Les Mystères du peuple — Tome I
LA FAUCILLE D'OR - Chapitre premier.
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LES MYSTÈRES DU PEUPLE




LA FAUCILLE D’OR


ou


HÊNA, LA VIERGE DE L’ÎLE DE SÊN.


(AN 57 AVANT JÉSUS-CHRIST)




CHAPITRE PREMIER


Les Gaulois il y a dix-neuf cents ans. — JŒL, le laboureur, chef (ou brenn) de la tribu de Karnak. — GUILHERN, fils de Joel. — Rencontre qu’ils font d’un voyageur. — Étrange façon d’offrir l’hospitalité. — Joel, étant aussi causeur que le voyageur l’est peu, parle avec complaisance de son fameux étalon, TOM-BRAS, et de son fameux dogue de guerre, DEBER-TRUD, le mangeur d’hommes. — Ces confidences ne rendant pas le voyageur plus communicatif, le bon Joel parle non moins complaisamment de ses trois fils, GUILHERN, le laboureur, MIKAEL, l’armurier, et ALBINICK, le marin, ainsi que de sa fille HÈNA, la vierge de l’île de Sên. — Au nom d’Hêna, la langue du voyageur se délie. — On arrive à la maison de Joel.




Celui qui écrit ceci se nomme Joel, le brenn de la tribu de Karnak ; il est fils de Marik, qui était fils de Kirio, fils de Tiras, fils de Gomer, fils de Vorr, fils de Glenan, fils d'Erer, fils de Roderik, choisi pour être chef de l’armée gauloise qui, il y a deux cent soixante-dix-sept ans, fit payer rançon à Rome.


Joel (pourquoi ne le dirait-il pas ?) craignait les dieux, avait le cœur droit, le courage ferme et l’esprit joyeux ; il aimait à rire, à conter, et surtout à entendre raconter, en vrai Gaulois qu’il était.

Au temps où vivait César (que son nom soit maudit), Joel demeurait à deux lieues d'Alrè, non loin de la mer et de l’île de Roswallan, près la lisière de la forêt de Karnak, la plus célèbre forêt de la Gaule bretonne.

Un soir, le soir du jour qui précédait celui où Hêna, sa fille… sa fille bien aimée lui était née… il y avait dix-huit ans de cela… Joel et son fils aîné, Guilhern, à la tombée du jour, retournaient à leur maison, dans un chariot traîné par quatre de ces jolis petits bœufs bretons dont les cornes sont moins grandes que les oreilles. Joel et son fils venaient de porter de la marne dans leurs terres, ainsi que cela se fait à la saison d’automne, afin que les champs soient marnés pour les semailles de printemps. Le chariot gravissait péniblement la côte de Craig’h, à un endroit où le chemin très-montueux est resserré entre de grandes roches, et d’où l’on aperçoit au loin la mer, et plus loin encore l’île de Sên, île mystérieuse et sacrée.

— Mon père, — dit Guilhern à Joel, — voyez donc là-bas, au sommet de la côte, ce cavalier qui accourt vers nous… Malgré la raideur de la descente, il a lancé son cheval au galop.

— Aussi vrai que le bon Elldud a inventé la charrue, cet homme va se casser le cou.

— Où peut-il aller ainsi, père ? Le soleil se couche ; il fait grand vent, le temps est à l’orage, et ce chemin ne mène qu’aux grèves désertes…

— Mon fils, cet homme n’est pas de la Gaule bretonne ; il porte un bonnet de fourrure, une casaque poilue, et ses jambes sont enveloppées de peaux tannées assujetties avec des bandelettes rouges.

— À sa droite pend une courte hache, à sa gauche un long couteau dans sa gaine. 
 — Son grand cheval noir ne bronche pas dans cette descente….. Mais où va-t-il ainsi ?

— Mon père, cet homme est sans doute égaré ?

— Ah ! mon fils, — que Teutâtès t’entende !… Nous offririons l’hospitalité à ce cavalier ; son costume annonce qu’il est étranger… Quels beaux récits il nous ferait sur son pays et sur ses voyages !…

— Que le divin Ogmi, dont la parole enchaîne les hommes par des liens d’or, nous soit favorable, père ! Depuis si longtemps un étranger conteur ne s’est assis à notre foyer !

— Et nous n’avons aucune nouvelle de ce qui se passe dans le reste de la Gaule.

