Au Comptoir des imprimeurs unis (10p. 35-75).


XII


VINGT QUINTAUX DE CHAIR HUMAINE.


Il y avait dans le port de Sidney un bay-ship en partance pour l’Angleterre. Les six déportés que nous avons vus rassemblés dans les bois d’Eagle-River avaient fait dessein de s’en emparer.

Maudlin, dépêchée à Sidney pour savoir si les conjurés de cette ville avaient pu se procurer une barque et des armes, avait rapporté deux nouvelles au lieu d’une. La barque était prête et armée, mais il y avait en rade un croiseur de Sa Majesté.

Un croiseur qui s’était approché des côtes pour recruter son équipage, décimé par les corsaires français qui nous firent une guerre si cruelle durant les dernières années de l’empire. C’était la corvette la Cérés de dix-huit canons. Elle venait faire la presse des libérés.

Comme nous l’avons dit, les renseignements donnés par Maudlin étaient précis. En ce qui concernait la corvette la Cérés, voici quels ils étaient.

Le lieutenant Naper, qui la commandait, avait, comme cela se pratique en pareil cas sur toutes les côtes de la Nouvelle-Galles méridionale, envoyé demander au gouverneur un certain nombre de condamnés ayant fini leur temps et disposés à passer en Angleterre. Sur le refus du gouverneur, refus prévu à l’avance, — car nous ne saurions trop le répéter, la loi, en cette bienheureuse terre d’exil, est infiniment plus protectrice que dans la mère-patrie. Chez nous, il est permis d’appréhender au corps tout citoyen propre au service maritime ; là-bas, notre marine doit y regarder à deux fois avant de mettre la main sur un voleur : d’où il suit naturellement que le crime est non seulement un bénéfice clair et net, mais encore une condition d’inviolabilité. Quiconque aime le doux far niente et n’éprouve aucune vocation pour la glorieuse vie du matelot-malgré-lui, doit naître lord ou se faire bandit. Le premier moyen n’est pas à la portée de tout le monde ; on commence à sentir les avantages du second, et chaque trimestre Old-Court est forcé d’ouvrir une ou deux sessions extraordinaires. — Sur le refus du gouverneur, disions-nous, le lieutenant Naper s’arrangea comme il put. Deux de ses officiers débarquèrent à Sidney et s’abouchèrent avec le surintendant des travaux publics, qui avait la réputation d’être un homme spécial pour le racolage. Le surintendant reçut une bonne somme d’abord ; c’est là le principe de toute cordiale entente ; puis il promit trente matelots déterminés.

Le mode d’enrôlement devait être le plus simple du monde. Cinq ou six affidés du surintendant seraient employés dans la soirée à faire boire les futurs matelots qu’on voiturerait, ivres-morts, jusque sur la grève, à un demi-mille de Sidney, dans un endroit convenu. Trois notes sonnées sur la trompe serviraient de signal à la corvette qui mettrait incontinent sa chaloupe à la mer. Le reste irait tout seul et les trente bandits s’éveilleraient le lendemain, déchus et réduits à l’état de marins de Sa Majesté.

C’était une trahison ! Forcer, par surprise, des coquins émérites à jouer le rôle d’hommes vaillants et honnêtes !… Mais Londres est loin de Botany-Bay et la plus tendre mère est impuissante à prévoir tous les dangers qui menacent ses enfants chéris.

Depuis le départ d’Eagle-River, Fergus O’Breane était silencieux et pensif, au milieu de ses compagnons qui s’entretenaient au contraire gaîment de temps à autre. À une lieue du rivage, il avait interrogé Maudlin à part durant quelques minutes.

En arrivant, comme nous l’avons rapporté, le tueur de bœufs avait donné le signal. La lumière aperçue au large venait de la Cérès.

— À quelle distance du rivage est mouillée la corvette ? demanda Fergus.

— Trois ou quatre milles, monsieur, répondit Maudlin.

— Et le bay-ship ?

— Il est dans le port, amarré au môle.

— De façon que, dit le roi Lear, si nous nous emparons du bay-ship, nous serons coulés par la corvette.

M. Smith poussa un profond soupir.

— Du diable ! grommela Paulus Waterfield, — moi, voyez-vous, je n’ai pas confiance dans l’affaire.

