Les Mystères de Paris/Partie VIII/11

Librairie de Charles Gosselin (p. 257-278).

CHAPITRE XI.

DÉLIVRANCE.



Non — pensait Germain — c’est impossible, cet homme, qui s’exalte ainsi aux seuls mots d’honneur et de cœur, ne peut avoir commis ce vol dont il parle avec tant de cynisme.

Le Chourineur continua sans remarquer l’étonnement de Germain.

— Finalement, ce qui fait que je suis à M. Rodolphe comme un chien est à son maître, c’est qu’il m’a relevé à mes propres yeux. Avant de le connaître, je n’avais rien ressenti qu’à la peau ; mais lui, il m’a remué en dedans… et bien à fond… allez… Une fois loin de lui et de l’endroit qu’il habitait, je me suis trouvé comme un corps sans âme. À mesure que je m’éloignais, je me disais : — Il mène une si drôle de vie ! il se mêle à de si grandes canailles (j’en sais quelque chose), qu’il risque vingt fois sa peau par jour… et c’est dans une de ces circonstances-là que je pourrai faire le chien pour lui et défendre mon maître, car j’ai bonne gueule… Mais, d’un autre côté, il m’avait dit : — Il faut, mon garçon, vous rendre utile aux autres, aller là où vous pouvez servir à quelque chose. Moi, j’avais bien envie de lui répondre : — Pour moi il n’y a pas d’autres à servir que vous, monsieur Rodolphe. — Mais je n’osais pas. Il me disait : — Allez… — J’allais… et j’ai été tant que j’ai pu. Mais, tonnerre ! quand il a fallu monter dans le sabot, quitter la France, et mettre la mer entre moi et M. Rodolphe… sans espoir de le revoir jamais… vrai, je n’en ai pas eu le courage. Il avait fait dire à son correspondant de me donner de l’argent gros comme moi quand je m’embarquerais. J’ai été trouver le monsieur. Je lui ai dit : — Impossible pour le quart d’heure, j’aime mieux le plancher des vaches… Donnez-moi de quoi faire ma route à pied… j’ai de bonnes jambes, je retourne à Paris… je ne peux pas y tenir… Monsieur Rodolphe dira ce qu’il voudra, il se fâchera, il ne voudra plus me voir… possible… Mais je le verrai, moi ; mais je saurai où il est… et s’il continue la vie qu’il mène… tôt ou tard j’arriverai peut-être à temps pour me mettre entre un couteau et lui… Et puis enfin je ne peux pas m’en aller si loin de lui, moi !… Je sens je ne sais quoi diable qui me tire du côté où il est… — Enfin on me donne de quoi faire ma route… j’arrive à Paris… Je ne boude devant guère de choses… mais une fois de retour… voilà la peur qui me galope… Qu’est-ce que je pourrais dire à M. Rodolphe pour m’excuser d’être revenu sans sa permission ?… Bah ! après tout… il ne me mangera pas… il en sera ce qu’il en sera… Je m’en vas trouver son ami… un gros grand chauve… encore une crème, celui-là… Tonnerre !… quand M. Murph est entré… j’ai dit : « Mon sort va se décider… » je me suis senti le gosier sec… mon cœur battait la breloque… Je m’attendais à être bousculé drôlement… Ah bien, oui ! le digne homme me reçoit… comme s’il m’avait quitté la veille… il me dit que M. Rodolphe, loin d’être fâché, veut me voir tout de suite… En effet… il me fait entrer chez mon protecteur… Tonnerre ! quand je me suis retrouvé face à face avec lui… lui qui a une si bonne poigne… et un si bon cœur… lui qui est terrible comme un lion et doux comme un enfant… lui qui est un prince, et qui a mis une blouse comme moi… pour avoir la circonstance (que je bénis) de m’allonger une grêle de coups de poings, où je n’ai vu que du feu… tenez, monsieur Germain, en pensant à tous ces agréments qu’il possède, je me suis senti bouleversé… j’ai pleuré comme une biche… Eh bien ! au lieu d’en rire… car figurez-vous ma balle quand je pleurniche… M. Rodolphe me dit sérieusement :

— Vous voilà donc de retour, mon garçon ?

