Les Mystères de Londres/1/28
Lady Jane B… s’était assise. Elle en avait en vérité grand besoin, après la série d’émotions qui venaient de l’assaillir.
Ce fut la contessa Cantacouzène qui prit la parole.
La petite femme, véhémentement mortifiée du sans-façon avec lequel le bon capitaine se permettait de la traiter, saisit cette occasion pour le remettre à sa place.
— Monsieur O’Chrane, dit-elle du bout des lèvres, c’est une chose bien simple et arrangée d’avance entre Leurs Seigneuries et moi. Votre rôle, monsieur O’Chrane, doit se borner à compter des bank-notes… Et peut-être devriez-vous davantage vous souvenir de ce que vous êtes lorsqu’il vous arrive d’avoir affaire à certaines personnes…
Le capitaine la regarda, étonné.
— À vous, Maudlin ! s’écria-t-il ; est-ce de vous, rusée commère, que vous voulez parler, de par Dieu ?…
— De grâce, monsieur O’Chrane, gardez le respect convenable…
— Du respect ! que Satan me grille comme une tranche de bœuf !… du respect, Maudlin, sac à mensonges, ma vieille et chère amie… du respect !… Et, au fait, de par Satan ! triste coquine, ma bonne, je n’ai aucune raison de vous refuser du respect… Que vous vous appeliez la comtesse Kent-Mac-Ushem, que diable, ou la duchesse de…
— Silence, monsieur !
— Ou mistress Beelzebuth, pardieu ! marquise des sept péchés capitaux, que le tonnerre m’écrase ! je n’y vois point d’empêchement, Maudlin, vieille pécheresse, mon estimable amie… Mais laissons cela… Vous me faites blasphémer comme un waterman ivre, fille de Satan, ma bonne, et je me vois forcé de faire de nouvelles excuses à milady, — que Dieu me damne !… Encore une fois, que voulez-vous ?
— Que la Vostre Altesse s’explique, dit la petite femme avec dépit : je ne veux plus parler à ce brutal.
— Brutal, tonnerre du ciel !… Brutal, Maudlin, vagabonde, comédienne, femelle de paillasse !…. Brutal, dites-vous, de par Dieu !… Eh bien ! Maudlin, ma chère, vous pouvez le dire et le répéter, si bon vous semble, je suis brutal avec vous, mais je sais me conduire avec les ladies… Voyons, milady, de par l’enfer ! causons tous les deux comme une paire d’amis… Vous venez chercher un colifichet, un brimborion, une bague ?…
— Un brimborion d’un demi-million ! murmura la petite femme.
— Je ne vous parle pas, Maudlin, effrontée bavarde… Vous venez chercher, milady, tonnerre du ciel ! une bague qu’on vous a empruntée, pardieu ! au théâtre de Covent-Garden… Le petit drôle qui a fait le coup est un misérable enfant, digne de toute notre estime, ma foi !… Quant à la bague, je l’ai dans ma poche, ou que le diable fasse tourner mon âme comme une toupie de six pences, durant l’éternité tout entière !
Lady Jane B… tendit le coffret de palissandre au capitaine.
— Voici de quoi la racheter, monsieur, dit-elle d’une voix timide.
— Vous voyez, Maudlin, s’écria le capitaine ; voici une véritable lady qui me salue en parlant, saltimbanque damnée… Merci, milady, merci, que diable, ma chère dame… Cette petite boîte est fort jolie, et je sais quelqu’un à qui elle fera un sensible plaisir… Combien y a-t-il dedans, s’il vous plaît ?
— Vingt mille livres, monsieur.
— Voyez, Maudlin, si cette lady ne m’appelle pas monsieur, de par l’enfer, aussi souvent qu’il le faut… Il y a toujours avantage, ou que Satan me brûle ! à converser avec des personnes de bonne compagnie.
Le capitaine ouvrit le coffret, mit sur son nez mince, maigre et busqué, une paire de lunettes en pince qu’il tira d’un vieil étui de cuir et se prit à compter minutieusement les bank-notes.
Tandis qu’il se livrait à ce travail, on entendit un sourd bourdonnement qui s’enfla rapidement et grandit jusqu’à devenir un mugissement rauque et assourdissant.
Ce bruit, d’une nature étrange, et dont lady Jane ne se souvenait point d’avoir entendu jamais le pareil, arrivait aux oreilles, confus et comme mélangé de mille éléments divers, par une bouche de métal semblable à celle que nous avons vue dans le Purgatoire.
