Les Mystères d’Udolphe/Texte entier



LES MYSTÈRES


D’UDOLPHE.





Tom. 1er.
Pag. 67.

Frontispice : Arrêtez !… s’écria Valancourt.

Arrêtez !… s’écria Valancourt.





LES


MYSTÈRES D’UDOLPHE,


PAR ANNE RADCLIFFE :


TRADUIT DE L’ANGLOIS


sur la troisième édition,


PAR VICTORINE DE CHASTENAY.


TOME PREMIER.


―――――――


À PARIS


Chez Maradan, Libraire, rue du Cimetière-
André-des-Arts, n°9.


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an vi — 1798.



TOME PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.

Sur les bords de la Garonne existoit, en 1584, dans la province de Guyenne, le château de M. Saint-Aubert ; De ses fenêtres on découvroit les riches paysages de la Guyenne, qui s’étendoient le long du fleuve, couronnés de bois, de vignes et d’oliviers. Au midi, la perspective étoit bornée par la masse imposante des Pyrénées, dont les sommets, tantôt cachés dans les nuages, tantôt laissant appercevoir leurs formes bizarres, se montroient quelquefois nus et sauvages au milieu des vapeurs bleuâtres de l’horizon, et quelque-fois découvroient leurs pentes, le long desquelles de noirs sapins se balançoient, agités par les vents. D’affreux précipices contrastoient avec la douce verdure des pâturages et des bois qui les avoisinoient ; des troupeaux, de simples chaumières reposoient les regards fatigués de l’aspect des abîmes. Au nord et à l’orient s’étendoient à perte de vue les plaines du Languedoc, et l’horizon se confondoit au couchant avec les eaux du golfe de Gascogne.

M. Saint-Aubert aimoit à errer, accompagné de sa femme et de sa fille, sur les bords de la Garonne ; il se plaisoit à écouter le murmure harmonieux de ses eaux. Il avoit connu une autre vie que cette vie simple et champêtre ; il avoit long-temps vécu dans le tourbillon du grand monde, et le tableau flatteur de l’espèce humaine, que son jeune cœur s’étoit tracé, avoit subi les tristes altérations de l’expérience. Néanmoins la perte de ses illusions n’avoit ni ébranlé ses principes ni refroidi sa bienveillance : il avoit quitté la multitude avec plus de pitié que de colère, et s’était borné pour toujours aux douces jouissances de la nature, aux plaisirs innocens de l’étude, à l’exercice enfin des vertus domestiques.

Il étoit d’une branche cadette, mais il descendoit d’une illustre famille ; et ses parens auroient souhaité que, pour réparer les injures de la fortune, il eût eu recours à quelque riche alliance, ou tenté de réussir par les manœuvres de l’intrigue. Pour ce dernier plan, Saint-Aubert avoit dans l’ame trop d’honneur, trop de délicatesse ; et quant au premier, il avoit trop peu d’ambition pour sacrifier ce qu’il appeloit le bonheur à l’acquisition des richesses. Après la mort de son père, il épousa une femme aimable, son égale en naissance aussi bien qu’en fortune. Le luxe et la générosité de son père avoient tellement obéré le patrimoine qu’il lui avoit laissé, qu’il fut forcé d’en aliéner une partie. Quelques années après son mariage, il le vendit à M. Quesnel, frère de sa femme, et se retira dans une petite terre en Gascogne, où le bonheur conjugal et les devoirs paternels partagèrent son temps avec les charmes de l’étude et de la méditation.

Depuis long-temps ce lieu lui étoit cher ; il y étoit venu souvent dans son enfance, et conservoit encore l’impression des plaisirs qu’il y avoit goûtés : il n’avoit oublié ni le vieux paysan qu’on chargea alors de veiller sur lui, ni ses fruits, ni sa crème, ni ses caresses. Les vertes prairies où, plein de santé, de joie et de jeunesse, il avoit si souvent bondi parmi les fleurs ; les bois, dont le frais ombrage avoit entendu ses premiers soupirs et entretenu la pensive mélancolie qui devint ensuite le trait dominant de son caractère ; les promenades agrestes des montagnes, les rivières qu’il avoit traversées, les plaines vastes, immenses, comme les espérances du jeune âge ! jamais Saint-Aubert ne se rappeloit qu’avec enthousiasme, qu’avec regret, ces lieux embellis par tant de souvenirs. À la fin, dégagé du monde, il y vint fixer sa retraite, et réaliser ainsi les vœux de toute sa vie.

Le bâtiment, tel qu’il existoit alors, n’étoit guère qu’un pavillon ; un étranger eût admiré, sans doute, son élégante simplicité et la beauté de ses dehors ; mais il y falloit des augmentations considérables pour en faire l’habitation d’une famille. Saint-Aubert sentoit une sorte d’affection pour les parties du bâtiment qu’il avoit jadis connu ; il ne voulut jamais qu’on en dérangeât une seule pierre, de sorte que la nouvelle construction adaptée au style de l’ancienne, fit de tous une demeure plus commode que recherchée. L’intérieur, abandonné aux soins de madame Saint-Aubert, lui donna occasion de montrer son goût ; mais la modestie qui caractérisoit ses mœurs, présida toujours aux embellissemens qu’elle ordonna.

La bibliothèque occupoit la partie occidentale du château ; elle étoit remplie des meilleurs ouvrages tant anciens que modernes. Cette pièce ouvroit sur un bosquet qui, planté le long d’une pente douce, conduisait à la rivière, et dont les arbres élevés formoient une ombre épaisse et mystérieuse. Des fenêtres, l’œil découvroit par-dessous les berceaux, le riche paysage qui s’étendoit à l’occident, et appercevoit à gauche les hardis précipices des Pyrénées. Près de la bibliothèque étoit une terrasse garnie de plantes rares et précieuses. Un des amusemens de Saint-Aubert étoit l’étude de la botanique, et les montagnes voisines qui offrent tant de trésors aux naturalistes curieux, le retenoient souvent des jours entiers. Il étoit quelquefois accompagné dans ces excursions par madame Saint-Aubert, et souvent par sa fille : un petit panier d’osier, pour recevoir les plantes, un autre rempli de quelques alimens que n’eût pu leur offrir la cabane d’un berger, formoient leur équipage : ils parcouroient les lieux les plus sauvages, les scènes les plus pittoresques, et ne concentroient pas tellement leur attention dans l’étude des moindres ouvrages de la nature, qu’ils n’admirassent aussi ses beautés grandes et sublimes. Las de gravir des rochers, où le seul enthousiasme sembloit avoir pu les conduire, où l’on ne voyoit sur la mousse d’autres traces que celles du timide chamois, ils cherchoient un abri dans ces beaux temples de verdure, reculés au sein des montagnes. À l’ombre des mélèses et des pins élevés, ils goûtoient un repas frugal, savouroient les eaux d’une source voisine, et respiroient avec délices les parfums des diverses plantes qui émailloient la terre, ou pendoient en festons aux arbres et aux rochers.

À gauche de la terrasse, et vers les plaines du Languedoc, étoit le cabinet d’Emilie. Là étoient ses livres, ses crayons, ses instrumens, quelques oiseaux et quelques fleurs favorites. C’est-là qu’occupée de l’étude des arts, elle les cultivoit avec succès, parce qu’ils convenoient à son goût et à son caractère. Ses dispositions naturelles, secondées par les instructions de monsieur et madame Saint-Aubert, avoient facilité ses progrès. Les fenêtres de cette pièce s’ouvroient jusqu’en bas sur le parterre qui bordoit la maison ; et des allées d’amandiers, de figuiers, d’acacias ou de myrtes fleuris, conduisoient au loin la vue vers ces rivages, qu’arrosoit la Garonne.

Les paysans de ces heureux climats, quand leur travail étoit fini, venoient souvent, sur le soir, danser en groupes sur le bord de la rivière. Les sons animés de leur musique, la vivacité de leurs pas, la gaîté de leur maintien, le goût et le caprice des jeunes filles dans leur ajustement, donnoient à toute la scène un caractère vraiment français.

Le front du château, du côté du midi, faisoit face aux montagnes. Au rez-de-chaussée, étoient une grande salle et deux salons commodes. L’étage supérieur, car il n’y en avoit qu’un, étoit distribué en chambres à coucher, sauf une seule pièce, qu’ornoit un grand balcon, et où se faisoit ordinairement le déjeuner.

Dans l’arrangement des dehors, l’attachement de Saint-Aubert pour les théâtres de son enfance, avoit quelquefois sacrifié le goût au sentiment. Deux vieux mélèses ombrageoient le bâtiment et coupoient la vue ; mais Saint-Aubert disoit quelquefois que s’il les voyoit périr, il auroit peut-être la foiblesse d’en pleurer. Il planta près de ces mélèses un petit bosquet de hêtres, de pins et de frênes de montagne. Sur une haute terrasse, au-dessus de la rivière, étoient plusieurs orangers, et citronniers, dont les fruits, mûrissant parmi les fleurs, exhaloient en l’air un admirable et doux parfum. Il leur joignit quelques arbres d’une autre espèce ; là, sous un large platane, dont les branches s’étendoient jusques sur la rivière, il aimoit à s’asseoir dans les belles soirées de l’été, entre sa femme et ses enfans. Au travers du feuillage il voyoit le soleil se coucher à l’extrémité de l’horizon, il voyoit ses derniers rayons briller, s’affoiblir et confondre peu à peu leurs nuances pourprées avec les tons grisâtres du crépuscule. C’est-là aussi qu’il aimoit à lire, à converser près de madame Saint-Aubert, à faire jouer ses enfans, à s’abandonner aux douces affections, compagnes ordinaires de la simplicité et de la nature. Souvent il se disoit, les larmes aux yeux, que ces momens étoient cent fois plus doux que les plaisirs bruyans et les tumultueuses agitations du monde. Son cœur étoit satisfait : il avoit cet avantage si rare de ne point desirer plus de bonheur qu’il n’en avoit. La sérénité de sa conscience se communiquoit à ses manières, et pour un esprit comme le sien, il prêtoit du charme au bonheur même.

La chute totale du jour ne l’éloignoit pas de son platane favori ; il aimoit ce moment où les dernières clartés l’éteignent, où les étoiles, l’une après l’autre, viennent briller dans l’espace et se réfléchir sur le miroir des eaux ; moment touchant et doux, où l’ame dilatée s’ouvre aux plus tendres sentimens, aux contemplations les plus sublimes. Quand la lune, de ses rayons argentés, perçoit l’épais feuillage, Saint-Aubert restoit encore ; et souvent il se faisoit apporter sous son arbre favori le laitage et les fruits qui composoient son souper. Quand la nuit étoit close, le rossignol chantoit, et ses mélodieux accens réveilloient au fond de son ame une douce mélancolie.

La première interruption du bonheur qu’il avoit connu dans sa retraite, fut occasionnée par la mort de ses deux fils. Il les perdit à cet âge où les graces enfantines ont tant de charmes ; et quoique, par égard pour madame Saint-Aubert, il eût modéré l’expression de sa douleur, et se fût efforcé de la soutenir en philosophe, il n’avoit point de philosophie à l’épreuve de pareilles pertes. Une fille étoit désormais son unique enfant. Il veilla sur le développement de son caractère, et travailla sans relâche à la maintenir dans les dispositions les plus propres au bonheur. Elle avoit annoncé, dès ses premiers ans, une rare délicatesse d’esprit, des affections vives, et une facile bienveillance ; mais on pouvoit distinguer néanmoins une susceptibilité trop grande pour comporter une paix durable. En avançant vers la jeunesse, cette sensibilité donna un tour réfléchi à ses pensées, une douceur à ses manières, qui ajoutoient la grace à la beauté, et la rendoient bien plus intéressante aux personnes douées d’une disposition analogue. Mais Saint-Aubert avoit trop de bon sens pour préférer un charme à une vertu ; il avoit assez de pénétration pour juger combien ce charme étoit dangereux à celle qui le possédoit, et il ne pouvoit s’en applaudir. Il tâcha donc de fortifier son caractère, de l’habituer à dominer ses penchans ; et à se maîtriser elle-même ; il lui apprit à retenir le premier mouvement, et à supporter de sang-froid les innombrables contrariétés de la vie. Mais pour lui apprendre à se contraindre, à se donner cette dignité calme qui peut seule contrebalancer les passions et nous élever au-dessus des événemens et des disgraces, lui-même avoit besoin de quelque courage, et ce n’étoit pas sans effort qu’il paroissoit voir tranquillement les larmes, les petits chagrins, que sa prévoyante sagacité occasionnoit quelquefois à Emilie.

Emilie ressembloit à sa mère. Elle avoit sa taille élégante, ses traits délicats ; elle avoit comme elle des yeux bleus, tendres et doux ; mais quelque beaux que fussent ses traits ; c’étoit sur-tout l’expression de sa physionomie, mobile comme les objets dont elle étoit affectée, qui donnoit à sa figure un charme irrésistible.

Saint-Aubert cultiva son esprit avec un extrême soin. Il lui donna un apperçu des sciences, et une exacte connoissance de la meilleure littérature. Il lui montra le latin et l’italien, désirant sur-tout qu’elle pût lire les poëmes sublimes écrits dans ces deux langues. Elle annonça, dès les premières années, un goût décidé pour les ouvrages de génie, et c’étoit un principe pour Saint-Aubert de multiplier ses moyens de jouissances. Un esprit cultivé, disoit-il, est le meilleur préservatif contre la contagion des folies et du vice. Un esprit vide a toujours besoin d’amusemens, et se plonge dans l’erreur pour éviter l’ennui. Le mouvement des idées fait de la réflexion une source de plaisirs, et les observations fournies par le monde lui-même compensent les dangers des tentations qu’il offre. La méditation et l’étude sont nécessaires au bonheur, soit à la campagne, soit à la ville. À la campagne, elles préviennent les langueurs d’une indolente apathie, et ménagent de nouvelles jouissances dans le goût et l’observation des grandes choses ; à la ville, elles rendent la dissipation moins nécessaire, et par conséquent, moins dangereuse.

