Les Mystères du peuple — Tome IX
LE COUTEAU DE BOUCHER- Chapitre premier.
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LES


MYSTÈRES DU PEUPLE


OU


HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES


À TRAVERS LES ÂGES




LE


LE COUTEAU DE BOUCHER


ou


JEANNE-LA-PUCELLE.


1412-1461.




CHAPITRE PREMIER.


Domrémy.
Enfance de Jeanne Darc. — Sybille, sa marraine. — L’Arbre des Fées. — La légende d’Hêna, la vierge de l’île de Sên. — Prophétie de Merlin, le barde gaulois. — Le son des cloches. — Le messager royal. — Sainte Marguerite et sainte Catherine. — Frère Arsène, le médecin. — Les Anglais. — Incendie et carnage du hameau de Saint-Pierre. — Le château de l’Ile. — Bataille enfantine, Bourguignons et Armagnacs. — Le jeûne. — Première hallucination de Jeannette. — La mission. — Le sergent d’armes. — Le casque et l’épée. — Départ pour Vaucouleurs.




Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende de la plébéienne catholique et royaliste : — Charles VII devait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée, lâchement délaissée. — Chaque jour elle s’agenouillait pieusement devant les prêtres… leurs évêques l’ont brûlée vive. — La couardise de la chevalerie avait donné la Gaule aux Anglais… le génie militaire de la Pucelle, son patriotisme, triomphent enfin de l’étranger ;… elle est poursuivie, trahie, livrée par la haineuse envie des chevaliers. — Pauvre plébéienne ! l’implacable jalousie des capitaines et des courtisans, l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait ton martyre ! — Sois bénie à travers les âges, Ô vierge guerrière ! sainte fille de la mère-patrie ! — Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende, et jugez à l’œuvre : gens de cour, gens de guerre, gens d’église et royauté !




Domrémy est un village des frontières de la Lorraine, sis au versant d’une vallée fertile ; la Meuse arrose ses pâturages. Un vieux bois de chênes, où existent encore quelques souvenirs de la tradition druidique, avoisine l’église ; cette église est la plus belle de toutes les paroisses de la vallée, qui commence à Vaucouleurs et finit à Domrémy. Sainte Catherine et sainte Marguerite, superbement peintes et dorées, ornent le sanctuaire ; saint Michel archange, tenant son épée d’une main et de l’autre ses balances, resplendit au fond d’une chapelle obscure. Heureuse est la vallée qui commence à Vaucouleurs et finit à Domrémy ! Seigneurie royale, perdue aux confins des Gaules, elle n’a pas souffert jusqu’alors des désastres de la guerre, dont le centre du pays, depuis un demi-siècle et plus, est si grandement désolé ; ses habitants se sont affranchis du servage, profitant des troubles civils et de l’éloignement de leur royal suzerain, séparé d’eux par la Champagne, tombée au pouvoir des Anglais.

Jacques Darc, d’une famille longtemps serve de l’abbaye de Saint-Rémy, puis du sire de Joinville avant que le fief de Vaucouleurs fût réuni au domaine du roi, Jacques Darc, honnête laboureur, père de famille sévère, un peu rude homme, vivait de la culture de ses champs. Sa femme s’appelait Ysabelle Romée, son fils aîné, Pierre ; le second, Jean, et sa fille, née le jour des Rois de l’an 1412, s’appelait Jeannette. Alors âgée de treize ans passés, c’était une avenante, douce et pieuse enfant, d’une intelligence précoce, d’un esprit sérieux pour son âge ; elle se mêlait cependant aux jeux de ses compagnes, et jamais ne se montrait glorieuse de son agilité, lorsque, selon son habitude, elle gagnait dans leurs jeux le prix de la course. Elle ne savait ni lire ni écrire ; active, laborieuse, elle aidait sa mère aux soins du ménage, menait aux champs les brebis, ne craignait personne pour coudre ou pour filer. Souvent pensive lorsque seule au fond des bois elle gardait ses moutons, elle trouvait un plaisir inexprimable à entendre le son lointain des cloches ; elle l’aimait tant, le son des cloches, que, parfois, elle faisait de petits présents de fruits ou d’écheveaux de laine au clerc de la paroisse de Domrémy, lui demandant avec gentillesse de prolonger un peu la sonnerie de la vesprée ou de l’Angelus[1]. Jeannette se plaisait encore à conduire son bétail dans l’antique forêt de chênes appelée « le bois Chesnu[2] », vers une claire fontaine ombragée par un hêtre vieux de deux ou trois cents ans ; on lui donnait le nom de « l’Arbre des Fées. » L’on disait à la veillée que les prêtres des anciens dieux de la Gaule apparaissaient parfois, vêtus de leurs longues robes blanches, sous la sombre voûte des chênes de cette forêt, et que souvent de petites fées venaient, au clair de lune, se baigner, se mirer dans les eaux de la fontaine. Jeannette ne redoutait point les fées, sachant qu’un signe de croix mettait en fuite les malins esprits ; elle professait une dévotion particulière pour sainte Marguerite et sainte Catherine, les deux belles saintes de sa paroisse. Lorsqu’aux jours de fête elle accompagnait aux offices divins ses parents bien-aimés, elle ne se lassait pas de contempler, d’admirer ses bonnes saintes, à la fois souriantes et majestueuses sous leurs couronnes d’or. Saint Michel la frappait aussi beaucoup ; mais la menaçante sévérité des traits de l’archange, sa flamboyante épée, intimidaient la bergerette, tandis qu’elle ressentait une confiance ineffable en ses chères saintes. Elle avait pour marraine Sybille, vieille femme originaire de Bretagne, filandière de son état. Sybille connaissait une foule de légendes merveilleuses, parlait familièrement des fées, des génies ou autres êtres surnaturels. Quelques-uns la croyaient sorcière[3] ; mais son bon cœur, sa piété, l’honnêteté de sa vie, ne justifiaient en rien ces soupçons de magie. Jeannette, objet de prédilection de sa marraine, écoutait avidement les légendes qu’elle lui contait, lorsqu’elle la rencontrait en allant abreuver ses brebis à la fontaine de l’Arbre des Fées, Sybille faisant de préférence rouir son chanvre dans un ruisseau voisin. Les miraculeux récits de sa marraine se gravaient profondément dans l’esprit de Jeannette, de plus en plus sérieuse et pensive à mesure qu’elle approchait de sa quatorzième année ; elle éprouvait depuis quelque temps de vagues tristesses ; maintes fois, seule dans les bois ou dans les prairies, entendant le bruit lointain des cloches, qu’elle aimait tant, elle se prenait à pleurer sans savoir pourquoi elle pleurait ; ces larmes involontaires la soulageaient. Mais ses nuits devenaient agitées, inquiètes ; elle ne dormait plus de ce paisible sommeil dont jouissent les enfants rustiques après de salutaires fatigues. Elle rêvait beaucoup : tantôt ses songes lui retraçaient confusément les légendes de sa marraine ; tantôt elle voyait sainte Marguerite et sainte Catherine lui sourire d’un air tendre et mystérieux.




Ce jour-là, beau jour d’été, le soleil se couchait derrière le château de l’Ile, petite forteresse située entre les deux bras de la Meuse, à une assez longue distance du village de Domrémy. Jacques Darc habitait une maison voisine de l’église, dont le pourpris touchait à la haie de clôture du jardin. La famille du laboureur, réunie devant la porte du logis, jouissait de la fraîcheur du soir, les uns assis sur un banc, les autres sur le sol. Jacques Darc, homme robuste, au regard sévère, au teint hâlé, aux cheveux gris, se reposait des travaux de la journée, ainsi que ses deux fils, Pierre et Jean. Leur mère Ysabelle filait sa quenouille ; Jeannette cousait du linge. Grande et forte pour son âge, svelte, bien proportionnée, elle avait les cheveux noirs, et noirs aussi étaient ses yeux brillants, largement ouverts ; l’ensemble de ses traits promettait une beauté mâle et douce à la fois[4]. Elle portait, selon la mode lorraine, une jupe de gros drap écarlate, et de son corsage, échancré aux épaules, sortaient les manches de sa chemise, découvrant à demi ses bras nerveux et blancs, légèrement dorés par le soleil.

La famille Darc écoutait les récits d’un étranger, vêtu d’un surcot brun, chaussé de grandes bottes éperonnées, tenant un fouet à la main, et portant en sautoir une boîte de fer-blanc attachée à une courroie. Cet étranger, nommé Gillon-le-Chanceux, parcourait à cheval de grandes distances, en sa qualité de messager-volant ; il transmettait les lettres que s’écrivaient les personnages importants. Il revenait d’accomplir l’un de ces messages auprès du duc de Lorraine, et s’en retournait vers Charles VII, alors résidant à Bourges. Gillon-le-Chanceux, passant par Domrémy, avait prié Jacques Darc de lui enseigner une auberge où il pourrait souper et donner la provende à son cheval.

— Partagez notre repas, et mes fils conduiront votre monture à l’écurie, — répondit au messager l’hospitalier laboureur. L’offre acceptée, l’on soupa ; l’étranger, désireux de payer son écot à sa manière, en donnant de récentes nouvelles de France à la famille Darc, lui raconta comment les Anglais, maîtres de Paris., de presque toutes les provinces, y régnaient en maîtres, terrifiant les populations par des violences, par des rapines sans fin ; comment le roi d’Angleterre, encore enfant, avait, sous la tutelle du duc de Bedford, hérité de la couronne de France, tandis que le pauvre jeune Charles VII, le vrai roi, abandonné de presque tous les seigneurs, relégué en Touraine, n’espérait pas même soustraire à la domination des Anglais cette province, dernier débris de ses États. Gillon-le-Chanceux, messager de cour, naturellement royaliste et du parti des Armagnacs, professait, en courtisan de bas étage, une sorte d’adoration pour Charles VII, adoration stupide, menteuse ou aveugle ; car ce jeune prince, énervé par de précoces débauches, égoïste, cupide, ingrat, envieux, et particulièrement couard, ne paraissait jamais à la tête des troupes qui lui restaient, se consolait de leurs défaites et de sa honte en buvant frais ou en chantant ses maîtresses. Mais, dans sa ferveur royaliste, Gillon-le-Chanceux, laissant à l’ombre les vices de son maître, ne mettait en lumière que ses malheurs.

— Pauvre jeune roi !… c’est grand’pitié de voir ce qu’il endure ! — disait le messager en terminant son récit. — Sa damnée mère, Isabeau de Bavière, a causé tout le mal !… Ses déportements avec le duc d’Orléans, sa haine contre le duc de Bourgogne, ont amené les terribles guerres civiles des Bourguignons et des Armagnacs. Les Anglais, déjà maîtres de plusieurs de nos provinces depuis la bataille de Poitiers, se sont facilement emparés de presque toute la France, déchirée par les factions ; ils lui imposent un joug affreux, la mettent à sac, à feu et à sang ! Enfin, le duc de Bedford, tuteur d’un roi au berceau, règne à la place de notre gentil dauphin ! Maudite soit Isabeau de Bavière ! cette femme a perdu le royaume… Nous ne sommes plus Français… mais Anglais !

— Merci à Dieu ! — dit Jacques Darc, — du moins nous sommes toujours Français, nous autres, dans notre vallée !… Elle n’a pas connu les désastres dont vous parlez, ami messager. Ainsi donc, Charles VII, notre jeune sire, est un digne prince ?…

— Lui !… juste ciel !… — s’écria Gillon-le-Chanceux, flatteur et menteur comme un valet de cour, — ah ! croyez-moi, cher hôte, Charles VII est un ange ! Tous ceux qui l’approchent l’adorent, le révèrent, le bénissent ! Que vous dirai-je ! il a la douceur de l’agneau, la beauté du cygne et le courage du lion !

— Le courage du lion ! — reprit Jacques Darc avec admiration. — Notre jeune sire s’est donc battu bravement, ami messager ?

— Si on l’eût écouté, il se serait déjà fait tuer cent fois à la tête des troupes qui lui sont fidèles ! — répondit Gillon-le-Chanceux en gonflant ses joues. — Mais la vie de notre auguste maître est si précieuse, que les seigneurs de sa famille et de son conseil ont dû s’opposer à ce qu’il risquât ses jours d’une façon que j’oserais respectueusement qualifier… d’inutilement héroïque ! À quoi bon cet héroïsme ? Les soldats qui suivent encore la bannière royale sont complétement découragés par des défaites désastreuses ; le plus grand nombre des évêques et des seigneurs se sont traîtreusement déclarés pour le parti des Bourguignons et des Anglais ; tout le monde délaisse notre jeune sire, et bientôt, peut-être, forcé d’abandonner la France, il ne trouvera pas dans le royaume de ses pères un abri pour reposer sa tête !… Ah ! maudite, trois fois maudite soit sa méchante mère Isabeau de Bavière !… Cette femme a perdu notre infortuné pays et causé les malheurs de notre gentil dauphin !…

La nuit venue, Gillon-le-Chanceux remercie le laboureur de Domrémy de son hospitalité, remonte à cheval et poursuit sa route ; la famille Darc, après s’être apitoyée sur le triste sort du jeune roi, fait en commun la prière du soir, et chacun va chercher le sommeil.




Jeannette, cette nuit-là, ne s’endormit pas aussitôt que d’habitude. Silencieuse et attentive aux récits du messager, elle avait pour la première fois entendu des paroles douloureusement indignées à propos des ravages des Anglais et des infortunes du gentil dauphin de France. Jacques Darc, sa femme, ses fils, après le départ de Gillon-le-Chanceux, s’étaient encore longuement appesantis, lamentés sur ces malheurs publics. Vassaux du roi, ils l’aimaient, ils le révéraient d’autant plus… qu’ils le connaissaient moins et ne subissaient point son vasselage, dont ils s’étaient affranchis, grâce à leur éloignement de leur suzerain et aux troubles des temps.

Les enfants sont d’ordinaire les échos de leurs parents ; aussi, à l’exemple de son père, de sa mère, Jeannette, dans sa crédulité naïve et tendre, plaignit de tout son cœur ce gentil dauphin de France, si doux, si beau, si vaillant, et si malheureux par la faute de sa méchante mère. Hélas ! il se trouvait « — presque sans abri pour reposer sa tête, abandonné de tous, et bientôt forcé de fuir du royaume de ses ancêtres ; — » ainsi l’avait dit le messager.

Jeannette, qui, depuis quelque temps, se prenait souvent à pleurer sans cause, pleura les infortunes de son roi et s’endormit en priant ses chères saintes et saint Michel archange d’intercéder auprès du Seigneur Dieu en faveur de ce pauvre jeune prince. Ces pensées poursuivirent la bergerette jusque dans ses rêves, rêves bizarres où elle voyait tantôt le dauphin de France, beau comme un ange des cieux, lui sourire avec tristesse et bonté, tantôt des hordes d’Anglais, armés de torches et d’épées, marcher, marcher, laissant derrière eux un long sillon de sang et de flammes.




