Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre XXIII

Charpentier (p. 444-445).

XXIII

Épilogue


Dix années se sont écoulées.

M. Martelly s’est retiré dans une villa qu’il a fait construire sur les rochers d’Endoume. Il vit au fond de cette retraite en compagnie de sa sœur. Sa seule tristesse est de voir que la liberté est une plante qui pousse mal en France ; il sait qu’il mourra sans avoir assisté à l’avènement de la démocratie.

Marius lui a succédé, dans les bureaux de la rue de la Darse. Grâce à l’héritage recueilli par Joseph, à la mort de sa mère et de M. de Cazalis, il a pu donner à ses affaires une extension considérable. Les armateurs Cayol ont, à cette heure, une des plus grandes maisons de Marseille.

Le ménage a vieilli dans son amour et dans son bonheur si longtemps attendu. Fine répand autour d’elle sa sérénité gaie et attendrie. Son frère, Cadet, est un des associés les plus actifs de la maison.

Quant à Joseph, c’est aujourd’hui un grand garçon de dix-neuf ans, qui a la beauté délicate de Blanche et l’énergie passionnée de Philippe. Il vient de terminer ses études et compte travailler avec son oncle, auquel il a confié le soin de gérer sa fortune.

Parfois, le soir, lorsque la famille est réunie, on parle du passé. Les chers fantômes de Blanche et de Philippe sont évoqués, mais les larmes que l’on répand alors n’ont rien d’amer. La paix est venue, et les souvenirs prennent la douceur d’un chant triste et lointain.

Chaque année, Joseph va à Lambesc ouvrir la chasse avec M. de Girousse. Le comte est bien vieux, mais il a encore l’esprit vif et original de sa jeunesse. D’ailleurs, il ne s’ennuie plus, il s’est décidé à créer une grande usine.

« Ah ! dit-il souvent au jeune homme, si vous entendiez la noblesse du département parler de moi ! Je suis un jacobin, je me suis mésallié en épousant l’industrie... Voyez-vous, je regrette de n’être pas né ouvrier, car je n’aurais pas passé cinquante ans de ma vie à traîner dans ce coin de la France une existence vide et inutile. »

Mais le grand ami de Joseph est le digne Sauvaire. L’ancien maître portefaix, perclus de rhumatismes, a gardé ses allures triomphantes. Les jours de soleil, il va encore promener sa vanité sur la Cannebière ; et il croit de bonne foi que toutes les filles qui passent tombent subitement amoureuses de lui.

Joseph lui paraît être un garçon bien trop raisonnable.

« Voyez-vous, lui dit-il en s’appuyant sur son bras, il faut s’amuser en cette vie. De mon temps, on riait du matin au soir. Ah ! bon Dieu ! en ai-je fait de ces parties fines ! J’ai eu pour maîtresses toutes les jolies femmes de la ville. Demandez à votre oncle. Parlez-lui de Clairon. Voilà une femme qui m’a coûté de l’argent ! »

Et il ajoute, à voix plus basse, cette phrase qu’il aime à répéter :

« Ce sont les prêtres qui me l’ont prise. »