Les Mystères du peuple — Tome V
LE MONASTÈRE DE CHAROLLES — Chapitre II.

LES


MYSTÈRES DU PEUPLE


OU


HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES


À TRAVERS LES ÂGES




KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE




ÉPILOGUE.


LE MONASTÈRE DE CHAROLLES


ET


LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT


560-615




CHAPITRE II.


Le château de Brunehaut. — Le marchand d’esclaves. — Aurélie, la pleureuse, et Blandine, la rieuse. — Ce que faisait la reine Brunehaut de ses petits-fils. — Lettre du pape saint Grégoire le Grand à cette sainte femme sur l’éducation de son fils. — Childebert, Corbe, Merovée, arrière-petits-enfants de la reine Brunehaut. — La bonne aïeule. — Arrivée de Sigebert, fis aîné du défunt roi Thierry. — Le maire du palais Warnachaire. — Loysik et Brunehaut. — La reine marche à la tête de son armée pour aller combattre Clotaire II, fils de Frédégonde.




« Vive celui qui aime les Franks ! que le Christ maintienne leur puissance ! qu’il remplisse leur chef des clartés de sa grâce, qu’il protège l’armée, qu’il fortifie la foi, qu’il accorde paix et bonheur à ceux qui les gouvernent sous les auspices de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! »

— Foi de vieux Vagre, ce début tout catholique de la loi salique vous revient toujours à la pensée lorsqu’il s’agit des rois franks ou de leurs reines… Entrons donc dans le repaire de Brunehaut, splendide repaire ! non pas rustique comme celui du comte Neroweg, vaste burg, que nous autres, anciens de la Vagrerie nous avons vu si joyeusement réduire en cendres ! non, cette grande reine a le goût raffiné : une de ses passions est l’architecture ; elle aime les arts antiques de la Grèce et de l’Italie, cette noble femme ! oui, elle aime les arts, doux délassement des belles âmes ! Voyez plutôt le magnifique château qu’elle a fait construire à Châlons-sur-Saône, capitale de la Bourgogne ; ses autres châteaux, même celui de Bourcheresse, ne sont rien auprès de son habitation royale, dont les jardins magnifiques s’étendent jusqu’aux bords de la Saône… palais à la fois splendide et guerrier ; car en ces temps de batailles incessantes les rois et les seigneurs se fortifient de plus en plus dans leurs repaires. Le palais de Brunehaut est ceint d’épaisses murailles, flanqué de tours massives ; on y arrive par une seule entrée, voûte profonde fermée à ses deux extrémités par des portes énormes, renforcées de barres de fer. Sous cette voûte veillent jour et nuit les guerriers de Brunehaut, toujours armés ; dans les cours intérieures sont d’autres logis pour un grand nombre de cavaliers et de gens de pied. Les salles du palais sont immenses, pavées de marbre ou de mosaïque, enrichies de colonnades de jaspe, de porphyre et d’albâtre oriental, surmontées de chapiteaux de bronze doré ; ces magnificences architecturales, chefs-d’œuvre de l’art, dépouilles des temples et des palais de la Gaule, ont été transportées à grand renfort de dos d’esclaves et de chariots dans le palais de la reine. Ces salles immenses, ornées de meubles d’ivoire, d’argent ou d’or massif, de statues païennes du travail le plus rare, de vases précieux, de trépieds, précèdent l’appartement particulier de Brunehaut… Le jour est à peine levé ; déjà ces grandes salles se remplissent des esclaves domestiques de la reine, des officiers de ses troupes, des hauts dignitaires de sa maison, chambellans, écuyers, majordomes, connétables, venant attendre les ordres de leur maîtresse.

Une pièce de forme circulaire, pratiquée dans une des tours du palais, avoisine la chambre où se tient habituellement la reine ; trois portes sont percées dans le mur : l’une conduit à la salle où se tiennent les officiers du palais, l’autre à la chambre à coucher de Brunehaut ; la troisième, simple baie fermée par un rideau de cuir doré, donne sur un petit escalier tournant, pratiqué dans l’épaisseur de la muraille. Cette pièce est somptueusement meublée : sur une table recouverte d’un riche tapis brodé sont des parchemins préparés pour écrire, et un grand coffret d’or, enrichi de pierreries. Autour de la table sont rangés des sièges ornés de coussins d’étoffe pourpre ; çà et là des fûts de colonne servent de piédouches à des vases de jaspe, d’onyx ou de bronze de Corinthe, plus précieux que l’or ou l’albâtre rose. Sur un socle de vert antique est un magnifique groupe de marbre de Paros d’un travail exquis, représentant l’Amour païen caressant Vénus. Non loin de là, deux figures en airain, verdi par les siècles, offrent l’image obscène d’un faune et d’une nymphe. Entre ces chefs-d’œuvre de l’art païen, un tableau peint sur bois, apporté à grands frais de Byzance, représente le Christ enfant et saint Jean-Baptiste aussi enfant. Ce tableau de sainteté rappelle que Brunehaut est une fervente catholique… n’est-elle pas en correspondance réglée avec le pape de Rome, le pieux Grégoire, qui n’a pas assez de bénédictions pour cette sainte fille de l’Église ! Et plus loin, sur cette console d’ivoire, quel est ce riche médaillier rempli de grandes médailles romaines et gauloises en argent et en or ! Parmi elles en voici une de bronze, la seule qui soit de ce métal… Que représente-t-elle ?

Quoi ! ici ! dans ce lieu ! ce visage auguste et vénéré ?

Ah ! si le Dieu des catholiques veut faire un miracle, jamais moment ne fut plus opportun, plus solennel, et bientôt, oui, si le Seigneur veut terrifier les méchants, cette effigie de bronze devra, prodige effrayant, frissonner d’horreur et d’épouvante !. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une vieille femme richement vêtue et d’une physionomie froide, sardonique, rusée, sortant de la chambre à coucher de Brunehaut, entre dans la salle de la tour. Cette femme, de noble race franque, est Chrotechilde, confidente depuis longues années des crimes et des débauches de la reine ; elle s’approche d’un timbre, le fait vibrer et attend. Bientôt paraît à la porte, qui s’ouvre sur le petit escalier pratiqué dans l’épaisseur du mur, une autre vieille femme ; son costume annonce un rang inférieur :

— J’ai entendu le timbre, noble dame Chrotechilde, me voici.

— Samuel le marchand d’esclaves est-il venu ?

— Depuis une heure il attend dans la salle basse avec deux jeunes filles et un vieillard à longue barbe blanche.

— Qu’est-ce que ce vieillard ?

— Madame, je l’ignore ; c’est sans doute un esclave que le juif Samuel doit conduire ailleurs en sortant d’ici.

— Ordonne à Samuel d’amener à l’instant les deux filles.

La vieille femme disparaît : presque au même instant Brunehaut sort de sa chambre ; cette reine est âgée de soixante-six ou sept ans ; l’on retrouve les traces d’une beauté remarquable sur ses traits, encore moins flétris par l’âge que par la débauche, et par la dévorante ardeur de la haine ou de l’ambition. Son visage blafard, ridé, semble illuminé par le sombre éclat de ses deux grands yeux, profondément caves et cernés ; ils sont noirs comme ses longs sourcils, ses cheveux seuls ont blanchi ; front d’airain, lèvres impassibles, regard profond, port de tête altier, démarche fière, superbe, car sa taille s’est conservée droite et svelte, telle est Brunehaut. À peine entrée, elle prête l’oreille et dit à Chrotechilde :

— Qui vient là, par le petit escalier ?

— Le marchand d’esclaves ; il amène les deux jeunes filles. 


— Qu’il entre… qu’il entre…

— Madame, à qui voulez-vous faire don de ces esclaves ?

— Tu le sauras… Mais j’ai hâte d’examiner ces créatures, le choix est important.

— Madame, voici Samuel.

Le marchand de chair gauloise, juif d’origine comme la plupart de ceux qui se livraient à ce trafic, entra bientôt suivi des deux esclaves qu’il amenait ; elles étaient enveloppées de longs voiles blancs, assez transparents pour qu’elles pussent voir à se conduire.

— Illustre reine,— dit le juif en mettant dès la porte un genou en terre et inclinant son front presque à toucher le plancher, — je me rends à vos ordres ; voici deux jeunes esclaves, véritables trésors de beauté, de douceur, de grâces, de gentillesse et surtout de virginité. Votre excellence sait que le vieux Samuel n’a qu’une qualité… celle d’être honnête homme.

— Debout, debout ! — dit Brunehaut s’adressant aux deux esclaves qui, en présence de la terrible reine, s’étaient agenouillées comme le marchand au seuil de la porte, — debout, les filles, et ôtez vos voiles.

Les deux esclaves se hâtèrent de se relever et d’obéir à la reine ; le juif, afin de mieux mettre en valeur sa marchandise, avait vêtu les deux jeunes filles de tuniques à manches courtes et dont la jupe descendait à peine au-dessus du genou, tandis que l’échancrure du corsage découvrait à demi le sein et les épaules. L’une des esclaves, grande et svelte, portait une tunique blanche ; elle avait les yeux bleus, une torsade de corail s’enroulait dans les nattes de ses cheveux noirs : on pouvait lui donner dix-huit ou vingt ans ; son visage, d’une beauté touchante et candide, était baigné de larmes, abîmée dans la douleur et la honte, tremblant de tous ses membres, elle tenait constamment baissé son regard noyé de pleurs, de crainte de rencontrer les yeux de Brunehaut. La vieille reine, après avoir longtemps et attentivement examiné cette jeune fille, en la faisant se tourner et se retourner devant elle en tous sens, échangea un signe approbatif avec Chrotechilde, non moins occupée à examiner l’esclave, et dit à celle-ci :

— De quel pays es-tu ?

— Je suis de la ville de Toul, — répondit la jeune fille d’une voix altérée.

— Aurélie ! Aurélie ! — s’écria Samuel en frappant du pied, — est-ce ainsi que tu te rappelles mes leçons ? On répond : Glorieuse reine, je suis de la ville de Toul… — Et se tournant vers Brunehaut : — Veuillez lui pardonner, madame… mais c’est si naïf, si simple, que…

Brunehaut coupa d’un geste la parole au juif, et s’adressant à l’esclave : — Où as-tu été prise ?

— À Toul, madame, lors du sac de cette ville par les troupes du roi de Bourgogne.

— Étais-tu de condition libre ?

— Oui… mon père était maître armurier.

— Sais-tu lire ? écrire ? As-tu des talents agréables ?

— Je sais lire, écrire, et ma mère m’avait appris à jouer du théorbe et à chanter.

Et en disant qu’elle savait chanter, la malheureuse ne put retenir ses sanglots convulsifs… Elle songeait sans doute à sa mère.

— Allons, pleure encore et pleure toujours ! — maugréa Samuel avec dépit, — voilà ce que tu fais de mieux… mais, vous le savez, grande reine ! on a une certaine dose de larmes à pleurer, après quoi, c’est fini… la poche est vide…

— Tu crois cela, juif ? heureusement tu calomnies l’espèce humaine, — reprit la reine avec un cruel sourire en continuant d’examiner la jeune fille, à qui elle dit : — Tu n’as été jusqu’ici esclave nulle part ?

