Au Comptoir des imprimeurs unis (10p. 151-191).


XV


UNE RESSEMBLANCE.


La jeune femme à qui Fergus O’Breane s’était adressé en entrant dans la ferme de Leed était belle, mais portait sur son visage triste et doux des traces de souffrance. Quant aux deux enfants qui se tenaient à ses côtés, jamais têtes plus angéliques ne tombèrent du gracieux et naïf pinceau de Greuze. L’aînée avait trois ans, l’autre deux ans à peine. Elles souriaient et mettaient leurs jolies joues roses dans le sein de leur mère, épandant comme un suave rayon de joie parmi le lugubre aspect de cette maison où semblait régner le deuil.

La jeune femme répondit à la question de Fergus en désignant son mari, qui se tenait à l’écart sous le manteau de la cheminée.

Fergus le considéra long-temps avec attention.

— Y a-t-il donc une autre personne qui porte le nom d’Angus Mac-Farlane ? demanda-t-il.

La jeune femme baissa les yeux avec un pénible sourire. Son mari s’avança lentement vers Fergus.

— Il n’y a qu’un seul homme pour porter le nom que vous venez de prononcer, monsieur, dit-il d’une voix sombre, — et c’est un de trop !… Ceux qui l’ont vu aux jours de son bonheur se retrouvent avec lui face à face et le méconnaissent… C’est qu’il a bien souffert !… Mac-Farlane, lui, reconnaît encore le visage de ses amis, mais il ne sait plus leur nom… Comment vous appelez-vous ?

— Quoi, murmura Fergus dans son irrésistible étonnement, vous seriez Angus Mac-Farlane ?… Mais, en effet… quoique vous soyez bien changé…

— Comment vous appelez-vous ? répéta le fermier.

Fergus prononça son nom.

Les traits flétris d’Angus Mac-Farlane s’animèrent d’une sorte de joie.

— Soyez le bien-venu, O’Breane, dit-il en lui tendant la main ; — femme, embrassez votre frère et le mien… enfants, fêtez l’ami de votre père !… Il faut nous réjouir !… il faut nous réjouir !…

Mistress Mac-Farlane prit ses deux petites filles par la main et les amena devant Fergus.

— Clary, et vous, Anna, dit-elle doucement, baisez l’ami de votre père.

Clary tendit son front en rougissant ; Anna sourit et s’enfuit.

— Réjouissons-nous ! répéta le fermier ; — Amy ! n’y a-t-il plus de vin de France dans les caves de Leed !… apportez du vin de France !… Que Duncan aille chercher mon frère Mac-Nab !… Il faut nous réjouir.

Le ton d’Angus contrastait si étrangement avec ces joyeuses paroles, qu’une larme se balança aux paupières d’Amy, tandis qu’elle répondait :

— Vous aurez du vin de France, Mac-Farlane, et je vais envoyer Duncan chercher notre frère Mac-Nab.

Fergus l’arrêta d’un geste.

— Angus, dit-il, vous savez que M. Mac-Nab ne m’aime pas.

— C’est vrai… Pourquoi cela ?

— Parce qu’il protégeait Godfrey de Lancester autrefois.

— White-Manor ! s’écria le fermier qui chancela et tomba sur le siège qu’il venait de quitter, comme s’il eût reçu un coup dans la poitrine ; — pourquoi me parle-t-on de White-Manor ?… Sortez, Amy ! Emmenez les enfants !… Ah ! Fergus O’Breane, je suis aise de vous voir. Nous allons causer de White-Manor.

Mistress Mac-Farlane se dirigea vers la porte avec Anna et Clary. Avant de s’éloigner de Fergus, elle lui dit à voix basse et avec un geste suppliant :

— Il s’est passé de douloureux événements, monsieur… et Dieu a mis un voile sur l’esprit de Mac-Farlane… Ménagez-le, je vous en prie !

Elle sortit. Fergus s’approcha du foyer et s’assit auprès de Mac-Farlane.

Angus, durant ces quatre années, avait vieilli de quinze ans. Son front s’était ridé. Sa franche et loyale physionomie avait revêtu une expression de sombre amertume, et les mèches bouclées qui s’échappaient de son bonnet de tartan se mélangeaient presque également de cheveux blonds et de ces fils funestes qui ont le brillant et la dureté du cristal.

