Au Comptoir des imprimeurs unis (2p. 37-84).


X


FAITS ET GESTES DE BOB-LANTERN.


En sortant de la maison Edward and C°, Bob-Lantern joua des jambes et des coudes le long du boueux trottoir de Cheapside et remonta vers le quartier Saint-Giles. Cet honnête et digne garçon poussait très fort les enfants et mettait ses coudes noueux dans la poitrine des femmes ; mais si quelque gentleman lui barrait le passage, il se hâtait de faire un circuit ou de s’effacer de son mieux. Telle est la chevaleresque coutume des bonnes gens de Londres.

Bob-Lantern rasait les maisons et perçait le brouillard avec une agilité que ne semblaient point promettre ses formes disgracieuses et l’apathie ordinaire de ses mouvements. Il eut bientôt franchi l’espace qui sépare Cornhill du fangeux labyrinthe qui porte le nom de Saint-Giles, et enfila une ruelle étroite et tortueuse où l’air s’épaississait, où le brouillard se faisait si lourd et si opaque qu’on voyait à peine devant soi, bien qu’il ne fût guère que midi.

Il poussa une porte de bois, dont les planches vermoulues et comme pulvérulentes se reliaient par des crampons de fer rouillé.

La maison où il entrait ainsi, comme presque toutes celles de cet immonde quartier, n’avait qu’un étage. Bob Lantern ne demeurait point au rez-de-chaussée ; il n’habitait point non plus le premier : l’escalier qu’il prit fut celui de la cave.

À mesure qu’il descendait, une atmosphère chaude et pesante l’enveloppait ; des miasmes fétides emplissaient sa poitrine. Un autre eût été révolté, peut-être suffoqué ; mais Bob-Lantern accueillit ces exhalaisons comme un cheval accueille la bonne odeur de l’écurie. Il poussa un grognement de bien-être, tâta sa poche pour s’assurer que son pécule avait résisté aux dangers du voyage, et souleva le loquet d’une porte en plein-cintre qui donnait entrée dans une manière de cellier chauffé à trente degrés centigrades par un poêle en fonte rempli de coke incandescent.

— Dieu me pardonne, Tempérance, dit-il en entrant, tu te brûles comme une vieille damnée que tu es.

Personne ne répondit. — Le poêle, rouge, ronflait comme un soufflet de forge.

— Tempérance ! reprit Bob-Lantern ; Tempérance ! fille de Satan, me répondras-tu ?

Un ronflement humain se mêla au ronflement du poêle, et une voix grondeuse prononça ces mots avec le lourd bégaiement du sommeil :

— Encore un verre, mistress Goose ; le gin est bon, et c’est le vieux Bob qui paie.

Lantern bondit comme un tigre vers l’endroit de la cave où la voix s’était fait entendre. Un instant il disparut dans la profonde obscurité qui régnait partout où ne frappait point la lueur rougeâtre sortant de la porte du poêle, puis il revint traînant après soi un objet inerte, une sorte de paquet massif et d’un considérable volume.

Arrivé auprès du poêle, il lâcha prise. Le paquet s’affaissa immobile.

— Elle est ivre comme un tonneau de porter ! s’écria-t-il avec colère. — Tempérance ! sorcière maudite ! Tempérance !

Tempérance, — c’était le nom du paquet, — ne bougea pas.

— Dieu me damne, reprit Bob ; elle ne peut pas rester ici… je saurai bien l’éveiller, peut-être.

Il saisit le tisonnier brûlant et l’approcha des narines de Tempérance qui tressauta violemment et se dressa, chancelante, sur ses pieds.

C’était une grande et forte femme de quarante ans, dont le teint ardent et les yeux rougis accusaient la passion favorite.

— J’ai soif ! dit-elle d’une voix rauque en abaissant sur Bob son regard hébété.

— Ah ! tu as soif, éponge ! riposta celui-ci qui brandit son tisonnier ; — tu as soif !… Quand je travaille toute la journée pour gagner quelques misérables pences, tu as soif, tu bois et tu t’enivres… Dieu m’écrase, Tempérance, quelque jour, je te briserai sa tête contre le mur.

Malgré l’énergie brutale de ces menaces, il y avait de la tendresse dans la voix de Bob, tandis qu’il parlait ainsi.

