Au Comptoir des imprimeurs unis (1p. 273-313).


VII


EDWARD AND C°.


Il y avait alors, un peu au delà de l’angle formé par Finch-Lane et Cornhill, une ruelle étroite, à peine macadamisée, du fond de laquelle on n’apercevait qu’une mince bande du ciel en demi-deuil. Cette ruelle longeait l’un des côtés d’une énorme maison carrée, qui donnait d’autre part sur Finch-Lane et aussi sur Cornhill où s’étalait sa vaste façade.

Depuis, M. Nash a passé par là. Son impitoyable niveau, heurtant les vieux murs de la maison carrée, l’a mise bas, ni plus ni moins que si c’eût été une barraque. À sa place, on a élevé des maisons de Londres, ce qui est tout dire.

Par compensation, la ruelle sans nom a disparu.

En ce temps, Finch-Lane était encore plus boueux et plus noir qu’aujourd’hui. La ruelle n’ajoutait pas peu à sa mauvaise renommée. On n’y voyait guère que de ces ombres de courtiers qui promènent autour de Royal-Exchange leur famélique et orgueilleuse misère. Ceci pendant le jour.

Pendant la nuit, des feux rougeâtres apparaissaient au fond de la ruelle. Des clameurs sortaient des sombres tavernes. On entendait le son fascinateur de l’or remué, la voix provocatrice des courtisanes et les rauques malédictions des querelles populaires.

Aucune des conditions qui font les excellents coupe-gorges ne manquait à ce lieu d’élite. Pauvre au milieu d’un quartier riche, sombre à deux pas d’une voix splendidement éclairée, il n’avait pas même à désirer le voisinage d’un bureau de police, cette suprême protection des retraites suspectes. Le poste de Bishop’s-Gate veillait à quelques centaines de pas tout au plus, à portée d’entendre, presque à portée de voir.

La partie du rez-de-chaussée de notre grande maison qui donnait sur Cornhill était occupée par deux beaux magasins jumeaux. Le premier montrait derrière les glaces de ses croisées un magnifique assortiment de bijouterie ; l’autre contenait tous les divers objets qui constituent la toilette des deux sexes, depuis les bottines vernies, les bas à jour et les manchettes, jusqu’aux fracs confectionnés et aux cachemires de l’Inde.

Ces deux magasins, parfaitement achalandés, faisaient merveilles. — On lisait sur l’enseigne du bijoutier le nom de Falkstone ; sur celle du costumier le nom de Bertram.

Sur Finch-Lane s’ouvrait, toujours dans la même maison, une boutique de changeur ; mais ici l’aspect était tout différent. Finch-Lane, rue étroite et encaissée, formait une espèce de moyen terme entre la grande artère et la noire allée dont nous avons parlé. Le jour y était déjà plus sombre, ce qui, joint à la disposition particulière des rideaux et grillages intérieurs, donnait au change-office une physionomie presque mystérieuse. Nonobstant, il ne s’y passait rien de fort extraordinaire, il faut le croire, car, tant que durait la journée, on y troquait des bank-notes contre de l’or et de l’or contre des bank-notes.

À côté du changeur, il y avait un brocanteur. Ici, une couche d’ombre de plus. On était moins près du street et plus avant dans le lane. Le brocanteur allumait ses lampes vingt minutes avant le changeur.

Le changeur se nommait M. Walter ; le brocanteur s’appelait Peter-Practice.

Enfin, sur les derrières de la maison, dans l’étroite allée actuellement détruite, s’ouvraient huit ou dix fenêtres grillées, dont les carreaux blanchis à la craie ne laissaient point pénétrer les regards indiscrets à l’intérieur.

C’était là que se tenaient les bureaux de la maison de commerce Edward and C°.

Quel commerce faisait cette maison ? Nul n’aurait pu le dire au juste, et ce mystère préoccupait fortement les petites marchandes de Finch-Lane et les grosses marchandes de Cornhill. On disait bien vaguement et sans savoir qu’Edward and C° tenaient entrepôt de marchandises étrangères. — Quelles marchandises ?

On voyait souvent des hommes arriver avec des paquets ; on voyait parfois des charriots s’arrêter à la porte. Ballots et paquets entraient, mais jamais, au grand jamais on ne voyait rien ressortir.

