Au Comptoir des imprimeurs unis (10p. 223-255).


XVII


CE QUE FERGUS O’BREANE AVAIT DANS LA TÊTE ET DANS LE CŒUR.


Fergus tendit la main à Mac-Farlane, et s’éloigna aussitôt du seuil, qu’il avait été sur le point de franchir.

— Merci, mon frère, dit-il, merci du fond du cœur !… Vous allez tout savoir, maintenant… mon histoire, mes travaux, — mon crime, — qui est le meurtre d’un empire et le salut de la moitié du monde… Quand j’aurai parlé, vous me connaîtrez comme je me connais moi-même.

Ils s’assirent tous deux auprès du foyer presque éteint…

Fergus raconta la chute de sa famille, ruinée par les exactions éhontées des Anglais ; il raconta la venue à Londres de son père, l’enlèvement de sa sœur Betsy, et cette scène funèbre de la pauvre maison de Saint-Gilles, où il était resté seul en face de deux cadavres.

Mac-Farlane l’aimait trop pour n’être pas vivement impressionné par ce récit auquel l’éloquence passionnée de Fergus prêtait une singulière puissance d’intérêt. Mac-Farlane, d’ailleurs, y reconnaissait sa propre histoire, assombrie encore et faite plus lugubre.

Lorsque Fergus, après avoir rappelé les dernières paroles de son père mourant, s’arrêta pour se recueillir et reprendre haleine, Angus se frappa le front comme si une lumière soudaine eût traversé son esprit.

— Vous voulez tuer le roi ! dit-il.

— Le roi n’est qu’un homme, répliqua Fergus, — et Chrétien O’Breane a dit : Guerre à l’Angleterre !

— L’Angleterre ! répéta l’Écossais ; — je veux bien mourir avec vous, Fergus.

— Mais moi, je ne veux pas mourir ! s’écria ce dernier, dont le front se dressait, rayonnant, dans la demi-obscurité de la vaste salle ; je veux vaincre ! pensez-vous donc que s’il se fût agi de choisir une victime, je serais venu vers vous, Angus ?… Vous vous hâtez trop de comparer ma faiblesse à la force de mon adversaire. Il y a cinq ans que Chrétien 0’Breane est mort. Pendant ces cinq ans, j’ai amassé des armes, et je ne suis plus l’enfant que vous rencontrâtes un soir auprès de la chapelle de Belton… J’ai sur mer quatre navires, et, de l’autre côté de l’Océan, des agents actifs, infatigables, qui sapent déjà par leur base plusieurs des arcs-boutants de la puissance anglaise… C’est peu que tout cela ! direz-vous… Mac-Farlane, vous vous hâtez trop encore, puisqu’il me reste l’avenir… s’il vous plaît de comparer, comparez ce que j’ai tiré du néant à ce que je tirerai de mes ressources actuelles… suivez par la pensée les termes de cette progression gigantesque, dont la raison est mon inébranlable volonté. — Voyez ! au premier échelon, tout en bas, tout en bas, vous trouvez un enfant faible et pauvre… quelques pas plus loin, l’enfant s’est fait homme et il est fort… quelques pas encore, l’homme a courbé tout un faisceau d’énergiques volontés sous la sienne ; il a des millions dans ses coffres ; il a dans la tête la science complète de ce qu’il hait et peut désormais frapper à coup sûr…

L’homme en est là. — Demain, par un travail occulte, sa pensée rayonnera et trouvera un accès dans la politique européenne… L’homme se transformera ; pour approcher les têtes couronnées, il deviendra grand seigneur… Le grand seigneur amassera en un seul monceau toutes les haines vivaces et légitimes, tous les griefs sanglants suscités par l’avidité insatiable, par l’ambition perfide, par la lâche tyrannie de son ennemi… sa voix, écoutée, prêchera sourdement une immense croisade…

Puis le grand seigneur jettera son or et son velours, il redeviendra un instant l’Irlandais Fergus, afin de trouver le chemin du cœur de l’Irlande. Il la reverra, sa pauvre Irlande ; ses trésors seront employés à soulager d’indicibles détresses, et sa main toujours ouverte pour donner, étendra un doigt quelque jour vers l’orient, et montrera au loin Londres, d’où descend sur sa malheureuse Érin le torrent de toutes ses souffrances.

Et alors, il répétera le cri de son père à l’agonie : — Debout ! et guerre à l’Angleterre !

Fergus prononça ces derniers mots avec un vibrant éclat de voix. Mac-Farlane se leva sans le vouloir, comme s’il eût obéi à un ordre d’en haut : ses yeux brillaient, sa face flétrie rajeunissait au feu d’une ardeur enthousiaste.

