Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre XIII

Charpentier (p. 355-362).

XIII

La stratégie de Mathéus


Mathéus était décidément un républicain pur, un radical avec lequel il ne fallait pas plaisanter. Le front à demi couvert par sa perruque rousse, il agitait sa tête, dans les clubs, comme une torche aux lueurs rouges. Il était toujours pour les partis extrêmes, il appuyait toutes les propositions qui pouvaient amener des désordres dans la ville. On finit par avoir pour lui une sorte de respectueuse terreur, et l’on écoutait ses avis avec une admiration effrayée. Le lendemain des élections, il avait parlé carrément de brûler Marseille. Cela lui donna une grande popularité parmi les libéraux exaltés.

Il rencontrait souvent Philippe, mais il évitait de lier connaissance avec lui, se contentant de le surveiller de loin, de prendre note des paroles ardentes qu’il laissait parfois échapper. Il aurait voulu le voir se mêler à une bonne petite conspiration. Tant que le jeune homme se contenterait de déclamer dans les clubs et d’assister aux banquets et aux manifestations populaires, il comprenait qu’il ne pourrait rien contre lui. Et c’est pour cela qu’il poussait à la guerre, aux barricades. Il espérait qu’au premier coup de fusil, Philippe descendrait se battre dans les rues et qu’on le condamnerait comme insurgé.

D’ailleurs, la guerre civile entrait dans les calculs de Mathéus. Ayant promis à son maître de lui livrer le père et le fils, il comptait sur le tumulte d’une insurrection pour voler le petit Joseph, tandis qu’on tuerait ou qu’on emprisonnerait Philippe. Il avait arrêté dans sa tête un plan qui, selon lui, ne pouvait manquer de réussir. Mais il s’agissait de décider le peuple à se battre. Le peuple, du reste, lui paraissait tout disposé, et il se promettait bien, si jamais un coup de fusil était tiré, de gâter les choses à tel point que la lutte deviendrait inévitable.

Pendant ce temps, M. de Cazalis s’impatientait. Depuis trois mois, il attendait vainement l’accomplissement des promesses de Mathéus. Quand ce dernier venait le soir, en cachette, lui rendre compte des événements de la journée, il se plaignait amèrement des longs retards qui le forçaient à vivre caché au fond de son hôtel.

« Eh ! monsieur, lui disait l’espion avec son rire insolent, je ne puis pourtant pas faire des barricades à moi tout seul ! Laissez mûrir l’insurrection... Vous voilà plus républicain que moi. On s’y fait, n’est-ce pas ? »

Un soir, Mathéus entra brusquement chez l’ancien député en criant :

« Ma foi, je crois que nous nous battrons demain. Je viens de parler pendant deux heures, au club. »

Il était rayonnant. Il voyait dans un avenir prochain l’argent que son maître lui avait promis s’il réussissait. Celui-ci le pressa de questions, désirant avoir enfin des certitudes.

« Voici, reprit Mathéus. Les Marseillais n’auraient peut-être jamais bougé, mais ils viennent de recevoir la visite de quelques Parisiens qui ont assisté aux journées de février, et cela leur a mis du cœur au ventre. Vous savez, je veux parler de ces Parisiens destinés à la guerre d’Italie, et qui, volés en route par un de leurs chefs, sont arrivés à Marseille dénués de tout.

– Mais ces Parisiens sont partis, interrompit M. de Cazalis.

– Oui, mais ils ont laissé ici un souffle révolutionnaire. Il y a eu, en leur faveur, un rassemblement devant la préfecture, qui a failli amener des coups de fusil. On voulait que la ville vînt à leur secours. Les ouvriers, très mécontents, doivent faire demain une grande manifestation qui tournera mal, je l’espère.

– Que veulent donc les ouvriers ? » demanda l’ancien député.

Mathéus le mit alors au courant de la situation du moment, qui était fort grave. Le grand danger venait des ouvriers des ateliers nationaux, dont la création, à Marseille, avait rencontré beaucoup de difficultés et devait amener d’irréparables malheurs. Les seuls travaux que l’on pût confier au peuple, après le décret du gouvernement provisoire, furent des travaux de terrassement nécessités par le canal, alors en construction, qui conduit aujourd’hui les eaux de la Durance dans la ville. Il y avait là tout un monde de travailleurs, employés indistinctement à une besogne autre que leurs métiers spéciaux, maudissant pour la plupart le pain qu’ils gagnaient, entretenant ainsi un foyer éternel de révolte.

Le mécontentement de ces ouvriers venait de l’inégalité que le gouvernement avait établie entre eux et les ouvriers de Paris. Les ouvriers de Paris, d’après le décret, ne devaient travailler que pendant dix heures, tandis que ceux des départements travaillaient pendant onze heures. Devant les réclamations incessantes des ouvriers marseillais, le commissaire, craignant l’exaspération de cette foule peu disciplinée, crut devoir user de ses pleins pouvoirs et réduisit à une durée de dix heures le travail à Marseille.