Jeannette s’éveilla ; mais, l’imagination vivement frappée du souvenir de ses songes, elle ne put s’empêcher de penser beaucoup au gentil dauphin de France, et d’éprouver grand’pitié pour lui. Le jour venu, elle rassembla les brebis qu’elle menait chaque matin au pacage, et les conduisit vers le vieux bois chesnu, où elles trouvaient ombre fraîche et herbe fleurie. Pendant qu’elles paissaient, elle s’assit près de la fontaine aux Fées, ombragée par un hêtre séculaire, puis fila machinalement sa quenouille.

Au bout de peu d’instants, Sybille, marraine de Jeannette, vint aussi à la fontaine, portant sur son dos une grosse liasse de chanvre ; elle venait, afin de le rouir, le placer dans le ruisseau formé par l’écoulement de la source. Quoique les gens simples crussent Sybille sorcière, ses traits ne rappelaient en rien ceux que l’on prête aux vieilles femmes possédées du malin esprit : nez crochu, menton fourchu, regard de chouette et sourire ténébreux. Non, rien de plus vénérable que le pâle visage de Sybille, encadré de cheveux blancs ; ses yeux bleus brillaient d’un feu concentré, lorsqu’elle disait les antiques légendes ou les héroïques bardits de l’Armorique, sa terre natale. Sans croire aucunement à la magie, Sybille avait une foi profonde à certaines prophéties des anciens bardes gaulois ; de même que les chrétiens ont foi aux prophéties de leurs Écritures qu’ils appellent saintes. Fidèle à la croyance druidique de nos pères, la marraine de Jeannette savait que l’on ne meurt jamais et que l’on va continuer de vivre à l’infini, âme et corps, dans les étoiles, mondes nouveaux et mystérieux. Mais, respectant la religion de sa filleule, jamais Sybille ne cherchait à jeter le trouble ou le doute dans la croyance de cette enfant. Elle l’aimait tendrement, toujours prête à lui raconter quelque légende écoutée par Jeannette avec recueillement. Ainsi se développait en elle cet esprit contemplatif, réfléchi, rare à son âge et non moins frappant que la précocité de son intelligence.




La bergerette filait machinalement sa quenouille, suivant ses brebis d’un regard distrait ; elle ne vit ni n’entendit Sybille. Celle-ci, après avoir déposé à quelques pas de là et maintenu sous des pierres son chanvre exposé au courant du ruisseau, s’approcha doucement et donna un baiser sur le cou penché de sa filleule qui poussa un léger cri et dit ensuite en souriant : — Ah ! marraine. Vous m’avez fait grand’peur !

— Tu n’es pourtant pas peureuse ! ! tu as été plus brave que moi l’autre jour en courant après une grosse vipère et en l’écrasant à coups de pierre ! 


— Elle pouvait mordre quelqu’un…

— À quoi pensais-tu donc tout à l’heure ? tu ne t’es pas aperçue de ma venue ?

— Hélas ! je pensais à quelque chose de triste…

— Mais encore ?

— Le gentil dauphin, notre sire… qui est si doux, si beau, si vaillant, et cependant si malheureux par la faute de sa mauvaise mère, sera peut-être forcé d’abandonner la France par la cruauté des Anglais !

— D’où sais-tu cela ?

— Un messager s’est hier arrêté à la maison ; il nous a parlé du mal que font les Anglais dans les pays d’où il vient et des peines de notre jeune sire. Oh ! marraine, je me sentais aussi apitoyée sur lui que s’il était mon frère, je n’ai pu m’empêcher de pleurer avant de m’endormir… Hélas ! le messager revenait toujours à dire que la mère de notre gentil dauphin était fautive de ces grands maux, et que cette méchante femme avait perdu la Gaule…

— Il a dit cela, le messager ? — reprit Sybille, tressaillant à un souvenir soudain ; — il a dit qu’une femme avait perdu la Gaule ?

— Oui, oui. Et il nous racontait que, par sa faute, à elle, les Anglais font endurer misères sur misères aux gens des campagnes ; ils les pillent, ils les tuent, ils mettent le feu à leurs maisons ; ils sont sans merci pour les femmes, pour les enfants ; ils emmènent le bétail des laboureurs. — Et Jeannette suivait d’un œil inquiet ses blanches brebis. — Ah ! marraine, le cœur me saignait en écoutant le messager raconter les infortunes de notre jeune sire et du pauvre monde de ces contrées… Mon Dieu ! faut-il qu’une méchante femme ait causé tant de maux !

— Une femme a fait le mal, — répondit Sybille en hochant la tête d’un air pensif ; — une femme réparera le mal…

— Comment donc cela ?

— Une femme a perdu la Gaule, — reprit Sybille de plus en plus rêveuse et le regard errant dans l’espace ; — une jeune fille sauvera la Gaule… La prédiction va-t-elle donc s’accomplir ?

— Quelle prédiction, marraine ? 


— La prophétie de Merlin… un barde de Bretagne.

— Et quand l’a-t-il faite cette prophétie ? 


— Il y a mille ans et plus.

— Mille ans et plus !… Merlin était donc un saint, marraine ?

Sybille, absorbée dans ses pensées, ne parut pas entendre la question de la bergerette ; et, le regard toujours errant dans l’espace, elle se mit à murmurer d’une voix lente et accentuée ce vieux chant de l’Armorique :

« — Merlin… Merlin… MerlinOù allez-vous si matin avec votre chien noir ?

»— Je viens chercher ici… l’œuf rouge… l’œuf rouge du serpent marin…


» — Je viens chercher, dans la vallée, le cresson vert et l’herbe d’or

» — Et la branche élevée du chêne… dans le bois, sur le bord de la fontaine[5]. »

— La branche élevée du chêne… dans les bois, sur le bord de la fontaine ? — reprit Jeannette en regardant au-dessus et autour d’elle, frappée des paroles et de l’expression recueillie de la figure de Sybille ; — c’est comme ici, marraine… c’est comme ici !… — Puis, remarquant que la vieille Bretonne ne l’écoutait pas et paraissait plongée dans une sorte de contemplation intérieure : — Marraine, — ajouta-t-elle en posant doucement sa main sur le bras de Sybille, — marraine, quel est donc ce Merlin dont vous parlez ?…

— Un barde gaulois dont les chants sont encore chantés dans mon pays, — répondit Sybille en sortant de sa rêverie ; — on parle de lui dans nos plus anciennes légendes…


— Oh ! marraine, dites-m’en une, s’il vous plaît ? J’aime tant les entendre, vos belles légendes… Souvent j’en rêve !

— Allons, sois satisfaite, mon enfant, je vais te dire la légende d’un paysan qui épouse la fille d’un roi de Bretagne.

— Serait-il possible !… un paysan épouser la fille d’un roi !

— Oui ; et cela, grâce à la harpe et à l’anneau de Merlin… Écoute…

Et Sybille dit à sa filleule la légende suivante d’une voix basse et lentement rhythmée :


la harpe de merlin le barde[6].


« — Ma pauvre grand’-mère, j’ai envie d’aller à la fête que donne le roi.

» — Non, Alain, vous n’irez pas à cette fête, non ; vous avez pleuré cette nuit en rêvant.

» — Ma pauvre petite mère, si vous m’aimez, vous me laisserez aller à la fête nouvelle.

» — Non ; en allant, vous chanterez ; en revenant, vous pleurerez.

» Alain, malgré sa grand’mère, est parti… »

— C’était mal à lui de désobéir, — dit Jeannette, écoutant, selon son habitude, avidement sa marraine ; — c’était mal à lui de désobéir à sa grand’mère !

Sybille baisa Jeannette au front et continua :

« Alain a équipé son poulain noir, — il l’a ferré d’acier poli, — il lui a attaché un anneau au cou, — un ruban à la queue, — et il est arrivé à la fête. — Comme il arrivait, les trompettes sonnaient, les crieurs criaient :

» — Celui qui franchira au galop, en un bond franc et parfait, la grande barrière du champ de foire, aura pour épouse la fille du roi… »

— La fille du roi ! il serait vrai ! — répéta la bergerette émerveillée en joignant les mains et abandonnant sa quenouille ; — la fille du roi !

« — En entendant ces mots du crieur, — poursuivit Sybille, — le poulain noir d’Alain hennit à tue-tête, bondit, s’emporta, souffla du feu par les naseaux, jeta des éclairs par les yeux, dépassa tous les autres chevaux et franchit la barrière d’un bond.

» — Sire, — dit Alain au roi, — vous l’avez juré, votre fille Linor doit m’appartenir.

» — Elle n’appartiendra ni à toi ni à tes semblables… paysan !… »

— Le roi avait promis et juré, — s’écria Jeannette ; — il mentait donc à sa parole ? Oh ! ce n’est pas le gentil dauphin notre sire qui mentirait à sa promesse ! n’est-ce pas, marraine ?

Sybille secoua mélancoliquement la tête et poursuivit :

« — Un vieil homme qui était auprès du roi, un vieil homme qui avait une longue barbe, plus blanche que la laine sur le buisson de la lande, et une robe galonnée d’argent tout le long, parla tout bas au roi, qui, l’ayant écouté, frappa trois coups de son sceptre pour que tout le monde fît silence, et dit à Alain :

» — Si tu m’apportes la harpe de Merlin, qui, par quatre chaînes d’or, est suspendue au chevet de son lit ; oui, si tu parviens à détacher cette harpe et à me l’apporter, tu auras ma fille peut-être… »

— Et cette harpe, marraine, où était-elle ? — demanda la bergerette, de plus en plus intéressée. — Comment donc faire pour l’avoir ?

— Écoute, mon enfant :

« — Ma pauvre grand’mère, — dit Alain en revenant à sa maison, — ma pauvre grand’mère, si vous m’aimez, vous me donnerez un conseil. Mon cœur est brisé.

» — Méchant garçon ! si tu m’avais écouté, si tu n’étais pas allé à cette fête, ton cœur ne serait pas brisé. Allons, ne pleure pas ; la harpe sera détachée. Voici un marteau d’or, va…

» Alain part et revient au palais du roi disant : — Bonheur et joie ! me voici derechef ; j’apporte la harpe de Merlin… »

— Il avait donc pu prendre la harpe ? — dit Jeannette ébahie. — Et où ?… et comment l’avait-il prise, marraine ?

Sybille mit d’un air mystérieux un doigt sur ses lèvres et poursuivit :

« — J’apporte la harpe de Merlin, — dit Alain au roi ; — sire, votre fille Linor doit être à moi, vous l’avez promis.

» Quand le fils du roi entendit cela, il fit la moue et parla tout bas à son père ; le roi, l’ayant écouté, dit à Alain :

» — Si tu m’apportes l’anneau que Merlin a à la main droite, tu auras ma fille Linor… »

— Quoi ! marraine, manquer deux fois à sa promesse ! Ah ! c’est mal de la part du roi !… Et le pauvre Alain, que va-t-il devenir ?…

« — Alain, — reprit Sybille, — s’en retourne en pleurant et va trouver bien vite sa grand’mère.

» — Hélas ! grand’mère, le seigneur roi avait dit… et voilà qu’il s’est dédit !

» — Ne te chagrine pas ainsi, cher enfant ! Prends un rameau qui est là dans mon petit coffre, où il y a douze feuilles, — douze feuilles vermeilles aussi brillantes que de l’or, — et que j’ai été sept nuits à chercher en sept bois, il y a sept ans… »


— Qu’est-ce que c’était donc que ces belles feuilles d’or, marraine ? Les anges ou les saintes les avaient donc données à la grand’mère d’Alain ?

Sybille secoua négativement la tête et continua sa légende.

« — Lorsqu’à minuit le coq a chanté, le cheval noir d’Alain l’attendait à la porte.

» — Ne crains rien, cher petit-fils, Merlin ne s’éveillera pas ; tu as mes douze feuilles d’or… Va vite.

» Le coq n’avait pas fini de chanter, que le poulain noir galopait sur le chemin… Le coq n’avait pas fini de chanter, que l’anneau de Merlin était enlevé… »

— Et cette fois, Alain a épousé la fille du roi, marraine ?

— Pas encore.

— Quoi ! pas encore ?

— Non.

Et Sybille poursuivit ainsi :

« — Le matin, au point du jour, Alain était près du roi, lui présentant l’anneau de Merlin. — Le roi, tout stupéfait, et tous ceux qui étaient là, disaient :

» — Voilà pourtant que ce jeune paysan a gagné la fille de notre sire !

» — C’est vrai, — dit le roi à Alain. — Mais je te demande une chose, — ce sera la dernière ; — si tu fais cela, tu auras ma fille et, de plus, tout le royaume de Léon.

» — Que faut-il faire, sire ?

» — Amener Merlin à la cour pour célébrer ton mariage avec ma fille… »

— Mon Dieu ! — dit la bergerette, s’émerveillant davantage encore, — comment cela va-t-il finir ?

« — Pendant qu’Alain était au palais, sa grand’mère voit passer Merlin devant sa maison.

» — Merlin, d’où viens-tu avec tes habits en lambeaux ? — Où vas-tu ainsi nu-tête et nu-pieds ? — Où vas-tu ainsi, vieux Merlin, avec ton bâton de houx !

» — Hélas ! hélas ! je vais chercher ma harpe, consolation de mon cœur en ce monde. — Je vais chercher ma harpe et mon anneau, que j’ai perdus tous deux.

» — Merlin, Merlin, ne vous chagrinez pas ; votre harpe n’est pas perdue, — ni votre anneau non plus. — Entrez, Merlin, venez vous reposer et manger un morceau avec moi.

» — Je ne me reposerai, je ne mangerai rien au monde que je n’aie retrouvé ma harpe et mon anneau.

» — Merlin, entrez, votre harpe sera retrouvée ; — entrez, Merlin, votre anneau sera retrouvé.

» La grand’mère pria tant et tant Merlin, qu’il entra. — Lorsqu’au soir Alain revint à sa maison, le voilà qui tressaille d’épouvante en jetant les yeux sur le foyer, en y voyant Merlin assis la tête penchée sur sa poitrine ; Alain ne savait où fuir.

» — Ne crains rien, mon garçon, ne crains rien, Merlin dort d’un profond sommeil ; il a mangé trois pommes rouges que je lui ai cuites sous la cendre. — Maintenant, il nous suivra partout ; nous l’emmènerons devers notre seigneur le roi… »

— Et Merlin y est allé, marraine ?

— Oui. Écoute la fin de la légende.