— Foi de Samuel, illustre reine, elle est aussi naïve à l’esclavage qu’un enfant dans le sein de sa mère ! — s’écria le juif, voyant la jeune Gauloise éclater en sanglots et hors d’état de répondre. — 
 J’ai acheté Aurélie le jour même de la bataille de Toul, et depuis, ma femme Rebecca et moi nous avons veillé sur cette chère fille comme sur notre propre enfant, sachant que nous tirerions d’elle un très-haut prix.

Brunehaut, après avoir contemplé de nouveau la jeune fille, qui cachait à demi sa figure dans ses mains, dit à Samuel :

— Remets-lui son voile et fais approcher l’autre.

Aurélie reçut son voile des mains du juif comme un bienfait et se hâta de s’envelopper dans les plis de l’étoffe pour y cacher sa douleur, sa honte et ses larmes. À l’ordre de la reine, l’autre esclave était prestement accourue ; mignonne et fraîche comme une Hébé, si elle avait seize ans, c’était beaucoup : un collier de perles s’enroulait dans les nattes épaisses de ses cheveux d’un blond doré ; ses grands yeux, d’un brun orangé, pétillaient de malice et de feu ; son nez fin, légèrement relevé, ses narines roses, palpitantes, ses lèvres vermeilles, un peu charnues, ses petites dents d’émail, son menton et ses joues à fossettes, donnaient à cette fillette la physionomie la plus vive, la plus gaie, la plus effrontée qui fût au monde… Sa tunique de soie vert-pâle rendait plus éblouissante encore la blancheur de son sein et de ses épaules… Oh ! le juif n’eut pas besoin de lui dire à celle-là de se tourner, de se retourner, pour que la vieille reine pût examiner à son aise les charmes de sa taille ; elle se rengorgeait, se cambrait, se redressait sur la pointe de ses petits pieds, arrondissait gracieusement les bras, faisant enfin de son mieux la belle aux yeux de Brunehaut et de Chrotechilde, qui échangeaient entre elles des regards approbatifs, tandis que le juif, aussi inquiet de l’audace de cette esclave que de l’accablement de sa compagne, lui disait à demi-voix :

— Tiens-toi donc en place, Blandine… ne remue pas ainsi les jambes et les bras… Un peu de retenue, ma fille, en présence de notre illustre et bien aimée reine ! On dirait que tu as du salpêtre dans les veines ! Que votre excellence l’excuse, illustrissime princesse ; c’est si jeune, si gai, si fou… ça ne demande qu’à s’envoler de sa cage pour faire admirer son plumage et son ramage. Baisseras-tu les yeux, Blandine ! oser regarder ainsi en face notre auguste reine ! !

Blandine, en effet, au lieu de fuir le noir regard de Brunehaut, le cherchait, le provoquait d’un air malin, souriant et assuré ; aussi la reine lui dit-elle après un long et minutieux examen :

— L’esclavage ne t’attriste pas, toi ?

— Au contraire, glorieuse reine, car pour moi l’esclavage a été la liberté.

— Comment cela, effrontée ?

— J’avais une marâtre, quinteuse, revêche, grondeuse ; elle me faisait passer sur le froid parvis des basiliques tout le temps que je n’employais pas à manier l’aiguille ; cette vieille furie me battait, lorsque par malheur, levant le nez de dessus ma couture, je souriais aux garçons par ma fenêtre ; aussi, grande reine, quel sort que le mien ! mal nourrie, moi si friande ! mal vêtue, moi si coquette ! sur pied au chant du coq, moi si amoureuse de me dorloter dans mon lit ! de sorte que grande a été ma joie quand votre invincible petit-fils, ô reine illustre ! est approché l’an passé de Tolbiac, où j’habitais.

— Pourquoi ta joie ?

— Pourquoi, glorieuse reine ? Oh ! je savais, moi, que les guerriers franks ne tuent jamais les jolies filles ; aussi, me disais-je : « Peut-être je serai prise par un baron de Bourgogne, un comte ou même un duk, et une fois esclave, si je m’en crois, je deviendrai maîtresse… car l’on a vu des esclaves… »

— Devenir reine, comme Frédégonde, n’est-ce pas, ma mie ?

— Pourquoi donc pas, quand elles sont gentilles ? — répondit audacieusement cette fillette sans baisser les yeux devant Brunehaut qui l’écoutait et la contemplait d’un air pensif. — Mais, hélas ! — reprit Blandine avec un demi-soupir, — je n’ai pas eu cette fois le bonheur de tomber aux mains d’un seigneur. Un vieux leude, à moustaches blanches et des moins amoureux, m’a eue pour sa part du butin, et il m’a vendue tout de suite au seigneur Samuel ; mais enfin peut-être une chance heureuse me viendra-t-elle ? Que dis-je ! — ajouta Blandine en adressant à Brunehaut son plus gracieux sourire, — n’est-ce pas déjà un grand, un inespéré bonheur que d’avoir été conduite en votre présence, ô reine illustre !

Brunehaut, après avoir réfléchi pendant quelques instants, dit au marchand : — Juif, je t’achèterai une de ces deux esclaves.

— Illustre reine ! laquelle des deux prenez-vous, Aurélie ou Blandine ?

— Je ne sais encore… elles resteront au palais jusqu’à ce soir… On va les conduire dans l’appartement de mes femmes.

Chrotechilde, à un signe de la reine, frappa le timbre ; la vieille femme reparut ; la confidente de Brunehaut lui dit : — Emmenez ces deux esclaves…

— Illustre reine ! choisissez-moi… — dit Blandine en se retournant une dernière fois vers Brunehaut, tandis que le juif enveloppait soigneusement de son voile cette petite diablesse. — Oh ! choisissez-moi, glorieuse reine ! vous ferez une bonne œuvre… je voudrais tant rester à la cour…

— Tais-toi donc, effrontée, — disait tout bas Samuel en poussant doucement Blandine vers la porte de la chambre à coucher de la reine que Chrotechilde désignait du geste. — Trop est trop, ces familiarités peuvent déplaire à notre redoutable souveraine !

Les deux jeunes filles, l’une toute joyeuse, l’autre chancelante et accablée, entrèrent dans l’appartement de la reine, tandis que, après avoir une dernière fois humblement salué Brunehaut, le juif quitta la salle en refermant sur lui le rideau de cuir qui masquait la baie de l’escalier tournant.

Brunehaut et sa confidente restèrent seules.



(Et maintenant, ô vous ! descendants de Joel, qui en ce moment allez continuer de lire ce récit, le dégoût, l’horreur, l’épouvante que vous éprouverez n’égalera jamais le dégoût, l’horreur, l’épouvante dont je suis saisi en écrivant la scène sans nom qui va se passer entre ces deux exécrables vieilles. )




— Madame, — dit Chrotechilde à Brunehaut, — à qui donc destinez-vous celle des deux esclaves que vous voulez acheter ?

— Tu me le demandes ?

— Oui, madame…

— Chrotechilde… l’âge affaiblit ta pénétration habituelle… c’est fâcheux…

— Madame, expliquez-vous !…

— Il faut que j’éprouve jusqu’où peut aller ce manque d’intelligence si nouveau chez toi…

— En vérité, madame, je m’y perds…

— Dis-moi, Chrotechilde, lorsque mon fils Childebert est mort assassiné par Frédégonde, il m’a laissé, n’est-ce pas, la tutelle de mes deux petits-fils Thierry et Theudebert ?

— Oui… madame… mais moi je vous parlais de ces esclaves…

— Justement… mais écoute… À quel âge mon petit-fils Theudebert était-il père ?…

À treize ans, madame (A) ; car à cet âge il eut un fils de Bilichilde, cette esclave brune aux yeux verts, que vous avez payée si cher… Je vois encore son regard fauve, étrange comme sa beauté… Du reste, une taille de nymphe, des cheveux crépus d’un noir de jais traînant jusqu’à terre… Je n’ai de ma vie vu pareille chevelure…

— Cette esclave… qui la mit un soir dans le lit de mon petit-fils. alors à peine âgé de douze ans ?…

— Vous, Madame (B) ; je vous accompagnais… Ah ! ah ! ah ! j’en ris de souvenir… Il avait d’abord une peur, cet innocent ; mais comme vous voilà devenue sombre…

— Cette vile esclave ! cette Bilichilde, malgré les autres concubines que nous avons données à mon petit-fils Theudebert, n’avait-elle pas pris sur lui un funeste ascendant ?

— Si funeste, madame, qu’elle nous a fait toutes deux chasser de Metz et conduire prisonnières jusqu’à Arcis-sur-Aube, confins de la Bourgogne, royaume de votre autre petit-fils Thierry. Mais c’est là, madame, une vieille histoire : cette Bilichilde n’a-t-elle pas été, l’an dernier, étranglée par votre petit-fils (C), ce farouche idiot ayant passé de l’amour à la haine, et lui-même, après la bataille de Tolbiac, vaincu par son frère, que vous aviez déchaîné contre lui, n’a-t-il pas été, selon vos ordres, tonsuré, puis poignardé ? Enfin son fils, âgé de cinq ans, n’a-t-il pas eu la tête brisée contre une pierre (D) ? que voulez-vous de plus ?…

— Chez moi la haine survit à la vengeance, comme le poignard survit au meurtre.

— Et vous n’êtes point, madame, en ceci, raisonnable… Haïr au delà de la tombe, c’est naïf pour notre âge.

— Mais passons… Ainsi, ce que nous venons de dire ne t’ouvre point l’esprit…

— À l’endroit de ces deux jolies esclaves ?

— Oui…

— Non, madame…

— Poursuivons… Puisque ton intelligence est à ce point devenue obtuse… dis-moi, avant que nous n’ayons mis cette Bilichilde dans son lit, quel était le caractère de mon petit-fils Theudebert ?

— Violent, actif, déterminé, opiniâtre et surtout fort glorieux… À dix ans ou onze ans, il sentait déjà l’orgueilleuse ardeur de son sang royal, et disait fièrement : « Je suis roi d’Austrasie, moi ! »

— Et deux ans… un an même après qu’il a eu possédé cette esclave brune aux yeux verts et aux cheveux crépus, si judicieusement choisie par toi, Chrotechilde, quel était le caractère de mon petit-fils ?

— Oh ! madame, Theudebert était méconnaissable… Énervé, indécis, languissant, il n’avait plus que la volonté d’aller du lit à la table avec ses concubines… Car nous avions donné des compagnes à la Bilichilde… C’est à peine s’il avait le courage de chasser au faucon, divertissement de femme ; la chasse aux bêtes fauves était pour lui trop fatigante. Cela ne m’étonnait point ; né robuste, pétulant, aimant dans sa première enfance les jeux bruyants, le grand air, il était devenu chétif, pâle, étiolé, recherchant le demi-jour, comme si l’éclat du soleil eût blessé sa vue ; enfin, il annonçait devoir être de grande taille, et il est mort tout rabougri, presque imberbe !

