Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 37-71).


XXIII


LE CABINET DU DOCTEUR.


Tyrrel l’Aveugle et le docteur Moore étaient réunis dans le cabinet de ce dernier. Il était dix heures du matin environ.

Moore écrivait à son bureau. Tyrrel prenait le thé auprès de la cheminée.

C’était le lendemain des événements racontés aux précédents chapitres.

— Docteur, dit Tyrrel en achevant sa tasse de thé avec une grimace de dégoût, — je ne puis jamais boire ni manger quelque chose sortant des mains de ce diable de Rowley sans penser à mon heure dernière… C’est un triste chef de cuisine que vous avez là, sur ma parole !… Vous ne m’avez pas dit votre avis sur mon histoire de Brian de Lancester.

— C’est fort adroit, répondit Moore avec distraction ; vous en vouliez à cet étourdi de Lancester ?

— Il y avait de quoi, docteur, il y avait de quoi… Si Brian, — que Dieu le confonde ! — n’était point venu flairer mon coffre-fort dans Goodmans-Fields, Suky n’en serait point tombée amoureuse, partant, elle aurait pris pour amant Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, — d’où il suit que je n’aurais point, essayé de contrefaire, pour cinq mille misérables roubles, la signature de Sa Grâce, — en sorte que je n’aurais point eu occasion d’assommer ce pauvre diable de Roboam, qui n’aurait eu garde de me lier et d’aller chercher le magistrat : conséquence rigoureuse, je n’aurais pas été pendu. — Or, docteur, si charmant que soit votre antidote contre la corde, je vous jure qu’on passe dans Old-Bailey un quart d’heure pitoyable… Outre cela, j’ai une vieille dent, voyez-vous, contre l’honorable fou… C’est lui qui soutenait de ses deniers la comtesse de White-Manor à Londres, et si elle l’avait cru, j’aurais été forcé bien vite de plier bagage… Mais la sotte femme avait si grande frayeur de moi, que jamais Brian ni personne n’a pu tirer d’elle mon nom ou la retraite de sa fille… Je lui avais dis que je tuerais l’enfant…

— Je ne savais pas, interrompit Moore, que Brian eût été l’amant de la femme de son frère.

— Son amant ! s’écria Tyrrel ; — Lancester l’amant de la comtesse ! Ah ! docteur, vous pensez à quelque diablerie, je veux le gager, mais vous ne pensez pas à ce que vous dites… Brian est un fou d’espèce chevaleresque… Il ne parlait jamais à la comtesse qu’avec le ton qu’on prend avec une reine, et…

— Assez ! dit Moore : cela m’est égal.

— À la bonne heure… j’en dis autant pour ma part… Quant aux deux jeunes filles, vous m’avez demandé mon plan : le voici… Nous les expédierons toutes deux de compagnie à notre maison de plaisance de Crewe, avec Maudlin et deux beaux garçons… Dans un an, elles nous reviendront formées, sinon… Il sera toujours temps, docteur.

Moore fit un signe d’affirmation indifférente.

— Ah ça ! reprit Tyrrel, vous ne m’avez pas raconté les détails de votre partie avec M. le marquis de Rio-Santo.

Le front du docteur se plissa tout à coup à cette question.

— J’ai fait ce que j’ai pu, répondit-il.

— Et qu’avez-vous pu, docteur ?

— Rien !

Moore prononça ce mot d’un ton sec, comme s’il eût voulu éloigner tout d’un coup ce sujet d’entretien. Néanmoins, il y revint de lui-même, et ajouta en haussant les épaules :

— Et après tout, que nous rapporterait la mort de cet homme ?

— Bien ! bien ! murmura Tyrrel, les raisins sont trop verts… Docteur, poursuivit-il à voix haute, mon avis a toujours été qu’on trouverait difficilement un chef aussi avisé que le marquis… Mais vous vouliez occuper son poste, et je conçois cela ; or, ce que vous voulez, j’ai pris l’habitude de le vouloir… Quant à son secret, nous le lui prendrons bien quelque jour.

— Son secret ! répéta Moore dont les yeux brillèrent.

Au moment où Tyrrel ouvrait la bouche pour répondre, le front étroit et luisant de maître Rowley se montra sur le seuil. L’aide empoisonneur avait sous le bras droit son in-quarto favori, et tenait une lettre dans la main gauche.

À son aspect, Tyrrel se boucha précipitamment le nez, ce qui porta l’aide-pharmacien à grommeler entre ses dents avec dédain son éloquente exclamation :

— Tatatata !

