Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 335-369).


XXXI


LE CASSE-COU.


Fergus O’Breane, sujet anglais, se disant don José Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, grand de Portugal, etc., avait été déclaré coupable sur la question de l’assassinat de M. James Mac-Nab, esq., avocat près les cours de justice de Glasgow, — coupable aussi sur la question d’association illicite et de complicité dans une tentative de pillage de la Banque.

Quant à la question de haute trahison, le solliciteur de la couronne l’avait préalablement écartée par ordre supérieur.

Les États n’aiment point à constater qu’il soit possible de conspirer contre eux.

Fergus O’Breane avait déclaré accepter l’arrêt prononcé d’après la sentence du jury, — déclarant en outre avoir commis les actes qui motivaient ce verdict et ne se point repentir de les avoir commis.

On avait fixé un bref délai pour son exécution publique, par la corde, devant Newgate, et Londres tout entier se promettait d’assister à cette pendaison fashionable.

Mais Fergus O’Breane, à part ses autres dires qui furent jugés hardis, téméraires et subversifs par tout ce qui portait perruque dans les Trois-Royaumes, avait déclaré à haute et intelligible voix, dans l’enceinte même d’Old-Bailey, devant les juges, aldermen, greffiers, avocats, etc., etc., stupéfaits de tant d’audace, — qu’il ne serait jamais pendu.

Ceci, du reste, fut regardé comme une pure rodomontade, et les nobles salons du West-End se préparèrent sérieusement à donner une dernière marque de sympathie au lion, au roi de la mode, à l’astre éblouissant de tant de belles nuits de fêtes, en venant en masse, gantés de frais, fardés, parés, — au sortir du bal peut-être, — le voir pendre haut et court.

Il était environ dix heures du soir. C’était le surlendemain de la condamnation de M. le marquis de Rio-Santo. Anna et Clary Mac-Farlane étaient couchées toutes les deux et toutes les deux immobiles. Mais, tandis qu’Anna dormait déjà profondément, on eût pu voir l’œil de Clary grand ouvert et brillant d’un éclat fiévreux, se fixer avec inquiétude sur le lit de sa sœur, comme pour constater son sommeil.

Après le premier moment de joie, causée par le retour inespéré des deux sœurs, tout était redevenu bien triste dans la maison de mistress Mac-Nab, on n’avait point tardé à s’apercevoir qu’Anna et Clary, quoique différemment affectées, étaient blessées toutes les deux. Anna, enfant douce et naïve naguère, avait maintenant un secret ; mitress Mac-Nab surprenait souvent à ses jolis yeux, autrefois si bien habitués au sourire, des traces de larmes. — Quant à Clary, son esprit et son cœur semblaient frappés du même coup funeste. Elle souffrait, la pauvre fille, un mal silencieux, inconnu, et ses facultés mentales ne voulaient point se rasseoir. Stephen l’entourait de soins ; Anna lâchait de sourire pour égayer cette longue et morne tristesse. C’était en vain. Le choc avait été trop violent. C’étaient des semaines et des mois de bonheur qu’il eût fallu pour remède à cette maladie de l’âme et du corps.

Et Clary ne pouvait pas être heureuse, puisqu’elle aimait ardemment et sans mesure un absent, un inconnu, un homme qu’elle ne devait peut-être plus revoir.

Le jour, elle passait de longues heures assise derrière le rideau de sa croisée, regardant sans relâche les fenêtres de la maison carrée, guettant un mouvement des draperies, un signe qui lui annonçât la présence d’Edward.

Mais elle n’apercevait rien. — Et quand Stephen ou mistress Mac-Nab venait la chercher pour l’enlever aux tristes rêveries de sa solitude, elle les suivait, obéissante, silencieuse, morne…

Elle quittait sa croisée comme on quitte un ami doux à sentir près de soi, qui sait engourdir votre peine sinon vous consoler. Elle la quittait pour revenir bien vite et pour guetter encore.

Une fois, mistress Mac-Nab monta l’escalier plus vite que d’habitude et lui dit avec cette gaîté que savent prendre les mères auprès de leurs enfants qui souffrent :

— Venez, Clary, venez, mon enfant, je veux vous montrer le portrait du fameux marquis de Rio-Santo.

Mistress Mac-Nab ne savait rien des soupçons conçus par Stephen contre le marquis, relativement à l’enlèvement des deux jeunes filles. Elle avait acheté à sa porte une de ces lithographies plus ou moins ressemblantes, qui se vendent dans Londres à cent mille exemplaires pendant et après chaque procès célèbre. Elle s’était dit : cela distraira Clary.