Sa promenade favorite étoit une petite pêcherie appartenante à Saint-Aubert, située dans un bois voisin, sur le bord d’un ruisseau qui, descendu des Pyrénées, écumoit à travers les rochers, et s’enfuyoit en silence sous l’ombrage qu’il réfléchissoit. De cette retraite on appercevoit au travers des arbres qui la couvroient, les plus riches traits des paysages environnans ; l’œil s’égaroit au milieu des rochers élevés, des humbles cabanes et des sites rians qui bordoient la rivière.

Ce lieu étoit aussi la retraite chérie de Saint-Aubert : il y venoit souvent éviter les chaleurs du jour, avec sa femme, sa fille et ses livres ; ou vers le soir, à l’heure du repos, il venoit saluer le silence et l’obscurité, et goûter les chants plaintifs de la tendre Philomèle ; quelquefois encore, il apportoit sa musique ; l’écho se réveilloit aux tons de son hautbois, et la voix mélodieuse d’Emilie adoucissoit les souffles légers, qui recevoient et portoient loin d’elle son expression et ses accens.

Dans une de ces charmantes parties ; elle apperçut sur un coin de la boiserie les vers suivans, écrits avec un crayon :


  De mes chagrins trop foibles interprètes,
  Enfans naïfs du plus pur sentiment ;
  Ô vous ! mes vers, quand un objet charmant
  Visitera ces paisibles retraites,
  Retracez-lui mon amoureux tourment.

  Le jour fatal, le jour où sa présence
  Fit à mon cœur sentir ses premiers feux ;
  Infortuné ! j’étois sans défiance
  Contre l’attrait répandu dans ses yeux :
  Il me sembloit qu’un messager des cieux
  Me pénétroit de sa douce influence.
  L’erreur cessa bientôt, et son absence
  Vint à mon cœur révéler sans détour
  Tous les transports d’un invincible amour.

  De mes chagrins, &c.


Ces vers ne s’adressoient à personne. Emilie ne pouvoit se les appliquer, quoiqu’elle fût, sans aucun doute, la nymphe de ces bocages. Elle parcourut le cercle étroit de ses connoissances, sans pouvoir en faire l’application, et resta dans l’incertitude, incertitude moins pénible pour elle qu’elle ne l’eût été pour un esprit plus oisif. Elle n’avoit pas le loisir de s’occuper long-temps d’une bagatelle, et d’en exagérer l’importance, en y rêvant sans cesse. L’incertitude qui ne lui permettoit pas de supposer que ces vers lui fussent adressés, ne l’obligeoit pas non plus à adopter l’idée contraire ; mais le petit mouvement de vanité qu’elle sentit ne dura point, et bientôt même elle l’oublia pour ses livres, ses études et ses bonnes œuvres.

Peu de temps après, son inquiétude fut excitée par une indisposition de son père ; la fièvre le saisit, et sans être fort dangereuse, elle porta une atteinte sensible à son tempérament. Madame Saint-Aubert et Emilie le veillèrent sans relâche, mais sa convalescence fut lente ; et tandis qu’il recouvroit sa santé, madame Saint-Aubert perdoit la sienne.

À son rétablissement, le premier objet qu’il visita, fut sa pêcherie. Une corbeille de provisions, ses livres et le luth d’Emilie y furent envoyés d’avance ; pour la pêche, on n’y en parloit point ; Saint-Aubert ne trouvoit aucun plaisir à une destruction.

Après une heure de promenade et de recherches botaniques, le dîner fut servi : la reconnoissance causée par le plaisir de revoir encore ce lieu chéri, répandit sur ce repas toute la douceur du sentiment ; l’aimable famille sembloit retrouver le bonheur sous ces heureux ombrages. Monsieur Saint-Aubert causoit avec une singulière gaîté : chaque objet ranimoit ses sens ; l’aimable fraîcheur, la jouissance qu’apporte la première vue de la nature, après la souffrance d’une maladie et le séjour d’une chambre à coucher, ne peuvent sans doute, ni se concevoir, ni se décrire dans l’état de santé parfaite ; la verdure des bois et des pâturages, la variété des fleurs, la voûte bleue du ciel, le parfum de l’air, le murmure des eaux, le bourdonnement des insectes de nuit, tout semble alors vivifier l’ame, et donner du prix à l’existence.

Madame Saint-Aubert, ranimée par la gaîté et la convalescence de son époux, oublia son indisposition personnelle : elle se promena dans les bois et visita les situations romantiques de cette retraite ; elle conversoit avec Saint-Aubert, avec sa fille, et les regardoit souvent avec un degré de tendresse qui faisoit couler ses larmes. Saint-Aubert qui s’en apperçut, lui reprocha tendrement son émotion : elle ne pouvoit que sourire, serrer sa main, celle d’Emilie, et pleurer davantage. Il sentit que l’enthousiasme du sentiment lui devenoit presque pénible ; une impression de tristesse s’empara de lui, des soupirs lui échappèrent : Peut-être, se disoit-il, peut-être ce moment est-il pour moi le terme du bonheur comme il en est le comble ; mais ne l’abrégeons pas par des regrets anticipés ; espérons que je ne reviens pas à la vie pour avoir à pleurer moi-même les seuls êtres qui me la font chérir.

Pour sortir de ces pensées mélancoliques, ou peut-être pour s’y entretenir, il pria Emilie d’aller chercher son luth, et d’essayer quelques tendres accords. Comme elle approchoit de la pêcherie, elle fut surprise d’entendre les cordes de son instrument touchées par une main savante, et accompagnées d’un chant plaintif qui captiva son attention ; elle écouta dans un profond silence, craignant qu’un mouvement indiscret ne la privât d’un son, ou n’interrompît le musicien. Tout étoit calme dans le pavillon, et personne ne paroissoit, elle continua d’écouter ; mais enfin la surprise, et le plaisir firent place à la timidité ; la timidité s’augmenta, par le souvenir des lignes au crayon qu’elle avoit déjà vues, et elle hésita si elle ne se retireroit pas à l’instant.

Dans l’intervalle, la musique cessa. Emilie reprit courage, et s’avança, quoique en tremblant, vers la pêcherie, elle n’y vit personne ; le luth étoit sur la table, et chaque chose comme on l’avoit laissée. Emilie commençoit à croire qu’elle avoit entendu un autre instrument ; mais elle se ressouvint, qu’en suivant monsieur et madame Saint-Aubert, elle avoit posé son luth près de la fenêtre ; elle se sentit alarmée, sans en savoir la cause ; l’obscurité du soir, le silence de ce lieu, qu’interrompoit seulement le frémissement léger des feuilles, augmentèrent ses craintes enfantines ; elle voulut sortir, mais elle s’apperçut qu’elle s’affoiblissoit, et fut obligée de s’asseoir : elle essayoit de se remettre, quand ses yeux rencontrèrent les vers écrits au crayon ; elle tressaillit, comme si elle eût vu un étranger, puis, s’efforçant enfin de vaincre sa terreur, elle se leva, et s’approcha de la fenêtre ; d’autres vers étoient ajoutés aux premiers, et cette fois, son nom y figuroit.

Il ne fut plus possible de douter que l’hommage n’en fût pour elle, mais il ne lui fut pas moins impossible d’en deviner l’auteur. Tandis qu’elle y rêvoit, elle entendit le bruit de quelques pas derrière le bâtiment ; effrayée, elle prit son luth, s’échappa, et rencontra monsieur et madame Saint-Aubert dans un petit sentier, le long de la clairière.

Ils montèrent ensemble sur un tertre couvert de figuiers, et dont les plaines et les vallées de Gascogne formoient le point-de-vue. Ils s’assirent sur le gazon ; et tandis que leurs regards embrassoient un grand spectacle, ils respiroient en repos le doux parfum des plantes qui tapissoient la pelouse. Emilie répéta les chansons qu’ils aimoient le plus, et l’expression qu’elle y mit en redoubla les agrémens.

La musique et la conversation les retinrent dans ce lieu enchanté jusqu’au dernier moment d’un crépuscule prolongé ; les voiles blanches qui marquoient au-dessous des montagnes le cours rapide de la Garonne, avoient cessé d’être visibles ; c’étoit une obscurité moins triste que mélancolique. Saint-Aubert et sa famille se levèrent, et s’éloignèrent à regret du bois. Hélas ! madame Saint-Aubert ignoroit que jamais elle n’y devoit revenir !

Arrivée à la pêcherie, elle s’apperçut qu’elle avoit perdu son bracelet. Elle l’avoit ôté en dînant, et l’avoit laissé sur la table en allant se promener. On chercha long-temps, Emilie n’y épargna aucun soin ; ce fut en vain, il fallut y renoncer. Le prix que madame Saint-Aubert mettoit à ce bracelet, venoit du portrait d’Emilie dont il étoit orné ; et ce portrait, fait depuis peu, étoit d’une ressemblance parfaite. Quand Emilie fut assurée de la perte, elle rougit, et devint pensive. Un étranger s’étoit introduit à la pêcherie dans leur absence : son luth et les vers qu’elle venoit de lire ne lui permettaient pas d’en douter. On pouvoit raisonnablement en conclure, que le poète, le musicien et le voleur, étoient la même personne. Mais quoique cette musique, ces vers et l’enlèvement du portrait formassent une combinaison remarquable, Emilie se sentit irrésistiblement détournée d’en faire mention ; elle, se promit seulement de ne plus visiter la pêcherie, sans la compagnie de monsieur ou de madame Saint-Aubert.

Ils revinrent au château un peu préoccupés ; Emilie songeoit à ce qui venoit d’arriver. Saint-Aubert se livroit à la plus douce reconnoissance, en contemplant les biens qu’il possédoit. Madame Saint-Aubert étoit troublée et tourmentée du portrait. En approchant de la maison, ils distinguèrent un bruit confus ; on entendoit des voix, des chevaux ; plusieurs valets traversoit les allées ; bientôt une voiture entra dans l’avenue, et l’on découvrit de plus près, que cette voiture, attelée de deux chevaux en sueur, étoit sur la plate-forme. Saint-Aubert reconnut la livrée de son beau-frère, et trouva effectivement monsieur et madame Quesnel dans le salon. Ils étaient sortis de Paris depuis fort peu de jours, et alloient à leur terre, éloignée de dix lieues de la vallée. Il y avoit quelques années que Saint-Aubert la leur avoit vendue. Monsieur Quesnel étoit l’unique frère de madame Saint-Aubert ; mais aucun rapport de caractère n’ayant fortifié leur liaison, la correspondance entre eux n’avoit pas été fort soutenue. Monsieur Quesnel s’étoit livré au plus grand monde. Il visoit à quelque importance, il aimoit le faste ; son adresse, ses insinuations avoient presque atteint leur objet. Il n’est plus étonnant qu’un pareil homme méconnût le goût pur, la simplicité, la modération de Saint-Aubert, et n’y vît qu’une petitesse d’esprit et une totale incapacité. Le mariage de sa cœur avec Saint-Aubert avoit été mortifiant pour son ambition ; il avoit espéré qu’elle formeroit quelque alliance plus propre à servir ses projets. Il avoit reçu des propositions assez conformes à ses espérances. Mais sa sœur, que Saint-Aubert recherchoit alors, s’apperçut, ou crut s’appercevoir que le bonheur et la splendeur n’étoient pas toujours synonymes, et son choix fut bien-tôt fixé. Quelles que fussent les idées de Quesnel à cet égard, il auroit volontiers sacrifié le repos de sa sœur à l’avancement de sa propre fortune. Il ne put, quand elle se maria, lui dissimuler son mépris pour ses principes et pour l’union qu’ils déterminoient. Madame Saint-Aubert cacha cette insulte à son époux ; mais pour la première-fois, peut-être, le ressentiment s’éleva dans son cœur. Elle conserva sa dignité, et se conduisit avec prudence ; mais la froide réserve de ses manières avertit assez monsieur Quesnel de ce qu’elle éprouvoit.

En se mariant lui-même, il ne suivit pas l’exemple de sa sœur ; sa femme étoit une italienne, riche héritière, mais son naturel et son éducation en faisoient une personne aussi frivole que vaine.

Ils avoient le projet de passer la nuit chez Saint-Aubert, et comme le château ne pouvoit loger tous leurs domestiques, on les envoya au village voisin. Après les premiers complimens et les dispositions nécessaires, M. Quesnel commença à récapituler ses liaisons et ses connoissances. Saint-Aubert qui avoit assez vécu dans la retraite, pour que ce sujet lui parût nouveau, l’écouta avec patience et attention ; et son hôte y crut voir autant d’humilité que de surprise. Il décrivit à la vérité le petit nombre de fêtes que les troubles de ces temps permettaient à la cour de Henri III, et son exactitude dédommageait de son arrogance. Mais quand il vint à parler du duc de Joyeuse, d’un traité secret, dont il connoissoit la négociation avec la Porte, du jour sous lequel Henri de Navarre étoit vu à la cour, Saint-Aubert rappela sa première expérience, et se convainquit bientôt que son beau-frère pouvoit, au plus, tenir à la cour le dernier rang ; l’indiscrétion de ses discours ne pouvoit s’accorder avec ses prétendues lumières. Cependant, Saint-Aubert ne discuta point, il savoit trop bien que M. Quesnel n’avoit ni sensibilité, ni jugement.

