons à nos peuples et à notre bien-aimée noblesse un double impôt pour cette année-ci ; de plus, nous enjoignons, mandons et ordonnons à tous nos chers, amés et féaux seigneurs du Beauvoisis de prendre les armes, de lever leurs hommes et de venir, sous huit jours, nous rejoindre à Bourges, d’où nous marcherons contre les Anglais, que nous vaincrons avec l’aide de Dieu et de notre vaillante noblesse.

» Telle est notre volonté.

« Jean. »...............................

Cet appel du roi des Français à sa vaillante et bien-aimée noblesse du Beauvoisis fut accueillie par la noble assistance avec une morne stupeur qui fit bientôt place à des murmures de courroux et de révolte.

— Au diable le roi Jean ! — s’écria le comte de Chivry. — Il nous a déjà imposé des subsides pour entretenir des gendarmes ; qu’il les mène guerroyer !

— Bon ! — dit un autre seigneur, — il n’a pas levé un seul homme d’armes ; tout notre argent a passé en plaisirs et en festins ; la cour de Paris est un gouffre !

— Quoi ! — reprit un autre, — nous nous efforcerons de faire suer à Jacques Bonhomme tout ce qu’il peut rendre, et le plus clair de ce revenu passerait dans les coffres du roi ! Non, de par Dieu ! non !

— Que le roi se défende ; ses domaines sont plus exposés que les nôtres, qu’il les protége !

— C’est à peine si nous suffisons, nous et nos hommes, à sauvegarder nos châteaux des bandes de routiers, de Navarrais et de souldoyers qui ravagent le pays ; et nous abandonnerions nos demeures pour marcher contre l’Anglais ! Corbleu ! nous serions de fiers oisons.

— Et en notre absence, Jacques Bonhomme, qui semble avoir des velléités de révolte, ferait de beaux coups !…

— Par la mort-Dieu, messieurs, — s’écria un jeune chevalier, — nous ne pouvons cependant pas, à la honte de la chevalerie, rester lâchement cantonnés dans nos manoirs, tandis que l’on va se battre aux frontières.

— Hé ! qui vous retient, mon jeune batailleur ? — s’écria le comte de Chivry ; — êtes-vous curieux de guerroyer ? eh bien ! partez vite et tôt… Chacun dispose à son gré de sa personne, de ses biens et de ses hommes.

— Quant à moi, — s’écria la belle Gloriande avec une fière indignation, — je n’accorde pas ma main à Conrad de Nointel, s’il ne part pour la guerre et s’il ne revient couronné des lauriers de la victoire amenant à mes pieds dix Anglais enchaînés. Honte et lâcheté ! un preux chevalier rester coi, lorsque son roi l’appelle aux armes !

Malgré les héroïques paroles de Gloriande et quelques rares protestations contre l’égoïste et ignominieuse couardise du plus grand nombre de ces seigneurs, un murmure général d’approbation accueillit les paroles du vieux sire de Chivry qui, encouragé par cet assentiment presque unanime, se dressa sur sa banquette et répondit au héraut d’une voix retentissante :

— Messire, au nom de la noblesse du Beauvoisis, je te réponds ceci : Nous avons si fort à faire dans nos domaines qu’il nous serait désastreux de nous en aller guerroyer au loin ; d’ailleurs, l’on avisera aux demandes du roi, lorsque les députés de la noblesse et du clergé seront prochainement réunis en assemblée aux états généraux.

Une soudaine explosion de huées, partie de la foule, répondit aux paroles du sire de Chivry, et Adam-le-Diable, laissant pour quelques instants Mahiet-l’Avocat auprès de Mazurec qui, revenu à lui, attendait l’heure de son supplice, courut se mêler à différents groupes de serfs, leur disant :

— Les entendez-vous, ces biaux sires… couards ? À quoi sont-ils bons ? À se battre dans les tournois avec des lances sans fer et des épées sans tranchant, ou à faire les bravaches en se battant armés de pied en cap contre Jacques Bonhomme armé d’un bâton.

— C’est vrai, — répondirent plusieurs voix courroucées.

— Pauvre Mazurec-l’Agnelet ! ça fendait le cœur de voir son visage saigner sous les gantelets de fer de ce noble.

— Et maintenant, ils vont mettre Mazurec dans un sac et le jeter à l’eau ! Ma fine… c’est vraiment point juste…


— Ah ! lorsque, par la lâcheté de nos seigneurs, l’Anglais arrivera jusqu’en ce pays, reprit Adam-le-Diable, nous serons entre nos maîtres et l’Anglais comme le fer battu entre l’enclume et le marteau. Pressurés par ceux-ci, pillés par ceux-là, notre sort sera deux fois pire.

