Au Comptoir des imprimeurs unis (10p. 301-329).


XIX


LE FANTÔME.


Nous savons désormais quel était M. le marquis de Rio-Santo, ce qu’il avait fait et sur quels moyens il comptait pour lutter, lui tout seul, contre l’Angleterre. Nous sommes par conséquent à même de déterminer ce qui, dans son projet, était fou et sage. Sur cette question, nous jugeons parfaitement superflu d’émettre notre opinion personnelle.

Il nous reste à dire, avant de reprendre, où nous l’avons laissé, le fil rompu des événements, que Mac-Farlane et Fergus firent tous leurs efforts pour trouver à Londres la comtesse de White-Manor et son enfant. Ces efforts devaient être inutiles. Mary était introuvable et ne donnait point de ses nouvelles. Fergus et Mac-Farlane continuaient leurs recherches sans espoir de succès, lorsqu’un jour, deux ans avant l’époque où commence notre drame, Mary revint d’elle-même en Écosse.

Sa fille était morte. Rien ne la retenait plus à Londres.

Angus l’interrogea, mais Mary, qui était bien changée de corps et d’esprit, ne répondit qu’une seule chose à ses questions :

— Ma fille est morte !

Quant à l’homme qui l’avait recueillie et soutenus, elle ne voulut point s’expliquer, et lorsque Mac-Farlane lui demanda enfin pourquoi elle avait choisi un étranger pour appui :

— C’est qu’il me laissait mon secret, répliqua-t-elle. Sa réserve généreuse était la sûreté de mon enfant… Mais ma fille est morte… à quatorze ans !… Son geôlier me l’a dit !

— N’a-t-il pu vous tromper ? hasarda Angus.

— Lui ?… c’est un homme bien cruel et qui n’a point de pitié ! Mais il n’y a point d’homme assez cruel pour dire à une mère : — Ta fille est morte ! quand ce n’est pas la vérité.

Mary ne voulut voir personne, Fergus moins que tout autre. Elle se confina dans une pièce écartée du château de Crewe et passa ses jours à pleurer et à prier.

Quand Mac-Farlane, son frère, était pris des accès de son mal, Mary le soignait avec dévoûment et douceur ; elle seule pouvait le dompter dans ces moments funestes, car Mac-Farlane avait conservé pour elle une tendresse sans bornes.

Personne ne savait dans le pays la présence de Mary au château de Crewe ; elle était arrivée une nuit et n’avait plus repassé le seuil du vieux manoir, si ce n’est par quelque soirée bien sombre et pour diriger sa promenade solitaire vers les ruines désertes de Sainte-Marie. Les paysans des environs fuyaient ce lieu que souillait pour eux le souvenir des moines papistes, et si quelqu’un eût distingué la forme blanche de la comtesse, errant parmi les ruines, il l’aurait prise pour une apparition maudite, et se serait éloigné à toutes jambes en estropiant quelque formule d’exorcisme biblique.

Pour ce qui regarde nos autres personnages, nous n’avons nul besoin de les suivre dans les détails de leur vie passée. Il en est un pourtant qui mériterait une mention spéciale, et le lecteur serait sans doute flatté d’apprendre par quelle succession d’événements romanesques l’honnête Paddy O’Chrane était devenu, de simple matelot, patron du sloop le Hareng, frété par Gween and Gween de Carlisle. Ce serait là une curieuse histoire, pleine d’aperçus nouveaux et d’enseignements psychologiques. Le lecteur y trouverait des jurons inconcevables et un choix de blasphèmes entièrement inédits. Mais des raison sérieuses, et qui doivent rester un mystère jusqu’à la consommation des siècles, nous obligent à ne point faire usage des immenses matériaux péniblement amassés par nous et qui nous eussent mis à même de faire, — mieux que personne au monde, — la biographie complète et raisonnée du bon capitaine.

Cela dit, afin d’éviter tous reproches, nous rentrons dans notre récit.

Pendant qu’avait lieu l’entrevue de Brian de Lancester avec son aîné, le lord de White-Manor, Frank Perceval et Stephen Mac-Nab étaient réunis chez la mère de ce dernier, dans la maison de Cornhill. Tous deux étaient tristes et abattus. Le premier acte d’hostilité tenté par eux contre Rio-Santo avait été suivi d’un résultat si déplorable, que leur courage faiblissait. Depuis lors, en effet, comme nous le savons, Mary Trevor, prise d’un horrible mal, avait un pied dans la tombe.

Tous les jours, Frank allait frapper à la porte de Lady Stewart, et, tous les jours, Diana désolée venait lui dire que la pauvre Mary restait pétrifiée et anticipait sur la mort qui ne pouvait manquer de la frapper bientôt.