C’était, on en conviendra, fort étrange.

Il y avait telle rouge mistress Brown, telle étique mistress Black, telle lymphatique mistress Krubb, qui se seraient passées de thé pendant trois quarts d’heure pour savoir ce que vendait la maison de commerce Edward and C°.

Mais elles auraient voulu encore savoir bien autre chose.

Pourquoi, par exemple, n’apercevait-on jamais ni commis ni maître dans cette maison extraordinaire ? Ceux qui avaient pénétré dans les bureaux soit sous prétexte de prendre une bank-note sans escompte, soit sous tout autre prétexte usité commercialement, avaient vu des grillages ; derrière ces grillages d’impénétrables rideaux verts, voilà tout.

Un valet à livrée couleur de feu, qui se tenait à la porte d’entrée, était le seul être vivant qui montrât son visage dans ce singulier office.

Pourquoi, en outre, — et ceci était vraiment fait pour harceler la curiosité des boutiquiers des alentours, — pourquoi le costumier, le bijoutier, le brocanteur et le changeur étaient-ils venus s’établir là en même temps tous les quatre, et en même temps que les bureaux de la maison Edward et C° s’installaient sur la ruelle sans nom ?

Peut-être, beaucoup l’avaient pensé d’abord, Edward and C° étaient-ils commanditaires de ces quatre marchands subalternes que nul ne connaissait du reste dans la Cité ; mais alors pourquoi ne se fréquentaient-ils point entre eux et surtout pourquoi n’avaient-ils aucun rapport, ne fût-ce que de simple voisinage, avec les bureaux Edward and C°.

C’étaient là de graves questions, et ardues, et insolubles ! Mistress Brown, mistress Black et mistress Krubb, sans parler de mistress Dodd et aussi de mistress Bloomberry, leurs voisines, en causaient tous les jours de la vie avec mistress Bull, mistress Footes et mistress Crosscairn, sans pouvoir avancer d’un pouce la solution du problème.

De temps en temps, tous les mois environ, on voyait s’ouvrir les larges croisées du premier étage donnant sur Cornhill. Un beau, un magnifique gentleman apparaissait alors derrière les soyeuses draperies des rideaux. Quel était ce gentleman ? Était-ce le chef de la maison Edward and C° ?

Sur cette question encore, toutes les mistresses susnommées jetaient leurs huit langues aux chiens.

Ce que l’on savait, c’est que Edward and C°, le brocanteur, le changeur, le costumier et le bijoutier étaient là depuis un an, qu’ils faisaient en apparence de très bonnes affaires et qu’il n’y avait pas le plus petit mot à dire sur leur crédit.

Une fois les huit marchandes et huit douzaines d’autres marchandes que nous aurions pu nommer ici, si la fantaisie nous en fût venue, crurent avoir trouvé le mot de l’énigme. Elles avaient vu une trentaine d’hommes robustes et pauvrement couverts franchir le seuil d’Edward and C°. Évidemment, ces hommes étaient des matelots ; évidemment, ils venaient chercher de l’emploi ; évidemment, Edward and C° étaient des courtiers d’engagement.

Bon et lucratif et moral métier !

Excellent raisonnement !

Mais, au bout d’un mois, on vit revenir les mêmes hommes. Ces matelots s’engageaient bien souvent ! Au bout d’un autre mois, on les vit revenir encore ; puis encore, au bout du troisième mois. Ce n’étaient pas des matelots.

Qu’était-ce donc ?

On alla jusqu’à parler de choses inouïes : — de ténébreuses associations, de criminels trafics, de brigands !… des sottises enfin dont les gens raisonnables auraient eu pudeur de s’occuper.

Quoi qu’il en soit, le lendemain du bal de Trevor-Place était justement le jour choisi par les prétendus matelots pour rendre visite aux bureaux de la maison de commerce Edward and C°. Vers onze heures du matin, on les vit arriver par escouades et franchir la porte de la maison carrée qui donnait sur la petite ruelle.

Le valet en habit couleur de feu les reconnaissait, saluait et livrait passage.

Il y en avait trente-six. — Quand le trente-sixième fut passé, le valet ferma la porte à double tour et se retira.

