Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre XIII

Charpentier (p. 83-89).

XIII

Une faillite comme on en voit beaucoup


Marius courut chez le banquier Bérard. Il ne pouvait croire à la sinistre nouvelle, il avait la foi des cœurs honnêtes. En chemin, il se disait que les bruits qui couraient n’étaient peut-être que des calomnies et il se rattachait à des espérances folles. La perte de sa fortune, en ce moment, était la perte de son frère. Il lui semblait que le hasard n’aurait point tant de cruauté : le public devait tromper, Bérard allait lui remettre son argent.

Lorsqu’il entra dans la maison de banque, une angoisse le saisit au cœur. Il vit la désolante réalité. Les bureaux étaient vides ; et ces grandes pièces désertes et calmes, avec leurs grillages fermés et leurs bureaux nus, lui parurent funèbres. Une fortune qui croule laisse on ne sait quelle désolation morne derrière elle. Il s’échappait des cartons, des papiers, de la caisse, une vague senteur de ruine. Les scellés étalaient partout leurs bandes blanches et leurs gros cachets rouges.

Marius traversa trois pièces sans trouver personne. Il découvrit enfin un commis qui était venu prendre dans un pupitre quelques objets lui appartenant. Le commis lui dit d’un ton brusque que M. Bérard était dans son cabinet.

Le jeune homme entra, frémissant, oubliant de fermer la porte. Il aperçut le banquier qui travaillait paisiblement, écrivant des lettres, rangeant des papiers, arrêtant des comptes. Jeune encore, grand, d’une figure belle et intelligente, il était mis avec une grande recherche, portait des bagues aux doigts, avait un air galant et riche. On eût pu croire qu’il venait de faire un bout de toilette pour recevoir ses clients et leur expliquer lui-même son désastre.

D’ailleurs, son attitude paraissait courageuse. Cet homme était une victime résignée des circonstances ou bien un fieffé coquin qui payait d’audace.

En voyant entrer Marius, il le regarda en face, et son visage exprima une sorte de tristesse loyale.

« Je vous attendais, cher monsieur, dit-il d’une voix émue. Vous le voyez, j’attends toutes les personnes dont j’ai amené la ruine. J’aurai du courage jusqu’au bout, je veux que chacun puisse s’assurer que je n’ai pas de rougeur au front. »

Il prit un registre sur son bureau, et l’étala avec une certaine affectation.

« Voici mes comptes, continua-t-il. Mon passif est d’un million, mon actif d’un million cinq cent mille francs… Le tribunal réglera, et je veux croire que mes créanciers ne perdront rien… Je suis le premier frappé, j’ai perdu ma fortune et mon crédit, je me suis laissé voler indignement par des débiteurs insolvables. »

Marius n’avait pas encore prononcé un mot. Devant le calme abattu de Bérard, devant cette mise en scène d’une douleur austère, il ne trouvait plus au fond de lui un seul cri de reproche, une seule parole indignée. Il plaignait presque cet homme qui faisait tête à l’orage.

« Monsieur, lui dit-il enfin, pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu lorsque vous avez vu vos affaires s’embrouiller et tourner mal ? Ma mère était amie de la vôtre. En souvenir de nos anciennes relations, vous auriez dû me faire retirer de chez vous cet argent que vous alliez compromettre… Votre ruine, aujourd’hui, me dépouille entièrement et me jette dans le désespoir. »

Bérard s’avança vivement et saisit les mains de Marius.

« Ne dites pas cela ! s’écria-t-il d’un ton larmoyant, ne m’accablez pas. Ah ! vous ignorez les regrets cruels qui me déchirent… Quand j’ai vu le gouffre, j’ai voulu me rattraper aux branches, j’ai lutté jusqu’au dernier moment, j’ai espéré sauver les sommes déposées entre mes mains… Vous ne savez pas quelles terribles chances courent les manieurs d’argent. »

Marius ne trouva rien à répondre. Que pouvait-il dire à un homme qui s’excusait en s’accusant ? Il n’avait pas de preuves, il n’osait traiter Bérard de fripon, il ne lui restait qu’à se retirer. Le banquier parlait d’une voix si dolente, d’une façon si pénétrée et si franche, qu’il se hâta de sortir pour le laisser tranquille. Son malheur l’accablait.

