Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 101-135).


XV


LE CABINET DE TRAVAIL.


Ces mots, qui devaient avoir, pour lui et pour moi, une portée si terrible, poursuivit Susannah, ne me firent aucune impression. Où aurais-je pris l’idée des châtiments de la justice humaine, moi qui avais grande peine à m’empêcher de croire que le crime mérite une récompense ici-bas ?

La pièce que mon père appelait son cabinet de travail était un vaste laboratoire où les objets les plus dissemblables se trouvaient jetés pêle-mêle. À gauche, en entrant, sur une grande table, je vis, rangé avec un certain ordre, un grand nombre de costumes divers. Il y avait des habits militaires de différents pays, des robes persanes, des burnous arabes, un uniforme complet de policeman, des habits de cour et des houppelandes de toile écrue comme en portent les gens du port.

À côté de la table, sur une toilette, étaient rangés des pots de pommade de nuances graduées, des fioles, des barbes postiches, et, sur une tête à perruque, s’étageaient les soyeux anneaux d’une magnifique chevelure blonde, qu’on eût dit avoir été arrachée tout d’une pièce à la tête d’un homme, tant elle était merveilleusement imitée.

Plus loin, dans un casier, il y avait une multitude d’outils, grands et petits, que j’ai su depuis être des instruments de serrurerie.

Immédiatement après le casier venaient des armes. C’étaient des poignards de formes et de dimensions diverses, des pistolets, et de ces courts fléaux de plomb dont la blessure est, dit-on, presque toujours mortelle.

Je passais parmi tout cela, milord, comme un enfant au milieu des raretés d’une exhibition (musée) publique. Je regardais curieusement, mais sans émotion aucune, ces choses dont la moindre avait sa destination propre, adaptée à un genre particulier de crime.

Oh ! je sais maintenant à quoi tout cela sert, milord. Et ne vous étonnez pas de ma science. J’ai assisté au procès d’Ismaïl Spencer. J’ai vu apporter l’une après l’autre dans l’enceinte du tribunal toutes les pièces du cabinet de travail de mon père. Le juge se chargeait d’expliquer la destination de chaque instrument. — Chacun d’eux a contribué pour un peu à faire pendre mon père.

— Comment trouvez-vous cela, miss Suky ? me demanda Ismaïl.

— Oh ! monsieur, m’écriai-je, voilà un couteau tout pareil à celui du mendiant qui a égorgé ma pauvre Corah.

— Douze heures après sa mort !… ajouta mon père en ricanant. J’ai entendu parler de cela… Ce diable de Bob n’est pas juif, mais il ira loin.

Il y avait encore bien d’autres choses dans le cabinet secret de mon père, mais j’arrive tout de suite à l’objet de notre visite.

Tout au bout du cabinet, à droite de l’entrée, il y avait une case en planches à peu près semblable à celles qu’on voit dans les public-houses. Cette case formait un petit bureau où se tenait le muet Roboam.

Qu’il était changé, milord, depuis un an ! Ses joues hâves et creuses se couvraient d’une barbe inculte et souillée ; sa chevelure avait crû jusqu’à couvrir ses épaules. Il avait l’air d’un vieillard sauvage, maladif, épuisé. — Les captifs doivent être ainsi après un demi-siècle de prison.

Il leva sur moi son œil morne, et ne me reconnut point d’abord. Aussi se remit-il aussitôt à sa besogne que je vous expliquerai tout à l’heure.

— Eh bien ! Roboam, lui dit mon père, tu ne reconnais pas miss Suky ?

Le muet releva son regard d’un air étonné, — puis il poussa un grognement joyeux, et un doux sourire passa furtivement parmi ses traits ravagés.

Il me fit un signe de tête amical et en même temps respectueux.

— Bon Roboam, lui dis-je, pourquoi ne vous voit-on plus ?

Il regarda mon père d’un air craintif qui disait éloquemment l’immense poids de servitude dont ce dernier l’accablait. — Ce regard fut double, comme tout regard d’esclave. J’y démêlai une soumission forcée, et, sous cette soumission, de la haine.

Par quel pouvoir Ismaïl avait-il pu séquestrer cet homme, réduire son aversion au silence et se faire obéir ? — Je ne l’ai jamais su, milord, mais on dit que les hommes forts et courageux ont su dompter souvent des lions et des tigres, jouer avec eux et leur imposer les caprices de leur volonté.