— Et nos gens, demanda encore Fergus à Maudlin ; — où sont-ils ?

— À cinq cents pas d’ici, sous la pointe de Cow-Hill.

— Nous avons une demi-heure devant nous… êtes-vous bien sûre, Maudlin, que ce soit ici le lieu précis du rendez-vous ?

— Parfaitement sûre, monsieur… et, puisqu’ils ont répondu au signal, c’est que le surintendant n’a pu tenir sa promesse.

Fergus réfléchit un instant.

— Messieurs, dit-il ensuite, le bay-ship est un pauvre bâtiment. Entre lui et la corvette il n’y a point à hésiter.

Waterfield éclata de rire ; Smith baissa la tête ; le nègre Absalon roula ses gros yeux et le roi Lear fit un geste de surprise. — Maudlin, elle, battit des mains en criant bravo.

— Expliquez-vous, O’Breane, dit Randal d’un air inquiet.

— Et réfléchissez, ajouta le vieux Ned Braynes, que nous ne sommes pas des chevaliers errants.

— Le livre a dit : « Tu ne céderas point au démon de l’orgueil, » murmura Smith.

— Et le livre ne dit-il point aussi, s’écria Waterfield : — Quand cinq braves garçons ont affaire à un fou, ils le plantent là et retournent chez eux ?

— Mon avis est que nous devons prendre la corvette la Cérés, répliqua froidement Fergus, — au lieu de nous embarrasser de ce bay-ship obèse où nous serions toujours à la merci du premier venu… Randal, je vous prie, allez à Cow-Hill, et ramenez sur-le-champ nos hommes.

Randal obéit sans répondre.

— Moi, je retourne à mes bœufs, dit Waterfield en se levant.

— Retournez à vos bœufs, monsieur… Une fois sur la corvette, nous avons dix-huit canons et la mer est à nous.

— On a vu de ces damnables pirates qui devenaient riches à millions de livres ! soupira M. Smith qui avait l’eau à la bouche : — mais c’est un métier bien criminel.

Waterfield se rassit et devint attentif.

— On peut se faire tuer pour des millions de livres, reprit le roi Lear après un silence ; — mais il faut des chances. Or, il me semble que tout est contre nous… La corvette doit être servie par deux cent cinquante hommes d’équipage ; elle en demande trente, donc il lui en reste deux cent vingt.

— Si elle était vide, répartit Fergus, je n’en voudrais pas, car nous serions incapables de la manœuvrer…

— Vous avez donc des intelligences à bord ?

— J’ai des intelligences à bord, répliqua Fergus sans hésiter.

Le vieux Ned le regarda en dessous.

— C’est possible après tout, murmura-t-il enfin ; — et puis, je suis bien vieux pour devenir riche autrement qu’au métier de pirate… Je vous suivrai où vous irez, monsieur O’Breane.

La bande blanche qui tranchait à l’horizon commençait à se teindre en rose, mais les objets ne s’éclairaient point encore.

La barque où se trouvaient les conjurés arriva bientôt, sous la conduite de Randal Grahame. Ils étaient au nombre de vingt-huit.

— Le roi Lear est un homme prudent, dit le tueur de bœufs ; — je veux bien être de l’affaire, mais…

— Il ne me plaît pas, interrompit sévèrement Fergus, de discuter avec vous. Point de mais… Ceux qui sont avec moi doivent obéir, voilà tout.

— Bien, bien, monsieur, gronda Paulus déconcerté du peu de prix qu’on attachait à son aide. — Je ne suis pas homme à me dédire, voyez-vous, et puisque j’ai tant fait que de venir jusqu’ici, je vous obéirai.

Les vingt-huit conjurés sautèrent sur la grève. C’étaient, pour le plus grand nombre, des hommes grands, vigoureux et d’apparence déterminée. Il y avait parmi eux de simples condamnés ; mais la plupart étaient de ces indomptables et hardis scélérats qu’un premier châtiment n’arrête point, et qu’on tâche en vain d’enfouir dans les froides mines de Coal-River. Ils sont enchaînés, reclus, gardés ; ils vivent à deux cents pieds sous terre ; mais vienne une révolte, une tentative désespérée, vous les voyez surgir comme autant de démons. Ils assomment leurs gardiens avec les débris de leurs fers ; ils opèrent des miracles de force, de patience et de courage, et il est juste de dire que le plus vil coquin d’entre eux dépense en sa vie plus d’adresse et d’audace qu’il n’en faudrait pour faire une demi-douzaine de héros.

