Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre II

Charpentier (p. 138-144).

II

Une lorette marseillaise


Armande avait une origine fort mystérieuse. Elle prétendait être née dans l’Inde, d’une femme indigène et d’un officier anglais. Elle partait de là et contait, à qui voulait l’entendre, un roman dont elle était l’héroïne. Elle mettait sa première faute sur le compte d’un riche protecteur qui l’avait prise chez lui, à la mort de son père, et qui l’avait élevée délicatement pour en faire plus tard sa maîtresse, comme on engraisse une volaille pour la trouver plus tendre sous la dent. Son esprit se plaisait dans ce conte brutalement romanesque.

Grâce à ses mensonges, sa véritable histoire ne fut jamais connue. Elle s’était abattue un jour sur Marseille, comme un de ces oiseaux qui flairent de loin une contrée riche en proies de toutes espèces. En s’établissant dans une ville industrielle. elle avait fait preuve d’une rare intelligence. Dès son arrivée, elle s’attaqua aux gens de commerce, aux jeunes négociants qui remuent l’argent à la pelle. Elle comprit que ces garçons, cloués toute la journée dans un bureau, désirent âprement s’amuser le soir et jeter un peu de l’or qu’ils ont gagné.

Elle tendit ses pièges avec art. Elle monta sa maison sur un grand pied et lui donna une sorte d’apparence aristocratique.

Il lui fut aisé de vaincre les rivales qu’elle trouva installées dans la ville. Ces pauvres filles déchues étaient d’une ignorance crasse ; elles s’habillaient mal, savaient à peine parler, étalaient un luxe mesquin et ignoble, s’abandonnaient bêtement. Armande les écrasa de toute son élégance et de tout l’esprit qu’elle avait acquis çà et là, en se frottant à des gens bien élevés. Elle devint en peu de mois une sorte de célébrité mondaine.

Chez elle, comme le disait naïvement Sauvaire, elle prenait des airs de duchesse. Un goût exquis avait présidé à l’ameublement de son logis.

Elle ouvrit son salon, elle attira les jeunes gens riches par le bruit qu’elle faisait faire autour d’elle, et les retint par sa bonne grâce et la distinction de ses manières. La femme entretenue perçait à peine sous la maîtresse de maison. Elle avait des amants elle les montrait même volontiers ; mais, en public, dans ses soirées, elle gardait une décence dont on lui tenait grand compte. Elle était le type du vice élégant, parfumé, spirituel.

Elle s’entoura peu à peu de tous les viveurs de la ville. Elle n’admettait d’ailleurs que des gens riches, gagnant beaucoup et dépensant plus encore. Dans les commencements, elle n’eut qu’à choisir ses victimes ; une foule était à ses pieds. Elle croqua à belles dents plusieurs fortunes, vivant en plein luxe, fournissant aux besoins de son train qui étaient énormes.

Les gens sages la regardaient comme une véritable plaie, comme un gouffre sans fond où allaient s’engloutir les capitaux des jeunes commerçants marseillais. Les femmes entretenues, ses rivales, la déchiraient, l’accusaient d’intrigues honteuses, elles tournaient en moquerie son visage maigre, ses rides précoces ; elles disaient qu’elle était laide – ce qui était presque vrai –, et déclaraient ne rien comprendre à l’engouement que ces imbéciles d’hommes avaient pour cette créature. Armande les laissait dire, et régnait tranquillement. Pendant plusieurs années, elle les domina par son esprit, par son luxe, par sa science de femme élégante et raffinée. On allait chez elle en habit noir et en cravate blanche.

Puis, sans cause apparente, tout d’un coup son crédit baissa. La gêne vint et fit des trous dans son luxe. Sans doute sa mode était passée, les amants généreux manquaient. Elle tomba dans les transes de cette demi-misère qui porte de la soie et marche sur des tapis. Sentant qu’elle allait rouler dans le ruisseau, si elle ne faisait pas des efforts pour garder son appartement de grande dame, elle lutta avec désespoir contre la mauvaise chance. Elle comprenait que son prestige venait uniquement de sa richesse apparente, de ses toilettes, de l’argent qui lui permettait de jouer à l’aise son rôle de duchesse déclassée. Le jour où la soie lui manquerait, où elle fermerait son salon, elle savait qu’elle deviendrait une pauvre fille, une créature laide et fanée dont personne ne voudrait plus. Aussi déploya-t-elle une énergie fébrile pour trouver des amants, pour se procurer de l’argent à tout prix.