Ce soin rempli, Rowley traversa tout doucement l’espace qui le séparait de son maître, et mit devant lui la lettre qu’il tenait à la main.

— Allons, maître, allons ! dit Tyrrel avec impatience.

Rowley comprit parfaitement qu’on l’invitait à porter ailleurs ses parfums de laboratoire ; mais, au lieu de sortir, il tira prestement de sa poche un petit flacon de forme allongée et marcha sur Tyrrel.

Celui-ci, d’instinct, saisit le poker pour se mettre en défense.

— Ta ta ta ta ! fit Rowley en riant de bon cœur, je vous demande pardon, gentleman… Je n’avais pas remarqué que vous interceptiez à l’aide de vos doigts le libre passage de l’air dans le tuyau naturel formé par les cavités de vos narines… ! Ta ta !… ce qui donnait à votre voix, gentleman, un son nasal et enrhumé, symptôme particulier de l’indisposition connue sous le nom de coriza…

Il fit grincer tout à coup le bouchon de verre de sa fiole et l’approcha du nez de Tyrrel, qui éternua bruyamment.

— Dieu vous bénisse ! gentleman ; — si vous aviez été enrhumé du cerveau, cela vous aurait fait grand bien, comme vous voyez…

Moore, en ce moment, froissa la lettre qu’il venait de lire et laissa échapper une sourde exclamation de colère.

— Sortez ! dit-il à Rowley.

Celui-ci fit un grand et humble salut. Puis il se dirigea vers la porte tout doucement, et murmura, sur le seuil, en lançant à Tyrrel une triomphante œillade :

— Tatatata !

— Qu’y a-t-il donc, docteur ? demanda Tyrrel.

— Il y a que la fatalité s’en mêle ! — s’écria Moore avec une véritable rage ; — je ne suis plus rien… pas même un médecin habile, à ce qu’il paraît.

Il rajusta la lettre froissée, qui était de lady Campbell, et lut par saccades rapides :


« Monsieur le docteur,

» Vous partagerez, j’en suis convaincue, la joie que nous ressentons. Depuis deux jours que nous sommes privées de l’honneur de vous voir, il s’est passé d’heureuses choses à Stewart-House. Le mal affreux dont ma nièce était frappée a paru céder hier matin. Aussitôt nous avons mandé, à cause de votre absence, le docteur Hartwell, médecin ordinaire de lady Stewart… »

— Hartwell ! interrompit ici Moore avec un sourire amer ; — un empirique !… un ignorant !… un pédant !…

— Un âne, dit froidement Tyrrel ; — voyons la fin.

Moore était, assurément, un homme de grande pénétration, mais il n’existe point sur la surface entière du globe un médecin que la jalousie ne travaille et n’aveugle. Pour ne point chagriner trop les médecins, nous ajouterons que notre observation s’applique également et rigoureusement aux hommes de loi, aux jolies femmes, aux artistes, aux aéronautes, et par dessus tout à l’irritable et vain troupeau des poètes. Moore était médecin ; il se voyait blessé au vif dans son orgueil de médecin ; le dépit lui mettait un voile sur la vue, et il était incapable de saisir ce qu’il y avait de sarcastique dans l’interruption de Tyrrel.

— Un âne ! répéta-t-il avec toute la bonne foi de la colère ; — vous avez trouvé le mot Ismaïl ; — où en étais-je ?… Cette sotte lettre me met hors de moi, sur ma parole !…

« … Médecin ordinaire de lady Stewart… »

— Cela ne prouve pas en faveur du goût de milady, sur ma foi !…

« … De lady Stevvart… M. Hartwell est arrivé sur-le-champ… »

— Je le crois bien, pardieu !… les gens comme lui sont toujours disponibles !…

« … Sur-le-champ, et a commencé une série d’applications dont le succès a été complet. Notre chère Marie revit ; Dieu a eu pitié de nous, en faisant de M. Hartwell l’instrument de sa miséricorde !… »

— C’est-à-dire, s’écria Moore, que ce misérable Hartwell est venu là juste à point pour profiter des effets de mon traitement… Mais il y a un post-scriptum… Je n’ai pas lu le post-scriptum.

« P. S. Vous comprenez, monsieur le docteur, qu’en ces conjonctures il serait désormais inutile de quitter vos importants travaux pour visiter miss Trevor, qui peut se passer de vos soins. »


Moore déchira la lettre avec fureur.

