Au Comptoir des imprimeurs unis (7p. 159-183).


XVIII


ORGIE.


L’endroit où je me trouvais ainsi introduit à l’improviste, continua Frank Perceval, était une vaste salle voûtée, dont l’éclairage splendide me frappa surtout à cause de l’obscurité profonde où je tâtonnais naguère.

La salle avait la forme d’une nef, et je pense qu’elle avait dû servir de chapelle catholique, soit au temps des premières persécutions subies par les chrétiens dans nos îles, soit à l’époque des persécutions plus modernes qu’amena la réforme après soi. Ses murs, formés d’énormes pierres humides, renvoyaient en ternes reflets l’éblouissante lumière des lustres.

Au bout de la nef, à la place où se trouve d’ordinaire le maître-autel d’une église, une estrade s’élevait sur laquelle des musiciens, vêtus de costumes éclatants et d’une magnificence théâtrale, composaient un orchestre complet.

Au centre était une vaste table, couverte de flacons et de mets recherchés, autour de laquelle s’asseyaient quarante ou cinquante moines, couverts de la robe austère des disciples de Saint-François. Tous avaient de longues barbes qui cachaient les trois quarts de leurs visages.

À côté de chacun de ces faux moines, il y avait une femme, belle et magnifiquement parée, les seins nus, la chevelure au vent et parsemée de diamants ou de fleurs.

Ces hommes et ces femmes buvaient en riant follement. L’antique chapelle s’emplissait des bruits insensés de l’orgie. — C’étaient des rires sans fin, de bruyants baisers, des chants, des blasphèmes.

Il y avait quelque chose de sinistre et d’impie dans la profanation d’un habit sacré, qui n’est plus pour nous, protestants, qu’un vieux souvenir, il est vrai, mais qu’il faut au moins respecter ou couvrir du voile de l’oubli, comme tout ce qui est mort…

C’était une insulte odieuse à ces voûtes catholiques, un outrage sans excuse et sans nom.

Ces femmes demi-nues dont la blanche peau ressortait sur la sombre bure des robes religieuses, ces brûlants sourires sous ces froides voûtes, ces chants joyeux dans ce tombeau, tout cela me frappa d’un saisissement étrange. Je crus au diable, au sabbat, à l’enfer…

Cette joie n’était point la joie des hommes. — C’était une allégresse sauvage et sacrilège, soufflant par impétueuses bouffées, puis s’éteignant tout-à-coup en un mortel silence. — Puis encore les femmes souriaient, les instruments chantaient et les verres emplis se choquaient.

Je ne vis pas cela tout de suite. Mon premier regard n’aperçut que lumière, lumière éblouissante et prodiguée à l’infini. Pendant que j’avais les yeux fermés pour me soustraire à l’éclat blessant de tous ces feux qui miroitaient, étincelants devant moi, j’entendis une clameur tonnante et je me sentis saisir par deux bras puissants dont l’étreinte me réduisit tout d’un coup à l’impuissance la plus complète.

L’instant d’après on me jetait, garrotté solidement, sur une pile de coussins entassés contre le mur de la chapelle.

C’est alors seulement, Stephen, que je pus voir les détails de cette incroyable fête.

S’il faut le dire, dans le premier moment ma surprise et ma curiosité furent excitées à un tel point, que je perdis le sentiment de mon malheur. Ma conscience se faussa : j’oubliai ma situation désespérée et, durant une minute, je crus assister à la plus bizarre de toutes les représentations théâtrales.

On ne s’occupait de moi en aucune façon. La clameur qu’avait soulevée mon apparition soudaine s’était éteinte en un éclat de rire ; le moine qui venait de me terrasser avait repris sa place. — Je ne l’aurais pas su distinguer au milieu de ses compagnons.

Et l’orgie continuait.