Le vieux Ned, Paulus et Smith-le-Méthodiste se mêlèrent à eux aussitôt. La nuit était fort noire encore, et pourtant on se reconnut de part et d’autre en un clin d’œil.

— Bonjour, Tom ! bonjour, Samuel ! bonjour, Toby, mes garçons ! s’écria le roi Lear. À la bonne heure, pardieu ! voici d’honnêtes compagnons !

Fergus avait pris à part Randal Grahame.

— Vous connaissez ces hommes ? dit-il.

— Presque tous, répondit Grahame ; mais du diable si je comprends votre fantaisie.

— Peut-on compter sur eux ?

— C’est selon… si le tour leur plaît…

— Répondez, Randal ! interrompit Fergus avec gravité. Nous jouons ici notre va-tout sur une seule chance… Sont-ils braves ?

— Pour cela, oui… braves comme des diables, O’Breane… et obéissants à proportion.

— Faites-les ranger en cercle, dit Fergus. Le temps presse… Il me semble entendre déjà le bruit des rames.

Randal obéit, et Fergus se trouva bientôt au milieu des vingt-huit bandits.

— Gentlemen, dit-il, vous avez cinq minutes environ pour réfléchir. Voici ce dont il est question. La chaloupe du navire de guerre à l’ancre dans la rade sera ici dans un demi-quart d’heure. Elle vient chercher trente hommes qu’on doit lui livrer en ce lieu même, trente hommes abrutis par l’ivresse, qu’on embarquera comme des sacs de laine ou des futailles… Vous n’êtes que vingt-huit, mais ce nègre que voici et M. Waterfield compléteront le nombre… Voulez-vous passer ainsi à bord de la corvette ?

— Diable d’idée ! grommela le tueur de bœufs.

— Pourquoi faire ? demandèrent deux ou trois autres voix.

— Ah ! ah ! dit le roi Lear, je comprends ; c’est joli !

— Pour éviter les fatigues de l’abordage, répondit Fergus ; pour arriver d’une fois et sans coup férir jusque sur le pont d’un joli navire, dont alors les dix-huit canons vous tourneront le dos.

Waterfield se frappa le front.

— Sur ma foi ! s’écria-t-il, je crois que je comprends, moi aussi… Allons, mes braves ! trois hurrahs pour notre commandant ! Voilà un coup qui en vaut la peine !

Fergus arrêta de son mieux l’enthousiasme subit du tueur de bœufs, lequel n’avait plus besoin d’être stimulé. Quelques paroles achevèrent d’expliquer son plan, dont l’audace avait de quoi séduire ses étranges soldats. Le roi Lear y donna son approbation complète, et M. Smith insinua qu’une fois sur la corvette on pourrait se réconcilier avec le ciel en portant le flambeau de la vérité dans les contrées sauvages.

Ceci ne souleva point de discussion.

Sur l’ordre de Fergus, les vingt-huit nouveau-venus, Waterfield et le nègre Absalon s’étendirent sur le sable, en désordre, après avoir caché leurs armes sous leurs habits.

Fergus, Randal, le roi Lear et Smith cachèrent également leurs armes, mais demeurèrent debout. Maudlin était assise sur un fragment de roc.

On entendait maintenant parfaitement le bruit des avirons de la chaloupe qui n’était qu’à une centaine de brasses.

— Ne bronchez pas ! dit Fergus à voix basse ; — il y va de notre vie à tous ! Ici, dans la chaloupe, sur le navire, vous êtes ivres-morts, vous dormez…

— Chacun de nous, interrompit le tueur de bœufs, a eu l’occasion de jouer ce rôle plus d’une fois au naturel… Soyez tranquille, commandant !

— Ho ! cria-t-on de la chaloupe.

— Holà ! riposta le roi Lear.

— Qui êtes-vous ?

— Dieu me damne ! qui êtes-vous vous-même ?

— Midshipman de la corvette la Cérès.

— Nous sommes, nous, reprit le vieux Ned, quatre bons Anglais et la reine Mab, ma femme, tous de la maison de Mr Cunning, le surintendant, qui offre ses compliments au lieutenant Naper.

