Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre XV

Charpentier (p. 229-238).

XV

Comme quoi Marius eut du sang sur les mains


En entrant dans la salle, Marius aperçut à une table Sauvaire entre Clairon et Isnarde. Le maître portefaix n’avait pas quitté les deux filles depuis le matin. Il se leva et vint serrer la main du jeune homme.

« Ah ! mon ami, dit-il, que vous avez eu tort de ne pas venir avec nous !... Nous nous sommes amusés comme des bossus. Ces filles sont d’un drôle ! Elles feraient rire des pierres... Voilà comme j’aime les femmes, moi ! »

Il entraîna Marius à la table où Clairon et Isnarde buvaient de la bière. Le jeune homme s’y assit d’assez mauvaise grâce.

« Monsieur, lui dit Isnarde, voulez-vous que je m’associe avec vous, ce soir ?

– Non, répondit-il sèchement.

– Il fait bien de refuser, cria Sauvaire d’une voix bruyante. Tu veux le faire perdre, ma chère... Tu connais le proverbe : Heureux en amour, malheureux au jeu. »

Et il ajouta à voix basse, en s’adressant à son compagnon :

« Pourquoi ne la prenez-vous pas pour maîtresse ?... Vous ne voyez donc pas les regards qu’elle vous lance. »

Marius, sans répondre, se leva et alla s’asseoir devant la table de jeu. Une partie s’organisait, et il avait hâte de retrouver les émotions de la veille.

Il voulut suivre la même tactique. Il mit cinquante francs sur le tapis, et les perdit, il en mit cinquante autres, et les perdit encore.

Les joueurs sont justement fatalistes, ils savent par expérience que le hasard a ses lois comme toutes les choses de ce monde, qu’il travaille parfois une nuit entière à la fortune d’un homme, et que souvent, le lendemain, il travaille à sa ruine, avec le même entêtement. Il arrive un moment où la chance tourne, où celui qui a gagné pendant une longue série de coups, perd pendant une nouvelle série tout aussi longue. Marius en était à un de ces moments terribles.

Il perdit à cinq reprises. Sauvaire, qui s’était approché et qui suivait son jeu, se pencha pour lui dire rapidement :

« Ne jouez pas ce soir, vous n’êtes pas en veine... Vous allez perdre tout ce que vous avez gagné hier. »

Le jeune homme haussa les épaules avec impatience. Sa gorge se séchait et la sueur montait à son front.

« Laissez-moi, répondit-il brusquement, je sais ce que je fais... Je veux tout ou rien.

– À votre aise, reprit le maître portefaix. Je vous ai averti... J’ai acquis quelque expérience depuis plus de dix ans que je joue et que je vois jouer. Dans quelques heures, mon bon, vous n’aurez plus un sou... C’est toujours comme ça que ca arrive. »

Il prit une chaise et s’assit derrière Marius, voulant assister à la réalisation de ses prédictions. Clairon et Isnarde, qui espéraient glaner quelques pièces d’or comme la veille, vinrent également se placer près du jeune homme. Elles riaient, elles faisaient les belles, et Sauvaire, par instants, plaisantait bruyamment avec elles. Ces éclats de rire, ces ricanements qu’il entendait derrière lui, exaspéraient Marius. Il fut deux ou trois fois sur le point de se retourner, pour envoyer Sauvaire et les filles au diable. Désespéré de perdre, énervé par les coups étranges et terribles que lui portait le hasard, il sentait monter en lui une colère qu’il aurait voulu soulager sur quelqu’un.

Il avait d’abord joué comme la veille, avec audace et décision, risquant les coups de cinq, comptant sur sa bonne chance. Mais sa bonne chance l’avait abandonné, l’audace ne lui réussissait plus. Il voulut alors procéder en toute prudence ; il rusa avec le hasard, il calcula les probabilités, il joua enfin en joueur habile. Il perdit tout aussi souvent. À plusieurs reprises, il eut huit et le banquier eut neuf. La fortune semblait prendre un âpre plaisir à dépouiller celui qu’elle avait comblé de ses faveurs. C’était bel et bien un combat à outrance, et, à chaque attaque nouvelle, à chaque coup de cartes, Marius était vaincu. Au bout d’une heure, il avait déjà perdu quatre mille francs.

Sauvaire chantonnait derrière lui :

« Qu’est-ce que j’avais dit ?... Je le savais bien ! » Et Clairon et Isnarde, qui voyaient se fondre les pièces d’or sur lesquelles elles comptaient, commençaient à railler le jeune homme et à chercher du regard un joueur plus heureux.

