Au Comptoir des imprimeurs unis (9p. 181-221).


VI


LA PETITE IRLANDE.


En 181., vingt ans avant l’époque où se passe notre histoire, il y avait à Londres, dans le quartier Saint-Gilles, une pauvre famille, composée de quatre membres : deux enfants, le père et la mère.

Le père avait nom M. Chrétien O’Breane. C’était un gentilhomme irlandais, dont la famille avait tenu jadis une position opulente dans la province de Connaught. Ses biens, comme ceux de tant d’autres, avaient passé peu à peu entre les mains d’un lord protestant, dont, en ces derniers temps, Chrétien O’Breane avait été le tenancier.

On sait quelle est la déplorable vie des tenanciers d’Irlande ! — M. Chrétien O’Breane, vivant de peu et travaillant beaucoup, avait suffi jusque alors aux besoins de sa famille et donné à son fils une sorte d’éducation, parce que, outre les bénéfices de son exploitation, il possédait encore un petit coin de terre, reste bien modique, hélas ! de là fortune de ses aïeux.

Un jour, il prit fantaisie à l’intendant du lord, — lequel lord, bien entendu, mangeait à Londres ses revenus irlandais, — de contester à M. O’Breane le petit coin de terre qui était tout son patrimoine. Il y eut un procès. En Irlande, on aurait grand tort de dire que la justice a deux poids et deux mesures ; elle n’a ni poids ni mesures, ou plutôt sa balance, invariablement penchée du côté de l’Angleterre, laisse vide toujours le plateau qui regarde l’Irlande. Les causes s’instruisent au moyen d’une simple question : — Êtes-vous protestant ? Non ? — Vous avez tort : lâchez prise, de par le roi ! — Oui ? de par le roi encore, prenez, pillez, dévorez !

L’intendant du lord obtint gain de cause et M. O’Breane fut violemment chassé de la terre qui nourrissait ses enfants. Cette terre produisait à peu près de quoi entretenir un chien de meute.

Au jour où nous écrivons ces lignes, l’Irlande entière s’agite et soumet au monde civilisé ses lamentables griefs. Elle ouvre ses haillons pour montrer à nu les plaies saignantes dont l’a couverte la main avide et barbare de l’Angleterre. En même temps, elle se redresse, irritée, contre ses indignes oppresseurs. Des cours arbitrales s’assemblent et neutralisent les tristes effets de l’iniquité protestante.

Mais alors l’opprimé courbait le front en silence. Cette mesure insuffisante, mais dont les résultats doivent grandir avec le temps, l’émancipation des catholiques, semblait une chimère impossible. Le désespoir était si grand qu’il entraînait l’apathie et endormait les victimes dans leur misère.

Comme M. Chrétien O’Breane avait eu la condamnable insolence de soutenir un procès contre son lord, on ne voulut point renouveler son bail, et, un beau jour, la porte de sa maison se ferma sur lui pour ne point se rouvrir.

Il y a une chose étrange. Tous les malheurs de l’Irlande viennent de Londres ; c’est de Londres que débordent sur la malheureuse Erin ces flots d’insatiables spéculateurs qui, hommes d’affaires, hauts et bas dignitaires de l’Église anglicane, — cette maison de commerce cléricale, ce pieux et dévorant vampire, ce honteux monument d’hypocrite usure et de simonie organisée, — négociants, magistrats, arrivent affamés, pressés d’acquérir, déterminés à prendre de toutes mains, sans relâche comme sans scrupule, sur cette pauvre terre conquise, dont les fils semblent avoir oublié leur valeur antique et ne savent plus guère que menacer en vain dans de bavards meetings ou se plaindre à grands cris comme des femmes. C’est à Londres que sont les marquis et les vicomtes, nobles d’un jour, greffés sur de vieilles souches, marchands ou avocats affublés par décret de noms historiques[1] qui pompent de loin la plus pure vie du pays et l’épuisent à force d’exactions. C’est de Londres que viennent ces lois si misérables, si lâches, qui aggravent chaque jour l’esclavage de plusieurs millions de chrétiens. C’est à Londres que siège ce Parlement ennemi qui s’apitoie après boire et verse des larmes d’ivrogne sur les victimes de la traite, laquelle n’existe plus, mais qui s’acharne en revanche, sans commisération ni pudeur, sur le cadavre d’un peuple de frères à l’agonie. — Eh bien ! c’est vers Londres toujours que se tournent les regards de l’Irlandais à bout d’espérances. Londres rayonne un lointain et mystique espoir qui vient réchauffer le découragement, ranimer l’apathie et imposer silence aux cris sourds d’une longue famine. Londres est le port. Il semble à ces pauvres gens que, pour tant de mal accumulé, il doive y avoir compensation. C’est un sentiment irraisonné, une sorte de superstition : ils veulent aller à Londres, et pensent qu’une fois dans la grande ville leurs souffrances seront soulagées.

