Les Mystères du peuple — Tome II
LA CLOCHETTE D'AIRAIN — Chapitre VI


CHAPITRE VI.


La soirée des supplices. — Les anciens de la tribu de Vannes. — Le Maure bourreau. — L’exécution. — Derniers cris d’un barde et de deux druides. — La veillée de l’encan. — Toilette de Guilhern. — Philtre magique. — Guilhern se croit victime des sortilèges du maquignon. — Le marché aux esclaves. — La cage. — Guilhern est essayé et vendu. — Les captives gauloises. — Indignes outrages que subit leur chasteté. — Le noble seigneur Trymalcion. — Les enfants à l’encan. — Sylvest et Siomara, fils et fille de Guilhern. — Horreurs sans nom qui rompent le charme magique dont Guilhern se croyait victime. — Il se souvient à propos de son vieux dogue de guerre Deber-Trud, le mangeur d’hommes.




Sans mon incertitude sur le sort de mes enfants, je me serais tué, après le départ du maquignon, en me brisant la tête sur la muraille de ma prison ou en refusant toute nourriture. Beaucoup de Gaulois avaient ainsi échappé à l’esclavage ; mais je ne devais pas mourir avant de savoir si mes enfants étaient vivants ; et, en ce cas, je ne devais pas non plus mourir sans avoir fait ce qui dépendait de moi pour les arracher à la destinée dont ils étaient menacés. J’ai d’abord examiné mon réduit, afin de voir si, mes forces une fois revenues, j’avais quelque chance de m’échapper… Il était formé de trois côtés par une muraille, et de l’autre par une épaisse cloison renforcée de poutres entre deux desquelles s’ouvrait la porte, toujours soigneusement verrouillée au dehors : un barreau de fer traversait la fenêtre, trop étroite pour me donner passage. Je visitai ma chaîne et les anneaux, dont l’un était rivé à ma jambe et l’autre fixé à l’une des barres transversales de ma couche ; il m’était impossible de me déchaîner, eussé-je été aussi vigoureux qu’auparavant… Alors, moi, Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, j’ai dû songer à la ruse.. à la ruse !… À me mettre dans les bonnes grâces du maquignon, afin d’obtenir de lui quelques renseignements sur mon petit Sylvest et ma petite Siomara… Pour cela, il ne fallait ni dépérir, ni paraître triste et effrayé du sort réservé à mes enfants… J’ai craint de ne pouvoir réussir à feindre ; notre race gauloise n’a jamais connu la fourbe et le mensonge : elle triomphe ou elle meurt !…

Le soir même de ce jour où, revenant à moi, j’ai eu conscience de mon esclavage, j’ai assisté à un spectacle d’une terrible grandeur ; il a relevé mon courage… je n’ai pas désespéré du salut et de la liberté de la Gaule. La nuit allait venir, j’ai entendu d’abord le piétinement de plusieurs troupes de cavalerie arrivant au pas sur la grande place de la ville de Vannes, que je pouvais apercevoir par l’étroite fenêtre de ma prison. J’ai regardé, voici ce que j’ai vu :

Deux cohortes d’infanterie romaine et une légion de cavalerie, rangées en bataille, entouraient un grand espace vide au milieu duquel s’élevait une plate-forme en charpente. Sur cette plate-ferme était placé un de ces lourds billots de bois dont on se sert pour dépecer les viandes. Un Maure de gigantesque stature, au teint bronzé, les cheveux ceints d’une bandelette écarlate, les bras et les jambes nus, portant une casaque et un court caleçon de peau tannée çà et là tachés d’un rouge sombre, se tenait debout à côté de ce billot, une hache à la main.

J’ai entendu retentir au loin les longs clairons des Romains : ils sonnaient une marche lugubre. Le bruit s’est rapproché ; une des cohortes rangées sur la place a ouvert ses rangs en formant la haie ; les clairons romains sont entrés les premiers sur la place ; ils précédaient des légionnaires bardés de fer. Après cette troupe venaient des prisonniers de notre armée, garrottés deux à deux ; puis (et mon cœur a commencé de battre avec angoisse) puis venaient des femmes, des enfants, aussi garrottés… Plus de deux portées de fronde me séparaient de ces captifs ; à une si grande distance je ne pouvais distinguer leurs traits, malgré mes efforts… Pourtant, mon fils et ma fille se trouvaient peut-être là… Ces prisonniers de tout âge, de tout sexe, serrés entre deux haies de soldats, ont été rangés au pied de la plate-forme ; d’autres troupes ont encore défilé, et, après elle, j’ai compté vingt-deux autres captifs marchant un à un, mais non pas enchaînés, ceux-là ; je l’ai reconnu à leur libre et fière allure : c’étaient les chefs et les anciens de la ville et de la tribu de Vannes, tous vieillards à cheveux blancs… Parmi eux, et marchant les derniers, j’ai distingué deux druides et un barde du collège de la forêt de Karnak, reconnaissables, les premiers à leurs longues robes blanches, le second à sa tunique rayée de pourpre. Ensuite a paru encore de l’infanterie romaine ; et enfin, entre deux escortes de cavaliers numides couverts de leurs longs manteaux blancs, César à cheval et entouré de ses officiers. J’ai reconnu le fléau des Gaules à l’armure dont il était revêtu, lorsque, à l’aide de mon bien-aimé frère Mikaël, l’armurier, j’emportais César tout armé sur mon cheval… Oh !… combien, à sa vue, j’ai maudit de nouveau mon ébahissement stupide qui fut le salut du bourreau de mon pays !

César s’est arrêté à quelque distance de la plate-forme ; il a fait un signe de la main droite… Aussitôt les vingt-deux prisonniers, le barde et les deux druides passant les derniers, sont montés d’un pas tranquille sur la plate-forme… Tour à tour ils ont posé leur tête blanche sur le billot, et chacune de ces têtes vénérées, abattue par la hache du Maure, a roulé aux pieds des captifs garrottés.

Le barde et les deux druides restaient seuls à mourir… Ils se sont tous trois enlacés dans une dernière étreinte, la tête et les mains levées au ciel… Puis ils ont crié d’une voix forte ces paroles de ma sœur Hêna, la vierge de l’île de Sên, à l’heure de son sacrifice volontaire sur les pierres de Karnak… ces paroles qui avaient été le signal du soulèvement de la Bretagne contre les Romains :

« Hésus ! Hésus !… par ce sang qui va couler, clémence pour la Gaule !…

» Gaulois, par ce sang qui va couler, victoire à nos armes !… »

Et le barde a ajouté :

« Le chef des cent vallées est sauf… espoir pour nos armes !… »

Et tous les captifs gaulois, hommes, femmes, enfants, qui assistaient au supplice, ont ensemble répété les dernières paroles des druides, les acclamant d’une voix si puissante, que l’air en a vibré jusque dans ma prison.