Mon œil cependant glissait curieusement de l’un à l’autre de ces bandits déguisés en religieux. Il y avait parmi eux, Stephen, je vous le jure, des physionomies énergiques et distinguées au plus haut degré. Il y avait des yeux expressifs, des fronts blancs et penseurs, de fins sourires. — Et, par un singulier jeu du hasard, plusieurs de ces figures ne me semblèrent point inconnues. Je crus avoir rencontré déjà plusieurs d’entre elles sur mon chemin.

Où ? — Stephen, il faut mettre cela peut-être sur le compte de mon trouble, mais je ne pouvais placer ces visages que dans les salons de la haute aristocratie, et ma mémoire s’obstinait à isoler leurs traits de cette barbe envahissante, leurs tailles de ces frocs empruntés, pour se les représenter revêtus du costume fashionable de nos soirées de Londres…

C’étaient là de bien frivoles pensées dans un moment si terrible, n’est-ce pas ? Je le confesse, ami, et je m’étonne de les avoir eues ; mais elles s’imposaient à moi malgré moi…

Depuis, j’ai rarement mis le pied dans les salons de notre fashion. Pendant la première année qui suivit cette nuit fatale, je me tins à l’écart ; mon cœur était en deuil. Pendant toute la seconde, j’ai voyagé loin de l’Angleterre.

Mais une fois, — la seule fois, je pense, où je me sois trouvé dans un raout depuis lors, — il y a de cela un peu plus d’un an, je me trouvai face à face, dans les salons du duc de Buccleugh, avec un homme dont le regard me fit tressaillir. J’aurais juré que cet homme était un des faux moines du souterrain de Sainte-Marie-de-Crewe…

— Eh bien ? dit Stephen.

— Eh bien ! reprit Frank, — cet homme était l’un des officiers les plus distingués de de notre armée, le colonel sir George Montalt.

Et dimanche encore, après un an d’absence, au bal de lord James Trevor, n’ai-je pas cru reconnaître dans ce marquis de Rio-Santo…

Mais vous ne me comprendriez pas maintenant, Stephen, et je continue mon récit.

Presque toutes les femmes qui s’asseyaient à ce banquet nocturne étaient admirablement belles. C’étaient en outre de ces créatures dressées aux labeurs du mal, qui savent l’orgie, et que l’ivresse n’abat point. Leur nombre dépassait quelque peu celui des hommes. Elles tâchaient à l’envi l’une de l’autre à se faire plus charmantes ; leurs poses s’abandonnaient, lascives et molles ; leurs sourires chatoyaient ; leurs bouches demi-closes quêtaient l’amour, et mille voluptueuses promesses couvaient sous le feu voilé de leurs yeux alanguis.

Parfois, le fracas général se taisait ; l’orchestre disait doucement quelque chanson suave, et l’on n’entendait plus qu’un murmure. La débauche changeait d’aspect. Cinquante tête-à-tête chuchotaient autour de l’immense table : çà et là un bras blanc se pendait au fauve collet d’une pèlerine de bure, et une bouche rose se cachait, avide, sous la noire toison d’une barbe de moine.

Et tout cela, Stephen, je vous le dis encore, sous des flots de lumière, entre les murs humides d’une vieille chapelle, dont les parois crevassées gardaient quelques lambeaux de fresques saintes, — sur un sol tout pavé de tombeaux !

Mon œil avait fait à peu près la moitié du tour de la table, lorsqu’il s’arrêta sur un personnage dont le grand air et l’évidente supériorité captivèrent aussitôt exclusivement mon attention. Cet homme semblait être le roi de ce peuple ténébreux, l’abbé de ce sacrilège monastère. Son siège, placé au centre de la table, était plus large et plus élevé que celui des autres convives. Il avait la forme d’un trône.

Jamais je ne vis rien d’aussi beau que cet homme, Stephen. Il portait une sorte de simarre de soie d’une couleur éclatante, dont les plis amples se drapaient avec majesté. Son visage, comme celui de ses compagnons, était en partie caché par une longue barbe : la sienne était noire, et descendait en flots abondants jusque sur sa poitrine. Ce qu’on voyait de ces traits allait bien avec cette austère parure. Ses yeux, doux, penseurs, impérieux, terribles tour-à-tour, avaient réellement une puissance surhumaine. Son front était calme et jeune, parmi ces fronts bronzés ou rougis, et quand il souriait, tout semblait s’éclairer autour de lui.