« — Qu’est-il arrivé dans la ville, que j’entends tant de bruit ? — disait le lendemain la reine à sa suivante. — Qu’est-il arrivé dans la cour, que la foule y pousse des cris de joie ?

» — Madame, c’est que toute la ville est en fête ; c’est que Merlin entre au palais avec une vieille, vieille femme, vêtue de blanc, grand’mère du jeune garçon qui doit épouser votre fille.

» Et la noce a été célébrée ; Alain a épousé Linor ; Merlin a chanté le mariage. Il y a eu cent robes de laine blanche pour les prêtres, — cent colliers d’or pour les chevaliers, — cent manteaux bleus de fête pour les dames, — et huit cents braies neuves pour les pauvres gens.

» Et tout le monde s’en est allé content. — Alain est parti pour le pays de Léon avec sa femme, sa grand’-mère, et une suite nombreuse. — Mais Merlin a disparu ; Merlin encore une fois est perdu. — L’on ne sait ce qu’il est devenu ; — l’on ne sait quand reviendra Merlin !… »




Jeannette avait écouté Sybille avec une profonde attention, frappée surtout de ce fait singulier : un paysan épousant la fille d’un roi ; dès lors, Jeannette s’excusait pour ainsi dire à ses propres yeux de penser si souvent, depuis la veille, à son jeune sire, si doux, si beau, si brave, et si malheureux par la faute de sa méchante mère et la cruauté des Anglais. Aussi, après un moment de silence, la bergerette dit à Sybille :

— Oh ! marraine, la belle légende !… Elle me semblerait encore plus belle si le bon sire de Léon, ayant à combattre un ennemi autant cruel que les Anglais, Alain le paysan avait sauvé son roi avant de se marier avec sa fille… Et Merlin ?… l’on ne sait pas ce qu’il est devenu ?

— Non. L’on assure qu’il doit dormir mille ans et plus… Mais avant de s’endormir, il a prédit que le mal qu’une femme ferait à la Gaule serait réparé par une jeune fille… une jeune fille de ce pays-ci

— De ce pays-ci, marraine ?

— Oui, des marches de la Lorraine ; et qu’elle naîtrait près d’un grand bois de chênes[7].

Jeannette, les mains jointes, saisie d’étonnement, regardait Sybille en silence, et songeait que, selon la prophétie de Merlin, la France serait sauvée par une jeune fille de la Lorraine, peut-être même de Domrémy ? Cette libératrice ne devait-elle pas descendre d’un antique bois chesnu ? Le village de Domrémy n’avoisinait-il pas une forêt de chênes séculaires ?

— Quoi ! marraine, — reprit la bergerette, — il serait vrai… Merlin a prédit cela ?

— Oui, — répondit Sybille, pensant que sans doute étaient venus les temps où devait s’accomplir la prophétie du barde gaulois, — oui, il y a mille ans et plus, cette prédiction a été faite par Merlin.

— Et en quels termes, marraine ?… Le savez-vous ?

— Je le sais.

— Oh ! dites-le-moi, s’il vous plaît !

Sybille appuya son front sur sa main, se recueillit ; puis, d’une voix basse et lente, fit ainsi connaître à sa filleule cette mystérieuse prophétie, que l’enfant écouta dans un religieux silence :


la prophétie de merlin.


« — Quand le soleil se couche, quand la lune brille, je chante.

» — Jeune, je chantais… devenu vieux, je chante encore…

» — L’on me cherche, et l’on ne me trouve pas…

» — L’on ne me cherchera pas, et l’on me trouvera…

» — Peu importe ce qui arrive…

» — Ce qui doit être sera !




» — Je vois la Gaule perdue par une femme… je vois la Gaule sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, et d’un bois chesnu venue.

» — Je vois aux marches de la Lorraine une forêt profonde, une forêt de chênes où croît, près de la claire fontaine, l’herbe divine que le druide coupe avec une faucille d’or.




» — Je vois un ange aux ailes d’azur, éclatant de lumière ; il tient en ses mains une couronne… une couronne royale.

» — Je vois un cheval de guerre aussi blanc que la neige.

» — Je vois une armure de bataille aussi brillante que de l’argent.

» — Pour qui cette couronne royale ? ce cheval ? cette armure ?




» — La Gaule, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnu venue.





» — Pour qui cette couronne royale ? ce cheval ? cette armure ?

» — Oh ! que de sang ! il jaillit, il coule à torrents !… oh ! que je vois de sang ! que je vois de sang !

» — Il fume ! sa vapeur monte… monte somme un brouillard d’automne vers le ciel, où gronde la foudre, où luit l’éclair !

» — À travers ces foudres, ces éclairs, ce brouillard sanglant, je vois une vierge guerrière…

» — Elle bataille, elle bataille… et bataille encore, au milieu d’une forêt de lances ! elle semble chevaucher sur le dos des archers[8]

» Le cheval de guerre aussi blanc que la neige était pour la vierge guerrière !… pour elle était l’armure de bataille aussi brillante que l’argent !…

» — Mais pour qui la couronne royale ?




» — La Gaule, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnu venue.




» — À la guerrière le cheval et l’armure ! Mais à qui la couronne royale ? L’ange aux ailes d’azur la tient entre ses mains.

» — Le sang a cessé de couler par torrents, la foudre de gronder, l’éclair de luire.

» — Je vois un ciel serein ; les bannières flottent, les clairons sonnent, les cloches résonnent ; cris de joie ! chants de victoire !

» — La vierge guerrière reçoit des mains de l’ange de lumière la couronne royale.

» — Un homme agenouillé, portant long manteau d’hermine, est couronné par la vierge guerrière.

» — Peu importe ce qui arrive…

» — Ce qui doit être sera !…

»— La Gaule, perdue par une femme, est sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnu venue. »




Jeannette, suspendue aux lèvres de Sybille, ne l’interrompit pas et écouta cette mystérieuse prophétie avec une émotion croissante ; son imagination, impressionnable et vive, se figurait la vierge de Lorraine revêtue de sa blanche armure, montée sur son blanc coursier, bataillant au milieu d’une forêt de lances, et, ainsi que le disait le chant prophétique, chevauchant sur le dos des archers. Puis, la guerre terminée, l’étranger vaincu, l’ange éclatant de lumière… (Saint Michel, sans doute, pensait la bergerette, qui, chaque dimanche, voyait à sa paroisse la fière statue de l’archange)… puis, l’étranger vaincu, l’ange éclatant de lumière, tenant la couronne royale, la donnait à la guerrière ; et, au bruit des clairons, des cloches, des chants de victoire, elle rendait sa couronne au roi… Et ce roi, quel pouvait-il être ? sinon le gentil dauphin de qui la mère avait causé les malheurs de la France !… Il ne venait pas à la pensée de la bergerette qu’elle serait un jour la vierge guerrière prophétisée par la légende ; mais le cœur de la naïve enfant battait de joie en songeant qu’elle serait Lorraine, la libératrice de la Gaule !

— Oh ! merci, marraine, de m’avoir conté cette belle légende ! — dit Jeannette, les larmes aux yeux et se jetant au cou de Sybille. — Matin et soir, je prierai Dieu, ses saintes, et saint Michel archange, de faire arriver bientôt la prophétie de Merlin. Enfin les Anglais seraient chassés de France ! notre jeune sire couronné, grâce au courage de la jeune Lorraine d’un bois chesnu venue !… Mais cela se verra-t-il jamais ?

— Merlin l’a dit, mon enfant : Peu importe ce qui arrive… ce qui doit être sera

— Et pourtant, — reprit la bergerette après un moment de réflexion, — une jeune fille chevaucher, batailler, commander à des gens d’armes, comme un capitaine ? est-ce que c’est possible ?…

— Oui, certes. Jadis, mon père a connu, en notre contrée de Bretagne, la femme du comte de Montfort, vaincu et fait prisonnier par le roi de France ; elle s’appelait Jeanne comme toi. Longtemps elle a vaillamment guerroyé sur terre ou sur mer, portant casque et cuirasse ; elle voulait sauver l’héritage de son fils, un enfant de trois ans. Oh ! l’épée ne pesait pas plus au bras de la comtesse Jeanne que la quenouille ne pèse aux mains d’une autre… Elle se battait en lionne défendant son lionceau !

— Quelle femme ! marraine, quelle femme !

— Il y avait bien d’autres guerrières, voilà de cela des cents et des cents ans ! elles venaient des lointains pays du Nord, sur des vaisseaux, assez hardies pour aller, en remontant la Seine, attaquer Paris ; on les appelait les Vierges aux Boucliers. Elles ne craignaient pas les plus braves soldats ; ceux qui voulaient les épouser devaient d’abord les vaincre par les armes !

— Voyez donc !… quelles furieuses !…

— Enfin, dans des temps encore plus anciens, les Bretonnes des Gaules suivaient leurs maris, leurs fils, leurs pères, leurs frères, à la bataille ; elles assistaient aux conseils de guerre ; et souvent elles combattaient jusqu’à la mort !…

— Marraine, est-ce que l’histoire d’Hêna, que vous m’avez racontée une fois, n’est pas une légende de ces anciens temps ? 


— Si, mon enfant.

— Oh ! marraine, — reprit la bergerette avec une grâce caressante, — redites-moi-la donc encore cette légende ?… Hêna s’est montrée autant courageuse que le sera la jeune fille lorraine dont Merlin prédit la venue.

— Allons, — répondit Sybille en souriant, — encore cette légende, et je rentre à la maison. Mon chanvre est à rouir ; je reviendrai le chercher ce soir. Écoute la légende d’Hêna, puisqu’elle te plaît, ma petite Jeannette :


la légende d’hêna.


« — Elle était jeune, — elle était belle, — elle était sainte ; — elle a donné son sang à Hésus pour la délivrance de la Gaule. — Elle s’appelait Hêna, Hêna, la vierge de l’île de Sèn !




» — Bénis soient les dieux ! ma douce fille, — lui dit son père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, — bénis soient les dieux, — puisque te voilà ce soir dans notre maison pour fêter le jour de ta naissance ! — Mais qu’as-tu ? — Je vois des larmes dans tes yeux.




» — Si ma figure est triste, ma bonne mère, — si ma figure est triste, mon bon père, — c’est que je viens vous dire adieu et au revoir.




» — Et où vas-tu, chère fille ? — Ton voyage sera donc bien long ? — Où vas-tu ainsi ?




» — Je vais en ces mondes mystérieux que personne ne connaît et que tous nous connaîtrons ; — où personne n’est allé, — et où tous nous irons, — pour revivre avec ceux que nous avons aimés… »

— Ces mondes-là, — dit Jeannette, — c’est le paradis où sont les anges et les saintes du bon Dieu, n’est-ce pas, marraine ?

Sybille secoua la tête d’un air de doute sans répondre à sa filleule et continua le récit de sa légende :

« — En entendant Hêna leur dire adieu et au revoir, — son père et sa mère se regardèrent tristement ; — et s’attristèrent tous ceux de la famille, et aussi les petits enfants. — Hêna avait un grand faible pour l’enfance.

» — Pourquoi donc, chère fille, quitter ce monde-ci, — pour t’en aller ailleurs, — sans que l’ange de la mort t’appelle ?

» — Mon bon père, ma bonne mère, Hésus est irrité, — l’étranger menace notre Gaule bien-aimée ; — le sang innocent d’une vierge, offert par elle aux dieux, peut apaiser leur colère. — Adieu donc et au revoir, vous tous, mes parents, mes amis ; — gardez ces colliers, ces anneaux en souvenir de moi. — Que je baise une dernière fois vos têtes blondes, chers petits enfants. — Souvenez-vous d’Hêna, votre amie ; — elle va vous attendre dans les mondes inconnus.

» — Brillante est la lune, — immense est le bûcher ; — il s’élève auprès des pierres sacrées de Karnak. — La voilà… c’est elle… c’est Hêna !… — Elle monte sur le bûcher, sa harpe d’or à la main ; — elle chante ainsi :

» — Prends mon sang, ô Hésus ! et délivre mon pays de l’étranger ! — Prends mon sang, ô Hésus ! — Pitié pour la Gaule ! et victoire à nos armes ! 


» — Il a coulé le sang d’Hêna  ! — Ô vierge sainte ! il n’aura pas en vain coulé, ton sang innocent et généreux !

» — Aux armes ! aux armes ! — Chassons l’étranger ! victoire à nos armes ! »




Les yeux de Jeannette se remplirent de nouveau de larmes, et elle dit à Sybille, lorsque celle-ci eut achevé cette légende :

— Oh ! marraine, si le bon Dieu, ses saintes ou son archange me disaient : « — Jeannette, quoi aimerais-tu mieux, être Hêna ou la guerrière lorraine qui doit chasser ces méchants Anglais de la France et rendre sa couronne à notre gentil dauphin ?… »

— Que préférerais-tu, mon enfant ?

— J’aimerais mieux être Hêna.

— Pourquoi ?

— Elle a, pour délivrer son pays, offert son sang au bon Dieu, sans répandre celui de personne… et la guerrière de nos pays devra tant répandre de sang ! tant tuer de monde avant d’être victorieuse et de faire couronner notre pauvre jeune sire !… Ah ! marraine, — ajouta la bergerette en frémissant, — Merlin a dit qu’il voyait le sang couler à torrents et fumer comme un brouillard !…

Jeannette s’interrompit, se leva soudain, entendant à quelques pas, dans le taillis, un assez grand bruit, mêlé de bêlements plaintifs ; presque aussitôt, l’un de ses agneaux sortit effaré des buissons, poursuivi par un gros chien noir ; il n’aboyait pas, car il mordait à belles dents le mouton à la cuisse. Laisser sa quenouille, ramasser deux pierres, dont elle s’arma, courir bravement au chien, tel fut le premier mouvement de l’enfant, tandis que Sybille, effrayée, lui criait :

— Prends garde ! chien qui n’aboie pas a la rage mue !