— Quarante, quarante-cinq, cinquante, grommela le capitaine ; — dites à cette ruche immonde de rester en paix, Maudlin, je vous prie… cinquante-cinq, soixante…
La petite femme essaya d’obéir, mais sa courte taille la trahit encore une fois ; elle ne put atteindre le pavillon du conduit acoustique.
— Soixante-cinq, reprit le capitaine ; — montez sur une chaise, Maudlin, de par Dieu ! Soixante-dix… Milady, voici une bank-note de dix livres qui m’a tout l’air d’être de mauvais aloi.
Le vacarme redoublait cependant. On distinguait de menaçantes vociférations et d’horribles plaintes. — Le capitaine ne bougea pas. Il examina attentivement le billet suspect, le tâta, le fit passer devant le jour et secoua la tête d’un air mécontent.
— Du diable si cette bank-note est bonne ! dit-il.
— Au nom du ciel, monsieur ! dit lady Jane, épouvantée par les atroces clameurs que le conduit jetait, par torrents de vibrations, dans la salle, que se passe-t-il ici ?
— Ce n’est rien milady, rien du tout, le diable m’emporte… Deux coquins qui s’égorgent là-bas probablement… Ne faites pas attention.
— Et ne pourriez-vous donc l’empêcher, monsieur ?
— Si fait, milady, ma foi ! pour peu que ce bruit vous gêne… mais voyez si vous n’auriez pas une autre bank-note dans votre portefeuille. Paddy se leva, posa ses lunettes sur la table, écarta sans trop de façons la contessa Cantacouzène, qui se trouvait sur son passage, et mit sa bouche dans le conduit.
— Vous tairez-vous, rebuts de Newgate ! cria-t-il ; je suis tenté de vous mettre à la demi-ration pendant huit jours.
On n’entendit plus rien.
— Y a-t-il quelqu’un de tué ? cria encore le capitaine.
— Jock et Billy, répondit la voix du Purgatoire.
— Deux ? grommela Paddy ; — que le diable les emporte !
Il revint vers la table où lady Jane, tremblante et rendue à ses craintes par ce funèbre incident, lui tendit silencieusement une bank-note de dix livres qu’elle venait de prendre dans son portefeuille.
Le capitaine poursuivit son addition, droit, raide, grave et les lunettes sur le nez.
Quand il eut essayé, tourné, retourné la dernière bank-note, il ôta ses lunettes et remit les billets dans le coffret.
— Vingt mille ! grommela-t-il ; — elles y sont, sur ma foi !… cet avorton de Snail mérite bien ses dix livres… Milady, voici votre bague…
— Permettez ! dit la petite femme qui s’élança et saisit la bague au moment où Lady Jane avançait la main pour la prendre… Zo me charge de la remettre à la sienne échellenze !
— Que prétendez-vous ? demanda lady Jane avec inquiétude.
— Que la Vostre Altesse ne craigne rien… C’est un gage que ze garde zousqu’au moment où z’aurai l’honneur de prendre congé d’elle.
— Cela ne me regarde plus, dit stoïquement le capitaine ; — arrangez-vous, Dieu me punisse, comme vous voudrez… Milady, que diable ! au plaisir de revoir Votre Seigneurie !… Bonsoir, Maudlin, aventurière éhontée, ma bonne amie…
La petite femme, sans répondre à cet irrévérencieux salut, prit le chemin de la porte avec lady Jane.
Dans l’antichambre, elle s’arrêta.
— Z’aurais, dit-elle, oune grâce à demander à la vostre échellenze.
— Quelle grâce, madame ?
— La Vostre Altesse pousserait-elle la condescendance jusqu’à me permettre d’attacher ce voile sur son front ?
Lady Jane ne répondit pas.
— C’est une petite formalité tout à fait indispensable, reprit la comtesse ; — et si la vostre échellenze zouze à propos de refuser, nous serons forcées d’attendre la nuit pour sortir d’ici.
— La nuit ! répéta lady Jane effrayée ; la nuit ici ! — mon Dieu !… Faites, madame, faites ce que vous voudrez, et partons vite !
La petite femme déplia un voile de dentelle dont le tissu, rendu opaque par les broderies qui le surchargeaient, était en outre doublé de soie, et l’attacha fort adroitement sous le chapeau de lady Jane.