Madame Quesnel, pendant ce temps, exprimoit son étonnement à madame Saint-Aubert sur la vie triste qu’elle menoit, disoit-elle, dans un coin si retiré du monde. Probablement pour exciter l’envie, elle se mit de suite à raconter les bals, les banquets, les processions, dernièrement donnés à la cour, et la magnificence des fêtes, dont les noces du duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine, sœur de la reine, avoient été le sujet et l’occasion. Elle décrivit avec la même précision, et ce qu’elle avoit vu, et ce qu’il ne lui avoit pas été permis de voir. L’imagination vive d’Emilie accueilloit ces récits avec l’ardente curiosité de la jeunesse ; et madame Saint-Aubert, considérant sa famille, les larmes aux yeux, sentit que si l’éclat ajoute au bonheur, la vertu seule peut le faire éclore. — Saint-Aubert, dit Quesnel, il y a douze ans que j’ai acheté votre patrimoine. — À-peu-près, dit Saint-Aubert, en retenant un soupir. — Il y a bien cinq ans que je n’y suis allé, reprit Quesnel ; Paris, ses environs, sont l’unique lieu où l’on puisse vivre ; mais, d’ailleurs, je suis tellement répandu, tellement versé dans les affaires, j’en suis tellement accablé, que je n’ai pu, sans beaucoup de peines, m’esquiver pour un mois ou deux. Saint-Aubert ne répliquoit rien. — Quesnel poursuivit : Je me suis souvent étonné que vous, qui avez vécu dans la capitale, vous, accoutumé au grand monde, vous puissiez, exister ailleurs, surtout dans un pays comme celui-ci, où vous n’entendez parler de rien, où l’on sait à peine qu’on existe.

— Je vis pour ma famille et pour moi, dit Saint-Aubert ; je me contente aujourd’hui de connoître le bonheur, autrefois j’ai connu le monde.

— Je compte dépenser chez moi trente ou quarante mille livres en embellissemens, dit Quesnel, sans faire attention à la réponse de Saint-Aubert, j’ai le projet, pour l’été prochain, d’y faire venir mes amis. Le duc de Durfort, le marquis de Grammont, me donneront bien un mois ou deux. Saint-Aubert le questionna sur ses projets d’embellissement ; il s’agissoit d’abattre l’aile droite du château pour y bâtir des écuries ; je ferai ensuite, ajouta-t-il, une salle à manger, un salon, une grande salle commune, des logemens pour tous mes gens, car, à présent, je n’ai pas de quoi en placer le tiers.

— Tous ceux de mon père y logeoient, dit Saint-Aubert, qui regrettoit la vieille maison, et sa suite étoit assez considérable.

— Nos idées sont un peu agrandies, lui dit Quesnel ; ce qu’on trouvoit décent alors ne paroîtroit plus supportable. Le flegmatique Saint-Aubert rougit à ces derniers mots, mais le mépris prit bientôt la place de la colère. Le château est encombré d’arbres, ajouta Quesnel, mais je compte l’éclaircir.

— Vous couperez les arbres, dit Saint-Aubert ?

— Assurément, et pourquoi pas ? ils masquent la vue ; il y a un vieux châtaignier qui étend ses branches sur tout un côté du château, et couvre toute la face du côté du sud ; on le dit si vieux, que douze hommes tiendroient dans le creux de son tronc ; votre enthousiasme n’ira pas à prétendre qu’un vieil arbre sans agrément, ait sa beauté ou son usage.

— Bon dieu ! s’écria Saint-Aubert, vous ne détruirez pas ce majestueux châtaignier qui a vu tant de siècles, et qui faisoit l’ornement de la terre ! Il étoit déjà grand, quand la maison même fut bâtie ; souvent, dans ma jeunesse, je gravissois jusqu’à ses branches ; là, perdu entre ses feuilles, la pluie pouvoit tout inonder, sans qu’une seule goutte m’atteignît. Combien d’heures j’y ai passées, un livre à la main !

— Mais, pardonnez-moi, ajouta Saint-Aubert, en se rappelant qu’on ne pouvoit l’entendre, ni le concevoir, je parle du vieux temps. Mes sentimens ne sont plus de mode, et la conservation d’un arbre vénérable n’est pas plus qu’eux, au ton du jour.

— Je l’abattrai certainement, dit M. Quesnel ; mais je pourrai bien planter quelques peupliers d’Italie entre ceux des châtaigniers que je laisserai dans l’avenue. Madame Quesnel aime beaucoup le peuplier, et me parle souvent de la maison de son oncle près de Venise, où cette plantation fait un superbe effet.

— Sur les bords de la Brenta, dit Saint-Aubert, où sa taille élancée et droite se mêle aux pins, aux cyprès, et se joue autour d’élégans portiques et de légères colonnades, il doit effectivement, orner la scène, mais parmi les géans de nos forêts, à côté d’une pesante et gothique architecture !

— Cela se peut, mon cher monsieur, dit Quesnel, je ne disputerai pas avec vous. Il vous faut retourner à Paris avant que nos idées puissent avoir quelques rapports. Mais, à propos de Venise, j’ai quelque envie d’y faire un voyage l’été prochain. Quelques événemens peuvent me rendre propriétaire de cette maison dont je vous parlois, et qu’on dit charmante. Dans ce cas, je remettrois mes projets d’embellissement à l’autre année, et je me laisserois entraîner à passer plus de temps en Italie.

Emilie fut un peu surprise, quand il parla de cette tentation. Un homme si nécessaire à Paris, un homme qui pouvoit à peine s’en dérober un mois ou deux, songer à aller en pays étranger, et à l’habiter quelque temps ! Saint-Aubert connoissoit trop bien sa vanité pour s’étonner d’un trait pareil ; et voyant la possibilité d’un délai pour les embellissemens projetés, il conçut l’espérance de leur total abandon.

Avant de se séparer, M. Quesnel désira entretenir particulièrement Saint-Aubert ; ils passèrent dans une autre pièce, et y restèrent long-temps. Le sujet de leur entretien fut ignoré ; mais quel qu’en eût été le sujet, Saint-Aubert à son retour, parut virement affecté ; et la tristesse répandue sur ses traits alarma madame Saint-Aubert. Quand ils furent seuls, elle fut tentée de lui en demander la cause ; la délicatesse qu’elle lui connoissoit l’arrêta ; elle pensa que si Saint-Aubert jugeoit à propos qu’elle en fût informée, il n’attendroit pas ses questions.

Le jour suivant, M. Quesnel partit, mais il eut d’abord une seconde conférence avec Saint-Aubert. Ce fut après dîner ; et à la fraîcheur, les nouveaux hôtes se remirent en route pour Epourville. Ils pressèrent monsieur et madame Saint-Aubert de les y visiter ; mais bien plus dans l’espoir d’étaler leur magnificence que dans le désir de les en faire jouir.

Emilie revint avec délice à la liberté que lui enlevait leur présence. Elle retrouva ses livres, ses promenades, les entretiens raisonnés de ses parens, et eux-mêmes se félicitèrent de se voir délivrés de tant de frivolité et d’arrogance.

Madame Saint-Aubert se dispensa de la promenade ordinaire du soir ; elle se plaignit d’un peu de fatigue, et Saint-Aubert sortit avec Emilie.

Ils se dirigèrent dans les montagnes. Leur projet étoit de visiter quelques vieux pensionnaires de Saint-Aubert. Un revenu modique lui permettoit une pareille charge ; et il est vraisemblable que M. Quesnel avec ses trésors n’auroit pas pu la supporter.

Saint-Aubert distribua ses bienfaits à ses humbles amis ; il écouta les uns, il soulagea les autres ; il les consola tous par les doux regards de la sympathie et le sourire de la bienveillance. Saint-Aubert, traversant avec Emilie les sentiers obscurs de la forêt, revint avec elle au château.

Sa femme était retirée dans son appartement ; la langueur et l’abattement qui l’avoient accablée, et que l’arrivée des étrangers avoit comme suspendue, la saisirent de nouveau, mais avec des symptômes plus fâcheux. Le lendemain la fièvre se déclara ; le médecin y reconnut les mêmes caractères qu’à celle dont Saint-Aubert venoit d’échapper ; elle en avoit reçu le poison en soignant son époux ; sa complexion trop foible n’avoit pu y résister : le mal s’étoit répandu dans ses veines, et l’avoit jetée dans la langueur. Saint-Aubert, dont les inquiétudes surpassoient toute espèce de considération, retint le médecin à la maison ; il se rappela les sentimens et les réflexions qui avoient noirci ses idées la dernière fois qu’ils avoient été à la pêcherie ; il crut au pressentiment et craignit tout pour la malade ; il réussit pourtant à lui cacher son trouble, et ranima sa fille en augmentant ses espérances. Le médecin interrogé par Saint-Aubert, répondit qu’il attendoit pour prononcer une certitude qu’il n’avoit point encore acquise. Madame Saint-Aubert sembloit en avoir une moins douteuse, mais ses yeux seulement pouvoient l’indiquer ; elle les fixoit souvent sur ses pauvres amis avec une expression de pitié et de tendresse, comme si elle eût anticipé leurs chagrins, et paroissoit ne regretter la vie qu’à cause d’eux et de leur douleur. Le septième jour fut celui de la crise : le médecin prit un ton plus grave ; elle l’observa, et profitant d’un moment où elle étoit seule, elle l’assura qu’elle croyoit sa mort prochaine. N’essayez pas de me tromper, lui dit-elle, je sens que je n’ai plus long-temps à vivre, je suis préparée à mourir, et ce n’est pas d’aujourd’hui ; mais puisqu’il est ainsi, qu’une fausse compassion ne vous conduise pas à flatter ma famille ; si vous le faisiez, leur affliction en seroit plus accablante lors de l’événement ; je m’efforcerai de leur enseigner la résignation par mon exemple.

Le médecin fut attendri, il promit d’obéir, et dit un peu brusquement à Saint-Aubert qu’il ne falloit plus espérer. La philosophie de cet infortuné n’étoit pas à l’épreuve d’un pareil coup, mais le surcroît d’affliction, dont l’excès de sa douleur auroit pu accabler sa femme, le rendit capable de la modérer en sa présence. Emilie fut d’abord renversée ; mais abusée par la vivacité de ses désirs, elle conserva l’espoir de la guérison de sa mère, et ne le perdit qu’au dernier moment.

La maladie faisoit des progrès ; la résignation et le calme de madame Saint-Aubert sembloient augmenter avec elle ; la tranquillité avec laquelle elle attendoit la mort, ne pouvoit venir que d’un retour sur elle-même, sur une vie sans reproche, et autant que l’humaine fragilité le comportoit, constamment passée en la présence de Dieu et dans l’espoir d’un meilleur monde ; mais la piété ne pouvoit subjuguer la douleur qu’elle éprouvoit en quittant des amis si chers. Durant ses derniers momens, elle entretint long-temps Saint-Aubert et Emilie, sur la vie à venir et sur d’autres sujets religieux ; la résignation qu’elle exprima, la ferme espérance de retrouver dans l’éternité ceux qu’elle abandonnoit en ce monde, l’effort qu’elle faisoit pour cacher la douleur que lui causoit cette séparation momentanée, tout affecta tellement Saint-Aubert, qu’il fut obligé de quitter la chambre. Il pleura amèrement, mais enfin il sécha ses larmes, et rentra avec une contrainte qui ne pouvoit qu’augmenter son supplice.

Jamais Emilie n’avoit mieux conçu combien il étoit sage de modérer sa sensibilité ; jamais non plus elle n’y avoit travaillé avec tant de courage ; mais après l’événement elle fut anéantie sous le poids de la douleur, et comprit que l’espérance autant que la force avoit concouru à la soutenir. Saint-Aubert étoit trop affligé lui-même, pour pouvoir consoler sa fille.


CHAPITRE II.

Madame Saint-Aubert fut enterrée dans l’église du village voisin : son époux et sa fille accompagnèrent ce convoi, et furent suivis d’un prodigieux nombre d’habitans qui tous pleuroient sincèrement une si excellente femme.

De retour de l’église, Saint-Aubert s’enferma dans sa chambre, il en sortit avec la sérénité du courage et la pâleur du désespoir : il donna ordre à toutes les personnes qui composoient sa maison, de se rassembler. Emilie seule ne paroissoit point : subjuguée par la scène dont elle venoit d’être témoin, elle s’étoit enfermée dans son cabinet pour y pleurer en liberté. Saint-Aubert l’y alla chercher ; il prit sa main en silence, et ses larmes continuèrent ; il fut long-temps, lui-même, avant de retrouver sa voix et la faculté de s’exprimer ; il dit enfin en tremblant : Mon Emilie, nous allons prier, voulez-vous vous joindre à nous ? nous allons implorer le secours d’en-haut : d’où pouvons-nous l’attendre que du ciel ?

Emilie retint ses larmes, et suivit son père au salon où les domestiques étoient réunis. Saint-Aubert lut d’une voix basse l’office du soir et ajouta une prière pour les ames des trépassés. Pendant sa lecture, la voix lui manqua, ses larmes arrosèrent le livre ; il s’arrêta ; mais les sublimes émotions d’une dévotion pure élevèrent successivement ses idées au-dessus de ce monde, et versèrent enfin la consolation dans son cœur.