— Mes vœux s’accomplissaient, Chrotechilde… Les débauches précoces énervent l’âme autant que le corps, et la postérité de Theudebert n’est pas née viable…

— De fait, je n’ai jamais vu d’enfants si chétifs… Quelle race, d’ailleurs, pouvait laisser un père nabot et presque idiot ?

— Et dès l’âge de douze ou treize ans, Theudebert disait-il encore fièrement : « Je suis roi d’Austrasie, moi ! »

— Non, certes, madame… car s’il nous arrivait par manière d’épreuve de lui parler des affaires de l’État, sous prétexte qu’il était roi, l’enfant vous répondait de sa voix allanguie et les yeux à demi fermés : « Grand’mère, je suis roi de mes femmes, de mes amphores de vin vieux et de mes faucons ! Régnez pour moi, grand’mère… régnez pour moi si cela vous plaît ! »

— Et cela m’a plu, Chrotechilde… Et de fait, j’ai régné en Austrasie, pour mon petit-fils Theudebert, jusqu’au jour où cette vile esclave Bilichilde, usant de son ascendant sur cet idiot, m’a chassée de Metz… m’a chassée, moi, Brunehaut !

— Encore ce souvenir, encore l’orage sur votre front, encore des éclairs dans vos yeux ! Mais pour Dieu, madame, l’esclave a été étranglée, l’idiot et son fils tués… j’oubliais même, pour compléter l’hécatombe de ces animaux malfaisants… j’oubliais Quintio, maire du palais, duk de Champagne, qui, s’étant incongruement mêlé de l’affaire de Metz, a été mis à mort par vos ordres (E) ! Que vouliez-vous de plus ? et d’ailleurs, est-ce que pour une Austrasie perdue vous n’avez pas retrouvé une Bourgogne ? Si Theudebert vous a chassée de Metz, ne vous êtes-vous pas réfugiée ici, à Châlons, auprès de votre autre petit-fils Thierry ? Hébété, énervé par les femmes que nous lui choisissions, ne l’avez-vous pas, par vengeance, poussé à une guerre implacable contre son frère qu’il a vaincu à Toul, à Tolbiac, et qui, après cette défaite, a été mis à mort lui et son fils, comme je vous le rappelais tout à l’heure ? Ainsi vengée de l’exil de Metz, n’avez-vous point dominé Thierry et régné à sa place ? Aegila, maire du palais, vous inquiétait par son influence sur votre petit-fils, vous vous défaites d’Aegila et vous le remplacez par votre amant Protade, qui devient ainsi maire du palais, juste récompense des services de ce beau garçon.

— Il me l’ont tué… Chrotechilde ! ils me l’ont tué… mon Protade (F) !

— Allons, madame, entre nous, avouez qu’il n’est pas qu’un Protade au monde ; une reine ne chôme jamais d’amoureux ! Vous n’avez qu’à choisir parmi les plus beaux, les plus jeunes et les plus fringants de la cour de Bourgogne ; et puis, madame, sans reproche, s’ils vous ont tué Protade, vous leur avez tué l’évêque Didier (G).

— Il ne méritait pas son sort, peut-être  ?

— Lui ! madame ! jamais punition n’a été plus légitime ! Astucieux prélat ! vouloir nous supplanter dans notre commerce amoureux ! Imaginer de faire épouser cette princesse d’Espagne à votre petit-fils, afin de l’arracher, disait ce Didier, aux fangeuses débauches dont nous étions les pourvoyeuses (H). Aussi, qu’est-il arrivé ?… les flots de la Chalaronne ont emporté le corps de l’évêque. Cette Espagnole, sur laquelle il comptait pour vous évincer et dominer par elle Thierry, et par Thierry la Bourgogne ; cette Espagnole, répudiée par votre petit-fils, est retournée dans son pays au bout de six mois de mariage, et nous avons mis la main sur sa dot (I) ; enfin, Thierry est mort cette année de la dyssenterie (dites donc, madame, — ajouta la vieille avec un sourire affreux, — mort de la dyssenterie ?) ; de sorte que par la grâce de cette bienheureuse dyssenterie, vous voici aujourd’hui maîtresse et reine souveraine de ce pays de Bourgogne, puisque Sigebert, le plus âgé des fils de Thierry, vos arrière-petits-enfants, n’a pas encore onze ans… Il ne faut pas qu’ils meurent, ces roitelets, car par leur mort, le fils de Frédégonde deviendrait l’héritier de leurs royaumes… Il faut seulement qu’ils vivotent, afin que vous régniez à leur place… Eh bien, madame, ils vivoteront… mais, j’y songe, nous oublions l’esclave que vous voulez acheter à Samuel.

— Au contraire, Chrotechilde, cet entretien nous ramène à l’esclave…

— Comment cela ?

— Il n’y a plus à en douter, l’âge amortit ton intelligence ; autrefois si prompte à me comprendre, depuis un quart d’heure tu me donnes la preuve de ce fâcheux affaiblissement de ton esprit.

— Moi, madame ?

— Oui, autrefois au lieu de me demander ce que je compte faire d’une de ces deux esclaves de Samuel, tu m’aurais devinée ; mais je viens de me convaincre tout à mon aise de la lenteur sénile de ta perception… cela est triste, Chrotechilde.

— Triste… autant pour moi que pour vous, madame… Mais… expliquez-vous… je vous en prie…

— Quoi ! cervelle appesantie ! Tu sais que j’ai la tutelle de mes arrière-petits-enfants, et sottement tu me demandes ce que je compte faire de ces jolies esclaves ? devines-tu, maintenant ?

— Eh ! oui, madame, je devine, mais vos reproches sont injustes ! Comment imaginer que vous songiez à cela… Sigebert n’a pas onze ans ! 


— Tant mieux !

— C’est vrai, — reprit l’autre monstre avec un éclat de rire épouvantable, — c’est vrai, tant mieux !

Pendant cet horrible entretien, l’auguste masque de bronze, toujours immobile dans son médaillier sur la console d’ivoire, ne sourcilla pas… Sa bouche d’airain ne fit pas entendre un cri de malédiction, retentissant comme les clairons du dernier jugement. Non ; ces monstruosités se dirent impunément… Où était-il donc le Dieu des catholiques, qui se manifestait par de si grands miracles en faveur de Clotaire, le tueur d’enfants ?

L’entretien des deux matrones continua :

— Donner une concubine à votre arrière-petit-fils Sigebert, — avait dit Chrotechilde à la reine ; — mais il n’a pas onze ans !

— Tant mieux ! — reprit Brunehaut ; — seulement, vois-tu, Chrotechilde, l’exemple de cette infâme Bilichilde me donne à réfléchir, et je ne sais laquelle préférer de ces deux esclaves… Qu’en pense ton expérience ?

— Madame, la chose est délicate… La grande brune qui pleure toujours ne sera jamais dangereuse ; c’est doux, candide et bête comme une brebis… Il n’y a point à craindre que cette innocente donne jamais à Sigebert de méchantes pensées contre vous.

— Aussi je penche fort pour cette pleureuse ; l’autre me paraît une petite commère par trop effrontée… As-tu remarqué cette impudente ? elle n’a pas baissé les yeux devant moi, dont le regard fait baisser les plus fermes, les plus audacieux regards !

— Il se peut, madame, que cette frétillante petite diablesse ait trop de ce que la grande pleureuse n’a point assez… ou point du tout ; mais ce sera peut-être un mal pour un bien. Examinons en experts le vrai des choses. Sigebert n’a pas onze ans, il est très-enfant, ne songe qu’à la toupie ou aux osselets, il est de plus doux et timide, c’est un véritable agneau ; or, cette grande innocente étant de son côté une manière de sotte brebis… vous m’entendez, madame ? 
 D’un autre côté, cette petite endiablée pourrait effaroucher notre agneau… Je me rappelle toujours la peur de Theudebert, à la vue de l’esclave aux yeux verts et aux cheveux crépus… Aussi je vous le répète, madame, ceci demande réflexion… D’ailleurs, rien ne presse… Sigebert est en Germanie avec le duk Warnachaire, maire du palais de Bourgogne.

— Ils peuvent être de retour d’un moment à l’autre… Je les attends…

— Quoi ! déjà ?

— Oui, peut-être arriveront-ils ici aujourd’hui ; aussi j’ai d’autant plus hâte d’acheter une esclave pour Sigebert, que je crains que pendant ce voyage en Germanie, Warnachaire n’ait pris une certaine influence sur Sigebert ; or, cette influence serait bientôt perdue au milieu du trouble et des curiosités du premier amour de cet enfant.

— Puisque vous vous défiez du duk, madame, pourquoi lui avoir confié Sigebert ?

— Excepté en toi, peut-être, en qui ai-je confiance ici ? Ne fallait-il pas faire accompagner Sigebert… La vue de cet enfant roi, d’une douce figure, aura intéressé les chefs de tribus germaines d’au delà du Rhin, dont ce Warnachaire est allé rechercher l’alliance… Leurs troupes doubleront mon armée… Oh ! dans cette guerre suprême, sans merci entre moi et Clotaire II… ce fils de Frédégonde sera écrasé… Il le faut… il le faut…

— Et cela sera, madame. Jusqu’ici vos ennemis ont toujours tombé sous vos coups… La mort du fils de Frédégonde couronnera l’œuvre… cependant ce duk Warnachaire m’inquiète… Tenez, madame… ces maires du palais qui ont, il y a quarante ou cinquante ans, sous le règne des fils du vieux Clotaire, commencé par être intendants des maisons royales… et qui, peu à peu, sont devenus gouvernants des peuples, ces maires du palais finiront par manger les rois si les rois ne les mangent point. Ces habiles gens disent aux princes : « Ayez des concubines, buvez, jouez, chassez, dormez, prodiguez l’argent dont nous remplirons vos coffres, tenez-vous en joie, ne prenez point souci de régner, nous nous chargeons de ce fardeau. » Ce sont là, madame, de dangereuses scélératesses ; qu’une mère, qu’une aïeule, agisse ainsi envers ses fils et ses petits-fils, c’est chose concevable ; mais chez les maires du palais, ceci touche fort à l’usurpation, et ce Warnachaire, à qui vous avez laissé son office de maire après la mort de Thierry, me semble vouloir dominer Sigebert et vous évincer, madame… Je sais que nous aurons la petite ou la grande esclave… pour nous maintenir contre le duk. Mais souvenez-vous, madame, de votre exil de Metz !

— Tu prêches une convertie… j’ai dernièrement écrit à Aimoin, qui revient avec Warnachaire, de le tuer en route.

— Eh ! madame, que ne parliez-vous ! je vous aurais épargné ma rhétorique.

— Malheureusement Aimoin n’a pas exécuté mes ordres.

— Quel serviteur !… et pourquoi n’a-t-il pas obéi ?

— Je l’ignore encore ; je le saurai aujourd’hui peut-être.

— Du reste, il ne faut point nous hâter de penser mal de cet Aimoin. Une favorable occasion lui aura peut-être manqué ; qui sait si vous n’allez pas le voir revenir seul avec le petit Sigebert ! En cas contraire, une fois ici, à Châlons, dans ce château, il en sera, madame, ce qu’il vous plaira de Warnachaire… et croyez-moi, ces maires du palais ! oh ! ces maires du palais me semblent menaçants pour les royautés. Aussi, madame, les rois ne seront tranquilles sur leurs trônes que lorsqu’ils sauront se délivrer de ces dangereux rivaux toujours grandissants.