— Malheureusement !

— Ah ! mon fils ! si j’étais tout-puissant comme Hésus, j’aurais chaque soir un nouveau conteur à mon souper.

— Moi, j’enverrais des hommes partout voyager, afin qu’ils revinssent me réciter leurs aventures.

— Et si j’avais le pouvoir d’Hésus, quelles aventures surprenantes je leur ménagerais, à mes voyageurs, pour doubler l’intérêt de leurs récits au retour !…

— Mon père ! mon père ! voici le cavalier près de nous.

— Oui… il arrête son cheval, car la route est étroite, et nous lui barrons le passage avec notre chariot… Allons, Guilhern, le moment est propice ; ce voyageur doit être nécessairement égaré, offrons-lui l’hospitalité pour cette nuit… nous le garderons demain, et peut-être plusieurs jours encore… Nous aurons fait une chose bonne, et il nous donnera des nouvelles de la Gaule et des pays qu’il peut avoir parcourus.

— Et ce sera aussi une grande joie pour ma sœur Hêna, qui vient demain à la maison pour la fête de sa naissance.

— Ah ! Guilhern ! je n’avais pas songé au plaisir qu’aurait ma fille chérie à écouter cet étranger… Il faut absolument qu’il soit notre hôte !

— Et il le sera, père !… Oh ! il le sera… — reprit Guilhern d’un air très-déterminé.

Joel, étant alors, de même que son fils, descendu de son chariot, s’avança vers le cavalier. Tous deux, en le voyant de près, furent frappés de ses traits majestueux. Rien de plus fier que son regard, de plus mâle que sa figure, de plus digne que son maintien ; sur son front et sur sa joue gauche, on voyait la trace de deux blessures à peine cicatrisées. À son air valeureux, on l’eût pris pour un de ces chefs que les tribus choisissent pour les commander en temps de guerre. Joel et son fils n’en furent que plus désireux de le voir accepter leur hospitalité.

— Ami voyageur, lui dit Joel, — la nuit vient ; tu t’es égaré, ce chemin ne mène qu’à des grèves désertes ; la marée va bientôt les couvrir, car le vent souffle très-fort… continuer ta route par la nuit qui s’annonce, serait très-périlleux ; viens donc dans ma maison : demain tu continueras ton voyage.

— Je ne suis point égaré ; je sais où je vais, je suis pressé ; range tes bœufs, fais-moi passage, — répondit brusquement le cavalier, dont le front était baigné de sueur à cause de la précipitation de sa course. Par son accent il paraissait appartenir à la Gaule du centre, vers la Loire. Après avoir ainsi parlé à Joel, il donna deux coups de talon à son grand cheval noir pour s’approcher davantage des bœufs du chariot, qui, s’étant un peu détournés, barraient absolument le passage.

— Ami voyageur, tu ne m’as donc pas entendu ? — reprit Joel. — Je t’ai dit que ce chemin ne menait qu’à la grève… que la nuit venait, et que je t’offrais ma maison.

Mais l’étranger, commençant à se mettre en colère, s’écria :

— Je n’ai pas besoin de ton hospitalité… range tes bœufs… Tu vois qu’à cause des rochers je ne peux passer ni d’un côté ni de l’autre… Allons, vite, je suis pressé…

— Ami, — dit Joel, — tu es étranger, je suis du pays : mon devoir est de t’empêcher de t’égarer… Je ferai mon devoir…

— Par Ritha-Gaür ! qui s’est fait une saie avec la barbe des rois qu’il a rasés ! — s’écria l’inconnu de plus en plus courroucé, — depuis que la barbe m’a poussé, j’ai beaucoup voyagé, beaucoup vu de pays, beaucoup vu d’hommes, beaucoup vu de choses surprenantes… mais jamais je n’ai rencontré de fous aussi fous que ces deux fous-là !

Joel et son fils, qui aimaient passionnément à entendre raconter, apprenant par l’étranger lui-même qu’il avait vu beaucoup de pays, beaucoup d’hommes, beaucoup de choses surprenantes, conclurent de là qu’il devait avoir de charmants et nombreux récits à faire, et se sentirent un très-violent désir d’avoir pour hôte un tel récitateur. Aussi, Joel, loin de déranger son chariot, s’avança tout auprès du cavalier, et lui dit de sa voix la plus douce, quoique naturellement il l’eût très-rude :

— Ami, tu n’iras pas plus loin ! Je veux me rendre très-aimable aux dieux, et surtout à Teutâtès, le dieu des voyageurs, en t’empêchant de t’égarer, et en te faisant passer une bonne nuit sous un bon toit, au lieu de te laisser errer sur la grève, où tu risquerais d’être noyé par la marée montante.