Mais la bergerette, l’œil brillant, la figure animée, ne tint compte des avertissements de sa marraine, s’élança sur le chien, armée de ses deux pierres ; et, au lieu de les lui jeter, en l’assaillant ainsi de loin, elle se servit d’elles pour le frapper à tour de bras sur la tête, sur la mâchoire, si bien, si fort, qu’il abandonna l’agneau, prit la fuite, la gueule pleine de flocons de laine, et poussa des gémissements lamentables, toujours poursuivi par Jeannette, qui, ramassant de nouvelles pierres, l’en cribla, jusqu’à ce qu’il eût disparu à travers le fourré. Lorsqu’elle revint auprès de Sybille, celle-ci fut frappée de l’air intrépide de l’enfant. Sa coiffe, dénouée, laissait tomber sur ses épaules les tresses de ses cheveux noirs. Encore haletante de sa course, elle s’appuya un moment, essoufflée, aux roches moussues de la fontaine, ses bras pendants le long de sa jupe écarlate ; puis, avisant le mouton qui, saignant, palpitait sur l’herbe, la bergerette fondit en larmes ; son courroux fit place à la compassion. Elle alla puiser dans le creux de sa main de l’eau à la source, s’agenouilla devant l’agneau, lava sa plaie, disant tout bas :

— Notre gentil dauphin est innocent comme toi, pauvre agnelet ; et ces méchants chiens anglais voudraient le déchirer !…

Soudain les cloches de l’église de Domrémy commencèrent de sonner lentement dans le lointain. À ce bruit, qu’elle aimait passionnément, la bergerette, ravie, s’écria :

— Oh ! marraine, les cloches ! les cloches !…

Et Jeannette, en proie à une sorte d’extase, son agneau serré contre sa poitrine, prêtait l’oreille aux vibrations sonores que le vent matinal apportait jusqu’au vieux bois chesnu.




Plusieurs semaines se passèrent. La prédiction de Merlin, le souvenir des malheurs du roi, des désastres de la France, ravagée par les Anglais, revinrent obstinément à la pensée de Jeannette ; car souvent ses parents s’entretenaient de ces tristes événements en sa présence. Aussi, durant les heures solitaires qu’elle passait aux champs ou aux bois avec son troupeau, parfois elle se prenait à répéter à voix basse ces passages de la prophétie du barde gaulois : 


La France, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des marches de la Lorraine, d’un bois chesnu venue.

Ou bien encore :

Oh ! que de sang ! il jaillit, il coule à torrents… il fume et, comme un brouillard, monte vers le ciel, où gronde la foudre, où luit l’éclair !… À travers ces foudres, ces éclairs, ce brouillard sanglant, je vois une vierge guerrière. Blanc est son coursier, blanche est son armure ; elle bataille et bataille encore au milieu d’une forêt de lances, et semble chevaucher sur le dos des archers !

Et puis l’ange de lumière remettait la couronne royale aux mains de la guerrière, qui couronnait son roi au milieu des cris de joie et des chants de victoire !

Chaque jour, regardant des yeux de son esprit vers les frontières de la Lorraine, sans voir apparaître la vierge libératrice, Jeannette en vain suppliait ses bonnes saintes, sainte Marguerite et sainte Catherine, d’intercéder auprès du Seigneur Dieu pour le salut du gentil dauphin, dépossédé de son trône… en vain elle les suppliait d’obtenir la délivrance de ce pauvre pays de France, depuis tant d’années la proie des Anglais ; demandant ainsi au ciel avec ferveur l’accomplissement de la prophétie de Merlin, prophétie vraisemblable aux yeux de Jeannette, depuis que Sybille lui avait raconté les exploits de ces vierges guerrières venant des mers lointaines du Nord sur leurs vaisseaux et assiégeant Paris ; ou bien encore les vaillances de la comtesse Jeanne de Montfort, se battant comme une lionne pour défendre son lionceau ; ou bien enfin les actions héroïques de ces Gauloises des anciens temps, qui accompagnaient à la bataille leurs époux, leurs fils, leurs pères et leurs frères !

Jeannette atteignit les approches de sa quatorzième année, âge auquel les natures robustes, saines, fortement développées par les salubres fatigues de la vie rustique, entrent d’ordinaire dans la période de la puberté. Dès lors, sur le point de devenir jeunes filles, elles éprouvent en ce moment, si grave pour leur sexe, des anxiétés sans motif, de vagues tristesses, un impérieux besoin de solitude où elles donnent librement cours à des langueurs rêveuses, nouveautés dont s’inquiète leur pudique instinct, symptômes de l’éveil d’un cœur virginal, premières et confuses aspirations de la jeune fille vers les douces joies et les austères devoirs de l’épouse et de la mère, fins sacrées des destinées de la femme !…

Il n’en était pas ainsi de Jeannette : elle ressentait ces mystérieux symptômes ; mais sa candeur l’égarait sur leur cause. L’imagination remplie des merveilleuses légendes de sa marraine, qu’elle continuait de voir presque chaque jour à la fontaine de l’Arbre des Fées, l’esprit de plus en plus frappé des prophéties de Merlin, quoiqu’elle se crût étrangère à cette prédiction, Jeannette, dans la chaste ignorance de son âme, attribuait à la douloureuse et tendre pitié que lui inspiraient les malheurs de la Gaule et de son jeune roi ces vagues tristesses, ces larmes involontaires, ces aspirations confuses, signes précurseurs de l’âge pubère ; son cœur innocent commençait de battre, mais ne devait jamais battre que pour la France.

Jeanne Darc ne devait connaître qu’un amour… le saint amour de la patrie !…




— Isabelle, — disait ce soir-là, d’un air sévère, Jacques Darc à sa femme, seul à seul avec elle au coin de leur foyer, — je ne suis point du tout satisfait de Jeannette : dans quelques mois elle aura quatorze ans ; grande et forte pour son âge, elle devient paresseuse. Hier, je lui faisais tirer de l’eau du puits, afin d’arroser les légumes de notre jardin ; vingt fois elle s’est arrêtée, les mains sur la corde des seaux, le nez en l’air et bayant aux corneilles. Il me faudra la relever rudement du péché de paresse.

— Jacques, écoute-moi. Ne t’es-tu pas aperçu que depuis quelque temps Jeannette est un peu pâle, n’a presque plus d’appétit, est souvent distraite, et devient de plus en plus taciturne ? 


— Je ne me plains point de ce qu’elle parle peu, je n’aime pas les bavardes… Je me plains de sa paresse, de ses distractions ; je veux qu’elle redevienne laborieuse, active, comme par le passé ; sinon, je la corrigerai…

— Ce changement que nous remarquons dans notre fille ne provient pas de sa mauvaise volonté, mon ami.

— D’où provient-il donc ?

— Hier encore, vraiment inquiète de sa santé, j’ai interrogé Jeannette. Elle souffrait, m’a-t-elle dit, de violents maux de tête depuis quelque temps ; elle se sentait courbaturée sans avoir presque marché ; elle dormait à peine et éprouvait parfois des vertiges, pendant lesquels tout semblait tourner autour d’elle. Ce matin, en allant à Neufchâteau porter du beurre et des volailles, j’ai consulté frère Arsène, le chirurgien, sur l’état de Jeannette…

— Eh bien !

— Lorsque je lui ai eu appris de quoi elle se plaignait, il m’a demandé son âge. « — Treize ans et demi passés, — lui ai-je répondu. — Est-elle forte et d’une bonne santé ? — Oui, mon père, elle est forte et se portait très-bien avant ces changements que je remarque en elle et dont je m’inquiète. — Rassurez-vous, — m’a dit frère Arsène, — rassurez-vous, bonne mère, votre petite fille, bientôt sans doute, sera grande fille, en un mot sera formée. » Tu comprends, Jacques ?…

— Oui, oui…

« — À l’approche de cette crise, toujours si grave, — a ajouté frère Arsène, — les jeunes filles deviennent languissantes, rêveuses, souffrantes, taciturnes, recherchent la solitude ; les plus robustes deviennent mièvres, les plus laborieuses indolentes, les plus gaies tristes. Cela dure quelques mois, et ensuite elles reprennent leurs habitudes. Mais, — a ajouté frère Arsène, — il faut se garder, sous peine de graves accidents, de contrarier, de gronder votre fille en un tel moment ; l’on a vu des émotions trop vives arrêter ou supprimer pour toujours la crise salutaire que sollicite la nature ; et, en ce cas, se produisent de graves et souvent irréparables malheurs. Des jeunes filles sont ainsi devenues maniaques, idiotes ou folles. » Tu vois, Jacques, avec quels ménagements nous devons traiter Jeannette ?

— C’est différent. Tu as sagement fait de consulter frère Arsène ; aussi, je me reprocherais d’avoir tantôt durement morigéné cette enfant sur ses distractions et sa paresse, si ce soir, en m’embrassant comme de coutume avant d’aller se coucher, elle ne m’avait prouvé qu’elle ne songeait plus à mes reproches.

— Grâce à Dieu ! j’ai remarqué comme toi, Jacques, qu’elle paraissait pour toi aussi affectueuse que d’habitude…

Isabelle fut soudain interrompue par plusieurs coups frappés précipitamment à la porte extérieure de la maison, quoiqu’il fît nuit depuis longtemps.

— Qui peut venir frapper si tard chez nous ? — dit Jacques Darc, aussi surpris que sa femme, en se levant afin d’aller ouvrir la porte. À peine fut-elle entre-bâillée, qu’un vieillard d’une figure vénérable et douce, mais en ce moment pâlie par l’épouvante, descendit en hâte de son cheval et s’écria tout essoufflé :

— Malheur à nous ! mes amis… les Anglais ! les Anglais !…

— Grand Dieu ! que dites-vous, mon oncle ! — reprit Isabelle, reconnaissant Denis Laxart, le frère de sa mère. — Les Anglais… Où sont-ils ?…

— Les troupes du roi de France viennent d’être complétement battues à la bataille de Verneuil ; les Anglais, renforcés dans la Champagne, débordent maintenant dans notre vallée… Voyez, voyez… — reprit Denis Laxart en attirant Isabelle et Jacques Darc au seuil de leur maison, et leur montrant à l’horizon, vers le nord, une grande lueur rougeâtre qui faisait paraître plus noires encore les ombres de la nuit, — le village de Saint-Pierre est déjà en flammes ; le gros de la troupe de ces brigands assiége Vaucouleurs, d’où j’ai pu m’échapper, — ajouta Denis Laxart. — Une de leurs bandes parcourt la vallée, mettant tout à feu, à sac et à sang sur leur passage !… Fuyez, fuyez !… emportez ce que vous avez de plus précieux… Le hameau de Saint-Pierre n’est qu’à deux lieues d’ici ; les Anglais viendront peut-être cette nuit à Domrémy… Je cours en hâte à Neufchâteau rejoindre ma femme et mes enfants, qui, depuis quelques jours, sont dans cette ville, chez une parente. Fuyez ! il en est temps ; sinon, avant deux heures, vous serez massacrés !… fuyez !…

Ce disant, Denis Laxart, éperdu, remonte à cheval, part à toute bride, laissant Jacques Darc et sa femme stupéfaits, terrifiés de l’invasion des Anglais ; car, jusqu’alors, ils ne s’étaient jamais approchés de la paisible vallée de la Meuse. Les fils du laboureur, éveillés en sursaut par les coups violemment frappés à la porte et par les éclats de voix de Denis Laxart, s’étaient vêtus à la hâte ; ils accoururent dans la chambre de Jacques Darc.

— Mon père, est-il donc arrivé quelque malheur ?

— Les Anglais ! — reprit Isabelle, livide d’effroi ; — nous sommes perdus ! mes pauvres enfants, c’est fait de nous !

— Le village de Saint-Pierre est en feu ! — s’écria le laboureur ; — voyez là-bas, au bord de la Meuse, vers le château de l’Ile, voyez ces grandes flammes ! Dieu nous soit en aide ! notre contrée va être ravagée comme le reste de la Gaule !

— Mes enfants, — dit Isabelle en courant vers deux coffres, — aidez-moi à rassembler ce que nous avons de plus précieux et sauvons-nous !

— Poussons nos bestiaux devant nous, — ajouta Jacques ; — si les Anglais s’en emparent ou les tuent, nous sommes ruinés ! Ah ! malheur à nous ! malheur à nous !

— Mais où fuir ? — dit Pierre, l’aîné des fils ; — de quel côté nous sauver, sans risquer de tomber entre les mains des Anglais ?

— Mieux vaut encore rester ici ! — reprit Jean. — Il ne peut nous arriver pire qu’en fuyant ; et nous tâcherons de nous défendre. 


— Nous défendre ! fol enfant !… Veux-tu donc notre mort à tous ? Hélas ! le Seigneur Dieu nous abandonne !

Et pleurant, gémissant, la pauvre femme, la tête perdue, tirait en hâte des grands coffres, trop pesants pour être transportés au loin, et lançait pêle-mêle sur le plancher de la chambre les meilleures hardes de son mari et les siennes ; sa robe de noce, précieusement empaquetée ; des pièces de toile, d’étoffes de laine, filées ou tissées durant les veillées d’hiver ; la brassière de baptême de Jeannette, pieuse relique maternelle ; toutes choses, enfin, si précieuses à une ménagère. Elle mit à son cou une antique chaîne de vermeil, héritage de sa mère et sa parure aux jours de fête ; elle enfouit dans sa poche une petite tasse d’argent jadis gagnée par Jacques Darc au tir de l’arbalète. Jeannette s’étant, comme ses frères, vêtue précipitamment, entrait en ce moment ; son père et les deux jeunes garçons, sans s’occuper d’elle, se demandaient avec une anxiété croissante s’il valait mieux abandonner le village ou y attendre, à tout hasard, les Anglais. Puis, revenant au seuil de la porte ouverte, ils se montraient, désespérés, l’incendie qui, à deux lieues de là, finissait de dévorer le hameau de Saint-Pierre, sur le bord de la Meuse ; les flammes ne jaillissaient plus que par intervalle et par bouffées, s’élevant alors vers le ciel étoilé comme de grandes gerbes de feu. Et chacun de répéter en se lamentant :

— Maudits soient les Anglais ! malheur à nous !… Que faire ? que faire ?…

Jeannette, apprenant si soudainement l’invasion de l’ennemi, voyant au loin l’incendie, et sous ses yeux son père, ses frères, bouleversés par l’épouvante, sa mère, effarée, entassant en désordre tout ce que la famille pouvait emporter ; Jeannette, d’abord terrifiée, trembla de tout son corps, devint d’une pâleur mortelle ; ses yeux se noyèrent de larmes ; tout son sang affluant à son cerveau, elle éprouva un moment de vertige, un nuage passa devant sa vue, et, trébuchant, elle tomba, presque défaillante, sur un escabeau. Mais bientôt elle se releva, rappelée à elle-même par la voix de sa mère lui criant :

— Vite, vite, Jeannette, aide-moi à empaqueter ces hardes ! sauvons-nous ! les Anglais vont venir tout piller… tout tuer ici !… Sauvons-nous, mes enfants !…

— Nous sauver… mais où cela ? — dit Jacques Darc. — Nous pouvons rencontrer les Anglais sur la route… et c’est courir au-devant du danger !

— Restons ici, mon père, — reprit Jean, — et défendons-nous… Je l’ai déjà dit, c’est encore le meilleur parti à prendre…

— Mais nous sommes sans armes ! — s’écria Pierre ; — et ces brigands sont armés jusqu’aux dents !