Malheureusement, tous les chefs d’ateliers n’acceptèrent pas cette réduction. Quelques-uns continuèrent à exiger de leurs hommes onze heures de travail ; d’autres retinrent le prix de l’heure de travail que leurs ouvriers ne faisaient plus. De là, de continuelles révoltes, un état permanent d’exaspération qui ne pouvait finir que par une crise violente. Jusqu’à ce moment, les démarches des travailleurs n’avaient obtenu aucun résultat sérieux ; les procès verbaux qu’ils avaient dressés étaient restés sans effet ; les manifestations qu’ils avaient faites s’étaient terminées par des promesses vaines, que personne ne tenait, dès qu’ils avaient le dos tourné. Ils voulaient en finir, ils voulaient obtenir justice.

Le mardi 20 juin la veille du jour où Mathéus donnait ces détails à son maître, les délégués des corporations s’étaient réunis pour discuter sur l’opportunité d’une grande manifestation. Ils avaient presque tous voté contre cette manifestation, prévoyant sans doute la lutte sanglante qu’elle amènerait.

« Les délégués me semblent des gens prudents et habiles, dit Mathéus en terminant ; mais heureusement que les ouvriers sont bien trop irrités pour les écouter. S’il y a parmi eux des têtes froides, il y a aussi des cerveaux ardents qui rêvent d’avoir raison à coups de fusil... Je crois pouvoir vous promettre une bonne petite insurrection. Je sais qu’un grand nombre d’ouvriers ne veulent pas tenir compte du vote des délégués et qu’ils ont décidé que la manifestation aurait lieu quand même. Ce sera bien le diable si quelque circonstance n’amène pas la lutte. Vous verrez comme je vous chaufferai cela. »

M. de Cazalis écoutait l’espion avec joie.

« Tes dispositions sont bien arrêtées ? lui demanda-t-il. Tu es certain que le Cayol se compromettra et que tu pourras t’emparer de l’enfant ?

– Eh ! n’ayez aucune inquiétude, répondit l’autre. Cela me regarde... S’il y a bataille, le sieur Philippe sera au premier rang des insurgés, soyez-en certain ; et, quant à l’enfant, il rentrera en votre possession avant le soir... Ces ouvriers sont bêtes comme tout, ils vont se faire tuer et emprisonner pour des niaiseries. Ah ! la bonne farce que la République !... Bonsoir, je viendrai demain matin vous donner le programme de la journée. »

Mathéus quitta M. de Cazalis et resta jusqu’à la nuit dans les rues, écoutant ce qu’on disait, tâchant de prévoir les événements. Un bruit qui courait l’inquiéta : on prétendait que le commissaire du gouvernement ne paraissait pas hostile à la manifestation. Il avait reçu, affirmait-on, la visite de quelques délégués, accourus pour lui faire savoir qu’ils étaient impuissants à contenir la foule des ouvriers, et il leur avait laissé entrevoir que la démarche du peuple auprès de lui ne lui déplaisait pas et pourrait lui donner une action plus décisive contre les chefs d’ateliers récalcitrants. On ajoutait même qu’il avait déjà fixé l’itinéraire que suivrait la colonne pendant qu’il recevrait les délégués.

Mathéus se coucha, désespéré, furieux contre la République.

« Quel tas de lâches ! murmurait-il, ils n’oseront pas se tirer un seul coup de fusil. Eh ! battez-vous donc, misérables ! Vous me ruinez en ne vous battant pas... Ils se montrent le poing, les pauvres veulent manger les riches, et ils finissent toujours par s’embrasser. C’est dégoûtant. Vous verrez que, demain, la querelle finira par un banquet où le commissaire et les ouvriers prendront ensemble une indigestion de charcuterie... Enfin, il faudra voir. »

Dès son réveil, il alla en toute hâte se promener aux abords de la préfecture. On était au jeudi 22. L’hôtel était entouré de troupes.

« Eh ! allez donc, se dit Mathéus avec une joie âpre, je savais bien qu’on se battrait !.. Je vais aller chercher mes amis les ouvriers pour les jeter sur ces baïonnettes-là. »

Avant de se retirer, il se mêla aux groupes, il y apprit que le commissaire s’était sans doute repenti d’avoir autorisé la manifestation. Dès la veille, quelques compagnies de la garde nationale avaient été prévenues, et on avait mis sur pied la troupe de ligne. L’espion, a qui aucun détail n’échappait, remarqua que, parmi là garde nationale convoquée, ne se trouvait aucune compagnie républicaine. Sauvaire paradait, à l’angle de deux rues.

Mathéus se hâta de courir au boulevard Chave, où devait avoir lieu une nouvelle réunion des délégués. Comme l’avant-veille, les délégués se prononcèrent contre la manifestation. Un certain nombre d’entre eux déclarèrent même que les ouvriers qu’ils représentaient, s’étaient, dès le matin, rendus à leur travail comme à l’ordinaire. Tandis que les hommes paisibles se retiraient ceux qui voulaient à tout prix la manifestation, excités, poussés par Mathéus, entraînèrent leurs camarades. Un noyau se forma, qui alla toujours grandissant et qui finit par devenir une véritable foule. Le peuple était lancé et ne devait plus s’arrêter.