— Oui, monsieur Rodolphe ; pardon si j’ai eu tort, mais je n’y tenais pas… Faites-moi faire une niche dans un coin de votre cour, donnez-moi la pâtée ou laissez-moi la gagner ici, voilà tout ce que je vous demande, et surtout ne m’en voulez pas d’être revenu.

— Je vous en veux d’autant moins, mon garçon, que vous revenez à temps pour me rendre service.

— Moi, monsieur Rodolphe, il serait possible ! Eh bien ! voyez-vous qu’il faut, comme vous me le disiez, qu’il y ait quelque chose… là-haut ; sans ça, comment expliquer que j’arrive ici… juste au moment où vous avez besoin de moi ? et qu’est-ce que je pourrais donc faire pour vous, monsieur Rodolphe ? piquer une tête du haut des tours de Notre-Dame ?

— Moins que cela, mon garçon… Un honnête et excellent jeune homme, auquel je m’intéresse comme à un fils, est injustement accusé de vol et détenu à la Force ; il se nomme Germain, il est d’un caractère doux et timide ; les scélérats avec lesquels il est emprisonné l’ont pris en aversion, il peut courir de grands dangers ; vous qui avez malheureusement connu la vie de prison et un grand nombre de prisonniers, ne pourriez-vous pas, dans le cas où quelques-uns de vos anciens camarades seraient à la Force (on trouverait moyen de le savoir), ne pourriez-vous pas les aller voir, et, par des promesses d’argent qui seraient tenues, les engager à protéger ce malheureux jeune homme ?

— Mais quel est donc l’homme généreux et inconnu qui prend tant d’intérêt à mon sort ? — dit Germain de plus en plus surpris.

— Vous le saurez peut-être ; quant à moi j’en ignore. Pour revenir à ma conversation avec M. Rodolphe, pendant qu’il me parlait, il m’était venu une idée, mais une idée si farce, si farce, que je n’ai pas pu m’empêcher de rire devant lui.

— Qu’avez-vous donc, mon garçon ? — me dit-il.

— Dame, monsieur Rodolphe, je ris parce que je suis content, et je suis content parce que j’ai le moyen de mettre votre M. Germain à l’abri d’un mauvais coup des prisonniers, de lui donner un protecteur qui le défendra crânement ; car, une fois le jeune homme sous l’aile du cadet dont je vous parle, il n’y en aura pas un qui osera venir lui regarder sous le nez.

— Très-bien, mon garçon, et c’est sans doute un de vos anciens compagnons ?

— Juste, monsieur Rodolphe ; il est entré à la Force il y a quelques jours, j’ai su ça en arrivant ; mais il faudra de l’argent.

— Combien faut-il ?

— Un billet de mille francs.

— Le voilà.

— Merci, monsieur Rodolphe ; dans deux jours vous aurez de mes nouvelles ; serviteur, la compagnie. Tonnerre !… le Roi n’était pas mon maître, je pouvais rendre service à M. Rodolphe en passant par vous… c’est ça qui était fameux !

— Je commence à comprendre… ou plutôt, mon Dieu… je tremble de comprendre — s’écria Germain ; — un tel dévouement serait-il possible !… pour venir me protéger, me défendre dans cette prison, vous avez peut-être commis un vol ? Oh ! ce serait le remords de toute ma vie.

— Minute !… M. Rodolphe m’a dit que j’avais du cœur et de l’honneur ; ces mots-là… sont ma loi, à moi, voyez-vous… et il pourrait encore me les dire ; car si je ne suis pas meilleur qu’autrefois, du moins je ne suis pas pire…

— Mais ce vol ?… ce vol ? Si vous ne l’avez pas commis, comment êtes-vous ici ?