— Je le sais, mais il faut du temps pour abattre leur puissance ; ils ont rallié à eux tous ces seigneurs bénéficiers enrichis par la générosité royale ! Oh ! le temps ! le temps ! ah ! que la vie est courte, lorsque l’on sent en soi vouloir, pouvoir et force ! Ce temps qu’il me faut, c’est un long règne, je l’aurai ; les tribus barbares, de l’autre côté du Rhin, ont répondu à mon appel ; elles se joindront à mon armée. Grâce à ce renfort, les troupes de Clotaire II écrasées, il tombe en mon pouvoir ! lui, Chrotechilde, lui… le fils de Frédégonde ! Oh ! la frapper dans son fils ! puisque du fond de sa tombe elle brave ma haine ! oh ! faire lentement expirer le fils dans les tortures que je rêvais pour la mère ! venger ainsi le meurtre de ma sœur Galeswinthe et de mon époux Sigebert ! m’emparer des royaumes de Clotaire et régner seule sur la Gaule entière durant de longues années, car, malgré mes soixante ans passés, je me sens pleine de vie, de force et de volonté !…

— Je vous l’ai souvent dit, madame, vous vivez cent ans et plus.

— Je le crois, je le sens ; oui, je sens en moi un vouloir, une vitalité indomptables. Oh ! régner ! ambition des grandes âmes ! régner comme régnaient les empereurs de Rome, mes modèles ! Oui, je veux les imiter dans leur toute-puissance souveraine ! compter par millions les instruments de mes volontés ! d’un signe redouté faire obéir les multitudes ! d’un geste pousser mes armées d’un bout à l’autre du monde ! agrandir mes royaumes à l’infini ! et dire : Ces contrées des plus voisines aux plus lointaines, c’est à moi ! c’est à moi ! Courber cent peuples divers sous un même joug ! toutes ces forces éparses les concentrer dans ma main, ainsi que faisaient les empereurs de Rome… Dire je veux, et voir tant de populations différentes soumises à une loi unique, la mienne ! dire je veux, et voir s’élever sur toute la Gaule ces merveilles de l’art, dont j’ai déjà couvert la Bourgogne ; châteaux forts, palais splendides, basiliques aux nefs d’or, chaussées immenses, prodigieux monuments, qui diront aux siècles futurs le grand nom de Brunehaut ! et pour arriver à de si grandes choses quelques scrupules m’arrêteraient ! Voyons ? ces enfants que j’énerve ! ces hommes que je tue parce qu’ils me gênent ! pourraient-ils accomplir ou seulement concevoir mes desseins gigantesques ? de quel prix est la vie de ces obscures victimes ? Leurs os seront poussière, leur nom oublié depuis des siècles, tandis que d’âge en âge mon nom continuera d’étonner le monde ! Mes victimes ! eh ! s’il en est quelques-unes dont la mémoire survive, c’est qu’elles auront été frappées par Brunehaut ! on les plaint… je les immortalise…

— Voilà, madame, une raison que sauraient faire pieusement, pour votre salut, ces prêtres cupides et rusés qui vous assiègent de demandes de terres et d’argent !

— Ne médis pas des prêtres, ils traînent mon char triomphal…

— L’attelage, madame, est ruineux.

— Pour qui ? les dons que je leur fais afin qu’ils enseignent aux peuples à vénérer Brunehaut ; ces dons m’appauvrissent-ils ? n’est-ce pas le superflu de mon superflu ? ne vais-je pas rétablir les impôts autrefois décrétés par les empereurs, et remplir ainsi incessamment mes coffres ? Les peuples crieront ! ils m’appelleront la Romaine ! Peu m’importe, si mon fisc atteint à la fois les plus pauvres et les plus riches ! et puis que veux-tu, Chrotechilde ? Il est du devoir d’une grande reine de payer royalement ceux qui l’amusent… quand ils l’amusent.

— Que trouvez-vous donc, madame, de divertissant chez ces mendiants hypocrites ?

— Tiens… prends cette clef, ouvre ce coffret qui est sur la table, et cherches-y un parchemin noué d’un ruban pourpre.

— Le voici.

— Baise-le.

— Allons, madame, vous voulez rire.

— Baise ce parchemin, te dis-je, femme de peu de foi ; il est écrit de la main d’un pape… d’un pape vivant, du pieux Grégoire, en un mot.

— Je comprends, mais je ne baiserai point le parchemin, madame, s’il vous plaît… Ainsi le pieux Grégoire, détenteur des clefs du paradis, vous promet de vous ouvrir toutes grandes les portes du séjour éternel ?

— N’est-ce pas justice ? ne les ai-je pas assez richement dorées les clefs de leur paradis ?… Ah ! tu me demandes ce que je trouve d’amusant chez ces prêtres que je rémunère royalement ? lis tout haut ce que contient ce parchemin ; je me sens en gaieté aujourd’hui… Allons, lis.

— Madame, voici : « Grégoire, à Brunehaut, reine des Franks. — La manière dont vous gouvernez le royaume et l’éducation de votre fils attestent les vertus de votre excellence… » Chrotechilde ne put continuer ; elle poussa un éclat de rire diabolique en regardant Brunehaut qui fit chorus d’hilarité avec sa confidente ; celle-ci reprit se contenant à peine : — Par ma foi, madame, vous avez raison, lire de telles choses écrites de la main du pape, le pieux Grégoire, c’est là un divertissement que l’on ne saurait payer trop cher… Je continue, nous en étions, je crois, madame, à vos vertus…

— Nous en étions à mes vertus…

— Donc je reprends : « … L’éducation que vous donnez à votre fils atteste les vertus de votre excellence, vertus que l’on doit louer et qui sont agréables à Dieu ; vous ne vous êtes point contentée de laisser intacte à votre fils la gloire des choses temporelles, vous lui avez aussi amassé les biens de la vie éternelle, en jetant dans son âme les germes de la vraie foi avec une pieuse sollicitude maternelle (J). »

Et les deux vieilles de rire de nouveau, de rire tant et tant, ces deux monstres, que les larmes leur vinrent aux yeux, après quoi Brunehaut dit à sa confidente : — Va, Chrotechilde… je me suis fait lire souvent les comédies satiriques des Romains… jamais celles de Plaute et de Térence ne vaudront celles que jouent chaque jour devant moi ces odieux hypocrites pour gagner les richesses dont je les comble.

— C’est la vérité, madame, ce sont de fières comédies que les leurs ; ils mettent Dieu en scène ! 


— Et quelle scène ! le ciel, le paradis, l’enfer, l’éternité… Ah ! comédie, te dis-je, comédie ! royale comédie !…

À cette nouvelle saillie de la reine, les deux vieilles recommencèrent de rire aux éclats ; mais soudain cette hilarité fut interrompue par le bruit de cris joyeux et enfantins, partant de la chambre voisine ; presque au même instant les trois frères de Sigebert, alors en voyage, entrèrent suivis de leurs gouvernantes et coururent entourer leur bisaïeule. Childebert, le moins jeune de ces arrière-petits-fils de Brunehaut, avait dix ans, Corbe neuf ans, Mérovée, le dernier, six ans ; nées d’un père presque épuisé avant son adolescence par la précocité des excès de toutes sortes où sa grand’mère Brunehaut l’avait plongé par une infernale prévoyance, ces trois petites créatures, délicates, frêles, étiolées déjà, faisaient peine à voir ; leur gaieté même attristait ; au lieu d’être rondes, fermes et roses, leurs joues creuses, d’une pâleur maladive, semblaient rendre plus grands encore leurs yeux caves et cernés ; leur longue chevelure, symbole de la royauté franque, tombait fine et rare sur leurs épaules ; ils portaient de petites dalmatiques d’étoffes d’or ou d’argent. La gouvernante, après avoir respectueusement fléchi le genou à l’entrée de la salle, se tint auprès de la porte, tandis que les enfants entouraient leur bisaïeule. Childebert, le moins jeune, se tenait debout auprès d’elle ; Corbe et Mérovée, les deux plus petits, avaient grimpé sur ses genoux, tandis qu’elle leur disait :

— Vous voici très-gais ce matin, chers enfants !

— Grand’mère, c’est Corbe, notre frère, qui nous faisait rire…

— Voyons, qu’a donc dit Corbe de si plaisant ?

— Tu sais bien, grand’mère, sa tourterelle blanche ?

— Oui.

— Il lui a arraché toutes les plumes, et elle criait… et elle criait…

— Et vous de rire… et de rire… démons !…

— Oui, grand’mère ; seulement à la fin notre petit frère Mérovée a pleuré ! 


— Tant il riait, ce garçonnet ?

— Oh ! non, moi j’ai pleuré, parce qu’à la fin l’oiseau était tout saignant.

— Alors, moi, j’ai dit à mon frère Mérovée : Tu n’as donc pas de courage, que le sang te fait peur ? Et quand nous irons à la bataille, cela te fera donc pleurer, de voir le sang couler ? N’est-ce pas, Childebert, que j’ai dit cela ?

— C’est vrai, grand’mère ; et moi, pendant que Corbe parlait ainsi à Mérovée, j’ai pris un couteau et j’ai coupé le cou à la colombe… Ah ! c’est que je n’ai pas peur du sang, moi, et quand j’aurai l’âge, j’irai à la guerre, n’est-ce pas, grand’mère ?

— Ah ! mes enfants, vous ne savez pas ce que vous désirez ! On peut bien, voyez-vous, chers petits, s’amuser à couper le cou à des colombes, sans pour cela se croire obligé d’aller un jour à la guerre. Figurez-vous donc que la guerre, mes enfants, c’est chevaucher jour et nuit, souffrir de la faim, du chaud, du froid, coucher sous la tente, et qui plus est, risquer de se faire tuer ou blesser, ce qui cause une grande douleur ; ne vaut-il pas mieux, chers enfants, se promener tranquillement en char ou en litière ? coucher dans un lit douillet ? manger des friandises tout son saoul ? s’amuser tant que la journée dure ? satisfaire aux moindres fantaisies qui nous viennent ? Dites, n’est-ce, point préférable aux vilaines fatigues de la guerre ? Le sang des races royales est trop précieux pour l’exposer ainsi, mes jolis roitelets ; vous avez vos leudes pour combattre l’ennemi à la bataille, vos serviteurs pour tuer les gens qui vous déplaisent ou vous offensent ; vos prêtres pour vous faire obéir de vos peuples et vous absoudre de vos crimes, si vous en commettez. Vous n’avez donc qu’à vous amuser, qu’à jouir des délices de la vie, heureux enfants, sans autre souci que de dire : Je veux. Comprenez-vous bien mes paroles, chers petits ? Dis, Childebert, toi l’aîné de vous trois ? toi un garçon déjà raisonnable ?