— Eh ! là ! là ! mon joli Bob, répartit la grande femme, — un verre de plus, un verre de moins… Pardieu ! vois-tu, le gosier me brûle…

— Du gin plein l’estomac, du coke plein le poêle… me crois-tu donc riche pour aller de ce train-là, femme ?

Tempérance avait fait machinalement le tour du poêle et s’était approchée d’une table où il y avait un verre et une cruche de genièvre, tous deux vides.

— Pas une goutte ! grommela-t-elle avec dépit. — Mon joli Bob, n’as-tu pas dans ta poche quelque demi-couronne pour faire plaisir à ta petite femme ?

— Une demi-couronne, damnée ! C’est le gain d’un homme pour huit heures de travail. Tu me ruineras…

— J’ai soif ! interrompit Tempérance, qui s’était accroupie derrière le poêle et commençait à se rendormir.

— Il faut pourtant que je la renvoie ! murmura Bob ; si elle savait… Femme, ajouta-t-il tout haut, je veux que le diable m’emporte si je puis te rien refuser… Tiens, voilà six pences… va boire.

— Six pences !… Mon joli Bob, encore six autres !

Lantern fronça ses sourcils fauves et leva son tisonnier d’un air menaçant. Tempérance, à qui l’idée de humer deux ou trois verres de gin rendait des jambes, déguerpit et remonta l’escalier en chantant.

Lantern la suivit doucement jusqu’à la porte de la rue, qu’il referma derrière elle. Cela fait, il revint en son réduit, dont il barricada soigneusement la porte.

— Est-il possible, murmura-t-il en allumant une lampe au feu du poêle, — qu’un bijou de femme comme cela ait des goûts de dépense semblables… Cinq pieds six pouces !… et des couleurs !… On ferait tout le quartier Saint-Gilles, et Holborn, pardieu ! et Cheapside, ma foi !… et Cornhill !… et Whitechapel, ou le diable m’étrangle par dessus le marché, sans trouver sa pareille… Je souhaite que le tonnerre me brûle s’il n’y a pas bien des lords qui la voudraient pour lady… À propos de lord, ma course d’hier soir pourra servir à deux fins… Le comte est un fier connaisseur, et cette petite quêteuse est bien la plus gentille fillette… pas pour moi : je préfère les femmes de taille ; mais pour les gentlemen qui aiment à promener des maîtresses de cinq pieds… Cinq pieds !

Lantern haussa les épaules et se dirigea vers un des angles de sa cave.

— De sorte que, poursuivit-il, le comte de White-Manor mordra comme il faut à l’hameçon… C’est une cinquantaine de guinées, — l’un dans l’autre, — que me vaudra cette colombe méthodiste… peut-être davantage… ça tombera bien ! la vie est durement chère et Tempérance boirait la Tamise… Il faut dire qu’elle a des qualités…

Il tâta l’une des pierres de la muraille, qui céda sous la pression de son doigt.

— Et cinq pieds six pouces ! ajouta-t-il, et même une idée de plus.

La pierre, sollicitée par sa base, bascula et tomba, laissant à découvert un trou large et profond. Lantern y plongea son regard. Il ne parlait plus. Une joie avide et passionnée faisait scintiller ses petits yeux, derrière les poils recourbés de ses sourcils.

Il posa la lampe allumée par terre et s’en fut écouter à la porte.

Puis, en deux sauts, il regagna son trou et y jeta ses deux mains convulsivement ouvertes. Tout son corps eut un frémissement et le trou rendit un bruit d’or qu’on remue.

Le visage de Lantern, éclairé d’en bas par la lampe posée à terre, reflétait les énergiques élancements d’une jouissance parvenue à son paroxysme. Il remua l’or doucement d’abord et comme on caresse une femme aimée, puis ses deux mains se crispèrent ; il murmura des mots étranges ; ses doigts semblèrent pétrir son trésor.

Nous ne saurions dire au juste combien de livres contenait cette caisse d’espèce originale, mais le trou était grand, et quelquefois les bras de Lantern disparaissaient dans l’or jusqu’au coude.

Il en retirait parfois de pleines poignées qu’il élevait follement au dessus de sa tête pour les rejeter avec bruit dans le trou.

Quand il se fut bel et bien soûlé de la vue et du contact de son trésor, il sortit de sa poche les sept souverains qu’il avait récoltés dans la maison de commerce Edward and C°, et les envoya rejoindre le reste.