Après ce chant suprême, le barde et les deux druides ont tout à tour porté leurs têtes sacrées sur le billot, et elles ont roulé comme les têtes des anciens de la ville de Vannes (A).

À ce moment, tous les captifs ont entonné d’une voix si forte et si menaçante le refrain de guerre des bardes : « Frappe le Romain !… frappe… frappe à la tête !… frappe fort le Romain !… » que les légionnaires, abaissant leurs lances, ont resserré précipitamment les captifs, désarmés et garrottés pourtant, dans un cercle de fer hérissé de piques… Mais cette grande voix de nos frères était venue jusqu’aux blessés, renfermés, comme moi, dans le hangar, et tous, et moi-même, nous avons répondu aux cris des autres prisonniers par le refrain de guerre :

« Frappe le Romain !… frappe… frappe à la tête !… frappe fort le Romain !… »

Telle a été la fin de la guerre de Bretagne, de cet appel aux armes fait par les druides du haut des pierres sacrées de la forêt de Karnak, après le sacrifice volontaire de ma sœur Hêna… de cet appel aux armes terminé par la bataille de Vannes. Mais la Gaule, quoique envahie de toutes part, devait résister encore. Le chef des cent vallées, forcé d’abandonner la Bretagne, allait soulever les autres populations restées libres…

Hésus ! Hésus ! ce ne sont pas seulement les malheurs de ma sainte et bien-aimée patrie qui ont déchiré mon cœur… ce sont aussi les malheurs de ma famille… Hélas ! à chaque blessure de la patrie, la famille saigne !

Forcément résigné à mon sort, j’ai repris peu à peu mes forces, espérant chaque jour obtenir du maquignon quelques renseignements sur mes enfants… Je les lui avais dépeints le plus soigneusement possible ; il me répondait toujours que, parmi les petits captifs qu’il avait vus, il n’en connaissait pas de semblables au signalement que je lui donnais, mais que plusieurs marchands avaient l’habitude de cacher à tous les yeux leurs esclaves de choix jusqu’au jour de la vente publique. Il m’apprit aussi que le noble seigneur Trymalcion, cet homme qui achetait les enfants, et dont le nom seul me faisait frémir d’horreur, était arrivé à Vannes sur sa galère.

Après quinze jours de captivité vint le moment de la vente.

La veille, le maquignon entra dans ma prison : c’était le soir ; il me présenta lui-même mon repas, et y assista. Il avait, en outre, apporté un flacon de vieux vin des Gaules.

— Ami Taureau, — m’a-t-il dit avec sa jovialité habituelle, — je suis content de toi ; ta peau s’est à peu près remplie ; tu n’as plus d’emportements insensés et, si tu ne te montres pas très-joyeux, du moins je ne te trouve plus triste et larmoyant… Nous allons boire ensemble ce flacon à ton heureux placement chez un bon maître, et au gain que tu me produiras.

— Non, — ai-je répondu ; — je ne boirai pas…

— Pourquoi cela ?

— La servitude rend le vin amer… et surtout le vin du pays où l’on est né.

Le maquignon m’a regardé un air fâché.

— Tu réponds mal à mes bontés ; tu ne veux pas boire… libre à toi… Je voulais vider une première coupe à ton heureux placement, et la seconde à ton rapprochement de tes enfants : j’avais une bonne raison pour cela.

— Que dis-tu ? — me suis-je écrié plein d’espoir et d’angoisse. Tu saurais quelque chose sur eux ?

— Je ne sais rien… — a-t-il repris brusquement, et se levant comme pour sortir… — Tu refuses une avance amicale… Tu as bien soupé… dors bien.

— Mais que sais-tu de mes enfants ? Parle ! je t’en conjure… parle !…

— Le vin seul me délie la langue, ami Taureau, et je ne suis point de ces gens qui aiment à boire seuls… Tu es trop fier pour vider une coupe avec ton maître… Dors bien jusqu’à demain, jour de l’encan.

Et il fit de nouveau un pas vers la porte. J’ai craint d’irriter cet homme en refusant de céder à sa fantaisie, et surtout de perdre cette occasion d’avoir des nouvelles de mon petit Sylvest et de ma petite Siomara…

— Tu le veux donc absolument ? — lui ai-je dit ; — je boirai donc, et surtout je boirai à l’espoir de revoir bientôt mon fils et ma fille.

— Tu te fais prier beaucoup, — reprit le maquignon en se rapprochant de moi à la longueur de ma chaîne ; puis il me versa une pleine coupe de vin, et s’en versa une à lui-même. Je me souvins plus tard qu’il la porta longuement à ses lèvres, sans qu’il me fût possible de m’assurer qu’il avait bu. — Allons, ajouta-t-il, — allons, buvons… au bon gain que je ferai sur toi.

— Oui, buvons à mon espoir de revoir mes enfants.

À mon tour je vidai ma coupe ; ce vin me sembla excellent.

— J’ai promis, — reprit cet homme, — je tiendrai ma promesse. Tu m’as dit que le chariot où se trouvait ta famille le jour de la bataille de Vannes était attelé de quatre bœufs noirs ?

— Oui.

— De quatre bœufs portant chacun une petite marque blanche au milieu du front ?

— Oui, ils étaient quatre frères et pareils, — ai-je répondu sans pouvoir m’empêcher de soupirer, songeant à ce bel attelage, élevé dans nos prairies, et que mon père et ma mère admiraient toujours.

— Ces bœufs portaient au cou des colliers de cuir garnis de clochettes d’airain pareilles à celle-ci, — poursuivit le maquignon en fouillant à sa poche… et il en tira une clochette qu’il me montra.

Je la reconnus ; elle avait été fabriquée par mon frère Mikaël, l’armurier, et portait la marque de tous les objets façonnés par lui.

— Cette clochette vient de nos bœufs, — lui dis-je. Veux-tu me la donner ?… Elle n’a aucune valeur.

— Quoi ! — me répondit-il en riant, — tu voudrais aussi te pendre des clochettes au cou, ami Taureau ?… C’est ton droit… Tiens, prends-la… Je l’avais seulement apportée pour savoir de toi si l’attelage dont elle provient était celui du chariot de ta famille.

— Oui, — ai-je dit en mettant cette clochette dans la poche de mes braies, comme le seul souvenir qui devait peut-être me rester du passé. — Oui, cet attelage était le nôtre ; mais il m’a semblé voir un ou deux bœufs tomber blessés dans la mêlée ?

— Tu ne te trompes pas… deux de ces bœufs ont été tués dans la bataille ; les deux autres, quoique légèrement blessés, sont vivants, et ont été achetés (j’ai seulement su cela aujourd’hui) par un de mes confrères qui a acheté aussi trois enfants restés dans ce chariot : deux, dont un petit garçon et une petite fille de huit à neuf ans, à demi étranglés, avaient encore le lacet autour du cou ; mais l’on a pu les rappeler à la vie…

— Et ce marchand… — me suis-je écrié tout tremblant, — où est-il ?…

— Ici, à Vannes… Tu le verras demain ; nous avons tiré au sort nos places pour l’encan, et elles sont voisines l’une de l’autre… Si les enfants qu’il a à vendre sont les tiens, tu vois que tu seras rapproché d’eux.