Voici quel était l’office de Roboam, dans ce laboratoire d’où il n’était point sorti une seule fois depuis un an.

Tout autour de lui, sur la table qui emplissait presque entièrement sa case, il y avait de petits papiers taillés en long, estampés diversement et couverts d’écriture. Çà et là, on voyait des outils de graveur, des encres de nuances différentes, et de ces petits morceaux de bois dur sculpté dont je vous ai parlé déjà.

Roboam contrefaisait pour mon père les effets des principales maisons de commerce de Londres.

Ou plutôt il tâchait de les contrefaire, car la pauvre créature n’avait pu produire encore jusque-là d’imitation assez parfaite au gré d’Ismaïl, et Dieu sait combien de rudes et cruelles corrections avaient suivi chacune de ces tentatives imparfaites !

Ce n’était pas chose aisée pourtant, et il était permis d’échouer dans ce criminel et difficile labeur. Il fallait imiter plus de cent signatures, contrefaire autant de sceaux, copier autant d’estampilles ; il fallait saisir et reproduire minutieusement ces mille nuances que les gens du commerce reconnaissent, à ce qu’il paraît, d’un coup d’œil, et qui constituent des différences entre les papiers de telle et telle grande maison, des signes auxquels il n’est point permis à un homme d’argent de se méprendre.

Et Roboam tâchait, le malheureux. — Du matin au soir il travaillait, retouchant ses matrices, corrigeant ses cachets, et habituant sa main à contourner hardiment et d’un trait les capricieux méandres d’un paraphe commercial.

Après chaque tentative, mon père venait inspecter le résultat ; et mon père était un inspecteur sans pitié, milord. Son œil clairvoyant découvrait les plus imperceptibles défauts. Or, comme il s’agissait de jouer sa tête, aucun défaut, si petit qu’il fût, ne pouvait être excusé.

Alors, Roboam, découragé, s’endormait dans un désespoir de brute domptée. Il brisait ses outils et se couchait tout de son long dans la poussière du laboratoire. Mon père prenait un bâton et frappait. Il frappait jusqu’à ce que Roboam, vaincu par la douleur, se levât et recommençât.

Voilà pourquoi Roboam était si pâle et pourquoi son visage était devenu celui d’un vieillard.

Certes, le pauvre muet avait été pour moi un gardien rigide, mais de même que pour Tempérance, il ne me restait de lui qu’un bon souvenir. Comparés aux maîtres qu’on m’avait donnés depuis un an, ces deux malheureuses créatures avaient tout l’avantage. L’un et l’autre m’avaient témoigné parfois de la sympathie, sinon de l’affection. Je vous l’ai dit, milord, je les aimais.

Je lui tendis, ma main, qu’il saisit et porta à ses lèvres. — Puis il me montra d’un geste passionné la fenêtre ou plutôt l’air libre qui était derrière la fenêtre, et il fit mine de respirer longuement…

Pauvre Roboam !

Tout était servitude et captivité dans la maison de mon père. Le pauvre muet, qui avait été mon geôlier, portait des chaînes à son tour. Ismaïl garrottait ainsi tous ceux dont n’avait besoin.

Au geste de Roboam, si expressif et si plein de détresse, à ce geste qui mendiait si énergiquement un peu de liberté, mes yeux se remplirent de larmes. — Ismaïl haussa les épaules et se prit à rire.

— Sur ma foi, miss Suky, dit-il, vous joueriez très passablement le rôle d’une jeune fille persécutée, vertueuse et compatissante, au théâtre royal de Hay-Market. Ceci n’est point un compliment, miss Suky, et nous verrons peut-être à vous lancer dans la carrière dramatique..... Mais nous ne sommes pas montés si haut pour nous attendrir seulement, et si cette brute de Roboam veut à toute force respirer de l’air frais, n’a qu’à faire un petit trou à la muraille… Voyons, Roboam, parlons sérieusement : avez-vous avancé la besogne ?

Roboam plongea la main dans une caisse cachée derrière sa table et la retira toute pleine de billets qu’il tendit à mon père.

Celui-ci s’assit, prit un lorgnon et commença l’examen.

Cela faisait grand pitié, milord, de voir le pauvre Roboam suivre d’un regard anxieux chacun des mouvements de mon père. Son œil tâchait de lire sur l’impassible physionomie d’Ismaïl. — Il tremblait par instants, le malheureux ; d’autres fois, il fronçait ses épais sourcils comme si une idée de lutte eût traversé son esprit. Mais les muscles de sa face se détendaient bientôt ; son regard perdait jusqu’à l’inquiétude qui l’animait naguère. Il ne restait sur son visage, devenu inerte, que l’expression d’un découragement sans bornes.