Malgré le sans-gêne de l’orgie, les convives témoignaient à cet homme un respect extraordinaire. Chacun s’inclinait en lui parlant et l’assemblée entière se levait pour lui porter sa santé. Vers lui se dirigeaient les plus doux sourires de toutes ces belles femmes, et dans ces sourires, convergeant vers un but unique, il y avait quelque chose de craintivement adorateur. — Ainsi doivent faire, Stephen, les almées du harem, se disputant un regard du sultan.

On appelait cet homme Son Honneur.

Il répondait aux hommages de tous avec ce laisser-aller royal, apanage naturel du pouvoir absolu. Son sourire était courtois mais fier, et sa condescendance se mélangeait de hauteur.

Auprès de cet homme, sur le même siège et enlacée dans ses bras, il y avait une femme dont la toilette contrastait étrangement avec les toilettes environnantes. Dans ses longs cheveux blonds épars, il n’y avait ni perles ni diamants, ni fleurs. À ses blanches épaules ne se rattachait point le corsage plissé d’une robe de satin ou de velours. Elle était vêtue d’un peignoir de toile, garni d’une ruche de mousseline.

Il semblait qu’elle eût quitté sa couche à la hâte pour venir s’asseoir à la fête et présider l’orgie.

Je ne voyais point son visage. Elle me tournait le dos et appuyait paresseusement sa tête sur l’épaule de Son Honneur, qui élevait, de temps en temps un verre de cristal taillé jusqu’à sa lèvre. — Et cette femme buvait.

À la vue de cette blonde enfant, Stephen, une douleur aiguë m’avait pris au cœur. Mon sang s’était figé dans mes veines, sous l’étreinte d’une indicible épouvante. — Car dans cette bacchante demi-nue qui trempait sa lèvre au verre d’un bandit et s’abandonnait à ses publiques caresses, j’avais cru reconnaître ma sœur…

— Oh ! fit Stephen avec reproche.

— N’est-ce pas que c’était une folle pensée ? s’écria Frank dont l’œil grand ouvert brilla d’un fiévreux éclat tout-à-coup ; n’est-ce pas que c’était une insulte amère à l’angélique pureté de ma pauvre Harriet ?… un inexcusable outrage au noble sang de Perceval ?… une folie, une faiblesse, une lâcheté ?…

— C’était au moins une idée que votre trouble seul pouvait enfanter, Perceval, dit Stephen.

— Oh ! oui… mon trouble était grand… mon angoisse aussi… et l’idée était folle… folle et lâche !…

Je le rejetai de toute ma force, je fermai les yeux pour les rouvrir, pour regarder encore et regarder mieux.

C’étaient bien ses beaux cheveux blonds, mon Dieu ! et la gracieuse courbure de ses épaules…

Et puis, ce peignoir de nuit !… ma sœur n’avait-elle pas été arrachée à son sommeil ?

— Ah ! Frank !… interrompit Stephen.

— Merci… merci, Mac-Nab ! prononça péniblement Perceval en serrant la main de son ami : — vous êtes un généreux garçon et je vous aime… Oh ! vous défendriez Harriet, vous, contre quiconque oserait l’accuser d’avoir mis son front de vierge sur l’épaule d’un brigand, n’est-ce pas ?…

— Mais vous délirez, ami, s’écria Stephen. Sur l’honneur, je la défendrais, moi qui l’ai connue… Mais quelle bouche assez lâche s’ouvrirait pour l’accuser ?

Frank haletait ; ses yeux s’égaraient.

— La bouche qui s’ouvrirait pour cela, Stephen, prononça-t-il tout bas et avec un calme effrayant, — se refermerait pour toujours… car moi seul ai le droit d’accuser la fille de Perceval !

