Au Comptoir des imprimeurs unis (8p. 313-359).


XXXV


LE CAVALIER ANGELO BEMBO


Ce n’était pas seulement le trône qui ressemblait au siège du chef des faux moines de Sainte-Marie, il y avait, entre cette grave réunion d’aujourd’hui et l’assemblée des bandits attablés pour une orgie, d’autres points de comparaison.

Frank Perceval, introduit subitement dans ce salon brillamment éclairé, eût sans doute reconnu plus d’une physionomie, et, parmi ces voix, plus d’une l’aurait fait tressaillir.

Il y avait, comme nous l’avons dit, une vingtaine de personnages attablés. C’étaient, presque sans exception, des hommes d’apparence distinguée et possédant ce vernis que donne l’usage du monde aristocratique. Quelques uns avaient, il est vrai, pénétré dans ce monde à l’aide de faux titres et de noms supposés, mais la plupart y possédaient leurs entrées par droit de naissance.

Ils avaient descendu, marche à marche, l’échelle du vice, au bas de laquelle est le crime.

C’étaient, pour le plus grand nombre, des brigands de qualité. — Nous les passerons rapidement en revue, gardant seulement le silence sur leur chef, M. le marquis de Rio-Santo, dont l’histoire ne peut être faite en un chapitre.

À sa droite se tenait le docteur Moore, qu’on regardait généralement comme son confident et son ami. — Après le docteur Moore, que le lecteur connaît fort suffisamment, venait un gentleman de fière tournure et d’apparence militaire, qui parlait haut dans la discussion et prétendait parfois, mais en vain, tenir tête au marquis. C’était sir George Montalt, colonel du régiment de ***, aussi célèbre pour ses nobles façons et la fastueuse générosité de son hospitalité que pour ses dettes innombrables. Sir George avait mangé, fort galamment du reste, une fortune d’un demi-million de livres, et ne possédait plus que ses biens substitués, ce qui ne l’empêchait point de jeter l’or par les fenêtres avec une profusion tout à fait chevaleresque. À cette profusion il fallait un aliment ; — sir George s’était fait voleur après avoir été dupe.

Ceci est une bien vieille histoire.

Après lui venait le banquier Fauntlevy, qui devait occuper Londres entier peu de mois après et rassembler autour de son échafaud les plus belles fleurs de nos salons fashionables. Fauntlevy était l’ami intime de l’un des frères du roi ; il avait la confiance de tout le West-End et la méritait, car il ne fit pas perdre un farthing à sa noble clientèle. Le commerce seul eut à se plaindre de lui et l’on n’avait rien à craindre de cet étrange et brillant larron dès qu’on portait un nom inscrit au Peerage ou même au Baronetage du Royaume-Uni.

C’était un beau jeune homme à la blonde chevelure, au sourire féminin, à la taille élégamment serrée dans un frac noir d’une coupe incomparable. Il était aussi fastueux que sir George, et sa maison de Pimlico faisait honte au palais de Saint-James.

Le dossier de son procès contenait quatorze mille faux. — Le frère du roi sollicita sa grâce et vint le visiter dans sa prison. Mais quatorze mille faux ! Le ravissant banquier fut pendu.

Vous rencontreriez dans Londres, lecteur, plus d’une lady de trente et quelques années qui porte, en un petit médaillon, comme une relique sainte, une mèche de cheveux blonds, disposée de façon à figurer la date : 29 mai 183.. Ce sont des cheveux du beau Fauntlevy.

Au delà du banquier fashionable s’asseyait un personnage carré, puissamment barbouillé de tabac et respirant à pleine bouche l’odeur subtile et brûlante du rhum des Antilles. Ce personnage, à part la faiblesse qu’il avait de s’approprier le bien d’autrui, était un très saint homme. On parlait de lui depuis quelques mois pour être promu au bénéfice vacant de feu le doyen de Westminster, et, soit dit avec tout plein de respect pour le clergé protestant d’Angleterre, il n’y avait pas beaucoup moins de droits qu’un autre. — Ce révérend avait nom Peter Boddlesie. Il ne possédait alors qu’un mince bénéfice, de deux cents livres, et ses supérieurs, avec lesquels il frayait, touchaient par mois des milliers de guinées.

Il fallait bien que le révérend Boddlesie trouvât moyen d’allonger honnêtement sa prébende.