— Pauvres petits amours ! soupira-t-il ; — c’était bien chaudement dans ma poche !… N’ayez pas peur, je reviendrai vous voir ; je vous amènerai de la compagnie, s’il plaît à Dieu !

Il regarda encore, il toucha encore. L’excellent Bob avait grand’peine à se séparer de son cher pécule. Enfin, après avoir hésité long-temps, il replaça la pierre et l’enfonça si adroitement que l’œil le plus exercé n’aurait pu la distinguer des autres pierres, ses voisines.

— Tempérance a le nez fin quand elle n’est pas ivre, dit-il ; mais elle est toujours ivre, et je suis plus fin qu’elle, moi !… D’ailleurs, ajouta-t-il en défaisant les barricades intérieures de sa porte, — n’est-ce pas pour elle que je travaille, le cher cœur !

Quelques minutes après, Bob-Lantern franchissait la dernière marche de son escalier et revoyait le jour, c’est-à-dire l’épais brouillard qui emplissait la ruelle. À quelques pas de chez lui, dans une taverne enfumée, il aperçut sa compagne Tempérance qui dormait, la tête sur la table.

— Quel dommage ! grommela-t-il avec regret ; — une femme de cinq pieds six pouces !

Il recommença la course précipitée que nous lui avons vu déjà fournir et rasa les maisons avec une rapidité de locomotive.

Il était environ deux heures après midi.

Une fois hors du quartier Saint-Giles, Bob-Lantern se lança dans Oxfort-Street, et, méprisant désormais les trottoirs, éclaboussa les fiacres en galopant dans la boue. Sa course le mena au milieu de Portman-Square, devant une grande maison d’aspect opulent, dont, selon l’usage, une grille défendait la façade.

Entre la grille et la maison, des deux côtés du perron, une armée de grooms et de valets oisifs causaient et riaient.

Bob-Lantern mit le pied sur la première marche de l’escalier.

— Que veut ce drôle ? cria un apprenti jockey du poids de quinze kilogrammes.

— Mon bon petit monsieur Tulipp, répondit Bob, vous ne me remettez pas ?

— Quelque mendiant !…

— Fi donc ! s’écria Bob avec un beau mouvement de fierté.

Et il ajouta à part soi :

— Je ne mendie jamais que le soir, entends-tu, quart d’homme !… Mon bon petit monsieur, reprit-il tout haut, je suis votre serviteur Bob-Lantern.

— C’est juste, s’écrièrent deux ou trois grooms, Bob-Lantern, l’époux de mistress Tempérance…

— Pour vous servir, mes bons messieurs.

— Et que veux-tu ?

— Vous offrir mes respects… et voir, si ça se peut, l’intendant de milord.

— L’intendant est en affaires.

— C’est son état et ça ne fait rien… M. Paterson et moi nous sommes de vieilles connaissances, soit dit sans orgueil ; je suis sûr qu’il verra ma face avec plaisir.

— Oh ! oh ! master Bob ! promettez-nous alors votre haute protection… Tulipp ! va annoncer master Bob.

— Faites place à master Bob !

— À master Bob-Lantern !…

— Époux de mistress Tempérance, la bien nommée !

— Pour vous servir, mes bons messieurs, pour vous servir, murmura Bob, qui passa tête nue et sans perdre son humble sourire au milieu des gros quolibets de cette valetaille.

Bob-Lantern était un homme prudent.

L’apprenti jockey Tulipp voulut bien, pour cette fois seulement, descendre aux fonctions de groom, et précéda Bob dans l’escalier qui conduisait aux étages supérieurs.

— Tu attendras long-temps, puissant Bob, dit-il en ricanant, car il y a déjà bien du monde dans l’antichambre de M. Paterson.

— Que voulez-vous, mon bon petit monsieur Tulipp, répondit Bob, — la vie est durement chère, et j’ai grand besoin de travailler pour gagner mon pauvre pain ; — mais, s’il faut attendre, j’attendrai.

Il y avait en effet foule nombreuse dans l’antichambre de l’intendant. C’étaient cinq ou six tenanciers de milord qui venaient renouveler leurs fermages, des fournisseurs, des clients, dans le sens latin du mot, et une demi-douzaine de maquignons, prenant titre de maîtres de haras.