— Maintenant, dit-elle ensuite, je puis me rendre aux désirs de vostre échellenze… partons !
Elles descendirent les marches d’un escalier
Lady Jane voyait confusément le jour à travers le voile qui couvrait son visage, mais elle ne pouvait nullement distinguer les objets ; au bas de l’escalier, le vent frais qui vint la frapper lui apprit seulement qu’elle sortait de la maison.
Quelques minutes après, elle se retrouvait assise sur la banquette du fiacre, dont les rideaux rouges étaient toujours fermés. La petite femme l’aida complaisamment à détacher son voile.
— La Vostre Altesse pardonnera, dit-elle, toutes ces petites précautions. Ce n’est pas que nous n’ayons en elle la plus absolue confiance, mais le hasard aurait pu faire… tandis que comme cela, comme la vostre échellenze très sereine n’a pas vu les abords de notre petit établissement, elle n’aura point sujet de commettre des indiscrétions involontaires.
Le fiacre marcha pendant une heure environ. La petite femme parla ou se tut, ce qui était tout un pour lady Jane. Celle-ci, en effet, éprouvait une sorte d’éblouissement tenace et prolongé. Tout ce qu’elle venait de voir tournait tumultueusement autour de son imagination frappée. Elle voyait s’agiter les hideuses figures du Purgatoire ; la voix mugissante tonnait à son oreille ; elle entendait cette autre voix mystérieuse qui avait monté des profondeurs inconnues, apportant les noms de deux hommes morts !
Le fiacre s’arrêta enfin ; les deux rideaux de laine rouge s’abaissèrent. On était devant l’hôtel de lady Jane, qui demeurait immobile et semblait ne rien voir.
— Si la vostre échellenze veut descendre, dit la petite femme avec un salut respectueux, — voici sa maison.
Lady Jane ne bougea pas.
La contessa Cantacouzène se permit de lui prendre la main, qu’elle pressa doucement.
— Voici le diamant de la Vostre Altesse très illustre, poursuivit-elle.
Lady Jane laissa tomber sur la bague son regard morne. Mais aussitôt qu’elle l’eut aperçue, la mémoire lui revint brusquement. Elle la saisit avec une avidité irraisonnée, sauta dans la rue sans le secours du cocher qui lui tendait la main, et monta précipitamment les degrés de sa maison, à la porte de laquelle elle frappa sans relâche jusqu’à ce qu’on lui eût ouvert.
Avant d’entrer, elle jeta derrière elle un regard d’indescriptible terreur.
— Addio ! la vostre échellenze, addio ! dit doucement la contessa Cantacouzène.
Puis elle ajouta, en s’adressant au cocher :
— Wimpole-Street, Joe ! au galop ! nous sommes en retard.
Joe fouetta ses chevaux à tour de bras : le fiacre sauta convulsivement sur le pavé, éclaboussant au loin les passants des trottoirs, et s’arrêta enfin devant le no 9 de Wimpole-Street.
— Qu’on prépare la voiture dit la petite femme au groom qui lui ouvrit. — Où est ma nièce ?
— Madame la princesse est dans son boudoir avec un gentleman, répondit la femme de chambre française.
— Ah !… et milord ?
— Milord est en haut, madame la duchesse ; je viens de l’introduire… Annoncerai-je madame la duchesse à madame la princesse ?
— Non… montez à ma chambre, je vais m’habiller.
La contessa Cantacouzène, qui était la petite duchesse de Gèvres, ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi d’être Maudlin, comme l’appelait le bon capitaine Paddy O’Chrane, gagna l’étage habité par sa nièce, la veuve de feu le regrettable prince Philippe de Longueville. Là, au lieu d’entrer par la principale porte de l’appartement, elle prit une sorte de guichet latéral qui s’ouvrait sur les marches même de l’escalier, et entra dans un étroit corridor, au bout duquel se trouvait un cabinet noir. Vis-à-vis de la porte de ce cabinet, on voyait seulement une lueur douteuse, produite par quelques petits trous ménagés dans le verre noirci au vernis d’un large œil-de-bœuf.
La petite Française mit son œil à l’un de ces trous et vit, à trois pas d’elle, dans la chambre voisine, Brian de Lancester et la princesse, assis, l’un près de l’autre, sur un sopha.
— Voilà qui est au mieux, murmura-t-elle.