Le clergé est ainsi constitué chez nous. Aux uns des millions, aux autres la famine. — Il y a des gens qui ont grand appétit et attendent, pour devenir des saints, un bénéfice convenable.

Le révérend Peter Boddlesie était un des membres les plus utiles de la Famille : nous n’avons pas besoin de dire comment.

Notre noblesse est comme notre clergé. — Après le révérend, nous trouvons un Honorable, John Peaton, fils cadet du marquis de ***. Ici encore, tout aux uns, rien aux autres.

John Peaton était un grand jeune homme dont les traits maladifs et fatigués n’exprimaient rien, sinon cette stupide apathie que la débauche et l’ivresse mettent si souvent sur le visage de nos jeunes lords. Il faisait sa partie à l’occasion, lorsque la Famille avait besoin d’un nobleman pour jouer quelque bout de rôle dans une intrigue ; mais c’était un assez triste acteur. — En revanche, il étrillait un cheval mieux que pas un palefrenier, et pouvait avaler vingt-quatre douzaines d’huîtres de suite, pourvu qu’il les accompagnât de six flacons de porto.

Autant l’Honorable John était inutile, autant son voisin se trouvait être indispensable à la société. Ce voisin, homme de quarante ans, regardant les gens de côté, à la dérobée, et doué, depuis le menton jusqu’au sinciput, de la physionomie d’un observateur, n’était rien moins que S. Boyne, esq., surintendant du metropolitan-police. Grâce à lui et à l’un des sous-commissaires de la Cité, qui siégeait un peu plus bas, la Famille vivait en paix ou à peu près avec la police. Mais cette paix-là lui coûtait fort cher.

S. Boyne, esq., était peut-être le seul lord de la Nuit qui pût soutenir sans danger un avis contraire à celui de Rio-Santo. C’était une puissance dans le conseil, bien qu’il fût homme de peu en définitive. Néanmoins, son opposition ne dépassait jamais certaines bornes, parce que S. Boyne, esq., avait de bonnes raisons pour être persuadé que Rio-Santo, — M. Edward, — avait en haut lieu des habitudes telles que, d’un mot, il eût pu mettre S. Boyne, esq., sur le pavé.

Or, S. Boyne, esq., se rendait justice. Il savait que, le jour où il perdrait ses fonctions de police, toute son influence disparaîtrait.

Assis à côté du magistrat, se prélassait un lord…

Un lord ? — Mon Dieu, oui. Un véritable lord, portant couronne de vicomte au dessus de son écusson normand, un noble lord, pouvant faire remonter ses preuves au delà de la conquête, le petit-fils d’un compagnon de Guillaume, le chef d’une famille dont la devise dit : craignez honte, tout comme celle des ducs de Portland.

Que voulez-vous ! voilà ce qui arrive. On a un nom chevaleresque et une magnifique fortune, mais on a l’esprit faible, sinon vicieux a priori. On regarde autour de soi ; on ne voit, aussi loin que peut se porter la vue, que lords plongés jusqu’au cou dans une orgie sans fin, stupide, insensée, abrutissante. — On est lord : on a le droit de faire comme les lords. — On se jette à corps perdu dans leur vie, vie de duels, de dettes, de rapts, coupée par quelques séances de représentations gravement hypocrites.

L’or coule à flots, puis l’or s’épuise et manque.

Que faire ?

Caton mourrait. D’autres s’arrêteraient et demanderaient au travail l’expiation d’une vie de folie. — Eh bien ! quelques uns meurent non pas comme Caton, mais comme Clarence, noyé dans une tonne de Malvoisie. Quelques uns se suicident, non par pudeur, mais par fatigue et lâcheté. — Les autres cherchent dans la politique une veine à exploiter, un marché à faire. Ils se vendent, bien ou mal, suivant qu’il leur reste un lambeau plus ou moins écorné de ce fier manteau de considération et d’honneur où s’enveloppaient leurs pères.

Et, quand ils ne peuvent pas se vendre, ce qui se rencontre, car on n’a pas toujours besoin à la Chambre haute d’un soudoyé de plus, ils cherchent…

On en a vu, et combien, hélas ! vivre du jeu qui les avait ruinés, du sport qui les avait réduits à la mendicité.

Nobles bohémiens, ils s’en vont par le monde pêchant avec le propre hameçon qui les a pris jadis.