— En serai-je bien près ?

— Tu en seras loin comme deux fois la longueur de ta prison… Mais qu’as-tu à porter ainsi les mains à ton front ?

— Je ne sais pas… Il y a longtemps que je n’ai bu de vin ; la chaleur de celui que tu m’as versé me monte à la tête… Depuis quelques instants… je me sens étourdi…

— Cela prouve, ami Taureau, que mon vin est généreux, — a repris le maquignon avec un sourire étrange ; puis, se levant, il est sorti, a appelé un des gardiens, et est rentré avec un coffre sous le bras… Il a ensuite soigneusement refermé la porte et étendu un lambeau de couverture devant la fenêtre, afin que l’on ne pût voir du dehors dans mon réduit, éclairé par une lampe… Ceci fait, il m’a regardé très-attentivement, sans prononcer une parole, tout en ouvrant son coffret, dont il a tiré plusieurs flacons, des éponges, un petit vase d’argent avec un long tube recourbé, ainsi que différents instruments, dont l’un en acier me parut très-tranchant. À mesure que je contemplais le maquignon, toujours silencieux, je sentais s’augmenter en moi un engourdissement inexplicable, mes paupières alourdies se fermèrent deux ou trois fois malgré moi. Assis jusqu’alors sur ma couche de paille, où j’étais toujours enchaîné, j’ai été obligé d’appuyer ma tête au mur, tant elle devenait pesante, embarrassée. Le maquignon me dit en riant :

— Ami Taureau, il ne faut pas t’inquiéter de ce qui t’arrive.

— Quoi ? — répondis-je en tâchant de sortir de ma torpeur. — Que m’arrive-t-il ?

— Tu sens un espèce de demi-sommeil te gagner malgré toi.

— C’est vrai.

— Tu m’entends, tu me vois, mais comme si ta vue et ton oreille étaient couvertes d’un voile.

— C’est vrai, — murmurai-je, car ma voix faiblissait aussi, et, sans éprouver aucune douleur, tout en moi semblait s’éteindre peu à peu. Je fis cependant un effort pour dire à cet homme :

— Pourquoi suis-je ainsi ?

— Parce que je t’ai préparé à ta toilette d’esclave.

— Quelle toilette ?

— Je possède, ami Taureau, certains philtres magiques pour parer ma marchandise… Ainsi, quoique tu sois maintenant assez bien en chair, la privation d’exercice et de grand air, la fièvre allumée par tes blessures, la tristesse qu’occasionne toujours la captivité, d’autres causes encore ont séché, terni ta peau, jauni ton teint ; mais, grâce à mes philtres, demain matin tu auras la peau aussi fraîche et aussi souple, le teint aussi vermeil que si tu arrivais des champs, mon brave rustique ; cette apparence ne durera guère qu’un jour ou deux ; mais je compte, par Jupiter, que demain soir tu seras vendu : libre à toi de rajeunir ou de dépérir chez ton nouveau maître… Je vais donc commencer par te mettre nu et t’oindre le corps de cette huile préparée, — dit le maquignon en débouchant un de ses flacons (B).

Ces apprêts me parurent si honteux pour ma dignité d’homme que, malgré l’engourdissement qui m’accablait de plus en plus, je me dressai sur mon séant et m’écriai en agitant mes mains et mes bras libres de toute entrave :

— Je n’ai pas de menottes aujourd’hui… Si tu approches, je t’étrangle !

— Voilà ce que j’avais prévu, ami Taureau, — dit le maquignon en versant tranquillement l’huile de son flacon dans un vase où il mit à tremper une éponge. — Tu vas vouloir résister, t’emporter… J’aurais pu te faire garrotter par les gardiens ; mais, dans ta violence, tu te serais meurtri les membres, détestable enseigne pour la vente, car ces meurtrissures annoncent toujours un esclave récalcitrant… Et tout à l’heure, quels cris n’aurais-tu pas poussés ! quelle révolte ! lorsqu’il va falloir te raser la tête en signe d’esclavage (C) !

À cette dernière et insultante menace (un des plus grands outrages que l’on puisse faire à un Gaulois n’est-il pas de le priver de sa chevelure (D) ?), j’ai rassemblé ce qui me restait de forces pour me lever, et je me suis levé en menaçant le maquignon :

— Par Rhita-Gawr ! ce saint des Gaulois qui se faisait, lui, une saie de la barbe des rois qu’il avait rasés, je te tue, si tu oses toucher à un seul cheveu de ma tête !…

— Oh ! oh ! rassure-toi, ami Taureau, — me répondit le maquignon en me montrant un instrument tranchant, — rassure-toi… ce n’est pas un seul de tes cheveux que je couperai… mais tous.

Je ne pus me tenir plus longtemps debout ; vacillant bientôt sur mes jambes comme un homme ivre, je retombai sur ma paille, tandis que le maquignon, riant aux éclats, me disait en me montrant toujours son instrument d’acier :

— Grâce à ceci, ton front sera tout-à-l’heure aussi chauve que celui du grand César, que tu as, dis-tu, emporté tout armé sur ton cheval, ami Taureau… Et le philtre magique que tu as bu dans ce vin des Gaules va te mettre à ma merci, aussi inerte qu’un cadavre.

Et le maquignon disait vrai ; ces paroles ont été les dernières dont je me souvienne… Un sommeil de plomb s’est appesanti sur moi ; je n’ai plus eu conscience de ce que l’on me faisait.

Et cela n’était que le prélude d’une journée horrible, rendue doublement horrible par le mystère dont elle est encore à cette heure enveloppée.

Oui, à cette heure où j’écris ceci pour toi, ô mon fils Sylvest, afin que, dans ce récit sincère et détaillé, où je te dis une à une les souffrances, les hontes infligées à notre pays et à notre race, tu puises une haine impitoyable contre les Romains… en attendant le jour de la vengeance et de la délivrance… oui, à cette heure encore, les mystères de cette horrible journée de vente sont impénétrables pour moi, à moins que je ne les explique par les sortilèges du maquignon, plusieurs de ces gens étant, dit-on, adonnés à la magie ; mais nos druides vénérés affirment que la magie n’existe pas.

