Les Mystères de Paris/Partie VII/11

Librairie de Charles Gosselin (p. 169-190).

CHAPITRE XI.

MURPH ET POLIDORI.



La figure de sir Walter Murph était rayonnante.

En descendant de voiture, il remit à un des gens du prince une paire de pistolets, ôta sa longue redingote de voyage, et, sans prendre le temps de changer de vêtements, il suivit Rodolphe, qui, impatient, l’avait précédé dans son appartement.

— Bonne nouvelle, monseigneur, bonne nouvelle ! — s’écria le squire lorsqu’il se trouva seul avec Rodolphe — les misérables sont démasqués, M. d’Orbigny est sauvé… vous m’avez fait partir à temps… une heure de retard… un nouveau crime était commis !

— Et Mme d’Harville ?

— Elle est tout à la joie que lui cause le retour de l’affection de son père, et tout au bonheur d’être arrivée, grâce à vos conseils, assez à temps pour l’arracher à une mort certaine.

— Ainsi, Polidori…

— Était encore cette fois le digne complice de la belle-mère de madame d’Harville. Mais quel monstre que cette belle-mère… quel sang-froid, quelle audace !… et ce Polidori !… Ah ! monseigneur… vous avez bien voulu quelquefois me remercier de ce que vous appeliez mes preuves de dévouement…

— J’ai toujours dit les preuves de ton amitié, mon bon Murph…

— Eh bien ! monseigneur, jamais, non jamais cette amitié n’a été mise à une plus rude épreuve que dans cette circonstance — dit le squire d’un air moitié sérieux moitié plaisant.

— Comment cela ?

— Les déguisements de charbonnier, les pérégrinations dans la Cité, et tutti quanti, cela n’a rien été, monseigneur, rien absolument, auprès du voyage que je viens de faire avec cet infernal Polidori.

— Que dis-tu ? Polidori…

— Je l’ai ramené…

— Avec toi ?

— Avec moi… Jugez… quelle compagnie… pendant douze heures côte à côte avec l’homme que je méprise et que je hais le plus au monde… Autant voyager avec un serpent… ma bête d’antipathie.

— Et où est Polidori, maintenant ?

— Dans la maison de l’allée des Veuves… sous bonne et sûre garde…

— Il n’a donc fait aucune résistance pour te suivre ?

— Aucune… Je lui ai laissé le choix d’être arrêté sur-le-champ par les autorités françaises ou d’être mon prisonnier allée des Veuves : il n’a pas hésité.

— Tu as eu raison, il vaut mieux l’avoir ainsi sous la main. Tu es un homme d’or, mon vieux Murph ; mais raconte-moi ton voyage… Je suis impatient de savoir comment cette femme indigne et son indigne complice ont été enfin démasqués.

— Rien de plus simple : je n’ai eu qu’à suivre vos instructions à la lettre pour terrifier et écraser ces infâmes. Dans cette circonstance, monseigneur, vous avez sauvé, comme toujours, des gens de bien et puni des méchants. Noble providence que vous êtes !…

— Sir Walter, sir Walter, rappelez-vous les flatteries du baron de Graün… — dit Rodolphe en souriant.

— Allons, soit, monseigneur. Je commencerai donc, ou plutôt vous voudrez bien lire d’abord cette lettre de madame la marquise d’Harville qui vous instruira de tout ce qui s’est passé avant que mon arrivée ait confondu Polidori.

— Une lettre ?… donne vite.

Murph, remettant à Rodolphe la lettre de la marquise, ajouta :

— Ainsi que cela était convenu, au lieu d’accompagner madame d’Harville chez son père, j’étais descendu à une auberge servant de tournebride, à deux pas du château, où je devais attendre que madame la marquise me fît demander.

Rodolphe lut ce qui suit avec une tendre et impatiente sollicitude :

« Monseigneur,

» Après tout ce que je vous dois déjà, je vous devrai la vie de mon père !!!

» Je laisse parler les faits : ils vous diront mieux que moi quels nouveaux trésors de gratitude envers vous je viens d’amasser dans mon cœur.

» Comprenant toute l’importance des conseils que vous m’avez fait donner par sir Walter Murph, qui m’a rejointe sur la route de Normandie presque à ma sortie de Paris, je suis arrivée en toute hâte au château des Aubiers.

» Je ne sais pourquoi la physionomie des gens qui me reçurent me parut sinistre ; je ne vis parmi eux aucun des anciens serviteurs de notre maison : personne ne me connaissait. Je fus obligée de me nommer ; j’appris que depuis quelques jours mon père était très-souffrant, et que ma belle-mère venait de ramener un médecin de Paris.