Quand l’office fut achevé et que les domestiques furent retirés, il embrassa tendrement Emilie. Je me suis efforcé, lui dit-il, de vous donner dès vos premières années, un véritable empire sur vous-même, je vous en ai représenté l’importance dans toute la conduite de la vie ; c’est cette qualité qui nous soutient contre les plus dangereuses tentations du vice, et nous rappelle à la vertu ; c’est lui encore qui modère l’excès des émotions les plus vertueuses. Il est un point où elles cessent de mériter ce nom, puisque leur conséquence est un mal tout excès est un tort ; le chagrin même, quoique aimable dans son principe, devient une passion injuste, quand on s’y livre aux dépens de ses devoirs. Par devoirs, j’entends ce qu’on se doit à soi-même, aussi bien que ce qu’on doit aux autres. Une douleur sans règle énerve l’ame ; et la prive de ces douces jouissances qu’un Dieu bienfaisant destine à embellir notre vie. Ma chère Emilie ! appelez, pratiquez tous les préceptes que vous avez reçus de moi, et dont l’expérience vous a souvent démontré la sagesse.

Votre douleur est inutile ; ne regardez pas cette vérité comme un lieu commun de consolation, mais comme un véritable motif de courage. Je ne voudrois pas étouffer votre sensibilité, mon enfant, je ne voudrois qu’en modérer l’intensité. Quels que puissent être les maux dont un cœur trop tendre est la cause, on ne doit rien espérer de celui qui ne l’est point. Vous connoissez ma peine, vous savez si mes paroles sont de ces discours légers, jetés au hasard, pour dessécher la sensibilité dans sa source, et dont le but unique est le frivole étalage d’une prétendue philosophie. Je vous montrerai, mon Emilie, que je puis pratiquer les conseils que je donne. Je vous parle ainsi, parce que je ne puis, sans douleur, vous voir vous consumer en larmes superflues, et n’essayer aucun effort sur vous-même ; je ne vous ai pas parlé plutôt, parce qu’il y a un moment où tout raisonnement doit céder à la nature. Ce moment est passé, et quand on le prolonge à l’excès, la triste habitude que l’on contracte, accable les esprits au point de leur ôter tout ressort ; vous touchez à cet écueil : mais vous, mon Emilie, vous montrerez que vous voulez l’éviter.

Emilie en pleurant, sourit à son père. Ô mon père ! s’écria-t-elle, et la voix lui manqua. Elle auroit sans doute ajouté : Je veux me montrer digne d’être votre fille. Un mouvement confus de reconnoissance, de tendresse, de douleur, la subjugua ; Saint-Aubert la laissa pleurer sans l’interrompre, et parla d’autre chose.

La première personne qui vint s’affliger avec Saint-Aubert, fut un M. Barreaux ; c’étoit un homme austère et qui paroissoit insensible ; le goût de la botanique les avoit rapprochés, ils s’étoient souvent rencontrés dans les montagnes. M. Barreaux s’étoit retiré du monde, et presque de la société, pour vivre dans un joli château, à l’entrée des bois et tout près de la vallée. Il avoit été, comme Saint-Aubert, cruellement désabusé de l’opinion qu’il avoit eue des hommes ; mais comme lui il ne se bornoit pas à s’en affliger, et à les plaindre ; il sentoit plus d’indignation contre leurs vices, que de compassion pour leurs foiblesses.

Saint-Aubert fut surpris de le voir. Souvent il l’avoit pressé de visiter sa famille, et n’avoit pu l’obtenir : il vint ce jour-là sans cérémonie, sans réserve, et entra dans la maison, comme auroit fait un vieil ami. Les besoins du malheur sembloient avoir adouci sa rudesse et renversé ses préjugés. La désolation de Saint-Aubert sembloit l’unique idée qui remplît son esprit ; ses manières, plus que ses discours, exprimoient son émotion : il parla peu du sujet de leur affliction ; mais ses attentions délicates, le son de sa voix, l’intérêt de ses regards, exprimoient le sentiment de son cœur, et ce langage fut entendu.

À cette douloureuse époque, Saint-Aubert fut visité par madame Chéron, l’unique sœur qui lui restât. Elle étoit veuve depuis plusieurs années, et habitoit alors ses propres terres auprès de Toulouse. Leur correspondance n’avoit pas été bien fréquente : Les mots ne lui manquèrent pas ; elle n’entendoit pas cette magie du regard qui parle si bien à l’ame, cette douceur d’accent qui verse un baume au fond du cœur. Elle assura Saint-Aubert qu’elle prenoit une part sincère à sa douleur, elle loua les vertus de son épouse, et ajouta, ce qu’elle imagina de plus consolant. Emilie ne cessa de pleurer tandis qu’elle parla. Saint-Aubert fut plus calme, écouta en silence, et changea de conversation.

En les quittant, elle les pria de la venir voir bientôt : le changement de lieu vous distraira, dit-elle ; c’est mal fait de s’affliger ainsi. Saint-Aubert sentit la justesse de ces paroles, mais il sentoit plus de répugnance que jamais à quitter un asyle consacré par son bonheur. La présence de son épouse avoit sanctifié tous les lieux, et chaque jour, en calmant l’amertume de ses regrets, augmentoit le charme de ses souvenirs.

Il y avoit pourtant des devoirs à acquitter, et de ce genre étoit une visite à M. Quesnel, son beau-frère ; une affaire importante ne permettoit pas de la différer plus long-temps ; désirant d’ailleurs tirer Emilie de son abattement, il prit avec elle la route d’Epourville.

Quand la voiture entra dans la forêt qui entouroit son ancien patrimoine, et qu’il découvrit l’avenue de châtaigniers et les tourelles du château, au souvenir des événemens qui s’étoient écoulés dans l’intervalle, à la pensée que le possesseur actuel ne savoit ni respecter ni apprécier un pareil bien, Saint-Aubert soupira profondément. À la fin il entra dans l’avenue ; il revit ces grands arbres, les délices de son enfance, et les confidens de sa jeunesse. Peu à peu l’édifice développa sa massive grandeur. Il vit la grosse tour, la porte voûtée, le pont-levis, et le fossé à sec qui entouroit tout l’édifice.

Le bruit de la voiture attira une troupe de domestiques au perron. Saint-Aubert descendit, et conduisit Emilie dans une salle gothique ; mais les armes, les anciennes bannières de la famille ne la décoroient plus. La boiserie de cœur de chêne, les poutres qui traversoient le plafond, étoient peintes de blanc. L’énorme table où le seigneur déployoit tous les jours sa magnificence hospitalière, où les éclats de rire, les chants joyeux avoient si souvent retenti, cette table n’y étoit plus ; les bancs même qui entouroient la salle étoient enlevés. Ses murs épais n’étoient couverts que d’ornemens frivoles, qui montroient aussi peu de goût que de sentiment dans le propriétaire actuel.

Saint-Aubert suivit un élégant serviteur parisien qui l’introduisit au salon. Monsieur et madame Quesnel le reçurent avec une politesse froide, et quelques complimens d’usage, et parurent avoir oublié totalement que jamais ils eussent eu une sœur.

Emilie sentit ses larmes prêtes à couler, mais le ressentiment les contint. Saint-Aubert, calme et assuré, conserva sa dignité, sans chercher de faux airs, et imposa même à M. Quesnel, qui ne pouvoit se dire pourquoi.

Après une conversation générale, Saint-Aubert désira de l’entretenir seul. Emilie resta avec madame Quesnel, et apprit bientôt qu’une nombreuse société avoit reçu pour ce jour-là des invitations. Elle fut forcée d’entendre qu’une perte sans remède ne devoit priver d’aucun plaisir.

Saint-Aubert, quand il sut qu’on attendoit compagnie, sentit un mélange de dégoût et d’indignation pour l’insensibilité de Quesnel ; il fut au moment de retourner chez lui. Mais apprenant qu’on avoit engagé madame Chéron à cause de lui, considérant qu’Emilie pourroit souffrir un jour de l’inimitié d’un pareil oncle, il ne voulut pas l’y exposer lui-même ; et sa retraite eût sans doute paru peu convenable à des personnes qui montroient pourtant un si foible sentiment des convenances.

Parmi les convives se trouvoient deux gentilshommes italiens. L’un, appelé Montoni, parent éloigné de madame Quesnel, étoit un homme d’environ quarante ans, d’une taille admirable ; sa physionomie étoit mâle autant qu’expressive, mais elle exprimoit en général la fierté d’assurance et la hauteur plutôt que toute autre disposition.

Le signor Cavigni, son ami, ne paroissoit pas avoir plus de trente ans. Il lui cédoit en naissance, mais non pas en pénétration, et le surpassoit dans le talent de s’insinuer.

Emilie fut choquée du ton dont madame Chéron aborda son père. Mon frère, lui dit-elle, je suis fâchée de vous voir un si mauvais visage ; vous devriez consulter quelqu’un. Saint-Aubert répondit, avec un sourire mélancolique, qu’il étoit à-peu-près comme à son ordinaire. Et les craintes d’Emilie lui firent trouver son père bien plus changé qu’il ne l’étoit.

Emilie moins oppressée se seroit amusée ; sans doute la diversité des caractères, de la conversation qui eut lieu pendant le dîner, la magnificence même de ce repas, fort au-dessus de tout ce qu’elle avoit encore vu, n’eussent pas manqué de la divertir. Le signor Montoni, nouvellement arrivé d’Italie, racontoit les troubles et les commotions dont ce pays étoit agité. Il peignoit les différens partis avec chaleur. Il déploroit les conséquences probables de ces affreux tumultes. Son ami parloit avec autant d’ardeur : de la politique de sa patrie. Il louoit le gouvernement et la prospérité de Venise, et vantoit sa supériorité décidée sur tous les états de l’Italie. Il la tourna ensuite vers les dames, et parla avec la même éloquence des modes françaises, des spectacles français et des manières françaises. Il eut grand soin de mêler dans son discours tout ce qui pouvoit flatter le goût français. La flatterie ne fut point apperçue par ceux à qui elle s’adressoit, mais l’effet qu’elle produisit sur leur attention n’échappa point à sa perspicacité. Quand il put se dégager des autres dames, il s’adressa à Emilie. Mais elle ne connoissoit ni les modes parisiennes, ni les spectacles parisiens, et sa modestie, sa simplicité, sa politesse, contrastaient fortement avec le ton de ses compagnes.

Après le dîner, Saint-Aubert se déroba seul pour visiter encore une fois le vieux châtaignier que Quesnel se proposoit de détruire. Il se reposa sous son ombre, il regarda à travers ses vastes branches, et apperçut entre les feuilles tremblantes la voûte azurée des cieux. Les événemens de sa jeunesse revinrent tout-à-la-fois à son esprit. Il rappela ses anciens amis, leur caractère, et jusqu’à leurs traits. Depuis long-temps ils n’étaient plus ; il se parut à lui-même un être presque isolé, et son Emilie seule l’attachoit encore à la vie.

Perdu dans la succession d’images que lui fournissoit sa mémoire, il en vint au tableau de son épouse mourante ; il tressaillit, et voulant l’oublier, s’il lui étoit possible, il rejoignit la société.

Saint-Aubert demanda ses chevaux de bonne heure ; Emilie s’apperçut en route qu’il étoit plus silencieux, plus abattu qu’à l’ordinaire. Elle en attribua la cause aux souvenirs que ce lieu venoit de lui rappeler, et ne soupçonna point le vrai motif d’un chagrin qu’il ne lui communiquoit pas.

En rentrant au château son affliction se renouvela, et elle sentit plus vivement que jamais la privation d’une mère si chérie. C’étoit avec le sourire et les caresses de la bonté qu’elle étoit accueillie, après la moindre absence. Aujourd’hui tout étoit morne, et tout étoit désert.

Mais ce que ne peuvent ni la raison ni les efforts, le temps l’obtient. Les semaines passèrent, et l’horreur du désespoir se fondit peu à peu dans un sentiment doux que le cœur conserve, et qui lui devient sacré. Saint-Aubert, au contraire, s’affoiblissoit de jour en jour, quoiqu’Emilie, la seule personne qui ne le quittait point, fût la dernière à s’en appercevoir. Sa constitution ne s’étoit jamais remise du choc qu’elle avoit reçu de sa maladie ; et l’ébranlement qu’il reçut à la mort de madame Saint-Aubert, détermina son extrême langueur. Son médecin lui conseilla de voyager. Il étoit visible que la douleur avoit pris sur ses nerfs, déjà fort attaqués ; et l’on pensoit que la variété et le mouvement en calmant son esprit, réussiraient à leur rendre du ton et de la vigueur.

Pendant quelques jours Emilie s’occupa de ses préparatifs, et Saint-Aubert de ses calculs sur les dépenses de son voyage. Il lui fallut congédier ses domestiques. Emilie, qui se permettoit rarement d’opposer aux volontés de son père des questions ou des remontrances, eût pourtant bien voulu savoir comment, dans son état d’infirmité, il ne se réservoit pas du moins un serviteur. Mais, quand à la veille du départ, elle s’apperçut qu’il avoit renvoyé Jacquot, François et Marie, et gardé seulement Thérèse, son ancienne femme-de-charge, elle fut extrêmement surprise, et hasarda de lui en demander la raison. C’est par économie, lui répliqua-t-il ; nous allons faire un voyage fort coûteux.

Le médecin avoit prescrit l’air de Languedoc et de Provence. Saint-Aubert se résolut donc à s’acheminer lentement vers cette province, en côtoyant la Méditerranée.

