Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre XV

Charpentier (p. 375-381).

XV

Où Mathéus achève de tout gâter


Les délégués, qui étaient parvenus à pénétrer jusqu’au commissaire du gouvernement, n’avaient pu obtenir de lui qu’une lettre dans laquelle il donnait satisfaction au désir des ouvriers de ne travailler que dix heures par jour. Mais cette lettre arrivait trop tard. Les délégués eurent beau la montrer aux groupes qu’ils rencontrèrent, le mot de vengeance était dans toutes les bouches, le peuple déclarait que le sang demandait du sang.

D’ailleurs, comme il arrive d’ordinaire, les causes de la lutte qui se préparait échappaient au plus grand nombre. La majorité de la population ignorait le but de l’émeute ; il y avait de la rage et de la terreur dans l’air, et c’était tout. Tandis que le rappel battait funèbrement dans les rues, et que les gardes nationaux se rendaient en hâte à leur poste, chacun s’interrogeait, ne sachant quel était l’ennemi contre lequel on s’armait. Une compagnie, composée de portefaix, refusa de marcher, ayant entendu dire que cet ennemi était le peuple ; malgré les espérances qu’on avait peut-être conçues, ces ouvriers ne voulaient pas tirer sur des ouvriers.

Le peuple se révoltait, telle était la seule certitude qui courait dans la foule. Pourquoi se révoltait-il, que voulait-il ? Personne n’aurait pu répondre. Les ouvriers eux-mêmes n’obéissaient plus aux motifs qui les avaient amenés devant la Préfecture ; ils se laissaient uniquement emporter par la colère. La lutte était devenue personnelle, sans aucune arrière-pensée d’insurrection politique. Si quelques meneurs intéressés n’avaient pas poussé le peuple à la violence, il est à croire que tout se serait terminé par des cris et des menaces.

La place Royale, que l’on nommait depuis février place de la Révolution, devint le centre du mouvement. Quelques compagnies républicaines avaient là leur place d’armes. Dès que la nouvelle du combat qui venait d’avoir lieu à la barricade de la rue de la Palud se fut répandue dans les groupes stationnant sur le Cours et sur la Cannebière, les ouvriers se dirigèrent en foule vers ces compagnies républicaines et leur demandèrent si elles allaient également marcher contre eux. Le rassemblement fut bientôt considérable : on y racontait avec des cris furieux les événements de la matinée, on y nommait les citoyens tués ou blessés par la troupe et la garde nationale. Ces récits excitaient les esprits, le tumulte allait grandissant. La foule, d’ailleurs, ne bougeait pas, se contentait de crier et de demander vengeance. Il fallait une nouvelle secousse pour la jeter dans une révolte ouverte.

À ce moment, le général qui commandait la garde nationale tenta une démarche suprême. Il vint, en pleine foule, tâcher d’apaiser les esprits par des paroles de conciliation.

Ce général n’était point populaire. On l’accusait, à tort ou à raison, d’être hostile à la République. Il s’était malheureusement entouré d’un état-major choisi dans les rangs de la réaction. Pour la foule, il n’était qu’un inconnu, et le peuple, aveuglé par la colère le rendit responsable des événements déplorables qui se passaient. Personne n’avait remarqué son geste de désespoir, dans la rue Saint-Ferréol, lorsque, sans son ordre, les soldats avaient croisé la baïonnette. Dès qu’il parut, il fut entouré par des groupes exaspérés qui l’injurièrent et l’accusèrent de tous les malheurs de la matinée. Son attitude resta calme, il ne chercha pas à se défendre, il s’appliqua uniquement à promettre au peuple toutes les satisfactions possibles, à le conjurer de ne point amener des malheurs plus grands. Mais il fallut que les compagnies républicaines vinssent à son secours. Il se retira, en prononçant d’une voix haute et ferme des paroles de paix. Le tumulte grandit encore après son départ.