Les trente-six nouveau-venus étaient presque tous des gaillards robustes, à la mine déterminée. Quelques uns portaient au visage ces ignobles traces que laissent les habitudes de débauche ; d’autres gardaient sur la joue d’honorables blessures, résultat d’une rencontre récente au pugilat ; d’autres enfin montraient une face nette et pleine entre la double haie de leurs épais favoris. Ceux-là n’avaient point l’air d’avoir balayé fort longtemps la boue de Londres, mais on n’eût point aimé à les rencontrer la nuit en rase campagne par les chemins déserts. Ils avaient réellement des physionomies d’honnêtes et intrépides outlaws. Sauf le costume, les compagnons de Robin Hood devaient jadis avoir de ces tournures-là.

Un ou deux jeunes gens à peine sortis de l’enfance faisaient partie de la réunion.

La plupart d’entre eux ont déjà passé sous nos yeux, et le lecteur eût reconnu dans cette honorable assemblée bon nombre de nos nocturnes navigateurs de la Tamise.

Ainsi se trouvaient là le robuste Tom Turnbull, qui, à la lumière du jour, il faut le dire à sa louange, avait tout l’air d’un déterminé coquin, — le gros Charlie, rameur du bateau amiral commandé la veille au soir par le bon capitaine Paddy O’Chrane, — Patrick, Saunie l’aboyeur, Snail le miauleur, et les autres dont nous n’avons point prononcé les noms.

Il ne manquait là que le bon capitaine lui-même, son frac bleu à boutons noirs, sa culotte chamois et sa canne sauvée naguère du naufrage.

Le bureau où ils se trouvaient réunis était une grande pièce coupée en deux par un grillage aux mailles duquel se collait un opaque rideau vert. Ce grillage avait de petites fenêtres. Au dessus de l’une d’elles se lisait le mot : caisse.

Nos trente-six gaillards savaient lire assez pour déchiffrer ce mot magique.

Ils s’étaient assis en silence sur un banc de bois disposé comme un divan tout autour de la chambre. Le dernier venu seulement, ne trouvant point de place sur le banc, se tenait debout dans une embrasure et collait son nez aux vitres dont la transparence se cachait sous une épaisse couche de craie.

Au premier aspect, on eût dit qu’il essayait de regarder à travers cette opaque barrière ; mais, à le considérer mieux, on aurait pu reconnaître qu’un travail moins matériel occupait son esprit. L’index de sa main droite parcourait rapidement, l’un après l’autre, chacun des doigts de sa main gauche : il supputait, il additionnait. Cet homme était un calculateur en haillons.

En haillons n’est pourtant pas tout à fait le mot. Les diverses pièces du costume de cet homme tenaient encore dans la plus rigoureuse acception du terme, mais elles ne tenaient pas beaucoup. Il avait un court paletot étriqué comme en portent les lightermen (bateliers d’allèges) sur une chemise bleue, un pantalon de cotonnade rayée, fendu au dessus de la cheville et laissant voir des bas immodérément rapiécés. Sa coiffure consistait en un vieux chapeau de feutre à bords microscopiques, sa chaussure en souliers dont la semelle avait bien deux pouces d’épaisseur.

Malgré l’exhaussement produit par ces formidables galoches, notre homme était de fort petite taille, et ses membres disgracieusement attachés offraient un ensemble dépourvu de toute symétrie. En revanche, chacun de ses membres pris en particulier avait un vigoureux dessin. Les bras longs et musculeux se renflaient tout-à-coup au dessous du coude ; les jambes contournées en dedans descendaient comme il faut sur un jarret de fer ; la tête enfin se plantait gauchement, mais ferme entre deux épaules d’une largeur fort respectable.