Clary la suivit aussitôt comme d’habitude, et descendit au parloir où Anna, debout devant la lithographie déployée, admirait déjà ces nobles traits, dont le maladroit crayon d’un artiste infime n’avait pu détruire entièrement la magnifique harmonie.

Du premier coup d’œil, Clary reconnut Edward. Son cœur se gonfla de joie, mais elle renferma en elle-même son émotion et ne changea point de visage.

— Voyez, Clary, dit mistress Mac-Nab ; — ce gentleman a voulu tuer le roi, les ministres et tous les membres du Parlement… Le révérend Josuah Butler, qui sait toutes ces choses, me l’a encore dit hier… N’a-t-il pas l’air d’un grand scélérat, mon enfant ?

Clary ne répondit pas.

— Il est bien beau ! murmura sa sœur ; — je ne croyais pas qu’il put y avoir d’homme aussi beau que cela !

Clary se prit à sourire et lui serra doucement la main. — Puis, tout à coup elle eut un frisson et prononça tout bas :

— Ne met-on point à mort ceux qui veulent tuer le roi ?

— Oui, oui, ma pauvre fille, répondit mistress Mac-Nab ; — sans doute on les met à mort… C’est aujourd’hui même qu’on va juger ce brigand…

— Où juge-t-on ? demanda Clary.

Il y avait long-temps que Clary n’avait prononcé tant de paroles. Anna et mistress Mac-Nab échangèrent un regard d’espoir.

— On juge dans Old-Bailey, chère fille, répondit cette dernière.

Clary passa un doigt sur son front.

— Je sais où est Old-Bailey, dit-elle après un silence ; — et, quand on a jugé, où met-on ceux qui vont mourir ?

— À la prison de Newgate, mon amour.

— Je sais où est Newgate, dit encore Clary ; — madame ajouta-t-elle, en s’adressant à sa tante qu’elle nommait sa mère autrefois, — voulez-vous me donner ce portrait ?

— Ce portrait et tout ce que vous voudrez, chère enfant.

Clary saisit aussitôt la lithographie et remonta précipitamment l’escalier de sa chambre.

Ce jour et le lendemain, elle parut moins triste et on la vit plus d’une fois sourire.

— Nous la sauverons ! disait mistress Mac-Nab.

— Dieu vous entende, ma mère ! répondait Anna.

Le soir dont nous parlons, c’est-à-dire le surlendemain de la condamnation du marquis, Clary avait passé la plus grande partie du jour à sa fenêtre, profitant de tout instant où la tendresse de sa sœur n’épiait point ses mouvements pour contempler le portrait du marquis.

Lorsqu’elle le regardait, il y avait en elle comme un flux de vie. Ses beaux yeux retrouvaient ce feu voilé, cette ardeur pudique où, pour la première fois, Stephen vit se refléter, à l’église du Temple, le mystérieux amour qui, inconnu de tous et soigneusement enfoui dans le cœur de la vierge, fut pourtant l’une des causes les plus efficaces des événements de ce récit. Sa taille se redressait dans toute sa richesse d’autrefois. Elle redevenait la gracieuse et vivante jeune fille, toute pleine de sève et de chaleur, que nous avons vue, distraite, hélas ! déjà par la pensée d’Edward, chanter des psaumes et prier Dieu dans le chœur de Temple-Church.

La brune venue, Clary devint pensive et devança de beaucoup l’heure habituelle de se mettre au lit. Elle pria sa sœur de faire comme elle, et Anna, toujours disposée à suivre les moindres volontés de la malade, se coucha vers neuf heures.

À dix heures elle dormait.

Clary retenait son souffle et gardait de son côté une immobilité complète. Mais elle ne dormait pas, et ses yeux grands ouverts, comme nous l’avons vu, épiaient le sommeil d’Anna.

Au bout de quelques minutes, elle souleva ses couvertures par un mouvement presque insensible et sortit doucement du lit. — Elle était tout habillée.

Anna ne s’éveilla point. Clary prit à la main ses bottines afin de marcher sans bruit, ouvrit la porte et descendit l’escalier.

Elle oublia d’embrasser sa sœur. — Il y avait sur son cœur comme sur son esprit un voile épais et lourd, au travers duquel son amour seul pouvait pénétrer.

Lorsqu’elle arriva au rez-de-chaussée, la vieille Betty veillait encore et vaquait à quelques travaux d’office. Clary se glissa dans le parloir et s’y cacha.