— C’est ce qui arrive déjà quand les bandes de routiers s’abattent sur nos villages. On se sauve dans les bois, et quand on revient, qu’est-ce qu’on trouve ? les maisons en flammes ou en cendres  !

— Hélas ! mon Dieu ! quel sort que le nôtre ! quel pauvre sort !

— Notre curé dit pourtant que c’est notre salut !… dans le ciel !

— Misère de nous ! si, par dessus tous nos maux, il faut encore être ravagés, torturés par les Anglais, c’est à périr tous.

— Oui, et nous périrons par la lâcheté de nos seigneurs, — reprit Adam-le-Diable. — Retranchés et approvisionnés dans leurs châteaux forts, eux, leur famille et leurs hommes, ils nous laisseront piller, massacrer par les Anglais !

— Et quand tout aura été dévasté chez nous, — reprit un autre serf avec désespoir, — notre seigneur nous dira comme il nous a dit lorsque la dernière bande de routiers a passé sur le pays comme un ouragan : « Paye-nous la redevance, Jacques Bonhomme. — Mais, mon seigneur, les routiers nous ont tout pris ; il ne nous reste que nos yeux pour pleurer, et nous pleurons. — Ah ! tu regimbes, Jacques bonhomme ! vite les coups de bâton, la torture. » Ah ! c’est par trop fort aussi… trop est trop ! faut que ça finisse ! au diable nos seigneurs !

Les murmures de la plèbe rustique, d’abord sourds, éclatèrent bientôt en huées, en imprécations si menaçantes et si directes à l’endroit de la noblesse, que les seigneurs, un moment abasourdis de l’incroyable audace des récriminations de Jacques Bonhomme, se dressèrent furieux, mirent l’épée à la main et, au milieu des cris effarés des dames et des damoiselles, descendirent précipitamment les degrés de l’amphithéâtre, afin de châtier les manants en se mettant à la tête des sergents du tournoi, de leurs hommes d’armes et de ceux du héraut royal qui, selon l’usage, se rangea du côté de la seigneurie contre les vassaux.

— Amis, — cria Adam-le-Diable en courant parmi les groupes des serfs pour enflammer leur courage, — si les seigneurs sont cent, nous sommes mille. Est-ce que tout à l’heure Mazurec avec son bâton et une poignée de sable n’a pas désarçonné un chevalier ? Prouvons à ces nobles que nous ne les craignons pas. Aux pierres ! aux bâtons ! délivrons Mazurec-l’Agnelet !

— Oui, oui, aux pierres ! aux bâtons ! délivrons Mazurec ! — répondirent les plus hardis de la foule, — au diable nos seigneurs, ces maudits couards qui veulent nous laisser à la merci des Anglais !

Déjà, sous la pression de cette multitude furieuse, une partit des barrières de la lice s’était rompue ; grand nombre de vassaux, s’armant de ces débris de charpente, redoublaient d’imprécations et de menaces contre les seigneurs, lorsque Mahiet-l’Avocat, attiré par le tumulte, se jeta dans la foule et, avisant Adam-le-Diable qui, l’œil étincelant, brandissait déjà comme une massue l’un des pieux de la barrière, courut à la rencontre du serf et s’écria : — Je t’en conjure… pas d’attaque… ces malheureux vont être écharpés… tu vas tout perdre… Enfer ! c’est trop tôt… le moment n’est pas venu.

— Il est toujours temps d’assommer les nobles, — répondit Adam-le-Diable en grinçant des dents, et il redoubla ces cris : — Aux pierres ! aux bâtons ! délivrons Mazurec !

— Mais tu le perds ! — s’écria Mahiet désespéré, — tu le perds ! et j’espérais le sauver. — Puis, s’adressant aux serfs qui l’entouraient : — Je vous en supplie, n’attaquez pas les seigneurs, votre révolte est partielle… vous êtes en rase plaine, ils sont à cheval, vous serez massacrés.