— Prends garde… — reprit l’inconnu en portant la main à la hache suspendue à son côté. — Prends garde !… Si à l’instant tu ne ranges pas tes bœufs, j’en fais un sacrifice aux dieux, et je t’ajoute à l’offrande !…

— Les dieux ne peuvent que protéger un fervent tel que toi, — répondit Joel, qui en souriant avait échangé quelques mots à voix basse avec son fils ; — aussi les dieux t’empêcheront-ils de passer la nuit sur la grève… Tu vas voir…

Et Joel, ainsi que son fils, se précipitant à l’improviste sur le voyageur, le prirent chacun par une jambe, et, comme ils étaient tous deux extrêmement grands et robustes, ils le soulevèrent comme debout au-dessus de la selle de son cheval, auquel ils donnèrent un coup de genou dans le ventre, de sorte qu’il se porta en avant, et que Joel et Guilhern n’eurent plus qu’à déposer par terre, et avec beaucoup de respect, le cavalier sur ses pieds. Mais celui-ci, dont la rage était au comble, ayant voulu résister et tirer son couteau, Joel et Guilhern le continrent, prirent une grosse corde dans leur chariot, lièrent solidement, mais avec grande douceur et amitié, les mains et les jambes de l’inconnu, et, malgré ses furieux efforts, le rendant ainsi incapable de bouger, le placèrent au fond du chariot, toujours avec beaucoup de respect et d’amitié, car la mâle dignité de sa figure les frappait de plus en plus.


Alors Guilhern monta le cheval du voyageur, et suivit le chariot que conduisait Joel, hâtant de son aiguillon la marche de ses bœufs, car le vent soufflait de plus en plus fort ; on entendait la mer se briser à grand bruit sur les rochers de la côte ; quelques éclairs brillaient à travers les nuages noirs, tout enfin annonçait une nuit d’orage.

Et cependant, malgré cette nuit menaçante, l’inconnu ne semblait point reconnaissant de l’hospitalité que Joel et son fils s’empressaient de lui offrir. Couché au fond du chariot, il était pâle de rage ; tantôt il grinçait des dents, tantôt il soufflait comme quelqu’un qui a fort chaud ; mais, concentrant son courroux en lui-même, il ne disait mot. Joel (il doit l’avouer) aimait beaucoup à entendre raconter ; mais il aimait aussi beaucoup à parler. Aussi dit-il à l’étranger :

— Mon hôte, car tu l’es maintenant, je remercie Teutâtès, le dieu des voyageurs, de m’avoir envoyé un hôte… Il faut que tu saches qui je suis ; oui je dois te dire qui je suis, puisque tu vas t’asseoir à mon foyer.

Et quoique le voyageur fit un mouvement de colère, semblant signifier qu’il lui était indifférent de savoir quel était Joel, celui-ci continua néanmoins :

— Je me nomme Joel… je suis fils de Marick, qui était fils de KirioKirio était fils de Tiras… Tiras était fils de Gomer… Gomer était fils de Vorr… Vorr était fils de Glenan… Glenan, fils d’Erer, qui était le fils de Roderik, choisi pour être le Brenn de l’armée gauloise confédérée, qui fit, il y a deux cent soixante-dix-sept ans, payer rançon à Rome pour punir les Romains de leur traîtrise. J’ai été nommé brenn de ma tribu, qui est la tribu de Karnak. De père en fils nous sommes laboureurs, nous cultivons nos champs de notre mieux, et selon l’exemple donné par Coll à nos aïeux… Nous semons plus de froment et d’orge que de seigle et d’avoine.