Elle attendit patiemment que Betty fût couchée ; puis, lorsqu’elle jugea que la vieille servante devait être endormie, elle prit la clé de la porte extérieure qu’elle ouvrit, et se trouva seule, à onze heures et demie de la nuit, sur le trottoir désert de Cornhill.

— Je sais bien où est Newgate ! murmura-t-elle ; — je le savais autrefois.

Elle essaya de s’orienter et demeura un instant indécise au seuil même de la maison de sa tante. Puis, soudainement entraînée par quelque incertaine lueur qui traversa son intelligence troublée, elle prit sa course et disparut à l’angle de Poultry.

À cette même heure, l’honnête, minutieux et incorruptible porte-clés, Noll Brye, venait de visiter en personne le cachot où le marquis de Rio-Sanio attendait, couché sur la paille, l’exécution de sa sentence. Il va sans dire qu’on prenait à l’égard du noble prisonnier des précautions d’autant plus multipliées qu’il avait manifesté en plein prétoire l’intention d’éviter l’échafaud. Or, l’échafaud ne s’évite, lorsqu’on a passé le seuil de ce lugubre cabanon nommé « la chambre de l’attente, » que par le suicide ou l’évasion.

L’autorité, qui craignait également l’un et l’autre, avait placé dans le cabanon même où Rio-Santo était aux fers, un homme sûr et vigoureux, présenté par le propre intendant du métropolitan-police, S. Boyne, esq.

C’est ici ou jamais le cas de dire que trop de précautions nuit.

L’homme sûr et vigoureux, cautionné par S. Boyne, esq., était l’Écossais Randal Grahame, choisi par la Famille pour conduire au dedans de Newgate une tentative d’évasion que les lords de la Nuit, S. Boyne en tête, favoriseraient au dehors.

Mais ceux qui connaissent Newgate savent qu’une évasion de la chambre d’attente présente d’énormes difficultés.

— Êtes-vous prêt, milord ? dit Randal lorsque le pas lourd du vieux Noll Brye eut cessé de se faire entendre au dehors.

— Je suis prêt, répondit Rio-Santo qui se souleva sur son lit de paille.

Randal s’approcha de la fenêtre donnant sur la rue de Newgate et lança à travers les massifs barreaux de fer une demi-couronne qui rendit un son argentin en tombant sur le pavé.

Aussitôt, de l’angle de Giltspur-Street, un miaulement aigu se fit entendre.

— Ils sont là, dit Grahame. Allons, O’Breane, voici le moment de nous séparer… Écoutez… Il est certain que je n’eusse pas fait pour mon père ce que je vais faire pour vous… Si vous ne me revoyez plus, il faudra penser quelquefois au pauvre Randal, O’Breane.

— J’y penserai comme à un ami cher et dévoué, répondit le marquis avec émotion ; — mais pourquoi parler ainsi Grahame ? Nous nous reverrons certainement.

Randal secoua la tête.

— Je connais le casse-cou, dit-il ; — autant vaudrait se jeter du haut de la tour de Saint-Dunstan sur le pavé… Mais vous avez raison, Fergus, reprit l’Écossais en affectant une gaîté subite ; — on en revient, après tout, puisque Jack Shepar[1] en est bien revenu.

— Je n’ai jamais vu ce casse-cou, comme vous l’appelez, murmura Rio-Santo ; — y a-t-il donc vraiment danger de mort ?

— Oui et non, O’Breane, oui et non… Si on avait des ailes, on pourrait s’en tirer comme il faut… C’est un escalier de soixante marches, taillé à pic et au bas duquel s’élève le mur de pierre d’une maison… S’il fallait s’y risquer en plein jour, le cœur manquerait, mais il fait nuit… Allons, Fergus ! à la besogne.

— Mais, dit encore celui-ci, — qui vous force à prendre ce périlleux chemin ?

— Ma foi, milord, répliqua l’Écossais, vous devez penser que ce n’est pas par choix que je le prends… Les shérifs, voyez-vous, tiennent à Votre Seigneurie comme à la prunelle de leurs yeux. Ils ont établi des postes à toutes les issues. Il y en a dans Ludgate-Hill, dans Fleet-Lane et au bout de Cheapside… Un seul point nous reste ouvert, c’est Skinner-Street et la cour de l’Arbre-Vert, qui sont gardés par des policemen du choix de M. Boyne. Or, une fois dans Green-Arbour-Court, il faut en sortir.