Ils se retirèrent de bonne heure dans leur chambre, le soir qui précéda le départ. Emilie avoit des livres et quelques autres choses à ranger ; minuit sonna avant qu’elle eût fini ; elle se souvint de ses crayons qu’elle vouloit emporter, et qu’elle avoit laissés dans le salon. Elle y alla, et passant près de la chambre de son père, elle en trouva la porte entr’ouverte, et jugea qu’il étoit dans son cabinet. C’étoit son usage depuis la mort de madame Saint-Aubert. Agité d’insomnies cruelles, il quittoit son lit et se rendoit dans cette pièce pour tâcher d’y trouver le repos. — Quand elle fut au bas de l’escalier, elle regarda dans le cabinet ; il n’y étoit pas. — En remontant elle frappa légèrement à la porte, ne reçut point de réponse, et s’avança doucement pour savoir où il étoit.

La chambre étoit obscure ; mais, à travers la porte vitrée, on voyoit une lumière, au fond d’une pièce voisine. Emilie jugea bien que son père y devoit être ; mais, craignant qu’à cette heure il ne s’y trouvât mal, elle alloit pour s’en assurer. Considérant pourtant qu’une si subite apparition pourroit bien l’effrayer, elle laissa dehors sa lumière, et s’avança doucement vers la petite pièce. Là, elle vit son père assis devant une petite table, et parcourant plusieurs papiers, dont quelques-uns absorboient son attention et lui arrachoient des soupirs, et même des sanglots. Emilie, qui n’étoit venue à la porte que pour s’assurer de l’état de son père, fut retenue en ce moment par un mélange de curiosité et de tendresse. Elle ne pouvoit découvrir son chagrin sans désirer aussi d’en découvrir la cause. Elle continua de l’observer en silence, ne doutant point que tous ces papiers ne fussent autant de lettres. Tout d’un coup il se mit à genoux dans une contenance plus solemnelle qu’elle ne l’eût encore vu ; dans une espèce d’égarement qui ressembloit à l’horreur, il fit une très-longue prière.

Une pâleur mortelle couvroit son visage quand il se releva. Emilie alloit se retirer, mais elle le vit se rapprocher des papiers, et elle resta encore. Il y prit une petite boîte et en tira une miniature ; la lumière, qui portoit dessus, lui fit distinguer une femme, et cette femme n’étoit pas sa mère.

Saint-Aubert regarda le portrait avec une vive expression de tendresse, le porta à ses lèvres, sur son cœur, et poussa des soupirs convulsifs. Emilie n’en pouvoit croire ses yeux ; elle ignoroit qu’il possédât le portrait d’une autre femme que sa mère, et sur-tout qu’il y attachât un si grand prix. Elle le regarda long-temps pour y trouver les traits de madame Saint-Aubert ; mais son attention ne servit qu’à la convaincre que c’étoit le portrait d’une autre personne. À la fin Saint-Aubert le remit dans la boîte, et Emilie, réfléchissant qu’elle avoit indiscrètement observé ses secrets, se retira le plus doucement possible.


CHAPITRE III.

Saint-Aubert, au lieu de prendre la route directe qui conduisoit en Languedoc, en suivant le pied des Pyrénées, préféra un chemin dans les hauteurs, parce qu’il offroit des vues plus étendues et des points-de-vue plus pittoresques. Il se détourna un peu pour prendre congé de M. Barreaux ; il le trouva herborisant près de son château ; et quand Saint-Aubert lui eut expliqué le sujet de sa visite et son dessein, il témoigna une sensibilité dont son ami ne l’avoit pas cru capable. Ils se quittèrent avec un mutuel regret.

Si quelque chose m’avoit pu tirer de ma retraite, dit M. Barreaux, c’eût été le plaisir de vous accompagner dans cette petite tournée ; je ne fais point de complimens, et vous pouvez me croire. J’attendrai votre retour avec grande impatience.

Les voyageurs continuèrent leur route ; en montant, Saint-Aubert se retourna, et vit son château dans la plaine. De tristes idées s’emparèrent de son esprit, et son imagination mélancolique lui suggéra qu’il ne devoit point y revenir. Il rejeta cette pensée, mais il continua de regarder son asyle jusqu’au moment où la distance ne permit plus de le distinguer.

Emilie resta, ainsi que lui, dans un profond silence ; mais, après quelques lieues, son imagination frappée de la grandeur des objets, céda aux impressions les plus délicieuses. La route passoit, tantôt le long d’affreux précipices, tantôt le long des sites les plus gracieux.

Emilie ne put retenir ses transports, quand, du milieu des montagnes et de leurs forêts de sapins, elle découvrit au loin de vastes plaines qu’ornoient des villes, des vignobles, des plantations en tous genres. La Garonne, dans cette riche vallée, promenoit ses flots majestueux, et du haut des Pyrénées où elle prend sa source, les conduisoit vers l’Océan.

La difficulté d’une route si peu fréquentée, obligea souvent les voyageurs de mettre pied à terre ; mais ils se trouvoient amplement récompensés de leur peine par la beauté du spectacle. Pendant que le muletier conduisoit lentement l’équipage, ils avoient le loisir de parcourir les solitudes, et de s’y livrer aux sublimes réflexions qui élèvent l’ame, qui l’adoucissent, qui la remplissent enfin de cette consolante certitude, qu’il y a un Dieu présent par-tout. Les jouissances de Saint-Aubert portoient l’empreinte de sa pensive mélancolie. Cette disposition prête un charme secret aux objets, et attache un sentiment religieux à la contemplation de la nature.

Ils s’étoient précautionnés contre le manque d’hôtelleries, en portant des provisions dans la voiture ; ils pouvoient donc prendre leurs repas en plein air, et se reposer la nuit par-tout où ils trouveroient une chaumière habitable. Ils avoient aussi fait des provisions pour l’esprit : ils avoient un ouvrage de botanique, écrit par M. Barreaux, et plusieurs poètes latins ou italiens. Emilie, d’ailleurs, emportoit ses crayons, et esquissoit par intervalles les points de vue dont elle étoit le plus frappée.

La solitude de la route augmentoit l’effet de la scène ; à peine rencontroit-on de temps en temps un paysan avec ses mules, ou quelques enfans qui jouoient dans les rochers. Saint-Aubert, enchanté de cette manière de voyager, se décida, s’il pouvoit trouver un chemin, à avancer toujours dans les montagnes, et à n’en sortir qu’en Roussillon près de la mer, pour gagner ensuite le Languedoc.

Un peu après midi, ils atteignirent le haut d’un sommet élevé qui dominoit une partie de la Gascogne et du Languedoc. On jouissoit en ce lieu d’un épais ombrage. Une source jaillissoit, et s’enfuyant sous les arbres à travers le gazon, couroit se précipiter de cascade en cascade. Son doux murmure enfin se perdoit dans l’abîme, et la vapeur blanche de son écume, servoit seule à distinguer son cours au milieu des noirs sapins.

Le lieu invitoit au repos. On se mit à dîner ; on détela les mules, et le gazon qui croissoit à l’entour, leur fournit une ample nourriture.

Il se passa du temps avant que Saint-Aubert et Emilie pussent s’arracher aux plaisirs de l’admiration, pour ceux d’un frugal repas. Assis sous un mélèse, Saint-Aubert expliquoit à sa fille le cours des rivières, et la position des grandes villes, et les limites des provinces, que son savoir plus que ses yeux, lui permettoit de désigner ; cependant quand il avoit causé quelque temps, il tomboit tout-à-coup dans la rêverie, ses paupières se couvroient de larmes, et le cœur d’Emilie lui en disoit assez la causer. La scène qu’ils avoient sous les yeux, ressemblent, quoique fort en grand, au point-de-rue de la pêcherie que préféroit madame Saint-Aubert. Ils le remarquèrent tous deux, et pensèrent au plaisir qu’elle eût senti en se trouvant dans leur position. Hélas ! ses yeux étoient fermés et ne devoient plus se rouvrir. Saint-Aubert se rappeloit sa dernière promenade avec elle, les tristes présages qui l’accompagnèrent, et leur trop subit accomplissement. Ces souvenirs l’accablèrent ; il se leva brusquement, et s’éloignant un peu, alla dans un coin écarté se livrer sans témoins à sa douleur.

Il revint plus calme, prit la main d’Emilie, et la serra tendrement sans rien dire ; bientôt après il appela son muletier, et lui demanda s’il connoissoit une route dans les montagnes qui pût conduire en Roussillon. Michel lui répondit qu’il y en avoit plusieurs, mais qu’il les connoissoit fort peu. Saint-Aubert, qui ne vouloit voyager que jusqu’au coucher du soleil, demanda le nom de quelque hameau voisin, et s’informa du temps qu’ils mettroient à l’atteindre. Le muletier calcula que l’on pouvoit gagner Mateau ; mais que si l’on vouloit se jeter au sud du côté, du Roussillon, il y avoit un village où l’on arriveroit avant même le coucher du soleil.

Saint-Aubert prit ce dernier parti. Michel finit son repas, attela ses mules, se remit en route, et l’instant d’après s’arrêta. Saint-Aubert l’apperçut qu’il saluoit une croix plantée sur la pointe d’un rocher au bord du chemin ; la dévotion finie, il fit claquer son fouet ; et sans égard ni pour la difficulté du chemin ni pour la vie de ses pauvres mules, il les mit au grand galop, au bord d’un précipice dont l’aspect faisoit frissonner ; l’effroi d’Emilie la priva presque de ses sens ; Saint-Aubert qui redoutoit encore plus le danger d’arrêter soudain, fut contraint de se rasseoir et de tout abandonner aux mules, qui parurent plus sages que leur conducteur, tes voyageurs arrivèrent sains et saufs dans la vallée, et s’arrêtèrent sur le bord d’un ruisseau.

Oubliant désormais la magnificence des vues étendues, ils s’enfoncèrent dans cet étroit vallon. Tout y étoit solitaire et stérile ; on n’y voyoit aucune créature vivante que le bouquetin des montagnes qui, parfois, se montroit tout-à-coup sur la pointe élancée de quelque rocher inaccessible. C’étoit un site tel que l’eût choisi Salvator-Rose, s’il eût existé. Alors Saint-Aubert frappé de cet aspect, s’attendoit presque à voir débusquer de quelque caverne voisine une troupe de bandits, et tenoit la main sur ses armes.

Cependant ils avançoient, et la vallée s’élargissoit et prenoit un caractère moins effrayant. Vers le soir ils se retrouvèrent sur les montagnes au milieu des bruyères. Loin, autour d’eux, la clochette des troupeaux, la voix de leur gardien, étoient l’unique son qui se fît entendre, et la demeure des bergers étoit l’unique habitation qu’on découvrît ; Saint-Aubert remarqua que l’yeuse, le liége et le sapin végétoient les derniers au sommet des montagnes. La plus riante verdure tapissoit le fond de la vallée. On voyoit dans les profondeurs, à l’ombre des châtaigniers et des chênes, paître et bondir de riches troupeaux, dispersés, groupés avec grâce ; les uns dormoient près du courant, d’autres y étanchoient leur soif, et quelques-uns s’y baignoient.

Le soleil commençoit à quitter la vallée : ses derniers rayons brilloient sur le torrent, et relevoient les riches couleurs du genêt et de la bruyère en fleurs. Saint-Aubert questionna Michel sur la distance du hameau qu’il avoit annoncé, mais celui-ci ne put répondre avec exactitude. Emilie commença à craindre qu’il ne les eût égarés ; il n’y avoit pas un être humain qui pût les secourir ni les conduire. Ils avoient laissé depuis long-temps et le berger et la cabane ; le crépuscule se brunissoit à chaque instant, l’œil ne pouvoit en percer l’obscurité, et ne distinguoit ni hameau ni chaumière : une raie colorée marquoit seule l’horizon, et c’étoit l’unique ressource des voyageurs. Michel s’efforçoit d’entretenir son courage en chantant ; sa musique, néanmoins, n’étoit pas de nature à chasser la mélancolie : il traînoit des sons lugubres et détonnoit avec tant de tristesse, que Saint-Aubert eut peine à reconnoître une hymne de vêpres adressée à son patron.

Ils continuèrent, abîmés dans ces rêveries profondes, où la solitude et la nuit ne manquent jamais d’entraîner. Michel ne chantoit plus, on n’entendoit que le murmure du zéphyr dans les bois, et l’on ne sentoit que la fraîcheur. Tout-à-coup le bruit d’une arme à feu les réveilla ; Saint-Aubert fait arrêter, on écoute. Le bruit ne se répète pas ; mais l’on entend courir dans les halliers. Saint-Aubert prend son pistolet, il commande à Michel de doubler le pas. Le son d’un cor fait retentir les montagnes : Saint-Aubert regarde, et voit un jeune homme s’élancer dans la route, suivi de deux chiens ; l’étranger étoit mis en chasseur. Un fusil en bandoulière, un cor à sa ceinture, une espèce de pique à la main, donnoient une grâce particulière à sa personne, et secondoient l’agilité de sa marche.

Après un moment de réflexion, Saint-Aubert fit arrêter, et l’attendit pour l’interroger sur le hameau qu’il cherchoit. L’étranger répondit que le village n’étoit plus qu’à une demi-lieue, qu’il s’y rendoit lui-même, et qu’il alloit être leur guide. Saint-Aubert le remercia, et touché de ses manières franches et simples, il lui proposa une place dans la voiture. L’étranger le refusa, en l’assurant qu’il suivroit bien les mules : mais vous serez mal logé, ajouta-t-il, les habitans de ces montagnes sont de pauvres gens ; non-seulement ils n’ont pas de luxe, mais ils manquent de mille choses, qu’ailleurs on juge indispensables.