Le jour de l’encan, j’ai été éveillé le matin par mon maître, car je dormais profondément : je me suis souvenu de ce qui s’était passé la veille ; mon premier mouvement a été de porter mes deux mains à ma tête ; j’ai senti qu’elle était rasée ainsi que ma barbe… Cela m’a grandement affligé ; mais au lieu d’entrer en fureur, comme je l’aurais fait la veille, j’ai seulement versé quelques larmes en regardant le maquignon avec beaucoup de crainte… Oui, j’ai pleuré devant cet homme… oui, je l’ai regardé avec crainte !…

Que s’était-il passé en moi depuis la veille ? Étais-je encore sous l’influence de ce philtre versé dans le vin ? Non… ma torpeur avait disparue : je me trouvais dispos de corps, sain d’entendement ; mais, quant au caractère et au courage, je me suis senti amolli, énervé, craintif, et, pourquoi ne pas le dire ? lâche !… oui… lâche !… Moi, Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, je regardais timidement autour de moi, presque à chaque instant mon cœur semblait se fondre, et les larmes me montaient aux yeux, de même qu’auparavant le sang de la colère et de la fierté me montait au front… De cette inexplicable transformation, due peut-être au sortilège, j’avais vaguement conscience, et je m’en étonnais… puisque aujourd’hui je m’en souviens, je m’en étonne, et qu’aucun des détails de cette horrible journée ne s’est effacé de ma mémoire.

Le maquignon m’observait en silence d’un air triomphant ; il ne m’avait laissé que mes braies. J’étais nu jusqu’à la ceinture ; je restais assis sur ma couche. Il m’a dit :

— Lève-toi…

Je me suis hâté d’obéir. Il a tiré de sa poche un petit miroir d’acier, me l’a tendu, et a repris :

— Regarde-toi.

Je me suis regardé : grâce aux sortilèges de cet homme, j’avais les joues vermeilles, le teint clair et reposé, comme si d’affreux malheurs ne s’étaient pas appesantis sur moi et sur les miens. Cependant, en voyant pour la première fois dans le miroir ma figure et ma tête complètement rasées, en signe de servitude… j’ai de nouveau versé des larmes, tâchant de les dissimuler au maquignon, de crainte de l’indisposer… Il a remis le miroir dans sa poche, a pris sur la table une couronne tressée de feuilles de hêtre (E), et m’a dit :

— Baisse la tête.

J’ai obéi… mon maître m’a posé cette couronne sur le front ; ensuite il a pris un parchemin où étaient inscrites plusieurs lignes en gros caractères latins, et, au moyen de deux lacets noués derrière mon cou, il a attaché cet écriteau, qui pendait sur ma poitrine (F) ; il m’a jeté sur les épaules une longue couverture de laine, a ouvert le ressort secret qui attachait ma chaîne à l’extrémité de ma couche ; puis cette chaîne a été fixée par lui à un anneau de fer, que l’on m’avait rivé à l’autre cheville pendant mon lourd sommeil ; de sorte que, quoique enchaîné par les deux jambes, je pouvais marcher à petits pas, ayant de plus les deux mains liées derrière le dos.

D’après l’ordre du maquignon, que j’ai suivi, docile et soumis comme le chien qui suit son maître, j’ai ainsi descendu péniblement, à cause du peu de longueur de ma chaîne, les degrés qui de mon réduit conduisaient au hangar ; là, couchés sur la paille, j’ai retrouvé plusieurs captifs, parmi lesquels j’avais passé ma première nuit ; leur guérison n’était pas sans doute assez avancée pour qu’ils puissent être mis en vente. D’autres esclaves, dont la tête avait été rasée comme la mienne, par surprise ou par force, portaient aussi des couronnes de feuillages, des écriteaux sur la poitrine, des menottes aux mains, de lourdes entraves aux pieds. Ils commencèrent, sous la surveillance des gardiens armés, à défiler par une porte qui s’ouvrait sur la grande place de la ville de Vannes, là se tenait l’encan ; presque tous les captifs me parurent mornes, abattus, soumis comme moi ; ils baissaient les yeux ainsi que des gens honteux de s’entre-regarder. Parmi les derniers, j’ai reconnu deux ou trois hommes de notre tribu ; l’un d’eux me dit à demi-voix, en passant près de moi :

— Guilhern… nous sommes rasés, mais les cheveux repoussent et les ongles aussi !

J’ai compris que le Gaulois voulait me donner à entendre que l’heure de la vengeance viendrait un jour ; mais dans l’inconcevable lâcheté qui m’énervait depuis le matin, j’ai feint de ne pas comprendre le captif, tant j’avais peur du maquignon (G).

L’emplacement occupé par notre maître pour l’encan de ses esclaves n’était pas éloigné du hangar où nous avions été retenus prisonniers ; nous sommes bientôt arrivés dans une espèce de loge entourée de planches de trois côtés, recouverte de paille ; d’autres loges pareilles, que je vis en me rendant à la nôtre, étaient disposées à droite et à gauche d’un long espace formant comme une rue. Là se promenaient en foule des officiers et des soldats romains, des acheteurs ou revendeurs d’esclaves, et autres gens qui suivaient les armées ; ils regardaient les captifs enchaînés dans des loges avec une railleuse et outrageante curiosité. Mon maître m’avait averti que sa place au marché se trouvait en face de celle de son confrère, au pouvoir de qui étaient mes enfants. J’ai jeté les yeux sur la loge située vis-à-vis de la nôtre ; je n’ai rien pu voir : une toile abaissée en cachait l’entrée ; j’ai seulement entendu, au bout de quelques instants, des imprécations et des cris perçants, mêlés de gémissements douloureux poussés par des femmes, qui disaient en gaulois :

— La mort… la mort, mais pas d’outrages !

— Ces sottes timorées font les vestales, parce qu’on les met toutes nues pour les montrer aux acheteurs, — me dit le maquignon qui m’avait gardé près de lui. Bientôt il m’a emmené dans le fond de notre loge ; en la traversant j’y ai compté neufs captifs, les uns adolescents, les autres de mon âge, deux seulement avaient dépassé l’âge mûr. Ceux-ci s’assirent sur la paille, le front baissé, pour échapper aux regards des curieux ; ceux-là s’étendirent la face contre terre ; quelques-uns restèrent debout, jetant autour d’eux des regards farouches ; les gardiens, le fouet à la main, le sabre au côté, les surveillaient. Le maquignon me montra une cage en charpente, espèce de grande boîte placée au fond de la loge, et me dit :

— Ami Taureau, tu es la perle, l’escarboucle de mon lot : entre dans cette cage ; la comparaison que l’on ferait de toi aux autres esclaves les déprécieraient trop ; en habile marchand, je vais d’abord essayer de vendre ce que j’ai de moins vaillant… on écoule le fretin avant le gros poisson (H).