Lord Rupert Bel…, vicomte Clé…, n’avait pas pu se vendre.

À sa gauche, un gentleman rose et propre, portant sur un nez mince et blanc de belles lunettes d’or, touchait à peine son fauteuil et se dressait dans toute la rigide tenue de l’étiquette britannique. Ce gentleman était le personnage important de la séance, parce que sa qualité de sous-caissier central de la Banque le mettait à même de fournir tous les renseignements nécessaires pour le grand acte de spoliation que méditait la Famille. Il s’appelait William Marlew et ne donnait ses bonnes, grâces qu’à ceux qui l’appelaient sir William.

Après lui venaient plusieurs employés du gouvernement et un juge.

De l’autre côté de la table se trouvait la partie véritablement militante du conseil de la Famille. Ceux que nous venons de nommer, à l’exception du docteur Moore, payaient plutôt de leur position que de leurs actes, les autres étaient de véritables bandits, agissant, combinant, et servant de tête aux cent mille bras de l’association.

Là nous retrouvons le pauvre aveugle, sir Edmund Makensie, M. Smith, dépouillé de son garde-vue vert et de son air cafard, qui n’eût point cadré avec son titre belliqueux de major Borougham ; sir Paulus Waterfield, le docteur Müller, dans la personne duquel nos lecteurs eussent reconnu le bijoutier Falskstone, et deux ou trois autres, audacieux et intelligents coquins qui, comme M. Jédediah Smith et le docteur Müller, venaient en droite ligne de Botany-Bay.

Chacun, dans cette étrange assemblée, discutait gravement et avec une convenance qui eût fait grande honte à nos réunions parlementaires.

Lorsque Bembo fut introduit dans la salle, la parole était à William Marlew, sons-caissier central de la Banque. —

J’affirme, déclamait-t-il avec une affectation de gravité pédantesque, — et, si j’ose le dire, je prétends que le moment est fort judicieusement choisi pour opérer la soustraction dont est cas… Je crois être, par ma position, à même parler sur ce point avec une certaine autorité… je dirai même avec quelque consistance…

— Écoutez ! écoutez ! murmura lord Rupert qui bâilla, se croyant à la Chambre haute.

— Je remercie le noble lord de sa bienveillante interruption, poursuivit le bureaucrate, et je maintiens… Bien plus ! j’avance que les caves de notre administration n’ont jamais contenu autant de matières d’or, monnayées ou non…

Un murmure approbateur courut par l’assemblée, ce qui porta lord Rupert à répéter :

— Écoutez ! écoutez !

— Je remercie sincèrement Sa Seigneurie de son encouragement obligeant, et je dis… messieurs ce sont des chiffres !… la Banque n’a pas moins de vingt-cinq millions sterling en caves.

Comme si l’énoncé de cette somme monstrueuse (six cent vingt-cinq millions de francs) eût eu le pouvoir de percer les murailles pour arriver jusqu’à la tourbe impure qui croupissait non loin de là dans le Purgatoire, le tuyau acoustique se prit à vomir un sourd et frémissant murmure, auquel se joignit le murmure avide de l’assemblée.

— Vingt-cinq millions sterling ! répéta l’aveugle Tyrrel dont les yeux scintillèrent.

— C’est un beau denier, dit S. Boyne, esq., en se frottant les mains.

— Bien employée, ajouta le banquier Fauntlevy, cette somme pourrait doubler en six mois dans le commerce.

— Et quelle sera la part de chacun de nous ? demanda d’un air tout content le révérend Boddlesie, futur doyen de Westminster.

— C’est une question d’arithmétique, monsieur, répondit le caissier ; — une simple division…

— Sir William, interrompit Rio-Santo, — veuillez nous dire quelle est la somme, en billets au porteur, que peuvent contenir les coffres de la Banque.

— Ceci me semble sans intérêt, milord, attendu que les billets ne représenteront plus bientôt que des valeurs absentes… Néanmoins, pour satisfaire Votre Seigneurie, je répondrai… permettez…

Marlew compta sur ses doigts et reprit :

— Les coffres et portefeuilles peuvent contenir, en billets dont je ne donnerais pas six pence, le double des valeurs en caves.

— C’est bien, monsieur, dit Rio-Santo.

Bembo venait de s’approcher de lui pour lui faire son rapport.