L’étranger paraissait toujours plus colère que soucieux de ces détails ; cependant Joel continua de la sorte :

— Il y a trente-deux ans, j’ai épousé Margarid, fille de Dorlem ; j’ai eu d’elle une fille et trois garçons : l’aîné, qui est là derrière nous, conduisant ton bon cheval noir, ami hôte… l’aîné se nomme Guilhern ; il m’aide, ainsi que plusieurs de nos parents, à cultiver nos champs… J’élève beaucoup de moutons noirs, qui paissent dans nos landes, ainsi que des porcs à demi sauvages, méchants comme des loups, et qui ne couchent jamais sous un toit… Nous avons quelques bonnes prairies dans la vallée d’Alrè… J’élève aussi des chevaux, fils de mon fier étalon Tom-Bra (ardent). Mon fils Guilhern s’amuse, lui, à élever des chiens pour la chasse et pour la guerre : ceux de chasse sont issus de la race d’un limier nommé Tyntammar ; ceux de guerre sont fils de mon grand dogue Deber-Trud (le mangeur d’hommes). Nos chevaux et nos chiens sont si renommés, que de plus de vingt lieues d’ici on vient nous en acheter. Tu vois, mon hôte, que tu pouvais tomber en pire maison.

L’étranger poussa comme un grand soupir de colère étouffée, mordit ce qu’il put mordre de ses longues moustaches blondes, et leva les yeux vers le ciel.

Joel continua en aiguillonnant ses bœufs :

Mikaël, mon second fils, est armurier à quatre lieues d’ici, à Alrè… Il ne fabrique pas seulement des armes de guerre, mais aussi des coutres de charrue, de grandes faux gauloises et des haches très-estimées, car il tire son fer des montagnes d’Arrès… Ce n’est point tout, ami voyageur… non, ce n’est point tout… Mikaël fait autre chose encore… Avant de s’établir à Alrè, il est allé à Bourges travailler chez un de nos parents, qui descend du premier artisan qui ait eu l’invention d’appliquer l’étain sur le fer et sur le cuivre, étamage où excellent maintenant les artisans de Bourges… Aussi, mon fils Mikaël est-il revenu digne de ses maîtres… Ah ! si tu les voyais, tu les croirais d’argent, ces mors de chevaux ! ces ornements de chariot, et ces superbes casques de guerre, que fabrique Mikaël !!! Il a terminé dernièrement un casque dont le cimier représente une tête d’élan avec ses cornes… rien de plus magnifique et de plus redoutable !…

— Ah ! — murmura l’étranger entre ses dents, — que l’on a bien raison de dire : L’épée du Gaulois ne tue qu’une fois, sa langue vous massacre sans cesse !…

— Ami hôte, — reprit Joel, — jusqu’ici je n’ai aucune louange à donner à ta langue, aussi muette que celle d’un poisson ; mais j’attendrai ton loisir, afin que tu me dises, à ton tour, qui tu es, d’où tu viens, où tu vas, ce que tu as vu dans tes voyages, quels hommes surprenants tu as rencontrés, puis ce qui se passe enfin à cette heure dans les autres contrées de la Gaule que tu viens de traverser, sans doute ? En attendant tes récits, je vais terminer de t’instruire sur moi et sur ma famille.

À cette menace, l’étranger se raidit de tous ses membres, comme s’il eût voulu rompre ses liens ; mais il ne put y parvenir : la corde était solide, et Joel, ainsi que son fils, faisaient très-bien les nœuds.

— Je ne t’ai point encore parlé de mon troisième fils, Albinik le marin, — continua Joel ; — il trafique avec l’île de la Grande-Bretagne, ainsi que sur toute la côte de la Gaule, et va jusqu’en Espagne porter des vins de Gascogne et des salaisons d’Aquitaine… Malheureusement il est en mer depuis assez longtemps avec sa gentille femme Meroe ; aussi tu ne les verras pas ce soir dans ma maison… Je t’ai dit qu’en outre de mes trois fils j’avais une fille… celle-là, oh ! celle-là, vois-tu !… — ajouta Joel d’un air glorieux et attendri, — c’est la perle de la famille !… Ce n’est point moi seul qui dis cela, c’est ma femme, ce sont mes fils, ce sont tous nos parents, c’est toute ma tribu ; car il n’y a qu’une voix pour chanter les louanges d’Hêna, fille de Joel… d’Hêna, l’une des neuf vierges de l’île de Sên.

