Au Comptoir des imprimeurs unis (2p. 223-248).


XVI


INVENTAIRE DE POCHES.


Lorsque Snail et Mich, son beau-frère, arrivèrent devant le théâtre, la scène avait complètement changé d’aspect. Toute la population des tavernes, tous les divers groupes épars naguère dans Long-Acre, Harte-Street, Russell et Before-Lane, s’étaient rués à la fois devant la façade. Il y avait cohue factice, foule dont la moitié à peine représentait des spectateurs sérieux.

L’autre moitié se composait de voleurs et d’agents de police, les premiers travaillant, les autres regardant avec ce calme imperturbable qui va si bien aux policemen de Londres.

C’était un pêle-mêle, un désordre étranges et tels qu’on ne croirait point qu’il pût exister dans une ville civilisée. Les voleurs travaillaient avec une adresse méritante, mais surtout avec un aplomb miraculeux. Les foulards changeaient de poche comme par enchantement. Les bourses tombaient des goussets percés dans des mains à propos tendues ; les montres s’en allaient avec les chaînes de sûreté et les breloques et jusques aux clés.

À ce moment où les portes viennent de s’ouvrir, c’est la foule qui entre, le public, ce qu’ailleurs on appelle les gens de rien. On ne voyait sous le péristyle que d’honnêtes boutiquiers et leurs moitiés. Le lecteur aurait pu y reconnaître avec une satisfaction que nous sommes faits pour apprécier, mistress Crubb, mistress Black, mistress Brown et aussi mistress Bloomberry ; peut-être mistress Dodd et mistress Bull étaient-elles perdues quelque part dans la cohue. Ce qu’il y a de certain, c’est que mistress Foote et mistress Crosscairn les cherchaient activement sans les pouvoir trouver.

Du reste, ces huit excellentes et discrètes personnes devaient se souvenir long-temps de la représentation allemande, car leur huit tabatières passèrent dans la poche des hardis filous, qui eurent soin de ne point crier gare. Snail, pour sa part, en récolta deux et s’en servit pour entretenir l’amitié qui régnait entre lui et la jolie Madge.

Mais il y avait là, ma foi, bien d’autres personnes de notre connaissance.

Voyez ! au plus fort de la foule, un homme se glisse. On dirait un serpent se coulant au milieu d’une haie vive ; Ses mains manœuvrent avec une rapidité prodigieuse. Où donc disparaissent, bon Dieu ! tous les objets qu’il s’approprie ? Il ne dédaigne rien : foulards, mouchoirs de coton, montres, pans d’habits qu’il coupe sans que leur propriétaire s’en doute le moins du monde ; tout lui est bon. Il trouve place pour tout : ses mains s’emplissent incessamment et sont toujours vides.

Suivez bien ! voici un policeman de mauvaise humeur qui le prend sur le fait, — flagrante delicto. — Notre homme se retourne et lui adresse un sourire très aimable.

— Bien charmé de vous rencontrer, monsieur Handcuffs, lui dit-il avec courtoisie ; — je pense que mistress Handcuffs est en bonne santé, comme je le souhaite… Je vous cherchais depuis huit jours pour vous faire un petit présent.

Le policeman sourit à son tour, tend la main et reçoit un souverain qu’il fait disparaître avec une adresse qui sent d’une lieue son ancien filou.

— Bien le bonsoir ! reprend notre homme, — et mes respects sincères à mistress…

Il poursuit paisiblement sa besogne interrompue. — Il prend, il prend toujours ! Encore une fois, quel est donc cet homme et dans quel gouffre s’enfouit le produit de sa piraterie ?

Eh ! qui serait-ce donc, lecteur, sinon notre ami Bob-Lantern, qui a cinq poches à son paletot, quatre poches à son pantalon, trois à son gilet et nous ne savons combien à sa chemise ? qui, sinon Bob, gagnant comme il peut sa pauvre vie, et travaillant pour Tempérance, — le cher cœur ! — que bien des lords voudraient avoir et qui mesure cinq pieds six pouces au plus bas !

La vie est durement chère et Bob n’a pas des représentations allemandes tous les jours.