Tulipp entr’ouvrit la porte de M. Paterson et prononça le nom de Lantern.

Les pauvres diables, qui attendaient là depuis plusieurs heures peut-être, plongèrent un avide regard par l’ouverture de la porte afin de voir quel était l’importun dont la visite prolongée outre mesure leur barrait impitoyablement le seuil de M. l’intendant. Ils regardèrent de leur mieux, mais ils ne virent personne que M. Paterson lui-même, qui, demi-couché sur un fauteuil à bas dossier, appuyait ses gros pieds sur la grille de sa cheminée, et se curait les dents avec un très grand soin.

Les fournisseurs, fermiers et maquignons pensèrent qu’ils ne voyaient pas tout.

— Lantern ! répéta M. Paterson, sans, regarder Tulipp… Ah diable ! Lantern, dis-tu… Qu’est-ce que c’est que Lantern ?

— C’est moi, s’il plaît à Votre Honneur, répondit Bob qui voulut s’avancer.

— Après nous, l’homme, après nous ! prononcèrent en chœur les fermiers, fournisseurs et maquignons.

— Il me semble que je connais cette voix, murmura Paterson. — Eh ! j’y suis ! ce Lantern est un coquin de mérite… Fais entrer !

Il s’éleva un murmure parmi les fermiers, fournisseurs et maquignons, qui firent mine de barrer le passage.

— Mes bons messieurs… commençait Bob avec son humilité ordinaire quand il parlait à plus fort que soi…

Mais il n’eut pas besoin de se mettre en frais d’éloquence. Tulipp, qui tenait encore à la main une longue brosse mouillée, se précipita vaillamment et distribua une pluie d’eau noire à droite et à gauche ; maquignons, fournisseurs et fermiers se reculèrent en grognant.

Bob se hâta de profiter de la route frayée et passa, en saluant à la ronde.

— Ferme la porte, lui dit M. Paterson sans se tourner de son côté.

Bob ferma la porte.

— Avance ici, dit encore l’intendant.

Bob s’avança.

M. Paterson était un homme de taille moyenne, légèrement obèse, dont les cheveux rares et parfaitement incolores encadraient un visage blafard. Au milieu de ce visage rayonnait un nez charnu, couleur de feu. Ce nez était prodigieux. On l’avait vu pâlir deux ou trois fois durant les cinquante années que M. Paterson avait passées sur terre ; mais en ces cas, par une réaction explicable, ses joues jaunâtres d’ordinaire étaient devenues pourpres. Évidemment ce nez avait la propriété de déteindre sur le visage.

La physionomie de M. Paterson exprimait, en somme, un calme apathique, presque brutal. Ses yeux ne disaient rien. Sa bouche, plate et pincée, parlait avec grimaces et par soubresauts, comme si les mots eussent écorché son larynx en passant. Le type anglais se révélait chez lui surtout par l’excès de l’élément lymphatique.

Bob, en entrant, fit comme les patients de l’antichambre ; il regarda tout autour de lui, mais il ne vit personne. M. Paterson n’avait d’autre motif pour ne point recevoir que son bon plaisir et son cure-dents.

Au bout d’une minute environ, il leva les yeux sur Bob et haussa les épaules.

— Tu vends quelque chose ? dit-il en cherchant une plaisanterie qu’il ne trouva pas ; — quelque chose comme ?… Oui, par le diable ; quelque chose qui… tu m’entends, méchant drôle !

Bob se mit à rire débonnairement.

— C’est plaisant ce que vient de dire Votre Honneur, murmura-t-il ; — le fait est que je vends quelque chose comme cela.

— Tu arrives mal ; ta marchandise est en baisse ici… Milord n’en veut plus.

— C’est fâcheux, répartit Bob avec froideur ; fâcheux pour Sa Seigneurie, car, pour moi, voyez-vous, monsieur Paterson, je ne suis pas exposé à garder long-temps cette marchandise, — comme vous appelez cela, — en magasin.

— Elle est donc bien jolie ? demanda l’intendant.

— Un ange !… Et encore je voudrais parier qu’il n’y a pas beaucoup d’anges comme cela.

M. Paterson haussa une seconde fois les épaules.

— Les maquignons vantent leurs chevaux, dit-il sentencieusement.

— Votre Honneur pourrait la voir…

— À quoi bon ?… Milord est blasé, mon pauvre Jack-Lantern.