Et pourtant il y avait quelque chose chez ce Roboam, milord. Son énergie, vaincue maintenant, avait dû être grande autrefois, et il avait fallu sans doute bien des coups de massue frappés sur cette robuste tête pour la courber ainsi sous le joug.

Mon père, cependant, prenait les effets de commerce un à un, les palpait, les lorgnait, les retournait et semblait vouloir compter chaque grain du papier.

— Du diable si ce coquin sans langue n’est pas bon à quelque chose ! dit-il enfin ; — voici la signature de Dawes, Peebles and Sons, de Ludgate-Hill, imitée de main de maître… Tu auras une pinte de sherry ce soir, Roboam !… C’est bien… c’est ma foi très bien !

Roboam reçut ces compliments sans sourciller. Un seul sentiment était encore en lui : la crainte…

Je me trompe, milord. Il y avait autre chose en Roboam. il haïssait et espérait se venger.

Mon père mit de côté une demi-douzaine de billets, et rendit le reste à Roboam.

— Voilà qui va mieux, lord Silence, lui dit-il ; — beaucoup mieux. Tu arriveras à faire bien tout à fait, Roboam, et alors tu pourras te vanter d’être le muet le plus riche et le plus heureux qui soit au monde… Continue… il n’y a rien à dire sur Dawes, Peebles and Sons, rien, en vérité !… rien non plus sur Fauntlee de Thames-Street, rien sur Davys, Blount et Davys, les banquiers du roi, — dont le Dieu d’Abraham protège la très gracieuse majesté ! Les autres laissent quelque chose à désirer… peu de chose, Roboam !… Quelques mois de travail encore, et tu seras le maître de la Cité de Londres.

Il serra dans sa poche les cinq ou six effets de commerce qu’il avait mis à part, et se dirigea vers la porte.

— Adieu, Roboam, dis-je au pauvre muet ; je reviendrai vous voir.

Il posa la main sur son cœur. — Mon père m’appela.

Roboam allongea la tête hors de sa case pour nous suivre jusqu’à la porte d’un regard jaloux. Nous allions au dehors, nous, et le pauvre muet restait cloué dans sa prison ! — Hélas ! milord, moi aussi j’étais prisonnière ! Et pourtant je sortis le cœur navré.

— Voyez-vous, Suky, me dit mon père, de même que l’homme est fait pour dominer les animaux privés d’intelligence, de même, parmi les hommes, les esprits vigoureux doivent régner sur les esprits faibles et obtus, de telle façon que les premiers soient les maîtres absolus des derniers… Vous avez pitié de Roboam, je le vois, et je vous blâme… D’abord, Suky, croyez-moi, la compassion est un pauvre sentiment ; son moindre défaut est son inutilité… Ensuite, je suis le maître, il est l’esclave. Qu’importe qu’il meure à la tâche, s’il vous plaît ! Mais en voilà bien assez là-dessus… Ne parlez à personne de mon cabinet de travail, ma fille. Ces petits papiers que vous m’avez vu manier valent de l’or, beaucoup d’or ; mais quand un homme de police les touche ou les voit, ils se changent en poison mortel… Or, si vous parliez de mon cabinet secret, Suky, les hommes de police viendraient et me tueraient.

Nous avions descendu l’escalier, et nous nous trouvions auprès de la porte dérobée qui communiquait avec le salon. J’entendis un bruit de voix de l’autre côté de la porte, et je me cachai, timide, derrière Ismaïl. — C’étaient déjà les invités de mon père qui s’entretenaient en l’attendant. Il me fit passer par le boudoir et m’ordonna d’aller faire toilette.

Quand je rentrai, parée par les soins habiles de la femme de chambre française qu’Ismaïl avait attachée à mon service, un murmure s’éleva parmi les invités. Ils étaient douze et assis déjà autour de la table, couverte de mets recherchés. J’ai rarement vu, milord, une réunion de visages dont l’apparence fût plus respectable. Mon père était le plus jeune d’eux tous ; les autres avaient des barbes blanches ou grisonnantes, — de ces belles barbes qui tombent si majestueusement sur la poitrine des sages de l’Orient.