— Mon frère Fergus, dit-il, tout frémissant de zèle, — mon esprit n’est point de taille à embrasser l’ensemble de vos plans, et sa vue n’est pas assez perçante pour saisir les détails de votre grande idée… Mais mon cœur devine ce que mon esprit ne comprend pas et j’ai foi en vous, espoir et foi… Ah ! je ne vous connaissais pas, O’Breane… Vous vous étiez caché de moi… Et que suis-je en effet pour mériter tout seul votre confiance ?… Je vous dis merci du fond de l’âme… Voilà tout : j’étais à vous déjà tout entier.

Fergus avait la tête penchée et semblait se perdre dans l’une de ces méditations qui prenaient si souvent possession de son esprit. Mac-Farlane le mesurait de l’œil, comme s’il eût voulu découvrir l’invisible principe de domination qui émanait de toute sa personne, et pliait à sa loi les résistances les plus obstinées.

— Votre haine n’est pas à moi, reprit-il après un silence. Je n’aurais point su la concevoir, et c’est à peine si je puis apprécier les contentements d’une vengeance si au dessus des vengeances humaines… Votre ennemi est puissant ; les empires rivaux n’osent point lui faire la guerre, et mon jugement se confond à voir les audacieux préliminaires de votre grande bataille… Mais j’épouse votre haine et crois à votre victoire… Dieu a mis en vous sa force, mon frère, et vous m’apparaissez, doué de la vaillance surnaturelle des merveilleux héros de nos poèmes écossais… Parlez, parlez encore ! je vous admire et je vous aime…

— Les empires tombent, dit Fergus, dont l’esprit suivait la pente de ses réflexions ; — les peuples ne meurent point. La main de Dieu seul peut mettre un lac fétide sur le tombeau d’une cité coupable… La vieille Angleterre disparaîtra ; la jeune Angleterre, — l’Irlande ! — étendra son sceptre sur Londres régénéré… Nos îles, à la glorieuse histoire, n’apparaîtront plus sur la carte du globe comme une tache de boue empoisonnée, qui s’étend, qui s’étend sans cesse, souillant le monde entier de sa contagieuse corruption… Là où fut Sodome, il y aura un peuple sain, clément dans sa victoire, parce qu’il s’y sentira fort… Le souffle de sa justice dispersera comme une poussière vile l’épaisse couche d’abus sans nom, de vénalités sordides et de solennelles iniquités où se vautrent à la face du ciel les suppôts de la Thémis anglaise… La liberté des cultes remplacera le monopole avide et honteux de cette Église protestante dont les apôtres millionnaires sont tombés au dessous du dédain, et l’Irlande catholique, ouvrant à tous les saints les portes du temple, choisira un jour de beau soleil pour brûler sur l’échafaud d’Old-Bailey ces odieux registres où le prélat anglican tient, en partie double, les états de ses féodales redevances… Il n’y aura plus d’Écossais, d’Irlandais et d’Anglais ; il y aura des frères, libres sous un roi…

— Mais ce n’est pas de la vengeance ! murmura Mac-Farlane, dont l’attention se suspendait aux calmes peintures de cette heureuse utopie.

— C’est de la vengeance, répondit Fergus, dont le regard s’anima davantage, — moins le bandeau que la colère a coutume de mettre sur ses yeux !

Il s’interrompit et son front se plissa tout à coup.

— D’ailleurs, reprit-il avec tristesse, nous n’en sommes pas là encore, et la vengeance, la vengeance comme vous l’entendez, Angus, aura le pas sur tout le reste. Avant d’édifier, il nous faudra détruire ; il nous faudra déblayer le sol avant de poser, triomphants, la pierre angulaire des fondations nouvelles… Et qui sait si nous verrons le fruit de notre œuvre ?… La vie est courte ; notre tâche est lourde !… mon rêve a dépassé le but…