Marius, éperdu devant le gouffre ouvert devant lui, se tourna vers Sauvaire et lui dit d’une voix étranglée :

« Vous qui savez jouer, faites-moi jouer.

– Oh ! répondit le maître portefaix, vous joueriez comme un ange, que vous perdriez... Le hasard est aveugle, voyez-vous, il va où il veut, jamais on ne le dirige... Vous feriez mieux de vous retirer.

– Non, non, je veux en finir.

– Eh bien ! essayons... Jouez la série. »

Marius joua la série. Coup sur coup, il perdit cinq cents francs.

« Ah ! diable ! dit Sauvaire... Jouez l’intermittence alors. »

Marius joua l’intermittence. Il perdit encore.

« Je vous ai averti, je vous ai averti, répétait le maître portefaix... Essayez une martingale. »

Marius essaya une martingale et ne fut pas plus heureux.

« C’est à devenir fou, s’écria-t-il avec emportement.

– Ne jouez plus, dit Sauvaire.

– Si, je veux jouer, je jouerai jusqu’à la fin. »

Le maître portefaix se leva en sifflant entre ses dents. Il ne pouvait comprendre l’entêtement nerveux de son compagnon, lui qui ne hasardait jamais plus de cent francs sur un tapis vert.

« Tenez ! reprit-il, le banquier a brûlé la main et se retire... Prenez sa place... Cela fera peut-être tourner la veine. »

Marius prit la place du banquier. Il paya deux francs le jeu de cartes qu’on lui remit et glissa un franc dans la cagnotte, selon l’usage du cercle. Il battit les cartes et les présenta ensuite aux joueurs, en leur disant :

« Messieurs, les cartes passent. »

Certains joueurs battirent de nouveau les cartes et les rendirent à Marius, qui les battit une troisième fois, ainsi qu’il en avait le droit. La partie recommença. Maintenant, le jeune homme pouvait être dépouillé en quelques coups.

Il perdit à deux reprises. Sauvaire se tenait toujours derrière lui. Il finissait par s’intéresser à ce garçon intrépide. Celui-ci allait de nouveau distribuer les cartes aux joueurs, aux pontes, comme on les appelle, lorsque le maître portefaix lui arrêta le bras, et, se penchant à son oreille, lui dit à voix basse :

« Prenez garde, on vous vole... Vous distribuez les cartes en jeune naïf.

– Comment cela ?

– Oui, vous les relevez en les donnant, de sorte que les pontes qui sont devant vous les voient passer et savent quel est votre jeu... Tous les nouveaux banquiers se laissent prendre à cette filouterie... Tenez le jeu renversé dans votre main et baissez les cartes en les donnant. »

Marius suivit ce sage conseil et s’en trouva bien. Il gagna. En quelques coups, il rattrapa une somme assez forte. Puis, la chance tourna encore, il perdit. Alors, s’établit une sorte d’équilibre entre ses gains et ses pertes. Peu à peu, cependant, il sentait glisser entre ses doigts les dix mille francs.

Il ne négligea rien pour faire tourner la veine. À plusieurs reprise il s’arrêta et changea de jeu. Une autre fois, il épuisa la main pour dévoyer le hasard et le ramener à lui.

Mais toute cette tactique ne lui servait guère. La fortune semblait prendre maintenant un plaisir à jouer avec sa proie, à la faire souffrir plus longtemps en ne la tuant pas d’un seul coup. Elle le caressait par instants, elle lui faisait gagner une somme importante ; puis, tout d’un coup, elle l’égratignait, elle lui enlevait ce qu’elle venait de lui donner et même davantage.

Sauvaire faisait le guet autour de la table pour que son jeune ami ne fût pas trop volé. Ce dernier avait devant lui un garçon jeune encore qui jouait petit jeu et qui devait cependant gagner déjà une somme assez ronde ; chaque fois qu’il gagnait, sa mise se trouva être de vingt-cinq francs, et chaque fois qu’il perdait, il n’avait devant lui qu’une pièce de cinq francs en argent ; il gardait cette pièce de cinq francs, qui était une mascotte, disait-il, et il payait en monnaie.

Le maître portefaix regardait ce garçon avec méfiance. Il suivit ses gestes, et il s’aperçut qu’il cachait une pièce de vingt francs se sa pièce de cinq francs en argent ; lorsqu’il gagnait, il étalait le tout, il empochait vingt-cinq francs ; lorsqu’il perdait, il laissait la pièce d’or cachée sous la grosse pièce d’argent et il ne donnait à Marius que cinq francs.

Il paraît qu’il ne se passe pas de nuit sans que cette filouterie adroite ait lieu dans un tripot de Marseille.

« Attends, attends, murmura Sauvaire, je vais te pincer, mon bon. »

Au coup suivant, Marius gagna. Le filou s’apprêtait à lui donner cinq francs en monnaie, lorsque Sauvaire, allongeant le bras, poussa la pièce de cinq francs et découvrit la pièce d’or qu’elle cachait.

« Vous trichez, monsieur, cria-t-il, hors d’ici ! »

Le fripon ne se troubla pas.

« De quoi vous mêlez-vous ? » répondit-il insolemment.

Il laissa ses vingt-cinq francs sur la table, se leva, fit quelques tours dans la salle et se retira en toute tranquillité. Les pontes s’étaient contentés de grogner.

Marius devint très pâle. Il était donc tombé jusque-là, il jouait avec des voleurs. À partir de ce moment, il eut devant les yeux un voile qui lui fit commettre les plus lourdes fautes. Il perdit, et il fut presque heureux de ses pertes. Toute sa fièvre tomba, l’émotion ne le serra plus à la gorge. L’argent le brûlait, lorsqu’il le touchait ; il aurait voulu achever de perdre cet argent et se retirer les poches vides.

Bientôt, il n’eut plus que deux ou trois cents francs devant lui.

À son côté, depuis le commencement de la soirée, jouait un jeune homme qui avait suivi toutes les péripéties du jeu avec une vive anxiété. À mesure qu’il perdait, il devenait plus pâle et plus hagard. Il avait mis devant lui une somme assez importante, et il regardait désespérément chaque pièce d’or qui s’en allait.

Marius l’avait entendu, à plusieurs reprises, prononcer des paroles entrecoupées, et il s’était inquiété de son angoisse. Il sentait vaguement qu’il se passait là un drame effroyable.

Un dernier coup acheva de dépouiller son voisin. Celui-ci resta un instant immobile, le visage contracté. Puis, il se mit la main sur les yeux, tira rapidement un pistolet de sa poche, en introduisit le canon dans sa bouche et lâcha le coup.

Il y eut un craquement. Le sang jaillit, de larges gouttes, tièdes et roses, tombèrent sur les mains de Marius.

Tous les joueurs s’étaient levés, épouvantés. Le cadavre venait de retomber sur la table, les bras repliés, la tête pendante. Après avoir traversé le cou, la balle était sortie à droite, au-dessous de l’oreille ; il y avait là un trou rouge, qui laissait échapper un filet de sang. Une mare se forma sur le tapis vert, et, dans cette mare, trempait les cartes abandonnées.

Des paroles effrayées, dites à voix basse, couraient parmi les joueurs.

« Connaissez-vous ce malheureux ?

– C’est, je crois, un garçon de recette de la maison Lambert et Compagnie.

– Sa famille est honorable. Son frère a acheté une étude d’avoué, il n’y a pas six mois.

– Il aura détourné une somme importante et se sera tué, après l’avoir perdue.

– En tout cas, il aurait bien dû se tirer son coup de pistolet ailleurs... Dans vingt minutes, la police arrivera et fermera le cercle.

– Ces gens qui ont la manie de se tuer sont assommants... On était bien ici, on jouait à l’aise. Maintenant, il faut déménager.

– On est allé prévenir le commissaire de police ?

– Oui.

– Je me sauve. »

Ce fut une fuite générale. Les joueurs prirent leur chapeau et se glissèrent prudemment dans l’escalier. On les entendit se heurter aux marches, comme des hommes ivres.

Marius était resté assis, à côté du cadavre. Il se trouvait frappé d’immobilité. D’un air stupide, il regardait le cou rouge du suicidé et les éclaboussures qui couvraient ses mains. Les cheveux se dressaient sur sa tête, des lueurs de folie passaient dans ses yeux démesurément ouverts. Il tenait encore le jeu de cartes. Brusquement, il jeta les cartes, il secoua violemment ses mains, comme pour en essuyer le sang qui ruisselait entre ses doigts, et il prit la fuite en poussant un cri rauque.

Il ne ramassa même pas les quelques centaines de francs qui étaient devant lui. La mare s’élargissait peu à peu, et maintenant les pièces d’or semblaient nager dans un flot sanglant.

Dans la salle, il ne restait que le cadavre et les deux filles. Sauvaire avait été un des premiers à fuir. Lorsque Clairon et Isnarde se virent seules, elles s’approchèrent de la table. L’or qui luisait dans le sang les attirait.

« Partageons, dit Isnarde.

– Oui, dépêchons-nous, répondit Clairon, il est inutile que la police ramasse cet argent. »

Et toutes deux prirent une poignée d’or, au milieu de la mare rougeâtre. Les pièces tachées de sang disparurent dans leur poche. Elles s’essuyèrent les doigts avec leur mouchoir, et s’enfuirent à leur tour, haletantes, croyant entendre derrière elles la voix du commissaire de police.

Il était trois heures du matin. De larges souffles de vent poussaient de grands nuages sombres qui tachaient de noir le ciel gris. Une sorte de brouillard flottait dans l’air et tombait en pluie fine et glaciale. Rien n’est plus morne que ces heures matinales dans une grande ville : les rues sont sales, les maisons se découpent en silhouettes tristes.

Marius courait comme un fou au milieu des rues silencieuses et désertes. Il glissait sur les pavés gras, mettait les pieds dans les ruisseaux, se heurtait aux angles des trottoirs. Et il courait toujours, les bras en avant, secouant ses mains avec une rage furieuse.

Il lui semblait que les éclaboussures de sang tombées sur ses doigts lui brûlaient la chair. Cette souffrance devenait physique, tant son imagination avait été frappée par l’horrible spectacle qui s’était passé sous ses yeux. Et il courait, chancelant, frissonnant, ayant une idée fixe qui le poussait. Il voulait aller tremper ses mains dans la mer et les laver avec toute l’eau des océans. Là seulement il pourrait apaiser la terrible brûlure qui le dévorait.

Il courait, inquiet et farouche, secouant toujours ses mains, prenant les rues écartées, comme un assassin. Par moments, la folie montait à sa tête ; il s’imaginait que c’était lui qui avait tué le suicidé pour lui voler quinze mille francs. Alors, il entendait derrière lui les pas pesants des gendarmes, il précipitait sa course, ne sachant où cacher ses mains, qui allaient l’accuser.

Il dut traverser le cours Belzunce. Des ouvriers passaient sous les allées, et il éprouva une horrible angoisse. Pour éviter de descendre au port par la Cannebière, il se jeta dans la vieille ville. Là, les rues sont étroites et sombres, personne ne pourrait voir ses mains sanglantes.

Il arriva sur la place aux Œufs. Alors, seulement, il pensa à Fine, il songea tout à coup qu’elle était matinale, qu’elle pouvait être déjà sur la place et qu’elle allait le voir couvert de sang. Elle l’interrogerait, et il ne pourrait rien répondre. Il ne savait plus, tout se brouillait dans sa tête, il se trouvait perdu au fond d’un cauchemar. Ses mains le brûlaient, voilà tout, et il courait toujours, il courait pour aller les plonger dans la mer et éteindre les charbons qui s’attachaient à sa chair.

Il descendit des ruelles étroites, des pentes raides, au risque de se casser vingt fois la tête. Il glissa et tomba à deux reprises ; chaque fois il se releva d’un bond, il reprit sa course.

Enfin, il aperçut les masses noires des vaisseaux qui dormaient dans l’eau épaisse du port. Il courut sur les dalles blanches et polies ; et, comme il ne trouvait pas de barque, il eut un instant la pensée folle de se jeter à l’eau pour apaiser d’un coup ses souffrances. Les brûlures qu’il croyait ressentir devenaient intolérables. Il criait et pleurait.

Mais, ayant fini par découvrir une petite barque de promenade amarrée au bord du quai, il sauta dans cette barque, se coucha à plat ventre, plongea fiévreusement ses bras dans l’eau, jusqu’aux épaules. Un profond soupir de soulagement lui échappa. La fraîcheur de l’eau apaisait sa fièvre, les flots lavaient le sang qui mordait ses mains.

Longtemps, il resta ainsi couché, oubliant tout, ne sachant plus pourquoi il était là. Par instants, il sortait ses bras de l’eau, il frottait furieusement ses mains, les regardait et les frottait encore. Il lui semblait toujours apercevoir de larges taches rouges sur sa peau. Puis, il replongeait ses bras, agitant l’eau doucement, goûtant une volupté à sentir le froid le pénétrer et le secouer de frissons.

Au bout d’une heure, il était encore là, songeant qu’il n’y aurait jamais assez d’eau dans la mer pour laver ses mains. Cependant, peu à peu, ses idées se calmèrent, sa tête devint lourde. Il lui sembla que son cerveau était vide. Des frissons glacés couraient dans ses membres. Machinalement, pas à pas, il regagna la rue Sainte, sans songer à rien. Il ne savait plus d’où il venait ni ce qu’il avait fait. Il se coucha et fut pris d’une fièvre terrible.