J’ai obéi, je suis rentré dans la cage, mon maître en a fermé la porte ; je pouvais me tenir debout, une ouverture pratiquée au plafond me permettait de respirer sans être vu du dehors ; bientôt une cloche a sonné, c’était le signal de la vente. De tous côtés se sont élevées les voix glapissantes des crieurs annonçant les enchères des marchands de chair humaine, qui en langue romaine vantaient leurs esclaves, en invitant les acheteurs à entrer dans les loges. Plusieurs chalands sont venus visiter le lot du maquignon ; sans comprendre les paroles qu’il leur adressait, j’ai deviné, aux inflexions de sa voix, qu’il s’efforçait de les capter pendant que le crieur annonçait les enchères offertes. De temps à autre un grand tumulte s’élevant dans la loge se mêlait aux imprécations du marchand et au bruit du fouet des gardiens ; ils frappaient sans doute quelques-uns de mes compagnons de captivité, qui refusaient de suivre le nouveau maître auquel ils venaient d’être adjugés par la criée ; mais bientôt ces clameurs cessaient, étouffées sous le bâillon. D’autres fois j’entendais les piétinements d’une lutte sourde, désespérée, quoique muette… Cette lutte se terminait aussi sous les efforts des gardiens. J’étais effrayé du courage que montraient ces captifs ; je ne comprenais plus ni la résistance ni l’audace ; j’étais plongé dans ma lâche inertie, lorsque la porte de ma cage s’est ouverte, le maquignon, tout joyeux, s’est écrié :

— Tout est vendu, sauf toi, ma perle, mon escarboucle. Et par Mercure ! à qui je promets une offrande, en reconnaissance de mon gain d’aujourd’hui, je crois avoir trouvé pour toi un acquéreur de gré à gré.

Mon maître m’a fait sortir de la cage ; j’ai traversé la loge, je n’y ai plus vu aucun esclave, je me suis trouvé en face d’un homme à cheveux gris, d’une figure froide et dure ; il portait l’habit militaire, boitait très-bas et s’appuyait sur la canne en cep de vigne qui distingue le rang des centurions dans l’armée romaine ; le maquignon ayant enlevé de dessus mes épaules la couverture de laine dont j’étais enveloppé, je suis resté nu jusqu’à la ceinture… puis j’ai été obligé de quitter mes braies : mon maître, en homme fier de sa marchandise, exposait ainsi ma nudité aux yeux de l’acheteur.

Plusieurs curieux rassemblés au dehors me regardaient ; j’ai baissé les yeux, ressentant de la honte, de l’affliction… non de la colère.

Après avoir lu l’écriteau qui pendait à mon cou, l’acheteur m’examina longuement, tout en répondant, par plusieurs signes de tête approbatifs, à ce que le marchand lui disait en langue romaine, avec sa volubilité habituelle ; souvent il l’interrompait pour mesurer, au moyen de ses doigts qu’il écartait, tantôt la largeur de ma poitrine, tantôt la grosseur de mes bras, de mes cuisses ou la carrure de mes épaules.

Ce premier examen parut satisfaire le centurion, car le maquignon me dit :

— Sois fier pour ton maître, ami Taureau, ta structure est trouvée sans défaut… « Voyez, — ai-je dit à l’acheteur, — voyez si les statuaires grecs ne feraient pas de ce superbe esclave le modèle d’une statue d’Hercule ? » Mon client est de mon avis ; il faut maintenant lui montrer que ta vigueur et ton agilité sont dignes de ton apparence.

Mon maître, me montrant alors un poids de plomb placé là pour cette épreuve, me dit en me déliant les bras :

— Tu vas remettre tes braies, puis prendre ce poids entre tes deux mains, le lever au-dessus de ta tête, et le tenir ainsi suspendu le plus longtemps que tu le pourras.

J’allais exécuter cet ordre avec ma stupide docilité, lorsque le centurion se baissa vers le poids de plomb, et essaya de l’enlever de terre, ce qu’il fit à grand’peine, pendant que le maquignon me disait :

— Ce malin boiteux est un vieux renard aussi fin que moi ; il sait que beaucoup de marchands ont, pour éprouver la force de leurs esclaves, des poids demi-creux qui semblent peser deux et trois fois plus qu’ils ne pèsent réellement ; allons, ami Taureau, montre à ce défiant que tu es aussi vigoureux que solidement bâti.

Mes forces n’étaient pas encore entièrement revenues ; cependant je pris ce lourd poids entre mes deux mains, et je l’élevai au-dessus de ma tête, où je le balançai un moment ; j’eus alors la vague pensée de le laisser retomber sur le crâne de mon maître, et de l’écraser ainsi à mes pieds… Mais ce ressouvenir de mon courage passé s’éteignit bien vite dans ma timidité présente, et je rejetai le poids sur le sol.

Le Romain boiteux parut satisfait.

— De mieux en mieux, ami Taureau, — me dit le maquignon ; — par Hercule, ton patron, jamais esclave n’a fait plus d’honneur à son propriétaire. Ta force est démontrée ; maintenant, voyons ton agilité. Deux gardiens vont tenir cette barre de bois à la hauteur d’une coudée ; tu vas, quoique tes pieds soient enchaînés, sauter par-dessus cette barre à plusieurs reprises (I) ; rien ne prouve mieux la vigueur et l’élasticité des membres.

Malgré mes récentes cicatrices et la pesanteur de ma chaîne, je sautai plusieurs fois à pieds joints par-dessus la barre, au nouveau contentement du centurion.

— De mieux en mieux, — reprit le maquignon ; — tu es reconnu aussi fortement construit et aussi agile que vigoureux ; reste à montrer l’inoffensive douceur de ton caractère… Quant à cette dernière épreuve… je suis certain d’avance de son succès…

Et de nouveau il m’attacha les mains derrière le dos.

Je ne compris pas d’abord ce que voulait dire le marchand, car il prit un fouet de la main d’un gardien, puis, me désignant du bout de ce fouet, il parla tout bas à l’acheteur : celui-ci fit un signe d’assentiment ; déjà le maquignon s’avançait vers moi, lorsque le boiteux prit lui-même le fouet.

— Le vieux renard toujours défiant, craint que je ne te fouaille pas assez dru, ami Taureau ; allons, ne bronche pas… fais-moi une dernière fois honneur et profit en montrant que tu endures patiemment les châtiments.

À peine avait-il prononcé ces mots, que le boiteux m’asséna sur les épaules et sur la poitrine une grêle de coups ; je ressentis la douleur, mais non la honte de l’outrage ; je pleurai en tombant à genoux et demandai grâce… pendant que les curieux amassés à l’entrée de la loge riaient aux éclats.

Le centurion, surpris de tant de résignation chez un Gaulois, abaissa son fouet et regarda le maquignon qui, par son geste semblait lui dire :

— Vous avais-je trompé… ?

Alors, me flattant du plat de sa main qu’il passa sur mon échine meurtrie, de même que l’on flatte un animal dont on est satisfait, mon maître reprit :

— Si tu es taureau pour la force, tu es agneau pour la douceur ; je m’attendais à cette patience. Maintenant, quelques questions sur ton métier de laboureur, et le marché sera conclu ; l’acheteur demande : Où étais-tu laboureur ?

— Dans la tribu de Karnak, — ai-je répondu avec un lâche soupir ; — là, je cultivais avec ma famille les champs de nos pères…

Le maquignon reporta ma réponse au boiteux ; il échangea quelques mots avec le marchand, qui reprit :

— L’acheteur demande où étaient placées la maison et les terres de ta famille.