Cette maladie de Mary, affreuse en soi, mettait en outre Rio-Santo à l’abri de toutes attaques. Frank Perceval, lié par le serment fait à lady Ophelia, ne pouvait agir que sur Mary, et Mary était incapable de l’entendre.

Stephen, lui, n’avait point fait de serment, mais son impuissance n’en était pas moins réelle. À quels magistrats s’adresser ? Comment accuser le marquis d’avoir enlevé Anna et Clary ? Qui accueillerait cette déclaration dénuée de preuves ? Qui croirait ce fait dont Mac-Nab doutait lui-même ?

Et pourtant il fallait sortir de cette position désastreuse. La trace des deux sœurs ne se trouvait point. Donnor d’Ardagh, le pauvre Irlandais, était à bout de recherches. Il y avait mille raisons de désespérer.

Stephen, sans en donner connaissance à Perceval, s’était rendu plusieurs fois dans Belgrave-Square, et avait tenté de joindre M. le marquis de Rio-Santo, déterminé à employer tous moyens pour lui arracher une explication. Mais ici encore, la route se trouvait barrée dès les premiers pas. La porte d’Irish-House était rigoureusement défendue : Rio-Santo veillait nuit et jour au chevet d’Angus Mac-Farlane.

Les deux amis étaient assis en face l’un de l’autre, auprès de la table de travail de Stephen. La chambre, meublée avec simplicité, présentait cet aspect sévère et quelque peu repoussant des retraites des praticiens de Londres. Ces gentlemen, en effet, étalent dans leurs boudoirs un luxe de débris humains fort attrayant, nous n’en doutons pas, pour des regards scientifiques, mais qui blesse énergiquement la vue des simples mortels. Sur le bureau, deux petits squelettes d’homme et de femme, admirablement modelés en cire, montraient l’effrayante spirale de leur torse à jour, leur crâne à compartiments, et gardaient, suivant la mode, une pose académique d’un fort bel effet. Sur la cheminée, dans des vases de cristal, remplis d’esprit de vin, deux embryons nageaient en regard l’un de l’autre, sans paraître trop enorgueillis des splendeurs de leurs cercueils. À droite, à gauche, partout, des pièces anatomiques pendaient aux murailles. Ici c’était un bras, là une colonne vertébrale, plus loin un tibia, plus loin encore une paire de rotules. Au dessus de la glace qui ornait la cheminée, une mâchoire, manifestement irlandaise, montrait ses longues dents blanches qui semblaient encore affamées.

Stephen était un médecin modeste. Chez un physician à la mode, nous eussions rencontré bien d’autres jolies choses. — Cela s’explique : nos dames raffolent de l’anatomie : on ne pend pas tous les jours, et il faut se distraire.

Frank et Stephen causaient. Leur entretien était morne et entremêlé de longs intervalles de silence. Ils s’aimaient, et leur affection éprouvée comportait un dévoûment mutuel, mais le découragement amène après soi une sorte de marasme au fond duquel est l’apathie, et l’apathie est l’égoïsme. Frank et Stephen, tout en voulant mettre en commun leur peine, tiraient à eux l’entretien, chacun de son côté. Ils jetaient à tour de rôle dans la conversation des paroles qui ne se répondaient point.

— J’ai écrit à Lochmaben, disait Stephen. Je ne sais pourquoi je l’ai fait, Frank, car espérer serait folie…

— C’est un affreux malheur, Mac-Nab, répondait Frank, — qui se fût attendu jamais à cela !

— Et pas un indice… Rien !

— Rien !… pas un mouvement !… à peine un souffle !

Frank avait la tête et le cœur pleins de la pensée de miss Trevor. Stephen songeait à Clary. Ils ne s’entendaient plus.

Mais il recommençaient à s’entendre, et retrouvaient tout l’élan de leur bonne amitié d’enfance, dès que le nom détesté de Rio-Santo, prononcé par hasard, venait secouer leur somnolence. Leurs mains se cherchaient. Ils redevenaient eux-mêmes, et chacun d’eux, parmi sa propre douleur, donnait place à la souffrance de son ami.

La pendule marquait neuf heures moins un quart. — Dans un intervalle de silence, un bruit de pourparlers monta du rez-de-chaussée jusqu’à eux, et Frank crut entendre prononcer son nom.

— N’est-ce pas la voix de Jack ? demanda-t-il.

Stephen s’éveilla en sursaut et prêta l’oreille.

— C’est la voix de Jack, répondit-il. — Puissiez-vous avoir d’heureuses nouvelles, Frank !