Quant à son visage, on ne peut dire qu’il eût une expression commune. Le chapeau avait beau être petit, il ne laissait à découvert qu’un front large tout au plus comme trois doigts. De ce front, partait sans transition aucune un nez aquilin, mince, pâle, fortement busqué, dont les étroites narines avaient peine à introduire la quantité d’air indispensable à la respiration. Point de barbe, si ce n’est, çà et là, quelques durs baliveaux de couleur roussâtre qui perçaient, à une ligne d’intervalle, la peau chagrinée de sa joue. Une bouche mince et rentrée, aux deux côtés de laquelle un sourire d’habitude avait creusé deux petites rides assez joviales. Un regard pénétrant, cauteleux parfois, parfois hardi sous les poils recourbés de sourcils roux et touffus. — Un ensemble de physionomie enfin exprimant à la fois une sorte de bonhomie native, une avidité sans limites et la dure insouciance qui trône sur presque tous les fronts des enfants du Londres populaire.

Tel était notre homme au repos. Quand il venait à se mouvoir, tout l’ensemble de sa personne s’enduisait d’une couche plus épaisse de laideur. La disgrâce de ses mouvements atteignait à l’ignoble, et les rides mouvantes de sa bouche se mêlant d’une façon rapide et bizarre donnaient à sa figure un caractère d’audace cruelle et d’humble hypocrisie.

Avant de dire son nom, que le lecteur connaît, nous ajouterons un trait qui a son originalité : partout, à son pantalon, à son paletot, à son gilet, et jusqu’à sa chemise, il avait des poches. Son paletot seul en comptait cinq. La principale, placée à un endroit où la coutume évite d’en mettre d’ordinaire, descendait de la ceinture à la hauteur de mi-cuisse, par devant, et se trouvait solidement doublée en cuir. Les autres, vastes et consciencieusement cousues, se dissimulaient de leur mieux.

Cet homme était Bob-Lantern, notre assassin de Temple-Church.

Les trente-cinq compagnons de Bob-Lantern étaient au complet depuis quelques minutes, lorsqu’une voix s’éleva derrière les rideaux verts.

— Êtes-vous là ? demanda-t-elle.

— Nous sommes tous là, monsieur Smith, répondit Tom Turnbull, le vigoureux garçon qui semblait exercer une certaine influence sur le reste de la troupe.

— Nous sommes là ! répéta en fausset le petit Snail.

On entendit, derrière le rideau, le bruit strident et sec du tourniquet d’une serrure à combinaisons.

— Étourdi que je suis ! dit au même instant l’invisible M. Smith ; — j’ai oublié de faire changer mon papier… Nicholas !

Et comme on n’arrivait pas assez vite à son appel, il secoua violemment une sonnette.

Nicholas, le valet en habit couleur de feu, entra aussitôt par une porte intérieure dans le réduit réservé où se tenait M. Smith. Celui-ci lui mit entre les mains une liasse de bank-notes.

— De la monnaie ! dit-il ; — tout de suite !

Nicholas sortit.

— Avez-vous entendu, vous autres ? dit Tom Turnbull à voix basse ; — de la monnaie !

— Eh oui ! Tomy, mon mignon, répondit le gros Charlie en dirigeant sa salive noircie par le tabac au beau milieu d’un carreau blanchi, — on va nous chercher de la monnaie !

— Charlie a raison, appuya Snail, enfant demi-nu, dont les traits, flétris déjà, reflétaient, en gerbe, toutes les passions mauvaises.

— Tais-toi, Snail, méchant escargot ! reprit rudement Charlie ; — on sait que j’ai raison, bambin maudit.

— Oui, Charlie, grommela l’enfant ; on sait cela, Charlie.

Tom Turnbull s’était levé. Puis, sans mot dire, il était monté sur le banc afin de voir par dessus le grillage.

— Que diable fais-tu là, Tomy ? demanda Charlie.

— Oui, Tomy, que diable fais-tu là ? ajouta l’aigre voix du petit Snail.

Tomy retomba sur ses pieds au milieu de ses compagnons et mit un doigt sur sa bouche.

— Chut ! siffla-t-il tout bas.

— Chut !  !  ! imita Snail avec force gestes pour recommander le silence.

Charlie lui tira l’oreille.

— Je t’étoufferai quelque jour entre mes deux cuisses, méchant avorton, murmura-t-il ; — et toi, Tomy, qu’as-tu à dire ?

Snail miaula plaintivement.

Tomy rassembla toute la troupe en cercle autour de lui.

— Ici, — derrière, — à deux pas de nous, dit-il en coupant sèchement sa phrase, — il y a une caisse de fer, une caisse ouverte.