C’est à cette époque qu’elle fit la connaissance d’une dame Mercier, qui lui avança quelques fonds à un taux exorbitant. Elle avait dupé tant de jeunes imbéciles, qu’elle se laissa duper à son tour, sans trop se plaindre. Elle espérait d’ailleurs faire payer le capital et les intérêts des sommes empruntées, au premier homme riche dont elle serait la maîtresse. Les hommes riches ne se présentèrent pas ; et elle devint de plus en plus inquiète.

Armande, poussée par la nécessité, sentant chaque jour sa beauté, son gagne-pain, s’en aller avec son luxe, en arriva au crime. Déjà, pour calmer les exigences de ses créanciers, elle avait dû vendre des glaces, des meubles, des porcelaines ; sa maison se vidait, elle voyait peu à peu les murs se dénuder et elle songeait avec effroi à l’heure où elle se trouverait, lasse et vieillie, entre quatre murailles nues. Les tapissiers, les modistes, tous les fournisseurs auxquels elle devait, devenaient plus âpres en flairant la ruine prochaine de leur cliente ; ils savaient que les amants se faisaient rares, ils exigeaient le remboursement immédiat de leurs créances. Quelques-uns d’entre eux parlèrent de saisir le mobilier. Armande comprit donc qu’elle était perdue, si elle ne battait pas monnaie tout de suite, n’importe de quelle façon.

Elle eut recours à un moyen extrême. Elle imita l’écriture de trois ou quatre amants qu’elle avait, et se souscrivit à son ordre des billets qu’elle signa des noms de ces hommes. Puis, n’osant se présenter chez un banquier, elle s’adressa à la dame Mercier, qui consentit à lui escompter plusieurs de ses billets. Il est à croire que l’usurière n’ignorait pas l’origine des effets et qu’elle spéculait même sur cette origine. Tenant la jeune femme dans ses griffes, pouvant à toute heure lancer une plainte au procureur du roi, comptant d’ailleurs sur les souscripteurs supposés qui auraient eu intérêt à éviter un scandale, elle considérait les faux, qu’elle possédait en garantie, comme préférables à de bonnes traites. Elle basait toute une fortune sur ses complaisances, exigeant des intérêts énormes, embrouillant de plus en plus les affaires de la lorette, se mettant complètement à sa charge, jouant un rôle de ruse et d’hypocrisie dont elle se tirait à merveille.

Pendant près de deux ans, Armande vivota, sans inquiétude. Elle avait mis les billets payables chez elle, et, à chaque échéance, elle faisait de l’argent coûte que coûte, tirant cent francs du premier homme qu’elle rencontrait, complétant la somme nécessaire en vendant quelque chose, en empruntant encore, en faisant de nouvelles traites fausses. La Mercier continuait à se montrer humble et serviable ; elle voulait tenir sa proie étroitement serrée, avant de montrer les dents et de mordre.

Puis, vint un moment où Armande ne put décidément pas rembourser les billets faux. Elle se jetait en vain dans le ruisseau.

Elle allait au Château-des-Fleurs, comme une fille ; elle ne parvenait plus à gagner la somme qu’il lui fallait pour entretenir sa maison.

C’est à ce moment-là qu’elle fit la connaissance de Sauvaire : Elle lâcha pour lui un comte qu’elle avait ruiné, croyant que le maître portefaix était riche et généreux. En d’autres temps, lorsqu’elle était la reine de Marseille et qu’elle étalait insolemment son velours et ses dentelles, elle aurait regardé Sauvaire du haut ; de la fortune et de l’élégance de ses amants. Mais maintenant elle ne dédaignait plus aucune proie ; elle s’attaquait à la foule, et se serait volontiers mise à ramasser de l’argent dans des mains sales. L’ancien ouvrier prit pour de la tendresse la nécessité qui poussait la jeune femme dans ses bras. Au bout de quelques mois, elle s’aperçut avec terreur que son nouvel amant avait l’économie prudente du parvenu et qu’il s’appliquait en égoïste tout l’argent qu’il dépensait. Deux ou trois des billets faux ne furent pas payés, la dame Mercier commença à se fâcher.

Les choses en étaient là, lorsque, un soir, Marius se rendit naïvement chez la lorette. Il croyait encore trouver dans son salon une partie de la riche et nombreuse société à laquelle son frère l’avait présenté. Il rêvait vaguement de lier connaissance avec quelque jeune négociant qui lui viendrait en aide ; et il comptait même un peu sur Sauvaire, dont Fine avait volontairement exagéré l’obligeance.