Et, au fait, les plus venimeux serpents portent avec eux l’antidote du poison qu’ils distillent. La vipère, la mortelle cobra de capello, le redoutable serpent à sonnettes lui-même, ont quelque part, dans la tête, un remède souverain contre leur propre morsure. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi de Londres ?…

Mais, pour trouver le remède, hélas ! il faut commencer par broyer la tête du serpent. Chrétien O’Breane vint à Londres, muni de quelques chétives ressources, et s’établit avec sa femme et ses enfants dans Buckridge-Street, au centre de cette paroisse Saint-Gilles, dont les misères sont devenues européennes, et qui noircit comme une large tache de boue les quartiers les plus opulents du Londres commercial.

Chaque grande ville a ses sentines et ses égouts où l’indigence, multipliée par le vice, entasse d’obscurs monceaux de douleurs et d’infamies, mais aucune ville ne peut disputer à Londres la palme des misères et de la honte. Ailleurs, — à Paris, ceux qui meurent de faim et ceux qui luttent contre la loi se confinent en de ténébreux cloaques, loin des lumineuses voies où s’écoule la vie fashionable. La rue aux Fèves est aux antipodes du boulevard de Gand et les bouges du faubourg Saint-Marcel ne sauraient vicier l’air pur du royal parterre des Tuileries. À Londres, tout se mêle en un désordre cynique et hideux. Partout le luxe effréné insulte brutalement à la détresse ; partout la pauvreté criminelle et armée guette le luxe au passage. — Entre deux streets somptueux, dont les trottoirs, étincelant la nuit aux blanches lueurs du gaz, sont gardés par une profusion de policemen, il y a le lane noir, désert, redouté. — Sous le réverbère, l’homme de police ; à l’ombre, le bandit ; sur le trottoir, la foule égoïste, insoucieuse, repue ; sur le pavé, l’enfant ou le vieillard qui grelotte et qui a faim.

Et partout, encore une fois, partout ce monstrueux voisinage ! dans le West-End comme dans la Cité ; dans Pimlico aussi bien que sur les bords de ces docks fameux où s’amoncellent les richesses des cinq parties dû monde.

On ferait une comparaison, prétentieuse peut-être, mais à coup sûr juste et sincèrement pittoresque dans son effrayante énergie, en disant que Londres ressemble à une courtisane lépreuse dont l’orgie aurait troué de toutes parts la robe brodée d’or, et qui, par chaque trou, montrerait au passant les horreurs de ses innombrables ulcères.

Or, le trou le plus large de cette tunique faux-brillantée, celui qui laisse voir la plaie la plus nue, la plus profonde, la plus honteusement gangrenée s’ouvre sur le sein même de la grande courtisane : Saint-Gilles, la Petite Irlande, — comme si ce nom d’Irlande dût s’allier fatalement à tout excès de misère ! — est auprès de Soho-Square et de la place de Bedford, entre le riche Holborn et le noble Oxford-Street !