La voix de Mahiet se perdit au milieu du tumulte, et ses efforts demeurèrent impuissants devant l’exaspération de la multitude. Il se trouva séparé d’Adam-le-Diable par un reflux de la foule, et bientôt les prévisions de l’avocat ne se réalisèrent que trop. La noblesse, un moment surprise et effrayée de l’agression de Jacques Bonhomme, agression jusqu’alors inouïe, se rassura, et bientôt ayant à sa tête le sire de Nointel, une cinquantaine d’hommes d’armés, de sergents et de chevaliers sautant à cheval, s’avança en bon ordre, chargea à coups d’épée, de lance et des masses d’armes, les vassaux révoltés ; les femmes, les enfants mêlés à la foule, renversés, broyés sous les pieds des chevaux, poussèrent des cris déchirants ; les paysans, sans ordre, sans chefs et déjà effrayés de leur propre audace, dont ils redoutaient les suites, prirent la fuite de tous côtés à travers la prairie ; quelques-uns d’entre eux, les plus valeureux et les plus acharnés, se firent massacrer par les chevaliers, ou, trop grièvement blessés pour pouvoir s’échapper, restèrent prisonniers. Au plus fort de cette mêlée, Adam-le-Diable, déjà renversé d’un coup d’épée à la tête, cherchait à se relever, lorsqu’il sentit une main d’Hercule le saisir par le collet, le relever et, malgré sa résistance, l’entraîner loin de ce champ de carnage ; le serf reconnut Mahiet, qui lui dit, en le forçant toujours de le suivre : — Viens, tu seras un homme précieux au vrai jour de la révolte… mais se faire tuer aujourd’hui, c’est folie… Viens.

— Mazurec est perdu ! — s’écria le serf avec désespoir en se débattant contre l’Avocat ; mais celui-ci, sans répondre à Adam-le-Diable, déjà très-affaibli par la perte du sang qui coulait de sa blessure, le força de se blottir près de lui à l’abri d’un amoncellement de branchages provenant des arbres abattus pour construire l’enceinte des lices.




Le soleil s’est couché, la nuit vient. Les nobles dames, effrayées de l’émotion populaire, ont quitté le lieu du tournoi et, remontant sur leurs haquenées ou en croupe de leurs chevaliers, se sont dirigées vers leurs manoirs. À deux portées de trait des lices où sont restés les cadavres d’un assez grand nombre de serfs tués lors de leur vaine tentative de révolte, coule la rivière l’Orville. D’un côté, ses bords sont escarpés, mais de l’autre, ils sont bordés de nombreuses touffes de roseaux ; on la traverse sur un pont de bois : à droite de ce pont sont plantés quelques vieux saules. Ils viennent d’être ébranchés à coups de hache, moins quelques gros rameaux fourchus assez forts pour servir de potences. Là sont déjà pendus les corps de quatre des vassaux restés prisonniers après leur rébellion ; les corps de ces suppliciés se dessinent comme des ombres sur la limpidité du ciel crépusculaire ; la nuit s’approche rapidement. Debout, au milieu du pont et entouré de ses amis, au milieu desquels se trouve Gérard de Chaumontel, le sire de Nointel fait un signe, et le dernier des révoltés restés captifs est, malgré ses cris, ses prières, pendu comme ses compagnons, à la saulaie de la rive. Alors un homme apporte sur le pont un grand sac de grosse toile grise, pareil à ceux dont se servent les meuniers ; une forte corde passée à son orifice en forme de coulisse permet de fermer étroitement ce sac. L’on amène Mazurec-l’Agnelet étroitement garrotté ; il s’est tenu jusqu’alors assis à l’une des extrémités du pont, à côté du curé. Celui-ci, après avoir été faire baiser le crucifix aux serfs que l’on a pendus, est revenu près du patient que l’on va noyer. Mazurec n’est plus reconnaissable : sa figure meurtrie, couverte de sang caillé, est hideuse ; l’un de ses yeux a été crevé et son nez écrasé sous les coups furieux qu’après sa défaite lui a portés le chevalier de Chaumont avec son gantelet de fer. Le bourreau entr’ouvre l’orifice du sac, tandis que le bailli de la seigneurie s’approche de Mazurec et lui dit : — Vassal, ta félonie est notoire, tu as osé accuser de larcin Gérard, noble homme de Chaumontel. Il en a appelé au duel judiciaire où tu as été vaincu et convaincu de mensonge et de diffamation ; tu vas être, selon l’ordonnance royale, noyé jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Mazurec s’approche à pas lents, et au moment où l’on va le saisir pour l’enfermer dans le sac, il lève la tête et, s’adressant au sire de Nointel et à Gérard, il leur dit, comme inspiré par une exaltation prophétique : 


— On dit au pays que les gens qui vont périr sont devins ; moi, voilà ce que je prédis : — Gérard de Chaumontel, tu m’as volé et tu me fais noyer, tu seras noyé… Toi, sire de Nointel, tu as violenté ma femme, ta femme sera violentée ; ma femme mettre peut-être au jour un fils de noble ; ta femme mettra peut-être au jour un fils de serf.