Je me sentis saisie de respect à la vue de cette imposante assemblée.

— Asseyez-vous, Susannah, me dit mon père avec douceur ; — mangez et buvez en compagnie de mes frères qui vous aiment.

En vérité, milord, ma frayeur passa. Les voix que j’entendais étaient graves et douces. La plus rigoureuse décence régnait dans le maintien de tous, et l’entretien ne roulait point sur ces sujets tant affectionnés par Ismaïl, et qui m’étaient vaguement antipathiques. Ils causaient de commerce, d’argent, et parfois aussi des mœurs et coutumes de pays étrangers qu’ils avaient parcourus.

Des valets que je n’avais jamais vus chez mon père servaient à table et versaient le vin, dont les convives, sans exception, me parurent user avec une discrétion extrême.

Mais quand les viandes eurent disparu pour faire place au dessert, les valets couvrirent la table de flacons, et, sur un geste d’Ismaïl, disparurent en fermant les portes.

Alors la scène changea.

Quelques unes de ces barbes vénérables qui m’avaient inspiré tant de respect, tombèrent et laissèrent à nu des visages de jeunes hommes. En même temps, toutes les physionomies changèrent comme si un masque, collé sur chacune d’elles, eût été tout-à-coup arraché.

Un murmure de bien-être parcourut la ligne des convives. Ismaïl déboucha des flacons ; les verres furent emplis jusqu’aux bords. — On but : les voix s’élevèrent, mais sans atteindre encore le diapason de l’orgie.

— Eh bien ! dit Ismaïl, comment trouvez-vous miss Susannah, mes compères ?

— Jolie, dit l’un.

— Charmante, ajouta un second.

— Admirable ! enchérit un troisième, — surtout quand elle rougit comme à présent… Vous en ferez ce que vous voudrez, Ismaïl.

— Ceci n’est pas douteux, répondit mon père.

— Et qu’en comptez-vous faire ? demanda le marchand Eliezer.

— Il faut distinguer, répliqua mon père ; j’en compte faire beaucoup de choses, dont la moitié environ est mon secret. Le reste, je puis vous le dire.

— Nous écoutons, dirent les convives.

Les flacons circulèrent à la ronde. Ismaïl reprit :

— Ne pensez-vous pas, mes compères, que Susannah pourrait passer par tous pays pour la fille d’un lord ?

— Pour la fille d’un prince ! s’écria un jeune juif nommé Reuben, en frappant la table de son verre vide.

Les autres approuvèrent d’un signe de tête.

— Eh bien ! mes compères, continua Ismaïl, sous peu, j’aurai besoin de me faire lord, et Susannah, ma fille, sera l’une des pièces de mon déguisement… Ne faites pas de gros yeux, ami Eliezer. On peut parler ainsi devant Susannah, qui est une fille bien élevée.

Chacun alors me caressa du regard, et le revendeur Samuel murmura quelque chose qui ressemblait à un appel aux bénédictions du Dieu de Jacob.

— Voilà pour un point, continua Ismaïl en me touchant paternellement la joue du revers de sa main ; — mais Susannah n’en demeurera pas là… J’ai besoin d’une sirène, savez-vous, mes compères, pour ramener les joueurs à mon tophet de Leicester-Square.

— Ça ne va pas bien ? demanda Eliezer.

— Ça va très mal… Un mécréant a monté un enfer[1] dans Coventry-Street, à cent pas du mien… Les joueurs vont chez le mécréant, parce qu’ils y trouvent des femmes et de la musique… Chez moi on ne gagne pas assez souvent, voyez-vous, mes compères.

Un éclat de rire général accueillit ces dernières paroles.

— Cela fait deux usages auxquels me servira Susannah, poursuivit encore mon père… Il en est un troisième que je n’ai pas besoin de vous expliquer au long… Dieu merci, nos membres de la chambre haute aiment à se distraire de temps à autre, et je n’ai pas de préjugés…

Autre éclat de rire plus bruyant.

Des gouttelettes de sueur perlaient entre les sourcils froncés de Lancester.

— Milord, reprit Susannah, tous ces hommes me regardaient avec envie, comme ils eussent regardé une pièce d’étoffe fine, dont on peut tirer un bon prix. — Mon père jouissait de la jalousie générale et faisait parade de son trésor.