— Eh bien ?…

— Dans cette caisse, point d’argent…

— Tant pis !

— Point d’or…

— Ah ! bah !…

— Taisez-vous, pour l’amour de Satan ! s’écria Tom Turnbull. J’assomme le premier bavard !

Snail se retira prudemment au dernier rang.

— Point d’or ! répéta Turnbull ; savez-vous pourquoi il n’y a point d’or ?…

— Non, Tomy ; tu vas nous le dire.

— C’est que la place manque ! c’est que, depuis le haut jusqu’en bas, il y a des banknotes…

Tous les yeux brillèrent ; un sourd murmure s’éleva.

— C’est que, reprit Tom, il y a là, — derrière, — à deux pas, — de quoi faire chacun de nous millionnaire.

Le murmure grossit. Une avidité passionnée se peignit sur tous les visages. Tous les regards attaquèrent la grille.

— Patience ! mes amis, patience ! dit M. Smith qui prenait cela pour un signe d’ennui.

M. Smith était assis devant son bureau et lisait tranquillement les colonnes immenses et serrées du journal le Times.

Impossible de vous faire son portrait. Ce pouvait être un fort bel homme, mais de larges lunettes vertes et un garde-vue d’une dimension extraordinaire masquaient presque entièrement son visage.

— Millionnaire ! murmura le petit Snail ; c’est fameux d’être millionnaire !

— Millionnaire ! répéta le gros waterman Charlie.

— Mes chéris, dit une voix qu’on n’avait point encore entendue, — il faut de la prudence.

— Bob-Lantern ! s’écria-t-on de toutes parts : d’où diable sors-tu, Bob-Lantern ?

Bob-Lantern avait quitté doucement la position qu’il occupait auprès de la fenêtre pour se joindre au groupe qui entourait maintenant Tom Turnbull.

Tout le monde s’était tourné de son côté. Il fit un signe de main pour réclamer le silence, cligna de l’œil et dit tout bas :

— Je ne fais jamais plus de bruit qu’il ne faut, mes chéris. Je suis là depuis que vous y êtes… Ah ça ! j’ai été vous chercher ce matin, de la part de Son Honneur, mais si j’avais su que vous alliez faire comme ça les méchants !…

— Maître hypocrite ! dit Tomy, tu vas nous aider tout le premier… Je te dis qu’il y a là des monceaux de bank-notes !…

— C’est durement tentant ! riposta Lantern qui passa sa langue sur sa lèvre. — Si on pouvait travailler tout doucement… je ne dis pas… Le capitaine ne va pas venir, au moins ?

— Non, répondit Charlie.

— C’est durement tentant ! répéta Bob qui se prit à réfléchir.

Il se glissa jusqu’à la grille qu’il ébranla avec précaution.

— Patience, mes amis, patience ! dit M. Smith qui lisait toujours son journal.

— C’est fort, murmura Bob-Lantern ; c’est durement fort !

— Fort ! répéta Tom Turnbull en haussant les épaules ; écoutez, vous autres, êtes-vous des hommes ?

— Oui, Dieu me damne ! répondit le petit Snail.

— Que faut-il faire ? demandèrent les autres.

Tom ne répondit pas, mais il bondit en avant et lança sa botte massive dans la menuiserie qui soutenait le grillage.

Le grillage trembla, mais ne tomba pas.

— Qu’est cela ? s’écria M. Smith d’une voix émue et courroucée.

Tom voulait redoubler. Bob-Lantern l’arrêta.

— Tu fais trop de bruit, mon petit, dit-il ; — il faut toujours s’arranger pour ne donner qu’un coup.

Et, sans prendre d’élan, sans faire en apparence de grands efforts, il frappa la serrure du grillage d’un coup si violent de son talon ferré que la serrure vola en éclats.

Cela fait, il se jeta de côté, laissant la foule se ruer dans le bureau réservé.

— Je n’ai donné qu’un coup, murmura-t-il avec satisfaction, mais il était durement joli !

Lorsque nos trente-six assiégeants s’élancèrent dans l’enceinte réservée, M. Smith, averti par le premier coup de Tom Turnbull, essayait de se mettre en défense. Il avait roulé son bureau entre la porte et la caisse, et maintenant il tâchait de fermer cette dernière, mais, dans son trouble, il n’y pouvait point réussir. Un pan de sa redingote, pris dans la jointure, rendait vains tous ses efforts.