Rio-Santo mit son front entre ses mains et réfléchit durant quelques secondes. — Au bout de ce temps, il se leva, laissant sur la paille ses fers minés d’avance, et serra la main de Randal.

— Merci, dit-il. Pour moi je n’accepterais pas votre dévoûment, — mais j’ai entamé le combat, et ma défaite creuserait davantage l’abîme où souffrent mes frères…

— À la besogne ! répéta Randal ; — je vous dirai, moi, que je me moque de vos Irlandais comme du shah de Perse, et que si je donne mon sang pour quelqu’un, c’est pour vous tout seul, O’Breane !

Il déboutonna rapidement son habit et détacha une corde de soie roulée autour de ses reins. Cela fait, il arracha sans efforts deux des barreaux de la fenêtre qu’il avait limés lui-même dans la soirée. — L’un de ces barreaux, passé en travers de ceux qui restaient, servit à fixer solidement la corde.

Randal prit ces diverses mesures avec sang-froid et précision, de même qu’il avait parlé de Green-Arbour et du casse-cou sans emphase, de même encore qu’il avait énoncé son intention de mourir pour Rio-Santo d’un ton simple, dépourvu d’enthousiasme et d’exaltation.

Et pourtant, à moins qu’on ne remonte au gouffre des Curtius ou au saut de Leucate, jamais chance de mort plus certaine n’avait été bravée par un homme avec connaissance de cause et de préméditation. Le casse-cou de Green-Arbour-Court présente une rampe effrayante à mesurer de l’œil ; on ne le descend qu’avec lenteur et en prenant des précautions qui n’empêchent pas les accidents de s’y multiplier tous les jours.

Randal prétendait descendre cet escalier à cheval, par une nuit sombre.

Comme il l’avait dit, au bas de l’escalier se dressait et se dresse encore un mur de pierres qui semble placé là pour ôter jusqu’à la plus mince possibilité de tenter avec succès l’entreprise méditée par Randal.

Son but était de frayer un passage au marquis de Rio-Santo, d’éloigner les différents postes qui veillaient aux alentours de Newgate, en les attirant sur sa propre trace. Or, pour agir efficacement en ce sens, il fallait conduire la chasse le plus loin possible, et la cour de Green-Arbour est tout près de la prison.

Randal espérait peut-être en revenir, pour employer son style, mais nous devons dire qu’il ne se faisait point illusion et que la perte du temps employé par les policemen à reconnaître son cadavre, — au cas où il resterait mort au pied du casse-cou, — entrait positivement en ligne de compte dans son calcul, touchant les probabilités de l’évasion du marquis.

On peut trouver des dévoûments plus chaleureux et plus bavards que le sien, mais point de plus entier, point de plus réfléchi.

Quand la corde de soie fut solidement fixée, Randal se tourna vers le marquis et lui tendit la main.

— Au revoir, dit-il ; profitez du moment et souvenez-vous de moi.

Il se glissa lestement entre les barreaux et fut à terre en un clin d’œil.

La sentinelle de la porte de la Dette entendit le bruit de sa chute et cria : Qui vive ?

Au lieu de répondre, Randal prit sa course vers Giltspur-Street. À l’angle de cette rue, un cheval était préparé. — Randal sauta en selle.

— Alerte ! cria la sentinelle : — Le condamné s’évade !

L’effet de ce cri fut magique. Les pierres des maisons voisines semblèrent se transformer instantanément en hommes de police. Randal tourna par Skinner-Street, ne poussant son cheval qu’autant qu’il le fallait pour n’être pas atteint, et se gardant bien de le mettre au galop. Le policeman qui faisait sentinelle à l’entrée de Green-Arbour-Court joua une scène que nous connaissons déjà, pour l’avoir vu représenter dans l’entrepont du Cumberland, lors de l’évasion des convicts, en rade de Weymouth, par Paddy O’Chrane et ses compagnons. Le policeman, à l’approche de Randal, se laissa choir sur le pavé, en criant miséricorde, comme s’il eût reçu un choc violent.

Randal passa, poursuivi de près par tous les surveillants échelonnés autour de Newgate. Arrivé au milieu de la cour, il frappa de ses deux talons le ventre de son cheval. On le vit, à la lueur de l’unique lanterne suspendue au bout de l’obscur passage, partir comme un trait et disparaître au haut du casse-cou.

Les policemen s’arrêtèrent — Ils entendirent le sabot du cheval heurter les premières marches de l’escalier. — Puis ce fut un bruit sourd, le roulement d’un corps lancé avec violence sur une rampe âpre. — Puis enfin, ce fut un son étouffé, pesant, suivi d’un mortel silence.