Lorsque Mathéus comprit qu’il n’avait plus besoin de pousser en avant cette foule, il la laissa se grossir d’elle-même et rouler vers la préfecture. Pendant ce temps, il acheva de disposer son plan de bataille.

Il voulut d’abord donner des nouvelles à M. de Cazalis, ainsi qu’il le lui avait promis. Neuf heures sonnaient. Pensant avec raison qu’on ne lui laisserait pas traverser la place Saint-Ferréol, alors pleine de troupes, il gagna le quai du Canal, prit la rue de Breteuil et se trouva à quelques pas de l’hôtel de son maître. Il lui fallait passer devant la maison habitée par les Cayol, située sur le cours Bonaparte, près de cet hôtel. En passant, il leva la tête et jeta un regard triomphant sur la maison.

Son plan devait dépendre des circonstances. Il comptait sur les troubles de l’insurrection pour voler Joseph. Sans doute Marius courrait à la recherche de son frère, dès le premier coup de fusil ; et, pendant ce temps, il lui serait facile d’aller arracher l’enfant des bras de Fine. D’ailleurs, il espérait que, la préfecture se trouvant voisine, tout le quartier prendrait feu : peut-être même élèverait-on des barricades dans les rues environnantes ; il attendait en un mot quelque événement qui lui faciliterait le rapt du petit, et il se jurai d’agir carrément, de risquer tout pour réussir.

Comme il regardait la porte une dernière fois, se rappelant l’intérieur de la maison qu’il étudiait depuis longtemps, il vit sortir, rapidement, une jeune femme qui tenait un enfant dans ses bras. Il reconnut Fine et le petit Joseph. Cette brusque sortie l’inquiéta, il se mit à suivre la jeune femme.

Fine marchait vivement, sans se retourner, pressée d’arriver. Elle descendit la rue de Breteuil, remonta la Cannebière jusqu’à la place Royale et s’engagea dans les ruelles de l’ancienne ville.

Mathéus filait toujours derrière elle, se demandant où elle pouvait aller. Ils arrivèrent ainsi tous deux sur la place aux Œufs. Là, Fine disparut brusquement dans une maison, et Mathéus resta quelques minutes au milieu de la place, perplexe, cherchant à faire tourner à son avantage la précaution que prenaient les Cayol.

Dès la veille, Marius, averti par son frère des troubles qui pouvaient avoir lieu autour de la préfecture, s’était décidé à ne pas laisser Joseph dans la maison du cours Bonaparte. Il craignait vaguement un coup de main ; il sentait que M. de Cazalis devait être là, dans l’ombre, guettant la première circonstance qui se présenterait. Quand on se bat dans les rues, on vole souvent dans les maisons.

Marius jugea donc prudent de ne pas garder l’enfant dans la chambre où l’on viendrait, à coup sûr, le chercher, en cas de rapt et il fut résolu, entre lui et Fine, qu’ils le cacheraient quelque part, dès le matin. Ils choisirent pour retraite le petit logement que l’ancienne bouquetière avait longtemps habité place aux Œufs, et que son frère Cadet occupait encore. Tandis que Marius courait les rues pour veiller sur Philippe, sa femme venait de se réfugier avec l’enfant, dans un coin de Marseille où elle ne pensait guère qu’on pût les découvrir. En montant l’escalier, elle était toute joyeuse elle se disait qu’elle et le petit étaient sauvés.

Mathéus, après avoir fait deux ou trois tours sous les arbres, s’approcha d’un poste de gardes nationaux qui se trouvait dans un angle de la place. Ce poste était occupé par des hommes appartenant à une compagnie républicaine. L’espion vit sur-le-champ à qui il avait affaire.

« Il paraît qu’on va se battre devant la préfecture », dit-il au lieutenant.

Le lieutenant feignit de ne pas avoir entendu. Au bout d’un instant :

« C’est ici, reprit Mathéus, qu’on ferait de belles barricades ! Voyez donc, la place semble avoir été disposée tout exprès. »

Le lieutenant regarda complaisamment autour de lui, et finit par se décider à parler.

« Oui, oui, dit-il, il n’y aurait que quelques ruelles à boucher. Les ouvriers sont nos frères, ce n’est pas nous autres qui lutterons contre eux. »

Mathéus, que le lieutenant prenait pour un terrassier, lui serra énergiquement la main et se sauva en courant. Le hasard venait de le servir : désormais, il tenait en entier son plan de campagne. Il arriva essoufflé chez M. de Cazalis.

« Tout va bien, lui cria-t-il, je réponds du succès. »

Il s’aperçut alors que M. de Cazalis portait un uniforme de garde national.

« Pourquoi ce carnaval ? lui demanda-t-il avec surprise. Je venais vous conseiller de ne pas vous montrer.

– Je ne puis rester en place, répondit l’ancien député, je suis trop impatient, Je veux voir par moi-même... Descendons. »

Ils descendirent, et Mathéus raconta sa matinée à son maître. Comme ils approchaient de la préfecture, ils entendirent un bruit sourd et terrible, le grondement naissant de l’émeute.