— Je m’apperçois que vous n’êtes pas du pays, dit Saint-Aubert.

— Non, monsieur, je suis voyageur.

L’équipage avança, et l’obscurité s’augmentant, fit mieux sentir l’utilité d’un guide : les sentiers qui s’ouvroient de temps à autre dans les montagnes, eussent ajouté à leur perplexité. Emilie apperçut à une grande distance, comme un nuage brillant dans les airs. Que vois-je ? s’écria-t-elle. Mais Saint-Aubert reconnut le sommet d’une montagne beaucoup plus élevée que les autres, et dont la neige réfléchissoit encore les derniers rayons du soleil.

À la fin on distingua les lumières du hameau ; on vit quelques masures, ou plutôt on les discerna au moyen du ruisseau qui reflétoit encore la foible clarté du crépuscule.

L’étranger s’avança, et Saint-Aubert apprit qu’il n’existoit là ni auberge, ni maison publique d’aucun genre : l’étranger s’offrit à chercher un asyle ; Saint-Aubert le remercia, et comme le village étoit fort près, il descendit pour l’accompagner, tandis qu’Emilie suivoit dans la voiture.

En cheminant, Saint-Aubert demanda à son compagnon s’il avoit fait une bonne chasse. — Non, monsieur, répliqua-t-il, et ce n’étoit même pas mon projet ; j’aime ce pays, et me propose de le parcourir encore quelques semaines ; mes chiens sont avec moi plutôt pour l’agrément que pour l’utilité ; ce costume d’ailleurs me sert de prétexte, et m’attire la considération qu’on refuseroit, sans doute, à un étranger sans occupation apparente.

J’admire vos goûts, dit Saint-Aubert, et si j’étois plus jeune, j’aimerois à passer quelques semaines comme vous le faites ; je suis comme vous un voyageur, mais notre objet n’est pas le même. Je cherche la santé encore plus que le plaisir. Saint-Aubert soupira et se tut un moment ; puis paroissant se recueillir, il ajouta : Je voudrois trouver une route passable qui me conduisît en Roussillon, pour gagner ensuite le Languedoc. Vous, monsieur, qui paroissez connoître le pays, il vous seroit possible de m’en indiquer une.

L’étranger l’assura que tous ses moyens étoient à son service, et lui parla d’un chemin plus à l’est, qui devoit conduire à une ville, et de-là facilement en Roussillon.

Ils arrivèrent au village, et commencèrent à chercher une chaumière qui pût leur offrir un gîte pour la nuit ; ils ne trouvoient dans la plupart des maisons que la pauvreté, l’ignorance et la gaîté ; on regardoit Saint-Aubert d’un air timide et curieux ; il ne falloit rien attendre qui ressemblât à un lit. Emilie survint, et observant l’air fatigué et souffrant de son pauvre père, se plaignit qu’il eût pris une route si peu commode pour un malade ; d’autres chaumières étoient un peu moins sauvages, l’on y trouvoit deux pièces ; l’une pour les mules et le bétail, l’autre pour la famille, composée presque par-tout de six ou huit enfans, couchés comme les père et mère, sur des peaux ou des feuilles sèches ; le jour n’avoit d’entrée et la fumée de sortie, que par un trou pratiqué dans la couverture, et l’odeur d’eau-de-vie dont les contrebandiers avoient amené l’usage, suffoquoit presque en entrant. Emilie détourna les yeux et regarda son père avec une tendre inquiétude, dont le jeune étranger parut entendre l’expression ; il tira Saint-Aubert à part, et lui fit offre de son lit : Il est commode, lui dit-il, si nous le comparons aux autres, mais par-tout ailleurs, j’aurois eu honte de vous l’offrir. Saint-Aubert lui témoigna sa reconnoissance et refusa d’accepter son offre, mais l’étranger insista. Point de refus ; je souffrirois trop, monsieur, répliqua-t-il, si vous étiez sur une peau, lorsque je me trouverois dans un lit ; vos refus blesseroient mon amour-propre, et je pourrais penser que ma proposition vous désoblige : je vais vous montrer le chemin, et mon hôtesse trouvera moyen d’arranger aussi cette jeune dame.

Saint-Aubert consentit enfin, et fut un peu surpris que l’étranger fût assez peu galant, pour préférer le repos d’un malade à celui d’une jeune et charmante personne, car il n’avoit point offert la chambre à Emilie ; mais Emilie n’en pensa pas de même, et le sourire expressif qu’elle lui adressa, montroit assez combien elle étoit sensible à l’attention qu’il avoit pour son père.

L’étranger, qui se nommoit Valancourt, s’arrêta le premier, pour dire un mot à son hôtesse ; et l’habitation qu’elle ouvrit ne ressembloit en rien à ce qu’on avoit encore vu. Cette bonne femme mettoit tous ses soins à recueillir les voyageurs, et ils furent contraints d’accepter les deux seuls lits qui fussent dans la maison. Elle n’avoit à leur offrir que des œufs et du lait ; mais Saint-Aubert avoit des provisions, et pria Valancourt de partager son souper ; l’invitation fut bien reçue, et la conversation s’anima. La franchise, la simplicité, les grandes idées, et le goût pour la nature, que montroit le jeune homme, enchantoient Saint-Aubert. Il avoit dit souvent que ce goût pour la nature ne pouvoit exister dans une ame, sans y supposer une grande pureté de cœur et d’imagination.

La conversation fut interrompue par un violent tumulte, où la voix du muletier couvroit toutes les autres. Valancourt se leva pour en savoir la cause, et la querelle dura si long-temps, que Saint-Aubert sortit aussi. Michel disputoit avec l’hôtesse, parce qu’elle refusoit d’introduire les mules dans la pièce qu’elle lui permettoit de partager lui-même avec ses trois enfans ; la place n’étoit pas brillante, il est vrai, mais il n’y en avoit pas d’autres ; et plus délicate que ses compatriotes, l’hôtesse ne vouloit pas que ses enfans et les mulets couchassent ensemble : c’étoit la corde sensible pour le muletier, son honneur paroissoit blessé quand on traitoit ses mules sans considération, et il eût supporté toute autre injure avec beaucoup plus de douceur. Il affirma que ses bêtes étoient d’aussi bonnes, d’aussi honnêtes bêtes, qu’il y en eût dans le pays, et qu’elles avoient le droit d’être bien traitées par-tout ; elles sont douces comme des agneaux, disoit-il, quand on ne leur fait aucun mal. Je ne les ai vues en colère qu’une fois ou deux dans ma vie, et encore ce n’étoit pas leur faute. Une fois, il est vrai, elles cassèrent la jambe d’un enfant qui s’endormit dans leur étable, mais je leur dis qu’elles avoient eu grand tort ; par Saint-Antoine, elles m’entendirent, car jamais elles n’ont recommencé.

Il conclut cette belle harangue, en protestant que, par-tout, ses mules partageroient son asyle.

Valancourt, à la fin, réussit à tout pacifier. Il tira l’hôtesse à part, et la pria d’abandonner la chambre au muletier et à ses mules ; il laissa à ses enfans les peaux qu’on lui avoit préparées, et l’assura qu’enveloppé dans son manteau, il passeroit bien la nuit sur un banc près de la porte. L’hôtesse s’y refusoit, et ne vouloit rien céder au muletier ; mais Valancourt insista, et cette grande affaire s’arrangea.

Il étoit tard, quand Saint-Aubert et Emilie se retirèrent dans leurs chambres ; Valancourt resta devant la porte. Dans cette agréable saison, il aimoit mieux cette place qu’un étroit cabinet et un lit de peaux ; Saint-Aubert fut un peu surpris de trouver près de lui Homère, Horace et Pétrarque, mais le nom de Valancourt écrit sur les volumes, lui en fit connoître le possesseur.


CHAPITRE IV.

Saint-Aubert se réveilla de bonne heure ; le sommeil l’avoit rafraîchi, il désira de partir promptement. Valancourt déjeûna avec lui, et raconta que, peu de mois auparavant, il avoit été jusque Beaujeu, ville notable du Roussillon, et Saint-Aubert, sur son conseil, se décida à suivre cette route.

Le chemin de traverse, et celui qui conduit à Beaujeu, dit Valancourt, se joignent à une lieue et demie d’ici. Je puis, si vous le voulez permettre, y diriger votre muletier ; il faut que je me promène, et la promenade que je ferai avec vous me sera plus agréable que toute autre.

Saint-Aubert reçut la proposition avec reconnoissance. Ils partirent ensemble, mais le jeune homme ne voulut point consentir à se placer dans la voiture.

La route, au pied des montagnes, suivoit une riante vallée, toute brillante de verdure, et parsemée de bocages. De nombreux troupeaux s’y reposoient à l’ombre des petits chênes, des hêtres et des sycomores ; le frêne et le tremble laissaient retomber leurs rameaux sur les terres arides des rochers ; à peine un peu de terre recouvroit leurs racines, le moindre souffle agitoit toutes leurs branches.

On rencontroît à chaque heure du jour beaucoup plus de monde. Le soleil ne paroissoit pas encore, et déjà les bergers conduisoient un bétail immense aux pâturages de ces montagnes. Saint-Aubert étoit parti de bonne heure pour jouir du soleil levant, et respirer cet air pur du matin, si salutaire pour les malades ; il devoit l’être surtout dans ces régions où l’abondance et la variété des plantes aromatiques le chargeoient des plus doux parfums.

Le brouillard léger qui voiloit les objets environnans disparut peu à peu, et permit à Emilie de contempler les progrès du jour. Les reflets incertains de l’aurore, colorant les pointes des rochers, les revêtirent successivement d’une vive lumière, tandis que leur base et les fonds de la vallée restoient couverts d’une vapeur sombre. Pendant ce temps, les nuages de l’orient éclaircirent leurs nuances, rougirent, brillèrent enfin de mille couleurs. La transparence des airs découvrit des flots d’or pur, des rayons, éclatans chassèrent l’obscurité, pénétrèrent au fond du vallon, et se répétèrent dans son ruisseau. La nature s’éveilloit de la mort à la vie ; Saint-Aubert se sentit ranimé, son cœur étoit plein, il versa des larmes, et éleva ses pensées vers le créateur de toutes choses.

Emilie voulut descendre, et fouler ce gazon tout humide de rosée ; elle vouloit goûter cette liberté dont le chamois sembloit jouir sur la crête brune de ces montagnes. Valancourt s’arrêtoit avec les voyageurs, et leur montroit avec sentiment les objets particuliers de son admiration. Saint-Aubert s’attachoit à lui. Le jeune homme est ardent, il est bon, se disoit-il ; on voit bien qu’il n’a jamais habité Paris.

Ce ne fut pas sans chagrin qu’il se vit arrivé à l’endroit où les deux chemins se rencontroient ; il prit congé de lui avec plus d’affection qu’une si nouvelle connoissance ne le permet ordinairement. Valancourt causa long-temps près de la voiture ; il étoit au moment de s’en aller, et pourtant il restoit encore ; il cherchoit des sujets d’entretien qui l’excusassent de le prolonger. À la fin, il prit congé ; et quand il partit, Saint-Aubert observa de quel air attentif et occupé il contemploit Emilie ; elle le salua avec une douceur timide, la voiture partit, mais Saint-Aubert, bientôt après, s’avançant à la portière, apperçut Valancourt immobile sur la route, les bras croisés sur son bâton, et regardant aller la voiture ; il salua de la main, et Valancourt sortant de sa rêverie, rendit le salut, et s’éloigna.

L’aspect du pays changea bientôt. Les voyageurs se virent alors au milieu de montagnes à pic, et couvertes jusqu’en haut de noires forêts de sapins. Des flèches de granit s’élançant du vallon même, alloient cacher au sein des nues leurs pointes couvertes de neige. Le ruisseau, devenu une rivière, couloit doucement et en silence, et ces noires forêts se réfléchissoient dans ses eaux limpides. Par intervalles, un roc sourcilleux relevoit son front hardi au-dessus des bois et des vapeurs, qui servoient de ceinture aux montagnes ; quelquefois une aiguille de marbre se soutenoit perpendiculairement au bord des eaux ; un mélèse colossal la serrait de ses bras vigoureux, et son front sillonné de la foudre étoit encore couronné de pampres.

Quand la voiture marchoit doucement, et se frayoit des routes nouvelles, Saint-Aubert descendoit, et cherchoit les plantes curieuses dont ce lieu étoit semé ; et Emilie, dans l’exaltation de l’enthousiasme, s’enfonçoit dans l’épaisseur des bois, et prêtoit l’oreille, en silence, à leur imposant murmure.

On ne vit, durant plusieurs lieues, ni village, ni même de hameau ; quelques cabanes de chasseurs étoient la seule trace d’habitation humaine. Les voyageurs dînèrent en plein air, dans une jolie partie de la vallée, et placés à l’ombre des hêtres. Bientôt après, ils partirent pour Beaujeu.

La route montoit sensiblement ; et laissant les pins au-dessous d’eux, ils se trouvèrent au milieu des précipices. Le crépuscule du soir ajoutoit à l’horreur du site, et les voyageurs ignoroient l’éloignement de Beaujeu. Saint-Aubert, néanmoins, ne croyoit pas la distance considérable, et se félicitoit de n’avoir plus, au-delà de Beaujeu, à franchir de pareils déserts. Les bois, les rocs, les montagnes, se confondoient peu à peu dans l’obscurité, et bientôt il ne fut plus possible de distinguer ces images confuses. Michel avançoit avec précaution ; à peine il distinguoit la route, mais ses mules plus habiles cheminoient encore d’un pas sûr.