— Que faire ? — reprenaient alors le laboureur et ses fils, — que faire ?… Seigneur Dieu, ayez pitié de nous ! secourez-nous !…

Isabelle n’écoutait, n’entendait ni son mari, ni ses fils ; elle ne songeait qu’à fuir à tout prix, courant çà et là dans la chambre, afin de s’assurer qu’elle ne laissait rien de transportable, ne pouvant se résigner à l’abandon de ses ustensiles de ménage en cuivre et en étain, si soigneusement fourbis par elle et étalés sur le dressoir, où ils brillaient comme de l’or et de l’argent.

Jeannette, à la suite d’un moment de frayeur et de défaillance, se leva, essuya ses yeux du revers de sa main, aida sa mère à empaqueter les objets épars sur le sol, et, s’élançant à la porte, contempla au loin les derniers reflets de l’incendie, qui rougissaient encore l’horizon dans la direction du château de l’Ile et du village de Saint-Pierre ; puis, après un instant de réflexion, elle revint vers Jacques Darc, et, guidée par son bon sens, dit d’une voix assurée : — Mon père, nous n’avons qu’un refuge… le château de l’Ile. La châtelaine est secourable ; nous n’aurons rien à craindre à l’abri des murailles de cette maison-forte, et son préau contiendrait vingt fois plus de bétail que nous n’en avons, nous et nos voisins.

— Jeannette a raison, — s’écrièrent les deux jeunes gens ; — allons au château de l’Ile. Nous passerons avec notre chariot et notre bétail dans le bac… Notre sœur a raison !

— Votre sœur est folle ! — reprit le laboureur en frappant du pied. — Les Anglais sont à Saint-Pierre, ils y mettent tout à feu et à sang !… aller là, c’est nous jeter dans la gueule du loup !

— Mon père, ce n’est pas à craindre ! — répondit Jeannette ; — les Anglais, après avoir brûlé ce village, l’auront abandonné. Il nous faut plus de deux heures pour nous y rendre ; nous prendrons la vieille route de la forêt, nous ne risquerons pas de rencontrer l’ennemi de ce côté. Nous pourrons passer le bac… et nous réfugier au château.

— C’est juste, — dirent les deux garçons ; — une fois le mal accompli, ces brigands s’en vont, laissant les ruines derrière eux.

Jacques Darc parut ébranlé par le raisonnement de sa fille. Soudain, l’un des deux garçons s’écria, montrant au loin les premières clartés d’un nouvel incendie beaucoup plus rapproché de Domrémy :

— Voyez… Jeannette ne s’est pas trompée ; les Anglais ont abandonné Saint-Pierre, ils s’approchent d’ici par le chemin de la plaine, ils brûlent tout sur leur passage ; ils viennent de mettre le feu au hameau de Maxey !…

— Que Dieu nous soit en aide ! — reprit le laboureur. — Sauvons-nous et tâchons d’atteindre le château de l’Ile en suivant la vieille route de la forêt. Jeannette, cours à l’étable, rassemble tes brebis ; vous, mes fils, allez à l’écurie atteler nos deux vaches au chariot ; Isabelle et moi, nous transporterons les paquets dans la cour, pour les charger sur la voiture, tandis que vous vous occuperez de l’attelage… Vite, vite, mes enfants, avant deux heures, les Anglais seront ici… Hélas ! si jamais nous rentrons à Domrémy, hélas ! nous ne trouverons plus que les cendres de notre pauvre maison !…




La famille Darc n’avait pas été seule à s’apercevoir des ravages nocturnes des Anglais ; toute la paroisse fut bientôt sur pied, en proie à la consternation, à l’épouvante. Les plus effrayés, emportant quelques vivres, abandonnant tout ce qu’ils possédaient, s’enfuirent au fond des bois ; d’autres, espérant que les Anglais ne s’avanceraient peut-être pas jusqu’à Domrémy, hasardèrent de courir cette chance et restèrent au village ; d’autres, enfin, se décidèrent à chercher aussi un refuge dans le château de l’Ile. Bientôt la famille Darc quitta sa maison, Jeannette guidant ses moutons, qui obéissaient à sa voix ; Jacques conduisant le chariot, sur lequel était assise sa femme au milieu des paquets de hardes, de quelques sacs de blé et d’ustensiles de ménage entassés à la hâte ; les deux fils chargèrent sur leurs épaules les outils aratoires qu’ils pouvaient emporter. Cette fuite à travers les ténèbres, rougies à l’horizon par la réverbération des incendies, était navrante. Imprécations des hommes, gémissements des femmes, cris des enfants se pendant éplorés aux jupes de leurs mères, dont quelques-unes serraient contre leur sein un nouveau-né ; pêle-mêle effaré de paysans, de bétail, de chariots, se heurtant, s’encombrant, dans ce sauve-qui-peut d’une terreur nocturne… que dire enfin ?… c’était affreux ! Ces pauvres gens, laissant derrière eux leurs seules richesses, leurs greniers remplis de la dernière récolte, s’attendaient à les voir, avant la fin de la nuit, dévorés par les flammes, ainsi que l’humble demeure où ils étaient nés, où ils espéraient mourir. Ces désespoirs éclataient en sanglots, en plaintes douloureuses, et surtout en malédictions, en paroles de haine, de fureur contre les Anglais. Ce spectacle fit sur Jeannette une impression profonde, ineffaçable… les calamités de la guerre, pour la première fois, frappaient son esprit et ses yeux. Elle devait bientôt contempler ces désastres dans toute leur horreur !…




Les fugitifs arrivèrent près du hameau de Saint-Pierre, situé au bord de la Meuse ; un amas de décombres noircis, quelques débris de charpente brûlants encore… voilà tout ce qui restait du village !… Jeannette, devançant ses brebis, s’arrêta soudain saisie d’épouvante…

À quelques pas de là fumaient les ruines d’une chaumière, abritée par un grand noyer aux feuilles roussies, aux branches charbonnées par l’incendie ; à l’une des branches de cet arbre pendait, la tête en bas, un homme attaché par les pieds au-dessus d’un brasier à demi éteint ; sa figure, corrodée par le feu, n’avait plus forme humaine ; ses bras raidis, contournés, témoignaient des tortures de son agonie. Non loin de lui, deux cadavres presque nus, celui d’un vieillard à cheveux blancs et celui d’un adolescent, gisaient étendus dans une mare sanglante ; ils avaient dû tenter de se défendre contre les Anglais ; le fer d’une cognée de bûcheron était à demi caché sous le cadavre du vieillard ; l’adolescent tenait encore entre ses mains crispées le manche d’une fourche. Enfin, une jeune femme, le visage caché sous d’épais cheveux blonds, arrachée sans doute en chemise de son lit, râlait sur un tas de fumier, les entrailles ouvertes, tandis qu’un enfant à la mamelle, oublié dans ce carnage, se traînait, avec des vagissements plaintifs, vers le corps ensanglanté de sa mère…

Jeannette resta pétrifiée d’horreur devant cette boucherie, devant ces victimes de l’incendie, du pillage, du viol, du massacre. Cet homme pendu par les pieds, la tête plongée dans un brasier, s’était sans doute refusé à révéler la cachette de son argent ; ce vieillard et cet adolescent, l’un le père, l’autre le frère de cette jeune femme, tués en voulant la défendre du dernier outrage, avaient vu leur fille, leur sœur, violée, éventrée, jetée expirante sur un fumier, où son petit enfant se traînait en vagissant.

Telle était la guerre féroce des Anglais contre la Gaule depuis plus d’un demi-siècle, depuis la défaite d’une lâche chevalerie à la bataille de Poitiers ! Jeannette ne put supporter l’épouvantable spectacle qui s’offrait à ses regards ; et, de nouveau frappée de vertige, elle chancela, s’affaissa sur elle-même. Pierre, son frère aîné, venant à quelques pas d’elle, la reçut défaillante entre ses bras et, aidé de son père, la plaça sur le chariot à côté d’Isabelle.




La châtelaine du château de l’Ile, secourable femme, son mari, vaillant soldat, permirent aux fugitifs de Domrémy de camper, eux et leur bétail, dans les préaux, vastes dépendances de cette demeure fortifiée, presque inattaquable, située entre les deux bras de la Meuse ; malheureusement, les habitants du village de Saint-Pierre, surpris pendant leur sommeil, n’avaient pu gagner cet abri hospitalier. Les Anglais, après le ravage de la vallée, se repliant sur Vaucouleurs, concentrèrent leurs forces devant cette place, dont ils poussèrent activement le siége. Quelques-uns des paysans réfugiés dans le château de l’Ile, et parmi eux Pierre, l’un des frères de Jeannette, allèrent, pendant la nuit, à la découverte le surlendemain de leur fuite ; ils rapportèrent la nouvelle du départ de l’ennemi, qui, las sans doute d’incendie et de carnage, s’était éloigné de Domrémy sans y mettre le feu, après avoir pillé les maisons et tué quelques habitants. La famille Darc et les autres fugitifs, de retour au village, tâchèrent de réparer leurs désastres.

Jeannette, durant son séjour au château de l’Ile, avait été constamment en proie à un accès de fièvre ardente ; tantôt, durant son délire, elle invoquait sainte Catherine et sainte Marguerite, ses bonnes saintes, croyant les voir près d’elle et leur demandant à mains jointes de mettre terme aux férocités des Anglais, tantôt, la scène affreuse du hameau de Saint-Pierre se retraçant à son cerveau troublé, elle poussait des cris d’effroi ou sanglotait à la vue des victimes qui lui apparaissaient livides, sanglantes ; tantôt, enfin, le regard étincelant, la joue empourprée, elle parlait avec exaltation d’une vierge guerrière, revêtue d’une blanche armure, montée sur un blanc coursier, qu’elle voyait, disait-elle, exterminer les Anglais. Puis Jeannette répétait d’une voix palpitante ce refrain de la prophétie de Merlin : — La Gaule, perdue par une femme, sera sauvée par une vierge des frontières de la Lorraine et du bois chesnu venue

Isabelle, veillant jour et nuit sa fille, attribuait l’égarement d’esprit de la pauvre enfant à la violence de la fièvre et au terrible souvenir du carnage des habitants de Saint-Pierre. Un grand abattement, une extrême faiblesse, succédèrent à la maladie de Jeannette ; revenue à Domrémy, elle dut rester au lit pendant quelques semaines, mais ses rêves lui retraçaient les mêmes images que son délire. Elle éprouva d’ailleurs un vif chagrin : sa marraine avait été, sans que l’on pût s’expliquer cette cruauté, l’une des victimes des Anglais ; son cadavre fut retrouvé percé de coups. Jeannette pleura Sybille, autant par tendre affection que par regret d’être à jamais séparée de celle qui lui contait de si merveilleuses légendes, d’ailleurs à jamais gravées dans sa mémoire.




Deux mois se passèrent. Jeannette touchait à l’âge de quatorze ans ; elle semblait revenue à la santé ; cependant, les symptômes de sa puberté n’ayant pas paru, elle ressentait fréquemment des douleurs de tête presque intolérables, suivies de vertiges et d’éblouissements. Isabelle, d’autant plus inquiète qu’elle se rappelait les paroles du médecin, alla de nouveau le consulter ; il répondit : « — que l’émotion violente causée par l’invasion des Anglais et par le spectacle de leurs cruautés avait dû jeter une perturbation profonde dans l’organisation de la jeune fille ; mais que ses maux cesseraient lorsque, plus tard sans doute, les lois de la nature suivraient leur cours. »

Cette réponse calma les alarmes d’Isabelle ; d’ailleurs, Jeannette s’occupait comme par le passé des travaux de la maison et des champs, redoublait d’activité, s’évertuant de cacher à tous les yeux ses tristesses involontaires, ses anxiétés, ses distractions, qui n’étaient plus sans motif… les désastres de la Gaule les causaient. Jeannette se disait que les horreurs dont elle avait été témoin lors de son passage au hameau de Saint-Pierre ensanglantaient toutes les contrées du pays, frappaient surtout ceux de sa race, paysans comme elle ; de sorte qu’en s’apitoyant sur eux, elle s’apitoyait sur les siens. Depuis ce jour funeste, elle s’attristait, pleurait plus encore peut-être sur les maux affreux dont elle avait vu de ses yeux un exemple, que sur les infortunes du gentil dauphin, qu’elle ne connaissait pas ; aussi, espérait-elle avec une impatience croissante en la venue de cette guerrière libératrice qui, chassant l’étranger, rendrait au roi sa couronne, à la France la paix et le repos.

Ces pensées absorbaient surtout Jeannette lorsque, seule dans les bois ou aux champs, elle paissait son troupeau ; elle se livrait alors sans contrainte à ses rêveries, aux souvenirs des légendes dont on l’avait bercée. L’émotion indéfinissable où la plongeait le bruit des cloches produisait souvent, et depuis quelque temps sur ses sens, d’étranges illusions, surtout lorsqu’elle souffrait des douleurs de tête dont elle se plaignait : le tintement lointain des cloches, en venant expirer à son oreille, lui semblait alors se transformer en un murmure de voix célestes d’une douceur ineffable[9] ; mais elles ne prononçaient aucune parole distincte. En ces moments d’hallucination, Jeannette sentait le sang affluer à son cerveau, ses yeux se voilaient, le monde visible disparaissait à ses regards ; elle tombait dans une sorte d’extase, d’où elle sortait abattue, brisée, comme si elle se fût réveillée d’un rêve pénible.




Un jour, Jeannette gardait son troupeau en filant sa quenouille sous le vieux hêtre de la Fontaine-aux-Fées ; il se passa ce jour-là un fait singulier, il eut une influence décisive sur la destinée de la bergerette. Les Anglais n’avaient pas reparu aux environs de Domrémy ; renforcés de plusieurs bandes de Bourguignons, envoyés par le maréchal Jean de Luxembourg, ils continuaient le siége de Vaucouleurs ; cette place se défendait héroïquement. L’invasion anglaise dans cette vallée, jadis si paisible, amena une scission entre ses habitants. Plusieurs d’entre eux, notamment les gens de Saint-Pierre et de Maxey, cruellement atteints par les derniers ravages, s’effrayaient en songeant que ces désastres pouvaient se renouveler ; ils voulaient sortir de leur neutralité, se donner aux Anglais, croyant sauvegarder ainsi leurs biens et leurs personnes. Ceux-là formèrent dans la vallée le parti anglais ou bourguignon ; d’autres, au contraire, encore plus indignés, plus irrités, qu’effrayés, voulaient résister aux Anglais. Comptant (pauvres bonnes gens !) sur l’appui du roi de France, leur suzerain, « il ne les laisserait pas, pensaient-ils, plus longtemps exposés à de si grandes misères. » Ces derniers composaient le parti armagnac ou royaliste. Les enfants, toujours imitateurs de leurs parents, se divisaient aussi en Armagnacs et en Bourguignons lorsqu’ils jouaient à la bataille ; les deux partis, dans ces jeux, finissaient toujours par prendre leur rôle au sérieux ; alors les gourmades, les coups de pierre ou de bâton échangés entre les deux armées se rapprochaient fort des réalités de la guerre !