À peine Mazurec-l’Agnelet achevait-il ces paroles que le bourreau se mit en devoir d’enfermer le patient dans le sec ; Conrad pâlit, tressaillit à la sinistre prédiction de son vassal et ne put prononcer un mot ; mais Gérard de Chaumontel, s’adressant au serf que l’on casaquait, se mit à rire, en lui montrant du geste les cinq pendus qui se balançaient au vent du soir et que l’on apercevait encore vaguement comme des spectres à travers les pâles clartés du soir :

— Regarde les cadavres de ces vilains qui ont osé se rebeller contre leurs seigneurs ! Regarde l’eau qui coule sous ce pont et qui va t’engloutir… et crois-moi, si Jacques Bonhomme ose encore broncher, nos longues lances pour le percer, les arbres branchus pour le pendre, et les rivières pour le noyer, ne nous feront pas défaut, et comme aujourd’hui Jacques Bonhomme expiera sa révolte dans les supplices.

Pendant ces dernières paroles du chevalier, Mazurec a été enfermé dans le sac ; au moment où ses bourreaux vont le précipiter dans la rivière, la voix sépulcrale du vassal crie une dernière fois du fond de son linceul :

— Gérard de Chaumontel, tu seras noyé… Sire de Nointel, ta femme sera violentée…

Un éclat de rire méprisant du chevalier répondit à la prédiction du serf, et au bout d’un instant l’on entendit, au milieu du silence de la nuit, le bruit du corps de Mazurec-l’Agnelet tombant dans les eaux rapides et profonde de la rivière.

— Viens, viens, — dit le seigneur de Nointel d’une voix altérée, — retournons au château, ce lieu m’épouvante. La prophétie de ce misérable vilain me fait frissonner malgré moi…

— Quelle faiblesse, Conrad, deviens-tu fou ?

— Tout en ce jour est pour moi de mauvais augure !

— Que veux-tu dire ? — reprit Gérard en suivant son ami qui s’éloignait d’un pas précipité. — Que parles-tu de mauvais augure ?

— Ce soir, Gloriande, avant de retourner à Chivry, m’a dit : — « Conrad, nous serons demain fiancés dans la chapelle du château de mon père ; je veux que le soir même vous partiez pour aller guerroyer avec le roi ; mais je ne serai votre femme que si, au retour de la bataille, vous ramenez à mes pieds, comme gage de votre valeur, dix Anglais enchaînés faits prisonniers par vous. »

— Au diable la folle ! — s’écria Gérard, — les romans de chevalerie lui ont tourné la tête !

« — Je veux, — ajouta Gloriande, — que mon époux soit illustre par ses prouesses. Aussi, Conrad, demain je jurerai sur l’autel de finir mes jours dans un monastère, si vous êtes tué à la bataille ou si vous manquez aux promesses que j’exige de vous ! »

— Mais, ventre-Dieu ! encore une fois, cette fille est folle avec ses dix Anglais enchaînés ! Puis il n’y a que des coups à gagner à la guerre, et ta fiancée risque de te voir revenir borgne, boiteux ou manchot… si tu reviens…

— Il me faut céder au désir de Gloriande, il n’est pas de caractère plus opiniâtre que le sien ; d’ailleurs elle m’aime autant que je l’aime ; ses biens sont considérables ; j’ai dissipé une partie des miens à la cour du roi Jean ; je ne peux donc renoncer à ce mariage, et, quoi qu’il m’en coûte, j’irai rejoindre l’armée avec mes hommes !

— Soit ! mais alors bats-toi… très-prudemment et très-modérément.

— C’est mon intention ; je tiens fort à vivre afin d’épouser Gloriande… pourvu que pendant mon absence la prédiction de ce misérable vassal…

— Ah ! ah ! ah ! — reprit Gérard de Chaumontel éclatant de rire et interrompant son ami, — ne vas-tu pas croire qu’en ton absence Jacques Bonhomme forcera ta fiancée ?

— Tu ris, et cependant tantôt ces vilains, chose inouïe, ont osé nous injurier, nous menacer, se ruer sur nous comme des bêtes féroces qu’ils sont.

— Parles-tu sérieusement ? n’as-tu pas vu ces croquants fuir devant nos chevaux comme une nichée de lapins ? les supplices de ce soir complèteront la leçon, et Jacques Bonhomme restera, pardieu ! Bonhomme comme devant. Allons, déride-toi… et tiens… quoique je préfère cent fois la chasse, les tournois, le vin, le jeu et l’amour aux sottes et périlleuses prouesses de la guerre, je t’accompagnerai à l’armée, afin de te ramener vite près de la belle Gloriande. Quant aux Anglais prisonniers que tu dois conduire enchaînés à ses pieds, comme gage de ta vaillance, nous ramasserons à quelques lieues du manoir de ta dame les premiers manants qui nous tomberont sous la main, nous les garrotterons en leur défendant de prononcer un seul mot sous peine d’être pendus, et ils représenteront suffisamment les Anglais captifs. Ne trouves-tu pas l’idée plaisante ? Conrad, Conrad, à quoi songes-tu ?