Çà et là, se montrent aussi quelques uns de nos émeutiers des bureaux Edward and Co : mais la plupart, endimanchés et pourvus de grosses maîtresses fabuleusement altérées, boivent dans les tavernes voisines les guinées de M. Smith.

Mais nulle part vous ne découvririez les larges épaules et la haute taille de la belle Tempérance. Tempérance, modèle accompli de fidélité conjugale, comparable à Pénélope, à Creüse, supérieure à Lucrèce, ne se mêle point ainsi à la foule et boit solitairement une quantité incroyable de gin, dans l’atmosphère brûlante de la cave de Saint-Giles. Elle boit, la vertueuse épouse, voilà son seul et innocent passe-temps. Vous n’obtiendriez point ses faveurs au prix d’un trône…

Mais, à l’aide d’un pot d’old-tom, vous apporteriez très positivement le trouble au sein du ménage de Bob-Lantern.

Passons des filous au public.

Au plus fort de la cohue, voici une tête maigre et longue qui dépasse toutes les autres têtes de quatre bons pouces pour le moins ; elle est grave, soutenue par un col de crin et s’emboîte entre deux épaules que recouvre un frac bleu.

Cette tête appartient à notre digne ami, le capitaine Paddy O’Chrane.

Le capitaine prend ce soir du loisir. Il vient de boire un bowl de cold-without[1], préparé comme il faut, par les mains de la fille qui a remplacé Susannah aux Armes de la Couronne. Il a son plus bel habit bleu à boutons noirs, il a sa plus jaune culotte chamois ; il est en bonne fortune.

En bonne fortune avec mistress Dorothy Burnett elle-même. Nous ne la pouvons point voir, parce que son rouge et gros visage est à un pied au dessous de la surface de la foule, mais elle est là, nous l’affirmons sur l’honneur, au bras du bon capitaine qui a grand’peine à retenir les marques de sa légitime fierté.

On entrait, cependant, mais on entrait lentement, et les voleurs avaient tout le temps de faire à loisir leur récolte.

— Patience, ma chère mistress Burnett, patience, Dorothy ! disait le bon capitaine ; — encore un petit quart d’heure et nous nous prélasserons dans deux bonnes places de galerie que j’ai louées, — Dieu me damne, Dorothy ! — au prix de deux shellings la pièce.

— Oh ! Paddy ! oh ! monsieur O’Chrane ! murmura mistress Burnett, — j’étouffe… Je donnerais six pences pour avoir de l’air !

Le capitaine, dont la tête recevait en plein le vent du soir qui ne pénétrait pas jusqu’à sa malheureuse compagne, enfouie dans la cohue, respira longuement et avec satisfaction.

— Où diable prenez-vous que l’air manque ici, Dorothy ? demanda-t-il ; le vent vous siffle dans les oreilles… Ah ! misérable drôle ! je t’y prends.

Ces derniers mots s’appliquaient à un personnage dont le capitaine venait de saisir la main dans sa poche. Il tenait ferme, mais ne pouvait point se retourner à cause de la pression de la foule.

— Messieurs, dit-il à ses voisins de derrière, — agissez en vrai Anglais, de par Dieu !… arrêtez-moi ce piteux coquin qui ne sait pas son métier, le diable m’emporte !

Personne ne répondit à cet appel, comme de juste. À Londres, la maxime : chacun pour soi est appliquée avec une rigueur inflexible.

— Dorothy ! s’écria le capitaine, dont le poignet commençait à faiblir ; dégagez votre bras, ou que Dieu vous confonde ! et tâchez de m’aider à retenir ce bandit.

Mistress Burnett essaya de se retourner et réussit à souffler comme une machine à vapeur, voilà tout.

Le filou, pendant cela, usant par une pression continue la force du poignet de Paddy, finit par lui faire lâcher prise et s’esquiva.

Le capitaine fouilla vivement sa poche.

— Le drôle n’en a pas eu le démenti ! grommela-t-il ; — je ne connais que ce coquin de Bob pour avoir un sang-froid pareil… Moi qui avais justement besoin de lui parler… Mon amour, on m’a volé mon foulard.

— Monsieur O’Chrane, répondit la tavernière, j’étouffe !