Nous en sommes à détruire. — Je vous ai dit vaguement quelles sont mes ressources actuelles. À part mes richesses déjà grandes, mes quatre navires, dont l’un est de force à soutenir un combat sérieux, me permettent d’entretenir des relations déjà nouées avec tout ce qui touche aux possessions d’outremer, et de miner ainsi une à une les sources dispersées où le colosse puise ses principaux éléments d’existence… Un jour viendra où, au grand étonnement de l’Europe, le pacifique empereur de la Chine fermera ses ports aux cargaisons empoisonnées dont la Compagnie des Indes inonde les provinces du Céleste empire… Et la Compagnie chancellera sous ce coup, Mac-Farlane, car elle gagne cent millions chaque année à empoisonner systématiquement tout un peuple. — Puis ce seront les princes dépouillés de l’Indostan qui demanderont, les armes à la main, la justice longtemps refusée. Ces princes auront des fusils d’Europe, des officiers d’Europe ; je leur en fournirai… Au Cap, aux deux Canada, aux États-Unis, partout mes agents sèment pour récolter plus tard… Peut-être attendrons-nous long-temps, — dix ans, quinze ans !… que sais-je ! Mais la moisson viendra… En attendant, nous travaillerons, car notre tâche est à peine entamée… Moi, je ferai en Europe ce que j’ai fait par delà l’Océan, et il me faudra tout d’abord conquérir un nom et des titres, — un vrai nom et de vrais titres, mon frère, car il ne me plaît pas de risquer mon précieux enjeu sur les chances périlleuses qui entourent la vie d’un chevalier d’aventures… J’ai pu être présenté, il y a six mois, à S. M. don Juan de Bragance, empereur du Brésil. Ce prince tourne ses yeux vers l’Europe, et médite, je le sais, de rentrer dans l’héritage de ses pères… J’irai d’abord à sa cour ; je reviendrai avec lui en Portugal ; je le servirai ; il me donnera la grandesse… Ceci n’est point une éventualité, Mac-Farlane, il faut que cela soit.

Angus fit un grave signe d’assentiment. Sa rude et simple nature s’inclinait, si complètement subjuguée, devant l’intelligence supérieure d’O’Breane qu’il en était déjà venu à perdre l’idée de l’impossible, et à considérer la volonté de Fergus à l’égal de la destinée.

Celui-ci se leva, pris de cette sorte de fièvre qui saisit à coup sûr l’homme dont la tête fermente au choc de grandes pensées, que cet homme soit James Watt, Cromwell ou Milton, qu’il invente une merveille de mécanique, qu’il médite la chute d’un trône ou qu’il rêve un chef-d’œuvre poétique, — fièvre féconde que tremblait la sibylle vaincue sur son trépied, mal sublime, dont l’atteinte, inconnue au vulgaire, est le privilège du génie.

Fergus se mit à marcher à grands pas, essuyant parfois son front brûlant, où perlaient et se séchaient aussitôt quelques gouttelettes de sueur. Le mouvement de sa marche rejetait un peu en arrière l’opulente couronne de cheveux noirs bouclés qui entourait son noble visage. Sa taille se redressait dans ses admirables et gracieuses proportions. — C’était bien là l’homme fait pour impressionner jusqu’à l’idolâtrie le cœur demi-sauvage du fermier écossais. Vigueur, audace, beauté incomparable et presque divine se trouvaient réunies en lui, et brillaient en ce moment du feu de l’inspiration, cette fière auréole qui sait embellir jusqu’à la laideur.

Le foyer était éteint. La lampe épandait par la vaste salle sa lumière inégale et insuffisante, éclairant çà et là les murs nus, le plafond enfumé, les formes gothiques et surannées des meubles séculaires, dont les sculptures anguleuses se projetaient en noir sur l’enduit blanc des murailles. — Angus était assis sous le manteau de la cheminée, en face du siège vide de Fergus. Il suivait ce dernier du regard, et son regard exprimait une sorte de superstitieux respect, lorsque le visage d’O’Breane, sortant par hasard et tout à coup de l’ombre, recevait les rayons plus vifs de la lampe et montrait, dans ces ténèbres soudainement illuminées, l’éclat réellement extraordinaire de sa souveraine beauté.

Et, tout en marchant, Fergus poursuivait le tableau de ses travaux à venir. Son plan, dont au premier aspect la gigantesque étendue cachait les détails, se déroulait précis, clair, logique, dans chacune de ses parties, autant qu’audacieux et vaste dans son ensemble.

Sa voix pénétrante et grave, qui semblait être l’organe de la persuasion, s’animait et montait jusqu’à l’enthousiasme.