— Et après ?

— Et lui envoie ce que vous savez bien, monsieur le midshipman.

La chaloupe était seulement à quelques brasses de la côte. Un dernier et vigoureux coup d’aviron la fit aborder. Peu d’instants après, un canot prit terre à son tour. Le midshipman, un maître et cinq ou six matelots sautèrent sur la grève.

— Nous ne vous attendions plus cette nuit, dit le jeune officier.

— Nous sommes en retard, c’est vrai, répliqua Ned, qui, vu son âge, remplissait le rôle d’homme de confiance de l’intendant ; — mais ces braves enfants portent bien le rack, voyez-vous, midshipman : il a fallu six heures d’horloge pour les mettre dans cet état.

— Combien y en a-t-il ?

— Une vingtaine de quintaux, monsieur, en supposant que chacun d’eux pèse cent cinquante livres.

— Ah ! seigneur ! sont-ils ivres ! s’écria en ce moment avec admiration le maître qui venait de les examiner de près ; — Mister Jones, ajouta-t-il en s’adressant au midshipman, ce sont de beaux gaillards, ma foi !

Le jeune officier prit un air d’importance.

— M. Cunning, dit-il, n’aurait pas osé tromper un officier du roi… Embarque !

Le maître prit aussitôt Waterfield par les épaules, tandis que deux matelots saisissaient chacun l’une de ses jambes.

— Un ! compta le midshipman.

Waterfield tomba lourdement au fond de la chaloupe.

— À boire ! balbutia-t-il d’une voix embarrassée.

Les matelots éclatèrent de rire.

— Deux ! — trois ! — quatre ! — cinq ! comptait le midshipman, à mesure qu’un des déportés tombait, jeté au fond de la chaloupe comme un ballot de marchandise ; — dépêchez, Sam, mon garçon, le jour va venir… Six, — sept — huit…

— Ils ont mis de tout, dit le maître ; — jusqu’à un moricaud !

Absalon gronda quelques paroles indistinctes, et tomba au fond de la barque.

— Neuf, — dix, — onze, reprit le midshipman, — douze… Monsieur, je pense que vous allez nous suivre à bord. Le lieutenant Naper sera enchanté de vous voir.

— Sans doute, monsieur, sans doute, répondit Ned ; — le lieutenant est bien aimable, et vous êtes un jeune officier bien élevé… Je vous suivrai avec mes trois camarades et ma femme qui a envie de voir un bâtiment du roi.

— Diable ! murmura Sam ; — les quatre drôles, encore passe ; mais que ferons-nous de la dame ?

Le midshipman lui imposa vivement silence, et reprit son compte : le compte y était.

— Sam, dit-il, donnez la main à la dame… Messieurs, montez, je vous prie… Ce sera un voyage de plus, Sam, voilà tout, ajouta-t-il, en s’adressant au maître ; — nous garderons les quatre coquins, et nous renverrons la dame.

Ce midshipman était un bel enfant de quinze à seize ans, rose et blond, de fort bonne famille et pourvu d’une excellente éducation. Mais on oublie dans nos écoles d’enseigner à nos jeunes marins que la perfidie ne constitue point d’habilité et salit la bravoure. En somme, on a peut-être raison, et pendant qu’on leur enseignerait cet axiome banal, ils manqueraient d’apprendre la démonstration d’un théorème du plus haut intérêt. Déjà, on reproche à nos officiers d’être moins savants que ceux de France ; que serait-ce, bon Dieu ! si l’on s’avisait de leur faire des cours de morale ?

Car être instruit signifie savoir l’algèbre, la géométrie, la trigonométrie rectiligne, curviligne, transcendante, etc., etc., et non point connaître les principes les plus élémentaires de l’honnêteté. On ne relève pas le point, voyez-vous, avec des maximes de sagesse, et nos marins ne sont pas des quakers.

Ils sont impertinents, ils ont l’humeur brutale ; il font la traite des blancs sous prétexte de philanthropie et protègent sous le même prétexte un affreux commerce de poison ; ils insultent ceux qui sont faibles, bien qu’ils ne reculent point à l’occasion devant les forts ; ils sont enfin, hélas ! ce que nous sommes…

Sam donna la main à Maudlin Wolf, qui s’embarqua dans le second canot, où étaient déjà les quatre prétendus serviteurs de l’intendant. Les deux embarcations prirent aussitôt le large.