— Que le diable !… c’est-à-dire, mon amour, je vous plains sincèrement… Ce foulard m’avait coûté une demi-couronne dans Field-Lane, vous savez, mon amour ?

— Eh bien ! monsieur O’Chrane, je dis que Dieu vous a puni… Tous les foulards qu’on vend dans Field-Lane sont des foulards volés… J’étouffe, monsieur !… Et si vous achetiez vos mouchoirs dans d’honnêtes maisons, comme par exemple chez ma cousine mistress Crubb, ou bien encore…

— Ou bien encore chez le diable, madam !

— J’étouffe, monsieur !

Le capitaine Paddy O’Chrane et sa compagne mettaient à ce moment le pied sur le dernier degré du perron. Le supplice de la rouge tavernière touchait à son terme. Elle allait bientôt pouvoir respirer à pleine poitrine l’air fade et chaud qui, dans une salle de spectacle bien emplie, se dégage du parterre et va suffoquer le cintre. Cette perspective la soulageait par avance, de même que la vue du rivage guérit, dit-on, du mal de mer.

Parvenu au sommet du perron, le capitaine Paddy se dressa de toute sa hauteur, ce qui n’est pas peu dire, et jeta un regard circulaire dans la foule au dessous de soi. Il ne vit point ce qu’il cherchait sans doute, car il gronda sourdement, releva son col de crin et se haussa sur ses pointes. Dans cette nouvelle position, il figurait assez bien un baliveau, débris oublié d’une futaie haut lancée, qui dresse son tronc maigre et droit au milieu d’un taillis trapu. Son regard erra long-temps parmi la foule sans plus de succès que la première fois.

— C’est une chose étonnante, sur ma parole ! grommela-t-il en se laissant lourdement retomber sur ses talons ; — étonnante ou le diable m’emporte !… Il n’y a pas un seul de ces pervers coquins dans la foule… Et à qui diable veut-on que je m’adresse, si ce n’est à ces chers garçons ?

— Je sens un peu d’air, monsieur O’Chrane.

— Bien Dorothy, fort bien… Moi, je sens encore une main dans ma poche ; mais, de par tous les diables, celui-là ne m’échappera pas.

Le capitaine avait en effet saisi la main d’un second filou et la serrait à la broyer.

Un miaulement où il y avait de la douleur et de l’ironie se fit entendre derrière lui, et presque en même temps deux dents aiguës et tranchantes comme des dents de brochet s’enfoncèrent dans la chair de ses doigts.

— Snail, abominable matou ! s’écria Paddy en faisant de convulsifs efforts pour se retourner, — de par l’enfer, je te tordrai le cou si tu ne lâches pas ma main !

— Fi, capitaine, fi ! — de par l’enfer ! — répondit Snail après avoir donné un dernier coup de dent. — N’avez-vous pas honte de venir au spectacle sans foulard !… Baissez la tête que je vous dise quelque chose.

— Je veux mourir si cette maudite vipère ne m’a pas mordu jusqu’au sang ! grommela Paddy qui pourtant se baissa ; — qu’as-tu à me dire, Snail ?

— J’ai à vous dire, capitaine… Tiens ! c’est mistress Burnett des Armes de la Couronne ! … Pas dégoûté, monsieur O’Chrane !… J’ai à dire… De par Dieu ! comme mistres Burnett est rouge, capitaine !

— J’étouffe ! dit machinalement la pauvre tavernière, qu’un flux de foule avait rejetée dans son état de quasi-asphyxie.

— Elle étouffe, capitaine ! répéta Snail ; il faut donner des coups de poing dans le dos aux personnes qui étouffent… C’est connu !

Et Snail frappa bel et bien la grosse aubergiste entre les deux épaules.

— Oh ! monsieur O’Chrane ! oh !… râla-t-elle suffoquée à la fois par le manque d’air et la colère.

La cohue riait aux alentours.

— Là ! dit Snail ; la respectable dame est soulagée et me doit un verre de gin gratis pour le moins… Quant à vous, capitaine, ajouta-t-il tout bas, j’ai à vous dire qu’il y a du fun, ce soir, pour sûr !

— Comment sais-tu cela, maître scamp (gamin) ?