— Non loin et à l’orient des pierres de Karnak, sur la hauteur de Craig’h.

À cette réponse, le Romain fut si satisfait, qu’il parut à peine croire à ce qu’il apprenait, car le maquignon me dit :

— Rien de plus défiant que ce boiteux… Pour être certain que je ne le trompe pas et que je lui traduis fidèlement tes paroles, il exige que tu traces devant lui, là sur le sable, la position des terres et de la maison de ta famille par rapport aux pierres de Karnak et au bord de la mer ; je ne sais malheureusement pas quel intérêt il a à savoir cela, car si c’est une convenance pour lui, je la lui ferai payer cher… Mais obéis à son ordre.

Mes mains furent de nouveau déliées ; je pris le manche du fouet de l’un des gardions, et je traçai sur le sable, sous les yeux attentifs du centurion, la position des pierres de Karnak et de la côte de Craig’h, puis l’emplacement de notre maison et de nos champs à l’orient de Karnak.

Le boiteux frappa dans ses mains en signe de joie ; il tira de sa poche une longue bourse, y puisa un grand nombre de pièces d’or qu’il offrit au maquignon. Après un assez long débat sur le prix de mon corps, le vendeur et l’acheteur tombèrent d’accord.

— Par Mercure, — me dit le maquignon, — je t’ai vendu trente-huit sous d’or, moitié comptant, comme arrhes, moitié à la fin de la vente, lorsque le boiteux te viendra prendre… Avais-je tort de te dire l’escarboucle de mon lot ?

Puis il ajouta, d’après quelques paroles du centurion :

— Ton nouveau maître… et je comprends cela lorsqu’il s’agit d’un esclave que l’on a chèrement payé, ton nouveau maître ne te trouve pas assez sûrement enchaîné ; il veut qu’on ajoute des entraves à ta chaîne ; il viendra te chercher en chariot.

En outre de ma chaîne, on me mit aux pieds deux pesantes entraves de fer, qui m’auraient empêché de marcher autrement qu’en sautant à pieds joints si j’avais pu sauter en enlevant un poids si lourd ; mes menottes furent soigneusement visitées, et je m’assis dans un coin de la loge pendant que le maquignon comptait son or.

À ce moment, la toile qui cachait l’entrée de la loge située vis-à-vis de celle où je me trouvais s’est relevée… Voici ce que j’ai vu.

D’un côté, trois belles jeunes femmes ou jeunes filles… les mêmes sans doute que j’avais entendues supplier et gémir pendant qu’on les dépouillait de leurs vêtements pour les livrer aux regards des acheteurs, étaient assises, encore demi-nues, leurs pieds nus aussi, enduits de craie (J), passés dans les anneaux d’une longue barre de fer. Serrées les unes contre les autres, elles s’enlaçaient de telle sorte, que deux d’entre elles, encore écrasées de honte, cachaient leur figure dans le sein de la troisième. Celle-ci, pâle et sombre, sa longue chevelure noire dénouée, baissait la tête sur sa poitrine découverte et meurtrie… meurtrie sans doute pendant la lutte de ces infortunées contre les gardiens qui les avaient déshabillées. À peu de distance d’elles, deux petits enfants de trois à quatre ans au plus, et seulement attachés par la ceinture à une corde légère fixée à un pieu, riaient et s’ébattaient sur la paille avec l’insouciance de leur âge ; j’ai pensé, sans me tromper, j’en suis certain, que ces enfants n’appartenaient aucune des trois Gauloises.

À l’autre coin de la loge, je vis une matrone de taille aussi élevée que celle de ma mère Margarid, les menottes aux mains, les entraves aux pieds ; elle se tenait debout, appuyée à une poutre à laquelle elle était enchaînée par le milieu du corps, immobile comme une statue, sa chevelure grise en désordre, les yeux fixes, la figure livide, effrayante ; elle poussait de temps à autre un éclat de rire à la fois menaçant et insensé… Enfin, au fond de la loge, j’ai aperçu une cage semblable à celle d’où je sortais ; dans cette cage devaient se trouver mes deux enfants, selon ce que m’avait dit le maquignon. Les larmes me sont venues aux yeux… Cependant, malgré la faiblesse qui m’énervait et me glaçait encore, j’ai senti, en pensant que mes enfants étaient là… si près de moi… j’ai senti une légère chaleur me monter du cœur à la tête, comme un symptôme encore lointain du réveil de mon énergie.

(Maintenant, mon fils Sylvest, toi pour qui j’écris ceci… lis lentement ce qui va suivre… Oui, lis lentement… afin que chaque mot de ce récit pénètre à jamais ton âme d’une haine implacable contre les Romains… haine qui doit éclater terrible au jour de la vengeance… Lis ceci, mon fils, et tu comprendras que ta mère, après vous avoir donné la vie à ta sœur et à toi, après vous avoir comblés de sa tendresse, ne pouvait mieux vous prouver à tous deux son maternel amour qu’en essayant de vous tuer… afin de vous emmener d’ici pour aller revivre ailleurs auprès d’elle et des nôtres… Hélas ! vous avez survécu à sa céleste prévoyance…)

Voici donc, mon fils, ce qui s’est passé…

J’avais les yeux fixés sur la cage où je te supposais prisonnier avec ta sueur, lorsque j’ai vu entrer dans cette loge un vieillard magnifiquement vêtu ; c’était le riche et noble seigneur Trymalcion, aussi usé par la débauche que par les années : ses yeux ternes, froids, comme ceux d’un mort, semblaient sans regards ; sa figure hideuse et ridée disparaissait à demi sous une épaisse couche de fard. Il portait une perruque blonde frisée (K), des boucles d’oreilles ornées de pierreries et un gros bouquet à la ceinture de sa longue robe brodée, que son manteau de peluche rouge laissait entrevoir. Il traînait péniblement ses pas, appuyant ses mains sur les épaules de deux jeunes esclaves de quinze à seize ans, vêtus avec luxe, mais d’une façon si étrange, si efféminée, que l’on ne savait si l’on devait les prendre pour des hommes ou pour des femmes. Deux autres esclaves plus âgés suivaient : l’un tenait sur son bras la pelisse fourrée de son maître, l’antre un vase de nuit en or (L).

Le marchand de la loge est accouru au-devant du seigneur Trymalcion avec empressement et respect, lui a adressé quelques mots, puis il a avancé un escabeau où le vieillard s’est assis. Ce siège n’ayant pas de dossier, un des jeunes esclaves s’est aussitôt placé debout et immobile derrière son maître, afin de lui servir d’appui, tandis que l’autre esclave s’est couché par terre à un signe du noble seigneur, a soulevé ses pieds chaussés de riches sandales, et, les enveloppant d’un pli de sa robe, il les a tenus pressés contre sa poitrine, afin sans doute de les réchauffer (M).