Fergus le contempla un instant avec tristesse et compassion. Angus et lui s’étaient aimés autrefois d’instinct et comme on devient amoureux d’une femme. Ce sont ces amitiés-là qui restent et qui, oubliées, renaissent toujours fortes et vives, parce qu’elles ont leur source ailleurs que dans l’estime, ailleurs que dans la convenance mutuelle des caractères et des sentiments, toutes choses raisonnées et par conséquent périssables, parce qu’elles ont leur source exclusivement dans le cœur.

Or, le cœur ne change jamais lorsque les sens ou l’intérêt, ou l’ambition, ces conseillers mauvais et perfides, ne lui soufflent pas l’inconstance.

Et O’Breane, ainsi que Mac-Farlane, étaient au dessus de l’intérêt. Quant à l’ambition, Angus ne la connaissait point ; Fergus avait une passion autre et plus forte.

— Je croyais vous retrouver heureux, Mac-Farlane, dit le nouveau venu après un silence.

— Je suis heureux de vous revoir, frère Fergus, répondit le fermier qui semblait avoir repris un peu de calme ; — je pleurai des larmes de colère, il y a quatre ans maintenant de cela, lorsque j’appris votre malheur… Fergus ! mon noble frère Fergus accusé d’assassinat, — condamné pour assassinat ! car je ne sus votre accusation qu’avec le verdict du jury… Et ce fut la faute de Mac-Nab, qui ne vous aimait pas… Embrassons-nous, O’Breane, et dites-moi que vous m’aimez comme autrefois.

— Je suis toujours votre frère, Mac-Farlane… et, dans le projet qui occupe ma vie, vous avez votre place et votre rôle… et vous êtes en ce monde le seul homme à qui je montrerai le fond de mon cœur.

Angus passa la main sur son front.

— Des projets ! murmura-t-il, — je n’en ai point ; mais j’épouserai les vôtres, mon frère… Oh ! que vous êtes jeune et beau, Fergus !… Mary vous aimait bien…

— Je n’osais vous parler de Mary, murmura O’Breane.

— Versez du vin ! s’écria le fermier ; — où est le vin de France ?… Tendez votre verre, ami, et buvez !

Il s’était levé et avait mis un flacon débouché dans la main de Fergus. Celui-ci trempa ses lèvres dans le verre ; Angus l’acheva d’un trait et reprit :

— J’irai bientôt, moi aussi, à Botany-Bay.

— Pourquoi ? demanda Fergus étonné.

— Parce que je tuerai le comte de White-Manor… Je ne sais où il se cache maintenant… je ne puis l’atteindre… Mais il reviendra, Fergus… J’avais tort de dire que je n’ai pas de projets : j’ai un projet.

O’Breane garda le silence.

— Versez du vin ! reprit encore Angus ; — nous sommes ici pour nous réjouir, par la mémoire de mon père !… Ah ! Fergus, mon père vivait au temps où nous étions à Londres… et ma sœur était heureuse.

— Je vous prie, Mac-Farlane, dit Fergus, apprenez-moi tout ce qui touche la pauvre Mary… Je devine un malheur.

— Devinez dix malheurs, O’Breane !… Le bien de la famille nous a été enlevé par un procès inique… Mon père est mort… ma sœur… Combien de larmes, une femme peut verser avant de mourir !

— Mary n’est-elle pas comtesse de White-Manor ?

— Je le tuerai ! prononça Angus avec une explosion de haine, comme si ce nom eût eu le pouvoir de tendre soudainement en lui toutes les fibres de la vengeance et de la colère ; — oui… Mary est comtesse de White-Manor… elle l’était du moins…

— Est-elle donc morte ? s’écria Fergus.

— Elle a un enfant, mon frère ; elle ne peut pas mourir.

— Mais, au nom de Dieu ! qu’y a-t-il alors ?

— Buvez, Fergus ! dit Mac-Farlane avec un rire convulsif et amer ; — je le tuerai… Mac-Nab avait agi pour le mieux, je pense. Il croyait faire le bonheur de la pauvre Mary… oui, oui, mon frère, Mary s’est appelée la comtesse de White-Manor, parce que Mac-Nab voulait qu’elle fût riche et heureuse… buvez, O’Breane : il faut que nous fêtions votre retour… Je ne sais si elle est riche, mais je sais bien qu’elle est malheureuse… Pauvre Mary !… voilà huit mois maintenant que je reçus une lettre d’elle… vous la lirez, O’Breane… moi, je ne puis plus la lire… je n’ai jamais rien aimé en ce monde autant que j’aimais Mary, mon frère, et c’est pour cela que je voulais la voir votre femme… Ah ! c’eût été un jour heureux que le jour de votre mariage !