— J’ai peut-être eu tort d’user de mon droit sur la femme de ce vassal, — reprit le sire de Nointel d’un air sombre et pensif ; — c’était un caprice libertin, car j’aime Gloriande ; mais la résistance de ce coquin qui t’accusait de vol… m’a irrité. — Puis, après un moment de silence, le sire de Nointel s’adressant à son ami : — Dis-moi la vérité ; entre nous, tu n’as pas larronné ce vilain ? le tour eût été plaisant… mais…

— Conrad, ce soupçon…

— Eh ! ce n’est pas dans l’intérêt de ce manant défunt que je te fais cette question, mais dans mon intérêt à moi.

— Comment cela ?

— Si ce vassal avait été injustement noyé… sa prophétie serait peut-être plus menaçante.

— Mort-Dieu ! est-ce que tu perds tout à fait la raison, Conrad ? Me vois-tu attristé parce que Jacques Bonhomme m’a prédit que je serais noyé ?… Corps-Dieu ! c’est moi qui veux noyer ta tristesse dans une pleine coupe de ton vieux vin de Bourgogne… Allons, Conrad, à cheval… à cheval ! le souper nous attend ; vivent la joie et l’amour !

— J’ai peut-être eu tort de forcer la femme de ce serf, — répétait à part soi le sire de Nointel ; — je ne sais pourquoi en ce moment me revient à l’esprit une tradition conservée par la branche aînée de ma famille, qui, depuis des siècles, habite l’Auvergne. Cette tradition raconte que la haine des serfs a souvent été fatale aux Neroweg !

— Hé ! Conrad, à cheval ; ton varlet tient l’étrier depuis une heure, — dit la joyeuse voix de Gérard. — Maudit songe-creux, à quoi penses-tu ?

— Non, je n’aurais pas dû forcer la femme de ce vassal, — murmura encore le sire de Nointel en montant à cheval et prenant la route de son manoir, accompagné de Gérard de Chaumontel et suivi de ses hommes.




La salle basse du cabaret d’Alison-la-Vengroigneuse est close ; une lampe l’éclaire, la porte et les volets sont au-dedans verrouillés. Aveline-qui-jamais-n’a-menti est à demi étendue sur un banc, ses mains croisées sur son sein, la tête appuyée sur les genoux d’Alison ; elle semblerait sommeiller, si de temps à autre un tressaillement convulsif n’agitait son corps ; son visage décoloré porte les traces des larmes qui, plus rares, s’échappent encore parfois de ses paupières gonflées. La cabaretière contemple cette infortunée avec une expression de pitié profonde. Guillaume Caillet, assis près de là, son coude sur son genou, son front dans sa main, ne quitte pas sa fille des yeux ; il s’est, après l’amende honorable de Mazurec, souvenu d’Alison, et, comptant sur sa bonté, il a conduit Aveline dans la taverne à l’aide d’Adam-le-Diable, qui est ensuite retourné sur le lieu du tournoi, rejoindre Mahiet-l’Avocat, qui plus tard l’a arraché du milieu de la mêlée.

Aveline, se redressant tout à coup effarée, s’écrie en proie à une sorte de délire :

— On le noie… je le vois… il est noyé ! Avez-vous entendu le bruit de son corps tombant dans l’eau ?

— Chère fille ! — dit Alison en fondant en larmes, — de grâce, calmez-vous…

— Elle a raison… c’est l’heure, — dit Guillaume Caillet d’une voix sourde ; — on devait noyer Mazurec à la fin du jour. Patience, toute nuit a son lendemain.

Alison, qui soutient Aveline dans ses bras, entend heurter à la porte et dit à Guillaume : — Qui peut venir à cette heure ?

Le vieux paysan se lève, s’approche de l’huis et dit au dehors :

— Qui va là ?

— Moi, Mahiet-l’Avocat, — répond une voix.

— Ah ! — murmure le père d’Aveline, — il vient de là-bas… tout est fini…

Et il ouvre à Mahiet ; celui-ci s’avance rapidement ; il va parler ; mais à l’aspect de la femme de Mazurec, soutenue presque défaillante dans les bras d’Alison, il se contient, s’approche de l’oreille de Guillaume et lui dit : — Il est sauvé !

— Lui ! — s’écrie le serf avec stupeur, — sauvé !