— Vous voyez, mes compères, continua-t-il en souriant, que Susannah n’est point pour moi un objet de luxe. Et pourtant, je ne vous ai pas tout dit. Le principal objet auquel je la destine doit rester un secret ; mais, croyez-moi, ce qu’on ne dit pas est toujours le meilleur, et il y a peut-être cinquante mille livres sterling sous ce mystère.

Les convives ouvrirent de grands yeux. Ismaïl tira négligemment de sa poche le portefeuille où il avait serré les billets contrefaits par Roboam.

— Mais buvons ! s’écria-t-il, et parlons d’autre chose… Eliezer, mon frère, voulez-vous m’escompter un effet de Dawes, Peebles and Sons ?

— L’argent est rare, dit Eliezer, dont le front souriant devint tout à coup sérieux. — De combien est cet effet, mon frère Ismaïl ?

— De quatre cent vingt-cinq livres et neuf shellings, Eliezer… Je vous laisserai volontiers les neuf shellings pour l’escompte.

— En vérité ! murmura le vieux juif ; neuf shellings et neuf livres avec pour l’escompte, mon compère… Je vous offre cela, parce que c’est vous… La commission, vous le savez, est de deux pour cent, ce qui fait huit livres dix shellings deux pence et demi.

— Soit ! dit gaîment Ismaïl, — je vous aime, même lorsque vous m’écorchez vif, frère Eliezer… Voici l’effet en question, endossé par Mac-Duff et Staunton d’York.

Il passa l’effet à Eliezer, qui mit sur son nez mince et pointu une paire de lunettes en pinces.

Les autres convives, à qui mon père avait fait un signe d’intelligence, buvaient, souriaient et regardaient Eliezer en dessous.

Celui-ci faisait subir au billet un minutieux examen.

Au bout de deux ou trois minutes, il ôta ses lunettes et tendit le papier à mon père.

— Réflexions faites, frère Ismaïl, je n’ai pas d’argent, dit-il d’un ton délibéré.

Mon père fronça le sourcil. Une violente contrariété se peignit sur son visage. — Les rieurs passèrent du côté d’Eliezer.

— Vous étiez disposé tout à l’heure ? commença-t-il.

— J’ai changé d’avis, interrompit sèchement Eliezer.

— Pourquoi ?

— Parce que le billet est faux, mon compère.

Ismaïl frappa violemment son poing contre la table. Les veines de son front se gonflèrent et deux rides se creusèrent au dessus des coins de sa moustache.

— C’est vrai, dit-il en essayant de garder son calme ; nos frères savent que je ne vous aurais point pris votre argent, Eliezer. Ils étaient prévenus : c’était une épreuve.

— À la bonne heure ! murmura le vieux juif en humant lentement son verre de vin ; — alors, l’épreuve est défavorable, voilà tout. Celui qui a fait ce billet est un âne.

— Par où pèche-t-il ?

— Par beaucoup d’endroits, mon frère. Il y a un anneau de trop au paraphe de Dawes, Peebles and Sons…

— C’est vrai ! murmura mon père.

— Il y a, continua Eliezer, un trait de plume tremblé dans la signature elle-même, et Peebles, qui signe d’ordinaire, a une main hardie et magnifique ; jamais il n’eût fait un P aussi gauchement.

— C’est vrai, gronda Ismaïl, dont la colère s’amassait terriblement.

— Il y a enfin, dit encore le vieux juif, une faute d’orthographe dans le corps du billet, et le commis de Peebles est une manière de grammairien…

— La faute d’orthographe y est ! s’écria mon père avec une véritable rage ; — elle y est, par Belzébuth !… Ah ! ce misérable Roboam se moque de moi… je vais le tuer !

Il but coup sur coup deux grands verres de vin, et se tourna vers moi.

— Allez chercher cette brute de Roboam, miss Suky, me dit-il ; allez, et tout de suite !

Je tremblais comme la feuille, mais je ne bougeai pas. J’aurais mieux aimé mourir, milord, que d’aller chercher le pauvre Roboam en ce moment.

Mon père, cependant, me répéta l’ordre d’une voix tonnante, et, voyant que je n’obéissais pas, il leva sa main sur moi dans le paroxysme de sa rage…

— Et il vous frappa, milady ?… interrompit Brian, qui était pâle et qui tremblait.

— Non, milord. Sa main retomba sans m’avoir touchée, puis il s’élança au dehors. L’instant d’après, il reparut traînant Roboam par les cheveux.

  1. Hell (enfer), nom donné dans l’usage aux maisons de jeu.