— Bob-Lantern, s’il plaît à Votre Honneur… Ah ! milord est ?… je n’ai pas bien compris.

— Blasé !… Tu ne saisis pas ?… C’est un mot qui nous vient de France, comme les vins frelatés et les petits couteaux de deux pences… Il veut dire… Ma foi ! c’est difficile à expliquer, honnête Jack…

— Bob, s’il plaît à Votre Honneur.

— Honnête Bob… c’est difficile… Dis-moi, as-tu quelquefois mangé plus de tranches de bœuf rôti que ton estomac n’en pouvait contenir ?

— Rarement, Votre Honneur, la vie est si durement chère !…

— Enfin cela t’est arrivé une fois ou cent fois, peu importe… Eh bien, ce jour-là tu étais blasé sur le bœuf.

— C’est-à-dire que je n’en voulais plus.

— Juste !… Milord ne veut plus d’anges.

— Parce qu’il en a trop consommé… je conçois cela… Mais, à ce compte, ma femme Tempérance devrait être depuis long-temps blasée sur le gin… Quant à ce qui est de milord, c’est un grand dommage pour Sa Seigneurie… Fâché d’avoir dérangé pour rien Votre Honneur.

Lantern salua bien bas et prit le chemin de la porte. Au moment où il touchait le seuil, la voix de Paterson l’arrêta.

— Quel âge a-t-elle ? demanda celui-ci d’un air qui voulait être négligent.

— Quelque chose comme dix-sept ans… peut-être dix-huit ans… Ah ! Votre Honneur, c’est frais comme une cerise, c’est élancé comme une baguette de saule, c’est gracieux, c’est gentil, c’est blond, c’est modeste…

— Ta, ta, ta, ta ! interrompit l’intendant ; où demeure-t-elle ?

— Ceci fait partie de ce qu’on m’achète, répondit Lantern avec un ignoble sourire ; — la rue et le numéro, c’est la moitié de la chose… et d’ailleurs, milord est… je ne me souviens pas du mot, mais je sais que Sa Seigneurie est comme moi quand j’ai mangé trop de tranches de bœuf… elle n’a plus d’appétit.

— Écoute, honnête John, reprit Paterson.

— Bob, s’il plaît à Votre Honneur.

— Jack, Bob ou John, tout cela me plaît, mon garçon ; mais ne m’interromps plus… on pourrait tenter un dernier essai… Si elle est aussi charmante que tu le dis…

— Mille fois plus charmante !

— Peut-être que milord ne pourrait la voir sans l’aimer.

— Je veux que Dieu me damne s’il le pourrait, Votre Honneur.

— Il faut essayer.

— C’est mon avis.

— Aussi bien, depuis que milord a changé de vie, mon crédit se perd. Croirais-tu bien, honnête Jack, que Sa Seigneurie m’a demandé l’autre jour quelques explications sur ses affaires ?

Bob prit un air profondément stupéfait.

— Est-ce bien possible ! dit-il sans rire.

— Ce n’est que trop vrai… Il est temps de le remettre en sa route. Je verrai cette jeune fille.

— À la bonne heure !

— Je la verrai dès demain.

— Quand Votre Honneur voudra.

— Que te faut-il ?

Bob revint vers le foyer et mit son coude sur la tablette de la cheminée.

— Je vous dirai son nom, je vous dirai son adresse, et vous me compterez trente souverains d’or, répondit-il.

— Tu es fou, digne John ! s’écria l’intendant. Trente souverains pour une adresse !

— Et un nom… le nom et l’adresse de la plus jolie miss de Londres. Que faut-il de plus ? Votre Honneur n’a-t-il pas de l’argent pour faire le reste ?

— Mais, trente souverains…

— C’est pour rien… Quand vous l’aurez vue, vous direz : ce pauvre Bob-Lantern est un sot. Cela vaut cent guinées.

— Tout autre que toi aurait pu rencontrer cette jeune miss.

— Londres est grand. Si Votre Honneur veut chercher, je ne m’y oppose pas.

Monsieur Paterson réfléchit un instant, puis il se leva sans mot dire et se dirigea vers son secrétaire. Bob le suivit d’un regard avide.

L’intendant ouvrit l’un des tiroirs et compta lentement trente souverains d’or.

