Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre XVII

Charpentier (p. 246-250).

XVII

Où Sauvaire se promet de rire pour son argent


Mlle Claire Martelly était une grande et belle fille de vingt-trois ans, que les circonstances avaient jetée dans la dévotion. Elle avait dû épouser un de ses cousins, qui s’était misérablement noyé à Endoume, dans une partie de plaisir. Le désespoir l’avait rapprochée de Dieu, et, peu à peu, elle avait goûté des douceurs telles, à fréquenter des églises, qu’elle s’était comme endormie dans les parfums pénétrants de l’encens, bercée par les voix murmurantes des prêtres.

Ce n’était pas précisément une âme dévote, c’était une âme douce et contemplative que la religion avait consolée, et qui se montrait reconnaissante envers elle. Peut-être un réveil devait-il venir un jour, qui la rendrait aux joies du monde. En attendant, elle vivait un peu en recluse, sereine, ayant des goûts tranquilles. Son frère, libre penseur et républicain, esprit tendre et large, la laissait pratiquer à sa guise. Il n’usait de son titre de chef de famille que pour veiller à ses intérêts et lui assurer une position indépendante.

Marius trouva Mlle Claire dans un petit salon où elle travaillait d’habitude à des layettes d’enfants, qu’elle donnait à des femmes pauvres. La jeune fille connaissait Marius et le traitait affectueusement, comme un ami de la famille. Souvent, M. Martelly avait emmené son employé à une propriété qu’il possédait du côté de l’Estaque, et là Marius et Claire étaient devenus de bons camarades. Les braves cœurs se devinent mutuellement et ne tardent pas à s’entendre.

La belle dévote, en voyant entrer l’employé, se leva vivement pour lui tendre la main.

« C’est vous, Marius ! dit-elle gaiement. Vous voilà guéri... Ah ! tant mieux. Le Ciel m’a exaucée. »

Le jeune homme fut ému de cet accueil amical. Il regarda dans les yeux de la jeune fille, il n’y trouva qu’une flamme pure, qu’une virginité calme. Il fut comme soulagé d’un poids qui l’étouffait, tant ce regard lui parut ferme et droit.

« Je vous remercie, répondit-il. Mais je ne viens pas pour vous faire voir un revenant... »

Et il ajouta en présentant le paroissien :

« Voici un livre de messe que vous avez, paraît-il, oublié hier à Saint-Victor.

– Ah ! oui, dit la jeune fille, j’allais l’envoyer chercher.... Comment est-il entre vos mains ?

– Un sacristain vient de l’apporter.

– Un sacristain ?

– Oui, de la part de l’abbé Donadéi. »

Claire prit le livre, le posa tranquillement sur un meuble, sans paraître éprouver aucune émotion. Marius la suivait anxieusement du regard. Si la moindre rougeur fut montée à ses joues, il eut pensé que tout était perdu.

« À propos, reprit la jeune fille en s’asseyant, vous connaissez, je crois, M. Chastanier.

– Oui, répondit Marius, étonné.

– C’est un excellent homme, n’est-ce pas ?

– Certes, un brave cœur, un esprit profondément pieux et honnête.

– Mon frère m’en a fait un grand éloge ; mais vous savez, en matière de religion, je n’ai pas en mon frère une confiance illimitée. »

Elle sourit. Marius ne comprenait pas où elle voulait en venir ; seulement, il la trouvait si paisible, si heureuse, qu’il se sentait entièrement rassuré.

« Je vois décidément que l’abbé Chastanier est un saint, reprit-elle, et je vais, dès demain, lui confier la direction de ma conscience.

– Vous quittez l’abbé Donadéi ? » s’écria vivement Marius.

La jeune fille leva de nouveau la tête, surprise de l’éclat de voix de l’employé.

« Oui, je le quitte, répondit-elle avec une grande simplicité. Il est jeune et il a l’esprit léger des Italiens... Puis, j’ai appris sur son compte de laides choses. »

Elle piquait paisiblement son aiguille, ses mains n’avaient pas un frémissement, son front restait blanc et pur. Alors, il se retira, comprenant qu’il pouvait agir sans blesser cette âme vierge, et qu’en punissant Donadéi, il ne punirait que lui. Il ne connaissait pas la cause réelle qui décidait Claire à changer de confesseur, peut-être avait-elle compris qu’elle n’était plus en sûreté entre les mains du galant abbé ; mais, en tout cas, il n’y avait derrière elle aucun fait, aucune parole, qui la fissent rougir.