Comme il traversait de nouveau les bureaux vides, le commis, qui avait fini de préparer son petit déménagement, prit son paquet et son chapeau, puis se mit à le suivre. Ce commis ricanait entre ses dents. À chaque marche, il regardait Marius d’un air étrange, en haussant les épaules. En bas, sur le trottoir, il l’aborda brusquement.

« Eh bien ! dit-il, que pensez-vous du sieur Bérard ?… C’est un fameux comédien, n’est-ce pas ?… La porte du cabinet était restée ouverte, j’ai bien ri à voir ses mines désolées. Il a failli pleurer, l’honnête homme ! Permettez-moi de vous dire, monsieur que vous venez de vous laisser duper de la plus galante façon.

– Je ne vous comprends pas, répondit Marius.

– Tant mieux. C’est que vous êtes un honnête garçon… Moi je quitte cette baraque avec une joie profonde. Il y a longtemps que je me doutais du coup : j’avais prévu le dénouement de cette haute comédie du vol. J’ai un flair tout particulier pour sentir les tripotages dans une maison.

– Expliquez-vous.

– Oh ! l’histoire est simple. Je puis vous la conter en deux mots… Il y a dix ans que Bérard a ouvert une maison de banque. Aujourd’hui, je ne doute pas que, dès le premier jour, il n’ait préparé sa faillite. Voici le raisonnement qu’il a dû se tenir : « Je veux être riche, parce que j’ai de larges appétits ; je veux être riche au plus tôt, parce que je suis pressé de contenter mes appétits. Or la voie droite est rude et longue, je préfère suivre le sentier de l’escroquerie et ramasser mon million en dix ans. Je vais me faire banquier, j’aurai une caisse pour prendre les fonds du public à la pipée. Chaque année j’escamoterai une somme ronde. Cela durera autant qu’il le faudra, je m’arrêterai quand mes poches seront pleines. Alors je suspendrai tranquillement mes paiements, sur deux millions qui m’auront été confiés, je rendrai généreusement deux ou trois cent mille francs à mes créanciers. Le reste, caché dans un petit coin que je sais, m’aidera à vivre comme je l’entends en paresseux et en voluptueux. » Comprenez-vous, cher monsieur ? »

Marius écoutait le commis avec stupéfaction.

« Mais, s’écria-t-il enfin, ce que vous me contez là est impossible. Bérard vient de me dire que son passif est d’un million et son actif d’un million cinq cent mille francs. Nous serons tous remboursés intégralement. »

Le commis se mit à rire aux éclats.

« Ah ! mon Dieu ! que vous êtes naïf ! reprit-il. Vraiment, vous croyez à cet actif d’un million cinq cent mille francs ?… D’abord on prélèvera sur cette somme la dot de Mme Bérard. Or Mme Bérard a apporté cinquante mille francs à son mari que celui-ci a transformés, dans l’acte de mariage, en cinq cents beaux mille francs. Comme vous le voyez, c’est un petit vol de quatre cent cinquante mille francs. Reste un million, et ce million est presque entièrement représenté par des créances véreuses… Allez, le procédé est facile. Il y a à Marseille des gens qui, pour cent sous, vendent leur signature ; ils vivent même fort bien de ce métier aisé et lucratif. Bérard s’était fait signer des tas de billet par ces hommes de paille, et il a empoché l’argent qu’il prétend aujourd’hui avoir prêté à des débiteurs insolvables… Si l’on vous donne le dix pour cent, vous devrez vous estimer heureux. Et cela dans dix-huit mois, deux ans, lorsque le syndic de la faillite aura terminé sa tâche. »

Marius était bouleversé. Ainsi, les cinquante mille francs que sa mère lui avait laissés, se changeraient en une somme ridicule qui ne lui servirait à rien. Il lui fallait de l’argent tout de suite, et on lui parlait d’attendre deux ans. Et sa ruine, son désespoir était l’œuvre d’un scélérat qui venait de le berner ! La colère montait en lui.