Saint-Gilles n’a pas son pareil dans l’univers entier. C’est, qu’on nous passe l’expression, une sorte de phalanstère complet de la misère et du vice, ces deux éléments du crime. Là, toutes les souffrances et toutes les hontes atteignent le degré suprême ; là, l’homme revenu à l’état sauvage, ignorant Dieu, et n’ayant aucune notion du bien et du mal, s’engourdit dans sa fange ou se rue furieusement sur la civilisation qui l’entoure. Là il n’y a entre les deux sexes d’autre distinction que la force. La femme ne s’y prostitue même pas : elle est à qui l’assomme.

Cela est ainsi maintenant. — Or, des écrivains éloquents et généreux qui, tout récemment, ont dévoilé les invraisemblables horreurs des cellars de Saint-Gilles, prétendent qu’un commencement de progrès s’y fait sentir. Ils disent que Saint-Gilles de 1844 ne ressemble déjà plus à Saint-Gilles de 1820, par exemple.

Miséricorde ! miséricorde !

Qu’était-ce donc en 1820 ? Ces écrivains généreux, — on sait que l’Angleterre fourmille d’écrivains généreux, de charitables utopistes, d’orateurs très éloquents et très prolixes, voués, en paroles, au culte exclusif de la Pitié. L’Angleterre est la patrie classique de la philanthropie. Bien que le mot soit grec, l’idée est anglaise, et si la faim pouvait se conjurer avec de longues phrases, la faconde de messieurs tel et tel nourrirait aisément les Trois-Royaumes. — Ces écrivains généreux, disions-nous, sauraient-ils nous apprendre ce qu’il peut y avoir de plus nu que la nudité, de plus mortel que l’inanition, de plus vicieux que le vice, de plus repoussant que la boue ? Les malheureux, entassés dans des caves humides, se nourrissaient-ils donc plus mal encore que maintenant, ou plutôt, mourir de faim était-il plus affreux alors qu’aujourd’hui ? — Oh ! vous savez nous dire, messieurs, combien, dans ces boyaux infects décorés du nom de rue, sur les deux rives de ces ruisseaux noirs, épais, pestilentiels, combien de jeunes filles succombent à de hideuses maladies, combien d’enfants s’éteignent en leur berceau, empoisonnés par l’air du bouge paternel, combien d’hommes, dans la force de l’âge, tombent, exténués, sur la borne de la rue et rendent l’âme en tournant un regard jaloux vers vos somptueuses demeures, dont la fenêtre ne s’ouvre point, messieurs, pour jeter à l’agonisant le salut, sous la forme d’un morceau de pain. Ce sont là des choses curieuses et qui trouvent éditeurs. La philanthropie entendue ainsi, maintenant que l’horrible est à la mode, devient une triomphante spéculation. Vous êtes des hommes habiles ; des commerçants distingués, — des philosophes ! Vous parlez beaucoup, vous ne faites rien ; vos lèvres seules sont charitables, et, en définitive, vos emphatiques sanglots se résolvent en joyeuses livres sterling.

Pourquoi pas ? En un pays où la religion elle-même est un commerce, où le protestantisme a établi un bureau de péage jusque sous les nobles voûtes du royal Westminster, n’est-il pas logique et convenable de trafiquer aussi de la pitié ?

Le mal est trop grand, dit-on, et trop profondément enraciné pour qu’on puisse espérer d’y porter remède. — Ceci veut dire que les gens de Saint-Gilles sont trop pauvres même pour acheter ces petites bibles mal imprimées, commentées, falsifiées, que nos sociétés évangéliques vendent pieusement aux sauvages et glissent entre un baril de rack et une partie d’opium, ce qui fait trois poisons en bonne arithmétique. Ceci veut dire que l’opération ne présente nulle chance de gain, et que ces tristes familles, nourries de pelures de pommes de terre, ne pourraient point payer les leçons d’un professeur de morale.

Or, mieux vaut garder Saint-Gilles et ses hontes que d’aventurer des capitaux.

L’argument nous semble victorieux. — Mais alors tirez un voile sur ces ignominies. Ne permettez pas à vos orateurs de poétiser le tableau de ces repoussantes misères ; n’étalez pas dans vos reports officiels une science du mal existant, si profonde, si minutieuse, si précise qu’elle accuse votre inaction et met à votre front, — au front de tout un grand peuple, — un stigmate d’infamie.