En tournant l’angle d’une montagne, une lumière parut ; les rocs et l’horizon furent éclairés à une grande distance. Il était sûr que c’étoit un grand feu, mais rien n’indiquoit s’il étoit accidentel, ou préparé. Saint-Aubert le crut allumé par quelques troupes de ces bandits qui infestent les Pyrénées ; il étoit attentif, et desiroit savoir si la route passoit près de ce feu. Il avoit des armes qui pouvaient le défendre au besoin ; mais qu’étoit-ce qu’une si foible ressource contre une bande de voleurs aussi déterminés ? Il réfléchissoit à ce sujet, quand une voix s’éleva derrière eux, et commanda au muletier d’arrêter. Saint-Aubert lui ordonna d’avancer plus vite ; mais, soit par l’entêtement de Michel, soit par celui des mules, elles ne se pressèrent pas davantage : on entendit les pieds d’un cheval, un homme atteignit la voiture, et commanda qu’on arrêtât. Saint-Aubert ne doutant plus de son dessein, arma son pistolet, et tira par la portière : l’homme chancela sur son cheval, le bruit du coup fut suivi d’un gémissement, et l’on peut imaginer l’effroi de Saint-Aubert, qui crut reconnoître alors la voix plaintive de Valancourt. Il fit arrêter lui-même, prononça le nom de Valancourt, et ne put conserver aucun doute. Saint-Aubert courut à son secours. Il étoit encore sur son cheval ; son sang couloit en abondance, il paroissoit souffrir beaucoup, quoiqu’il cherchât à consoler Saint-Aubert, en l’assurant que ce n’étoit rien, et qu’il n’étoit blessé qu’au bras. Saint-Aubert et le muletier le descendirent de cheval, et le posèrent à terre ; Saint-Aubert voulut bander sa blessure, mais ses mains trembloient tellement, qu’il n’y put réussir. Michel poursuivoit le cheval qui s’étoit échappé en perdant son maître ; il appela Emilie. Ne recevant point de réponse, il courut à la voiture, et la trouva sans connoissance. Dans cette affreuse position, et pressé par la douleur de laisser Valancourt perdre son sang, il s’efforça de la soulever, il appela Michel, et lui demanda de l’eau du ruisseau qui bordoit la route. Michel avoit couru trop loin ; mais Valancourt, entendant le nom d’Emilie, comprit son accident, et s’oubliant presque lui-même, vint aussi-tôt à son secours : déjà elle étoit revenue, quand il fut auprès d’elle ; il sut que sa crainte pour lui avoit causé cet accident, et d’une voix troublée par un autre sentiment que celui de la douleur, il l’assura que sa blessure étoit peu de chose. Saint-Aubert s’apperçut alors que pourtant elle saignoit encore ; ses alarmes changèrent d’objet, il déchira son linge pour lui faire un bandage. Le sang fut arrêté ; mais Saint-Aubert redoutant les suites, demanda plusieurs fois si l’on étoit bien loin de Beaujeu : il apprit qu’on avoit encore deux lieues ; sa frayeur augmenta. Il ignoroit comment Valancourt pourroit supporter la voiture, et le voyoit tout prêt à s’évanouir. À peine Valancourt eut-il connu son inquiétude, qu’il s’empressa de le rassurer : il parla de son accident comme d’une bagatelle. Le muletier avoit ramené le cheval, il plaça Valancourt dans la voiture, Emilie s’étoit remise, et l’on reprit le chemin de Beaujeu.

Saint-Aubert, revenu de sa terreur, exprima sa surprise sur la rencontre de Valancourt ; mais celui-ci la fit cesser. Vous avez, monsieur, lui dit-il, renouvelé mon goût pour la société ; depuis que vous l’avez quitté, mon hameau me semble un désert ; et puisqu’en voyageant le plaisir est mon unique but, je me suis déterminé à partir sur-le-champ. J’ai pris cette route, parce que je la savois plus agréable que toute autre ; et d’ailleurs, ajouta-t-il en hésitant un peu, je l’avouerai (pourquoi ne l’avouerois-je pas ?) j’avois quelque espoir de vous rejoindre.

J’ai cruellement répondu à votre honnêteté, dit Saint-Aubert, qui déploroit sa précipitation, et lui en expliquoit la cause. Mais Valancourt soigneux d’éviter à ses compagnons la moindre peine à son sujet, surmonta l’angoisse qu’il éprouvoit, et soutint gaiment l’entretien. Emilie gardoit le silence, à moins que Valancourt ne lui adressât directement la parole, et le ton ému dont il le faisoit, suffisoit seul pour exprimer beaucoup.

Ils étoient alors près de ce feu qui tranchoit si vivement sur les ombres de la nuit ; il éclairoit alors toute la route, et l’on pouvoit aisément distinguer les figures qui l’entouroient. Ils reconnurent en s’approchant, une bande de ces Bohémiens qui, particulièrement à cette époque, fréquentoient les Pyrénées, et pilloient le voyageur ; Emilie ne remarqua pas sans effroi l’air farouche de cette compagnie, et le feu qui les découvroit, répandant un nuage de pourpre sur les arbres, les rocs et le feuillage, augmentait l’effet, bizarre du tableau.

Tous ces Bohémiens préparoient leur souper. Une large chaudière étoit au feu, et plusieurs personnes s’occupoient à la remplir. L’éclat de la flamme faisoit voir une espèce de tente grossière, autour de laquelle jouaient pêle-mêle quelques enfans et plusieurs chiens. Tout cet ensemble étoit vraiment grotesque. Les voyageurs sentirent leur danger ; Valancourt se taisoit, mais il mit la main sur un des pistolets de Saint-Aubert ; Saint-Aubert prit l’autre, et fit avancer le muletier. Ils passèrent néanmoins sans recevoir d’insulte. Les voleurs ne s’attendoient probablement pas à la rencontre, et s’occupoient trop du souper pour sentir alors aucun autre intérêt.

Après une lieue et demie dans la plus profonde nuit, les voyageurs arrivèrent à Beaujeu, ils se rendirent à la seule auberge qui s’y trouvât, et qui, quoique très-supérieure aux cabanes, ne laissoit pas que d’être assez mauvaise.

On manda aussi-tôt le chirurgien de la ville, si toutefois on peut donner ce nom à une espèce de maréchal qui soignoit les hommes et les chevaux, et faisoit de plus, dans l’occasion, l’office de barbier. Il examina le bras de Valancourt, et s’appercevant que la balle n’avoit pas passé les chairs, il le pansa, et lui recommanda le repos ; mais le patient n’étoit nullement disposé à l’obéissance. Le plaisir d’être bien avoit succédé aux inquiétudes du mal ; car toute jouissance devient positive quand elle contraste avec un danger. Valancourt avoit repris des forces, il voulut prendre part à la conversation. Saint-Aubert et Emilie, délivrés de toutes leurs craintes, étoient d’une singulière gaîté. Il étoit tard, cependant Saint-Aubert fut obligé de sortir avec son hôte pour aller chercher de quoi souper. Emilie pendant cet intervalle s’absenta aussi, sous prétexte de ranger chez elle ce dont elle avoit besoin ; elle trouva l’appartement en meilleur ordre qu’elle ne le craignoit, et de-là elle revint joindre Valancourt. Ils parlèrent des tableaux qu’ils avoient découverts ce même jour, de l’histoire naturelle, de la poésie, de Saint-Aubert enfin ; et Emilie ne pouvoit parler ou entendre parler qu’avec joie d’un sujet aussi cher à son cœur.

La soirée fut très-agréable. Mais comme Saint-Aubert étoit fatigué et que Valancourt souffroit encore, on se sépara aussitôt après le souper.

Le lendemain matin Valancourt avoit la fièvre, il n’avoit pas dormi, et sa blessure étoit enflammée ; le chirurgien qui vint le voir lui conseilla de rester tranquille à Beaujeu. Saint-Aubert avoit peu de confiance dans ses talens ; mais apprenant que dans les environs on n’en trouveroit pas de plus habile, il changea son plan, et se termina à attendre la guérison du malade. Valancourt parut chercher à l’en détourner, mais avec plus de politesse que de bonne-foi.

L’indisposition de Valancourt retint les voyageurs pendant plusieurs jours à Beaujeu. Saint-Aubert observa son caractère et ses talens, avec cette précaution philosophique qu’il portoit par-tout. Il reconnut un naturel franc et généreux, plein d’ardeur, susceptible de tout ce qui est grand et de tout ce qui est bon ; mais impétueux, mais presque sauvage et un peu romanesque. Valancourt connoissoit peu le monde. Ses idées étoient saines, ses sentimens justes, son indignation comme son estime s’exprimoient sans mesure ni ménagement. Saint-Aubert souriait de sa véhémence, mais la retenoit rarement, et se répétoit à lui-même : Ce jeune homme, sans doute, n’a jamais été à Paris. Un soupir succédoit à ces réflexions. Il étoit déterminé à ne point quitter Valancourt avant son rétablissement ; et comme il étoit alors en état de voyager, mais non pas de soutenir le cheval, Saint-Aubert l’invita à l’accompagner quelques jours dans sa voiture. Il avoit appris que ce jeune homme étoit d’une famille distinguée en Gascogne, dont le rang et la considération lui étoient connus ; sa réserve en fut moins grande, et Valancourt ayant accepté l’offre avec plaisir, ils reprirent la route qui conduisoit en Roussillon.

Ils voyageoient sans se presser, et s’arrêtoient quand le site méritoit leur attention ; ils grimpoient souvent à des éminences que les mules ne pouvoient atteindre ; ils s’égaroient dans ces roches, couvertes de lavande, de thym, de genièvre, de tamarin, et perdues sous d’antiques ombrages ; une échappée de vue ravissoit Emilie, et surpassoit les merveilles de la plus vive imagination.

Saint-Aubert s’amusoit quelquefois à herboriser, tandis qu’Emilie et Valancourt couroient après quelques découvertes. Valancourt lui faisoit remarquer les objets particuliers de son admiration, et récitoit les plus beaux passages des poètes latins ou italiens qu’elle aimoit. Dans les intervalles de la conversation et quand on ne l’observoit pas, il fixoit ses regards sur cette figure, dont les traits animés indiquoient tant d’esprit et d’intelligence. Quand il parloit ensuite, la douceur de sa voix décéloit un sentiment qu’il prétendoit en vain cacher. Par degrés les pauses et le silence lui devinrent plus fréquens ; Emilie montra beaucoup d’empressement à les interrompre ; elle qui jusqu’alors avoit été si réservée, causoit et parloit continuellement, tantôt des bois, tantôt des vallons ou des montagnes, plutôt que de s’exposer au danger de certains momens de silence et de sympathie.

La route de Beaujeu montoit fort rapidement : ils se trouvèrent dans les montagnes les plus élevées ; la sérénité et la pureté de l’air, dans ces hautes régions, ravissoient les trois voyageurs ; elles sembloient alléger leur ame, et leur esprit en paroissoit plus pénétrant. Ils n’avoient point de mots pour des émotions si sublimes ; celles de Saint-Aubert recevoient une expression plus solemnelle, ses larmes coûtaient, et il cheminoit à l’écart, Valancourt parloit de temps en temps pour diriger l’attention d’Emilie ; la ténuité de l’atmosphère, qui lui laissoit distinguer tous les objets, la trompoit quelquefois, et toujours avec plaisir. Elle ne pouvoit croire si loin d’elle, ce qui lui paroissoit si rapproché ; le profond silence de cette solitude n’étoit interrompu que par le cri des aigles qui planoient dans l’air, et le bruissement sourd des torrens qui grondoient au fond des abîmes. Au-dessus d’eux, la voûte brillante des cieux n’étoit ternie d’aucun nuage ; les tourbillons de vapeurs s’arrêtoient au milieu des montagnes, leur rapide mouvement voiloit parfois tout le pays, et d’autres fois dégageant quelques parties, laissoit à l’œil quelques momens d’observation. Emilie transportée, considéroit la grandeur de ces nuages qui varioient leur forme et leurs teintes. Elle admiroit leur effet sur les contrées inférieures, auxquelles ils donnoient à tout moment mille formes nouvelles.

Après avoir ainsi voyagé quelques lieues, ils commencèrent à descendre en Roussillon ; et la scène qui s’ouvrit, déployoit une beauté moins âpre. Les voyageurs ne voyoient pas sans regret les objets imposans qu’ils alloient abandonner. Quoique fatigué de ces vastes aspects, l’œil se reposoit complaisamment sur la verdure des bois et des prairies ; la rivière qui les arrosoit, la chaumière qu’ombrageoit les hêtres, les groupes joyeux des jeunes pâtres, les bouquets de fleurs qui paroient les coteaux, formoient ensemble un spectacle enchanteur.

En descendant, ils reconnurent un des grands passages des Pyrénées en Espagne ; les fortifications, les tours, les murailles, recevoient alors les rayons du soleil couchant ; les bois qui les entouroient n’avoient plus qu’un reflet jaunâtre, tandis que les pointes de rochers étoient encore couleur de rose.

Saint-Aubert regardoit attentivement, sans découvrir la petite ville qu’on lui avoit indiquée : Valancourt ne pouvoit l’éclairer sur la distance, parce que jamais il n’avoit pénétré si loin ; ils voyoient pourtant une route, et ils dévoient la croire directe, puisque depuis Beaujeu ils n’avoient pu s’égarer d’aucun côté.