Angus se leva et ouvrit une armoire où il prit un portefeuille. Parmi les papiers qui s’y trouvaient, il en choisit un amolli et froissé par de fréquents contacts. Il le déplia d’une main tremblante.

— L’aimez-vous encore, mon frère ? demanda-t-il brusquement.

— Je l’aimerai toujours, répondit Fergus.

Fergus ne mentait point et ne se trompait pas. Durant les quatre années qui venaient de s’écouler, l’amour, dont la part devait être désormais si grande dans son existence, avait sommeillé en lui. C’est à peine si, çà et là, il avait noué en passant quelqu’une de ces passagères intrigues, romans d’un jour dont l’oubli déchire les pages parcourues, et qui ne laissent point de trace au cœur. Il n’y avait donc en lui aucun souvenir autre que celui de Mary. — Plus tard, les souvenirs devaient abonder ; son cœur, donné sans réserve, repris sans remords, allait glisser mollement sur la pente fleurie de l’inconstance, laissant derrière soi les larmes, mais regardant en avant toujours et ne voyant là que des sourires. Son âme et ses sens allaient faire excès de délices, comme pour compenser les puissants labeurs et les fatigues fécondes de son esprit. Il allait aimer partout, aimer beaucoup quoique vite, dompter sans efforts les résistances les plus fières, être heureux (dans le sens vulgaire du mot) assez pour remplir une longue page des seuls noms de ses maîtresses, et pousser si loin ses sensuelles débauches de cœur que tout autre cœur que le sien en fût resté mort, usé, pétrifié, blasé. Mais son cœur, à lui, parmi ces excès de bonheur, après ces folles gageures d’ardeurs prodiguées, d’amours jetées en largesses à toutes femmes dignes et indignes, devait rester neuf et fort, et tout plein de jeunes élans, — et ne point perdre, aux mille frottements d’une vie d’aventures, les délicatesses exquises de sa faculté de sentir.

Pour les hommes ainsi faits, le passé, rappelé aux heures de rêverie, a des joies incomparables et des voluptés que le plaisir présent ne sait point égaler. Leur mémoire est le ciel des musulmans. Là, dans la nuageuse atmosphère des extases, passent et sourient tour à tour les femmes autrefois aimées. Qu’elles sont belles ! combien sont doux et charmants les mots qu’elles murmurent à l’oreille ! que de fierté dans ce maintien ! que d’abandon naïf dans cette pose !… Oh ! celle-ci sourit comme on ne vit jamais sourire ! Cette autre baisse les yeux, mais est-ce assez du voile de ses longs cils pour cacher la passion qui brûle et languit dans sa noire prunelle ? Tout est beau, tout est ravissement et délices, tout, jusqu’à cette perle balancée, — une larme, hélas ! — qui se suspend aux paupières de la vierge vaincue…

Fergus ne se trompait point, en ce sens que, parmi ses souvenirs, évoqués souvent, celui de Mary devait être toujours le premier, le plus aimé, le plus pur, — le seul pur, peut-être.

Mac-Farlane revint vers le foyer.

— Elle vous aimait bien ! dit-il ; — mais pourquoi parler de cela ?… Voici sa lettre… sa dernière lettre… Depuis, je suis allé à Londres pour la chercher ; je ne l’ai point trouvée.

Fergus prit la lettre qu’on lui présentait. — En plusieurs endroits les caractères étaient à demi effacés par des larmes. Étaient-ce des larmes d’Angus ou de la comtesse de White-Manor ?

Voici ce que disait cette lettre :


« Mon cher frère,

» Quand j’ai appris par votre dernier message que votre intention était de venir à Londres pour me consoler, pour me protéger, mon cœur s’est élancé vers vous avec reconnaissance et tendresse. Oh ! vous m’aimez, vous, Angus, et vous êtes tout seul ici-bas pour m’aimer. Je pense que je retrouverais un peu de joie à vivre près de vous, à vous voir bien souvent, à sentir autour de moi les murs chéris de la maison de notre père…

» Mais il m’est défendu d’espérer ce bonheur, mon frère.

» Le soir même de la réception de votre lettre, j’ai quitté la maison que j’habitais depuis trois mois. Je l’ai fait pour éviter votre présence. J’ai besoin de force, et si je vous voyais je deviendrais faible.