Le vieillard, ainsi appuyé, le dos et les pieds sur le corps de ses esclaves, a dit quelques mots au marchand. Celui-ci a d’abord montré du geste les trois esclaves demi-nues… Alors le seigneur Trymalcion (lis toujours, mon fils ; que le cœur ne te faiblisse point à ces horreurs, et à de plus monstrueuses encore !… elles amasseront le terrible levain de haine qui, d’âge en âge, doit fermenter dans notre race jusqu’au jour de la justice et de la délivrance), alors le noble et riche seigneur, à la vue de ces trois belles jeunes femmes que lui désignait le marchand, s’est tourné vers les Gauloises captives, et a craché de leur côté, comme pour témoigner de son souverain mépris !…

À cet outrage, les esclaves du vieillard et les Romains rassemblés aux abords de la loge ont ri aux éclats. Le marchand a ensuite indiqué au seigneur Trymalcion les deux tout petits enfants jouant sur la paille ; il a haussé les épaules en prononçant je ne sais quelles horribles paroles ; elles devaient être horribles, car les éclats de rire des Romains ont redoublé.

Le marchand, espérant enfin contenter ce difficile acheteur, s’est dirigé vers la cage, l’a ouverte, et en a fait sortir trois enfants enveloppés de longs voiles blancs qui cachaient leur visage : deux de ces enfants étaient de la taille de mon fils et de ma fille ; l’autre, plus petit. Celui-ci a d’abord été dévoilé aux yeux du vieillard ; j’ai reconnu la fille d’une de nos parentes, dont le mari avait été tué en défendant notre chariot de guerre ; elle s’était tuée ensuite comme les autres femmes de notre famille, oubliant sans doute, dans ce moment suprême, de mettre son enfant à mort. Cette petite fille était chétive et sans beauté ; le seigneur Trymalcion, après un coup d’œil rapide jeté sur elle, fit de la main un geste impatient, comme s’il eût été irrité de ce que l’on osât offrir à ses regards un objet si peu digne de les fixer… Elle fut reconduite dans la cage par un gardien ; les deux autres enfants restèrent là, toujours voilés.

Moi, mon fils, je voyais ceci du fond de la loge du maquignon, les bras liés derrière le dos par des menottes et de doubles anneaux de fer, les jambes enchaînées et les deux pieds joints par une entrave d’un poids énorme. Je me sentais toujours sous l’empire du sortilège. Cependant, mon sang, jusqu’alors figé dans mes veines, commençait à y circuler de plus en plus vivement… Un vague frémissement faisait de temps à autre tressaillir mes membres… Le réveil approchait… Je n’étais pas le seul à frémir : les trois jeunes Gauloises et la matrone, oubliant leur honte et leur désespoir, trouvaient dans leurs cœurs de fille, d’épouse ou de mère, une douloureuse épouvante pour le sort de ces enfants offerts à cet horrible vieillard. Quoique demi-nues, elles ne songeaient plus à se soustraire aux regards licencieux des spectateurs du dehors, et couvaient des yeux avec une sorte de terreur maternelle les deux enfants voilés, tandis que la matrone, liée à un poteau, les yeux étincelants, les dents serrées par une rage impuissante, levait au ciel ses bras enchaînés comme pour appeler le châtiment des dieux sur ces monstruosités…

À un signe du seigneur Trymalcion, les voiles sont tombés… et je vous ai reconnus tous deux… toi, mon fils Sylvest, et ta sœur Siomara…

Lis toujours, mon fils… lis toujours, et attends…

Vous étiez tous deux pâles, amaigris, vous frissonniez d’effroi ; la douleur se lisait sur vos visages baignés de larmes… Les longs cheveux blonds de ma petite fille tombaient sur ses épaules ; elle n’osait lever les yeux, non plus que toi ; vous vous teniez tous deux par la main, serrés l’un contre l’autre… Malgré la terreur qui bouleversait sa figure, je revoyais ma fille dans sa rare et enfantine beauté… beauté maudite ! car, à son aspect, les yeux morts du seigneur Trymalcion s’allumèrent et brillèrent comme des charbons ardents au milieu de son visage ridé, couvert de fard. Il se redressa, tendit vers ma fille ses mains décharnées, comme pour s’emparer de sa proie, et un sourire affreux découvrit ses dents jaunes… Siomara épouvantée se rejeta en arrière et se cramponna à ton cou. Le marchand vous eut bientôt séparés, et la ramena près du vieillard. Celui-ci, repoussant

alors du pied son esclave couché à terre, s’empara de ma fille, la saisit entre ses genoux, maîtrisa facilement les efforts qu’elle faisait afin de lui échapper en poussant des cris perçants, rompit violemment les cordons qui attachaient la petite robe de mon enfant, et la mit à moitié nue pour examiner sa poitrine et ses épaules, tandis que le marchand te contenait, mon fils.

Et moi… le père des deux victimes… moi qui, chargé de chaînes voyais cela… que faisais-je ?… Lis toujours, mon fils… lis toujours, et attend…

À ce crime du seigneur Trymalcion… le plus exécrable des crimes !… outrager la chasteté d’un enfant !… les trois Gauloises enchaînées et la matrone furent un effort désespéré, mais vain, pour rompre leurs fers, et se mirent à pousser des imprécations et des gémissements…

Le seigneur Trymalcion acheva paisiblement son horrible examen, dit quelques mots au marchand, et aussitôt un gardien rajusta la robe de mon enfant, plus morte que vive, l’enveloppa dans un long voile qu’il lia autour d’elle, et, prenant entre ses bras ce léger fardeau, il se tint prêt à suivre le vieillard, qui, pour payer le marchand, prenait de l’or dans sa bourse… À ce moment de désespoir suprême… toi et ta sœur… pauvres enfants égarés par la terreur ! vous avez crié comme si vous croyiez pouvoir être entendus et secourus… vous avez crié : Ma mère !… mon père !…

Jusqu’à ce moment, vois-tu, mon fils, moi, j’avais assisté à cette scène, haletant, presque fou de douleur et de rage, à mesure que, luttant de toute la puissance de mon cœur paternel contre les sortilèges du maquignon, j’en triomphais peu à peu… Mais, à ces cris poussés par toi et par ta sœur : Ma mère !… mon père !… le charme se rompit tout-à-fait… je retrouvai toute ma raison, tout mon courage ; votre vue me donna une telle secousse, un tel élan de fureur, que, ne pouvant briser mes fers, je me suis dressé, et, les mains toujours enchaînées derrière le dos, les jambes toujours chargées de lourdes entraves, je me suis élancé hors de ma loge, et, en deux bonds, sautés à pieds joints, je suis tombé comme la foudre sur le noble seigneur Trymalcion… Il a du choc roulé sous moi ; alors, faute de la liberté de mes mains pour l’étrangler, je l’ai mordu au visage… où j’ai pu… à la joue, je crois, près du cou… et puis je n’ai plus démordu… Les maquignons, leurs gardiens, se sont jetés sur nous ; mais, pesant de tout mon poids sur ce hideux vieillard qui poussait des hurlements, je n’ai pas démordu… Le sang de ce monstre m’inondait la bouche… on a frappé sur moi à coups de fouet, à coups de bâton, à coup de pierre… je n’ai pas démordu, je n’ai pas plus quitté ma proie que notre vieux dogue de guerre, Deber-Trud, le mangeur d’hommes, ne quittait la sienne… Non… et ainsi que lui, je n’ai démordu qu’en emportant un lambeau de la chair du riche et noble seigneur Trymalcion, lambeau sanglant que j’ai craché à sa face hideuse, livide, agonisante, comme il avait craché sur les captives gauloises.