— C’est cher, murmura-t-il, mais ce drôle ne m’a jamais trompé. C’est le plus fin limier de Londres pour ces sortes, de choses… Et puis, en définitive, c’est milord qui paie… Approche ici, continua-t-il tout haut : si tu me trompes !…

— Allons donc ! interrompit Bob ; Votre Honneur se moque, je ne voudrais pas, pour si peu, perdre une pratique comme lui.

— Prends cela !

Bob ne se le fit point répéter. Il saisit l’or et le fit disparaître comme par enchantement dans une de ses vastes poches.

— Anna Mac-Farlane, dit-il ensuite à voix basse, tandis que Paterson écrivait sous sa dictée, — 32, Cornhill, vis-à-vis de Finch-Lane ; deux sœurs, une vieille tante ou mère… un blanc-bec qui doit être un frère ou un cousin.

— Je n’aime pas le blanc-bec ! grommela l’intendant.

— Ça gêne ; mais… au besoin… j’entreprends aussi ces sortes d’affaires.

Lantern avait fait un geste atroce, à la signification duquel on ne pouvait point se méprendre. M. Paterson le regarda en face et se prit à rire.

— Tu dois amasser des millions, digne Jack ! dit-il après un silence.

— Moi !… la vie est durement chère, Votre Honneur ; je n’ai pas un penny vaillant outre les trente souverains que je viens de recevoir… Adieu, Votre Honneur, et merci ! je reviendrai dans quinze jours voir si l’on a besoin de moi… à moins que le blanc-bec ne vous offusque par trop.

— Reviens demain, dit Paterson.

Bob fit un signe affirmatif et sortit. Les fermiers, les fournisseurs et les maquignons le regardèrent passer avec une hargneuse envie. Lui sortit en les saluant humblement.

Quand il fut parti, la sonnette de l’intendant se fit entendre, et un valet vint annoncer aux patients de l’antichambre que Son Honneur ne recevrait plus que le lendemain.

Bob reprit intrépidement sa course ; mais comme il était quatre heures après midi et que la nuit de Londres commençait, il eut soin de tenir sa main sur la poche qui renfermait ses trente souverains.

— Voilà une bonne affaire ! se disait-il ; je donnerai six pences à Tempérance.

Un monsieur bien couvert lui barra le trottoir, au moment où il retournait vers Finch-Lane ; Bob voulut passer à droite ou à gauche ; mais le monsieur l’arrêta d’un geste et lui dit avec un fort accent français :

— Mon ami, l’église Saint-Paul ?

— C’est une belle église, répondit froidement Lantern.

— Pourriez-vous m’indiquer la route ?

— Hé ! hé ! dit Bob, c’est malaisé ; mais pour deux shellings je le ferais.

— Deux shellings, se récria le Français ; pour un mot !…

— Allons, je le ferai pour un shelling, puisque vous n’êtes pas un Russe, monsieur le Français…

Bob tendit la main. L’étranger y mit un shelling en grondant quelques paroles peu flatteuses contre l’hospitalité anglaise.

— C’est bon, dit Bob… Eh bien, milord, ne changez point de chemin, faites cent pas tout droit devant vous, et vous rencontrerez le portail de Saint-Paul.

— J’y allais donc ? demanda le Français.

— Directement, milord.

Bob passa de côté et se jeta dans la foule, laissant le Français partagé entre l’étonnement et le dépit.

— Maintenant, se dit Bob, irai-je chez le blanc-bec lui vendre le nom de M. Edward ?… Non. Il faut laisser aller les choses. Cela le mettrait en défiance et pourrait empêcher l’affaire de marcher convenablement… Ah ! ah ! ah ! le bon marché qu’a fait M. Paterson ! M. Edward lui soufflera la belle avant qu’il ait le temps de dire zest ! Cela le regarde.

En conséquence, Bob ne poursuivit point sa route vers Finch-Lane. Comme il n’était pas encore l’heure de se coucher, il voulut utiliser le reste de sa journée. Bob était un effréné travailleur.

— Ce soir, pensa-t-il, j’irai voir mes amis de la Résurrection… Leur besogne est durement désagréable et ça n’est pas payé… mais il faut bien gagner son pauvre pain… Dieu me damne ! le temps est bon pour mendier ce soir. Le brouillard est chaud et les vieilles femmes sortent de leur trou… Attention aux policemen !