Donc les habitants de Domrémy, appartenant généralement au parti royaliste, et ceux de Saint-Pierre et de Maxey au parti anglais, les enfants de ces diverses localités partageaient l’opinion de leur famille ; aussi arrivait-il souvent que les garçonnets de Maxey, en gardant leur bétail, s’approchaient jusqu’aux limites de la commune de Domrémy, injuriaient les petits pâtres de ce village ; la dispute s’échauffait, l’on s’émeutait et l’on convenait de terminer le différend par les armes, c’est-à-dire à coups de poings, accompagnés de volées de cailloux en guise de traits d’arbalète et de balles d’artillerie[10].




Un jour donc, Jeannette, gardant ses brebis, filait sa quenouille sous les grands arbres du bois chesnu et, rêveuse, répétait à demi-voix ce passage de la prophétie de Merlin :

« — Pour qui cette couronne royale ? ce cheval ? cette armure ?

» — Oh ! que de sang ! Il jaillit, il coule à torrents ! Oh ! que je vois de sang ! que je vois de sang !

» — Il fume… sa vapeur monte… monte comme un brouillard d’automne vers le ciel.

» — Vers le ciel où gronde la foudre, où luit l’éclair…

» — À travers ces foudres, ces éclairs, ce brouillard sanglant, je vois une guerrière ; blanc est son coursier, blanche est son armure…

» — Elle bataille… bataille et bataille encore au milieu d’une forêt de lances, et semble chevaucher sur le dos des archers… »

Soudain Jeannette entend au loin une rumeur, d’abord confuse et qui, se rapprochant de plus en plus, est bientôt accompagnée de ces clameurs poussées par des voix enfantines : Bourgogne et Angleterre ! auquel répond cet autre cri : France et Armagnac ! Presque aussitôt une troupe de garçonnets de Domrémy apparaissent au tournant de la lisière du bois, fuyant en désordre sous une grêle de pierres que venaient de leur lancer les garçonnets de Maxey. L’engagement avait été vif, la victoire vaillamment disputée à en juger par les vêtements en lambeaux, les yeux contus et les nez saignants des plus héroïques de ces bambins ; mais, cédant à la panique, ils se sauvaient à toutes jambes, en pleine déroute. Leurs adversaires, satisfaits de la victoire, essoufflés de leur course, et craignant sans doute les abords de Domrémy, place forte de l’armée en retraite, s’arrêtèrent prudemment à la limite du bois qui les cachait, et répétèrent par trois fois le cri triomphant : Bourgogne et Angleterre !

Ce cri victorieux fit bondir Jeannette, transportée de colère, de honte en voyant ceux de son village qui combattaient pour la Gaule, pour le roi, fuir devant les partisans de Bourgogne et d’Angleterre ; aussitôt s’élançant vers un adolescent de quinze ans, nommé Urbain, capitaine de la troupe fuyarde, brave soldat du reste, car il avait la tête fendue d’un coup de pierre, et son bonnet restait au pouvoir de l’ennemi, la bergerette arrête ce garçonnet par le bras et, indignée, s’écrie :

— Quoi… tu te sauves !

— Tiens, je crois bien ! — répondit le capitaine hochant la tête, et essuyant avec une poignée d’herbe son front ensanglanté ; — nous nous sommes battus tant que nous avons pu… mais ceux de Maxey sont une vingtaine, et nous ne sommes que onze !… Nous n’en pouvons plus…

Jeannette frappa du pied et reprit :

— Vous avez la force de vous sauver… et vous n’auriez pas la force de vous battre !

— D’abord ils ont des bâtons, et ça n’est pas de jeu…

— On fonce sur eux et on les prend, leurs bâtons !

— Ça t’est bien aisé à dire, Jeannette !

— Aussi aisé à faire qu’à dire ! — s’écria la bergerette ; — tu vas le voir… Venez ! venez !…

Et sans s’inquiéter si elle était ou non suivie, cédant à un élan involontaire, elle prend sa course vers l’ennemi, alors masqué par un massif d’arbres, et s’écrie d’une voix forte en agitant sa quenouille en manière d’étendard :

— France ! France ! hors d’ici Bourgogne et Angleterre !

Jeannette, pieds nus, bras nus, en manche de chemise blanche et en jupe écarlate, avec son petit chapel de paille sur ses longs cheveux noirs, la joue animée, le regard brillant, inspiré, était en ce moment si entraînante qu’Urbain et les autres garçonnets se sentirent soudain réconfortés, soulevés ; ils ramassent des pierres, et se précipitant à la suite de la bergerette qui, dans sa course rapide, semblait à peine effleurer le gazon, ils s’écrient comme elle avec exaltation : « — France ! France ! hors d’ici Bourgogne et Angleterre ! »




Les soldats de l’armée ennemie, dans la sécurité du triomphe, ne se doutant pas du ralliement de leurs adversaires, jusqu’alors masqués par les arbres, s’étaient arrêtés à deux cents pas de là et se reposaient sur leurs lauriers en se vautrant sur l’herbe fleurie, cueillant des fraises sauvages ou jouant à la poucette avec des cailloux ; d’autres, grimpés dans les arbres, cherchaient des nids d’oiseaux ; d’autres, enfin, perdus à travers les buissons, mangeaient des mûres. La reprise inattendue des hostilités, les cris soudains poussés par l’armée royaliste et par Jeannette, qui la commandait, surprirent fort l’armée bourguignonne ; elle fit cependant bonne contenance, son chef appela ses soldats aux armes : aussitôt les dénicheurs de nids dégringolent des arbres, les mangeurs de mûres accourent les lèvres empourprées, ceux qui commençaient à dormir sur le gazon se relèvent en se frottant les yeux ; mais avant que le corps de bataille soit formé, avant que les maraudeurs l’aient rejoint, les soldats de Jeannette, enflammés du désir de venger leur défaite, entraînés par l’élan de leur chef, fondent vaillamment sur l’ennemi aux cris redoublés de France ! France ! quelques enthousiastes poussent même le cri de À Jeannette ! à Jeannette ! … Nos héros prennent aux cheveux Bourguignons et Anglais, les gourment, les harpaillent avec tant de fureur, que, par un brusque revirement, les victorieux deviennent les vaincus, se débandent, prennent la fuite. Ce triomphe redouble l’ardeur des assaillants, animés du désir de rapporter quelques bonnets ennemis en guise de dépouilles opimes ; et le parti français de se mettre à toutes jambes aux trousses du parti anglais, Jeannette des premières. Elle avait intrépidement combattu, faisant rage à grands coups de sa quenouille, garnie d’un chantre épais, arme terrible et meurtrière… ainsi qu’on s’en doute ! Cependant les Anglais, stupéfaits de la soudaine apparition de la bergerette à la jupe écarlate, sortant du voisinage de la Fontaine-aux-Fées, dont la réputation suspecte s’étendait au loin dans la vallée, prirent Jeannette pour un farfadet ; la peur leur donna des ailes, et les Français se virent à leur tour vaincus… mais à la course. Les plus agiles de la bande s’égrenaient çà et là à la poursuite de l’ennemi ; et, haletants, essoufflés, harassés, tombaient sur le chemin ; Urbain et deux ou trois autres des plus acharnés s’attachaient toujours aux pas des fuyards, à l’exemple de Jeannette ; celle-ci, en proie à une exaltation vertigieuse, ne s’occupait plus de ses soldats, ne voyait rien autour d’elle, attachant son regard étincelant sur un groupe d’Anglais qu’elle apercevait au loin et voulait atteindre ; il lui semblait qu’alors sa victoire serait complète. Mais les fuyards ayant beaucoup d’avance, elle désespérait de les rejoindre, lorsqu’en courant elle avise, paissant benoîtement dans un pré, un bon âne, indifférent aux hasards des combats ; agile et robuste comme une fille des champs, d’un bond elle saute sur le grison, le talonne, le pousse devant elle à grands coups de quenouille, l’excite de la voix, et le force de prendre le galop. Il se livre d’autant plus allégrement à cette allure, que la direction vers laquelle on le poussait était celle de son écurie ; il dresse les oreilles, lâche une joyeuse ruade qui ne désarçonne pas Jeannette, et court sus aux Anglais, qui, par malheur pour eux, suivaient le chemin de son étable. Ils n’avaient point songé, dans l’ardeur de la fuite, à regarder derrière eux ; mais entendant tout à coup les pas d’un animal galopant à leurs trousses et les cris victorieux de la bergerette, ils se crurent poursuivis par le diable, et de peur de quelque horrible apparition, ils se jetèrent à genoux les yeux fermés, les mains jointes, demandant grâce et miséricorde.

Jeannette, sautant à bas de l’âne, le laissa continuer sa route, menaça de son innocente quenouille ceux qui se rendaient à sa merci, et leur dit d’une voix vibrante et animée :

— Méchants ! pourquoi vous dire Bourguignons et Anglais, puisque nous sommes de France ? C’est contre l’Anglais qu’il nous faut aller… Hélas ! il nous fait si grand mal !…

Ce disant, la bergerette, en proie à une émotion indéfinissable, fondit en larmes, ses genoux vacillèrent, elle tomba sur l’herbe à côté des vaincus ; et ceux-ci, se relevant éperdus, s’enfuirent à toutes jambes.




Jeannette resta seule, tellement troublée, qu’elle ne savait si elle veillait ou si elle rêvait. Cependant, encore toute palpitante de la lutte, des aspirations confuses fermentaient dans son esprit ; elle venait de ressentir pour la première fois un élan d’ardeur guerrière provoquée par la honte d’une défaite subie aux cris victorieux de Bourgogne et Angleterre. Oubliant que cette bataille puérile n’était qu’un jeu, indignée, révoltée de l’échec de son parti, elle avait vu ces enfants, réconfortés à sa voix, ranimés par son courage, entraînés par son exemple, retourner au combat et vaincre aux cris de France ! France !

À cette remémorance se mêlait vaguement celle de l’horrible massacre du village de Saint-Pierre ; se souvenant aussi des prophéties de Merlin, la bergerette élevait sa pensée vers sainte Catherine et sainte Marguerite, ses deux bonnes saintes, qu’elle priait avec tant de ferveur, leur demandant de chasser de France les Anglais et de prendre en pitié son gentil dauphin ; le chaos de ces idées sans suite, sans liens, se heurtant dans le cerveau brûlant de Jeannette, lui causèrent l’un de ces douloureux vertiges auxquels elle était de plus en plus sujette depuis la perturbation profonde jetée dans sa santé ; elle tomba dans une sorte d’extase, ses yeux se voilèrent, et lorsqu’elle reprit connaissance, le soleil, déjà disparu, faisait place au crépuscule. Elle se dirigea en toute hâte vers la Fontaine-aux-Fées, près de laquelle pâturaient ses brebis ; le trajet était long, elle perdit beaucoup de temps à rassembler son troupeau épars, et ne put qu’à la nuit noire regagner Domrémy, tremblant d’avoir par ce retard encouru la colère de son père, et surtout craignant de s’entendre sévèrement reprocher la part qu’elle avait prise au combat des garçonnets ; car Urbain, tout glorieux de sa victoire, pouvait, de retour au village, avoir jasé de la bataille. Aussi la pauvre enfant sentit son cœur battre d’effroi lorsqu’arrivant près de sa maison, elle vit, au seuil de la porte, la figure inquiète et courroucée de Jacques Darc. Dès qu’il aperçut sa fille, il vint vivement à elle d’un air menaçant et lui dit : — Par mon Sauveur ! est-ce à la nuit noire que vous devez ramener vos brebis ? — Et s’avançant de plus en plus irrité, la main levée sur Jeannette : — Mauvaise enfant sans vergogne ! n’avez-vous pas été batailler avec les garçons du village contre ceux de Maxey ?

Jacques Darc allait, dans sa colère, battre la coupable, lorsque Isabelle, accourant, retint le bras de son mari et s’écria : — Jacques, je t’en supplie, pardonne-lui pour cette fois !

— Soit… pour cette fois encore, je serai indulgent ; mais que ta fille ne s’avise plus d’aller garçonner ainsi ; sinon, aussi vrai que je suis son père, je la châtierai rudement ! et en attendant, elle ira ce soir se coucher sans souper…




La bergerette, désolée des reproches de son père, conduisit ses brebis à l’étable et alla se coucher sans partager le souper de la famille. Ce jeûne devait avoir des suites étranges et décisives. La faim, à l’âge de Jeannette, est surtout impérieuse ; si l’estomac est vide, le cerveau travaille doublement, ainsi que le prouvent les hallucinations des anachorètes longtemps privés de nourriture. La pauvre enfant, affligée de la rigueur paternelle, se remémora les événements de la journée, pleura beaucoup et s’endormit. Jamais son sommeil ne fut plus pénible, plus agité de rêves bizarres où se retraçaient les légendes merveilleuses que lui racontait Sybille, sa marraine. Tantôt, dans ces songes, Hêna, la vierge de l’île de Sèn, offrait son sang en sacrifice pour la délivrance de la Gaule, et debout, sa harpe d’or à la main, expirait au milieu des flammes d’un bûcher… Mais, ô surprise ! Jeannette reconnaissait ses traits dans ceux d’Hêna…

Tantôt Merlin, suivi d’un chien noir aux yeux flamboyants, apparaissait son bâton noueux à la main, sa longue barbe blanche au vent, et cherchait l’œuf rouge du serpent marin sur une grève déserte en chantant cette prophétie : « — Que la France, perdue par une femme, serait sauvée par une vierge des frontières de la Lorraine, et du bois chesnu venue… »

Puis c’était le combat enfantin de la veille, prenant des proportions colossales, devenant une bataille immense. Des milliers de soldats cuirassés, casqués, armés de lances et de glaives, pressés, amoncelés comme les vagues de la mer, ondulaient, se heurtaient, se brisaient, flot de fer contre flot de fer ; le choc des armures, les cris des combattants, les hennissements des chevaux, les fanfares des clairons, les décharges de l’artillerie, retentissaient au loin, le rouge étendard d’Angleterre écartelé de la croix de Saint-George et le blanc étendard de la France fleurdelisé d’or flottaient au-dessus de la mêlée sanglante… Une guerrière revêtue d’une blanche armure, montée sur son blanc coursier, tenait le drapeau français… et Jeannette reconnaissait encore ses traits dans ceux de cette guerrière ; sainte Catherine et sainte Marguerite, planant au-dessus d’elle dans l’azur du ciel, lui souriaient, tandis que saint Michel archange, ses larges ailes déployées, la tête à demi tournée vers elle, lui montrait de sa flamboyante épée une royale couronne d’or soutenue par les anges et éblouissante comme une étoile…

Ce long rêve, çà et là interrompu par des réveils incertains, fiévreux, pendant lesquels le songe se confondait avec la réalité dans l’esprit troublé de Jeannette, dura jusqu’au matin. Le jour venu, elle s’éveilla brisée, le visage baigné de larmes coulées de ses yeux durant son sommeil ; elle fit, selon son habitude, sa prière du matin, suppliant ses deux bonnes saintes d’apaiser le courroux de son père. Elle le trouva dans l’étable, où elle se rendit afin de conduire aux champs son troupeau ; mais Jacques Darc lui signifia sévèrement qu’elle ne mènerait plus paître ses moutons, qu’elle surveillait si mal ; son jeune frère les conduirait au pacage, elle resterait à coudre et à filer au logis. Ce fut pour elle un grand chagrin de renoncer à aller chaque jour près de cette claire fontaine, solitude ombreuse où elle se plaisait tant à écouter le bruit des cloches, dont les dernières vibrations semblaient depuis quelque temps arriver à son oreille comme un céleste murmure de voix argentines. Elle se soumit aux volontés paternelles, et pendant la matinée s’occupa de différents travaux du ménage ; Isabelle, plus indulgente que Jacques, dit à sa fille, vers le milieu du jour, d’aller jouer dans le jardin en attendant l’heure du repas.