— Partout ! s’écria-t-il, enfin, partout mon cri de guerre doit trouver un écho ! Le monde entier sera mon allié !… Est-il en Europe un coin de terre où le nom anglais ne soit abhorré ?… Est-il un pays faible ou fort qui n’ait eu à souffrir de la perfide ambition de l’Angleterre … On pardonne au conquérant glorieux le sang versé par son héroïque épée ; mais le marchand cupide qui se bat pour mieux vendre, et qui, ses produits à la main, demande à tous la bourse ou la vie !… mais le trafiquant insatiable qui cimente avec du sang les fondements de ses comptoirs !… Il n’y a pour celui-là ni pardon ni prestige !… J’irai ! En Portugal, je trouverai l’oppression commerciale organisée dès le règne de Jean IV et la colère accumulée depuis des siècles ; — en Espagne, Gibraltar et la trahison de Saint-Domingue ; — en Prusse, où l’Anglais n’a guère occasion de piller de l’or, il a volé de la gloire ; j’y trouverai la rancune de cet effronté larcin d’honneur qui a mis sur la tête de Wellington les lauriers de Blücher ; — en Russie… ah ! Mac-Farlane, il y a des rivalités entre corsaires… je compte sur la Russie ; — en Autriche, nous aurons pour nous les vieilles haines, mal recouvertes par un faux semblant d’entente diplomatique ; — Dans les Pays-Bas, des haines toutes neuves additionnées avec d’anciennes colères : Saint-James intrigue sourdement et ronge peu à peu les liens qui retiennent la Belgique à la Hollande, afin de pourvoir quelque prince nécessiteux de Saxe-Cobourg ; — en France, enfin, quel que soit le drapeau, une aversion instinctive et trop justifiée : la France révolutionnaire pense à Sainte-Hélène, la France royaliste se souvient de Quiberon !…

Partout un sentiment unique, universel ! — Le jour où le nom anglais périra sera un jour de fête pour toutes les nations du globe.

Mais le monde est bien vieux. Nous ne sommes plus au temps où quelque pèlerin isolé soulevait les populations sur son passage, où la justice, soutenue par l’éloquence, créait d’innombrables armées… L’Irlande a jeté dès long-temps un long cri de détresse, l’Irlande souffre encore et l’univers dort en paix. — Je n’espérerais point, mon frère, s’il me fallait arracher hors du fourreau l’épée de l’Europe engourdie. J’espère, parce que l’Europe joue un rôle tout passif dans mon plan de bataille. Elle ne frappera point, mais elle tuera, — car c’est tuer aussi que de fermer à double tour la porte de son logis lorsqu’on entend crier au meurtre dans la rue…

Il en sera ainsi, mon frère, ajouta Fergus en s’arrêtant brusquement devant Mac-Farlane, qui baissa involontairement les yeux sous son regard de feu ; — quelque chose me dit que Dieu est avec nous…

Fergus se tut. Mac-Farlane, saisi par le côté merveilleux de cette œuvre inouïe, admirait de bonne foi et aurait pris en grande pitié dans ce moment quiconque aurait douté du succès.

— Oui, oui, Dieu est avec vous, mon frère, murmura-t-il après un silence et d’un ton de craintif respect ; — je le souhaite et je le crois… Mais quelle part avez-vous pu garder au pauvre Mac-Farlane dans ces dangers où le fer ne sort point du fourreau ? Je suis bien malhabile aux combats qui ne se mènent point par la force du bras… Ne vous souveniez-vous plus de ce que je suis, lorsque votre bon cœur a eu la pensée de me choisir pour confident ?… Ne saviez-vous plus, — il faut bien vous dire cela, Fergus, — que ma tête est faible et que l’esprit de vertige s’assoit parfois dans ma cervelle troublée !…

— Je savais que le cœur de mon frère Angus est loyal, répondit O’Breane, — autant que sa bouche est discrète.

— Et ne faut-il pour servir vos projets qu’une bouche discrète et un cœur loyal ?

Fergus hésita un instant.

— Un cœur loyal, dévoué, prêt à tout, répondit-il enfin.

— Mon frère, dit Mac-Farlane en posant sa main sur sa poitrine, — enseignez-moi donc ce que je dois faire.

Le premier mouvement d’O’Breane à cette réponse qui lui donnait, pour ainsi dire, sans réserve l’homme qu’il aimait, fut de la reconnaissance et de la joie. — Puis un nuage passa sur son front et il regarda Angus d’un air indécis.

Angus eut un triste sourire.

— De loin votre amitié vous a trompé, mon frère, murmura-t-il ; — de près vous voyez mieux et vous ne savez plus trouver ce à quoi je suis bon…

— Ce n’est pas cela, Mac-Farlane ! interrompit Fergus qui tâcha, mais en vain, de rejeter loin de soi une préoccupation évidemment pénible ; — c’est que votre question m’a fait descendre en moi-même et perdre de vue les lignes fières et brillantes du tableau que je vous traçais tout à l’heure… Hélas ! mon frère, ce tableau a son revers… Tout être faible, en face d’un puissant adversaire, l’attaque autrement que de front… Vaincre, voilà le but : heureux le champion robuste qui a le choix des armes !… Nous qui sommes faibles, nous combattrons dans l’ombre et nos moyens pour la plupart sont de ceux que l’honneur humain réprouve… Hier, j’étais un pirate ; demain, que serai-je ?… J’hésite, mon frère, parce que je vous aime. Si vous étiez comme moi, seul au monde et sans famille, je n’hésiterais pas.