Il fut très étonné de trouver le salon vide. Une seule lampe éclairait cette grande pièce, qui lui parut singulièrement nue. Sauvaire était à demi couché sur un vaste divan, et il semblait digérer avec affectation le dîner qu’il venait de faire, lâchant quelques boutons de son gilet et tenant un cure-dents entre ses doigts. À côté de lui, assise dans un fauteuil, Armande lisait Graziella, en appuyant rêveusement le front sur la paume de sa main gauche. Une levrette, qu’elle nommait Djali, était couchée à ses pieds, la tête posée le long de ses pantoufles de velours cerise.

Un des moyens de séduction employés par Armande était de lire devant ses amants les œuvres de grands poètes modernes. Elle avait une petite bibliothèque, où se trouvaient les ouvrages de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Lamartine, de Musset.

Le soir, dans la clarté pâle de la lampe, à l’heure où elle était encore belle, elle épelait langoureusement des pages de vers ou de prose poétique. Cela mettait comme une auréole autour de sa tête. Les amants croyaient avoir affaire à une fille ignorante, et ils trouvaient une dame instruite, presque lettrée, qui lisait des livres qu’eux-mêmes n’avaient jamais eu ni le temps ni le courage de feuilleter. Sauvaire surtout se sentit écrasé et dominé, le jour où sa maîtresse prit un recueil de vers et se mit tranquillement à en tourner les pages devant lui. À peine parcourait-il parfois un journal. Une femme ouvrant un volume de poésies lui parut une créature supérieure. Chaque fois qu’Armande lisait en sa présence il se recueillait, il prenait un air précieux et charmé. Il lui semblait qu’il devenait savant lui-même.

Marius eut un léger sourire en voyant l’attitude penchée d’Armande, feignant l’extase, et la posture de Sauvaire qui se vautrait sur le divan, les mains jointes au milieu du ventre.

La lorette accueillit le nouveau venu avec sa grâce facile et enjouée. Elle avait eu des rapports plus ou moins intimes avec Philippe, elle traitait Marius en vieille connaissance. Elle le fit asseoir, en lui reprochant la rareté de ses visites.

« Je sais bien, ajouta-t-elle, que vous avez eu beaucoup d’ennuis dans ces derniers temps. Ce pauvre Philippe ! Je me l’imagine parfois dans un cachot humide, lui qui aimait tant le luxe et les plaisirs !... Cela lui apprendra à mieux placer ses tendresses. »

Sauvaire s’était un peu relevé. Il avait la bonne qualité de ne pas être jaloux, il se montrait au contraire tout fier des amants que sa maîtresse avait eus. Les anciennes amours d’Armande doublaient à ses yeux le prix de sa bonne fortune. D’ailleurs, Marius lui parut si chétif, qu’il fut charmé de paraître vigoureux à côté de lui.

La jeune femme présenta les deux hommes l’un à l’autre.

« Oh ! nous nous connaissons, dit le maître portefaix avec un rire d’homme heureux. Je connais aussi M. Philippe Cayol. En voilà un gaillard ! »

À la vérité, Sauvaire était enchanté d’être trouvé en tête à tête avec Armande. Il se mit à la tutoyer, à appuyer sur les plaisirs qu’ils prenaient ensemble. Il continua en parlant de Philippe et en s’adressant à sa maîtresse :

« Il venait souvent chez toi, n’est-ce pas ?... Ah ! va, ne t’en défends pas. Je crois que vous vous êtes aimés... Je le rencontrais parfois au Château-des-Fleurs... Nous y sommes allés hier, au Château-des-Fleurs. Hein ? ma chère, quelle foule, que de toilettes ! »

Il se tourna vers Marius.

« Le soir, ajouta-t-il, nous avons mangé au restaurant... C’est très cher. Tout le monde ne peut se payer cela. »

Armande paraissait souffrir. Il y avait encore au fond de cette femme des délicatesses. Elle regardait Marius avec de légers haussements d’épaule et des coups d’œil qui raillaient Sauvaire. Celui-ci, imperturbable, s’étalait complaisamment.

Marius devina alors les embarras et les tourments de la lorette. Il lui vint comme des pitiés en voyant le salon désert et en comprenant sur quelle pente effroyable roulait cette femme, qu’il avait connue insouciante et heureuse. Il regretta d’être monté.

Vers dix heures, il resta seul avec Sauvaire, qui se mit à lui expliquer sa fortune et à lui conter sa joyeuse vie. Une servante était venue dire tout bas à Armande que Mme Mercier se trouvait dans l’antichambre et qu’elle paraissait fort en colère.