» Plus de doute, il s’agissait du docteur Polidori.

» Voulant me faire conduire à l’instant auprès de mon père, je demandai où était un vieux valet de chambre auquel il était très-attaché. Depuis quelque temps cet homme avait quitté le château ; ces renseignements m’étaient donnés par un intendant qui m’avait conduite dans mon appartement, disant qu’il allait prévenir ma belle-mère de mon arrivée.

» Était-ce illusion, prévention ? il me semblait que ma venue était même importune aux gens de mon père. Tout dans le château me paraissait morne, sinistre. Dans la disposition d’esprit où je me trouvais, on cherche à tirer des inductions des moindres circonstances. Je remarquai partout des marques de désordre, d’incurie, comme si on avait trouvé inutile de soigner une habitation qui devait être bientôt abandonnée…

» Mes inquiétudes, mes angoisses augmentaient à chaque instant. Après avoir établi ma fille et sa gouvernante dans mon appartement, j’allais me rendre chez mon père, lorsque ma belle-mère entra.

» Malgré sa fausseté, malgré l’empire qu’elle possédait ordinairement sur elle-même, elle parut atterrée de ma brusque arrivée.

» — M. d’Orbigny ne s’attend pas à votre visite, madame — me dit-elle. — Il est si souffrant qu’une pareille surprise lui serait funeste. Je crois donc convenable de lui laisser ignorer votre présence ; il ne pourrait aucunement se l’expliquer, et…

» Je ne la laissai pas achever.

» — Un grand malheur est arrivé, madame, — lui dis-je. — M. d’Harville est mort… victime d’une funeste imprudence. Après un si déplorable événement, je ne pouvais rester à Paris chez moi, et je viens passer auprès de mon père les premiers temps de mon deuil.

» — Vous êtes veuve !… — ah ! c’est un bonheur insolent ! — s’écria ma belle-mère avec rage.

» D’après ce que vous savez du malheureux mariage que cette femme avait tramé pour se venger de moi, vous comprendrez, monseigneur, l’atrocité de son exclamation.

» — C’est parce que je crains que vous ne vouliez être aussi insolemment heureuse que moi, madame, que je viens ici — lui dis-je peut-être imprudemment. — Je veux voir mon père.

» — Cela est impossible dans ce moment — me dit-elle en pâlissant ; votre aspect lui causerait une révolution dangereuse.

» — Puisque mon père est si gravement malade — m’écriai-je — comment n’en suis-je pas instruite ?

» — Telle a été la volonté de M. d’Orbigny — me répondit ma belle-mère.

» — Je ne vous crois pas, madame, et je vais m’assurer de la vérité — lui dis-je en faisant un pas pour sortir de ma chambre.

» — Je vous répète que votre vue inattendue peut faire un mal horrible à votre père — s’écria-t-elle en se plaçant devant moi pour me barrer le passage. — Je ne souffrirai pas que vous entriez chez lui sans que je l’aie prévenu de votre retour avec les ménagements que réclame sa position.

» J’étais dans une cruelle perplexité, monseigneur. Une brusque surprise pouvait, en effet, porter un coup dangereux à mon père ; mais cette femme, ordinairement si froide, si maîtresse d’elle-même, me semblait tellement épouvantée de ma présence, j’avais tant de raisons de douter de la sincérité de sa sollicitude pour la santé de celui qu’elle avait épousé par cupidité, enfin la présence du docteur Polidori, le meurtrier de ma mère, me causait une terreur si grande que, croyant la vie de mon père menacée, je n’hésitai pas entre l’espoir de le sauver et la crainte de lui causer une émotion fâcheuse.

» — Je verrai mon père à l’instant — dis-je à ma belle-mère.

» Et quoique celle-ci m’eût saisie par le bras, je passai outre…

» Perdant complètement l’esprit, cette femme voulut, une seconde fois, presque par force, m’empêcher de sortir de ma chambre… Cette incroyable résistance redoubla ma frayeur… je me dégageai de ses mains… Connaissant l’appartement de mon père, j’y courus rapidement : j’entrai…

» Oh ! monseigneur ! de ma vie je n’oublierai cette scène et le tableau qui s’offrit à ma vue…

» Mon père, presque méconnaissable, pâle, amaigri, la souffrance peinte sur tous les traits, la tête renversée sur un oreiller, était étendu dans un grand fauteuil…

» Au coin de la cheminée, debout auprès de lui, le docteur Polidori s’apprêtait à verser dans une tasse que lui présentait une garde-malade quelques gouttes d’une liqueur contenue dans un petit flacon de cristal qu’il tenait à la main…

» Sa longue barbe rousse donnait une expression plus sinistre encore à sa physionomie. J’entrai si précipitamment qu’il fit un geste de surprise, échangea un regard d’intelligence avec ma belle-mère qui me suivait en hâte, et au lieu de faire prendre à mon père la potion qu’il lui avait préparée, il posa brusquement le flacon sur la cheminée.