— Silence ! — reprend Mahiet en montrant Aveline du regard, — prenez garde, une pareille nouvelle trop brusquement apprise peut être fatale.

— Où est-il ?

— Adam l’amène… il se soutient à peine… je le précède de quelques pas… Il pleut à torrents ; nous sommes venus à travers champs ; le couvre-feu a sonné, nous n’avons heureusement rencontré personne.

— Je vais à leur rencontre, — dit Guillaume Caillet d’une voix palpitante. — Pauvre Mazurec ! cher fils ! cher enfant ! — Et il sort précipitamment.

Mahiet s’approche d’Aveline, qui a jeté ses bras autour du cou d’Alison et sanglote amèrement. — Aveline, — lui dit l’Avocat, — écoutez-moi, de grâce…

— Il est mort, — murmure la serve en gémissant sans répondre à l’Avocat, — ils l’ont noyé.

— Non… il n’est pas mort… — reprend Mahiet, — il y a espoir de le sauver.

— Grand Dieu ! — s’écrie Alison en pleurant de joie et embrassant Aveline avec transport, — entends-tu, chère petite, il n’est pas mort…

Aveline joint les mains, veut parler, mais les paroles expirent sur ses lèvres qui tremblent convulsivement.

— Voilà ce qui est arrivé, — reprit l’Avocat ; — on a mis Mazurec dans un sac… on l’a jeté à l’eau ; mais heureusement, — se hâta d’ajouter Mahiet, au moment où Aveline poussait un cri étouffé, — Adam-le-Diable et moi, profitant de la nuit, nous nous étions cachés dans les roseaux qui, à cent pas du pont, bordent la rivière ; son courant venait de notre côté ; nous voulions, au moyen d’une longue perche, attirer à nous le sac où l’on avait enfermé Mazurec et l’en retirer à temps.

— Hélas ! — balbutia la jeune femme avec angoisse, — il est trop tard !

— Non, non, rassurez-vous, nous sommes parvenus à amener le sac sur la rive. Adam l’a fendu d’un coup de couteau, et nous avons retiré de ce linceul Mazurec respirant encore.

— Il vit ! — s’écria la jeune fille folle de joie, et dans son premier mouvement elle se précipita vers la porte et tomba dans les bras de son père qui, rentré depuis quelques moments, est resté immobile au seuil.

— Oui, il vit, — dit Guillaume Caillet à sa fille en la serrant contre sa poitrine, — il vit… et le voilà…

Au même instant apparaît Mazurec, pâle, défait, ruisselant d’eau et soutenu par Adam-le-Diable ; soudain Aveline, au lieu de courir au devant de son époux, s’arrête et recule avec épouvante en s’écriant : — Ce n’est pas lui !…

Elle ne reconnaissait plus Mazurec ! son œil crevé entouré de contusions bleuâtres, son nez écrasé, sa lèvre fendue et gonflée, changeaient tellement ses traits naguère si doux, si avenants, que l’hésitation de la femme du vassal dura pendant quelques instants ; mais bientôt revenue de sa poignante surprise, elle se jeta au cou de Mazurec et baisa ses blessures avec une sorte de frénésie. Il répondit aux étreintes d’Aveline, en murmurant d’une voix navrée : — Hélas ! ma pauvre femme… quoique je sois encore vivant, tu es veuve…

Ces mots rappelant aux deux époux qu’ils étaient à jamais séparés par l’outrage infâme dont Aveline avait été victime et qui pouvait la rendre mère… tous deux fondirent en larmes et restèrent embrassés dans un morne et muet désespoir.

— Ah ! — s’écria Guillaume Caillet dont la rude figure ruisselait de pleurs en contemplant les deux infortunés qu’il montrait du geste à Mahiet, — pour les venger… que de sang… oh ! que de sang…

— Cette race seigneuriale, — reprit Adam-le-Diable en se rongeant les ongles avec une rage sourde, — il faut l’égorger… il faut tout tuer, tout… jusqu’aux enfants au berceau… Il faut qu’il n’en reste pas de cette race… — Puis se retournant vers Mahiet, le paysan ajouta d’un air de reproche farouche :

— Et toi, tu nous dis : Patience…

— Oui, — répondit Mahiet, — oui, patience, si tu veux venger en un seul jour… ces millions d’esclaves, de serfs, de vilains de notre race qui, depuis des siècles, sont morts écrasés, torturés, massacrés par les seigneurs ; oui, patience, si tu veux que ta vengeance soit féconde et affranchisse tes frères ! Pour cela, je t’en conjure, et toi aussi, Guillaume, pas de révolte partielle ! que tous les serfs de la Gaule se lèvent ensemble le même jour, au même signal, et la race seigneuriale n’aura pas de lendemain.