Angus fronça le sourcil.

— Vous m’avez demandé un cœur dévoué, prêt à tout, dit-il ; je vous ai donné ce cœur. Pourquoi revenir sur ce qui est fait ?

O’Breane lui prit la main et la serra fortement.

— Je n’hésite plus, mon frère, prononçai-il avec lenteur et solennité ; — à votre tour, je souhaite que vous n’hésitiez point… Écoutez-moi. — Quand j’aurai suscité partout des ennemis à l’Angleterre, il faudra que je pénètre au cœur même de sa puissance et que, de ma main, je frappe le premier coup… Il me faut pour cela des intelligences à Londres ; j’en aurai ; mais il me faut aussi l’appui d’une vaste et coupable association, dont vous ignorez l’existence, et qui, dirigée par moi, deviendra une arme empoisonnée… Cette association, nommée la Grande Famille, rayonne de Londres sur les Trois-Royaumes et se compose, dit-on, de plus de cent mille affiliés.

Ce sont des voleurs Mac-Farlane, des assassins, des faussaires. Vous aurez à devenir membre de cette association.

Angus tressaillit, — mais il répondit froidement :

— Je le ferai, mon frère.

— Ce n’est pas tout… Pour des raisons que vous connaîtrez plus tard, il m’importe que vous deveniez maître du château de Crewe…

— Je suis pauvre, interrompit le fermier.

— Je suis riche, dit O’Breane ; — il m’importe en outre que le maître de Crewe soit un homme considérable dans le pays, à l’abri de tout soupçon, par sa position même… un magistrat…

— Ceci ne dépend point de moi, mon frère.

— La Grande Famille y pourvoira.

Angus était pâle et tenait les yeux baissés.

— Magistrat ! murmura-t-il ; — les magistrats font un serment… et mon père était un saint homme !…

— Faut-il vous rendre votre parole, Mac-Farlane ?

— Je serai brigand et magistrat, mon frère… Le vieux Mac-Farlane est mort. Il ne me verra pas.

— Songez-y, reprit Fergus, comme s’il eût voulu ôter à Angus tout prétexte de se dédire plus tard ; — vous acceptez une position à la fois périlleuse et méprisable selon le monde ; — vous serez hors la loi et vous serez l’organe de la loi… Et ici, et là, dévoué, prêt à tout !…

Angus passa sa main sur son front baigné de sueur.

— Avez-vous vu mes filles, Fergus ? demanda-t-il avec égarement : — elles seront bien belles et je les veux bien pures… Anna et Clary ! mes deux chers amours ! mais elles ne sauront point que leur père est un criminel, n’est-ce pas ?

— Peut-être !… murmura Fergus qui devint pâle à son tour. — Frère, oh ! frère !… ma destinée me pousse !… Pardon si je vous ai tenté !… Refusez, refusez !

— Ma destinée à moi est de suivre la vôtre, dit stoïquement Mac-Farlane. — Vous êtes un loyal cœur, Fergus, et vous me montrez du doigt l’abîme… Si je ferme les yeux, c’est de ma propre volonté !… Je serai dévoué, je serai prêt à tout.

Fergus courba le front, comme s’il eût regretté sa victoire.

En ce moment où leur père signait un pacte redoutable, Anna et Clary dormaient dans le commun berceau. Leur mère, maladive et frêle créature, les regardait avec un sourire heureux et mélancolique à la fois. Son teint, d’une blancheur diaphane, prenait au dessous des paupières ce reflet bleuâtre, signe funeste dont la consomption marque à l’avance ses nombreuses victimes, sous le ciel âpre de l’Écosse.

Amy Mac-Farlane se sentait mourir lentement. Elle regardait ces deux beaux petits anges, son espoir, son orgueil de mère, comme on regarde le trésor qui vous échappe…

Mais elle se résignait, pieuse et douce, à la volonté de Dieu. Elle espérait, non plus pour elles, pour ses filles, qui seraient belles, bonnes, heureuses.

Et, ce soir, on aurait pu l’entendre murmurer, tandis qu’une larme traversait son sourire :

— Angus veillera sur elles…