Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre V

Charpentier (p. 159-164).

V

Le notaire Douglas


Marius était rentré chez M. Martelly. Il y avait repris son emploi, trouvant une sorte de paix dans le travail. Son esprit devenait plus libre, au milieu du silence et de la tranquillité de son bureau. Il se disait qu’il avait quatre mois devant lui pour venir en aide à Philippe, il réfléchissait pendant des journées entières aux moyens qu’il devait employer.

M. Martelly le traitait toujours comme un fils. Parfois, le jeune homme songeait à tout lui dire, à lui emprunter les quinze mille francs. Puis, des craintes, des timidités le prenaient ; il redoutait l’austérité républicaine de son patron. Aussi résolut-il de lutter encore, d’épuiser tous les moyens possibles avant de s’adresser à lui. Plus tard, lorsqu’il aurait vainement frappé à toutes les portes, il se résoudrait à lui confier ses embarras et à implorer sa bienveillance.

En attendant, il décida qu’il n’agirait plus comme un jeune naïf et qu’il ne ferait plus une seule démarche inutile. Il songea un instant à gagner lui-même la somme nécessaire. Le chiffre de quinze mille francs l’effrayait ; il comprenait qu’il ne pouvait économiser cette petite fortune en quatre mois. D’ailleurs, il se sentait un courage à soulever des montagnes.

Il se rappela que le notaire Douglas, dont M. Martelly avait vainement demandé l’appui pour Philippe, lui offrait depuis quelques mois de l’employer comme procureur fondé. Le notaire et l’armateur étaient liés par des questions d’intérêts, et souvent M. Martelly envoyait Marius chez Douglas pour régler certains comptes. Un jour, en allant chez ce dernier, le jeune homme décida qu’il accepterait ses offres : si les bénéfices étaient minces, peut-être pourrait-il tenter un emprunt lorsqu’il se serait fait connaître.

Le notaire Douglas habitait une maison d’apparence simple et austère. Les bureaux occupaient tout le premier étage ; il y avait là un véritable monde de commis, dans de grandes pièces froides et nues, rangés le long de tables en sapin noirci. Le luxe n’avait point pénétré dans cette étude où régnaient une activité prodigieuse et une sorte de rudesse honnête. On se sentait chez un homme qui ne s’oubliait jamais au fond des joies de l’existence.

Depuis près de dix ans, Douglas avait succédé à un sieur Imbert, dont il était resté commis pendant plus de douze années. C’était alors un jeune homme intelligent et remuant, ayant la passion des affaires rêvant de spéculations gigantesques. La fièvre d’industrie qui secouait toute la France brûlait son sang et lui donnait une étrange ambition ; il aurait voulu gagner beaucoup d’argent, non pas qu’il tînt à vivre dans la richesse, mais parce qu’il goûtait des voluptés cuisantes à démêler les questions d’intérêts, à faire réussir les entreprises qu’il tentait.

Dès les premiers jours, il se trouva trop à l’étroit dans sa charge de notaire. Il était né banquier, il avait les mains faites pour manier de grosses sommes. Le notariat, avec ses opérations calmes, son caractère presque paternel et sacré, ne convenait aucunement à sa nature d’agioteur. Il se sentait déclassé, car tous ses instincts le poussaient à faire valoir l’argent qu’on déposait chez lui. Il ne put se résigner au rôle d’intermédiaire désintéressé, et il se lança dans le négoce haletant et fiévreux, qui plus tard fit de lui un grand criminel.

Il paya sa charge en quelques mois, sans qu’on pût savoir au juste où il avait pris l’argent nécessaire. Puis, il déploya une activité fébrile. En très peu de temps, son étude prit une extension considérable. Il se plaça à la tête du notariat de Marseille, ouvrant sa porte toute grande et se créant une clientèle qui augmentait chaque jour. Son procédé fut d’une grande simplicité : il n’éconduisait jamais un client, répondait à toutes les demandes ; il trouvait toujours de l’argent pour les gens qui désiraient emprunter, et il avait toujours des placements excellents pour ceux qui lui confiaient des valeurs. Un roulement de fonds considérable s’établit ainsi dans son étude.

Dans les commencements, on s’étonna un peu des succès rapides de Douglas. On paria d’imprudence, on trouva que le jeune notaire marchait trop vite et se chargeait d’un trop lourd fardeau. Puis, on ne s’expliquait pas bien les moyens qu’il employait pour faire face aux exigences que lui créait l’accroissement continuel de ses affaires. Mais Douglas calma les inquiétudes du public par la simplicité de sa vie. On le croyait très riche, et il gardait des vêtements modestes, n’affichait aucun luxe, ne prenait aucun plaisir. Chacun sut qu’il menait une existence sobre, se nourrissant mal, vivant en petit bourgeois. D’ailleurs, il était d’une grande piété, il faisait de larges aumônes, allait à l’église demeurait à genoux pendant toute la durée des offices. Dès lors, il acquit une réputation d’honnête homme qui se consolida de jour en jour. On finit par le citer comme un modèle de sainteté et d’honneur. Son nom fut respecté et aimé.

Il avait mis à peine six ans pour arriver à ce résultat. Pendant six années, il se tint à la tête du notariat marseillais : son étude resta la plus fréquentée, celle où se traitaient le plus d’affaires. Les gens riches tenaient à honneur d’avoir pour notaire cet homme pieux et modeste, doué de toutes les vertus. La noblesse, le clergé le soutenaient, les gens de commerce avaient fini par se montrer d’une foi aveugle en sa loyauté. La position était conquise, et Douglas l’exploitait fiévreusement.