Le midshipman, durant tout le voyage, examina ses quatre hôtes avec curiosité. Fergus surtout sembla fixer son attention.

— Ce beau garçon, lui seul, vaut les trente brutes de la chaloupe, dit-il tout bas à maître Sam ; — décidément, le roi a besoin de lui.

— Grand besoin, monsieur Jones, répondit le maître en riant, et il suffira de la vieille dame, — la reine Mab, comme ils l’appellent, — pour porter à M. Cunning les compliments du lieutenant.

L’aube se faisait. La corvette se montrait, dessinant vaguement sur le ciel rose les traits noirs et déliés de ses agrès. On voyait sa mâture inclinée se balancer avec mollesse et lenteur. Sa carène se confondait avec le sombre azur de la mer, où l’aurore, indécise et voilée, ne mettait point encore de reflets.

Tout était à bord calme et silence, et ce fut seulement lorsque les deux embarcations entrèrent dans les eaux de la corvette, qu’une voix descendit de la hune et prononça le qui vive.

L’instant d’après on bordait les palans. Les vingt quintaux de chair humain furent successivement hissés sur le pont, où ils demeurèrent étendus, inertes, et incapables, en apparence, de faire un mouvement. — Puis ce fut le tour des quatre envoyés de M. Cunning, que suivit immédiatement la reine Mab. L’ascension de cette dernière fut le prétexte de force gorges-chaudes de la part des marins de la Cérès. Quand l’Anglais plaisante, on sait cela dans tous les coins du monde, il ne ressemble pas mal à cet ours en belle humeur qui assomme ses amis à coups de pavé, sous prétexte de les débarrasser d’un moucheron qu’ils ont sur la joue. Or, nos matelots enchérissent sur l’ours encore et sont les plus redoutables farceurs de l’univers. La petite femme se balança long-temps, lancée d’une poulie à l’autre et s’éleva enfin tout d’un coup, lancée comme une balle, et demi-morte de frayeur.

Le second du bord, vieux loup court, trapu, à l’aspect dur et repoussant, montra sa tête à la grande écoutille.

— Est-ce fait ? demanda-t-il.

— Oui, lieutenant, répondit le midshipman.

Le second monta tout à fait sur le pont et se fit apporter une lanterne pour passer l’inspection des nouveau-venus. Tout en inspectant, il donnait çà et là quelque grand coup de pied aux prétendus ivrognes et leur promettait sous serment qu’ils ne boiraient que de l’eau tout le temps de la croisière.

— Et qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en désignant Fergus et ses compagnons.

— Ça, répondit le roi Lear, ce sont des gens à qui vous devez cent livres.

— Bien, bien ! grommela le second ; — Pourquoi nous avoir amené ces drôles, monsieur Jones ?

Le midshipman, au lieu de répondre, s’approcha de lui et murmura quelques mots à son oreille.

— Ah ! ah !… fit le second ; — eh ! eh !… Ah ! diable !… Allez chercher le commandant, monsieur Jones.

Il y avait sur le pont une quarantaine de matelots occupés diversement et la plupart sans armes. Le jour grandissait à vue d’œil. Le vieux Ned toucha le bras de Fergus.

— Eh bien ? dit-il.

Fergus ne répondit pas. — Il était pâle. Un léger tremblement agitait sa lèvre.

— Eh bien, dit à son tour Randal, attendrez-vous que tout le monde soit sur le pont !

Fergus ne répondit point encore. Quelque chose d’étrange se passait en lui. Était-ce de la crainte ? Non. Mais César dut hésiter sans doute avant de franchir le Rubicon.

Fergus avait un poids sur le cœur. Lui, si ardent tout à l’heure, se sentait engourdi et glacé. Une serre d’airain étreignait sa conscience. — Le signal à donner était la mort d’un homme ; Fergus hésitait.