— Chut ! fit une voix dans l’ombre.
— Ah ! vous êtes là, milord ?… Que disent ces tourtereaux ?
— Ils se regardent, répondit milord.
— C’est fort spirituel ! répliqua la petite Française en ricanant.
Milord disait vrai. Susannah et Brian se regardaient. Il y avait long-temps déjà que M. de Lancester était là, et c’est à peine s’ils avaient échangé quelques rares paroles.
Brian n’était plus l’homme de la veille, distrait, occupé par une idée fixe et prêt à jouer devant une salle comble l’audacieuse comédie de sa vengeance. Il était grave, il était recueilli ; la passion qui s’imposait à lui, victorieuse, et à laquelle il ne se livrait qu’avec frayeur et doute, se lisait en lettres de feu dans ses regards charmés. Il craignait d’aimer trop et il avait raison de craindre, car il n’était point là en face de l’une de ces femmes, bourgeoises ou ladies, qu’on aime à ses loisirs, beaucoup ou peu, suivant les circonstances, qu’on idolâtre un jour de bonne humeur, qu’on rabroue un matin de spleen, qu’on reprend, qu’on quitte encore, et qui vous aident à tuer quelques unes de ces heures ennemies, où les plus doux se maudissent eux-mêmes, lorsqu’ils n’ont personne autre à maudire.
Susannah était une femme qu’il fallait prendre au sérieux, une de ces femmes qui envahissent votre vie et font leur place si large en votre cœur que toutes autres choses importantes ou futiles s’effacent et s’oublient.
Elle aussi regardait Brian tant qu’elle pouvait, et comme si elle eût redouté de perdre une parcelle du bonheur que lui donnait sa présence. Elle n’avait point changé depuis le soir précédent. Sa joie naïve ne se couvrait d’aucun voile de coquette pruderie. Elle laissait voir à nu son âme, où il y avait tant d’amour que les paroles étaient inutiles et n’eussent fait qu’apâlir ce que disait son regard.
Ils étaient ainsi tous deux : Brian craintif et s’effrayant de la pente où l’entraînait une passion qui, née de la veille, tyrannisait déjà sa volonté ; Susannah, confiante, heureuse, oubliant de longs mois de souffrance dans l’extase de ce premier jour de bonheur.
— Vous m’avez vu hier, dit enfin Brian ; vous m’avez compris et vous voulez m’aimer encore ?
— Si je le veux ! murmura Susannah ; — que Dieu est bon de n’avoir point fait de vous un meurtrier !
Leurs mains se rencontrèrent. Brian mit celle de Susannah sur son cœur.
— Roi ou mendiant, saint ou criminel, il aurait fallu que je vous aime, Brian, reprit-elle ; et si vous ne m’aimiez pas, je mourrais.
— Je vous aime, oh ! je vous aime, madame ! s’écria Brian avec une impétuosité qui faisait grand contraste à son flegme habituel. — Désormais, je ne puis que dire comme vous : il faut que je vous aime !… Je ne le voulais pas… ma vie n’est point de celles où l’amour ait une place commode… Je suis pauvre, et le peu que j’ai me vient d’une source étrange, précaire, ignorée… Je suis engagé dans une lutte folle qui doit me tuer quelque jour, et où la victoire même serait sans joie, madame… je suis enfin tout ce que ne sont point ceux qu’on aime et qui aiment…
— Et n’êtes-vous donc pas beau et noble, Brian, le plus noble et le plus beau ?
Lancester sourit avec tristesse.
— C’est joli ! dit tout bas la petite Française.
— C’est long, répliqua milord.
— Vous ne vous souvenez donc plus de vos belles années, Tyrrel ?
— Au diable, Maudlin !.. Le fait est que c’est une admirable fille… Chut !… voilà ce fier-à-bras changé en tourtereau qui va roucouler !
— Nous serons malheureux, Susannah, dit Brian, et ce doit être une angoisse terrible que de vous voir malheureuse !… Mais, maintenant, cette angoisse me semble préférable à celle de ne vous point voir… Écoutez… vous savez quelle est ma vie, et avec quelles armes, profitant de la folle faveur du monde, j’attaque mon ennemi, qui est mon frère… Il me reste à vous dire mon secret… mon seul secret.
Susannah se serra contre lui, reconnaissante.
Tyrrel et la petite Française tendirent avidement l’oreille.