— Que dis-tu ? — s’écria le voyageur en se dressant soudain sur son séant, seul mouvement qui lui fût permis, parce qu’il avait les jambes liées et les mains attachées derrière le dos. — Que dis-tu ? ta fille ? une des neuf vierges de l’île de Sên ?…

— Cela paraît te surprendre beaucoup, et t’adoucir un peu, ami hôte ?…

— Ta fille, — reprit l’étranger, comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait, — ta fille… une des neuf druidesses de l’île de Sên ?…

— Aussi vrai qu’il y a demain dix-huit années qu’elle est née ; car nous nous apprêtons à fêter sa naissance, et tu pourras être de la fête. L’hôte, assis à notre foyer, est de notre famille… Tu verras ma fille ; elle est la plus belle, la plus douce, la plus savante de ses compagnes, sans pour cela médire d’aucune d’elles.

— Allons, — reprit moins brusquement l’inconnu, je te pardonne la violence que tu m’as faite.

— Violence hospitalière, ami.

— Hospitalière ou non, tu m’as empêché par la force de me rendre à l’anse d’Érer, où une barque m’attendait jusqu’au coucher du soleil pour me conduire à l’île de Sên.

À ces mots Joel se mit à rire.

— De quoi ris-tu ? — lui demanda l’étranger.

— Si tu me disais qu’une barque ayant une tête de chien, des ailes d’oiseau et une queue de poisson, t’attend pour te conduire dans le soleil, je rirais de même de tes paroles.

— Je ne te comprends pas.

— Tu es mon hôte ; je ne t’injurierai point en te disant que tu mens. Mais je te dirai : Ami, tu plaisantes en parlant de cette barque qui te doit conduire à l’île de Sên. Jamais homme… excepté le plus ancien des druides… n’a mis, ne met et ne mettra le pied dans l’île de Sên…

— Et quand tu vas y voir ta fille ?

— Je n’entre pas dans l’île ; je touche à l’îlot de Kellor. Là j’attends ma fille Hêna, qui vient me joindre.

— Ami Joel, — dit le voyageur, — tu as voulu que je fusse ton hôte ; je le suis, et, comme tel, je te demande un service. Conduis-moi demain, dans ta barque, à l’îlot de Kellor.

— Tu ne sais donc pas que des Ewagh’s veillent la nuit et le jour ?

— Je le sais ; c’est l’un d’eux qui devait ce soir venir me chercher, à l’anse d’Erer, pour me conduire auprès de Talyessin, le plus ancien des druides, qui est à cette heure à l’île de Sên, avec son épouse Auria.

— C’est la vérité, — dit Joel très surpris. — La dernière fois que ma fille est venue à la maison, elle m’a dit que le vieux Talyessin était dans l’île depuis le nouvel an, et que la femme de Talyessin avait pour elle les bontés d’une mère.

— Tu vois que tu peux me croire, ami Joel. Conduis-moi donc demain à l’îlot de Kellor ; je parlerai à un des Ewagh’s. Le reste me regarde.

— J’y consens ; je te conduirai à l’îlot de Kellor.

— Maintenant, tu peux me débarrasser de mes liens. Je te jure, par Hésus, que je ne chercherai pas à échapper à ton hospitalité…

— Ainsi soit fait, — dit Joel en détachant les liens de l’étranger. — Je me fie à la promesse de mon hôte.

Lorsque Joel disait cela, la nuit était venue. Mais, malgré les ténèbres et les difficultés du chemin, l’attelage, sûr de sa route, arrivait proche de la maison de Joel. Son fils Guilhern, qui, toujours monté sur le cheval du voyageur, avait suivi le chariot, prit une corne de bœuf, percée à ses deux bouts, s’en servit comme d’une trompe, et y souffla par trois fois. Bientôt de grands aboiements de chiens répondirent à ces appels.

— Nous voici arrivés à ma maison, — dit Joel à l’étranger. — Tu dois t’en douter aux aboiements des chiens… Tiens, cette grosse voix qui domine toutes les autres est celle de mon vieux Deber-Trud (le

mangeur d’hommes), d’où descend la vaillante race de chiens de guerre que tu verras demain. Mon fils Guilhern va conduire ton cheval à l’écurie ; il y trouvera bonne litière de paille nouvelle et bonne provende de vieille orge.

Au bruit de la trompe de Guilhern, un de ses parents était sorti de la maison avec une torche de résine à la main. Joel, guidé par cette clarté, dirigea ses bœufs, et le chariot entra dans la cour.