— Attendre, — reprit Adam-le-Diable avec une sombre impatience ; — toujours attendre !

— Et quand viendra-t-il, le signal de la révolte ? — reprit Guillaume. — D’où viendra-t-il, ce signal ?

— Il viendra de Paris, — dit Mahiet, — et ce sera bientôt.

— De Paris, — s’écrièrent les deux paysans d’un air de surprise et de doute. — Quoi ! ces Parisiens…

— Comme vous, les Parisiens sont las des outrages et des exactions des seigneurs ; comme vous, les Parisiens sont las des voleries du roi Jean et de sa cour, qui ruinent et affament le pays ; comme vous, ils sont las de la couardise de la noblesse, seule force armée du pays, qui laisse ravager la Gaule par les Anglais ; enfin, les Parisiens sont las d’avoir tenté auprès du roi prières, sacrifices, remontrances, pour obtenir de lui la réforme d’abus exécrables ; aussi les Parisiens sont-ils résolus d’en appeler aux armes contre la royauté ; la rupture de la trêve avec les Anglais, annoncée tantôt par le messager royal, hâtera sans doute l’heure de la révolte ; mais jusqu’à cette heure solennelle, patience, ou tout est perdu.

— Et ces Parisiens, — reprit Guillaume avec un redoublement d’attention, — qui les dirige ? Est-ce qu’ils ont un chef ?

— Oui, — reprit Mahiet avec enthousiasme, — le plus courageux, le plus sage, le meilleur des hommes !

— Et son nom ?

Étienne Marcel, un bourgeois, marchand de draps, prévôt des échevins de Paris ; tout le peuple est avec lui parce qu’il veut le bien et l’affranchissement du peuple… Grand nombre des bourgeois des villes communales, aujourd’hui retombées sous le pouvoir royal, aussi prêtes à se soulever, correspondent avec Marcel ; mais il sent que bourgeois et artisans commettraient une lâche et méchante action, s’ils n’offraient leurs conseils, leurs secours aux serfs des campagnes, pour les aider à briser enfin le joug des seigneurs ! Croyez-moi, en agissant avec ensemble, serfs, artisans et bourgeois, nous aurons facilement raison des seigneurs et de la royauté. Comptons-nous, comptons nos oppresseurs ; combien sont-ils ? Quelques milliers au plus !

— C’est vrai, — dirent Guillaume et Adam en échangeant un regard approbatif, — les villes unies aux campagnes, c’est tout le monde ! les seigneurs, ce n’est rien !

— D’après l’avis de Marcel, — reprit Mahiet, — j’étais venu en ce pays, où, selon l’usage, le tournoi devait amener grand nombre de vassaux ; je voulais savoir si, dans cette province comme dans d’autres, les paysans, poussés à bout, songeaient enfin à la révolte ! Maintenant je n’en doute plus, car je vous ai rencontrés, vous, Guillaume et Adam, et j’ai vu tantôt, tout en regrettant ce mouvement partiel et trop hâté, que Jacques Bonhomme, las de ses hontes, de ses misères, de ses tortures, le moment venu, prendra les armes… Je m’en retourne à Paris le cœur plein d’espoir ; donc patience… amis… patience, et bientôt sonnera l’heure des grandes représailles.

— Oui, — repartit Guillaume, — nous règlerons les comptes de nos pères… et moi je réglerai le compte de ma fille… La vois-tu ? la vois-tu ?… — Et le vieux paysan montrait du geste Aveline, assise à côté de Mazurec ; tous deux accablés, muets, le regard fixe, attaché sur le sol, ils semblaient abîmés dans leur désespoir.

— Mais j’y songe, — dit l’Avocat, — Mazurec ne peut maintenant rester dans le pays.

— J’ai pensé à cela, — reprit Guillaume, — cette nuit nous retournerons à Cramoisy avec ma fille et son mari ; je connais une caverne au plus épais de la forêt : cette cachette a longtemps servi d’asile à Adam ; je vais y conduire Mazurec. Chaque nuit, ma fille ira lui porter une partie de notre pitance ; la pauvre enfant est si désolée que la séparer tout à fait de son mari, ce serait la tuer… Il restera donc caché jusqu’au jour de la vengeance, et ce jour venu… compte sur moi, sur Adam et sur tant d’autres.

— Mais le signal, auquel les gens des villes et des campagnes doivent se soulever, — dit Adam-le-Diable, — ce signal, qui le donnera ?