— Ne vous donnez pas tant de peine, monsieur Smith, dit rudement Tom Turnbull ; — l’affaire est faite, et, si vous êtes gentil, nous vous laisserons partager.

— Misérables ! s’écria M. Smith, dont le garde-vue laissait voir un bas de visage plus pâle que celui d’un mort. — Avant de toucher à cette caisse, vous m’assassinerez sur place.

— Ça peut se faire, répondit froidement Tom Turnbull.

Un immense éclat de rire accueillit cette saillie.

— Ça peut se faire ! répéta le petit Snail ; Dieu me damne ! ça peut se faire.

Bob-Lantern avançait le cou derrière la porte et plongeait son regard cauteleux et tout brillant d’intelligence jusqu’au fond de la caisse.

— Le fait est que le coup promet, murmura-t-il ; mais j’ai vu de ces plaisanteries-là tourner durement mal…

L’intérieur du bureau réservé formait à peu près la moitié de la pièce. Il était meublé comme tous les bureaux. À droite s’ouvrait une porte, qui communiquait à d’immenses magasins servant à la maison Edward et C° ; à gauche, un escalier tournant montait au premier étage.

Nos assaillants ne prirent point souci de remarquer tout cela. Ils avaient autre chose à faire. Tandis que Tom, Charlie et d’autres tournaient la table que M. Smith avait jetée comme un rempart au devant de la caisse, un autre, plus agile ou plus pressé, sauta sur cette table en criant :

— À moi la première part.

— Bravo, Saunie ! dit la foule. M. Smith cessa tout effort pour fermer la caisse.

— À toi la première part ! répéta-t-il en mettant rapidement sa main dans son sein d’où il tira une paire de pistolets.

Il visa. Saunie chancela. Sa cervelle éclaboussa les assaillants qui reculèrent.

— Ah ! c’est comme ça ! dit Bob-Lantern en faisant retraite jusque auprès de la porte d’entrée.

Mais les autres n’imitèrent pas son exemple. Tom Turnbull et Charlie, s’élançant en même temps, renversèrent M. Smith. Turnbull chercha son couteau pour le lui mettre dans la gorge.

À ce moment, il se passa quelque chose d’étrange. Tous les assaillants, à l’exception de Turnbull et de Charlie, subitement saisis d’une panique terreur, firent comme Bob-Lantern et se retirèrent lestement derrière le grillage, laissant le cadavre de Saunie étendu sur la table. Tous se cachèrent de leur mieux, la tête basse et de l’air qu’ont les enfants surpris en faute par un professeur sévère.

Voici ce qui causait cette terreur.

Au bruit du coup de pistolet, amorti pour la rue, mais qui avait dû retentir fortement à l’intérieur de la maison carrée, un homme masqué de noir s’était montré au haut de l’escalier.

Tous l’avaient vu, excepté Charlie et Tom, lesquels étaient sérieusement occupés.

L’homme masqué s’adressant au caissier, lui dit avec nonchalance :

— Pourquoi ce bruit, monsieur Smith ? J’ai besoin de repos… Que l’on fasse silence !…

Turnbull et Charlie lâchèrent prise en entendant cette voix et levèrent la tête ; puis ils reculèrent de plusieurs pas, tremblant de la tête aux pieds.

— Son Honneur ! dit Tom.

Charlie prit une posture suppliante.

— Ils sont durement pincés murmura Bob-Lantern dans son coin. J’avais toujours pensé que ce diable d’escalier menait quelque part…

Son Honneur reprit à pas lents le chemin par où il était venu.

Charlie et Tom s’en furent piteusement rejoindre leurs camarades.

M. Smith se releva et remit son bureau à sa place.

— Il faudra me débarrasser de cela, dit-il froidement en montrant le cadavre de Saunie.

— Oui, monsieur Smith, répondit respectueusement Turnbull.

Comme si de rien n’eût été, M. Smith ouvrit le Times et reprit sa lecture où il l’avait interrompue, en attendant que Nicholas apportât la monnaie.