— Oh ! oui, grand’mère, moi je ne suis pas plus soucieux qu’un autre d’aller à la guerre attraper de bons coups ! je préfère m’amuser et faire ce qui me plaît ; mais alors, pourquoi donc notre frère Sigebert s’en est-il allé à cheval, suivi de guerriers, en compagnie du duk Warnachaire ?

— Votre frère est maladif, mes enfants ; les médecins m’ont conseillé de lui faire entreprendre, pour le bien de sa santé, un long voyage…

— Et reviendra-t-il bientôt ?

— Peut-être demain… peut-être aujourd’hui.

— Oh ! tant mieux, grand’mère, tant mieux, sa place ne restera pas vide dans notre chambre, il nous manque…

— Ne vous réjouissez pas trop quant à cela, chers roitelets ; désormais Sigebert aura sa chambre à part… Oh ! c’est que c’est déjà un petit homme, lui !

— Il n’a pourtant qu’un an de plus que moi.

— Oh ! oh ! mais dans un an tu seras aussi un homme, toi, mon petit Childebert, — répondit Brunehaut en échangeant avec Chrotechilde un épouvantable regard, — alors, comme ton frère, tu auras ta chambre à part et… et tout ce qui s’en suit ; n’est-ce pas, Chrotechilde ?

— Certainement, madame… il ne faut point faire de jaloux.

— Qu’est-ce que j’aurai donc, grand’mère, de plus que ma chambre à part ?

— Eh ! mais, tes chambellans, tes écuyers, tes serviteurs, tes esclaves, tous gens soumis à tes caprices, comme les chiens à la houssine.

— Oh ! que je voudrais donc être plus vieux d’un an !

— Et moi aussi, je te voudrais voir plus vieux d’un an… et Corbe aussi, et toi aussi, petit Mérovée, je voudrais vous voir tous de l’âge de Sigebert.

— Patience, madame, — dit Chrotechilde en échangeant de nouveau un regard diabolique avec Brunehaut, — patience, cela viendra… Mais quel est ce bruit dans la grande salle… De nombreux pas approchent… si c’était le seigneur Warnachaire…

Chrotechilde ne se trompait pas, c’était en effet le maire du palais de Bourgogne, accompagné de Sigebert ; cet enfant, à peine âgé de onze ans, était comme ses frères chétif et pâle ; cependant l’animation du voyage, la joie de revoir ses frères coloraient légèrement son doux visage, car, ainsi que l’avait dit Chrotechilde à Brunehaut, ce pauvre enfant, malgré les exécrables conseils de sa bisaïeule, conservait jusqu’alors un caractère angélique ; il courut dès qu’il entra embrasser la vieille reine, puis il répondit aux caresses et aux questions empressées de ses frères qui l’entouraient ; à chacun d’eux il remit de petits présents rapportés de son voyage et renfermés dans un coffret qu’il avait voulu prendre des mains d’un des serviteurs de sa suite, afin d’offrir plus tôt à ses frères ces témoignages de son souvenir. Chrotechilde, s’approchant alors de la reine, lui dit tout bas : — Madame… si vous m’en croyez, gardons les deux esclaves jusqu’à ce soir ; d’ici là nous aviserons…

— Oui, c’est le meilleur parti à prendre, — répondit Brunehaut ; et s’adressant à l’enfant : — Va te reposer... tu raconteras ton voyage à tes petits frères ; j’ai à causer avec le duk Warnachaire…

Chrotechilde emmena les enfants, la reine resta seule avec le maire du palais de Bourgogne, homme de grande taille, d’une figure froide, impénétrable et résolue ; il portait une riche armure d’acier rehaussée d’or à la mode romaine ; sa large épée pendait à son côté, son long poignard à sa ceinture. Brunehaut, après avoir attaché longtemps son noir et profond regard sur Warnachaire, toujours impassible, lui fit signe de s’asseoir auprès de la table, s’y assit elle-même, et lui dit : — Quelles nouvelles ?

— Bonnes… et mauvaises, madame…

— Les mauvaises d’abord.

— La trahison des duks Arnolfe et Pépin, ainsi que la défection de plusieurs autres grands seigneurs d’Austrasie, n’est plus douteuse ; ils se sont rendus au camp de Clotaire II avec leurs hommes. 


— Depuis longtemps je soupçonnais cette trahison. Ah ! seigneurs enrichis, rendus si puissants par la générosité des rois, vous poussez à ce point l’ingratitude ! Soit ; je préfère la franche guerre à la guerre sourde ; les domaines, terres saliques ou bénéfices de ces traîtres, retourneront à mon fisc. Continue…

— Clotaire II a levé son camp d’Andernach, et il est entré au cœur de l’Austrasie. Sommé de respecter les royaumes de ses neveux, dont vous avez, madame, la tutelle, il a répondu qu’il s’en remettrait au jugement des grands d’Austrasie et de Bourgogne.

— Le fils de Frédégonde espère soulever contre moi les peuples et les seigneurs de mes royaumes ; il se trompe ; des exemples prompts, prochains, terribles, épouvanteront les traîtres… tous les traîtres, entends-tu, Warnachaire ?

— Oui, madame.

— Tous les traîtres, quel que soit leur rang, leur puissance, quel que soit le masque dont ils se couvrent, entends-tu, Warnachaire ? maire du palais de Bourgogne…

— J’entends, madame… J’entends même ce que vous ne me dites pas…

— Tu lis dans ma pensée ?

— Oui, vous me croyez un traître… Vous me soupçonnez surtout depuis votre récent retour de Worms ?

— Je soupçonne toujours…

— Votre soupçon, madame, s’est changé en certitude ; vous avez écrit à Aimoin, un homme à vous, de me poignarder.

— Je ne fais poignarder… que mes ennemis…

— Je suis donc pour vous un ennemi, madame ? Voici les morceaux de la lettre écrite de votre main à Aimoin pour lui ordonner de me tuer (K).

Et le duk déposa sur la table plusieurs morceaux de parchemins déchirés ; la reine regarda le maire du palais d’un œil défiant.

— Ainsi Aimoin t’a livré ma lettre ? 


— Non, madame, le hasard a mis en ma possession ces morceaux de parchemin.

— Et pourtant… tu reviens ici ?

— Pour vous prouver l’injustice de vos soupçons.

— Ou pour mieux me trahir.

— Madame, si j’avais voulu vous trahir, je me serais rendu, comme tant d’autres seigneurs de Bourgogne, auprès de Clotaire II ; je lui aurais donné votre petit-fils en otage, et je serais resté dans le camp de votre ennemi avec les tribus que j’ai ramenées de Germanie.

— Ces tribus me sont dévouées… elles ne t’auraient pas suivi, elles viennent ici pour renforcer mon armée…

— Ces tribus, madame, viennent ici pour piller, peu leur importe que ce soit comme auxiliaires de Brunehaut ou de Clotaire II ; pays de Soissons, de Bourgogne ou d’Austrasie, ces Franks n’ont pas de préférence pourvu, qu’après s’être vaillamment battus et avoir aidé à la victoire, ils puissent ravager la contrée vaincue, faire un gros butin, et emmener de nombreux esclaves de l’autre côté du Rhin, tels sont les Franks que je vous ramène.

— Je te dis, moi, que la vue de mon petit-fils, ce roi enfant, venant demander par ta bouche aide et force aux Germains, a intéressé ces barbares.

— Si vous n’aviez, madame, expressément promis à ces tribus le pillage des territoires vaincus, ils seraient demeurés, croyez-moi, insensibles à la jeunesse de Sigebert ; ils sont aussi sauvages que l’étaient nos pères, les premiers compagnons de Clovis ; il m’a fallu de grands efforts pour les empêcher de tout ravager sur notre route ; dans leur farouche impatience ils se croyaient déjà en pays conquis ; chaque jour leurs chefs me demandaient à grands cris la bataille, afin d’être de retour en Germanie avec leur butin et leurs esclaves avant la saison d’hiver qui rend périlleuse la traversée.

— Et ces tribus où sont-elles ?

— Je les ai laissées vers Montsarran.


— Pourquoi si loin de Châlons ?

— Malgré mes recommandations, ces barbares ont volé et tué sur leur passage ; les conduire ici, au cœur de la Bourgogne, puis les renvoyer ensuite en une autre contrée, selon les besoins de la guerre, c’était exposer à des désastres inutiles les populations qu’ils auraient traversées… Ces nouveaux malheurs pouvaient augmenter l’irritation ; or, vous le savez, madame… de ce côté-ci de la Bourgogne une certaine agitation fermente dans la populace esclave.

— Oui… à l’instigation de ces traîtres qui ont rejoint le fils de Frédégonde, ils tentent de soulever le peuple contre moi, contre la Romaine, comme ils m’appellent ; oh ! seigneurs et populace sauront ce que pèse le bras de Brunehaut.

— Les ennemis de Brunehaut trembleront toujours devant elle, mais j’ai craint d’augmenter leur nombre en rendant nos populations victimes de la barbarie de vos nouveaux alliés ; le territoire où j’ai fait camper ces tribus sera dévasté sans doute, mais ce ravage sera du moins limité. De plus, la position est assez centrale pour que ces auxiliaires soient dirigés partout où il le faudra selon les mouvements de l’armée de Clotaire II ; j’ai donc agi, je crois, madame, avec sagesse et prévoyance.

— Et l’armée ? quelles sont ses dispositions ?

— Elle est pleine d’ardeur, ne demande que la bataille ; le souvenir des deux dernières victoires de Toul et de Tolbiac, et surtout l’immense butin, le grand nombre d’esclaves que les troupes ont enlevés, redoublent leur désir de combattre le fils de Frédégonde… Ce sont là, madame, les bonnes nouvelles qui, selon moi, balancent les mauvaises. Brunehaut croit-elle encore que Warnachaire ait agi en traître ?

— Qui sait ?

— Moi, je le sais, madame.

— Un homme dont on a voulu se défaire, qui l’apprend, et qui revient à vous ; ah ! Warnachaire, Warnachaire ! cela donne à penser ! 


— Brunehaut est prompte au soupçon et au châtiment ; mais elle est magnifique envers qui la sert fidèlement.

— Tu as donc quelque chose à me demander ?

— Oui, madame, mais seulement après la guerre, ou plutôt, je l’espère, après la victoire… si je la remporte sur Clotaire II, si je parviens à vous l’amener prisonnier…

— Warnachaire ! — s’écria la reine, frémissant d’une joie féroce à la pensée de tenir en son pouvoir le fils de Frédégonde… — si tu m’amènes Clotaire prisonnier, je te défierai alors de former un vœu qui ne soit accompli par Brunehaut, et… — Mais se ravisant, elle jeta un sombre regard sur le maire du palais, et ajouta : — Si c’est un piège que tu me tends pour détourner mes soupçons, Warnachaire, il est habile…

— Soit, madame, je suis un traître ; vous frappez sur ce timbre, à l’instant vos chambellans, vos écuyers accourent, et me tuent là ! sous vos yeux ; me voilà mort !… Mais quel est l’homme que vous ne soupçonnez pas ? Voyons ? Qui prendrez-vous pour général ? est-ce le duk Alethée ! Est-ce le duk Roccon ?

— Non !