— Milords, reprit presque aussitôt le marquis, votre juste impatience va être enfin satisfaite… dans la nuit d’après-demain, nous serons introduits à la Banque.

La gravité de l’assemblée ne put tenir à cette bienheureuse annonce, et un joyeux hurrah fit retentir les lambris de la salle. Dans ce concert de clameurs triomphantes, on put distinguer le fausset aigrelet de l’homme de police, S. Boyne, esq., et la basse chantante de l’homme d’église, le révérend Boddlesie, lequel lança son chapeau en l’air et le rattrapa fort adroitement.

Les gens du Purgatoire entendirent sans doute ces acclamations, car le tuyau acoustique jeta dans la salle, en guise de réponse, un cri amer et railleur.

— Il est quelques mesures à prendre, continua Rio-Santo, pour lesquelles, je pense, le conseil me donnera plein pouvoir…

— Assurément ! assurément ! répondit-on de toutes parts.

Il n’y eut que lord Rupert qui fit une variante à cette réplique en disant :

— Écoutez ! écoutez !

— Sir William aura la bonté de se rendre sur les lieux, poursuivit encore Rio-Santo, pour pointer le plan des caves et donner à nos hommes toutes les indications nécessaires… car il faut de la célérité autant que de la prudence… Sir William indiquera en outre les dépôts de bank-notes, bien qu’il semble dédaigner ce butin…

— Une fois la Banque ruinée… commença le caissier.

— C’est juste, monsieur, — mais vous ferez ce que je vous demande. — Quant aux mesures de précaution, cela regarde messieurs de la police ; nous pouvons nous reposer sur leur zèle. Je me réserve d’ailleurs de mettre sur pied le ban et l’arrière-ban de la Famille pour faire émeute au besoin sur différents points et occuper la force armée… Ne vous étonnez donc point, milords, si tous nos hommes sont convoqués à la fois.

Le docteur Moore, qui n’avait pas encore prononcé une seule parole, jeta sur le marquis un regard perçant et furtif ; ces derniers mots lui semblèrent couvrir un dessein secret. — L’aveugle et lui échangèrent un imperceptible signe d’intelligence.

Du moins, un observateur l’eût pensé ainsi ; mais, en définitive, nous craindrions d’abuser de la confiance du lecteur en lui affirmant trop positivement que la qualité de lord de la Nuit donne aux aveugles la faculté de converser par signes.

Quoi qu’il en soit, si Moore et Tyrrel soupçonnaient que M. le marquis de Rio-Santo gardait pour lui-même une bonne partie de sa pensée, ils ne se trompaient nullement. Le pillage de la Banque n’était qu’un accessoire de son grand projet, un détail de son plan. Ces billets au porteur, dont le rose et blond caissier faisait fi, acquéraient pour Rio-Santo une valeur sans prix, par cette circonstance que, entre ses mains, ils devenaient une arme et déterminaient tout d’un coup la banqueroute du premier établissement financier de l’Angleterre, la ruine de l’un des plus solides appuis du gouvernement.

Dans son projet, il ne s’agissait pas seulement d’enlever à la Banque son fonds de garantie, il fallait l’obliger à proclamer la perte de ce fonds, à suspendre ses paiements, à reconnaître enfin que toutes les bank-notes répandues à profusion sur tous les points des Trois-Royaumes n’étaient plus que de vains chiffons.

Quant à la réunion de tous les hommes de la Famille, c’était une autre affaire. Il s’agissait d’une émeute en effet, mais ce n’était pas tout à fait pour protéger l’enlèvement de l’or de la Banque. L’émeute devait porter plus haut et avoir un autre résultat.

Les lords de la Nuit se séparèrent, et eurent cette nuit-là, sans doute, de bien beaux rêves de fortune. Sir George Montalt et John Peaton se virent à la tête des plus belles meutes du royaume ; lord Rupert fit courir à Epsom, comme dans son bon temps, et joua le whist à cent guinées la fiche ; S. Boyne, esq, se fit meubler un somptueux hôtel dans le Strand et donna un cachemire d’un certain prix à mistress Boyne ; Fauntlevy mit sous ses pieds la maison Rottschild et prêta un million sans intérêt à S. A. R. le duc de…, frère du roi ; enfin, le révérend Boddlesie, évêque de Londres, s’assit au parlement et y ronfla ministériellement, comme c’est le droit et le devoir de tout pair ecclésiastique…