Alors, un officier de police parut et fit sommation à la foule de se retirer. En même temps, les compagnies reçurent l’ordre d’aller se poster sur la Cannebière, une d’elles ferma la rue dans toute sa largeur, une autre s’établit sur le trottoir de gauche. Mais ce mouvement ne réussit qu’à déplacer le centre du rassemblement. Le cours Saint-Louis et la Cannebière furent envahis. À chaque instant, les lignes des gardes nationaux étaient enfoncées, et des flots de peuple passaient. La foule s’écrasait, les clameurs devenaient plus violentes. La moindre circonstance devait déterminer une explosion.

Tout d’un coup, un grondement éclata sur le cours Saint-Louis. Le cortège qui portait l’ouvrier tué rue de la Palud, et à la tête duquel marchait Mathéus, venait de déboucher de la rue d’Aubagne. Mathéus avait déchiré ses vêtements pour faire croire à une lutte corps à corps, et il s’était mis au premier rang, hurlant, noir de poussière, secouant avec furie sa perruque rousse. Quatre hommes le suivaient, portant le corps, dont les bras et les jambes pendaient avec des balancements abominables ; la tête, renversée en arrière, montrait une horrible blessure, qui avait emporté la moitié d’une joue. Puis venait le petit groupe des défenseurs de la barricade, les yeux hors de la tête, rendus fous par la course enragée que Mathéus leur avait fait faire dans les rues de la ville. Et tous criaient : Vengeance ! Vengeance ! d’une voix enrouée, déchirée.

L’effet que ce cortège produisit fut foudroyant Mathéus, se doutant que le Cours et la Cannebière seraient pleins de monde, s’était arrangé de façon à produire là le coup de théâtre final. C’était pour cela qu’il avait promené le cortège dans les petites rues, avant de l’amener brutalement en pleine foule. Il voulait donner au rassemblement le temps de se former, il voulait surtout fatiguer ses hommes, les affoler, en faire des fous furieux qu’il jetterait ensuite aux quatre coins de la ville pour soulever toute la population.

Dès que le cortège fut sorti de la rue d’Aubagne, la foule s’écarta violemment devant lui, avec des cris d’épouvante et de colère. Il y eut une bousculade qui jeta les spectateurs contre les maisons. Et, dans la terreur, dans la rage qu’il soulevait, le convoi funèbre allait droit devant lui, trouant les groupes, traçant une large route qui se refermait ensuite au milieu d’un tumulte effroyable.

Arrivé en haut de la Cannebière, le cortège enfonça la ligne de gardes nationaux barrant la rue, et traversa le rassemblement qui occupait la chaussée, jusqu’à la place de la République. L’effet produit sur cette seconde foule fut encore plus terrible. Ces quelques hommes sanglants semblaient jeter sur leur passage de torches ardentes.

Alors, Mathéus laissa le cortège se perdre dans la vieille ville et remonta rapidement vers le cours Saint-Louis. En traversant ce cours, il avait aperçu dans un café, alors en réparation, des gardes nationaux qui s’étaient réfugiés là, pour ne pas être écharpés par la populace. Il revenait afin de mettre à exécution un projet que la vue de ces gardes nationaux lui avait inspiré. Sa seule inquiétude était de voir les ouvriers désarmés, car la lutte ne deviendrait sérieuse que du moment où le peuple aurait des fusils. Si quelques coups de feu n’étaient pas échangés sur-le-champ, la foule pouvait être domptée et muselée. Le manque d’armes retardait seul l’insurrection.

Dès qu’il fut de nouveau sur le cours Saint-Louis, il se mêla aux groupes encore frémissants de la vue du convoi funèbre, et il attira l’attention vers le café où se tenaient les gardes nationaux.

« Ce sont des carlistes, cria-t-il. À bas la garde nationale ! »

Ce cri trouva un écho retentissant dans la foule. Toutes les têtes se tournèrent vers le café, toutes les bouches se mirent à huer et à menacer ceux qui s’y étaient réfugiés.