» Mon bon frère, je vous aime, vous le savez bien ; pardonnez-moi si je vous fuis.

» Je suis sous le coup d’une menace affreuse et terrible… Ma pauvre enfant, Mac-Farlane, mon enfant bien-aimée ! si vous saviez !… »


— Où en êtes-vous, O’Breane ? demanda Angus en ce moment. — Vous souvenez-vous combien elle était gaie autrefois ?… J’ai son sourire devant les yeux… Cela fait bien du mal !…

Il allongea ses deux mains sur ses genoux et demeura l’œil fixe, la tête penchée sur son épaule.

Fergus poursuivit sa lecture.


« Si vous saviez, mon frère !… Vous êtes hardi et généreux ; vous voudriez me défendre, attaquer ces hommes qui me font si malheureuse… Angus, je vous connais, vous le voudriez… et ce serait un horrible malheur.

» J’aime mieux souffrir. Je suis heureuse de souffrir. L’idée qu’on tenterait de finir mon supplice me remplit d’angoisses… Ne vous fâchez pas contre moi, mon frère ; si je m’éloigne de vous, c’est pour ma fille.

» La vengeance de milord a été bien cruelle !… Vous savez qu’après la scène honteuse de Smith-Fields il m’a pris ma fille. — Mais vous ne savez pas tout, Angus. Hélas ! c’est là un malheur qui ne se devine point.

» Ma fille, ma pauvre enfant chérie est entre les mains d’un scélérat sans foi ni cœur, qui l’élève loin du monde, d’un scélérat, choisi peut-être pour jeter dans son âme d’ange des germes de honte et de corruption… »


— Pauvre Mary ! dit Fergus.

— Où en êtes-vous, O’Breane ?…

— Il faut partir, frère !… à tout prix, il le faut !…

— Je sais où vous en êtes ! murmura Angus en baissant la tête ; — lisez encore…


« … Ma fille est prisonnière, et son geôlier est un monstre d’avarice et de cynisme, qui raille impitoyablement mes larmes et lève sur moi un impôt périodique pour ne point frapper mon enfant… Moi, je reste à Londres, toujours à la charge de cet homme bienfaisant qui eut pitié de moi lorsque j’avais la corde au cou sur le marché de Smith-Fields… Mon frère, qui me connaît, n’aura point à ce sujet de pensées mauvaises.

» Je reste à Londres parce que je suis plus près de ma fille, parce qu’il me semble que je veille sur elle… Je ne la vois point, hélas ! cet homme prend mon or et me refuse impitoyablement la grâce d’embrasser mon enfant, ne fût-ce que durant son sommeil.

» Il obéit à milord, mon mari…

» Je me cache, parce qu’il ne faut pas qu’un œil ami surprenne ma profonde détresse. Nul ne pourrait me voir, et vous moins que tout autre, mon noble Angus, sans essayer de me secourir et de me venger.

» Me venger !… Oh ! savez-vous, Angus ! cet homme me l’a dit… et il le ferait, mon Dieu !… À la moindre tentative, il la tuerait… »


En écrivant ce dernier mot, qui était presque illisible, la main de la comtesse de White-Manor avait tremblé violemment.

— Mais ce sont là des craintes folles ! s’écria Fergus. Quel que soit cet homme et si profonde que puisse être sa perversité, pourquoi tuerait-il un enfant ?… D’ailleurs, on peut agir avec prudence… le prévenir…

— J’ai écrit tout cela, mon frère, et il y a six mois que Mary a dû recevoir ma lettre… Elle ne m’a pas répondu : ses craintes ont été plus fortes que la raison.

Il y avait encore deux ou trois lignes. Fergus continua.


« Et puis, disait la pauvre femme, j’ai un espoir, un bien doux espoir, Mac-Farlane… Cet homme a mis auprès de ma fille un muet et une malheureuse créature, dont le cœur n’est point méchant… Un jour, peut-être, je parviendrai à la gagner, et alors il me sera permis d’entrer dans la chambre de Suky, de l’embrasser, de la serrer dans mes bras… Oh ! que de bonheur, que de bonheur, mon frère ! elle me sourira, croyant faire un doux rêve… N’est-ce pas que cet espoir suffit à excuser ma fuite ?… n’est-ce pas que je serai alors la plus heureuse des mères ?… »


Fergus ferma la lettre. Il y avait sur son noble visage une double expression de pitié tendre et de profonde indignation. Il leva les yeux sur Angus qui avait gardé la même posture, et qui, suivant d’instinct la lecture de ces lignes connues, avait deux grosses larmes sur la joue.

