Au Comptoir des imprimeurs unis (7p. 35-63).


XIV


L’ENSEIGNE DE SHAKSPEARE.


Stephen avait complètement oublié Donnor d’Ardagh, le pauvre Irlandais, et l’étrange marché qu’il lui avait proposé à la porte de Bishop le burkeur.

Eût-il songé à Donnor d’Ardagh, le commencement d’explication de Betty, affirmant que l’homme qui attendait dans la salle du rez-de-chaussée parlait des deux jeunes filles, eût rejeté Stephen à cent lieues du pauvre Irlandais.

En entrant dans le parloir, il reconnut Donnor, plutôt à son habit en lambeaux qu’à sa figure, car le pauvre Irlandais s’était assoupi en l’attendant, et son visage, appuyé sur sa main se cachait derrière les touffes en désordre de ses épais cheveux.

Stephen, qui s’élançait avec toute l’ardeur de sa curiosité inquiète, s’arrêta désappointé.

— Il n’y a que vous ici ? s’écria-t-il.

Donnor ne saisit point le sens de ces paroles, mais il s’éveilla en sursaut ; sa main s’appuya, tout d’abord sur son estomac.

— Oh ! murmura-t-il ; — j’ai rêvé que je mangeais du pain !… Cela fait du bien, même en rêve, car je ne souffre plus de la faim…

Il aperçut Stephen et tressaillit de la tête aux pieds.

— Je n’ai pas rêvé, reprit-il ; — j’ai mangé… le prix de mon sang. — Me voilà, Votre Honneur, poursuivit-il avec une tristesse calme. — Je suis allé dans Saint-Gilles. La petite fille a des habits, et j’ai acheté du pain… J’ai eu tort d’acheter du pain, ajouta-t-il en soupirant, car le pain est bon et donne envie de vivre… C’est égal ; me voilà.

Donnor s’était levé et se tenait debout, les bras croisés, en face de Stephen, qui, harassé de fatigue, venait de se jeter dans un fauteuil.

— C’est bien, murmura ce dernier, avec distraction. Je verrai à vous employer.

— Écoutez, Votre Honneur, dit résolument Donnor, pas de retard !… Maintenant que je ne souffre plus, je me sens des idées de vivre. Je n’ai que quarante ans, après tout… finissons-en. J’ai une corde dans ma poche ; vous n’aurez que le clou à fournir.

Stephen le regarda, étonné.

— Remettez-moi les vingt-cinq shellings que vous me devez, poursuivit Donnor, et montrez-moi le chemin de votre laboratoire… ce soir, ce sera fait.

Le souvenir de ce qui s’était passé, revint tout-à-coup à Stephen.

— J’ai besoin d’amis vivants, Donnor dit-il avec un sourire involontaire, et je tâcherai de vous ôter l’envie de vous pendre… Mais avez-vous été toujours seul ici depuis votre arrivée ?…

— Votre Honneur !… Votre Honneur ! s’écria Donnor au lieu de répondre, dites-moi cela mieux et plus au long… Je suis un pauvre homme… il serait mal de me laisser croire… Ne voulez-vous donc point mon corps en échange de votre argent ?

— Assurément non, mon ami, répliqua doucement Stephen.

— Oh !… fit Donnor, étouffé par la surprise.

Puis, il poursuivit avec un flot de volubilité sans pareille :

— J’aurais dû m’en douter… Et ne me l’aviez-vous pas dit déjà dans Worship-Sreet, Votre Honneur ?… Mais je ne voulais pas vous comprendre, parce que j’ai bien souvent espéré… Et cela fait tant de mal d’espérer en vain !… Mais, oh ! Votre Honneur ! quand j’ai vu que vous demeuriez dans cette maison, d’où les deux petites demoiselles m’ont bien des fois jeté leur aumône…

— C’est donc vous qui avez parlé d’elles ? interrompit Stephen.

— C’est moi, Votre Honneur.

— Vous les reconnaîtriez ?…

— Entre mille, sur mon salut éternel !… J’ai parlé d’elles parce que vous m’avez dit dans Worship-Sîreet que vous cherchiez deux jeunes filles enlevées… et j’ai eu peur…

— Ce sont elles que je cherche, Donnor.

— Ce sont elles ! répéta l’Irlandais en joignant ses maigres mains, qu’il éleva au dessus de sa tête ; — ce sont elles, les pauvres anges !… Et les avez-vous retrouvées, Votre Honneur ?

Stephen secoua la tête avec tristesse.