Perceval était déjà sur l’escalier d’où il ordonnait au vieux serviteur de monter en toute hâte.

— Bien ! bien ! monsieur, dit en bas la voix aigre-douce de Betty, la servante de mistress Mac-Nab ; — M. Stephen m’avait défendu de laisser monter ; mais, puisque ce n’est plus lui qui commande dans la maison de sa mère, je m’en lave les mains après tout… Montez, l’ami, si vos vieilles jambes sont de cet avis. Allez retrouver ce gentleman, — qui agit sans façon dans le logis d’autrui, ma parole !

Jack s’empressa de profiter de la permission et monta dès que Betty cessa de lui défendre le passage.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? s’écria Perceval avec vivacité.

— Deux lettres, Votre Honneur, répondit le vieux Jack essoufflé.

Frank tendit avidement la main, et Jack, d’autant plus long à inspecter la profondeur de ses poches qu’il se hâtait davantage, finit par trouver les deux missives, dont son maître s’empara sur-le-champ.

Frank ouvrit la première venue et rentra dans la chambre de Stephen, où Jack voulut le suivre, mais, à peine le vieux valet eut-il aperçu les squelettes, imités et véritables qui ornaient ce réduit scientifique, qu’il recula brusquement de plusieurs pas et demeura coi dans un coin du palier.

Frank avait parcouru rapidement les six ou huit lignes que renfermait la première lettre, et son émotion n’avait point diminué.

— Et après, Jack, et après ? dit-il.

La porte s’était refermée d’elle-même, grâce à un système de poids fort répandu à Londres. Jack n’avait garde d’entendre et tremblait dans son coin. Nous pouvons affirmer, pourtant, que Jack, malgré sa tête chauve, eût vaillamment fait sa partie, le dirk à la main, contre un homme. — Mais il s’agissait de squelettes, et Jack avait peur pour deux raisons. D’abord, parce que la dévotion protestante a horreur de l’anatomie, à laquelle des ministres ignorants et bigots attachent une idée de sacrilège, et ensuite parce que Jack était Écossais et, comme tel, enclin à toutes les frayeurs irraisonnées de la superstition. Ces squelettes avaient pour lui une mauvaise odeur de sorcellerie et Mac-Nab prenait tout à coup à ses yeux les proportions d’un nécromancien.

Tandis qu’il était là, tremblant et scandalisé, un incident vint porter son effroi au comble. Quelque chose d’affreux et de sinistre, — qui ressemblait à un être humain, — glissa auprès de lui en râlant sourdement.

C’était un corps long, maigre, efflanqué, surmonté d’une tête hérissée.

Cela passa si près de Jack, qu’il crut sentir sur son visage le souffle d’une haleine ardente, — un souffle diabolique, manifestement, et qui ne pouvait appartenir qu’à un fantôme sorti de l’enfer.

Jack n’eut pas même la force de crier. — Le fantôme glissa et disparut par la porte de la chambre habitée naguère par les deux misses Mac-Farlane.

— Jack ! Jack ! criait pendant cela Frank avec impatience.

Jack, partagé entre le besoin de prononcer la formule de l’exorcisme et celui de répondre à son maître, ne fit ni l’un ni l’autre.

— Où êtes-vous, Jack ! cria encore Perceval en ouvrant la porte, cette fois.

La lumière des lampes qui éclairaient la chambre de Stephen, passant par cette issue, éclairèrent le palier et vinrent frapper d’aplomb sur le blême visage du vieil Écossais. Perceval, trop préoccupé pour remarquer cette pâleur, saisit Jack par le bras et l’attira brusquement vers lui, de sorte que le malheureux valet se trouva au milieu des redoutables objets qui avaient causé sa première frayeur.

Il mit sa main devant ses yeux. Ses dents claquaient comme une paire de castagnettes.

— Eh bien ! lui dit Frank, eh bien !… n’as-tu rien à me rapporter ?

— Oh ! murmura Jack en frissonnant, c’est le diable, Votre Honneur !

Frank frappa du pied avec colère. Jack, pour la première fois de sa vie, ne prit point garde au courroux de son maître et se mit à tourner sur lui-même pour trouver une position où sa vue ne fût pas blessée par les os dépouillés d’une préparation anatomique.

Ceci était difficile, et Jack pouvait tourner long-temps sans arriver à la solution du problème.

Perceval lui saisit le bras de nouveau et le força de demeurer en place.

— Tu as dû voir quelqu’un ? demanda-t-il.

— Oh ! oui, Votre Honneur, répondit Jack, qui songeait au fantôme ; — j’ai vu…

— Que t’a-t-on dit ?