Bob, en finissant ces mots, fit un haut-le-corps qui disloqua entièrement son torse et lui donna l’aspect le plus misérable que gueux puisse désirer. L’une de ses épaules se haussa, tandis que l’autre s’effaçait ; son bras gauche, tordu et retourné, joua merveilleusement la paralysie. Sa jambe gauche volontairement raccourcie, boita et donna à toute sa personne un mouvement de tangage qui faisait compassion à voir.

Il jeta autour de soi un regard circulaire et cauteleux pour s’assurer que le trottoir était pur de tout agent de police.

Un second regard tria, parmi la foule, une vieille dame au grand chapeau noir qui ne pouvait être moins que la veuve d’un patron de barque ou d’un bosseman décédé au service de l’état.

Bob se traîna vers elle en se balançant comme un sloop battu par la tempête.

— Respectable madam, murmura-t-il derrière elle, je n’ai pas mangé depuis cinq jours et demi.

La dame pressa le pas.

— Ô bonne mistress ! reprit Bob, ayez compassion d’un malheureux marin qu’une blessure reçue à la mémorable bataille de Trafalgar, sous les yeux du glorieux Nelson, empêche de travailler et réduit au triste métier de mendiant !

— Je n’ai rien, brave homme, dit la dame.

— Hélas ! reprit encore Bob, je tendrai donc encore aujourd’hui en vain cette main qui a touché celle du grand Nelson…

La dame regarda la main de Bob. Le nom de Nelson est toujours d’un effet puissant sur une oreille anglaise.

— Ayez compassion, bonne mistress, ou je vais mourir à vos pieds sur le pavé..

La dame fouilla dans son vaste sac et en retira une demi-couronne qui sans doute devait servir ce soir à sa partie de whist. Bob baisa la couronne et promit à la dame les bénédictions de Dieu.

— Milady ! s’écria-t-il en s’attachant aux pas d’une seconde victime qui, selon lui, avait une tournure tory, — ne laissez pas périr d’inanition un brave soldat de notre demi-dieu, Sa Grâce le puissant duc de Wellington… J’ai cinquante-trois blessures, noble lady, et Napoléon, — Napoléon en personne, je le jure sur mon salut, m’a brisé la jambe d’un coup de botte forte…

Milady lui donna un shelling pour s’en débarrasser.

Bob continua ce jeu durant une heure environ avec diverses chances de succès. Il récolta ainsi un certain nombre de couronnes ; mais il empocha grand nombre de rebuffades et une demi-douzaine de coups de canne que lui octroya un membre du parlement à pied, qu’il avait pris pour un marchand de cigares de contrebande.

Au moment où il allait quitter la partie, il aperçut une antique mistress dont l’aspect le tenta fortement. Bob ne savait point résister aux tentations de ce genre. Il aborda la vieille dame et commença un poétique récit de la bataille de Trafalgar. Au milieu de son récit, il sentit une lourde main se poser sur son épaule.

Bob ne prit point la peine de se retourner. Il connaissait la main des policemen.

Par un mouvement rapide comme l’éclair, il rendit à son torse sa forme accoutumée, et se baissant tout-à-coup, il fit lâcher prise à l’agent : avant que celui-ci eût pris une attitude de défense, les deux poings de Bob frappèrent en même temps sa poitrine qui sonna comme un tambour.

L’agent tomba dans la boue au grand plaisir des cokneys. Bob s’en alla le cœur paisible. La soirée s’avançait. Il possédait bien encore quelques petites industries qu’il mettait en pratique à ses heures de loisir, mais, ce soir, il se sentait pris de tendres pensées à l’endroit de Tempérance, dont les cinq pieds six pouces ne lui avaient jamais semblé si pleins de charmes.

— Je verrai les gens de la Résurrection une autre fois, se dit-il. La journée n’a pas été mauvaise et je suis fatigué. — Bishop me ferait passer la nuit pour une guinée… Une guinée est quelque chose !… Mais Tempérance m’attend, la pauvre chère belle… Je veux que Dieu me damne si je ne donnerais pas dix shellings pour qu’elle ne s’enivrât que six fois par semaine !

Bob reprit donc le chemin de Saint-Giles par Holborn : il marchait maintenant le front haut et les mains dans les poches, comme fait tout honnête homme dont la conscience est tranquille et qui a reçu le prix d’un labeur honorable.