Certes, pour qui connaît l’Angleterre, le cours actuel des choses est inévitable et normal. Nous ne sommes point du bois dont on fait les Vincent-de-Paule et celui qui écrit ces lignes n’a pas même l’espoir d’éveiller la stérile commisération de quelques ladies ; car Saint-Gilles n’est point un mystère, et vingt autres avant nous ont soulevé les haillons qui recouvrent ses plaies saignantes.

Nous décrivons ici pour décrire. À Londres, hélas ! l’homme de cœur désespère, et Vincent-de-Paule lui-même, dont nous prononcions tout à l’heure le nom béni, perdrait courage devant les serrures perfectionnées de tous ces avares coffres-forts ! Ce qui précède n’est point et ne peut être un appel : nous savons trop jusqu’où va la surdité britannique ; ce sont quelques paroles émues, arrachées par le récent aspect d’une détresse incomparable.

Contrairement à l’opinion citée, nous pensons d’ailleurs, et les documents officiels sont avec nous, que la misère de Saint-Gilles a grandi dans ces dernières années ; Saint-Gilles lui-même s’est étendu comme s’étend une tache d’huile et a jeté les rameaux de son tronc putréfié le long des lanes obscurs qui descendent vers Covent-Garden. Saint-Gilles empoisonne la moitié de Londres.

On a beau percer au travers de ses fanges de larges rues et arrondir, parmi ses pauvres demeures, l’ovale doré de la grille d’un square ; à côté du square, le long de la rue, Saint-Gilles existe. La brique, le plâtre, les maçons n’y feront rien.

Si Robert Peel, notre très habile ministre, était, ce qu’à Dieu ne plaise ! réduit à l’agonie, que penserait-il d’un médecin qui prendrait pour le soigner un fer à papillotes, qui mettrait du fard sur ses joues pâlies et tâcherait de combattre le mal en disposant autour de son col amaigri l’irréprochable nœud d’une cravate empesée ?

Robert Peel enverrait ce docteur bizarre à tous les diables, malgré sa longue habitude du sang-froid parlementaire. Du moins, nous pensons qu’il le ferait.

Et pourtant voyez l’inconséquence ! Robert Peel imite ici le fantasque docteur. Il fait la toilette d’un quartier agonisant. Des hommes souffrent et meurent, Robert Peel leur perce une rue ; ils se tordent dans des convulsions suprêmes, Robert Peel fait voter des fonds pour leur construire un square.

Si l’honorable baronnet n’était pas un homme très sérieux, ceci pourrait passer vraiment pour une atroce plaisanterie ; car, quoi qu’on en puisse dire, les maçons et les pavés ne combattent que les ruines et la boue. Or, la boue est la moindre chose et les ruines seraient un paradis si l’on y mettait seulement un peu de pain. La misère, voilà la véritable plaie, la misère qui engendre le vice ! Pour l’éteindre, il ne suffit pas de dépenser des millions à balayer les souillures matérielles qu’elle amasse autour d’elle ; il faudrait ou une prodigue bienfaisance tout à fait en dehors de nos mœurs mercantiles et dont les avantages, du reste, se balanceraient par de nombreux dangers ou un travail public libéralement organisé.

Mais avant tout cela et surtout, il faudrait quelque lumière jetée dans ces épaisses ténèbres. Il faudrait rendre à ce peuple abruti l’usage de son intelligence et de son âme. Il faudrait, en soutenant le corps, moraliser le cœur…

À Londres, où nous avons tant d’associations burlesques, tant de clubs inutiles, ne se fondera-t-il jamais une société dont le but soit sérieux et réellement chrétien ? La négrophilie est une belle chose, la tempérance est, pour un Anglais, une vertu presque sublime, mais la charité, la charité vraie, qui ne s’émeut pas seulement aux problématiques souffrances des Hottentots et des Malgaches, la charité n’aura-t-elle point, elle aussi, un apôtre ? Et devons-nous penser que les Pierre-l’Ermite anglais se borneront éternellement à rassembler mille ou douze cents paysans autour d’un baquet d’eau claire pour leur faire prêter des serments d’ivrogne ?