— Est-ce le duk Sigowald ?

— Lui ? tu railles !

— Est-ce le duk Eubelan ?

— Peut-être… et encore ses anciennes liaisons avec Arnolfe et Pépin… ces deux traîtres ! Non, jamais je ne me fierai à Eubelan !

— Ceux-là seuls pourtant, madame, sont capables de commander l’armée ; ceux-là seuls sont des hommes de guerre.

— Oui, mais je n’ai voulu faire tuer aucun d’eux… ou du moins ils l’ignorent… tandis que j’ai voulu ta mort, Warnachaire.

— Madame, raisonnons froidement…

— Peux-tu raisonner autrement, homme impassible… homme impénétrable…

— Impénétrable à la trahison, madame… 


— Des mots… des mots…

— Voici des faits : vous me croyez animé contre vous d’un ressentiment de haine, parce que vous avez voulu ma mort ? L’espoir de la vengeance me ramène, dites-vous, ici ? Alors, madame, qui m’empêche de mettre la main sur ce timbre pour vous empêcher d’appeler aide ?

Et le duk fit ce qu’il disait.

— Qui m’empêche de tirer ce poignard ?

Et le duk fit briller cette arme aux yeux de Brunehaut, dont le premier mouvement fut de se rejeter en arrière sur le dossier de son siège.

— Qui m’empêche enfin de vous tuer d’un seul coup de ce fer empoisonné comme l’étaient les poignards des pages de Frédégonde ?

Et en disant ces derniers mots, Warnachaire s’était tellement rapproché de Brunehaut qu’il pouvait la happer avant qu’elle eût poussé un cri… La reine, sauf un premier mouvement de crainte ou plutôt de surprise, n’avait pas sourcillé ; son regard indomptable était resté hardiment fixé sur les yeux du maire du palais ; elle écarta d’un geste de dédain la lame du poignard, demeura quelques instants pensive, et reprit comme à regret : — Il faut pourtant croire à quelque chose ; tu aurais pu me tuer, c’est vrai ; tu ne l’as pas fait… je ne peux nier l’évidence. Tu ne veux donc pas te venger de moi… à moins que tu me réserves un sort selon toi plus terrible que la mort ; pourtant, non, un homme qui hait fermement, tombe peu dans ces raffinements hasardeux. L’avenir n’appartient à personne ; on trouve une belle occasion pour frapper son ennemi, on le frappe tôt et vite… Donc, je te crois sans haine contre moi ; tu conserveras le commandement de l’armée. Écoute, Warnachaire, tu l’as dit : Brunehaut est implacable dans ses soupçons et sa haine ; mais elle est magnifique pour qui la sert fidèlement… Que par toi le fils de Frédégonde tombe entre mes mains, et ma faveur dépassera tes espérances… Oublions le passé. 


— Il est oublié, madame.

— Vrai ?

— Vrai…

— Et puis, il faut, vois-tu, Warnachaire, aller au fond des choses. J’ai voulu te faire tuer… Eh ! mon Dieu ! c’est vrai ! j’en ai fait tuer tant d’autres ! Mais ce n’est pas, je t’en assure, par amour du sang. Que veux-tu ? il faut se mettre à la place des gens… On m’a tué ma sœur Galeswinthe, on m’a tué mon mari, on m’a tué mon fils, on m’a tué mes plus fidèles serviteurs ; seule j’ai eu à défendre les royaumes de mon fils et de mes petits-fils contre des rois acharnés à ma perte ; toute arme m’a été bonne, et, après tout, j’ai remporté de brillantes victoires, j’ai accompli, avoue-le, Warnachaire, de grandes choses. Et pourtant l’on me hait, les seigneurs franks me jalousent… cette vile plèbe gauloise, esclave ou populace, sourdement excitée contre moi… se rebellerait peut-être sans la terreur que je lui inspire… Et… mais, cet homme ! quel est cet homme ? — s’écria Brunehaut en s’interrompant. Et se levant brusquement, elle indiqua du geste Loysik, qui, debout au seuil de la porte donnant sur l’escalier tournant pratiqué dans l’épaisseur de la muraille, soulevait d’une main le rideau qui l’avait jusqu’alors tenu caché aux yeux de la reine et du maire du palais de Bourgogne. Warnachaire fit quelques pas à l’encontre du vieil ermite-laboureur qui s’avançait lentement et dit :

— Moine, comment te trouves-tu là ? Ton audace est grande de t’introduire dans l’appartement de la reine… Qui es-tu ?

— Je suis le supérieur du monastère de la vallée de Charolles.

— Tu mens, — dit Brunehaut, — j’ai envoyé l’un de mes chambellans à cette abbaye pour s’assurer de la personne de ce Loysik.

— Votre chambellan, — reprit le moine d’une voix moins assurée, — votre chambellan, ainsi que l’archidiacre et vos hommes de guerre, sont à cette heure prisonniers dans le monastère.

Venir annoncer soi-même, supérieur de la communauté, une nouvelle non moins improbable qu’offensante pour l’orgueil despotique de Brunehaut, venir l’annoncer à cette femme implacable, et s’exposer ainsi à une mort certaine, cela parut tellement exorbitant à la reine qu’elle n’y crut pas ; elle haussa les épaules d’un air de pitié dédaigneuse et dit au maire du palais : — Duk… ce vieillard est fou… Mais comment ce mendiant s’est-il-introduit ici ?

D’autres circonstances devraient bientôt augmenter la créance de Brunehaut à l’insanité de la raison du moine. Loysik avait continué de s’avancer lentement vers la reine ; mais malgré cette fermeté d’âme, dont il avait donné tant de preuves durant sa longue vie, à mesure qu’il s’approchait de cette femme épouvantable, il perdit peu à peu son assurance, son esprit se troubla, ses lèvres se refusèrent à la parole, il sentit ses genoux vaciller, il fut obligé de s’arrêter et de s’appuyer un instant sur une console d’ivoire à sa portée ; cette émotion profonde, insurmontable était encore moins causée par l’horreur qu’inspirait la reine au vieux moine, que par la conscience de la terrible position où il se trouvait ; peu lui importait la vie, il en avait fait le sacrifice en se rendant chez Brunehaut ; mais il voulait sauver ses frères de la vallée d’un horrible désastre, quel que fût l’héroïsme de leur résistance ; et quoi qu’il eût une ferme confiance dans le moyen qu’il espérait employer pour arriver à ses fins, son trouble lui faisait momentanément perdre le fil de ses idées ; la tête penchée sur sa poitrine il tâchait, déplorant sa faiblesse, de raffermir ses esprits, de relier ses pensées… En réfléchissant ainsi, son regard s’arrêta par hasard sur le médaillier que soutenait la console d’ivoire où il s’appuyait. La grande médaille de bronze attira d’autant plus facilement les yeux du moine, que celle là seule était de ce métal, au milieu d’autres effigies en or et argent. D’abord Loysik la contempla machinalement, puis peu à peu attiré malgré lui par un intérêt indéfinissable, il se baissa, observa de plus près l’empreinte, et lut une inscription placée au-dessous du visage auguste qui semblait jaillir du bronze… Le vieillard tressaillit, éprouva une impression soudaine, extraordinaire, mélangée d’enthousiasme, de stupeur et d’espoir ; le trouble de son esprit cessa, il se sentit rassuré, réconforté, comme s’il eût trouvé un appui aussi inattendu que puissant ; il voyait enfin quelque chose de providentiel dans ce rapprochement formidable : — L’image de Victoria dans le palais de Brunehaut. — Oui, cette médaille, c’était celle de la mère des camps ; au-dessous de son effigie on lisait : Victoria empereur.

Loysik s’était courbé, afin de contempler de plus près les traits de l’héroïne gauloise ; lorsqu’il l’eut reconnue il fléchit un genou, et levant ses deux mains vers l’image auguste, il murmura :

— Ô Victoria… sainte guerrière de la Gaule ! ta présence en cet horrible lieu raffermit mon esprit et mon espoir ; il me semble qu’elle me donnera la force de sauver la descendance de Scanvoch, ce fidèle soldat que tu appelais ton frère, et qui fut un de mes aïeux !… Oui, je le sauverai lui et tous nos frères de cette vallée, où ta mémoire auguste est encore glorifiée.

Brunehaut et Warnachaire, stupéfaits de l’étrangeté de ce vieillard, qui n’avait d’ailleurs rien d’offensif, tantôt le suivaient des yeux, tantôt se regardaient en silence durant le peu d’instants qui suffirent à Loysik pour reconnaître l’effigie de Victoria. La reine, de plus en plus convaincue que ce moine était fou, perdit patience, frappa du pied et s’écria :

— Duk, appelle mes pages, qu’ils chassent d’ici à coups de houssine ce vieux fou qui se dit abbé du monastère de Charolles, et qui vient s’agenouiller devant mes médailles antiques, en leur adressant je ne sais quelles invocations insensées ; mais je ferai rudement châtier ceux qui ont laissé ce vagabond s’introduire ici.

Brunehaut parlait encore lorsqu’un de ses pages entra par la porte de la grande salle, et après avoir fléchi le genou lui dit :

— Glorieuse reine… un messager arrive à l’instant de l’armée, il est porteur de lettres urgentes pour le seigneur Warnachaire.

— Cela est important, duk, va recevoir ce messager, reviens promptement m’instruire des nouvelles qu’il apporte. — Puis s’adressant au page et lui montrant Loysik qui, le front haut, le regard ferme, s’avançait vers elle : — Va chercher quelques-uns de tes compagnons et chasse d’ici, à coups de houssine, ce vieux moine fou ; la perte de sa raison lui épargne un autre châtiment. — La reine se levant alors se dirigea vers sa chambre à coucher, disant au maire du palais : — Warnachaire, reviens au plus tôt m’instruire des nouvelles apportées par le messager.

— Je vais, madame, le recevoir à l’instant ; mais ce fou…

— Cela regarde mes pages… Allons, aux houssines… aux houssines !

Le maire du palais sortit ; au moment où la porte se trouvait ainsi ouverte, le page, sans quitter la salle, appela plusieurs de ses compagnons rassemblés dans la pièce voisine. Loysik voyant la reine, sans s’occuper plus de lui que l’on ne s’occupe d’un insensé, rentrer dans sa chambre, Loysik courut vers Brunehaut, et lui présentant un parchemin qu’il venait de tirer de sa robe, il lui dit d’une voix forte : — Je ne suis pas fou… Cette charte du feu roi Clotaire Ier vous prouvera que je suis le supérieur du monastère de Charolles, où votre chambellan et ses soldats sont à cette heure, je vous le répète, retenus prisonniers par mon ordre.

— Loysik ! — s’écria l’un des jeunes pages qui venaient d’accourir à la voix de leur compagnon, — le frère Loysik ici ?

— Quoi ! ce moine ! — s’écria Brunehaut stupéfaite, — c’est Loysik ?… l’abbé du monastère de Charolles ?

— Oui, glorieuse reine !

— D’où le connais-tu ?

— On me l’a montré et nommé au dernier marché d’esclaves ; il achetait des captifs pour les affranchir ; ce matin je l’ai vu traverser une des cours du palais en compagnie du juif Samuel, que tout le monde connaît à Châlons.