Marius avait gardé le soyeux papier rose qui contenait la déclaration de Donadéi. Il aurait pu se contenter de porter ce papier à l’évêque de Marseille. Il préféra punir et bafouer lui-même l’abbé qui s’était impudemment moqué de lui, le jour où il avait tenté de recommander Philippe à sa bienveillance. Son plan était fait. Seulement, pour exécuter ce plan, il lui fallait l’aide de Sauvaire. Il ne rentra pas à son bureau après le déjeuner, et chercha dans tous les cafés le maître portefaix. Pas de Sauvaire. Il se décida alors à aller demander à Cadet Cougourdan s’il savait où se cachait son patron.

« Oh ! il ne se cache pas, ce n’est pas son habitude, répondit Cadet en riant. Il doit être dans un restaurant de la Réserve, et je parie bien qu’il cherche à se faire voir de tout Marseille. »

Marius descendit sur le port et se fit conduire à la Réserve dans une de ces petites barques de promenade, couvertes de tentes étroites, à raies jaunes et rouges. La barque glissa lentement sur l’eau épaisse du bassin, entre des ordures de toute espèce, des écorces d’oranges, des débris de légumes, des objets sans nom, qui croupissaient dans une sorte d’écume blanchâtre. Et elle allait toujours, au milieu d’une allée ménagée entre les navires, nageant le long des flancs noirs. Elle était comme perdue dans une forêt, qui élevait de tous côtés ses arbres maigres et droits, surmontés chacun d’un lambeau d’étoffe éclatante.

Marius n’avait pas encore abordé qu’il entendait déjà les rires bruyants de Sauvaire attablé sur la terrasse d’un restaurant. On ne le voyait pas, mais il s’arrangeait de façon à faire savoir qu’il était là.

Les restaurants de la Réserve ressemblent à ceux d’Asnières et de Saint-Cloud : ce sont des chalets, des pavillons, toutes sortes de laides imaginations architecturales. La vérité est qu’ils sont faits de plâtre et de planches, et que les coups de vent menacent de les emporter en pleine mer. Sauvaire aimait à aller dans ces restaurants, parce que les prix y sont très élevés et qu’on y est vu de loin.

Marius, guidé par les éclats de voix du maître portefaix, le trouva tout de suite. Il occupait une terrasse avec Clairon et Isnarde, dont il ne se séparait plus : il était persuadé qu’il avait l’air plus riche en traînant deux femmes avec lui, une sous chaque bras. La terrasse tremblait sous l’orage de gaieté dont Sauvaire l’emplissait. Du reste, le digne homme commençait à être légèrement gris.

« Bravo, bravo ! cria-t-il en apercevant Marius. Nous allons recommencer à déjeuner... Nous déjeunons depuis midi. Nous avons mangé des clovisses, une bouillabaisse, du thon... »

Il continua, il énuméra une dizaine de mets avec un orgueil d’enfant. Il était tout fier de s’être donné une indigestion.

« Hein ! continua-t-il, on est bien ici ?... C’est cher, mais c’est comme il faut... Qu’est-ce que vous voulez manger ? »

Marius s’excusa en faisant observer qu’il était trois heures et qu’il avait déjeuné depuis longtemps.

« Bah ! on mange toujours, s’écria Sauvaire, ravi d’être surpris en partie fine. Nous allons manger jusqu’à ce soir comme cela... Ça coûtera de l’argent, mais tant pis !... Clairon, ma fille, tu vas te griser, si tu bois trop de champagne. »

Clairon ne tint pas compte de l’observation et avala un grand verre de champagne. D’ailleurs, elle n’avait plus rien à craindre, elle était grise.

« Bon Dieu ! que ces femmes-là sont amusantes ! » continua Sauvaire en se levant et en s’éventant à coups de serviette.

Il s’approcha de la rampe de la terrasse et cria très fort, pour être entendu des passants.

« J’ai déjà dépensé beaucoup d’argent avec elles, mais je ne le regrette pas, elles sont drôles ! »

Marius s’accouda à côté de lui.

« Voulez-vous passer une bonne soirée demain ? lui demanda-t-il brusquement.

– Pardieu, si je le veux ! répondit Sauvaire.

– Ça vous coûtera quelques louis.

– Diable !... Sera-ce très drôle ?

– Très drôle. Vous rirez pour votre argent.

– J’accepte alors.

– Tout Marseille connaîtra l’aventure, et l’on parlera de vous pendant huit jours.

– J’accepte, j’accepte.

– Eh bien ! écoutez. »

Marius se pencha à l’oreille de Sauvaire et lui parla à voix basse. Il lui exposait son plan. Au bout d’un instant, le maître portefaix se mit à éclater d’un large rire qui manqua l’étouffer. Il trouvait la chose drôle, très drôle.

« C’est convenu, dit-il quand Marius eut terminé sa confidence. Je me trouverai demain soir avec Clairon, sur le boulevard de là Corderie, à dix heures. Ah ! la bonne farce ! »