— Attendez donc. Voilà la farce : avec mes mille francs je m’en vas acheter une perruque noire ; je rase mes favoris, je mets des lunettes bleues, je me fourre un oreiller dans le dos, et roule ta bosse ; je me mets à chercher une ou deux chambres à louer tout de suite, au rez-de-chaussée, dans un quartier bien vivant. Je trouve mon affaire rue de Provence, je paie un terme d’avance sous le nom de M. Grégoire. Le lendemain je vas acheter au Temple de quoi meubler les deux chambres, toujours avec ma perruque noire, ma bosse et mes lunettes bleues, afin qu’on me reconnaisse bien… j’envoie les effets rue de Provence, et de plus six couverts d’argent que j’achète boulevard Saint-Denis, toujours avec mon déguisement de bossu.

Je reviens mettre tout en ordre dans mon domicile. Je dis au portier que je ne coucherai chez moi que le surlendemain, et j’emporte ma clef. Les fenêtres des deux chambres étaient fermées par de forts volets. Avant de m’en aller, j’en avais exprès laissé un sans y mettre le crochet du dedans. La nuit venue, je me débarrasse de ma perruque, de mes lunettes, de ma bosse et des habits avec lesquels j’avais été faire mes achats et louer ma chambre ; je mets cette défroque dans une malle que j’envoie à l’adresse de Murph, l’ami de M. Rodolphe, en le priant de garder ces nippes ; j’achète la blouse que voilà, le bonnet bleu que voilà, une barre de fer de deux pieds de long, et à une heure du matin je viens rôder dans la rue de Provence, devant mon logement, attendant le moment où une patrouille passerait pour me dépêcher de me voler, de m’escalader et de m’effractionner moi-même, afin de me faire empoigner.

Et le Chourineur ne put s’empêcher de rire encore aux éclats.

— Ah ! je comprends… — s’écria Germain.

— Mais vous allez voir si je n’ai pas du guignon ; il ne passait pas de patrouille !… J’aurais pu vingt fois me dévaliser tout à mon aise. Enfin, sur les deux heures du matin, j’entends piétiner les tourlourous au bout de la rue ; je finis d’ouvrir mon volet, je casse deux ou trois carreaux pour faire un tapage d’enfer, j’enfonce la fenêtre, je saute dans la chambre, j’empoigne la boîte d’argenterie… quelques nippes… Heureusement la patrouille avait entendu le drelin-dindin des carreaux, car, juste comme je ressortais par la fenêtre, je suis pincé par la garde, qui, au bruit des carreaux cassés, avait pris le pas de course.

On frappe, le portier ouvre, on va chercher le commissaire ; il arrive ; le portier dit que les deux chambres dévalisées ont été louées la veille par un monsieur bossu, à cheveux noirs et portant des lunettes bleues, et qui s’appelait Grégoire. J’avais la crinière de filasse que vous me voyez, j’ouvrais l’œil comme un lièvre au gîte, j’étais droit comme un Russe au port d’armes, on ne pouvait donc pas me prendre pour le bossu à lunettes bleues et à crins noirs. J’avoue tout, on m’arrête, on me conduit au dépôt, du dépôt ici, et j’arrive au bon moment, juste pour arracher des pattes du Squelette le jeune homme dont M. Rodolphe m’avait dit : Je m’y intéresse comme à mon fils.

— Ah ! monsieur, que ne vous dois-je pas… pour tant de dévouement ! — s’écria Germain.

— Ce n’est pas à moi… c’est à M. Rodolphe que vous devez.

— Mais la cause de son intérêt pour moi ?

— Il vous la dira, à moins qu’il ne vous la dise pas ; car souvent il se contente de vous faire du bien, et si vous avez le toupet de lui demander pourquoi, il ne se gêne pas pour vous répondre : Mêlez-vous de ce qui vous regarde.

— Et M. Rodolphe sait-il que vous êtes ici ?

— Pas si bête de lui avoir dit mon idée, il ne m’aurait peut-être pas permis… cette farce… et, sans me vanter, hein ! elle est fameuse ?

— Mais que de risques vous avez courus… vous courez encore !…

— Qu’est-ce que je risquais ? de n’être pas conduit à la Force où vous étiez, c’est vrai… Mais je comptais sur la protection de M. Rodolphe pour me faire changer de prison et vous rejoindre ; un seigneur comme lui, ça peut tout. Et une fois que j’aurais été coffré, il aurait autant aimé que ça vous serve à quelque chose.