— Je sais cela… Eh ! mais, je sais bien des choses, capitaine, allez… Et pour ce qui est du lark[2] de ce soir, comptez-y !… Tous les amis sont à faire l’amour et à boire dans les flash-houses de Drury-Lane et de Bow-Street. Turnbull mugit comme un bœuf dans le spirit-shop, auprès du station-house[3]… Il boit comme un trou à la santé du pauvre Saunie qui est mort… Il y a eu convocation en grand, capitaine, et je parierais Madge contre mistress Burnett que nous allons danser ce soir le vrai bal des larkers !

Paddy et la dame de ses pensées touchaient presque au seuil du théâtre.

— C’est bon, petit tas de boue, c’est bon, cher et charmant enfant ! dit le capitaine entre ses dents. — Tu pourrais bien avoir raison, et du diable si mistress Burnett ne serait pas mieux à son comptoir qu’ici… Enfin n’importe, s’il y a bal, nous danserons.

— À bientôt, capitaine, reprit Snail ; — je ne vous en veux pas, au moins, pour le foulard que vous avez oublié d’apporter… Bien des respects à mistress Burnett !

— Et où vas-tu comme cela ? demanda Paddy.

— À The Pipe and Pot, capitaine ; si vous avez besoin de moi, venez. Vous trouverez là Madge, — ma femme, — ma sœur Loo, Mich et d’autres.

— Bien, Snail, que le diable t’emporte, mon fils !.. Allons, Dorothy, mon amour, entrons, s’il vous plaît.

Dorothy ne demandait pas mieux. Elle lâcha un instant le bras du capitaine et passa le seuil. Paddy se préparait à la suivre, mais il était dit que cette soirée serait pour lui grosse d’incidents bizarres.

Au moment où il allait franchir le seuil, deux mains se posèrent lourdement sur ses épaules, et une voix inconnue murmura ces mots à son oreille :

— Je vous défends de vous retourner pour me voir, gentleman of the night !

Paddy s’arrêta et ne bougea pas. — Le rush (presse, queue) continua d’entrer et le sépara de mistress Burnett qu’il perdit de vue.

— Connaissez-vous lady B…, la maîtresse du duc d’York ? demanda la voix.

— Oui, milord.

— Si elle vient, au premier acte, dans la loge de S. A. R., vous descendrez au foyer, de suite après le tombé du rideau. — Au foyer, un homme vous abordera et prononcera le mot. Vous ferez ce qu’il vous dira.

— Oui, milord.

— Si elle ne vient pas au premier acte, vous attendrez le second : si, au second, elle n’est pas venue, vous attendrez encore…

— Oui, milord… Et quelle sera, s’il vous plaît, ma besogne ?

Les mains cessèrent de s’appuyer sur les hautes épaules de Paddy.

— Point de réponse ! grommela-t-il. — Du diable si je ne donnerais pas un shelling ou deux pour voir la figure de ce mystérieux coquin, — que je respecte, comme c’est mon devoir… Toujours des secrets ! Je ne suis pas curieux : mais si je ne savais que milords de la Nuit sont plus puissants qu’il ne faut pour me faire pendre, je trouverais bien moyen de voir clair en tout ceci.

— Paddy ! monsieur O’Chrane ! cria une voix lamentable sous le péristyle intérieur du théâtre.

— Bien, Dorothy, mon amour, gros robinet à gin ! répondit le capitaine : — Dieu me damne ! il faut bien faire ses affaires.

Et le bon Paddy entra sans oser se retourner pour voir le propriétaire de cette voix mystérieuse qui venait de lui parler à l’oreille.

  1. Mot à mot : froid-sans. — Les habitués des tavernes se servent de ce terme pour désigner le grog froid-sans sucre.
  2. Fun et Lark dans l’argot populaire ont la même signification ; mais lark qui veut dire proprement alouette, est bien plus usité et employé par les gentlemen du plus haut ton. — Le fameux marquis de Waterford est, entre autres choses, un larker. Quant au fun, c’est une farce, un tapage, une noce, comme diraient parfois nos faubouriens.
  3. Flash-house, cabaret où il y a des filles de mauvaise vie ; spirit-shop, débit de rhum, eau-de-vie et whisky ; station-house, corps-de-garde dont la destination est la même que notre violon national.