Stephen fut frappé de stupeur et garda le silence.

Frank reprit :

— C’était une torture affreuse que la mienne ; J’étais là cloué, à ma place, ne pouvant ni agir ni même changer en certitude le doute qui m’accablait. La jeune fille me tournait toujours le dos, et bien que mes yeux avides ne la quittassent pas d’une seconde, je ne pus réussir une seule fois à entrevoir son visage.

Tout le reste avait disparu pour moi. Il n’y avait plus dans cette foule que la jeune fille et l’homme que l’on appelait Son Honneur.

Eux semblaient avoir fait comme moi : ils s’étaient isolés. L’homme à la simarre de soie tenait la jeune fille embrassée, lui souriait passionnément, et l’attirait sur son cœur.

La jeune fille répondait a ses caresses.

Et il y avait dans leurs gestes à tous deux un amour qui était bien loin de ressembler à cette lascive pantomime qui faisait le tour de la table. Le beau moine avait des façons délicates et courtoises ; la jeune fille gardait de la candeur jusqu’en son abandon.

Oh ! Stephen, que je l’eusse mieux aimée comme les autres, voluptueuse avec habitude et savoir, expériente des finesses de la débauche !…

Dites-moi, pensez-vous qu’une pauvre enfant, violemment arrachée à sa couche et transportée par des souterrains immenses, inconnus, à la rouge lueur des torches, dans les bras d’hommes à l’effrayant aspect, puisse perdre tout d’un coup la raison et tomber en proie à la plus complète démence ?

À cette brusque question, Stephen, qui ne comprenait que trop, mais voulait obstinément ne point comprendre, interrogea Frank du regard.

— N’êtes-vous pas assez habile pour me dire cela, monsieur ? ajouta durement Perceval.

— Sans doute, répondit enfin Stephen ; — l’effroi, la stupeur… on a vu des exemples…

Frank l’interrompit d’un geste, et pressa son front entre ses deux mains.

— Excusez-moi, Mac-Nab, dit-il ensuite ; — ce souvenir me fait délirer… Et d’ailleurs, qu’ai-je besoin d’avoir l’avis de la science ?… Elle ne connaissait point cet homme ; si beau qu’il fût, la fascination n’avait pu opérer en une demi-heure…

— C’était donc elle ? murmura Stephen.

Frank bondit sous ses couvertures.

— Elle ! qui ? s’écria-t-il ; — prétendez-vous parler d’Harriet Perceval, monsieur ?

Un éclair de fureur brilla dans son œil, et il se dressa sur son séant en face de Mac-Nab étonné.

Mais sa colère tomba comme elle était venue, et il dit encore, tandis qu’une larme roulait lentement sur sa joue pâlie :

— Excusez-moi, Stephen. — Vous êtes bon ; vous ne m’en voudrez pas… Cette scène affreuse est là, devant mes yeux… Je vois cet homme, et je la vois aussi, la pauvre fille…

Mon Dieu, je l’aimais tant !…

Pourquoi vous le cacher encore ? c’était elle ! c’était ma douce Harriet, ma sœur bien aimée, ma petite sœur, qui était pure comme les anges, Stephen !

Frank sanglotait.

— Et figurez-vous cela, reprit-il d’une voix que ses larmes rendaient presque inintelligible ; — c’était déchirant !… Vous pleurez, vous aussi !… Mon Dieu ! j’ai vu cela sans mourir !… Harriet, la malheureuse enfant, mettait ses bras autour du cou de cet homme qu’elle prenait pour Henry Dutton, son fiancé !… Elle se croyait sans doute à la fête des épousailles et voulait cacher dans le sein de son amant sa pudique rougeur de mariée…

Elle eût été si heureuse avec Henry, qui est un noble cœur !

Oh ! Stephen, comment s’étonner que le réveil l’ait tuée après ce songe horrible !…

Mais vous ne savez pas tout. — Et c’est assez pleurer, car elle n’est pas vengée.