En un mot, soulèverons-nous toujours des montagnes pour arriver à des résultats moitié beaux, moitié puérils, et ne naîtra-t-il point de ce côté du détroit quelque eccentric man héroïque, quelque père Mathews de la bienfaisance ?

À vrai dire, nous l’espérons à peine. L’eccentricity a des bornes, et l’homme qui voudrait forcer la cassette de nos lords ou de nos banquiers, dépasserait par cela seul ces limites convenues pour entrer de plain-pied dans l’extravagance.

En 181., comme aujourd’hui, Saint-Gilles était, par excellence, le quartier des malheureux. Point n’est besoin d’ajouter qu’à ce titre seul il eût mérité le surnom de Petite Irlande ; mais ce surnom, qui n’a rien de métaphorique, lui vient en réalité du grand nombre d’Irlandais qui peuplent ses méphitiques celliers (cellars)[2]. Les étages supérieurs des maisons servent d’asile à des gens nécessiteux, mais en état de se procurer, à la rigueur, ce qui est indispensable à la vie. Nous parlons ici, bien entendu, en général, car il est telle masure, pleine, de la cave aux combles, d’êtres humains demi-nus, qui ont oublié jusqu’au goût du pain.

M. O’Breane occupait une petite maison d’apparence un peu moins délabrée que les autres, et son faible pécule suffisait à lui assurer pour long-temps une sorte d’opulence relative.

C’était un homme de complexion faible et de caractère ardent. Il avait fondé sur son séjour à Londres tous ses espoirs de salut. Au bout d’un mois, il savait à quoi s’en tenir, et dès lors un découragement profond le saisit. Une seule chose pouvait encore l’émouvoir, c’était la pensée de l’Irlande et l’espérance de repasser un jour le canal Saint-Georges.

Et il en arrive toujours ainsi. Aussitôt que l’Irlandais est à Londres, il regrette passionnément sa verte Erin ; il rêve d’elle sans cesse ; autant il désirait voir Londres, autant il est empressé de le fuir dès qu’il a respiré sa pesante atmosphère.

Mais il était trop tard. Chrétien O’Breane avait déjà trop entamé la petite somme apportée : il ne lui restait plus de quoi faire le voyage.

Mistress O’Breane, douce et laborieuse femme, dont la vie s’était passée au milieu des modestes travaux de son rustique ménage, ne voyait que par les yeux de son mari, n’aimait que lui au monde avec ses enfants, et n’avait d’autre volonté que la sienne. Sa fille Elisabeth, gaie, vive, rieuse, légère de tête et peut-être de cœur, était la joie de M. O’Breane, dont le front chagrin se déridait seulement aux sourires de la jolie Betsy. — Betsy avait seize ans.

Le dernier membre de la famille, dont nous n’avons point parlé encore, était un garçon de dix-huit ans, idolâtré par mistress O’Breane, mais que le chef de la maison n’avait point en très grande estime. On ne peut dire pourtant que Chrétien n’aimât point son fils, car, autant qu’il était en lui, il s’était assidûment occupé de son éducation, mais l’enfant avait une tournure d’esprit étrange, et dont les témérités soudaines effrayaient l’honnête Irlandais, qui regrettait amèrement parfois qu’un si beau garçon n’eût point l’esprit fait comme tout le monde.

Car, en Irlande comme ailleurs, les parents désirent fort ardemment que leurs enfants aient l’esprit fait comme tout le monde.

Le fils de Chrétien O’Breane se nommait Fergus. Dans Londres entier on n’eût point rencontré une tête plus artistiquement belle sur un corps plus harmonieux. Il avait, à cet âge de dix-huit ans, où la virilité n’arrête point encore le contour des lignes, cette beauté juvénile et sensuelle que le mot latin formosus décrit d’une manière complète et inimitable. Il avait mieux que cela. Un avenir de vigueur extraordinaire perçait sous là grâce arrondie de ses membres. Les boucles molles et jetées au hasard de ses abondants cheveux cachaient à demi un front royal, tout plein de volonté, de force, de pensée. L’ensemble de ses traits enfin, sculptés si délicatement que les plus charmantes ladies eussent pu en être jalouses, avait, derrière une apparence d’insoucieux courage et de rêveuse poésie, une arrière-expression d’intelligence profonde, mêlée à une fierté sans limites.