« Je les reconnais, hurlait Mathéus, ils appartiennent à la compagnie qui a tiré sur nous, rue de la Palud. »

Cette assertion était fausse, mais elle ne pouvait être démentie dans un pareil moment. Les cris redoublèrent, les plus ardents commencèrent à ramasser des pierres et à les lancer aux fenêtres où se montraient les gardes nationaux. Ceux-ci commirent l’imprudence de mettre le peuple en joue. Dès lors, la foule perdit la tête et se précipita vers le café. Mathéus se trouvait au premier rang des assaillants et criait :

« Il nous faut des fusils... Désarmons-les ! »

Philippe et Marius étaient, depuis plus d’un quart d’heure, à l’entrée de la rue de Rome. Ne pouvant avancer, ils se contentaient d’écouter et de suivre la marche de l’émeute avec une émotion poignante. Ils avaient vu passer le sinistre cortège portant l’ouvrier tué.

« Regarde », s’était écrié simplement Philippe en serrant fortement le bras de son frère.

Et il était retombé dans un silence farouche. Puis, quand les gardes nationaux avaient mis le peuple en joue, il s’était élancé sans prononcer une parole, se ruant avec la populace à l’assaut du café.

Lui et Marius, qui l’avait suivi pas à pas, entrèrent dans le café presque en même temps que Mathéus. Les salles du haut se trouvèrent envahies en quelques secondes. Les gardes nationaux eurent la prudence de n’opposer aucune résistance sérieuse. Ils furent désarmés par les premiers qui entrèrent.

Philippe s’était emparé de deux fusils. Il en offrit un à son frère. « Non, répondit celui-ci, je ne me bats pas avec des Français. »

Philippe fit un mouvement d’impatience et revint rapidement sur le Cours, sans même regarder si Marius le suivait. Ce dernier l’accompagna pourtant, ne pouvant se résoudre à l’abandonner, espérant toujours le sauver de cette bagarre.

Sur le Cours et sur la Cannebière, l’agitation était à son comble. Les quelques insurgés qui étaient parvenus à se procurer des fusils en désarmant les gardes nationaux, vinrent en courant se mêler aux compagnies républicaines, massées sur la chaussée. Philippe s’arrêta devant l’hôtel des Empereurs, à quelques pas de Mathéus.

Ce fut ce moment que le général choisit pour faire une nouvelle tentative de conciliation. Il reparut au milieu de la foule, prêchant la concorde. Par une fatale méprise, le peuple continuait à voir en lui le seul coupable des meurtres du matin. Comme il passait devant l’hôtel des Empereurs, des hommes sautèrent à la bride de son cheval, un groupe se forma autour de lui, en l’insultant et en le menaçant. Quelques gardes nationaux essayèrent vainement de le dégager.

Pendant ce temps, Mathéus regardait si le fusil qu’il avait pris était chargé. Ses yeux luisaient, un rire silencieux tordait ses lèvres. Il venait d’avoir encore une idée pour activer les choses.

Il se cacha derrière la foule, il ajusta le général qui se trouvait en face de lui. Le coup partit. Une clameur s’éleva. Le général essuya tranquillement de la main les quelques gouttes de sang que la balle lui avait tirées, en lui effleurant la joue.

Le coup de feu de Mathéus fut suivi de plusieurs autres, qui achevèrent de frapper la foule de panique. Les simples curieux se sauvèrent en désordre, terrifiés, s’attendant à être mitraillés dans leur fuite. Les insurgés s’éloignèrent en criant :

« Aux barricades ! Aux barricades ! »

On eût dit qu’un vent de colère balayait le rassemblement. Les lignes des gardes nationaux furent emportées, et les compagnies se dispersèrent sous le torrent qui les entraînait. En moins de deux minutes, la Cannebière et le Cours se trouvèrent vides.

Le général s’était retiré, pâle et triste. Mathéus avait disparu comme par enchantement. Philippe, indigné lui-même, s’était vainement élancé du côté où un filet de fumée annonçait la présence de l’assassin : il n’avait pu distinguer qu’une forme vague qui se courbait et qui fuyait.

Quand le carrefour fut vide et que le rappel battit dans le silence des rues épouvantées, Marius entraîna son frère du côté de la place aux Œufs. Là était caché leur bonheur. Comme ils entraient dans la Grand-Rue, ils aperçurent des groupes d’ouvriers qui occupaient la place et qui élevaient des barricades. Marius retint un cri d’angoisse.

Il était environ midi.