Brunehaut fit signe aux pages de sortir, et après un instant de
 réflexion, s’adressant à l’un d’eux : — Va dire à l’ami Pog de se rendre dans sa cave avec ses garçons ; il allumera son brasier, ses lanternes et il attendra.

Le page s’inclina en pâlissant ; mais avant de s’éloigner il jeta sur le vieillard un regard de commisération et d’épouvante. La reine, restée seule avec Loysik, marcha quelques instants silencieuse et d’un pas agité ; puis elle dit à l’ermite laboureur d’une voix sourde et brève : — Donc, tu es Loysik, toi ?

— Je suis Loysik, supérieur du monastère de Charolles.

— Et d’abord, comment as-tu pénétré ici ?

— J’ai rencontré ce matin aux abords de ce château un marchand d’esclaves nommé Samuel ; dernièrement encore je lui avais acheté plusieurs captifs : il m’a appris qu’il se rendait ici ; sachant que l’on entrait difficilement dans ce palais, j’ai demandé à Samuel de l’accompagner ; il a d’abord hésité, deux pièces d’or l’ont décidé.

— Ces juifs ! Et comme les gardiens des portes avaient l’ordre d’introduire Samuel et des esclaves, tu as passé avec sa marchandise ?

— C’est la vérité.

— De sorte que pendant que le juif m’a amené ici les deux jeunes filles, tu attendais dans la salle basse ?

Loysik fit un signe de tête affirmatif.

— Mais ensuite, lorsque Samuel a quitté le palais ?

— Le juif m’ayant dit que de la salle basse on montait ici par cet escalier, j’y suis monté tout à l’heure, et, caché derrière le rideau, j’ai entendu votre entretien avec une de vos femmes.

Brunehaut bondit sur son siège, puis regardant le moine d’un air de doute effrayant : — Ainsi, cet entretien tu l’as entendu ?

— Oui ; j’allais entrer, vous croyant seule ; les premiers mots de votre conversation avec votre confidente m’ont frappé… j’ai écouté ; ailleurs je ne me serais jamais permis cette action basse et déloyale… mais…

— Mais dans le palais de Brunehaut, tout est permis, n’est-ce pas ? 


— Le palais de Brunehaut est hors de l’humanité ; lorsqu’on met le pied ici, l’on sort du monde connu ; ses lois n’existent plus. Lorsque je me suis approché de cette porte, il m’a semblé entendre deux damnées dans l’enfer des catholiques… Cette rencontre est rare… j’ai écouté.

— Vieillard… j’aime ton courage, tu supporteras vaillamment la torture, elle durera plus longtemps. Tu connais l’ami Pog et ses garçons, que j’ai tout à l’heure fait avertir par un de mes pages ?

— Le bourreau et ses aides, je suppose…

— Justement… Dis-moi… quel âge as-tu ?

— L’âge d’un homme qui va mourir.

— Tu t’attendais à la mort ?

Loysik haussa les épaules sans répondre.

— C’est juste, — reprit Brunehaut avec un sourire affreux, — apporter de pareilles nouvelles, c’était courir au-devant du supplice…

— Je suis venu ici de mon plein gré, votre chambellan et ses hommes sont restés prisonniers dans le monastère ; il ne leur sera fait aucun mal.

— Vieillard, tu te trompes… Oh ! un châtiment terrible les attend. Infamie… lâcheté… honte et trahison ! Un officier, des hommes de guerre de Brunehaut prisonniers d’une poignée de moines ! L’ami Pog et ses garçons auront plus de besogne que je ne le croyais.

— Vos hommes de guerre n’ont pas été lâches ; eussent-ils été deux fois plus nombreux, ils n’auraient pu résister aux gens du monastère et de la vallée de Charolles…

— Vraiment…

— Non, car mes frères ont résolu de vivre ou de mourir libres. Si vous méconnaissez les droits que leur garantit une charte du feu roi Clotaire Ier.

— Et cette charte… tu l’invoques auprès de moi ?… 


— Pourquoi non  ?

— Tu le demandes ! Une charte du père du mari de Frédégonde ? une charte de l’aïeul de Clotaire II, fils de Frédégonde, mon plus mortel ennemi. Moine, je te croyais un homme dangereux et subtil, je me trompais ; tu viens ici me parler d’une charte signée de l’aïeul de l’homme que je poursuivrai jusqu’à la tombe… Mais, vieillard insensé ! un arbre qui aurait prêté son ombrage au fils de Frédégonde, je le ferais brûler, cet arbre ! Une source où cet homme se serait désaltéré… je la ferais empoisonner, cette source… Et il s’agit, non plus d’objets inanimés, mais d’hommes, de femmes, d’enfants qui doivent leur liberté à l’aïeul du fils de Frédégonde ! Je peux, ces affranchis de Clotaire Ier, les faire souffrir dans leur âme, dans leur chair et dans leur race ! Oh ! merci ! moine, merci ; dès demain tous les habitants de cette vallée seront envoyés comme esclaves à ces farouches tribus qui me viennent de Germanie… Ce sera une avance sur le pillage promis.

— Soit, vous allez envoyer de nombreuses troupes dans la vallée ; elles y pénétreront de vive force, elles écraseront nos habitants malgré leur résistance héroïque : hommes, femmes, enfants sauront mourir. Vos soldats, après un combat acharné, entrant dans la vallée n’y trouveront que cendres et cadavres ; c’est dit ; maintenant, écoutez ceci. La guerre est déclarée entre vous et le fils de Frédégonde ; le moment est suprême, vous avez besoin de toutes vos forces. Exécrée du peuple, exécrée des grands, dont les plus considérables sont déjà dans le camp de Clotaire II, soupçonnant vos généraux, ne rêvant que trahison ; à peine êtes-vous certaine de la fidélité de votre armée, puisqu’il vous faut appeler comme auxiliaires des tribus barbares et leur promettre le pillage… Écoutez encore… Notre malheureux peuple est énervé par l’esclavage, je le sais ; mais, guidé par son instinct et voyant s’accroître de jour en jour la grandeur des maires du palais, il fait des vœux pour eux ; songez-y, à leur voix il se soulèvera, parce que il voit en eux les ennemis des rois franks ; et cette lutte sanglante nous profitera tôt ou tard, à nous peuple conquis !

— Ah ! tu sais bien que l’on ne périt qu’une fois dans les tortures, de là vient ton audace, — dit Brunehaut frappée, malgré sa fureur, des paroles de Loysik. — Continue… je veux voir jusqu’où ira ton insolence !

— Nos gens de la vallée, malgré leur résistance héroïque, seront écrasés… Cependant, voyons ! croyez-vous que les populations voisines, si hébétées, si craintives qu’elles soient devenues, resteront impassibles lorsqu’elles auront vu des hommes de leur race, défendant leur liberté, se faire exterminer jusqu’au dernier ? Savez-vous que l’horreur de la conquête, la haine de la servitude, l’excès de la misère, ont souvent poussé à d’indomptables révoltes des peuples encore plus abâtardis que le nôtre ! Savez-vous que demain… demain ! une insurrection terrible peut éclater contre vous à la voix des grands qui vous abhorrent !

— Insensé ! est-ce que ces grands ne sont pas autant que nous les ennemis de ta vile race conquise !

— Oui, leur but atteint, votre perte accomplie, ces grands écraseront ce peuple comme vous l’écrasiez vous-même, c’est le droit qu’ils vous disputent ; oui, après l’explosion de sa colère, ce malheureux peuple reprendra son joug avec docilité… car les temps, hélas ! ne sont pas encore venus ! Mais qu’importe ! Cette révolte au cœur de votre royaume en ce moment où votre implacable ennemi menace vos frontières, en ce moment où la trahison vous enveloppe… cette révolte serait aujourd’hui votre perte… et vous livrerait vous, vos royaumes, au fils de Frédégonde !

À ce nom Brunehaut tressaillit de fureur… Puis, le front penché, le regard fixe, elle parut plus attentive encore aux paroles de Loysik, qui continua avec un amer dédain :

— La voilà donc cette reine si fameuse par l’effrayante audace de sa politique ! Pour assurer son empire elle a commis des crimes qui feront un jour douter de la vérité de l’histoire… Et elle va risquer ses royaumes, sa vie, par haine d’une poignée d’hommes inoffensifs ! L’avaient-ils donc outragée ? Non, ils lui étaient inconnus jusqu’ici ; son attention a été attirée sur eux par la cupidité d’un évêque envieux de posséder leurs biens. Mais ces hommes qu’elle veut réduire à l’héroïsme du désespoir ! ces hommes, si elle les épargnait, seraient-ils pour elle de dangereux ennemis ? Non, ils ne demandent qu’à continuer de vivre libres, paisibles, laborieux ; s’ils peuvent devenir redoutables, c’est par l’exemple de leur martyre… et cette femme n’a qu’une idée fixe : leur martyre… Il peut provoquer des soulèvements dont elle sera la première victime… Elle les brave… pourquoi ? Pour se venger de ce que la liberté de ces hommes a été garantie par un roi mort il y a un demi-siècle… Oh ! vertige du crime ! avec quelle joie je te verrais pousser cette femme aux abîmes, si le pied ne devait lui glisser dans le sang de mes frères !

Brunehaut, après avoir écouté Loysik avec une attention profonde, garda un moment le silence et reprit : — Moine… il est fâcheux que tu aies l’âge des gens qui vont mourir… tu serais devenu mon conseiller le plus écouté ; je ne raille pas, je suivrai tes avis. Cette vallée sera épargnée pour le présent… Tu dis vrai ; en ce moment où la guerre menace… où les grands n’attendent que l’occasion de se rebeller contre moi, réduire les habitants de cette vallée au désespoir, au martyre, serait de ma part une folie.

— Mon but est rempli ; je ne vous demande pas de promesse au sujet du monastère et des habitants de la vallée de Charolles, votre intérêt est pour moi la meilleure garantie. Maintenant je voudrais une feuille de parchemin pour écrire…

— À qui ?

— À mon frère… et à mes moines… quelques lignes seulement ; vous pourrez les lire… Ce sont des adieux à ma famille ; je désire aussi prier les membres de ma communauté de laisser libres votre 
 chambellan, l’archidiacre et vos hommes de guerre ; un de vos messagers portera ma lettre.

— Il y a là sur cette table ce qu’il faut pour écrire. Assieds-toi…

Loysik s’assit et se mit à écrire avec sérénité ; cependant sa joie était si grande d’avoir heureusement réussi dans cette difficile occurrence, que sa main vacillait un peu ; Brunehaut l’observait, sombre et silencieuse ; elle lui dit : — Tu trembles… vieillard ?

— C’est vrai, mais excusable ; la satisfaction d’avoir épargné tant de maux à mes frères m’émeut et ma main tremble.

— As-tu fini ?

— Voici la lettre… Lisez.

Brunehaut lut, et reprit en roulant le parchemin : — Ces adieux sont simples, dignes et touchants ; je comprends de mieux en mieux la puissante et dangereuse influence que tu exerces sur ces gens-là… Ils sont le bras, tu es la tête. Tout à l’heure ils ne seront plus qu’un corps sans tête… et, après la guerre, je les réduirai plus facilement. Tu n’as rien à me demander ?