Chrétien O’Breane, le digne homme, n’avait sans doute point aperçu tout cela. L’eût-il aperçu, il s’en serait sincèrement désolé, car trop d’intelligence et de fierté est une dangereuse condition dans la vie d’un Irlandais.

Jusque alors Fergus avait aidé son père dans les travaux les moins rudes de sa ferme, et, tout récemment, il avait été chargé de suivre les détails du procès intenté par l’homme d’affaires du lord. À Londres, parmi tous les métiers offerts à son choix, il prit celui de correcteur d’épreuves, et entra, en cette qualité, dans la vaste typographie de Balderius et Mung, Oxford-Street.

L’air de Londres, qui pesait si lourdement sur Mr et mistress O’Breane, semblait, au contraire avoir donné une vie nouvelle à leurs deux enfants. Betsy travaillait tant que durait le jour devant sa fenêtre, en chantant bien gaîment, et, le soir venu, elle allait porter son ouvrage à l’exploitation de modes de High-Holborn. Jamais on ne l’avait vue si contente. Quant à Fergus, il travaillait, lui aussi, courageusement, lisait à ses heures de repos et gagnait déjà quelque argent dès le second mois de son séjour en Angleterre.

Il était, à vrai dire, le seul soutien de la famille, car l’industrie de M. O’Breane devenait à Londres tout à fait inutile. Aussi le plus cher espoir du digne couple était-il, à l’aide de Fergus, d’amasser la somme nécessaire pour retourner en Irlande. — On emmènerait Betsy qui épouserait là-bas quelque honnête catholique ; on reprendrait une ferme, et Fergus, qui ne valait rien pour travailler la terre, et qui semblait, le pauvre garçon, pouvoir devenir bon à quelque chose lorsqu’il s’agissait de livres et autres bagatelles, resterait à Londres, où Dieu le protégerait…

Mais l’argent venait bien lentement. M. O’Breane fut pris à la longue du mal du pays, si mortel pour les irlandais, et mistress O’Breane, par une mystérieuse affinité, se sentit également dépérir. Il y avait plus de vingt ans que ses joies comme ses souffrances étaient celles de son mari.

Fergus, qui avait compris tout de suite, et avec une intelligence bien au dessus de son âge, les motifs et la portée de cette morne tristesse qui pesait sur la maison paternelle, redoubla d’énergie. Son père eut en ce temps une vague perception de sa valeur, et entrevit le trésor de force et de bonté qu’enfermait le cœur de son fils. Mais il ne fit que l’entrevoir, parce que, tout entier à ses doléances et courbé sous cette égoïste indifférence qui est au fond de la nostalgie, le vieux Chrétien ne donnait plus que peu d’attention aux choses qui n’étaient point lui-même ou la patrie.

Son caractère avait pris une teinte sombre et vindicative. En des jours plus heureux, lorsqu’il parlait de l’Angleterre, c’était bien avec l’amertume irlandaise et la haine naturelle à l’opprimé, mais cette amertume et cette haine étaient mitigées par ses préoccupations de chaque jour, et l’ardeur de son tempérament se dépensait au travail. Mais en ces heures de Londres, heures d’oisiveté forcée et de souffrances, sa rancune contre l’Angleterre s’échappait en plaintes éloquentes, dont l’énergie désespérée allait droit au cœur de Fergus.

Fergus écoutait silencieusement. Parfois, il pâlissait tout à coup, et dans son œil, si doux d’ordinaire, un éclair s’allumait qui faisait trembler mistress O’Breane.