— Père ! père !… — me criais-tu pendant ce temps-là, toi. Alors, voulant me rapprocher de vous deux, mes enfants, je me suis redressé effrayant… oui, effrayant… car, pendant un moment, un cercle d’épouvante s’est fait autour de l’esclave gaulois chargé de fers.

— Père !… père !… — t’es-tu encore écrié en tendant vers moi tes petits bras, malgré le gardien qui te retenait. J’ai fait un bond vers toi ; mais aussitôt le marchand, monté sur la cage où vous aviez été renfermés, mes enfants, m’a jeté à l’improviste une couverture sur la tête ; l’on m’a en même temps saisi par les jambes : j’ai été renversé, garrotté de mille liens… la couverture, dont j’avais la tête et les épaules enveloppées, a été liée autour de mon cou, et, dans cette couverture, les bourreaux ont pratiqué un trou qui me permit malheureusement de respirer… car j’espérais étouffer…

J’ai senti que l’on me transportait dans notre loge, où l’on m’a jeté sur la paille, mis hors d’état de faire un mouvement ; puis, assez longtemps après cela, j’ai entendu le centurion, mon nouveau maître, se disputer vivement avec le maquignon et le marchand qui avait venu Siomara au seigneur Trymalcion… Puis, tous sont sortis ; le silence s’est fait autour de moi. Plus tard, le maquignon, de retour, s’est approché de moi, et me crossant du pied avec rage, après avoir écarté la couverture qui cachait mon visage, il m’a dit d’une voix tremblante de colère :

— Scélérat !… sais-tu ce que m’a coûté la bouchée de chair humaine que tu as arrachée de la figure du noble seigneur Trymalcion ? Dis… le sais-tu, bête féroce ?… Cette bouchée de chair m’a coûté vingt sous d’or !… plus de la moitié de ce que je t’avais acheté ; car je suis responsable de tes méfaits, infâme ! tant que tu es dans ma loge (N), double scélérat ! De sorte que c’est moi qui ai fait cadeau de ta fille au vieillard ; on la lui vendait vingt sous d’or, que j’ai payés pour lui ; il a exigé… et j’en suis encore quitte à bon marché… il a exigé ce dédommagement.

— Ce monstre n’est pas mort… Hésus !… il n’est pas mort !… — me suis-je écrié avec désespoir ; — et ma fille non plus n’est pas morte !…

— Ta fille… gibier de potence !… ta fille est entre les mains du seigneur Trymalcion… et c’est sur elle qu’il se vengera de toi… Il s’en réjouit d’avance, car il a parfois des caprices féroces, et il est assez riche pour se le passer…

Je n’ai pu répondre à ces paroles que par de longs gémissements.

— Et ce n’est pas tout, infâme scélérat !… J’ai perdu la confiance du centurion à qui je t’ai vendu… Il m’a reproché de l’avoir indignement trompé, de lui avoir vendu, au lieu d’un agneau, un tigre qui dévore à belles dents les riches seigneurs… Aussi a-t-il voulu te revendre sur l’heure… te revendre !… comme si quelqu’un pouvait consentir à t’acheter… après un coup pareil… Autant acheter une bête enragée… Heureusement pour moi, j’avais reçu des arrhes devant témoins… la férocité de caractère n’est pas un cas rédhibitoire, et il faut bien que le centurion te garde… Il te gardera donc… mais il te fera payer cher ta scélératesse… Oh ! tu ne sais pas la vie qui t’attend dans son ergastule !… tu ne sais pas non plus…

— Et mon fils ?… — ai-je demandé au maquignon en l’interrompant, et sachant bien que, par cruauté, il me répondrait. — Aussi vendu, mon fils ? À qui vendu ?…

— Vendu !… et qui donc en voudrait encore de celui-là ? Vendu !… dis donc donné pour rien ! car tu portes malheur à tout le monde, double traître !… Tes fureurs et les cris de cet avorton n’ont-ils pas appris à tous qu’il était de ta race de bête féroce ?… Personne n’en a seulement offert une obole !… Achetez donc un pareil louveteau… J’allais d’ailleurs t’en parler de ton fils, afin de réjouir ton cœur de père… Apprends donc que mon confrère l’a donné par dessus le marché, en réjouissance, à l’acheteur auquel il a vendu la matrone à cheveux gris, qui sera bonne à tourner la roue d’un moulin…

— Et cet acheteur, — lui ai-je dit, — qui est-il ? que va-t-il faire de mon fils ?

— Cet acheteur, c’est le centurion… c’est ton maître !…

— Hésus ! — me suis-je écrié pouvant à peine croire ce que j’entendais. — Hésus !… vous êtes bon et miséricordieux… J’aurai du moins mon fils près de moi…

— Ton fils près de toi !… Mais tu es donc aussi brute que scélérat ?… Ah ! tu crois que c’est pour ton contentement paternel que ton maître s’est chargé de ce louveteau ?… Sais-tu ce que m’a dit ton maître ? « Je n’ai qu’un moyen de dompter cet animal sauvage que tu m’as venu, fourbe insigne ! » (Voilà les douceurs que tu me vaux, infâme !) « Cet enragé aime peut-être son petit… Je prends le petit ; je le tiendrai en cage, et le fils me répondra de la docilité du père… Aussi, à sa première… à sa moindre faute… il verra les tortures que, sous ses yeux, je lui ferai souffrir, à son louveteau !… »

Je n’ai plus fait attention à ce que m’a dit le maquignon… J’étais du moins certain de te voir ou de te savoir près de moi, mon enfant ; cela m’aiderait à supporter l’horrible douleur que me causait le sort de ma pauvre Siomara, qui, deux jours après avoir été vendue, a quitté Vannes à bord de la galère du seigneur Trymalcion, qui l’emmenait en Italie…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Mon père Guilhern, à moi, Sylvest, n’a pu achever ce récit…

La mort !… oh ! quelle mort !… la mort l’a frappé le lendemain du jour même où il avait écrit ces dernières lignes !…

« Ce récit des souffrances de notre race, je le continuerai pour obéir à mon père Guilhern, comme il avait obéi à son père Joel, le brenn de la tribu de Karnak…

» Hésus a été miséricordieux pour toi, ô mon père !… Tu n’as pas su la vie de ta fille Siomara…

» Et c’est à moi, mon fils, de raconter la vie de ma sœur !… » )