Il était environ midi, le soleil d’été dardait ses rayons brûlants sur la tête de Jeannette ; affaiblie par le jeune de la veille[11], fatiguée par ses songes pénibles, elle s’assit sur un banc, le front dans sa main, et resta rêveuse, pensant aux prophéties de Merlin… Bientôt les cloches de Greux, commençant de tinter au loin, elle écouta les sonneries avec ravissement, oubliant que le soleil frappait à plomb sur sa tête nue ; peu à peu le bruit des cloches s’affaiblit, et elle éprouva soudain un éblouissement si intense, si vif, que l’éclatante clarté du soleil, réfléchie sur le mur blanc de l’église qui faisait face à Jeannette[12], lui parut sombre auprès du flot de lumière où se noya son regard ; à ce moment même, il lui sembla que les vibrations mourantes des cloches, au lieu de se fondre, ainsi que par le passé, en un murmure inintelligible, se changeaient en une voix d’une douceur infinie qui lui disait tout bas :

Jeanne, sois sage et pieuse !… Dieu a des desseins sur toi ; tu chasseras l’étranger de la Gaule[13] !…

La voix se tut, l’éblouissement de Jeannette cessa. Éperdue, saisie de frayeur, elle fit quelques pas dans le jardin ; puis, tombant agenouillée, les mains jointes, elle invoqua sainte Catherine et sainte Marguerite, ses bonnes saintes, se croyant obsédée par le démon[14].




Ce jour du mois de juillet de l’an 1425 décida de l’avenir de Jeanne Darc ; la vive lumière dont avait été éblouie sa vue, la voix mystérieuse dont avait été frappée son oreille, furent ses premières hallucinations, résultant d’ailleurs d’un concours de raisons diverses, et surtout du saisissement qui, la frappant en son âge pubère, devait pour toujours la soustraire à l’infirmité ordinaire à son sexe. Cette profonde perturbation des lois naturelles, faisant affluer violemment de temps à autre le sang à son cerveau troublé, la rendit dès lors sujette à des hallucinations fréquentes ; mais, à l’encontre de tant d’autres visionnaires, dont les visions sans liens, sans but, flottent au gré de l’égarement de leur raison, celles de Jeanne se rattachèrent toujours à leur cause première : l’épouvante dont elle avait été frappée à l’aspect du massacre des habitants du hameau de Saint-Pierre ; de là son horreur des Anglais et son patriotique désir de les chasser de la Gaule. Enfin, l’esprit nourri des mystérieuses légendes de sa marraine, l’imagination frappée de la prophétie de Merlin, le cœur rempli d’une ineffable compassion pour son jeune roi, qu’elle croyait digne d’intérêt, navrée surtout des maux affreux dont souffraient les gens de sa condition rustique, plus exposés que personne aux rapines, aux violences sanguinaires des Anglais ; ressentant contre eux cette vaillante haine dont les poursuivaient Guillaume-aux-Alouettes et le Grand-Ferré, héros obscurs, fils de la Jacquerie et précurseurs de la bergère de Domrémy, elle dut un jour se croire destinée à bouter l’étranger hors de France et à rétablir son roi sur le trône !

Oui, les visions de l’héroïne plébéienne procédaient de l’exaltation de son amour pour la mère-patrie ; ces voix mystérieuses, si influentes sur sa destinée, auxquelles plus tard elle obéit toujours dans les circonstances les plus importantes de sa vie, n’étaient qu’un écho agrandi, transformé par son imagination ; l’écho de cette voix que tous nous avons en nous, que nous consultons, à moins que notre conscience ou notre courage chancellent. Oui, ces voix que Jeanne croyaient entendre extérieurement n’étaient que les voix internes de son patriotisme, de son bon sens, de son courage, et qui, dans son enfance et avant qu’elle fût sujette à des hallucinations, lui avaient dit :

« — Les Anglais ravagent la Gaule… abhorre ces méchants. »

Et elle les abhorra.

« — Ton roi, digne de respect et d’affection, est malheureux, abandonné de tous… plains-le… »

Et elle le plaignit.

Cette voix qui, lors de la bataille enfantine des garçonnets de Maxey contre ceux de Domrémy, disait à Jeannette :

« — Qui a encore la force de fuir, a encore la force de se battre. »

Et ralliant les enfants en déroute elle les rendit vainqueurs.

Cette voix qui, lors de sa première hallucination, lui dit :

« — Jeanne, sois sage et pieuse, Dieu a des vues sur toi… tu chasseras l’étranger de la Gaule. »

Enfin, cette voix était aussi la révélation du génie militaire de cette jeune fille, qui devait longtemps encore ignorer sa vocation guerrière, de même que tant de grands capitaines ont ignoré leur aptitude jusqu’au jour où les événements l’ont mise en lumière et en œuvre. Une cause matérielle, un désordre profond, irrémédiable, jeté dans la santé de Jeanne, réagit sur son cerveau, la rend visionnaire ; mais telle est l’ardeur de son patriotisme qu’il s’exalte, se reproduit, s’incarne dans ces visions.

Monomane sublime… Jeanne avait pour monomanie la délivrance de la Gaule ! !




Du mois de juillet 1425 jusqu’au mois de février 1429, depuis la quatorzième jusqu’à la dix-septième année de Jeanne, trois ans s’écoulèrent. De plus en plus sujette aux hallucinations, elle rêvait éveillée ; tantôt elle croyait voir, elle voyait sainte Marguerite et sainte Catherine venir à elle souriantes et l’embrasser tendrement[15] ; tantôt c’était saint Michel archange tenant sa flamboyante épée d’une main, et de l’autre la couronne de France ; tantôt enfin des multitudes d’anges se jouaient à la vue de la jeune fille, au milieu d’un immense et éblouissant rayon projeté du ciel à la terre, où ils tourbillonnaient[16], comme ces atomes qui fourmillent à nos yeux dans l’axe d’un rayon de soleil traversant un lieu obscur. Mais ces visions étaient peu fréquentes, tandis qu’il ne se passait presque pas de jour sans que Jeanne, surtout après la sonnerie des cloches, n’entendît la voix secrète de son patriotisme et de sa vocation militaire lui dire par la bouche de ses chères saintes :

« — Jeanne, va au secours du roi de France ; tu chasseras les Anglais… tu lui rendras son royaume !…

» — Hélas ! je ne suis qu’une pauvre fille ; je ne saurais chevaucher ni conduire des hommes d’armes[17], » — répondait la modestie de la naïve bergère, n’ayant pas encore conscience de son génie. Cependant, parfois le souvenir de la légende de Merlin succédant à ces doutes d’elle-même, elle se demandait pourquoi elle ne serait pas appelée à réaliser cette prédiction ? Le Seigneur Dieu ne lui disait-il pas par la voix de ses saintes : — Va au secours de ton roi ? — N’était-elle pas née sur les frontières de la Lorraine et près d’un bois chesnu ? N’était-elle pas vierge ? Ne s’était-elle pas volontairement vouée à un célibat éternel, obéissant peut-être en cela non moins aux répugnances d’une chasteté invincible qu’au désir de donner ainsi un gage de plus à l’accomplissement de la prophétie du barde gaulois ? N’avait-elle pas, à l’âge de seize ans, confondu aux yeux de tous, par l’irrésistible sincérité de ses paroles, un jeune garçon de son village, un menteur, qui prétendait tenir d’elle une promesse de mariage[18] ? la pudeur ombrageuse de Jeanne se révoltant même à la pensée d’une légitime union ! Ne se rappelait-elle pas, enfin, que lors de cette bataille enfantine entre les garçonnets de Maxey et ceux de Domrémy, son courage, sa prompte décision, son élan, avaient changé la défaite en victoire ? Dieu et ses saintes aidant, ne pourrait-elle pas être aussi victorieuse lors d’une bataille véritable ?




Jeanne était pieuse, de cette piété ingénue qui élève et rapporte tout à Dieu, créateur de toutes choses ; elle le remerciait avec effusion de se manifester à elle par l’intermédiaire de ses saintes, qu’elle croyait voir et entendre pendant ses hallucinations ; mais-elle ne ressentait pas pour les prêtres la confiance que lui inspiraient sainte Catherine et sainte Marguerite ; elle accomplissait pieusement ses devoirs catholiques, se confessait, communiait souvent, selon l’usage, sans pourtant jamais dire un mot de ses révélations à maître Minet, son curé, ni à aucun autre clerc[19]. Elle renfermait au plus profond de son cœur ses vagues aspirations à la délivrance de la Gaule, les cachant même à sa petite amie Mangeste, et à sa grande amie Hauguette, gardant aussi son secret envers sa mère, son père, ses frères. Pendant trois ans, elle s’imposa sur ces mystères de son âme un silence absolu ; grâce à un puissant empire sur elle-même, elle se montra, comme par le passé, laborieuse, active, s’employant aux travaux des champs ou du ménage, malgré la croissante obsession de ses voix, qui, de plus en plus impérieuses, lui répétaient presque chaque jour :

« — Va, fille de Dieu ! les temps sont venus !… marche au secours de la patrie envahie !… Tu chasseras les Anglais, tu sauveras ton roi, tu lui rendras sa couronne !… »

Les hallucinations de Jeanne redoublèrent à mesure qu’elle approcha de sa dix-septième année ; les grands desseins dont elle se sentait devoir être l’instrument prenaient de plus en plus possession d’elle-même… Cette obsession incessante, douloureuse, la poursuivait partout.



« — J’éprouvais, — disait-elle plus tard, — j’éprouvais dans mon esprit ce que doit ressentir en son corps une femme en mal d’enfant[20]. »

Sainte Marguerite et sainte Catherine apparaissaient fréquemment à la jeune fille, l’encourageaient, la rassuraient, lui promettaient l’aide de Dieu dans les actes qu’elle devait accomplir ; lorsque la vision s’évanouissait, la pauvre fille fondait en larmes, « — regrettant que ses bonnes saintes ne l’eussent pas emmenée avec elles chez les anges[21]. »

Cependant, malgré ces alternatives de foi et de défaillance à sa mission, Jeanne en vint à se familiariser avec cette idée, dont sa modestie, sa simplicité, s’étaient longtemps effrayées : commander des hommes d’armes et, à leur tête, vaincre les Anglais

Et, d’abord, elle finissait par croire fermement obéir aux volontés de Dieu ; elle voyait en soi la vierge de Lorraine prophétisée par Merlin : ceci était la part de la créance religieuse, de l’extase visionnaire. Mais dans cette organisation admirablement complète, une sagacité rare, un excellent bon sens, une remarquable aptitude militaire, s’alliaient, sans rien perdre de leur valeur, aux exaltations de l’hallucinée : aussi, se rappelant sans cesse cette bataille enfantine où la victoire était restée de son côté, Jeanne se disait :

« — Hommes et enfants, lorsqu’on sait les entraîner, doivent obéir à la même impulsion, aux mêmes sentiments généreux ; et, avec l’aide du ciel, il en serait des hommes de l’armée royale comme il en a été des garçonnets de Domrémy.

» Relever le courage d’une armée découragée, abattue, l’exalter, la conduire droit à l’ennemi, quel que soit son nombre, l’attaquer avec audace en rase campagne ou derrière ses retranchements et le vaincre, ce n’est pas une entreprise impossible… Si elle réussit, les conséquences d’une première victoire, ranimant l’esprit d’une armée démoralisée par l’habitude de la défaite, sont incalculables… »

Ainsi pensait Jeanne ; ces pensées révélaient une profonde intuition des choses de la guerre. Elle n’était point d’ailleurs de ces mièvres et contemplatives visionnaires qui attendent du Seigneur Dieu seul le triomphe de la bonne cause ; non, l’un des dictons familiers de Jeanne était celui-ci : Aide-toi, le ciel t’aidera[22]. Elle pratiqua toujours cet adage du bon sens rustique ; aussi, lorsque plus tard un capitaine lui disait dédaigneusement :

« — Si le Seigneur Dieu veut chasser les Anglais de la Gaule, il le peut par le seul effet de sa volonté, il n’a donc besoin ni de toi, Jeanne, ni de gens d’armes.

» — Les gens d’armes batailleront… et Dieu donnera la victoire… » — répondit Jeanne.

Ces mots vous peignent d’un trait l’héroïne plébéienne, fils de Joel.