— Sur mon salut, il ne m’a pas parlé, Votre Honneur !… S’il m’avait parlé, je serais mort sur le coup.

— La lettre est positive pourtant ! s’écria Frank, dont l’esprit, tout entier à une idée fixe, ne voyait dans cette réponse qu’une négation pure et simple.

Et rouvrant le billet avec vivacité, il lut à voix haute :

« Forcée de ne point quitter le chevet de notre chère malade, je n’ai pas le temps, mon cousin, de vous dire sur quoi se fonde la lueur d’espérance que nous venons de concevoir. Néanmoins, je veux que vous soyez heureux de ce qui nous semble de la joie, en comparaison de notre mortel découragement, et je charge le porteur… »

— Ah ! Votre Honneur ! excusez-moi, interrompit Jack, un peu rassuré par l’immobilité prolongée des squelettes ; — je vois bien maintenant qu’il s’agit de Lucy, la femme de chambre de miss Diana Stewart… je pensais…

Jack s’arrêta et tendit l’oreille. Il avait cru saisir, du côté de la porte, un bruit étrange, semblable à un gémissement sourd.

— Écoutez ! écoutez ! murmura-t-il ; s’il allait venir !…

— Cet homme est ivre ! dit Mac-Nab avec impatience.

Jack tourna vers le jeune médecin son honnête et candide visage où se lisait, parmi les symptômes d’une irrésistible frayeur, le courroux excité par l’accusation qui venait de le frapper.

— Non, Votre Honneur, dit-il, je ne suis pas ivre ; — mais cette maison n’est pas bonne pour un chrétien… et je ne suis pas un saint, Voire Honneur, pour être exempt de la crainte du démon.

Frank et Stephcn se regardèrent.

— Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose d’extraordinaire, reprit ce dernier.

— Jack, mon ami, dit Perce val d’un ton presque suppliant, — remettez-vous, je vous en conjure !… Vous ne savez pas tout ce que me fait souffrir votre lenteur.

Le vieux valet joignit ses deux mains.

— Oh ! Perceval ! oh ! Votre Honneur ! s’écria-t-il : ayez pitié de moi !… Je vais tâcher… Et que m’importe le démon après tout ! ajouta-t-il en quittant son air contrit pour jeter sur les squelettes un regard provocateur ; — je suis un misérable poltron… Écoutez… La femme de chambre de miss Stewart avait grande envie de voir Votre Honneur… Voici ce qu’elle m’a dit en me donnant le billet… La demoiselle a fait un mouvement…

— Un mouvement ! s’écria Stephen.

Frank le contint d’un geste.

— Un mouvement, répéta Jack ; mais si faible, que miss Stewart ne sait trop si ses yeux ont mal vu… Ce qui est sûr, c’est que… Dieu ait pitié de nous ! s’interrompit ici le vieux valet en tombant sur un siège : — le démon est derrière cette porte !

Une seconde plainte, plus déchirante et plus lugubre venait d’arriver aux oreilles de Jack, et cette fois les deux amis l’avaient entendue.

Stephen se leva, mais un profond silence se faisait maintenant.

— Après ! après ? dit Perceval.

— N’avez-vous pas entendu ? murmura Jack dont tous les membres frissonnaient ; — cette voix est-elle la voix d’un homme ?

— Après, te dis-je, malheureux ! s’écria Frank ; — je t’ordonne de parler.

Jack serra convulsivement son front chauve entre ses mains pour rappeler ses idées enfuies, et reprit avec effort.

— Après, Votre Honneur ?… je me souviens… Les yeux de la demoiselle ont changé de direction… Que Dieu me protège !… Quand on a vu ce que j’ai vu ce soir, on doit être bien près de mourir !… Pardonnez-moi, Votre Honneur… Comme le médecin de miss Trévor était absent, on a fait venir un autre docteur, et ce docteur a dit qu’une crise…

Jack n’acheva pas et se laissa choir la face contre terre.

Le cri long, douloureux, sauvage venait de retentir dans la direction de l’escalier.

Frank fit un geste de colère, car rien ne pouvait l’impressionner en ce moment, sinon le retard apporté aux explications de Jack. — Stephen, étonné plus que nous ne saurions dire, avait ouvert la porte de sa chambre.

Il entendit comme un bruit de sanglots étouffés partant de l’appartement d’Anna et de Clary.

Puis une voix pleine de larmes, une voix d’homme, basse, étouffée, se prit à chanter, avec un accent de douleur infinie, une ballade familière aux oreilles écossaises du jeune médecin. — La ballade était ainsi :


Le laird de Killarwan
Avait deux filles ;
Jamais n’en vit amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan.