Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre X

Charpentier (p. 328-336).

X

Février 1848


Le lendemain, au réveil, les deux frères éprouvèrent une joie vive en se retrouvant ensemble, délivrés de toute crainte. La veille, ils avaient emmené Joseph avec eux, après avoir largement récompensé et remercié le jardinier Ayasse.

Philippe et son fils couchèrent dans le petit logement du jeune ménage. Pendant la nuit, Marius, encore tout secoué, ne put dormir et rêva le plan d’une vie nouvelle. Dès que la famille se trouva réunie autour de la table sur laquelle Fine venait de servir le déjeuner, il se décida à exposer ce plan.

« Voyons, dit-il, parlons de choses sérieuses. Il s’agit de savoir ce que nous allons faire de cet enfant et ce que Philippe fera lui-même. »

Philippe devint grave et attentif. Souvent, il avait songé à l’existence qu’il mènerait, le jour où il lui serait permis de vivre sans se cacher ; car il sentait qu’il devrait travailler pour son fils, renoncer à ses ambitions et à ses folies.

« L’enfant, continua Marius en souriant et en regardant Fine, trouvera aisément une mère... »

La jeune femme tenait le petit Joseph sur ses genoux et lui faisait manger sa soupe, avec mille caresses. Lorsqu’elle entendit les paroles de son mari :

« Une mère, s’écria-t-elle, mais elle est toute trouvée !... On me l’a confié, on me l’a donné, n’est-ce pas, Philippe ?... C’est moi qui suis sa mère... Puisque Marius ne veut pas me faire le cadeau d’un fils, je prends celui-ci, et je ne le rends plus. Il restera toujours avec moi. Vous verrez comme je l’aimerai ! »

Philippe, attendri, serra avec effusion les mains de l’ancienne bouquetière. La pensée de son fils en bas âge l’avait effrayé parfois, et il s’était demandé comment il soignerait un enfant de quatre ans. L’offre de Fine le tirait d’embarras : il ne se séparerait pas de Joseph, et Joseph aurait auprès de lui une mère dévouée.

« Voilà l’enfant placé, reprit Marius en riant, et je me charge de placer le père... Avant tout, Philippe, dis-moi quels sont tes projets.

– Je veux travailler, répondit le jeune homme, je veux vous faire oublier mes sottises et me créer un avenir calme et heureux.

– C’est parfait... Tu renonces à tes rêves de richesses, tu consens à être un pauvre diable comme moi ?

– Oui.

– Alors, j’ai ton affaire... Tu ne peux garder la blouse du portefaix, et je t’offre un modeste emploi qui te fera vivre, sans être à charge à personne.

– J’accepte tout d’avance... Je me confie à toi, les yeux fermés certain que tu ne peux, me conduire qu’au bonheur.

– Eh bien ! je vais sur-le-champ t’installer chez mon patron M. Martelly... Il y a plus de six mois que je te réserve chez lui une place de dix-huit cents francs. Crois-moi, mon pauvre ami, reste obscur, ne cherche plus à dominer, et nous goûterons de bonnes heures. »

Les deux frères se rendirent chez l’armateur, qui fit à Philippe un bienveillant accueil et qui parut ravi de lui venir en aide, en le prenant comme employé.

« Mon cher Marius, dit-il gaiement, placez-moi ce garçon-là où vous voudrez. Il y a beaucoup de besogne à faire ici, et nous avons besoin de commis intelligents et actifs. J’aime qui me sert fidèlement. »

Marius chargea son frère d’une partie de la correspondance, qui était considérable. Dès ce moment, une existence de paix commença pour Philippe. Il vécut ses journées dans son bureau ; le soir, il retrouvait l’intérieur tranquille du jeune ménage, il prenait Joseph sur ses genoux et jouait avec lui pendant des heures. Fine avait obtenu du propriétaire une chambre qui se trouvait au quatrième étage et qu’elle arrangea pour le jeune homme. La vie fut en commun : il mangeait et couchait chez son frère, il ne sortait jamais et ne semblait à l’aise que dans cette félicité domestique.

Ce fut, pendant plusieurs semaines, une vie toute de douceur et de tendresse. À voir cette famille si unie, si heureuse, jamais on n’aurait soupçonné les émotions violentes qui l’avaient secouée, quelques mois auparavant. Les soirées étaient tièdes, attendries, pleines de paroles amicales.

Cependant, parfois Philippe retrouvait sa voix brève et irritée de jadis. Lorsque la pensée de M. de Cazalis se présentait à lui, la fièvre le reprenait, et il parlait de faire rendre gorge à l’oncle de Blanche.

« Nous sommes lâches, dit-il un soir à Marius, nous ne savons pas nous venger. Je devrais aller souffleter cet homme et lui réclamer la fortune de mon fils. »

Ces brusques colères de son frère effrayaient Marius, dont l’esprit calme et juste jugeait la situation avec plus de sang-froid.

« Tu serais bien avancé, répondit-il, si tu allais donner un soufflet à ton ennemi ! Il te ferait emprisonner de nouveau, voilà tout.

– Mais cet homme est un voleur ! Il garde un argent qui ne lui appartient pas, il le mange peut-être. Ah ! tu es heureux, Marius, de pouvoir penser à ces choses sans t’emporter. Moi, j’ai des envies de lui arracher ces biens qui reviennent de droit à Joseph.

– Je t’en supplie, ne fais plus de coups de tête. Nous vivons en paix, ne gâte pas notre bonheur.

– Alors tu veux que je renonce pour mon enfant à l’héritage de sa mère ?

– Eh ! j’aime mieux te voir renoncer à cet héritage, pour le moment du moins, que de te laisser troubler de nouveau notre vie. Contentons-nous de nous défendre, et n’attaquons pas. Nous sommes trop faibles, nous serions brisés au premier heurt.

– Je voudrais que mon fils fût riche et puissant. J’ai de l’ambition pour lui, si je n’en ai plus pour moi.

– Ton fils est heureux, nous l’aimons et nous l’élevons en honnête homme. Crois-moi, il n’a besoin de rien, il serait peut-être plus à plaindre, si tu réussissais à en faire un riche héritier. »

Souvent, de pareilles conversations revenaient entre Philippe et Marius. Ce dernier sentait que M. de Cazalis était trop puissant pour qu’on pût l’attaquer avec des chances de succès ; il avait compris que l’ancien député, à la première occasion, prendrait encore l’offensive, et il voulait réserver toutes ses forces pour la défense. Son plus cher désir était de faire oublier de l’oncle de Blanche l’existence de Joseph et de Philippe.

D’ailleurs, de nombreuses raisons le poussaient à prêcher à son frère le désintéressement. Il craignait que celui-ci ne redevînt fou en devenant riche. Il rêvait en outre pour son neveu l’existence tranquille de commis, qu’il avait menée, et il ne croyait pas pouvoir lui préparer un avenir plus doux. Souvent, il se disait : « Cet enfant sera pauvre et heureux comme moi, il trouvera une Fine qui lui donnera les bonheurs que je goûte. » Au fond de lui, il avait décidé qu’il ne réclamerait jamais un sou à M. de Cazalis.

Quand Philippe le pressait par trop, il lui parlait de Blanche, il lui disait qu’un scandale tuerait cette pauvre fille, car M. de Cazalis ne se laisserait pas arracher plusieurs centaines de mille francs sans ameuter tout Marseille. C’est ainsi qu’il maintenait son frère et qu’il l’empêchait de faire un éclat, qui aurait pu causer des malheurs irréparables.

Enfin, Marius prouva à Philippe que l’heure n’était pas venue de se venger et de réclamer l’héritage. Dès lors, la vie de la famille fut encore plus paisible. Ils n’avaient qu’une inquiétude, ils sentaient M. de Cazalis tourner autour d’eux, dans l’ombre, et ils se serraient pour protéger le petit Joseph contre les tentatives qu’ils redoutaient.

On arriva ainsi jusqu’aux premiers jours de février. Marius tranquillisé, satisfait de voir son frère se plier à une vie obscure et modeste, le croyait corrigé de ses rêves ambitieux. Rien dans la conduite du jeune homme ne lui donnait des craintes ; il se disait avec joie qu’il avait vaincu le sort, lorsque tout d’un coup Philippe se mit à sortir seul, à s’absenter de son bureau pendant des journées entières.

Marius trembla à l’idée que leur bonheur était menacé. Il suivit son frère pour savoir où il allait, il apprit ainsi qu’il était membre d’une société secrète, qui, sous une impulsion venue sans doute de Paris, travaillait activement à propager les idées républicaines. Cette découverte le désola, il fut désespéré de le voir se compromettre et fournir des armes à M. de Cazalis, qui pourrait en user d’une façon terrible. Lorsqu’il se hasarda à sermonner le conspirateur :

« Écoute, lui répondit celui-ci, je t’ai promis de ne plus faire de folies pour mon compte, mais je n’ai pas entendu renoncer à mes convictions. L’heure du peuple est venue, et je serais un malhonnête homme, si je ne travaillais pas à ce que je crois être le bien de tous. »

Et il ajouta avec un sourire :

« Je n’aurai plus qu’une maîtresse, et celle-là s’appellera la Liberté. »

Marius essaya vainement de le retenir, le soir, près du petit Joseph. Il ne voulut rien entendre, et le jeune ménage dut assister, muet et désolé, à la ruine de leur cher bonheur.

La vérité était qu’une vie paisible ne convenait pas à Philippe. Il avait pu vivre pendant deux mois dans une tranquillité bourgeoise, mais il commençait à être écœuré, il lui fallait des émotions violentes, une existence de dangers et de secousses. Aussi se jeta-t-il avec joie dans les périls que promettait une révolution imminente. Il avait toujours été un homme d’action, un démocrate ultra. Aigri par la souffrance, ayant à se venger de la noblesse, il accepta l’espérance d’une insurrection avec une âpreté joyeuse. Et il reprit ses allures brusques, il se fit chef de parti, poussa sourdement les ouvriers à la révolte, prépara la population pauvre aux barricades qu’il rêvait.

Le vendredi 25 février, un coup de foudre éclata sur Marseille. On apprit la déchéance de Louis-Philippe et la proclamation de la république à Paris.

La nouvelle d’une révolution consterna la ville. Ce peuple de négociants, conservateurs d’instinct, n’ayant souci que des intérêts matériels, était tout dévoué à la dynastie des d’Orléans, qui, pendant dix-huit années, avait favorisé le large développement du commerce et de l’industrie. L’opinion dominante à Marseille était que le meilleur gouvernement est celui qui laisse aux spéculateurs le plus de liberté d’action. Aussi les habitants furent-ils épouvantés à l’annonce d’une crise qui allait forcément arrêter les affaires et amener des faillites nombreuses, en supprimant les crédits sur lesquels vivaient la plupart des maisons de commerce.

Marseille n’accueillit donc la république que comme un déplorable sinistre commercial. Elle se sentit frappée au cœur, dans sa prospérité par le mouvement insurrectionnel de Paris. La majorité se désespéra à la pensée de perdre les pièces de cent sous amassées, et il y eut à peine quelques hommes que le mot de liberté fit tressaillir et tira du sommeil épais de l’argent.

Philippe s’abusait en croyant pouvoir semer et développer parmi ses concitoyens les idées républicaines. Il s’employait avec toutes les fougues de sa nature, il rêvait tout éveillé et travaillait violemment à réaliser ses rêves. S’il avait mieux étudié le milieu où il se trouvait, s’il avait eu le sang-froid nécessaire pour juger les hommes et les choses, il aurait renoncé à lever le drapeau du libéralisme et se serait prudemment tenu tranquille.

Le parti républicain, à vraiment parler, n’existait pas. Il n’y avait aucun lien entre la bourgeoisie libérale et le peuple : le peuple restait en bas, sans chefs, sans tendances bien nettes, n’osant agir seul ; la bourgeoisie se contentait de rêver une petite liberté honnête, faite pour son usage. Les quelques républicains de salon qui traînaient partout leurs belles phrases étaient de simples bavards, qui ne se rendaient nullement compte de l’esprit moderne des sociétés, et qui cherchaient uniquement le moyen de se produire à leur avantage, grâce au nouvel état de choses.

En face de ces éléments républicains, faibles et désunis, se trouvaient deux camps puissants : les légitimistes, qui riaient tout bas de la chute de Louis-Philippe, espérant profiter de la bagarre pour ressaisir le pouvoir, et les conservateurs, la foule des commerçants qui réclamaient la paix à tout prix, quel que fût d’ailleurs le maître, roi légitime ou usurpateur. Ces derniers ne souhaitaient ardemment qu’une liberté : la liberté de gagner des millions.

Si Marseille eût osé, elle eût fait peut-être une contre-révolution. Obligée de se soumettre aux événements, elle se contenta d’opposer une sourde réaction au nouveau gouvernement. Dès la première heure, elle accepta la république avec méfiance et tâcha d’en amoindrir la portée autant que possible. Les éléments conservateurs et légitimistes dominèrent toujours dans la ville, et en firent un centre très actif d’opposition.

Par moments, lorsque la fièvre ne l’exaltait pas, Philippe voyait clairement que lui et les siens ne réussiraient jamais à faire de Marseille une ville républicaine ; et il avait alors de grands désespoirs et de grandes colères. Pendant quelque temps, il s’était jeté dans le journalisme ; mais il comprit vite que les articles ardents qu’il lançait n’étaient même pas lus par la foule effrayée des négociants, et que c’était là de l’enthousiasme dépensé en pure perte. Il jugea que l’action était préférable au journalisme.

Une des mesures qui le désespéra fut la création d’une garde nationale, choisie exclusivement dans la bourgeoisie aristocratique de Marseille. Cette garde nationale était évidemment destinée à tenir le peuple en respect. Il aurait voulu qu’on y admît les pauvres ainsi que les riches, afin de confier la garde de la cité à l’ensemble des citoyens, à une troupe franchement animée de sentiments libéraux. Le peuple épouvantait les conservateurs, et ceux-ci armaient la bourgeoisie pour créer un antagonisme entre elle et lui, pour les heurter l’un contre l’autre, si les circonstances le permettaient. C’était tout simplement préparer une guerre civile. La corporation des portefaix fut seule acceptée et armée, parce qu’on réfléchit sans doute que les membres de cette corporation, vendus en quelque sorte aux négociants qui les employaient, consentiraient à combattre leurs frères, les autres travailleurs, la populace dont le nom seul faisait frémir.

Philippe refusa énergiquement de faire partie de la garde nationale.

« Je reste avec le peuple, dit-il en pleine place publique. Si jamais on l’attaque, si on ne respecte pas ses droits, je lui conseillerai de s’armer à son tour et je combattrai avec lui. »

Du vendredi 25 au mardi 29, Marseille ne put se décider à proclamer la république. Les autorités de l’ancien régime gardèrent leur poste, la ville entière resta anxieuse et mal à l’aise. Le préfet et le maire affirmaient qu’ils étaient sans nouvelles de Paris. Sentant le péril qu’il y avait à laisser le pouvoir entre les mains des serviteurs du roi déchu, les républicains firent plusieurs manifestations qui restèrent sans résultat. Déjà la réaction commençait, les conservateurs ne voulaient pas abandonner la place, avant d’être bien sûrs que tout était désespéré. On atteignit ainsi le lundi soir. Les ouvriers, réunis sur la Cannebière, durent se diriger vers l’hôtel de ville, en masse, torche en main et drapeau en tête, pour obtenir la promesse formelle que le nouveau gouvernement serait publiquement proclamé le lendemain matin.

Pendant ces cinq jours d’anxiété, Philippe vécut dans une fièvre terrible. Il n’allait plus à son bureau, il rentrait tard, tout secoué par les émotions violentes de la journée. Le soir, il apportait dans le jeune ménage, morne et désolé, des paroles brèves de colère et de menace. Et Fine et Marius le regardaient avec désespoir, comprenant qu’il se perdait, ne pouvant l’arrêter au bord du gouffre.