— Un congé ! s’écria-t-il ; — un congé en forme !… Craignait-elle donc que je retournasse chez elle après cette lettre impertinente ?… Oh ! cela est fait pour moi, Ismaïl !… Une catalepsie parfaitement caractérisée qui se résout d’elle-même et comme une syncope ordinaire !… C’est un hasard diabolique !

— Cette miss Trevor est la fiancée de Rio-Santo ? dit Tyrrel.

— Oui… j’aurais parié dix mille livres qu’elle était perdue ! C’est sa fiancée en effet… Cela fait partie de son grand projet, — de son secret ; — il veut acquérir par ce mariage l’éventualité d’une pairie… Pourquoi ?… c’est ce que nous ignorons.

— C’est ce que nous saurons, docteur, avec de la patience et du temps.

Moore ne répondit point, mais Tyrrel put l’entendre murmurer entre ses dents convulsivement serrées :

— Une catalepsie qui finit comme une migraine !… Hartwell, le misérable ! qui va se vanter partout d’avoir guéri une catalepsie !…

Il se fit dans la chambre voisine un bruit de pas lourds, et la voix grave de notre honnête ami le capitaine Paddy O’Chrane s’éleva, montée à peu de chose près jusqu’au diapason de l’impatience.

— Que Dieu me damne ! disait-elle, tête à perruque obtuse, mon digne monsieur, je vous répète pour la sixième fois : Gentleman of the Night !

— Ta ta ta ta ! répondait le bénin fausset de Rowley.

— Ta ta ta ta ! tempête !… Ta ta ta ta ! trois millions de blasphèmes ! que vaut dire ta ta ta ta, puant coquin que vous êtes, de par Satan, monsieur, et ses cornes, misères ! Soyons pendus tous les deux !… Je vous répète, que l’enfer me brûle ! gentleman of the Night… Laissez-moi passer !

Tyrrel n’eut point de peine à reconnaître cette voix et ce style énergique. Il se levait pour aller à la rencontre du capitaine, lorsqu’un dernier ta ta ta ta, prononcé par Rowley, fut suivi d’un bruit de lutte, parmi lequel s’élevaient çà et là des blasphèmes du choix le plus heureux.

Presque en même temps un violent coup de pied ouvrit à la fois les deux battants de la porte, et Rowley, lancé avec la raideur d’un boulet de canon, vint tomber à plat-ventre au milieu de la chambre, accompagné dans sa chute par le tome Ier des Toxicological Amusements.

Le capitaine Paddy O’Chrane se courba pour ne point heurter son chapeau contre la saillie de la porte et fit gravement son entrée.

— Que signifie tout ce bruit, monsieur ? demanda Moore en fronçant le sourcil.

— Que Dieu nous damne tous, répondit O’Chrane en soulevant son chapeau, j’ai l’honneur de saluer respectueusement Vos Seigneuries… Pour ce qui est du bruit, je ne suis pas homme à faire du bruit, Satan et sa femme, milords !… et je connais plus d’un garçon paisible qui, à ma place, eût brisé ce crâne chauve comme une coque de noix, trou de l’enfer, — que diable !

Rowley demeurait à terre, immobile, aplati, complètement terrifié. Il ne songeait même pas à relever son in-quarto bien-aimé, dont la reliure en parchemin était déplorablement écornée.

Paddy le toisait de cet air tranquille et dépourvu d’orgueil qui va si noblement aux triomphateurs.

Le visage irrité du docteur annonçait l’imminence d’une violente sortie. Ce savant homme était ce matin-là d’une humeur détestable. Tyrrel voulut s’interposer.

— Eh bien, Paddy ?… commença-t-il.

Mais Moore se leva brusquement.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria-t-il ; — allons-nous parlementer avec ce rustre ?… Sortez, monsieur !

Paddy redressa aussitôt sa longue et raide taille, fit un demi-tour et se dirigea vers la porte au pas accéléré en disant :

— Comme il vous plaira, tonnerre du ciel !

— Mais il venait sans doute porteur d’un message, dit Tyrrel en s’élançant vers le capitaine ; asseyez-vous à votre bureau, docteur, et laissez-moi traiter cette affaire… Qui vous amène, Paddy ?

Celui-ci s’arrêta, fit un second demi-tour et jeta vers Moore un rancuneux regard.