— Il faut la sauver, dit Fergus.

Mac-Farlane secoua la tête. Ses larmes se séchèrent et son front se rida.

— Il faut la venger ! répondit-il.

Puis il ajouta en laissant éclater sa voix :

— Cet homme qui la martyrise et qui tue son enfant, je sais son nom qu’elle ne veut point me dire… C’est White-Manor… White-Manor, par lui-même ou par un de ses suppôts… Buvez, O’Breane ! buvez, mon frère ! vous ne savez pas tout encore…

— En effet, dit Fergus, certains mots dans la lettre de notre malheureuse sœur n’ont point de signification pour moi… Elle parle de la scène honteuse de Smith-Fields…

Angus était plus pâle qu’un mort.

— Vous voyez bien que ma main tremble trop pour verser le vin, murmura-t-il en essayant de sourire. — À boire, mon frère ; j’ai soif… Ah ! ah ! vous voulez savoir ce qui se passa dans Smith-Fields ?… Écoutez donc, par le nom de mon père ! mais avant, regardez le couteau qui doit tuer tôt ou tard Godfrey de Lancester.

Il ficha violemment dans le chêne épais de la table son dirk écossais, dont la lame vibra long-temps et rendit une plainte.

— Écoutez ! reprit Angus : — Il y a trois ans… deux ans et demi, les journaux racontèrent une évasion hardie, exécutée au dépôt de Botany-Bay… Votre nom était parmi ceux des fugitifs. — Ma sœur devint enceinte.

Deux mois après, les journaux encore annoncèrent que les évadés de Botany-Bay étaient à Londres depuis long-temps. Pour la seconde fois votre nom se trouvait dans leurs colonnes.

Un bruit courut ; quelques uns l’attribuèrent à Brian de Lancester, le frère de Godfrey, qui est tout jeune, mais qui, déjà, fait à son aîné une guerre sans merci. Ceux-là se trompaient : je connais l’Honorable Brian, qui est un noble et généreux cœur… Toujours est-il que ce bruit rappelait vos fiançailles avec ma sœur, vos anciennes amours, et disait… Fergus, mon frère, sur votre honneur, combien y a-t-il de temps que vous êtes de retour en Angleterre ?

— Douze heures, répondit Fergus.

— Ne voyez pas dans mes paroles, frère, poursuivit Angus avec hauteur, l’expression d’un soupçon indigne… Mary Mac-Farlane peut être malheureuse, et ne peut pas être coupable… Ce bruit disait que vous l’aviez revue.

Et sa grossesse avançait… et White-Manor, le misérable, ouvrait avidement l’oreille à toutes ces calomnies… Il se repentait sans doute, lui, le pair opulent, d’avoir donné son nom à une pauvre fille…

Voici ce qui arriva. Mary mit au jour un enfant. White-Manor se fit apporter le berceau dans son appartement et le considéra longtemps en silence. Puis on le vit parcourir à grands pas sa chambre en murmurant des paroles de menace. Il trouvait que l’enfant vous ressemblait O’Breane.

— À moi ! s’écria Fergus étonné.

— À vous… Mary vous avait tant aimé !… Quoi qu’il en soit de cette ressemblance, réelle ou imaginaire, les soupçons de Godfrey de Lancester en acquirent une force terrible… Ceci se passait à White-Manor, dans le Northumberland, tout près d’ici… Mais il y avait bien long-temps que Godfrey nous avait éloignés, Mac-Nab et moi ; nous n’avions plus la permission de visiter notre sœur… Ah ! Fergus, Mac-Nab est un honnête cœur, bien qu’il ait contre vous des préventions condamnables ! Il s’est souvent repenti d’avoir prêté les mains à ce mariage… Mais que disais-je ? Quand je parle de tout cela ma pauvre tête se trouble et il fait nuit dans mon cerveau.

— La ressemblance… dit Fergus.

— Oui, oui, interrompit Mac-Farlane ; je me souviens… La ressemblance ! Mac-Nab et moi, nous n’avions donc aucune idée de ce qui se passait à White-Manor… Godfrey ne mit pas le pied dans la chambre de sa femme tant qu’elle garda le lit… Il ne revit point l’enfant et défendit qu’on le montrât à sa mère.