» Guidée par un instinct dont il m’est encore impossible de me rendre compte, mon premier mouvement fut de m’emparer de ce flacon.

» Remarquant aussitôt la surprise et la frayeur de ma belle-mère et de Polidori, je me félicitai de mon action. Mon père, stupéfait, semblait irrité de me voir, je m’y attendais. Polidori me lança un coup d’œil féroce ; malgré la présence de mon père et celle de la garde-malade, je craignis que ce misérable, voyant son crime presque découvert, ne se portât contre moi à quelque extrémité.

» Je sentis le besoin d’un appui dans ce moment décisif, je sonnai ; un des gens de mon père accourut ; je le priai de dire à mon valet de chambre (il était prévenu) d’aller chercher quelques objets que j’avais laissés au tournebride ; sir Walter Murph savait que, pour ne pas éveiller les soupçons de ma belle-mère, dans le cas où je serais obligée de donner mes ordres devant elle, j’emploierais ce moyen pour le mander auprès de moi.

» La surprise de mon père, de ma belle-mère était telle, que le domestique sortit avant qu’ils eussent pu dire un mot : je fus rassurée ; au bout de quelques instants sir Walter Murph serait auprès de moi…

» — Qu’est-ce que cela signifie ? — me dit enfin mon père d’une voix faible, mais impérieuse et courroucée. — Vous ici, Clémence… sans que je vous y aie appelée ?… Puis à peine arrivée vous vous emparez du flacon qui contient la potion que le docteur allait me donner… m’expliquerez-vous cette folie ?

» — Sortez — dit ma belle-mère à la garde-malade.

» Cette femme obéit.

« — Calmez-vous, mon ami — reprit ma belle-mère en s’adressant à mon père ; — vous le savez, la moindre émotion pourrait vous être nuisible. Puisque votre fille vient ici malgré vous, et que sa présence vous est désagréable, donnez-moi votre bras, je vous conduirai dans le petit salon ; pendant ce temps-là, notre bon docteur fera comprendre à madame d’Harville ce qu’il y a d’imprudent, pour ne pas dire plus, dans sa conduite…

» Et elle jeta un regard significatif à son complice.

» Je compris le dessein de ma belle-mère. Elle voulait emmener mon père et me laisser seule avec Polidori, qui, dans ce cas extrême, aurait sans doute employé la violence pour m’arracher le flacon qui pouvait fournir une preuve évidente de ses projets criminels.

» — Vous avez raison — dit mon père à ma belle-mère. — Puisqu’on vient me poursuivre jusque chez moi, sans respect pour mes volontés, je laisserai la place libre aux importuns…

» Et se levant avec peine, il accepta le bras que lui offrait ma belle-mère, et fit quelques pas vers le petit salon…

» À ce moment, Polidori s’avança vers moi ; mais, me rapprochant aussitôt de mon père, je lui dis :

» — Je vais vous expliquer ce qu’il y a d’imprévu dans mon arrivée et d’étrange dans ma conduite… Depuis hier je suis veuve… Depuis hier je sais que vos jours sont menacés, mon père.

» Il marchait péniblement courbé. À ces mots, il s’arrêta, se redressa vivement, et me regardant avec un étonnement profond, il s’écria :

» — Vous êtes veuve… mes jours sont menacés !… Qu’est-ce que cela signifie ?

» — Et qui ose menacer les jours de M. d’Orbigny, madame ? — me demanda audacieusement ma belle-mère.

» — Oui, qui les menace ?… — ajouta Polidori.

» — Vous, monsieur ; vous, madame — répondis-je.

» — Quelle horreur !… — s’écria ma belle-mère en faisant un pas vers moi.

» — Ce que je dis, je le prouverai, madame… — lui répondis-je.

» — Mais une telle accusation est épouvantable !… — s’écria mon père.