Mais, hélas ! ces trois années d’obsessions mystérieuses qui préludaient à sa gloire furent pour Jeanne un temps de luttes secrètes et déchirantes ; afin d’obéir à ses voix, afin d’accomplir sa mission divine et de réaliser la prophétie de Merlin, il lui faudrait batailler… et elle avait si grande horreur du sang, que ses cheveux se dressaient lorsqu’elle voyait couler le sang français[23], — dit-elle un jour. — Il lui faudrait vivre dans les camps avec les soldats… et l’une de ses vertus principales était une pudeur exquise ; il lui faudrait quitter cette maison où elle était née, renoncer à ces humbles travaux domestiques où elle excellait, ne craignant personne pour coudre et pour filer, — disait-elle dans son naïf orgueil. — Il lui faudrait enfin se séparer de ses jeunes amies, de ses frères, de son père, de sa mère, tendrement chéris, pour se rendre, elle, pauvre paysanne inconnue, du fond de la Lorraine auprès du roi Charles VII, et lui dire :


« — Sire, je suis envoyée vers vous de par Notre-Seigneur Dieu ; confiez-moi le commandement de vos troupes, je bouterai les Anglais hors de France et vous rendrai votre couronne. »

Oh ! lorsque Jeanne songeait à cela, en ces heures de doute où, son extase dissipée, elle retombait dans les réalités pures, la pauvre enfant reculait devant un abîme de difficultés, d’impossibilités sans nombre. Elle se prenait en dérision, en pitié, le passé lui semblait un songe ; elle se demandait si elle n’était pas folle ; elle suppliait ses voix de se faire entendre, ses saintes de lui apparaître, afin de ranimer sa foi dans sa mission divine et ainsi lui prouver que jusqu’alors elle n’avait pas été le jouet des égarements de sa raison… Mais la crise hallucinatrice de Jeanne était passée, les voix mystérieuses restaient muettes, elle se regardait alors comme une misérable insensée… puis le lendemain ou pendant la nuit même, en proie à de nouvelles visions, elle croyait voir venir à elle ses deux belles saintes, coiffées de leur couronne d’or, vêtues de brocart, exhalant une senteur céleste[24], et, souriantes, elles lui disaient : « — Courage, Jeanne, fille de Dieu ! courage !… tu délivreras la Gaule… ton roi te devra sa couronne !… Les temps approchent ! »

La jeune vierge reprenait créance dans sa prédestination jusqu’au jour où de nouveaux doutes l’accablaient et se dissipaient encore ; ces doutes cependant allèrent s’amoindrissant. Vint enfin le moment où, n’éprouvant plus de défaillances, invinciblement pénétrée de la divinité de sa mission, Jeanne résolut de l’accomplir à tout prix, n’attendant qu’une circonstance opportune ; sentant surtout plus que jamais la nécessité de pratiquer son adage favori : Aide-toi, le ciel t’aidera, tous les efforts de son esprit tendirent dès lors à s’instruire en secret de l’état des choses en Gaule et d’acquérir les premières notions du métier des armes.

Les événements publics et la situation géographique de la vallée servirent Jeanne à souhait. Les marches de la Lorraine étaient souvent traversées par des messagers allant en Allemagne ou en revenant ; Jacques Darc, curieux de nouvelles comme le sont les gens éloignés du centre du pays, offrait de temps à autre l’hospitalité à ces chevaucheurs. Ils jasaient de la guerre des Anglais, seule affaire de ces tristes temps ; Jeanne, toujours contenue aux yeux de ses parents, étrangers aux vastes desseins qui fermentaient en elle, filait silencieusement sa quenouille, ne perdant pas un mot des récits qu’elle entendait. Parfois, cependant, elle hasardait timidement quelques questions aux voyageurs sur les intérêts relatifs à sa pensée secrète, et s’éclairait peu à peu. Ce n’est pas tout : les habitants de Vaucouleurs, par leur résistance héroïque, avaient plusieurs fois forcé les Anglais de lever le siége de cette place ; ceux-ci, aux approches de la mauvaise saison, allaient prendre leurs quartiers d’hiver en Champagne et revenaient au printemps ; durant ces marches, ces contre-marches, les partis ennemis ravagèrent de nouveau la vallée de la Meuse. Jacques Darc, ses enfants et d’autres laboureurs, furent encore obligés d’aller chercher un refuge au château de l’Ile, souvent rudement attaqué, vaillamment défendu. Le danger passé, les paysans retournaient au village réparer leurs désastres. Les séjours de la famille Darc dans le château de l’Ile, bien fortifié, occupé par des soldats expérimentés, les alertes, les veilles de guet, les assauts que la garnison eut à soutenir, familiarisèrent Jeanne avec le métier des armes ; recueillie en elle-même, obéissant à sa vocation guerrière, observant attentivement ce qui se passait autour d’elle, se rendant compte des préparatifs et des moyens de défense, écoutant, méditant les ordres donnés aux soldats par leurs chefs, elle apprenait ou devinait ainsi les principes élémentaires de l’art militaire. Ces notions germaient, fructifiaient, mûrissaient, dans l’esprit prompt et pénétrant de la jeune fille ; elle doutait moins d’elle-même lorsque ses voix, ou plutôt la conscience de son génie naissant, lui disaient :

« — Les temps approchent… Tu chasseras les Anglais de la Gaule ; tu es la vierge guerrière dont Merlin a prophétisé la venue !… »

Enfin, le grand-oncle de Jeanne, nommé Denis Laxart, habitait Vaucouleurs ; il connaissait depuis longtemps le commandant de la garnison, Robert de Baudricourt, capitaine renommé dans le pays, abhorrant les Anglais, ardemment dévoué au parti royaliste ; souvent Jeanne, tendrement affectionnée de Denis, l’interrogeait sur le capitaine Robert de Baudricourt, sur son caractère, sur son affabilité, sur la manière dont il accueillait les pauvres gens ; le bon Denis, dans sa simplicité, ne soupçonnant pas le motif des questions de sa nièce, les attribuait à une curiosité de jeune fille, et lui répondait « — que Robert de Baudricourt, aussi brave soldat que brutal et violent, envoyait d’ordinaire tout le monde au diable ; c’était enfin un terrible homme dont il avait grand’peur, et qu’il n’abordait jamais qu’en tremblant.

» — Il est dommage qu’un si bon capitaine soit d’un si aigre abord et si rude homme, » — disait Jeanne à son oncle en soupirant. Et elle changeait d’entretien, pour y revenir plus tard.




Jeanne atteignit la fin de sa dix-septième année ; les temps étaient venus…

Vers les derniers jours du mois de février 1428, une petite troupe de soldats, retournant en Lorraine auprès de leur duc, appartenant au parti armagnac, firent halte à Domrémy ; les villageois, hospitaliers, emmenèrent cordialement ces étrangers, qui l’un, qui l’autre, dans leurs maisons. Il échut en partage à Jacques Darc un sergent d’armes ; la famille lui fit bon accueil, les jeunes gens l’aidèrent à se débarrasser de son casque, de son bouclier, de sa lance et de son épée ; ces armes brillantes furent déposées dans un coin de la salle où Jeanne et sa mère s’empressaient de préparer le repas de leur hôte. La vue de ces armes qu’il venait de quitter fit tressaillir la jeune fille, elle ne put résister au désir de les toucher furtivement ; profitant même d’un moment où elle resta seule, elle coiffa sa jeune tête du casque de fer, et prit dans sa main virile la lourde épée, qu’elle sortit de son fourreau ; Jeanne, à dix-sept ans, était svelte et forte, grande et belle ; les superbes contours de son sein virginal[25] s’arrondissaient sous son corsage, écarlate comme sa jupe ; ses grands yeux noirs, au regard pensif et doux, sa chevelure d’ébène, son teint pur, légèrement halé par le soleil, sa bouche vermeille, ses dents blanches, sa physionomie chaste, sérieuse et candide, donnaient à l’ensemble de sa personne un aspect attrayant, et lorsqu’elle eut coiffé le casque du soldat, la jeune fille resplendit d’une beauté guerrière. En ce moment rentrèrent le sergent et Jacques Darc ; celui-ci fronça sévèrement le sourcil. Mais le soldat, charmé de voir son casque sur la tête de cette belle paysanne, lui adressa quelques fleurettes ; le mécontentement du laboureur redoubla, cependant il se contint. Jeanne, rougissant, se décasqua, remit l’épée dans son fourreau ; l’on s’attabla pour le souper. Le sergent d’armes, quoique jeune encore, avait, disait-il, fait plusieurs fois partie des compagnies envoyées avec les troupes royales contre les Anglais ; il parla fort de ses prouesses, caressant sa moustache et de côté regardant Jeanne. Celle-ci, à l’extrême surprise de sa famille, malgré le courroux contraint et croissant de son père, sortit de sa réserve ordinaire, rapprocha son escabeau de celui du soldat, parut admirer beaucoup ce vaillant, l’accabla de questions sur l’armée royale, sur ses forces, sur sa manière de combattre, sur sa position présente, sur le nombre de ses bombardes d’artillerie, sur le nom des capitaines qui inspiraient confiance aux hommes d’armes ; le sergent, très-flatté de la curiosité de cette belle fille à l’endroit des faits et gestes militaires, pensant même qu’elle s’intéressait plus encore peut-être au guerrier qu’à la guerre, répondit galamment à toutes les questions de Jeanne. Elle l’écoutait si avidement, semblait enfin, par le feu de ses regards, par l’animation de son visage, prendre à cet entretien un si profond intérêt, que Jacques Darc, indigné, s’imagina que la fière mine du soldat affolait Jeanne, et lui lança des regards furieux ; elle ne remarqua pas l’indignation paternelle, redoubla ses questions, apprit avec une douleur secrète que, refoulée au delà de la Loire après une récente et honteuse défaite, dite la bataille des harengs, l’armée royale avait fui en désordre, que les Anglais assiégeaient Orléans et que cette ville prise, la Touraine envahie, c’en était fait du roi et de la France, puisque tout son territoire appartiendrait dès lors aux Anglais.

— Rien ne peut donc sauver la Gaule ! — s’écria Jeanne en proie à une exaltation indicible ; — tout est donc perdu ?

— Si avant un mois le siége d’Orléans n’est pas levé, — reprit le sergent, — si les Anglais ne sont pas repoussés loin des rives de la Loire, il n’y aura plus de France ! aussi vrai que vous êtes la plus belle fille de la Lorraine. Sang-Dieu ! lorsque tout à l’heure vous étiez coiffée de mon casque, je croyais voir la déesse de la guerre ! Avec un capitaine tel que vous, j’attaquerais seul une armée !

À ces mots, Jacques Darc se leva brusquement de table, dit à son hôte que le jour finissait, et que les gens rustiques, levés à l’aube, se couchaient avec le soleil. Le sergent, dépité de recevoir ainsi congé, reprit lentement ses armes, tâchant de rencontrer le regard de Jeanne ; mais celle-ci, insoucieuse du soldat, assise sur son escabeau, plongée depuis quelques instants dans de pénibles réflexions, songeait aux nouveaux désastres de la Gaule sans pouvoir retenir les larmes qui roulaient dans ses yeux.

— Plus de doute, — se dit le laboureur, — ma fille, jusqu’à ce jour si chaste, si pieuse, s’est subitement affolée de ce bravache ; elle pleure son départ… Honte à elle et à nous ! Maudite soit l’hospitalité que j’ai donnée à cet étranger !

Jacques Darc, lorsque son hôte eût quitté la maison, parut de plus en plus sévère ; contenant à peine son indignation, il s’approcha de sa fille ; la prit rudement par le bras, lui indiqua d’un geste impérieux l’échelle qui conduisait au réduit où elle couchait, et s’écria :

— Montez là haut ; demain matin je vous parlerai !

Jeanne, absorbée par ses cruelles pensées, obéit machinalement à son père ; celui-ci, lorsqu’elle eut regagné sa chambre, reprit, s’adressant à ses fils, très-surpris de sa rudesse envers leur sœur :

— Que Dieu nous soit en aide ! avez-vous vu de quel air Jeanne regardait ce sergent ?… Ah ! si elle devait jamais s’en aller avec un homme d’armes, votre devoir serait de la noyer de vos propres mains ; sinon, je le jure, je la noierais plutôt moi-même[26] ;

Le laboureur prononça ces paroles avec une telle explosion de colère, que Jeanne les entendit ; elle devina l’erreur de son père et pleura. Mais bientôt ses voix lui dirent :

« — L’heure est venue… La France et son roi sont perdus sans toi… Va, fille de Dieu !… sauve ton roi… sauve la France !… Le Seigneur est avec toi !… »




Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende de la plébéienne catholique et royaliste : — Charles VII a dû sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée, lâchement délaissée ! — Chaque jour elle s’agenouillait pieusement devant les prêtres catholiques… leurs évêques l’ont brûlée vive ! — La couardise de la chevalerie avait donné la Gaule aux Anglais ; — le patriotisme, le génie militaire de Jeanne, triomphent enfin de l’étranger… elle est poursuivie, trahie, livrée par la haineuse envie des chevaliers ! — Pauvre plébéienne, l’implacable jalousie des capitaines et des courtisans, l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait ton martyre ! — Sois bénie à travers les âges, ô vierge guerrière ! sainte fille de la mère-patrie ! — Écoutez, fils de Joel, écoutez cette légende, — et jugez à l’œuvre : gens de cour, gens de guerre, gens d’Église et royauté !…


  1. Procès de Jeanne Darc, t, I, p. 59.
  2. Idem.
  3. Procès, t. I, p. 40.
  4. Procès de condamnation, t. I, p. 74.
  5. Merlin-l’Enchanteur, chants populaires de la Bretagne. (Villemerqué, t. I, p. 219.).
  6. Chants populaires de la Bretagne. (Villemerqué, t. I, p. 249.)
  7. Nous citons textuellement : Denis Laxart (oncle de ladite Jeanne) a déposé lui avoir entendu dire : « N’a-t-on pas prédit autrefois que la France, désolée par une femme, serait restaurée par une femme ? » (Procès de réhab. t. Il p, 444.) Ap. Jules Quicherat.
    …...Déposition de la femme d’Henri Rolhaire : « Jeanne a dit : — N’avez-vous pas entendu dire que la France, perdue par une femme, serait sauvée par une vierge des marches (frontières) de la Lorraine venue du bois chesnu (de chênes). » (Ibid., p. 447.)
  8. « Descendet virgo dorsum sagittarii… Entre autres escriptures fut trouvée une prophétie de Merlin parlant en cette matière. » (Matthieu Thomassin, Registre delphinal, Ap. J. Quicherat, t. III, p. 15, n° 2.)
  9. Procès, t. I., p. 67.
  10. Procès, t. I., p. 87.
  11. Procès de condamnation, t. I., p. 88.
  12. Ibid.
  13. Ibid., p. 89.
  14. Ibid.
  15. Procès de condamnation, t. I, p. 77.
  16. Procès de condamnation, t. I, p. 77.
  17. Ibid., p. 79-80.
  18. Ibid., p. 79.
  19. Procès de condamnation, t. I, p. 80.
  20. Procès de condamnation, t. I, p. 80.
  21. Ibid.
  22. Procès de condamnation, t. I, p. 87.
  23. Ibid., p. 89.
  24. Procès de condamnation, t. I, p. 20.
  25. Mammas ejus erant pulcherrimas… Déposit, du duc d’Alençon. — Procès de rév., t. III, p. 229.
  26. Procès de condamnation, t, I, p, 127.