— Rien… sinon de hâter mon supplice.

— Je serai généreuse ; ton inébranlable fermeté me plaît ; je le fais grâce de la torture, et te laisse le choix de ta mort…

— Faites-moi simplement couper la gorge…

— De quelle manière ?

— Avec un rasoir ; j’indiquerai le bon endroit à l’ami Pog ; je suis assez chirurgien pour renseigner votre bourreau.

— Tu seras content… Allons, cherche bien, moine… Tu n’as rien de plus à me demander ?

— Si, — répondit Loysik en se dirigeant lentement vers la console d’ivoire où était le médaillier, — je voudrais emporter cette grande médaille de bronze ; je la garderais seulement pendant le peu de temps qui me reste à vivre… Il me serait doux de mourir les yeux attachés sur cette glorieuse effigie.

— Quoi ! cette médaille à laquelle en entrant ici tu as adressé je ne sais quelle invocation, qui m’a fait te prendre pour un fou ? Voyons-la donc, cette médaille… Ce sont de ces choses antiques que l’on a par curiosité. Vraiment… cette femme est belle et fière sous son casque de guerrière… Qu’il y a-t-il de gravé au-dessous : Victoria, empereur. Une femme empereur ? Qu’est-ce à dire ?

— Ce titre souverain lui fut décerné après sa mort…

— C’était tard… Et pendant sa vie, que faisait-elle donc ?

— Elle aimait son fils…

— Ah ! elle avait un fils ? Elle était sans doute de race royale ?

— Elle était de race plébéienne.

— Mais sa vie… quelle fut sa vie ?

— Simple… austère, illustre ! Sa grande âme se lisait dans ses traits, d’une sérénité grave… Figure auguste que le bronze a reproduite pour la postérité.

— Moine… assez sur sa figure… Quelle fut sa vie ?…

— Sa vie fut celle d’une chaste épouse… d’une mère sublime… d’une vaillante Gauloise. Elle ne quittait sa modeste demeure que pour suivre son fils à la guerre ou aux camps. Les soldats l’adoraient ; ils l’appelaient leur mère. Elle élevait virilement son fils dans le saint amour de la patrie, et lui donnait l’exemple des plus hautes vertus. Son ambition…

— Cette femme austère était ambitieuse !

— Autant qu’une mère peut l’être pour son fils, elle avait l’ambition de faire de ce fils un grand citoyen, l’ardent désir de le rendre digne d’être un jour élu chef de la Gaule par le peuple et par l’armée.

— Élevé par une mère… si incomparable, il fut élu ?

— Citoyens et soldats l’acclamèrent d’une seule voix. En le choisissant, ils glorifiaient encore Victoria… Victoria, sa mâle éducatrice ! Ces qualités brillantes qu’ils honoraient en lui, c’était son œuvre à elle ! L’élection du fils consacrait l’influence souveraine de la mère… Oh ! véritablement souveraine par le courage, le génie, la bonté. Alors commença pour le pays une ère de gloire et de prospérité. S’affranchissant du joug de Rome, la Gaule libre, forte, refoula les Franks hors de ses frontières, et jouit enfin des bienfaits de la paix ! Aussi d’un bout à l’autre du territoire un nom était idolâtré ! Ce nom ! le premier que les mères apprenaient à leurs enfants, après celui de Dieu… Ce nom si populaire, ce nom entouré de tant de vénération, de tant d’amour, c’était celui de Victoria !

— Enfin, moine… cette femme… que dis-je ? cette divinité régnait pour son fils !

— Oui… comme la vertu règne sur le monde ! Invisible aux yeux, c’est aux cœurs qu’elle se révèle ; Victoria la Grande, aussi modeste dans ses goûts que la plus obscure matrone, fuyait l’éclat et les honneurs. Retirée dans son humble maison de Trêves ou de Mayence, elle jouissait de la gloire de son fils, de la prospérité de la Gaule… Mais pour régner en reine… non… non… elle méprisait trop les royautés.

— Et la cause de ce dédain superbe !

— Victoria disait sagement que le pouvoir royal héréditaire se transmettant avec la possession des peuples comme un domaine avec ses esclaves est une usurpation monstrueuse. Victoria disait encore que ce pouvoir presque sans bornes finit tôt ou tard par dépraver les meilleurs naturels et par rendre les méchants l’exécration du monde… Fidèle à ses principes, elle refusa de rendre le pouvoir héréditaire pour son petit-fils !

— Il eût été dommage qu’une si glorieuse race s’éteignît… Ah ! elle avait un petit-fils.

— Oui, comme vous… Victoria était aïeule…

Et Loysik regarda fixement la reine. Dans la manière dont le vieux moine accentua ces mots adressés à Brunehaut : — Comme vous, Victoria était aïeule il y avait quelque chose de si souverainement écrasant ! une condamnation si flétrissante des épouvantables moyens employés par ce monstre pour dépraver, énerver, tuer moralement
 ses petits-fils dont elle était forcée de respecter la vie pour régner en leur nom… que Brunehaut, livide de rage, mais se contenant toujours, de crainte de laisser voir les blessures saignantes de son orgueil infernal, ne put soutenir le regard du vieillard et baissa les yeux devant lui. Loysik poursuivit :

— Oui, Victoria était aïeule, et tout en régnant sur la Gaule par son génie, dont le renom s’étendait jusqu’aux nations voisines, Victoria la Grande filait sa quenouille auprès du berceau de son petit-fils ; elle veillait sur lui comme elle avait veillé sur le père de cet enfant, avec une mâle sollicitude ; son espoir était de faire de lui un bon citoyen, un brave soldat ; cet espoir fut détruit, une trame épouvantable enveloppa le fils et le petit-fils de cette femme auguste ; ils périrent dans un soulèvement populaire.

— Ha ! ha ! — s’écria Brunehaut avec un éclat de rire sardonique et joyeux, comme si sa haine contre l’héroïne gauloise eût été assouvie. — Elle a dû bien souffrir… Telle est donc, moine, la justice de Dieu !

— Telle est la justice de Dieu… car ce crime permit à Victoria de léguer à l’admiration des siècles un noble exemple d’abnégation et de patriotisme ! Après la mort de son fils et de son petit-fils, Victoria, suppliée par le peuple, par l’armée, par le sénat, de gouverner la Gaule… refusa. Oui, — ajouta Loysik, répondant à un geste de surprise échappé à Brunehaut, ce monstre qui pour régner avait dépassé les limites des crimes connus, — oui, Victoria refusa par deux fois ; elle désigna ceux qu’elle croyait les plus dignes d’être élus chefs du pays, leur offrant le tout-puissant appui de sa popularité, les conseils de sa haute sagesse, pour le bien de l’État ; il en fut ainsi ; Victoria continua de vivre modestement dans sa retraite, et tant que dura sa vie la Gaule vécut grande et prospère. Victoria mourut…

— Enfin… elles meurent ces héroïnes… Continue, maître.

— La mort de Victoria couronnait une série de crimes dont son fils et son petit-fils avaient été victimes… Cette femme illustre mourut par le poison.

— Ha ! ha ! — s’écria Brunehaut avec un nouvel éclat de rire sardonique… — Moine… moine… tu vois… toujours la justice de Dieu !…

— Toujours la justice de Dieu… car la mort des plus grands génies qui aient illustré le monde n’a jamais été pleurée comme fut pleurée la mort de Victoria ! On eût dit les funérailles de la Gaule ! Dans les plus grandes cités, dans les plus obscurs villages, les larmes coulaient partout. Partout on entendait ces mots entrecoupés de sanglots : Nous avons perdu notre mère… Les soldats, ces rudes guerriers des légions du Rhin, bronzés par cent batailles, les soldats pleuraient avec les enfants… C’était un deuil universel, imposant comme la mort. À Mayence, où Victoria mourut, ce fut un spectacle de douleur sublime !

— Assez, moine… — murmura Brunehaut les dents serrées de rage, — oh ! assez…

— Ce fut, disais-je, un spectacle de douleur sublime ; Victoria, couchée sur un lit d’ivoire recouvert de drap d’or, fut exposée pendant huit jours ; hommes, femmes, enfants, l’armée, le sénat, encombraient les abords de son humble maison ; chacun venait une dernière fois contempler dans un pieux recueillement les traits augustes de celle qui fut la gloire la plus chérie, la plus admirée de la Gaule…

— Moine… — s’écria Brunehaut en saisissant le bras du vieillard et voulant l’entraîner avec elle, — les bourreaux attendent… Viens… viens… Oh ! je serai là…

Loysik n’employa qu’une force d’inertie pour résister à la reine, resta immobile, et continua d’une voix calme et solennelle :

— Les restes de Victoria la Grande, portés sur le bûcher, disparurent dans une flamme pure, brillante, radieuse comme sa vie ; enfin, pour honorer son génie viril à travers les âges, le peuple des 
 Gaules, lorsqu’il eut perdu sa mère, lui décerna ce titre souverain que toujours elle avait refusé, par une modestie sublime ; oui, il y a plus de quatre siècles, ce bronze fut frappé à l’immortelle effigie de Victoria, empereur !

En disant ces derniers mots, Loysik avait pris la médaille entre ses mains. Brunehaut, dont la rage était arrivée à son paroxysme, arracha l’auguste image des mains du vieillard, la jeta sur le sol, et foula ce bronze sous ses pieds avec une fureur aveugle.

— Oh ! Victoria… Victoria ! — s’écria Loysik, la figure rayonnante d’enthousiasme, — ô femme empereur ! héroïne des Gaules ! je peux mourir ! ta vie aura été pour Brunehaut le châtiment de ses crimes ; — et se tournant vers la reine toujours possédée de son vertige frénétique : — Va… ainsi que ce bronze que tu foules aux pieds, elle défie ta rage impuissante, la gloire immortelle de Victoria la Grande !

Soudain Warnachaire entra dans la salle en s’écriant :

— Madame… madame… désastreuse nouvelle… Un second messager arrive à l’instant de l’armée… Clotaire II, par une manœuvre habile, a enveloppé nos tribus germaines ; l’espoir d’un prompt pillage les a réunies à ses troupes ; il s’avance à marches forcées sur Châlons. Votre présence et celle des jeunes princes au milieu de l’armée est indispensable en un moment si grave. Je viens de donner les ordres nécessaires pour votre prompt départ. Venez, madame, venez ; il s’agit du salut de vos états, de votre vie peut-être… Car, vous le savez, le fils de Frédégonde est implacable…

Brunehaut, frappée de stupeur à cette brusque nouvelle, resta d’abord pétrifiée… tenant encore son pied sur la médaille de Victoria ; puis ce premier saisissement passé, elle s’écria d’une voix retentissante comme le rugissement d’une lionne en furie.

— À moi, mes leudes ! un cheval… un cheval… Brunehaut se fera tuer à la tête de son armée ! ou le fils de Frédégonde trouvera la mort en Bourgogne. Qu’on amène les princes… et, à cheval ! à cheval !…