Il avait alors quarante-cinq ans environ. C’était un homme fort et trapu qui tournait à l’obésité. Son visage, toujours soigneusement rasé, avait une pâleur mate ; les chairs semblaient mortes, les yeux seuls vivaient. On aurait dit, à le voir, un bedeau devenu banquier. Sous son apparence douce, on entendait comme un grondement sourd : le sang devait battre à grands coups dans ce corps de lutteur qui paraissait dormir. Quand il causait d’une voix traînante, sa voix laissait échapper par moments des éclats qui révélaient la fièvre intérieure dont il était secoué.

À toute heure, on le trouvait dans son cabinet, une salle froide et pauvrement meublée. Il y avait toujours quelque prêtre, quelque religieuse dans l’antichambre. D’ailleurs la porte restait ouverte et l’on pénétrait jusqu’au maître de la maison avec la plus grande facilité. Il étalait même un peu trop complaisamment sa charité, son dédain du luxe, sa bonhomie austère.

Marius se sentait une véritable sympathie pour cet homme, dont les vertus simples le séduisaient. Il aimait à aller chez lui.

Ce jour-là, après avoir parlé à Douglas de l’affaire pour laquelle M. Martelly l’envoyait, le jeune homme ajouta en hésitant :

« Il me reste, monsieur, à vous entretenir d’une question qui m’est personnelle... Seulement, je crains de vous importuner...

– Comment donc ! mon cher ami, dit le notaire avec cordialité, je suis tout à votre service... Je vous ai déjà offert mon aide, je vous ai ouvert ma maison.

– Je me souviens de vos propositions obligeantes, et je désirais justement vous rappeler ce que vous m’avez dit, il y a plusieurs mois.

– Je vous ai dit qu’il ne tenait qu’à vous de gagner quelque argent avec moi. Je serais heureux d’obliger un garçon tel que vous, en mettant à l’épreuve votre bonne volonté et votre courage... Ce que je vous ai dit alors, je vous le répète aujourd’hui.

– Je vous remercie et j’accepte », répondit simplement Marius que les allures franches et généreuses de Douglas avaient ému.

Ce dernier, en entendant les paroles du jeune homme, eut un tressaillement de joie. Il tourna vivement son fauteuil et indiqua un siège à son interlocuteur.

« Asseyez-vous et causons, dit-il. Je n’ai que cinq minutes à vous donner... Voilà comme j’aime les jeunes gens : durs à la fatigue et parlant carrément... Vous ne savez pas combien vous me rendez heureux en me mettant à même de vous être utile. »

Il souriait, et chacune de ses phrases était une caresse. Il continua :

« Voici ce dont il s’agit... Comme mes clients ne résident pas tous à Marseille, j’ai dû chercher un moyen pour faciliter les transactions. J’ai pris à mes ordres plusieurs procureurs fondés qui représentent les personnes absentes et qui gèrent les biens de ces personnes. Lorsqu’un de mes clients, pour une cause quelconque ne peut s’occuper de ses affaires, il me laisse une procuration en blanc, en me confiant le soin de trouver une personne loyale qui remplisse honnêtement son mandat. Je sais que vous êtes un garçon actif et probe, et je vous offre de représenter deux ou trois des propriétaires dont j’ai là les procurations. Nous n’aurons que votre nom à mettre, et vous toucherez cinq pour cent sur toutes les transactions que vous ferez. »

Il parlait d’une voix simple et calme. Marius fut effrayé de la responsabilité d’un pareil emploi, mais il se sentait une telle droiture d’esprit, qu’il n’hésita pas à accepter.

« Je suis à vos ordres, dit-il à Douglas. Vous me guiderez, vous me conseillerez. Je sais que je n’ai rien à craindre en vous obéissant en toute chose. »

Le notaire se leva.

« Pour ne pas vous accabler dès le début, reprit-il, je ne vais vous confier d’abord que deux procurations. »

Il choisit des dossiers et vint se remettre à son bureau, où il lut les deux procurations, après y avoir intercalé le nom de Marius.

Ces procurations conféraient des droits illimités au mandataire : droit de vendre et d’acheter, d’hypothéquer et de plaider devant les tribunaux. Quand il eut terminé la lecture des deux pièces, le notaire ajouta :

« Maintenant, il faut que je vous donne quelques renseignements sur les personnes que vous allez représenter. »

Il remit à Marius l’une des procurations.

« Voici d’abord, reprit-il, le pouvoir de mon client et ami, M. Authier, de Lambesc. Il est, en ce moment, à Cherbourg et doit partir prochainement pour New York, où il va prendre possession d’un fort héritage... Il a acquis à Marseille, avant son départ, un immeuble situé rue de Rome. Vous gérerez cet immeuble pendant son absence. D’ailleurs, il doit m’envoyer demain ses instructions que je vous transmettrai. »

Ensuite, il prit l’autre procuration.

« Et voici maintenant, continua-t-il, le pouvoir de M. Mouttet, un ancien négociant de Toulon, qui m’a confié des fonds, en me chargeant de prendre des hypothèques sur une maison de campagne sise au quartier Saint-Just. Mouttet vient de m’envoyer de nouveaux fonds qu’il désire placer ; comme la goutte le cloue sur son fauteuil, il m’a prié de lui trouver un procureur fondé, qui puisse donner à sa place les signatures nécessaires... Revenez demain, et nous nous entendrons définitivement sur les deux affaires. »

Douglas se leva pour congédier Marius. Sur le seuil, il lui serra la main avec une familiarité brusque et cordiale. Le jeune homme se retira, un peu étourdi par les faits rapides qui venaient de se passer. Il s’étonnait de la facilité avec laquelle le notaire l’avait chargé de graves intérêts, et se sentait mal à l’aise, sous le coup de la lourde responsabilité qui allait peser sur lui.