— Mais au jour de votre jugement ?

— Eh bien ! je prierai M. Murph de m’envoyer la malle ; je reprendrai devant le juge ma perruque noire, mes lunettes bleues, ma bosse, et je redeviendrai M. Grégoire pour le portier qui m’a loué la chambre, pour les marchands qui m’ont vendu, voilà pour le volé… Si on veut revoir le voleur, je quitterai ma défroque, et il sera clair comme le jour que le voleur et le volé ça fait, au total, le Chourineur, ni plus ni moins. Alors que diable voulez-vous qu’on me fasse, quand il sera prouvé que je me volais moi-même ?

— En effet — dit Germain plus rassuré. — Mais puisque vous me portiez tant d’intérêt, pourquoi ne m’avez-vous rien dit en entrant dans la prison ?

— J’ai tout de suite su le complot qu’on avait fait contre vous ; j’aurais pu le dénoncer avant que Pique-Vinaigre eût commencé ou fini son histoire ; mais dénoncer même des bandits pareils, ça ne m’allait pas… j’ai mieux aimé ne m’en fier qu’à ma poigne… pour vous arracher des pattes du Squelette. Et puis, quand je l’ai vu, ce brigand-là, je me suis dit : Voilà une fameuse occasion de me rappeler la grêle de coups de poing de M. Rodolphe, auxquels j’ai dû l’honneur de sa connaissance.

— Mais si tous les détenus avaient pris parti contre vous seul, qu’auriez-vous pu faire ?

— Alors j’aurais crié comme un aigle et appelé au secours ! Mais ça m’allait mieux de faire ma petite cuisine moi-même, pour pouvoir dire à M. Rodolphe : Il n’y a que moi qui me suis mêlé de la chose… j’ai défendu et je défendrai votre jeune homme, soyez tranquille.

À ce moment le gardien rentra brusquement dans la chambre.

— Monsieur Germain, venez vite, vite, chez M. le directeur… il veut vous parler à l’instant même. Et vous, Chourineur, mon garçon, descendez à la Fosse-aux-Lions… Vous serez prévôt, si cela vous convient ; car vous avez tout ce qu’il faut pour remplir ces fonctions… et les détenus ne badineront pas avec un gaillard de votre espèce.

— Ça me va tout de même… autant être capitaine que soldat pendant qu’on y est…

— Refuserez-vous encore ma main ? — dit cordialement Germain au Chourineur.

— Ma foi, non… monsieur Germain, ma foi non ; je crois que maintenant je peux me permettre ce plaisir-là, et je vous la serre de bon cœur.

— Nous nous reverrons… car me voici sous votre protection… je n’aurai plus rien à craindre, et de ma cellule je descendrai chaque jour au préau.

— Soyez calme, si je le veux on ne vous parlera qu’à quatre pattes… Mais j’y songe, vous savez écrire… mettez sur le papier ce que je viens de vous raconter, et envoyez l’histoire à M. Rodolphe ; il saura qu’il n’a plus à être inquiet de vous, et que je suis ici pour le bon motif, car s’il apprenait autrement que le Chourineur a volé et qu’il ne connaisse pas le dessous des cartes… tonnerre… ça ne m’irait pas…

— Soyez tranquille… ce soir même je vais écrire à mon protecteur inconnu ; demain vous me donnerez son adresse et la lettre partira. Adieu encore, merci, mon brave !

— Adieu, monsieur Germain, je vas retourner auprès de ces tas de gueux… dont je suis prévôt… il faudra bien qu’ils marchent droit, ou sinon, gare dessous !…

— Quand je songe qu’à cause de moi vous allez vivre quelque temps encore avec ces misérables !…

— Qu’est-ce que ça me fait ? Maintenant il n’y a pas de risque qu’ils déteignent sur moi… M. Rodolphe m’a trop bien lessivé… je suis assuré contre l’incendie !