— Ce n’est pas, répondit-il avec son merveilleux don de dire à chacun des injures sans perdre un atome de sa bonhomie flegmatique ; — ce n’est pas l’envie de voir le jaune visage de ce respectable lord qui m’amène, ou je veux être damné !.. Quand je serai trop vieux, cornes d’un bouc ! pour gagner mon beefsteak du matin, mon roastbeef du midi, mon pudding de cinq heures et mon cold-without du soir, misères ! je me mettrai entre les mains de Sa Seigneurie, afin qu’elle m’envoie, damnation éternelle ! au plus juste prix dans l’autre monde… C’est son métier, Dieu nous punisse ! je pense.

Moore avait tourné le dos et tâchait de ne point entendre.

— Voyons, capitaine, dit Tyrrel sévèrement, venons au fait, je vous prie.

— Venons au fait, milord… Je veux bien avoir affaire à vous, qui êtes un homme sachant vivre, bien que, — c’est la vérité, feu de l’enfer ! — bien que vous ressembliez trait pour trait à un juif que j’ai vu pendre devant Newgate, — et qui avait la figure d’un triste coquin, milord… Vous ne dites pas, vous, à un gentilhomme de sortir ! vous ne traitez pas de rustre, soyez damnés vous et moi, que diable ! et tout le monde ! — un homme qui a commandé honorablement le sloop le Hareng frété, par…

Tyrrel frappa du pied et prit cet air terrible qui faisait jadis trembler Susannah et Roboam. — Paddy O’Chrane le considéra curieusement.

— Par Gween et Gwenn de Carlisle, milord, acheva-t-il sans se presser ; je crois, tonnerre du ciel ! que Votre Seigneurie éprouve quelque contrariété ?…

Tyrrel croisa ses bras sur sa poitrine et prit un air de résignation.

— En somme, dit-il, vous êtes venu pour quelque chose… Y a-t-il du nouveau dans White-Chapel ?

— Je veux mourir si je le sais, milord, mourir comme un chien, dans le ruisseau !… Quant à être venu pour quelque chose, par la corde qui peut nous serrer le cou quelque jour, si c’est la volonté du diable, — misère ! — vous devinez juste… Je suis venu parce qu’il n’y a personne au Purgatoire… personne d’honnête, s’entend ; car il y a une centaine de démons et autant de furies qui hurlent dans le trou comme des bienheureux… je suis venu, parce qu’il faut que je parle à un lord de la Nuit, ayant des nouvelles de la plus haute importance à communiquer, — que le diable nous emporte ! — et que j’ignore, comme tout le monde, où est la maison de Son Honneur.

Paddy remonta son col de crin, non sans mettre dans ce mouvement toute la dignité qu’il comporte, et tendit son maigre et long jarret revêtu d’un fourreau de couleur chamois.

— Et quelles sont ces nouvelles ? dit Moore sans se retourner.

— Que Dieu nous punisse ! répondit O’Chrane, il serait bien osé à un rustre de ma façon de parler à un personnage vénérable comme est Votre Seigneurie… Milord, ajouta-t-il en s’adressant à Tyrrel, Jédédiah Smith, l’hypocrite coquin, auquel je dois respect comme à mon supérieur, m’envoie vers vous afin que vous sachiez où nous en sommes du trou de Prince’s-Street.

— Et où en sommes-nous ? dit Moore vivement.

Paddy, au lieu de répondre, se baissa tranquillement et saisit par l’épaule le malheureux Rowley, qui se frottait les côtes sur le tapis, en constatant le dommage éprouvé par son in-quarto chéri. Paddy le releva, lui imprima un mouvement de rotation et lui fit passer le seuil du cabinet en un clin d’œil, de telle sorte que Rowley, lorsqu’il s’arrêta, étourdi, au milieu de la chambre voisine, crut voir les quatre murailles tourner autour de lui, et ne put exprimer sa stupéfaction que par son ta ta ta ta, prononcé, il est vrai, d’une façon particulière et faite pour donner à penser à ceux qui l’auraient entendu.

Paddy avait fermé la porte du cabinet.

— Jédédiah Smith, dit-il sans plus de préambules, — vous fait savoir, milords, que la besogne est achevée.

Moore se leva et ne prit point la peine de cacher sa joie.

— Quoi ! s’écria-t-il, la galerie est achevée ?

— Tout à fait achevée ? ajouta Tyrrel en se frottant les mains.

— Oui, milords, et, — cornes de Belzébuth ! — il était temps, je vous le jure sur ma part du paradis, ou sur toute autre chose moins chanceuse, soyons tous damnés !… le pauvre bon garçon de Saunders est à moitié mort à l’heure où je vous parle.