Fergus hésitait ; non point parce que, en ce suprême instant, son entreprise lui apparaissait plus gigantesque et plus folle qu’aux jours où, dans le silence, il en mesurait de loin les chances et les dangers ; non point parce que, après ce premier combat inégal et téméraire, il lui faudrait engager d’autres luttes plus inégales, plus téméraires encore. Ceci était un point arrêté en lui-même. Les dangers, il les connaissait ; les obstacles, il les avait comptés et son œil perçant n’était point de ceux que peut tromper la distance. Il se présentait au combat, armé d’un ferme et inflexible vouloir. Pour lui, point de surprise possible. — Ce n’était point devant le Rubicon que Fergus hésitait.

Mais il fallait attaquer un homme par surprise ; tuer avant d’avoir provoqué. Son bras devenait de plomb. — Sa nature était ainsi faite. On expliquerait à contre-sens son hésitation en disant : C’était le premier pas, et le premier pas coûte… Fergus, caractère immuable, était alors ce qu’il fut plus tard. Son esprit pouvait grandir, non point son cœur. Quinze ans de luttes sans merci ne devaient point flétrir cette fleur de délicatesse, cet héroïque honneur qui entrait, alliage étrange et adultère, dans ses actions les plus condamnables…

Randal, qui ne pouvait assurément comprendre ce scrupule, lui serra violemment le bras.

— O’Breane, avez-vous peur ? demanda-t-il.

— Non, répondit Fergus en cherchant enfin sous ses habits la crosse d’un pistolet, — j’ai honte.

En ce moment, les officiers de la corvette montèrent en masse par l’écoutille, et se dirigèrent vers le groupe formé par Fergus et ses trois compagnons.

— Mettez ces hommes à fond de cale, dit le lieutenant Naper après les avoir examinés ; — nos étrivières en feront d’excellents matelots.

Le sang revint aussitôt aux joues de Fergus qui se redressa et arma son pistolet. Il allait avoir à combattre et non plus à égorger.

— N’avancez pas, sur votre vie ! dit-il au second qui se dirigeait vers lui pour exécuter l’ordre de Naper.

Le jour, incertain encore, ne permit point au second de voir que Fergus était armé. Il continua de marcher sur lui, le sabre levé.

— Ah ! s’écria Fergus avec un enthousiaste éclat de joie et comme si ses compagnons eussent pu comprendre sa pensée ; — ils ont toujours assez de perfidie et de lâcheté en réserve pour motiver l’attaque et faire regretter la pitié… À vous et à moi, Anglais !

Le second de la corvette la Cérès tomba, le front fracassé par une balle.

Mais il avait vu le geste de Fergus et avait eu le temps de frapper. Une ligne longue et profonde se dessina en rouge sur le front d’O’Breane, courant du sourcil à la naissance des cheveux, et son visage fut inondé de sang.

Un cri formidable répondit à la détonation du pistolet. C’était le signal. Les vingt quintaux de chair humaine bondirent et se ruèrent comme des tigres sur l’équipage. Ce fut un élan furibond, irrésistible, contagieux. Le sang coula de toutes parts, et dès que le sang eut coulé, ces gens qu’on avait cru ivres d’alcool s’enivrèrent des chaudes vapeurs du carnage, de leurs propres clameurs, des détonations répétées de leurs armes, de l’épais parfum de la poudre, de tout ce qui est fièvre, rage, transport dans la mêlée.

On ne distinguait plus rien sur le pont. Le jour naissant reculait devant la fumée. Tout se confondait en un mouvement désordonné, incessant, au dessus duquel planait un concert d’imprécations confuses.

Il y avait là, certes, un vent de mort et de colère. Les plus froids saillaient hors de leur réserve. Smith tuait, tuait, tuait et chantait des psaumes ; le roi Lear se battait comme un diable en déclamant des lambeaux de Shakspeare, et le nègre, dont les yeux flamboyaient comme les prunelles d’un chacal, se glissait, égorgeait, puis jetait par dessus le fracas de la bataille le tonnant cri de guerre de sa race.

Maudlin Wolf, subissant l’entraînement commun, s’agitait à la place où on l’avait déposée, gesticulait, prise à la fois d’épouvante et de belliqueux élans. Tout son petit corps tremblait ; elle riait d’émotion et se tenait à quatre pour ne point s’élancer dans la mêlée. Enfin la fièvre l’emporta : elle saisit un couteau oublié auprès d’elle, sautilla dans le sang, en poussant des cris aigus, brandit un instant son arme trop lourde, et disparut derrière le nuage de fumée qui entourait les combattants.