Et le Chourineur suivit le gardien.

Germain entra chez le directeur.

Quelle fut sa surprise… il y trouva Rigolette…

Rigolette pâle, émue, les yeux baignés de larmes, et pourtant souriant à travers ses pleurs… sa physionomie exprimait un ressentiment de joie, de bonheur inexprimable.

— J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre, monsieur — dit le directeur à Germain. — La justice vient de déclarer qu’il n’y avait pas lieu à suivre contre vous… Par suite du désistement et surtout des explications de la partie civile, je reçois l’ordre de vous mettre immédiatement en liberté.

— Monsieur… que dites-vous ?… il serait possible !…

Rigolette voulut parler ; sa trop vive émotion l’en empêcha ; elle ne put que faire à Germain un signe de tête affirmatif en joignant les mains.

— Mademoiselle est arrivée ici peu de moments après que j’ai reçu l’ordre de vous mettre en liberté — ajouta le directeur. — Une lettre, de toute-puissante recommandation, qu’elle m’apportait, m’a appris le touchant dévouement qu’elle vous a témoigné pendant votre séjour en prison, monsieur. C’est donc avec un vif plaisir que je vous ai envoyé chercher, certain que vous serez très-heureux de donner votre bras à mademoiselle pour sortir d’ici.

— Un rêve !… non, c’est un rêve ! — dit Germain. — Ah ! monsieur… que de bontés !… Pardonnez-moi si la surprise… la joie m’empêchent de vous remercier comme je le devrais…

— Et moi donc, monsieur Germain, je ne trouve pas un mot à dire — reprit Rigolette ; — jugez de mon bonheur : en vous quittant, je trouve l’ami de M. Rodolphe qui m’attendait.

— Encore M. Rodolphe ! — dit Germain étonné.

— Oui, maintenant on peut tout vous dire, vous saurez cela ; M. Murph me dit donc : — Germain est libre, voilà une lettre pour M. le directeur de la prison ; quand vous arriverez il aura reçu l’ordre de mettre Germain en liberté et vous pourrez l’emmener. Je ne pouvais croire ce que j’entendais, et pourtant c’était vrai. Vite, vite, je prends un fiacre… j’arrive… et il est en bas qui nous attend…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous renonçons à peindre le ravissement des deux amants lorsqu’ils sortirent de la Force, la soirée qu’ils passèrent dans la petite chambre de Rigolette, que Germain quitta à onze heures pour gagner un modeste logement garni.

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Résumons en peu de mots les idées pratiques ou théoriques que nous avons tâché de mettre en relief dans cet épisode de la vie de prison.

Nous nous estimerions très-heureux d’avoir démontré :

L’insuffisance, l’impuissance et le danger de la réclusion en commun…

Les disproportions qui existent entre l’appréciation et la punition de certains crimes (le vol domestique, le vol avec effraction), et celle de certains délits (les abus de confiance)…

Et enfin l’impossibilité matérielle où sont les classes pauvres de jouir du bénéfice des lois civiles[1].


  1. À ce sujet, nous avons reçu de nouvelles réclamations et quelques documents curieux, les uns de Hollande, les autres d’Italie ; nous donnons ces renseignements ci-après, en exprimant toute notre gratitude aux personnes qui nous ont fait l’honneur de nous les adresser.

    Plusieurs officiers judiciaires ont bien voulu nous faire observer que, dans beaucoup de circonstances, la chambre des avoués de Paris a instrumenté officieusement et sans frais, lorsque les parties faisaient preuve d’indigence.

    Rien de plus honorable, de plus louable, de plus charitable assurément que cette aumône judiciaire. Mais ceci est un don, un octroi volontaire, par conséquent variable, révocable, et non pas une institution, un fait légal et acquis virtuellement aux classes pauvres.

    Ce n’est pas une aumône que nous demandons pour elles, c’est un droit reconnu, car il nous semble que l’indigence a aussi ses droits.