Betsy, toute seule, restait gaie au milieu de cette tristesse. Chaque jour, elle avançait de quelques minutes l’heure de porter son travail. Depuis plusieurs semaines elle semblait avoir deviné la coquetterie. Ses beaux cheveux se bouclaient maintenant avec grâce autour de ses tempes, et sa robe, autrefois si chastement agrafée, montrait, par négligence peut-être, les blanches promesses d’une gorge de vierge.

Chaque soir, avant de partir, elle consultait plus d’une fois le petit miroir suspendu au mur de la chambre commune.

Une fois, Fergus revint après sa tâche achevée et ne trouva point sa sœur de retour. Fergus aimait Betsy passionnément.

Mistress O’Breane était inquiète. Chrétien souffrait plus que d’habitude.

On attendit. Betsy ne revenait point. — Betsy ne devait point revenir.

Ce fut, dans la pauvre maison, une nuit de désespoir et de larmes. Mistress O’Breane étouffait ses gémissements ; Chrétien, dont la fièvre exaltait la colère, se répandait en invectives folles et accusait l’Angleterre de la perte de son enfant.

Car le matin approchait. Betsy était perdue.

Fergus gardait le silence. Il se tenait à l’écart, pâle, les sourcils froncés, respirant à peine.

Lorsque le jour parut, il embrassa sa mère et serra la main de son père.

— Je vais chercher Betsy, dit-il.

Il resta dehors durant tout le jour. Le soir, il revint seul, épuisé de lassitude et ne pouvant plus se soutenir.

On ne lui fit point de question. Mistress O’Breane joignit ses mains, la pauvre mère, en tombant à genoux. Chrétien se leva sur son séant. Depuis la veille, sa fièvre avait fait d’effrayants progrès. Il y avait des symptômes de mort prochaine sur sa face hâve et déjà décharnée.

— Ils m’ont tout pris ! s’écria-t-il d’une voix creuse et qui tremblait de haine autant que de fièvre ; — tout ! mon pain et mon enfant !

— Notre enfant ! notre pauvre enfant ! murmura la mère désolée.

Fergus était allé s’asseoir à sa place de la veille, et, comme la veille, il gardait un sombre silence.

— Les Saxons ! les Saxons ! reprit Chrétien dont la voix s’embarrassait et qui gesticulait follement ; — spoliateurs, ravisseurs, assassins !

Sa tête retomba lourdement sur l’oreiller. — Une convulsion agita le lit. — Puis une voix qui semblait sortir de la tombe fit tressaillir douloureusement Fergus.

— Enfant, disait-elle, ton père se meurt ; ta sœur est déshonorée. Debout ! et guerre à l’Angleterre !

Fergus se leva d’instinct à cet ordre étrange, — Un profond silence se fit.

Puis des sanglots déchirants éclatèrent. Mistress O’Breane, à demi folle, essayait de réchauffer les mains de Chrétien qui était mort.

Fergus s’agenouilla et pria.

Mistress O’Breane cessa bientôt de pleurer. Un calme extraordinaire vint éclairer son visage. Elle souleva les couvertures du lit et se coucha auprès de Chrétien.

Il y avait vingt ans qu’elle vivait la vie de cet homme, son premier, son unique amour.

Au bout d’une heure, Fergus, qui était toujours à genoux et cachait entre ses mains sa tête brûlante, tressaillit de nouveau.

— Mon enfant bien-aimé, disait mistress O’Breane, d’une voix si affaiblie qu’elle arrivait à l’oreille de Fergus comme un insaisissable murmure, — ton père est mort, ta sœur est déshonorée. Moi, je vais prier pour ta sœur et rejoindre ton père… Adieu !

Fergus poussa un cri déchirant et s’affaissa, écrasé par cette triple douleur.

Puis le silence régna encore, un silence lugubre, mortel, que cette fois nul son ne vint rompre…

  1. En Angleterre, les titres ne meurent point. La pairie vacante est donnée avec le nom de l’ancien titulaire. Tout récemment, un attorney assez médiocre a été créé pair. Il porte le titre d’une des plus nobles familles d’Irlande.
  2. Dans les quartiers pauvres, les caves qui, ailleurs, servent de cuisine et d’office, sont habitées par une ou plusieurs familles.