Moore regagna sa maison de Wimpole-Street. Durant toute cette journée, il ne s’était point occupé de Clary Mac-Farlane ; cette nuit encore, il l’oublia pour se creuser la cervelle et tâcher de voir clair dans les projets de Rio-Santo. Pendant ces vingt-quatre heures, la pauvre Clary, dont on avait changé le régime, n’eut à souffrir que de sa solitude, de ses craintes et de ses regrets. Rowley avait reçu l’ordre de lui donner de la nourriture, afin qu’elle pût supporter mieux le choc galvanique auquel le docteur voulait la soumettre. Ce fut un répit, — un sursis entre ses tortures et le dernier acte de son martyre.

Le marquis de Rio-Santo remonta dans son équipage avec le cavalier Angelo Bembo. Il était si puissamment préoccupé qu’il n’avait même pas songé à s’informer auprès du docteur Moore de l’état présent de Mary Trevor.

Pendant toute la route, il garda le silence, murmurant seulement de temps à autre quelques paroles décousues, où l’on n’eût pu saisir que des lambeaux de sa pensée.

Au moment où sa voiture s’arrêtait dans Belgrave-Square, il prit la main de Bembo et la serra fortement.

— Ange, dit-il, l’heure approche. J’aurai besoin de vous tout entier… S’il est au monde quelqu’un que vous aimiez, pensez à lui cette nuit et demain ; car après ce terme vous êtes à moi, Ange, n’est-ce pas ?

— Je suis à vous, don José, répondit Bembo, tout à vous !

Puis, quand Rio-Santo l’eut quitté pour se retirer dans son appartement, Bembo, resté seul, répéta lentement et avec mélancolie :

— S’il est au monde quelqu’un que vous aimiez… Pauvre fille !

Au lieu de monter à sa chambre, il se glissa doucement le long du corridor sur lequel s’ouvrait la chambre d’Angus Mac-Farlane, et vint s’accouder à l’appui de la fenêtre basse, située vis-à-vis du lord’s-corner.

Anna était toujours dans la chambre où nous l’avons vue, toujours aussi dans cette bergère qui lui servait de lit. — Mais elle était bien pâle et bien changée. Ses yeux rougis avaient dû beaucoup pleurer. Jusque dans le sommeil qui l’avait surprise, elle gardait une attitude douloureuse et comme épouvantée.

La lumière d’une bougie éclairait doucement son visage où passaient, visibles comme en un miroir, les enfantines appréhensions de ses rêves. — Bembo la contempla long-temps en silence.

— S’il est au monde quelqu’un que j’aime… murmura-t-il enfin. Oh ! oui… c’est un amour d’hier, qu’il faudra oublier demain… un amour sans passé comme sans avenir… Mais je l’aime… je l’aime comme je n’ai point aimé encore et comme je n’aimerai plus.

C’était une de ces rares nuits où l’hiver de Londres revêt le manteau de frimas des contrées polaires. Le givre scintillait aux branches étiolées des arbres qui masquaient les derrières d’Irish-House, et renvoyait, colorés bizarrement en d’innombrables nuances, les rayons assombris de la lune à son couchant. — La rue était déserte sous la fenêtre. On entendait seulement au loin dans Grosvenor-Place le roulement étouffé de quelque voiture attardée.

— Je n’ai que cette nuit, reprit Bembo, et cette nuit est déjà bien avancé… Pauvre douce enfant ! je n’aurai pas même le temps de jouir du bonheur qu’aura sa mère à la revoir…

Une demi-heure après, la petite porte par où le prince Dimitri Tolstoï avait été introduit dans Irish-House s’ouvrit sans bruit, et le cavalier Bembo traversa doucement la rue. — C’était à ce moment où Londres entier dort, où les voitures elles-mêmes cessent de tourmenter le pavé. Aucun son ne troublait le silence absolu de la nuit. — Bembo mesura de l’œil la distance qui le séparait de la fenêtre où brûlait la bougie d’Anna, et tâcha de lancer sur le balcon une échelle de soie, relique d’une aventureuse et insouciante jeunesse, qu’il avait apportée.

Il n’y put point réussir.

Heureusement il était agile et homme d’expédients. Son poignard fiché entre les briques lui servit de marchepied, et, moitié à l’aide de cet appui, moitié par le secours des saillies, il parvint à mettre sa main sur le balcon.