    Il est au moins étrange que la France, qui devrait marcher à la tête de la civilisation, ne fasse pas jouir les classes les plus nombreuses et les plus laborieuses de la société des charitables avantages qui leur sont acquis chez presque toutes les nations de l’Europe.

    En Hollande, en Sardaigne, dans presque toutes les légations d’Italie, les pauvres, ainsi qu’on va le voir, sont mille fois mieux traités qu’en France sous ce rapport.

    Le document suivant, traduit du Code hollandais, vient de nous être communiqué par l’un des avocats les plus distingués d’Amsterdam. On ne peut qu’admirer une telle législation :

    Extrait du Code de procédure civile néerlandais relatif aux classes pauvres.

    « Art. 855. Toutes personnes, soit demandeurs, soit défendeurs, en fournissant la preuve qu’elles sont hors d’état de payer les frais d’un procès, peuvent obtenir du juge qui doit connaître de l’objet du procès l’autorisation de plaider sans frais.

     » Art. 856. Cette autorisation se demande par requête écrite sur papier non timbré ; et si la requête est adressée à une cour ou à un tribunal d’arrondissement, elle est signée par un avoué désigné à cet effet, au besoin par le président.

     » Art. 857. Cette requête contiendra le résumé des faits et une indication sommaire des arguments sur lesquels est fondée la demande ou la défense de l’exposant.

     » Art. 858. Cette requête sera accompagnée d’un certificat de l’indigence de l’exposant, délivré par le chef de l’administration du lieu de son domicile.

     » Art. 859. La cour ou le tribunal ordonne, par simple disposition, la citation de la partie adverse devant deux juges-commissaires, et désigne, selon l’importance de la cause, un avoué, ou bien un avocat et un avoué pour l’assister à l’audience.

     » Art. 860. La demande, ainsi que l’ordonnance du juge, seront, à la requête de l’exposant, signifiées par huissier et sans frais à la personne ou au domicile de la partie adverse. Cet exploit sera enregistré gratis et exempt de droit de timbre.

     » Art. 861. Si la partie adverse ne comparait pas devant les commissaires, la cour ou le tribunal, sur le rapport de ces commissaires, examinera si l’exposant a suffisamment prouvé son indigence ; elle accorde, dans ce cas, l’autorisation demandée, à moins que le juge ne considère la demande ou la défense au fond dénuée de tout fondement.

    » Art. 862. Si la partie adverse comparaît, elle peut s’opposer à ce que l’autorisation soit accordée, en prouvant que les assertions de l’exposant sont sans fondement. Ces preuves doivent se faire, quant aux faits, par des documents concluants, et, quant au droit, par une disposition expresse de la loi.

    » Art. 863. La partie adverse peut également fonder son opposition sur le manque ou sur l’insuffisance du certificat d’indigence, ou bien sur l’indication des moyens pécuniaires suffisants de la part de l’exposant.

    » Art. 864. Sur le rapport des juges-commissaires, la demande de l’exposant est accueillie ou refusée. Si elle est accueillie, on désigne pour l’assister gratis un avoué, ou un avocat et un avoué, si déjà il n’y a été pourvu.

    » Art. 865. Si celui qui a obtenu de plaider sans frais a succombé en première instance, il ne pourra plaider sans frais en appel ou en cassation sans y être autorisé de nouveau. S’il a gagné son procès en première instance, il n’a pas besoin de nouvelle autorisation pour plaider sans frais en appel ou en cassation. Sur sa requête, il lui sera seulement désigné un nouvel avocat et un nouvel avoué.

    » Art. 866. Tous exploits devront se faire par un huissier domicilié dans le canton, ou, à son défaut, par l’huissier d’un canton voisin.

    » Art. 867. Le jugement qui accueille la demande de plaider sans frais et tous les actes qui l’ont précédé sont exempts de timbre et seront enregistrés gratis. Aucun salaire d’huissier, d’avoué et d’avocat ne pourra jamais de ce chef être porté en compte ni à l’exposant ni à la partie adverse.