— Paris, — répondit Mahiet. — Avant peu je vous ferai tenir ou je vous apporterai de l’argent pour acheter des armes ; mais n’éveillez pas les soupçons des seigneurs ; achetez les armes une à une, à la ville… les jours de foire… et cachez-les chez vous. Si vous connaissez des forgerons de qui vous soyez sûrs, faites-leur façonner des piques… l’argent des villes vous donnera du fer… et le fer, vengeance et liberté pour tous.

Soudain un hennissement prolongé retentit derrière la porte. — C’est Phœbus, mon cheval, — s’écria Mahiet frappé d’une joyeuse surprise ; — je l’avais attaché près du lieu du tournoi ; lassé de m’attendre, il aura brisé son licou et retrouvé le chemin de cette auberge, où il n’est pourtant venu qu’une fois… Brave Phœbus, — ajouta l’Avocat en allant vers la porte, — ce n’est pas la première preuve d’intelligence qu’il me donne. — À peine Mahiet eut-il ouvert la partie supérieure de l’huis que la tête de Phœbus y parut ; il fit entendre un nouveau hennissement et lécha les mains de son maître qui lui dit :

— Allons, mon bon compagnon, une provende d’avoine, et en route !

— Quoi ! messire, vous partez cette nuit, — dit Alison-la-Vengroigneuse en essuyant ses larmes qui n’avaient cessé de couler depuis le retour de Mazurec, — vous partez malgré la nuit et la pluie ?

— Le messager royal a apporté des nouvelles qui hâtent mon retour à Paris, ma belle hôtesse… mais au revoir ; j’espère bientôt revenir à Nointel.

— Avant de nous quitter, messire Avocat, — reprit Alison en fouillant à sa poche, — prenez ces trois florins d’argent, je vous les dois pour le gain de mon procès…

— Votre procès… mais je n’ai pas plaidé.

— Vous avez sans plaider gagné ma cause.

— Moi ! et comment cela ?

— Ce matin, lorsque vous êtes revenu chercher votre cheval pour vous rendre au tournoi, Simon-le-Hérissé sortait de sa maison au moment où vous passiez. « Voisin, — lui ai-je dit, — je n’avais pu jusqu’ici trouver un champion, maintenant j’en ai un. — Et où est-il ce beau champion ? m’a répondu Simon d’un ton goguenard. — Tenez, lui ai-je dit, le voyez-vous ? c’est ce grand jeune homme qui passe là monté sur ce cheval bai. — Simon-le-Hérissé a couru sur vos pas, et après vous avoir attentivement regardé des pieds à la tête, il est revenu l’oreille basse et m’a dit : — Tenez, voisine, je vous donne trois florins, et soyons quittes. — Non, voisin, vous me rendrez mes douze florins, sinon vous aurez affaire à mon avocat ; si ce n’est aujourd’hui ce sera demain. » — Au bout d’un quart d’heure, Simon-le-Hérissé, devenu doux comme miel, m’apportait mes douze florins ; en voilà donc trois pour vous, messire Avocat.

— Je n’ai pas plaidé, je n’ai rien à recevoir de vous, chère hôtesse, sinon un baiser d’amitié que vous me donnerez en tenant mon étrier.

— Oh ! de grand cœur, messire Avocat, — répondit cordialement Alison ; — on embrasse ses amis, et je suis certaine que maintenant vous avez pour moi un peu d’affection.

Lorsque Phœbus eut mangé sa provende et Mahiet endossé par-dessus son armure une épaisse cape de voyage, il revint dans la salle basse, s’approcha de Mazurec, et lui dit avec émotion : — Courage et patience… embrasse-moi… Je ne sais pas pourquoi je sens qu’un autre intérêt que celui de tes malheurs m’attache à toi… avant peu j’aurai éclairci mes doutes et je reviendrai ; — puis, s’adressant à Aveline-qui-n’a-jamais-menti : — Adieu ! pauvre enfant ; vos espérances sont détruites, du moins il vous reste un compagnon de chagrin, vos larmes souvent se confondront avec les siennes et vous sembleront moins amères ; — et, se retournant vers Guillaume Caillet et Adam-le-Diable, serrant dans ses mains les mains calleuses des deux paysans : — Adieu ! frères… n’oubliez pas vos promesses, je n’oublierai pas les miennes ; sachons attendre le jour de la justice et des grandes représailles.

— Voir ce jour-là… et venger ma fille, — répondit Guillaume Caillet ; — je pourrai mourir après.

Mahiet-l’Avocat, après avoir donné un cordial baiser sur la joue vermeille d’Alison qui tenait l’étrier, s’élança sur son cheval et, malgré la pluie et les ténèbres, reprit en hâte le chemin de Paris.