« Ce Bérard est un coquin, dit-il avec force. Il sera vigoureusement traqué. On doit débarrasser la société de ces hommes habiles qui s’enrichissent de la ruine des autres. Le bagne les attends. »

Le commis partit d’un nouvel éclat de rire.

« Bérard, reprit-il, aura peut-être quinze jours de prison. Voilà tout. Vous recommencez à ne pas comprendre ?… Écoutez-moi…  »

Les deux jeunes gens étaient restés debout sur le trottoir. Les passants les coudoyaient. Ils rentrèrent dans le vestibule de la maison du banquier.

« Vous dites que le bagne attend Bérard, continua le commis. Le bagne n’attend que les gens maladroits. Depuis dix ans qui mûrit et caresse sa faillite, notre homme a pris ses précautions ; c’est toute une œuvre d’art qu’une pareille infamie. Ses compte sont en règle, et il a mis la loi de son côté. Il sait à l’avance les risques légers qu’il court. Le tribunal pourra tout au plus lui reprocher de trop fortes dépenses personnelles ; ou l’accusera encore d’avoir mis en circulation un grand nombre de billets, moyen ruineux de se procurer de l’argent. Ces fautes n’entraînent qu’un châtiment dérisoire. Je vous l’ai dit, Bérard aura quinze jours, un mois au plus de prison.

— Mais, s’écria Marius, ne pourrait-on aller crier le crime de cet homme en pleine place publique, prouver son crime et le faire condamner ?

– Eh ! non, on ne pourrait pas faire cela. Les preuves manquent, vous dis-je. Puis Bérard n’a pas perdu son temps, il a tout prévu, il s’est fait, à Marseille, des amis puissants, devinant qu’il aurait sans doute un jour besoin de leur influence. Maintenant, dans cette ville de coteries, c’est une sorte de personnage inviolable : si l’on touchait à un seul de ses cheveux, tous ses amis crieraient de douleur et de colère. On pourra au plus l’emprisonner un peu, pour la forme. Quand il sortira de prison, il retrouvera son petit million, il étalera son luxe, il se refera aisément une estime neuve. Alors, vous le rencontrerez en voiture, vautré sur des coussins, et les roues de sa calèche vous jetteront de la boue ; vous le verrez insouciant et oisif, menant un grand train de maison, goûtant toutes les douceurs de l’existence. Et, pour couronner dignement ce succès du vol, on le saluera, on l’aimera, on lui ouvrira un nouveau crédit d’honneur et de considération. »

Marius gardait un silence farouche. Le commis lui fit un léger salut, près de s’éloigner.

« C’est ainsi que la farce se joue, dit-il encore. J’avais tout cela sur le cœur, et je suis heureux de vous avoir rencontré pour me soulager... Maintenant, un bon conseil : tenez secret ce que je viens de vous conter, dites adieu à votre argent, et ne vous occupez pas davantage de cette triste affaire. Réfléchissez et vous verrez que j’ai raison... Je vous salue. »

Marius resta seul. Il lui prit une furieuse envie de monter chez Bérard et de le souffleter. Tous ses instincts de justice et de probité se révoltaient, le poussaient à traîner le banquier dans la rue, en criant son crime. Puis, le dégoût succéda à son emportement, il se souvint de sa pauvre mère indignement trompée par cet homme, et dès lors il n’eut plus qu’un mépris écrasant. Il suivit le conseil du commis, il s’éloigna de cette maison, tâchant d’oublier qu’il avait eu de l’argent et qu’un coquin le lui avait volé.

D’ailleurs, tout ce que le commis venait de lui dire se réalisa de point en point. Bérard fut condamné pour faillite simple à un mois d’emprisonnement. Un an plus tard, le teint fleuri, l’allure aisée et insolente, il promenait dans Marseille sa joyeuse humeur d’homme riche. Il faisait sonner sa bourse dans les cercles, dans les restaurants, dans les théâtres, partout où il y avait des plaisirs à acheter. Et, sur son chemin, il trouvait toujours quelques complaisants ou quelques dupes qui lui tiraient largement le chapeau.