    » Art. 868. Si la demande de plaider sans frais est accueillie, tous les actes produits par le plaideur sans frais seront visés pour timbre et enregistrés en débet, tous droits de greffe et d’amendes judiciaires, dus de ce chef, seront également mis en débet, et le plaideur sans frais ne sera jamais tenu de payer aucun salaire aux avocat, avoué et huissier qui lui auront été adjoints.

    » Art. 872. Lorsque les indigents, en dehors d’un procès proprement dit, ont besoin d’une autorisation judiciaire, d’une approbation ou de toute autre ordonnance sur requête, ils peuvent adresser leur requête écrite sur papier non timbré, en y joignant un certificat d’indigence. Dans ce cas, la réponse ou l’ordonnance leur sera délivrée libre de timbre, de droit d’enregistrement et sans aucuns frais.

    » Art. 873. Dans ce cas, et si les indigents ne sont pas munis d’avoué, il leur en sera désigné un par le président.

    » Art. 874. Les bureaux de bienfaisance, les administrations d’institutions charitables et des églises des divers cultes peuvent également, et de la même manière, obtenir de plaider sans frais, sans être tenus de produire des certificats d’indigence.

    » Art. 875. Les décisions des cours, tribunaux et justices de canton (de paix), relativement à l’admission de plaider sans frais, ne sont pas sujettes à appel. »

    Le document suivant est relatif aux institutions de certains États d’Italie :

    « Dans les États du duché de Modène et dans les légations des États romains, où toutes les lois civiles et criminelles protègent et favorisent les riches et les nobles, il y a cependant une institution fort belle.

    » Il arrive très-fréquemment que des pauvres ont besoin de faire valoir leurs droits, et se trouveraient dans la nécessité de les abandonner faute de moyens pécuniaires, s’ils devaient payer les taxes prescrites, les rétributions aux avocats et les dépenses du papier timbré.

    » Il y a dans lesdits États une institution très-charitable, c’est-à-dire qu’il existe auprès des tribunaux des avocats reconnus, qu’on appelle avocats des pauvres, lesquels sont autorisés à faire les actes sur papier libre, avec exemption de toute taxe, et obligés d’agir sans recevoir aucune rétribution. Les places d’avocats des pauvres sont très-recherchées, particulièrement par les jeunes avocats qui commencent leur carrière.

    « Le malheureux qui veut jouir du bénéfice de la susdite loi n’a qu’à produire au tribunal civil un certificat d’indigence délivré par le curé et visé par le maire de l’arrondissement ou de la commune. »

    À propos d’institutions philanthropiques, on nous communique cette autre note.

    Que l’on compare les intérêts énormes que le Mont-de-Piété, en France, exige des malheureux, et la charitable générosité avec laquelle ces établissements sont administrés dans plusieurs États d’Italie :

    « Il y a dans toutes les villes d’Italie des Monts-de-Piété. L’intérêt fixé par les lois est de 6 pour 100 pour les grands monts-de-piété, et de 3 et 4 pour 100 pour les petits. Ceux-ci servent absolument aux pauvres, parce qu’on n’y fait que de petits prêts. Dans plusieurs villes commerçantes, les lois qui règlent les intérêts de l’argent permettent, à titre de commerce, de porter les intérêts à 8 et même à 10 pour cent ; mais jamais les intérêts sur les prêts des Monts-de-Piété ne dépassent 6 pour 100. On conçoit facilement cette mesure d’équité et de moralité pour les établissements de bienfaisance.

    » Il y a dans plusieurs villes d’Italie des Monts-de-Piété tout à fait gratuits (dans lesquels on prête sans intérêts), entre autres celui qui existe à la Mirandole, duché de Modène. Non-seulement cet établissement prête sans intérêts, mais il tient pendant cinq ans (y compris l’accumulation des intérêts à 5 pour 100) à la disposition des emprunteurs ou héritiers l’excédant qu’on a retiré de la vente aux enchères des objets engagés. Lorsque ce délai de cinq ans est expiré, il y a prescription ; mais les sommes abandonnées ne tombent pas dans le domaine de l’établissement : elles servent à former des dots pour de pauvres filles indigentes, parmi lesquelles on donne la préférence aux orphelines. »