— Oh ! je les retrouverai, moi ! s’écria Donnor en saisissant le bras de Mac-Nab ; je les retrouverai, fussent-elles entre les griffes de ce démon à mille têtes, la Famille !… Je connais cela, moi, Votre Honneur ! Snail et Loo, mes deux enfants, sont tombés au piège et font partie de cette honteuse armée qui assiège incessamment la nuit de Londres… Quand je mourais de faim, j’ai refusé l’argent qu’ils voulaient me donner, parce que la main du fils de mon père est pure, Votre Honneur, Dieu merci !… Mais pour vous, qui avez eu pitié de moi… pour les deux pauvres anges qui ont si souvent soulagé ma misère… oh ! je ne sais pas ce que je ferais !…

— Merci, Donnor, merci, dit Stephen ; — mais qu’espérez-vous ?

— La petite Loo a bon cœur, répondit l’Irlandais, et Snail est un garçon avisé… Votre Honneur, si la Famille est pour quelque chose dans l’enlèvement des deux demoiselles, je le saurai… je saurai où elles sont… Et alors je reviendrai vers vous, afin de suivre vos ordres et de vous aider dans vos efforts.

Stephen, lui serra la main, et Donnor, dont la physionomie, pétrifiée par la misère, s’illuminait maintenant au feu d’un enthousiaste dévoûment, dit encore avec cet accent de reconnaissance que l’hypocrisie la plus habile ne sut jamais imiter :

— Vous avez donné une robe à la petite fille qui était toute nue dans Church-Street, Votre Honneur ; vous avez promis une croix à la pauvre Nell : pour tout cela, je vous avais offert mon corps… Je vous donnerai ma vie, si je peux, Votre Honneur, à vous et aux demoiselles ; — parce que vous trois tout seuls dans Londres entier avez eu pitié du pauvre Irlandais…

Il est certain que le lecteur a très grand désir de savoir ce que mistress Footes, mistress Grubb et mistress Bull, qui, bien entendu, se tenaient en observation à la fenêtre de mistress Bloomberry avec mistress Brown et mistress Croscairn, pour surprendre quelque signe de désolation dans la maison Mac-Nab, pensèrent de l’habit noir en lambeaux et des cheveux hérissés du pauvre Donnor d’Ardagh, mais certaines critiques nous ayant été faites touchant le rôle important que ces vertueuses dames jouent dans notre récit, nous nous bornerons à noter ici l’opinion de mistress Black et de mistress Dodd, qui ne pensèrent rien du tout.

Donnor descendit de toute la vitesse de ses jarrets le trottoir de Cornhill, en se dirigeant vers Saint-Paul. Il était toujours bien faible, et ses misérables jambes, appauvries par un jeûne chronique, flageolaient sous le poids de son corps efflanqué : un coup de poing de Tom Turnbull où de Mich l’eût brisé littéralement comme un verre ; mais sa figure avait perdu son aspect de morne immobilité. Il y avait du feu dans ses grands yeux expressifs et doux ; le travail d’une marche rapide mettait de fugitives couleurs aux pommettes saillantes de ses joues creusées, et l’ensemble de son visage annonçait l’ardeur d’un courage bien au dessus de ses forces.

Il allait le front haut, l’œil assuré, et tout en courant il s’entretenait avec soi-même, suivant l’habitude des gens qui vivent dans la solitude et n’ont point d’oreille amie à qui confier leurs pensées.

— Oh ! le bon jeune gentleman ! se disait-il avec la loquacité redondante des gens de sa nation ; — oh ! le brave cœur !… et les pauvres chers anges !… Oh ! que Dieu, la Vierge et mon saint patron les protègent tous les trois !… Dire que le malheur s’est abattu justement sur cette pauvre maison, la seule dans Londres où j’aie trouvé de bonnes âmes pour avoir pitié de moi… Ah ! Donnor, il faut travailler, chercher, mourir à la tâche… Et tu le feras, Donnor… Oui, oui, je le ferai.

Il s’arrêta, essoufflé, au bout de Fleet-Street, devant Temple-Bar.

— Mais où le trouver, maintenant, ce méchant enfant de Snail ? pensa-t-il ; — Dieu sait où il loge, s’il loge quelque part !… Voyons : il y a le public-house de la femme Peg, dans Before-Lane… mais c’est le soir, aux heures du spectacle… Il y a l’asile du Temple… mais je n’ai pas le mot : on me refusera la porte… Et puis, Snail aime mieux boire et s’amuser que de dormir dans une cave… Ah ! il y a le spirit-shop de Shakspeare ! à deux pas d’ici… Mes pauvres jambes ont grand besoin de se reposer.

Donnor reprit sa course, passa sur la gauche de l’église de Saint-Clément et tourna dans Wych-Street où est situé le spirit-shop de Shakspeare, connu dans Londres entier pour être le rendez-vous des voleurs de toute sorte.

À cette époque, on voyait encore au dessus de la devanture, badigeonnée d’éclatantes couleurs, la fameuse enseigne allégorique : un poisson et un oiseau dans un globe de verre.