» — Je quitte à l’instant cette maison, puisque j’y suis exposé à de si atroces calomnies !… — dit le docteur Polidori avec l’indignation apparente d’un homme outragé dans son honneur. Commençant à sentir le danger de sa position, il voulait fuir sans doute.

» Au moment où il ouvrait la porte, il se trouva face à face avec sir Walter Murph… »

Rodolphe, s’interrompant de lire, tendit la main au squire et lui dit :

— Très-bien, mon vieil ami, ta présence a dû foudroyer ce misérable.

— C’est le mot, monseigneur… il est devenu livide… et a fait deux pas en arrière en me regardant avec stupeur ; il semblait anéanti… Me retrouver au fond de la Normandie, dans un moment pareil !… il croyait faire un mauvais rêve… Mais continuez, monseigneur, vous allez voir que cette infernale comtesse d’Orbigny a eu aussi son tour de foudroiement, grâce à ce que vous m’aviez appris de sa visite au charlatan Bradamanti-Polidori dans la maison de la rue du Temple… car, après tout, c’est vous qui agissiez… ou plutôt je n’étais que l’instrument de votre pensée… aussi, jamais, je vous le jure, vous ne vous êtes plus heureusement et plus justement substitué à l’indolente Providence que dans cette occasion.

Rodolphe sourit et continua la lecture de la lettre de madame d’Harville :

» À la vue de sir Walter Murph, Polidori resta pétrifié ; ma belle-mère tombait de surprise en surprise ; mon père, ému de cette scène, affaibli par la maladie, fut obligé de s’asseoir dans un fauteuil. Sir Walter ferma à double tour la porte par laquelle il était entré ; et se plaçant devant celle qui conduisait à un autre appartement, afin que le docteur Polidori ne pût s’échapper, il dit à mon pauvre père avec l’accent du plus profond respect :

» — Mille pardons, monsieur le comte, de la licence que je prends ; mais une impérieuse nécessité, dictée par votre seul intérêt (et vous allez bientôt le reconnaître), m’oblige à agir ainsi… Je me nomme sir Walter Murph, ainsi que peut vous l’affirmer ce misérable qui, à ma vue, tremble de tous ses membres ; je suis le conseiller intime de S. A. R. monseigneur le grand-duc régnant de Gérolstein…

» — Cela est vrai — dit le docteur Polidori en balbutiant, éperdu de frayeur.

» — Mais alors, monsieur… que venez-vous faire ici ? que voulez-vous ?

» — Sir Walter Murph — repris-je en m’adressant à mon père — vient se joindre à moi pour démasquer les misérables dont vous avez failli être victime.

» Puis, remettant à sir Walter le flacon de cristal, j’ajoutai : — J’ai été assez bien inspirée pour m’emparer de ce flacon au moment où le docteur Polidori allait verser quelques gouttes de la liqueur qu’il contient dans une potion qu’il offrait à mon père.

» — Un praticien de la ville voisine analysera devant vous le contenu de ce flacon que je vais déposer entre vos mains, monsieur le comte, et s’il est prouvé qu’il renferme un poison lent et sûr — dit Walter Murph à mon père — il ne pourra plus vous rester de doute sur les dangers que vous couriez, et que la tendresse de madame votre fille a heureusement prévenus.

» Mon pauvre père regardait tour à tour sa femme, le docteur Polidori, moi et sir Walter d’un air égaré ; ses traits exprimaient une angoisse indéfinissable. Je lisais sur son visage navré la lutte violente qui déchirait son cœur. Sans doute il résistait de tout son pouvoir à de croissants et terribles soupçons, craignant d’être obligé de reconnaître la scélératesse de ma belle-mère ; enfin, cachant sa tête dans ses mains, il s’écria :

» — Oh ! mon Dieu, mon Dieu !… tout cela est horrible… impossible. Est-ce un rêve que je fais ?

» — Non, ce n’est pas un rêve… — s’écria audacieusement ma belle-mère — rien de plus réel que cette atroce calomnie concertée d’avance pour perdre une malheureuse femme dont le seul crime a été de vous consacrer sa vie. Venez, venez, mon ami, ne restons pas une seconde de plus ici — ajouta-t-elle en s’adressant à mon père ; — peut-être votre fille n’aura-t-elle pas l’insolence de vous retenir malgré vous…

» — Oui, oui, sortons — dit mon père hors de lui — tout cela n’est pas vrai, ne peut pas être vrai, je ne veux pas en entendre davantage, ma raison n’y résisterait pas… d’épouvantables méfiances s’élèveraient dans mon cœur, empoisonneraient le peu de jours qui me restent à vivre, et rien ne pourrait me consoler d’une si abominable découverte.