Les preux des anciens jours ne s’y prenaient pas autrement pour escalader les citadelles.

Une fois sur le balcon, il attacha solidement son échelle de soie aux barres de fer ; car, après être monté, il s’agissait de redescendre, et de redescendre deux.

Anna Mac-Farlane s’éveilla en sursaut. Le poing de Bembo, enveloppé d’un mouchoir, venait de briser l’un des carreaux de la croisée. L’instant d’après, l’espagnolette, luxe rare à Londres, jouait en grinçant, et Bembo sautait dans la chambre.

L’air frais du dehors fit irruption à l’intérieur en même temps que Bembo, et la flamme de la bougie, vivement soufflée, se pencha, n’éclairant plus que vaguement les objets. Anna, qui avait fait d’abord un mouvement pour s’enfuir, s’élança en poussant un cri de joie et vint tomber entre les bras de Bembo étonné.

— Stephen ! oh ! mon cher Stephen ! s’écria-t-elle, — Dieu vous envoie enfin à mon secours !

Un douloureux frisson courut par tous les membres de Bembo. Il se sentit presque défaillir à ce mot qui brisait d’un seul coup des espérances déjà bien chères.

— J’ai tant prié ! reprit Anna d’une voix qui allait jusqu’au fond du cœur de Bembo ; — j’ai tant prié, mon Stephen !… Dieu m’a exaucée… Je savais bien, allez, que mon salut me viendrait de vous.

La flamme de la bougie se redressa en un moment de calme. Anna découvrit son erreur, qui prenait sa source, non pas tant dans la ressemblance des deux jeunes gens que dans sa préoccupation, à elle, qui avait constamment Stephen pour objet. Elle se dégagea, effrayée, et se réfugia en courant à l’autre bout de la chambre. Là, elle se tapit, collée à l’angle du lambris.

Bembo ne la suivit point. Plus il la voyait belle et virginale et charmante dans son naïf effroi, plus son cœur se serrait.

— Stephen ! murmura-t-il en lui-même ; — où donc est ce Stephen qu’elle aime et qui l’abandonne aux mains des ravisseurs ?… Oh ! fou que je suis ! voilà que je hais cet homme maintenant… Ne devais-je pas m’attendre à cela ?… Elle est si belle !…

Il s’arrêta et acheva en un long soupir de regret :

— Mon Dieu ! que je l’aurais aimée !

Anna, cependant, la pauvre enfant, s’effrayait de plus en plus à voir cet étranger immobile, qui la contemplait sans trêve et avait sur son visage une expression qu’elle ne savait point définir. Elle trembla d’abord un peu, puis bien fort ; puis de grosses larmes vinrent à ses yeux ; puis encore des sanglots éclatèrent, tandis qu’elle tombait, terrifiée, sur ses deux genoux, en disant :

— Je vous en prie !… je vous en prie, ayez pitié de moi !

Bembo tressaillit à cet appel qui vint changer le caractère de son émotion. Il eut pitié en effet, il eut cette douce et tendre pitié qui est l’un des déguisements de l’amour, et qui peut mettre par surprise, des larmes dans les yeux d’un homme.

— Je la rendrai à son Stephen, pensa-t-il en sentant son cœur s’amollir jusqu’à la faiblesse ; — je lui dirai de la faire bien heureuse… L’aimera-t-il comme je l’aime ?

Ce n’était pas une réponse. Anna joignit ses petites mains avec désespoir et chancela.

Bembo se précipita vers elle.

— Ne craignez rien, dit-il si doucement qu’Anna se sentit presque ravivée ; ne craignez rien de moi, madame ; ma présence ne doit point vous causer de frayeur.

Il lui prit la main et la releva en ajoutant avec tristesse :

— Entre nous deux, ce n’est pas vous qui avez sujet de craindre ou d’implorer.

Anna ne comprit point, mais elle se rassurait peu à peu à l’aspect de cette physionomie noble et franche, qu’elle n’avait vue jusqu’alors en quelque sorte qu’au travers du trouble de sa première épouvante.

— Comment êtes-vous ici, monsieur ? demanda-t-elle pourtant avec un reste de défiance.