Nous avons peine à croire que les habitués de Skakspeare eussent besoin de cet avertissement symbolique pour craindre Newgate et la déportation.

Ce célèbre rookery[1] était alors comme il est encore aujourd’hui, un public-house d’assez belle apparence, situé au milieu de Wych-Street, à peu près à trois cents pas de l’église Saint-Clément. Ses chalands sont toujours, à l’exclusion de toute autre classe de citoyens, des gens de police et des voleurs.

Ces deux castes, que le badaud croit ennemies mortelles, y vivent en parfaite intelligence, et se témoignent mutuellement ces égards que commande une estime réciproque.

Seulement, de temps à autre un policeman en mauvaise humeur croque (arrête) un voleur sans défiance. — L’assistance ne s’en émeut point. C’est dans l’ordre, et ces petits malheurs peuvent arriver à tout le monde.

Nous parlons, comme de raison, du monde qui fréquente le public-house de Shakspeare.

La police de Londres verserait d’abondantes larmes si, par un malheur impossible à prévoir, ce rookery modèle venait à être détruit. Ce public-house, en effet, lui sert de réservoir. Elle n’a qu’à y plonger sa main crochue pour en retirer au hasard, de temps à autre, un plat tout préparé pour la cour des sessions. — Et, par tout pays, la police aime faire preuve de zèle, sans renoncer aux douceurs du far niente habituel. Donnor entra brusquement dans le comptoir et passa le plus vite possible devant l’obèse préposé à la comptabilité du public-house. Celui-ci eut bien velléité de lui refuser la porte du parloir, mais les voleurs de Londres sont sujets à revêtir de singuliers déguisements, et notre homme se ravisa, craignant de mécontenter quelque bandit d’importance caché sous ces misérables haillons.

Il était alors quatre heures de l’après-midi environ. Le parloir du rookery était presque vide. Cependant deux ou trois cases étaient occupées, et, dans l’une d’elles, maître Snail, revêtu du fameux costume de gentleman qu’il avait acheté deux jours auparavant dans Harte-Street, sur l’ordre du bon capitaine Paddy O’Chrane, jouait gravement au whist avec Tom Turnbull et deux autres hommes de la Famille.

Tom Turnbull avait le front bandé à l’aide d’un mouchoir ; mais, du reste, il ne gardait aucune trace de l’affreux combat soutenu par lui a The Pipe and Pot. Le gros Mich, moins heureux ou plus sensible, était entre les mains d’un chirurgien.

Dans une autre case, vis-à-vis d’un miroir suspendu à la muraille, la petite Loo faisait sa toilette pour la promenade du soir. Elle avait disposé en boucles les masses abondantes de ses cheveux blonds, et passait sur ses joues hâves un tampon chargé de vermillon.

La lumière du jour, éclairant ses formes amaigries, rendait plus visibles et plus effrayants les ravages du vice sur cette misérable victime d’une précoce débauche. La pâleur livide de la pauvre enfant perçait sous son rouge, et aucun fard ne pouvait masquer le cercle bleuâtre, profond et large que l’ivresse, les veilles et la souffrance avaient tracé sous ses grands yeux abêtis.

Chaque fois qu’elle levait les bras au dessus de sa tête pour arranger sa chevelure, l’effort arrachait à sa poitrine malade un râle plaintif et rauque. — Elle s’arrêtait alors et buvait du gin.

Quand elle avait bu, un souffle de vie courait par ses petits membres courbaturés. Elle souriait à son miroir, et chantait d’une voix triste un lambeau de refrain obscène.

L’infortunée présentait à elle seule un tableau complet, funeste, honteux, de la dégradation hâtive où meurt en son germe une partie de la jeunesse pauvre de Londres. Tout cœur honnête se fût empli d’une douleur profonde en voyant cette prêtresse impubère de la Vénus anglaise, usée par les repoussants labeurs de ses nuits d’infamie, combattant l’agonie par l’ivresse, et chantant, insoucieuse, parmi le râle déchirant de ses poumons en feu.

Mais il ne faudrait point ici mêler à la pitié le mépris ou la colère. Bien cruel et bien insensé celui qui conspuerait aveuglément la victime, au lieu de garder au bourreau son dédain tout entier, son courroux et sa haine ! — L’homme qui sent donne une larme à ces tristes enfants que la main du vice a flétris et va tuer ; l’homme qui pense cherche un remède à cette lèpre hideuse et mortelle ; l’homme fort s’indigne et se retourne contre le monstre qui pollue ainsi sa propre race, contre ce peuple pourri jusqu’à la moelle, contre cette capitale, grande prostituée experte à toutes hontes, dont la corruption colossale, mise à nu quelque jour, épouvantera le monde, et qui finira par s’écrouler, abîmée comme Sodome ou Ninive, sous le fardeau trop lourd de son ignominie.