Il courut un frisson d’horreur parmi les hommes de police.

Après un moment d’hésitation, ils détachèrent la lanterne de la cour et commencèrent à descendre l’escalier avec précaution. Dès les premières marches, ils rencontrèrent des traces de sang. Au bas du casse-cou, dans la ruelle étroite et sans nom qui redescend dans la street, ils trouvèrent un sanglant et informe pêle-mêle. Le cheval avait été littéralement broyé.

Mais il n’y avait là que les débris du cheval. Les hommes de police eurent beau chercher, ils ne découvrirent rien qui ressemblât à un cadavre humain. Rien, pas même un lambeau de vêtement.

Ils se regardèrent, désappointés, puis ils battirent les ruelles environnantes, au dessous du casse-cou.

Ils ne songèrent point à battre Green-Arbour-Court lui-même, parce qu’il était réellement peu probable que le prisonnier eût remonté après sa chute les soixante marches du break-neck.

Pendant cela, Newgate-Street restait complètement désert, et il n’y avait plus dans Old-Bailey que la sentinelle de la porte de la Dette.

Quand nous disons désert, nous parlons seulement par rapport aux gens de la police, car il se trouvait aux environs de la prison plusieurs personnes que la fuite de Randal n’avait point éloignées. C’étaient d’abord les hommes de la Famille, cachés dans Giltspur-Street, et le cavalier Bembo, qui tenait par la bride un excellent et vigoureux cheval de selle.

C’était ensuite une jeune femme vêtue de noir qui se tenait immobile à l’angle de Skinner-Street.

Au moment où Randal avait piqué des deux, cette jeune femme venait d’arriver par Ludgate-Hill et Old-Bailey. Elle avait examiné le visage du fugitif à la lueur des réverbères, et avait murmuré :

— Ce n’est pas lui !

Puis son regard, où il y avait de l’égarement, s’était promené le long des murailles noires de la prison.

— Je savais bien que je trouverais Newgate, murmura-t-elle ; mais comment arriver jusqu’à lui !… Comme ces pierres sont tristes… Et qu’il doit faire froid derrière ces grands murs !…

Clary, — c’était elle, — serra autour de sa taille, en frissonnant, les plis de son écharpe et ramena son voile sur son visage.

À ce même instant, M. le marquis de Rio-Santo, suivant le même chemin que Randal Grahame, se laissait couler le long de la corde de soie et atteignait le sol sans accident. Aussitôt qu’il eut touché terre, il se glissa vers Giltspur-Street.

— À vous, signore ! dit une voix sous l’enfoncement d’une porte.

Bembo détacha en toute hâte la bride du cheval et la tendit à Rio-Santo.

— Qui vive ? cria la sentinelle d’Old-Bailey.

— En selle, milord ; en selle ! dit Bembo.

Rio-Santo lui ouvrit ses bras et le jeune Italien s’y jeta tout attendri.

— Qui vive ? dit encore la sentinelle.

Rio-Santo enfourcha son cheval et tourna, au pas, l’angle de Giltspur-Street.

Clary leva son voile et le reconnut.

Sans dire une parole, elle s’élança vers lui et s’attacha aux plis de son manteau. — L’angle de la rue interceptait la lumière du gaz. Le marquis abaissa son regard sur cette femme vêtue de noir et crut reconnaître la comtesse.

— Est-ce vous, Ophelia ? murmura-t-il.

— C’est moi, répondit faiblement Clary.

— Vous voulez me dire adieu ? …

— Je veux aller où vous allez… Je veux vous suivre toujours… toujours !

Rio-Santo se pencha ; puis se releva, entourant de son bras la taille flexible de la pauvre Clary…

Puis, au moment où la sentinelle criait son dernier qui vive, le marquis enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, qui bondit sous son double fardeau et partit comme un trait.

  1. Jack Shepar, l’un des héros les plus renommés du calendrier de Newgate. On voit encore, dans la petite geôle de la prison donnant sur Old-Bailey, les énormes fers qui servaient à ce célèbre bandit ; ces fers semblent avoir été forgés pour un géant. — Jack Shepar s’échappa de Newgate la veille du jour fixé pour son exécution, et franchit sur un poney, au grand galop, le casse-cou (break-neck)de Green-Arbour-Court, dont nous donnerons tout à l’heure la description. Jack Shepar ne se fit point mal, mais cinq policemen qui le poursuivaient se brisèrent le crâne.