Au bout de quinze jours, Mary fit ses relevailles. Pauvre sœur ! Elle avait demandé bien des fois avec larmes son enfant, et ne le voyant point venir, elle le croyait mort, sans doute… Mieux eût valu que l’enfant fût mort, en effet, O’Breane.

Ce jour, Godfrey de Lancester se rendit chez sa femme. Il était suivi de son âme damnée, un vil coquin du nom de Gilbert Paterson, qui portait un berceau entre ses bras. Mary faillit tomber à la renverse, tant elle ressentit de joie. Elle riait, elle pleurait et baisait les mains de Godfrey de Lancester.

Puis elle s’élança vers le berceau et voulut soulever le voile dont il était couvert pour dévorer de baisers cette frêle créature qui allait être désormais sa passion, son amour, sa vie. Godfrey la saisit brutalement par le bras et la força de s’arrêter. Gilbert mit le berceau sur une table, au milieu de la chambre.

— Madame, lui dit White-Manor en arrachant le voile du berceau, — cet enfant, qui est le vôtre, n’est pas à moi.

Mary le regarda, stupéfaite.

— Cet enfant est le fruit d’un crime, poursuivit Godfrey, que prenait un de ses accès de rage insensée ; — voyez, voyez, madame ! et osez dire qu’il ne lui ressemble pas.

— À qui ? demanda notre pauvre sœur.

— À mon assassin, madame, à l’homme que vous avez aimé, — à Fergus O’Breane.

— À Fergus ! répéta Mary dont le front s’éclaira de joie.

Ce fut sa condamnation. — Godfrey, en apercevant ce mouvement involontaire, qu’il compta pour un aveu, devint blême de rage, et, dans sa fureur folle, leva la main comme pour écraser l’enfant.

— Milord ! oh ! milord ! s’écria Mary en tombant sur ses genoux, épouvantée ; — ne tuez pas votre enfant !

Godfrey se retint et se prit à sourire.

— Mon enfant ! dit-il avec amertume ; — je crois que je serais devenu bon si Dieu m’eût donné un enfant !…

Il dit cela, Fergus, le damnable hypocrite !…

Ma sœur voulut protester de son innocence, car elle venait seulement de comprendre ce dont elle était accusée, mais Godfrey lui ferma la bouche par un grossier sarcasme et reprit :

— Regardez bien cet enfant que vous appelez le mien, milady ; regardez-le bien longtemps et de tous vos yeux, car vous le voyez en ce moment pour la dernière fois !

Mary joignit les mains, brisée par ces cruelles paroles.

L’enfant était une charmante petite fille qui souriait doucement. Mary n’avait jamais vu de plus beau, de plus angélique visage… Ah ! Fergus ! c’est qu’il doit sembler angélique et beau, l’enfant qu’une jeune mère voit pour la première fois, l’enfant dont on va la séparer pour jamais.

Elle pleura, elle pria, elle se traîna aux pieds de White-Manor.

Celui-ci ne bougeait pas. Il semblait trouver un barbare plaisir à prolonger cette scène déchirante.

Enfin, lorsqu’il fut ivre de sanglots, il fit un geste. Gilbert emporta l’enfant.

Mary était sans mouvement sur le plancher. White-Manor la somma rudement de se relever. Elle se releva. Il la poussa devant lui de marche en marche jusque sur le perron du château.

Ici se trouvait encore Gilbert Paterson, qui avait à la main une corde de chanvre. Sous le perron, tous les domestiques et tenanciers de White-Manor étaient réunis. Au portail de la cour, il y avait une chaise attelée.

Godfrey prit la corde des mains de Paterson, et…

Angus s’arrêta tout à coup et se leva en disant :

— Oh ! je le tuerai, je le tuerai, Fergus ! par la sainte mémoire de ma mère !…

Il tremblait et haletait. Les mots tombaient avec peine à travers ses dents serrées.

— Et que fit-il ? demanda Fergus, qui tremblait aussi et dont le front se couvrait de sueur.

— Ah ! s’écria Mac-Farlane avec un gémissement étouffé ; — ces Anglais sont lâches et n’ont point de pitié, mon frère… Mary était là, pâle et sans force… Il pesa sur sa main et la fit se mettre à genoux sur la pierre du perron. — Puis il passa la corde de chanvre autour de son cou en disant à haute voix :

— Qui d’entre vous veut acheter cette femme ?