Bembo l’avait presque oublié. Cette question le rendit tout-à-coup au sentiment de la réalité. Il mesura les obstacles qui lui restaient à vaincre ; il se souvint du lieu où il était. Les valets du lord, éveillés par hasard, n’auraient point de peine à s’opposer à sa sortie. Le moindre bruit, la moindre résistance de la pauvre recluse, pouvait refermer sur elle les portes du lord’s-corner.

Oh ! que Bembo eût trouvé bientôt un expédient sans ce malheureux nom de Stephen, jeté comme un voile pesant et froid sur ses ardents espoirs de tout à l’heure ! — Mais la tristesse conseille mal. L’imagination replie ses ailes à son contact glacé. — Bembo garda durant une minute un silence plein d’embarras.

Cependant il fallait agir. Le front d’Anna se rembrunissait de nouveau et son regard disait éloquemment le retour de son inquiétude.

— Madame, dit enfin Bembo, je suis ici pour vous sauver.

Et, surmontant avec effort une instinctive répugnance, il ajouta, en tâchant de sourire :

— Ne devinez-vous pas ?… je viens de sa part.

— De sa part ! s’écria miss Mac-Farlane dont le visage exprima tout-à-coup une confiance sans bornes.

— De la part de Stephen, dit tout bas le cavalier Bembo.

Anna sauta joie. Elle riait et pleurait en même temps. Bembo détourna la tête ; elle ne s’en aperçut point.

— Vous venez me chercher, disait-elle ; — je vais le revoir… revoir Clary… tout ce que j’aime… Merci ! Oh ! vous aussi, je vous aimerai !

Bembo souffrait cruellement ; mais il eut la force d’employer jusqu’au bout son généreux stratagème.

— Venez ! murmura-t-il ; — Stephen vous attend.

Il souleva dans ses bras la jeune fille, qui n’opposa point de résistance, et commença à descendre l’échelle de soie avec précaution.

Bembo tournait le dos à Irish-House qu’Anna regardait au contraire.

La descente se faisait bien lentement, car l’échelle oscillait à chaque mouvement. À moitié chemin de la fenêtre au sol, Bembo crut entendre derrière lui, dans la maison de M. le marquis de Rio-Santo, le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait.

Il continua de descendre.

Quelques marches plus bas, il sentit Anna frémir entre ses bras.

— Voyez… voyez ! dit-elle avec effroi ; — un fantôme qui glisse parmi les branches de ces arbres…

Bembo essaya, mais en vain, de se retourner. — Anna regardait toujours le fantôme, qui descendait, lui aussi, le long de l’un des troncs d’arbres plantés derrière Irish-House. Arrivé au niveau du mur de la cour, il s’y cramponna et demeura un instant comme indécis.

C’était un homme demi-nu, dont on apercevait les membres étiques et la poitrine velue, aux obliques rayons de la lune.

Anna se mourait de peur.

Enfin Bembo mit le pied sur le dernier degré de l’échelle. — À ce même instant on entendit la chute d’un corps sur le pavé. C’était le fantôme qui venait de sauter dans la rue.

En sorte que nos deux fugitifs et cet homme touchèrent en même temps le sol et se trouvèrent en présence.

Bembo hésita. — L’homme s’appuya, épuisé, au mur qu’il venait de franchir, et une voix chevrotante s’éleva dans le silence de la nuit. Cette voix chantait :


Le laird de Killarwan
Avait deux filles ;

Jamais n’en vit amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan.


— Mon père ! s’écria Anna en se dégageant des bras de Bembo pour s’élancer vers le chanteur, — c’est la voix de mon père !

Angus, — c’était bien lui, — fit un pas vers sa fille, dont il avait reconnu la voix ; mais, presque aussitôt, saisi d’une mystérieuse horreur, il se recula, chancelant.

— Toujours les ombres de celles qui sont mortes ! murmura-t-il avec détresse.

— Mon père ! mon bon père ! dit encore Anna.

— Laissez ! laissez-moi ! s’écria Angus ; — je les ai vues…

Et comme Anna voulait mettre ses bras autour de son cou, il la jeta violemment sur le pavé et s’enfuit en criant :

— Toutes deux !… toutes deux !

Bembo le perdit de vue au détour de Belgrave-Lane. Il reprit dans ses bras Anna évanouie et l’emporta.

Le lendemain, M. le marquis de Rio-Santo trouva vide le lit du laird. Il ne put confier à personne ses inquiétudes, car, de toute cette journée, le cavalier Angelo Bembo ne se montra point à Irish-House.