— On l’enterrera, dit Moore.

— Sans doute, charlatan du diable ! grommela Paddy scandalisé : — j’en dis autant de tes pratiques.

L’annonce de l’entier percement de la communication établie entre le magasin de soda-water de Prince’s-Street et les caves de Royal-Exchange était, comme on sait, impatiemment attendue par tous les lords de la Nuit. Il y avait long-temps que les membres influents de la Famille comptaient sur cet immense coup de filet pour emplir jusqu’aux bords la caisse commune. Tyrrel et Moore se firent donner tous les détails nécessaires. — L’Éléphant était parvenu la nuit précédente au niveau des caves, et un coup de pioche donné sans précaution avait jeté en dehors du tunnel une pierre. Le trou produit par la chute de cette pierre communiquait avec l’un des celliers de la Banque.

Comme s’il eût attendu ce moment, Saunders était tombé comme une masse devant le trou, haletant et baigné d’une sueur froide. Paddy, qui aimait l’Éléphant comme un gardien de ménagerie aime le lion ou le tigre qu’il est chargé de nourrir, avait essayé de le relever pour le conduire jusqu’à son lit. Peine inutile : pour soulever Saunders, il eût fallu un cric ou une machine à mâter.

De sorte que le malheureux géant était couché, mourant, sur la terre froide de la galerie.

Tout ce qu’avait pu faire pour lui le charitable Paddy O’Chrane, ç’avait été de mettre à sa portée l’énorme cruche de gin.

Lorsque le capitaine eut fini son rapport, il aligna quatre jurons en guise de paraphe final et se tut.

Tyrrel et Moore se mirent aussitôt à écrire des lettres sur le bureau.

— Mon brave garçon, dit Moore, il faut que vous portiez sur-le-champ ce billet dans Belgrave-Square, à M. le marquis de Rio-Santo.

O’Chrane prit la lettre.

— Je porterai cela où l’on voudra, tonnerre du ciel ! répondit-il, — mais où diable Votre Seigneurie a-t-elle appris que je fusse un brave garçon ?… J’ai connu de vrais lords, Satan et sa queue ! qui m’appelaient tout au long capitaine…

Toute la maison du docteur fut mise en réquisition pour porter à leur adresse des lettres semblables à celle dont on venait de charger Paddy. Rowley lui-même fut dépêché vers S. Boyne, esq., en toute hâte, avec injonction de trouver, coûte que coûte, cet honorable employé de la police métropolitaine.

Madame la duchesse de Gêvres, que son titre ne rendait point fière et qu’on trouvait toujours prête dans les grandes occasions, comme si elle se fût appelée encore Maudlin Wolf, reçut mission de se rendre à la Banque, pour faire tenir une lettre de Tyrrel à sir William Marlew, le sous-caissier central.

Restés seuls, Moore et Tyrrel rapprochèrent leurs sièges et commencèrent une conversation à voix basse, bien que personne ne fût là pour surprendre le mystère de leurs paroles. Cet entretien fut long. Quand ils se levèrent, Tyrrel dit en mettant sa main sur le bras du docteur.

— Quoi qu’il arrive, croyez-moi, laissez-le mener complètement cette affaire… après, on pourra voir.

— Mais s’il a le dessein, comme je le crois, objecta Moore, de faire de la Famille et de nous-mêmes les instruments de ses desseins secrets… si tous ces monceaux d’or ne tournaient qu’à son profit ?

— Si tous ces monceaux tournent à son profit, docteur, répondit en riant Tyrrel, vous avez tout ce qu’il faut pour lui faire rendre gorge… Maintenant, partons vite pour White-Chapel, s’il vous plaît, ou nous arriverons en retard.

Ils sortirent ensemble. Tyrrel ferma derrière lui toutes les portes à double tour.

Quelques secondes après leur départ, la porte qui donnait du cabinet dans la chambre où Clary avait été confinée, et que Tyrrel n’avait point fermée parce qu’elle n’avait aucune communication avec le dehors, s’ouvrit doucement pour livrer passage à Susannah.

La belle fille traversa vivement le cabinet et pesa sur le pêne de l’autre porte par où Moore et Tyrrel étaient sortis.

Elle secoua la tête en souriant.

Puis elle disparut pour revenir bientôt avec Clary Mac-Farlane, dont elle soutenait avec une gracieuse et charmante sollicitude la démarche chancelante.