» Mon père semblait si souffrant, si désespéré, qu’à tout prix j’aurais voulu mettre fin à cette scène si cruelle pour lui. Sir Walter devina ma pensée ; mais, voulant faire pleine et entière justice, il répondit à mon père :

» — Encore quelques mots, monsieur le comte ; vous allez avoir le chagrin, sans doute bien pénible, de reconnaître qu’une femme que vous vous croyiez attachée par la reconnaissance a toujours été un monstre hypocrite ; mais vous trouverez des consolations certaines dans l’affection de votre fille, qui ne vous a jamais manqué.

» — Cela passe toutes les bornes ! — s’écria ma belle-mère avec rage — et de quel droit, monsieur, et sur quelles preuves osez-vous baser de si effroyables calomnies ? Vous dites que ce flacon contient du poison ?… Je le nie, monsieur, et je le nierai jusqu’à preuve du contraire ; et lors même que le docteur Polidori aurait, par méprise, confondu un médicament avec un autre, est-ce une raison pour oser m’accuser d’avoir voulu… de complicité avec lui… Oh ! non, non, je n’achèverai pas… une idée si horrible est déjà un crime ; encore une fois, monsieur, je vous défie de dire sur quelles preuves, vous et madame, osez appuyer cette affreuse calomnie… — dit ma belle-mère avec une audace incroyable.

» — Oui, sur quelles preuves ? — s’écria mon malheureux père. — Il faut que la torture que l’on m’impose ait un terme.

» — Je ne suis pas venu ici sans preuves, monsieur le comte — dit sir Walter. — Et ces preuves, les réponses de ce misérable vous les fourniront tout à l’heure. — Puis sir Walter adressa la parole en allemand au docteur Polidori, qui semblait avoir repris un peu d’assurance, mais qui la perdit aussitôt. »

— Que lui as-tu dit ? — demanda Rodolphe au squire en s’interrompant de lire.

— Quelques mots significatifs, monseigneur, à peu près ceux-ci : Tu as échappé par la fuite à la condamnation dont tu avais été frappé par la justice du grand-duché ; tu demeures rue du Temple, sous le faux nom de Bradamanti ; on sait à quel abominable métier tu te livres ; tu as empoisonné la première femme du comte ; il y a trois jours, madame d’Orbigny est allée te chercher pour t’emmener ici empoisonner son mari ; S. A. R. est à Paris, elle a les preuves de tout ce que j’avance. Si tu avoues la vérité, afin de confondre cette misérable femme, tu peux espérer, non ta grâce, mais un adoucissement au châtiment que tu mérites ; tu me suivras à Paris, où je te déposerai en lieu sûr jusqu’à ce que S. A. ait décidé de toi. Sinon, de deux choses l’une, ou S. A. R. fait demander et obtient ton extradition, ou bien à l’instant même j’envoie chercher à la ville voisine un magistrat ; ce flacon renfermant du poison lui sera remis, on t’arrêtera sur-le-champ, on fera des perquisitions chez toi, rue du Temple ; tu sais combien elles te compromettront, et la justice française suivra son cours… Choisis donc…

Ces révélations, ces accusations, ces menaces qu’il savait fondées, se succédant coup sur coup, accablèrent cet infâme, qui ne s’attendait pas à me voir si bien instruit. Dans l’espoir d’adoucir la position qui l’attendait, il n’hésita pas à sacrifier sa complice, et me répondit : « Interrogez-moi, je dirai la vérité en ce qui concerne cette femme. »

— Bien, bien, mon digne Murph, je n’attendais pas moins de toi.

— Pendant mon entretien avec Polidori, les traits de la belle-mère de madame d’Harville se décomposaient d’une manière effrayante, quoiqu’elle ne comprît pas l’allemand. Elle voyait, à l’abattement croissant de son complice, à son attitude suppliante, que je le dominais. Dans une anxiété terrible, elle cherchait à rencontrer les yeux de Polidori, afin de lui donner du courage ou d’implorer sa discrétion, mais il évitait constamment son regard.

— Et le comte ?

— Son émotion était inexprimable ; de ses doigts crispés il serrait convulsivement les bras de son fauteuil, la sueur baignait son front, il respirait à peine, ses yeux ardents, fixes, ne quittaient pas les miens, ses angoisses égalaient celles de sa femme. La suite de la lettre de madame d’Harville vous dira la fin de cette scène pénible, monseigneur.