Or, il y avait à Londres en ce temps un homme qui sentait, qui pensait et qui était fort. Cet homme avait un coup d’œil perçant et juste ; il vit l’excès du mal et leva pour le combattre un bras de puissance à renverser un empire. — Mais peut-être Dieu veut-il un cœur pur aux ministres de ses vengeances, et cet homme s’était fait bien souvent du crime une arme pour lutter, un moyen pour monter et se grandir à la taille de son gigantesque ennemi…

Pendant que la petite Loo se parait, en chantant et en buvant, des oripeaux fanés qui servaient à sa toilette du soir, Snail, à qui son costume de gentleman inspirait une fierté bien naturelle, poursuivait sa partie de whist avec ses trois camarades qui le trichaient.

— Trois et les honneurs ! dit-il en mêlant les cartes ; — gagné triple, mon camarade Tom… Qui est-ce qui dirait, en me voyant jouer comme cela vis-à-vis de vous, que vous avez presque tué Mich, mon beau-frère ?…

— Pauvre Mich ! dit de loin Loo ; — voilà trois jours qu’il ne m’a battue.

— Buvez, ma sœur Loo, buvez et chantez, voyez-vous, et ne nous empêchez pas de jouer tranquillement, nous autres hommes !

Le tour commença et s’acheva. On avait beau tricher Snail, il gagnait toujours.

— Honneurs égaux ! marquez trois points seulement Tom, dit-il… Ah ça, ma jolie Madge m’a conté cette nuit une histoire de tous les diables… Je veux mourir si j’y comprends un mot… Elle dit que milords de la nuit ont acheté Saunders l’Éléphant, l’ancien géant du cirque d’Astley, pour creuser une mine sous le palais du roi.

— Ce n’est pas sous le palais du roi, répliqua Charlie, le gros waterman, c’est sous le magasin des joyaux de la couronne, dans la Tour.

— Bonne idée ! s’écria Snail ; — mais l’éléphant en aura long à percer, car le magasin est au milieu de la Tour : — et la Tour est large.

— Bah ! dit Tom Turnbull, — fadaises que tout cela… faites attention à vos cartes, vous autres !

— On peut parler tout en jouant, je pense, mon camarade Tom Turnbull ! répartit Snail avec impatience ; — allez voir si les gentlemen des clubs font un rob entier sans causer à leur aise… Voyez-vous, ma femme Madge raconte des choses très curieuses la-dessus : je voudrais qu’elle fût ici ; mais elle s’est embarquée ce matin pour porter des légumes frais et de la viande au brick le Kean, — qui a jeté l’ancre hier au dessus de Greenwich… Elle dit que Saunders fait autant de besogne à lui seul que douze hommes… et il est assez gros pour cela, mes garçons !

— Douze hommes comme toi, escargot bavard ! grommela Tom.

— Comme moi ou comme vous, Turnbull… Il n’y a vraiment pas grande différence… nous sommes tous deux des gaillards ! Quant à ce Saunders, je donnerais, pardieu ! une demi-guinée pour le voir à l’œuvre… Vous souvenez-vous ? l’an dernier, au cirque d’Astley, il soulevait un cheval !

— Il soulevait ce qu’il voulait, fils cadet du diable !… Fournis à pique !

— Je fournis à pique, Tom… et j’invite à trèfle, mon camarade… C’est Paddy, le capitaine, savez-vous, qui est le cornac de l’éléphant… Je lui demanderai de me faire voir cela.

— Le fait est que ce doit être joli, dit Charlie, — mais si on enlève les joyaux de la couronne, que nous en reviendra-t-il ? quelques shellings ?… Ah ! si Son Honneur n’était pas venu, Turnbull, nous aurions maintenant les bank-notes de M. Smith…

— Et quelle bamboche ! s’écria Tom.

— Quel fun ! dit Snail…

Loo toussa dans sa case et sa salive se teignit de sang.

— Je n’ai plus de gin, murmura-t-elle.

Puis elle ajouta en pressant de ses deux mains sa poitrine haletante :

— Le feu revient… le feu !… C’est du feu que j’ai là-dedans !

Ce fut à ce moment que la porte du parloir, brusquement ouverte, donna passage à Donnor d’Ardagh.

— Tiens ! tiens ! s’écria Snail sans se déconcerter ; voilà le père !… Vous feriez bien d’ôter votre chapeau, Tom Turnbull… Ma sœur Loo, faites la révérence, je vous prie.

  1. Nous avons déjà donné l’explication de ce terme qui littéralement veut dire : lieu où les grolles abondent. — Le mot rook, du reste, a passé de l’argot dans la langue, et on l’emploi volontiers pour signifier filou. — Ainsi rookery : repaire de filous.