Le soleil étoit à l’horizon, et Saint-Aubert pressa son muletier ; il se trouvoit d’une extrême foiblesse, et à la suite d’une journée si fatigante, il desiroit vivement un moment de repos. Son inquiétude ne se calma point, en observant un grand train d’hommes, de chevaux et de mulets chargés, qui défiloient dans les détours de la montagne opposée ; et comme les bois déroboient souvent leur marche, on ne pouvoit en apprécier le nombre. Quelque chose de brillant, comme des armes, resplendissoit aux derniers rayons du soleil, et l’habit militaire se distinguoit sur les premiers et sur quelques individus dispersés parmi la troupe. Dès qu’ils furent dans la vallée, une autre bande de soldats sortit des bois ; les craintes de Saint-Aubert augmentèrent : il ne doutoit pas que ce ne fussent autant de contrebandiers saisis dans les Pyrénées, et enlevés par des régimens avec leurs marchandises.

Les voyageurs s’étoient si long-temps oubliés dans les montagnes, qu’ils furent totalement trompés dans leur calcul, et ne purent gagner Montigni avant le coucher du soleil. Ils traversèrent la vallée, et remarquèrent sur un pont grossier qui réunissoit deux escarpemens, un groupe de jeunes enfans qui lançoient des pierres dans le torrent ; les cailloux, en tombant faisoient jaillir des colonnes d’eau, et rendoient un bruit sourd que prolongeoient au loin les échos des montagnes. Sous le pont, on découvroit toute la vallée en perspective, une cataracte au milieu, des rocs, et une cabane sur une pointe abritée par de vieux sapins. Il sembloit que cette habitation dût être voisine d’une petite ville. Saint-Aubert fit arrêter : il appela les enfans, et leur demanda si Montigni étoit bien loin ; mais la distance, le bruit des eaux, ne lui permit pas de se faire entendre, et la hauteur à pic des montagnes qui soutenoient le pont, étoit trop considérable et trop perpendiculaire, pour que tout autre, qu’un montagnard, exercé, pût gravir jusqu’au sommet. Saint-Aubert ne s’arrêta donc qu’un instant : on continua la route à la faveur du crépuscule, et cette route même étoit tellement brisée, qu’il parut plus sage de quitter la voiture. La lune commençoit à poindre, mais sa lumière étoit trop foible : ils marchoient au hasard au milieu des dangers. À ce moment, la cloche d’un couvent se fit entendre ; l’obscurité complète interceptoit la vue du bâtiment ; mais le son paroissoit venir des bois qui couvroient la montagne à droite. Valancourt proposa d’aller à la recherche : si nous ne trouvons pas un asyle dans ce couvent, disoit-il, du moins obtiendrons-nous des renseignemens sur la distance ou la position de Montigni. Il se mit à courir sans attendre la réponse de Saint-Aubert ; mais Saint-Aubert le rappela. Je suis, lui dit-il, horriblement fatigué, j’ai besoin du plus prompt repos, allons tous au couvent, votre air vigoureux déjoueroit nos desseins ; mais lorsque l’on verra mon épuisement et la lassitude d’Emilie, on ne pourra nous refuser un asyle.

En disant ces mots, il prit le bras d’Emilie, et recommandant à Michel de l’attendre, il suivit le son de la cloche, et monta du côté des bois. Ses pas étoient chancelans ; Valancourt lui offrit son bras, qu’il accepta. La lune alors éclairoit leur sentier, et leur permit bientôt d’appercevoir des tours qui s’élevoient au-dessus de la colline. La cloche continuoit de les guider ; ils entrèrent dans le bois, et la clarté tremblante de la lune devint plus incertaine, par l’ombrage et le mouvement des feuilles. Cette obscurité, ce silence, lorsque la cloche ne sonnoit pas, l’espèce d’horreur qu’inspiroit un lieu si sauvage, tout remplit Emilie d’une frayeur, que la voix et la conversation de Valancourt pouvoient seules diminuer. Après avoir monté quelque temps, Saint-Aubert se plaignit, et on s’arrêta sur un tertre de gazon, où les arbres, plus ouverts, laissoient jouir du clair de la lune. Saint-Aubert s’assit sur l’herbe, entre Emilie et Valancourt. La cloche ne sonnoit plus, et le calme profond n’étoit interrompu par aucun bruit, car le murmure sourd de quelques torrens éloignés sembloit accompagner plutôt que troubler le silence.

Ils avoient alors sous les yeux la vallée qu’ils avoient quittée. La lumière argentine qui en découvroit les fonds, reflétoit sur les rocs et les bois de la gauche, et contrastoit avec les ténèbres, dont les bois à la droite étoient comme enveloppés. Leurs sommets seulement étoient illuminés par places ; le reste du vallon se perdoit au sein d’un brouillard, dont le clair de lune même ne servoit qu’à épaissir la teinte. Les voyageurs furent quelque temps à contempler ce bel effet.

De pareilles scènes, dit Valancourt, charment le cœur comme les accords d’une musique douce ; quiconque a savouré une fois la mélancolie qu’elles inspirent, ne voudroit pas en changer l’impression contre celle des plus vifs plaisirs. Elles réveillent nos plus purs sentimens ; elles disposent à la bienveillance, à la pitié, à l’amitié. « Ceux que j’aime, il m’a toujours paru les aimer mieux à cette heure-ci ». Sa voix trembla, et il fit une pause.

Saint-Aubert ne disoit rien. Emilie vit tomber une larme sur la main qu’elle pressoit dans les siennes. — Elle devina bien sa pensée ; la sienne aussi s’étoit reportée aux touchans souvenirs de sa mère. Mais Saint-Aubert la ranimant : Oh oui ! dit-il en retenant un soupir, la mémoire de ceux que nous aimons, d’un temps écoulé pour toujours, c’est à ce moment qu’elle repose sur nos ames ! C’est comme une harmonie lointaine, au milieu du silence des nuits ; comme les teintes adoucies de ce paysage. Puis après un moment Saint-Aubert ajouta : J’ai toujours cru mes idées plus nettes à cette heure-ci qu’à toute autre, et le cœur qui n’en reconnoît pas l’influence, est certainement un cœur dénaturé. Il y a cependant beaucoup de gens…

Valancourt soupira.

S’en trouve-t-il donc beaucoup, dit Emilie ?

Dans quelques années peut-être, mon Emilie, dit Saint-Aubert, vous sourirez en vous rappelant cette question, si toutefois ce souvenir ne vous arrache pas des pleurs. Mais venez ; je suis un peu mieux. Avançons.

Ils sortirent du bois, et virent enfin, sur un plateau que formoient les roches, le couvent même qu’ils avoient tant cherché. Une haute muraille qui l’environnoit, les conduisit jusqu’à une porte antique ; ils frappèrent aussi-tôt, et le pauvre moine qui leur ouvrit, les conduisit dans une salle voisine, où il les pria d’attendre que le supérieur fût averti. Dans l’intervalle, plusieurs frères vinrent les regarder ; le premier moine reparut, et les conduisit au supérieur. Il étoit dans une chaise à bras ; un gros volume étoit devant lui, soutenu d’un large pupitre. Il reçut les voyageurs poliment, quoique sans se lever, leur fit peu de questions, et consentit à leur demande. Après un entretien fort court, et les complimens du supérieur, on les mena dans la pièce où le souper devoit être servi, et Valancourt, qu’un des frères voulut accompagner, fut retrouver Michel, la voiture et les mules. Ils avoient à peine descendu la moitié du chemin, que la voix du muletier fit retentir tous les échos ; il appeloit Saint-Aubert, il appeloit Valancourt. Convaincu, non sans peine, que ni lui ni son maître n’avoient plus rien à redouter, il se laissa conduire dans une cabane, au bord des bois. Valancourt revint à la hâte partager le souper de ses amis, tel que les moines avoient pu le disposer. Saint-Aubert étoit trop souffrant pour manger. Emilie, inquiète pour son père, ne savoit pas songer à elle, et Valancourt, muet et pensif, mais toujours occupé d’eux, ne paroissoit penser qu’à soulager et fortifier Saint-Aubert.

Ils se séparèrent de bonne heure, et se retirèrent à leurs appartemens. Emilie coucha dans un cabinet, à côté de la chambre de son père : triste, pensive, occupée de l’état de langueur où elle voyoit Saint-Aubert, elle se coucha sans espoir de dormir.

Peux heures après, une cloche se fit entendre, et des pas précipités parcoururent les corridors. Peu faite aux usages des cloîtres, Emilie fut alarmée ; ses craintes, toujours vivantes pour son père, lui firent supposer qu’il étoit plus mal ; elle se leva à la hâte pour voler à lui, mais s’étant arrêtée un moment à la porte pour laisser passer les religieux, elle eut le temps de se remettre, de rappeler ses idées, et de comprendre que la cloche avoit sonné matines. Cette cloche ne sonnoit plus, tout étoit paisible, elle n’alla pas plus loin ; mais hors d’état de se rendormir, et invitée d’ailleurs par l’éclat d’une lune brillante, elle ouvrit sa fenêtre et considéra le pays.

La nuit étoit calme et belle, le firmament était sans nuage, et le zéphyr à peine agitoit les arbres de la vallée. Elle étoit attentive, lorsque l’hymne nocturne des religieux s’éleva doucement de la chapelle. Cette chapelle étoit plus basse, et le chant sacré sembloit monter au ciel à travers le silence des nuits. Les pensées se suivirent ; de l’admiration des ouvrages, son ame se porta à l’adoration de leur auteur tout-puissant et bon. Pénétrée d’une dévotion pure, et sans mélange d’aucun système, son ame s’élevoit au-dessus de notre univers ; ses yeux versoient des pleurs ; elle adoroit sa puissance dans ses œuvres, et sa bonté dans ses bienfaits.


CHAPITRE V.

Saint-Aubert se trouva le lendemain assez bien rétabli pour continuer le voyage ; il espéroit arriver ce jour même en Roussillon, et il se mit en route dès le matin. Le théâtre que parcouroient alors les voyageurs, étoit aussi sauvage, aussi pittoresque que les précédens ; seulement, de temps à autre, les scènes moins sévères déployoient une beauté plus riante. D’aimables retraites, ombragées de verdure et parsemées de fleurs, se découvroient dans les montagnes, une vallée pastorale s’ouvroit au milieu des rochers stériles, et de riches troupeaux venoient bondir et se désaltérer près d’un ruisseau charmant, dont les cascades rafraîchissoient le gazon. Saint-Aubert ne pouvoit se repentir d’avoir choisi un chemin si fatigant ; ce jour même, pourtant, il fallut encore marcher, il fallut suivre long-temps, à pied, les bords d’un précipice, et gravir des montagnes qu’on eût pu croire inaccessibles. La sublimité, l’étonnante variété des points de vue dédommageoient Saint-Aubert de ses peines ; l’enthousiasme de ses jeunes compagnons augmentait le sien, et le ramenoit aux enivrantes émotions qu’avoit éprouvées sa jeunesse, quand, pour la première fois, la nature lui dévoila ses charmes. Il trouvoit du plaisir dans l’entretien de Valancourt, et il étoit frappé de la sagacité de ses observations ; le feu, la simplicité de ses manières faisoient un des objets les plus remarquables du tableau. Saint-Aubert découvroit en lui une justesse de sentiment, une élévation d’ame, que le commerce du monde n’avoit point dégradées ; il lui sembloit que ses opinions étoient formées plutôt qu’acquises ; elles paroissoient être le résultat de la méditation, plutôt que celui de la science. Valancourt, il est vrai, sembloit bien peu connoître les hommes, puisqu’il jugeoit favorablement l’espèce humaine ; mais cette erreur elle-même faisoit l’éloge de son cœur.

Quand Saint-Aubert paroissoit occupé des plantes, il contemploit souvent avec transport Emilie et Valancourt, qui se promenoient ensemble ; l’un avec la contenance et l’émotion du plaisir, indiquoit un grand trait dans la scène qui s’offroit à eux ; l’autre écoutoit et regardoit avec une expression de sensibilité sérieuse, qui indiquoit l’élévation de son esprit. Ils avoient l’air de deux amans qui n’avoient jamais quitté leurs montagnes, que leur situation avoit préservés de la contagion des frivolités, dont les idées simples et grandes, comme le paysage qu’ils parcouroient, ne concevoient le bonheur que dans la tendre union des cœurs purs. Saint-Aubert sourioit et soupiroit en même temps, en songeant au bonheur romanesque dont son imagination lui présentoit le tableau ; il soupiroit encore, en songeant combien la nature et la simplicité étoient donc étrangères au monde, puisque leurs doux plaisirs paroissoient un roman.

Le monde, disoit-il, en suivant sa pensée, le monde ridiculise une passion qu’il connoît à peine ; ses mouvemens, ses intérêts, distraient l’esprit, dépravent les goûts, corrompent le cœur ; et l’amour ne peut exister dans un cœur, quand il n’a plus la douce dignité de l’innocence, La vertu et le goût sont presque la même chose ; la vertu, c’est le goût mis en action, et les plus délicates affections de deux cœurs forment ensemble le véritable amour. Comment pourroit-on chercher l’amour au sein des grandes villes ? La frivolité, l’intérêt, la dissipation, la fausseté y remplacent continuellement la simplicité, la tendresse et la franchise.

Il étoit près de midi, quand les voyageurs arrivèrent à un chemin si dangereux, qu’il leur fallut descendre de la voiture ; la route étoit bordée de bois, et plutôt que de la suivre, ils se détournèrent pour chercher l’ombre ; une fraîcheur humide étoit répandue dans l’air ; la brillante verdure du gazon, l’heureux mélange des fleurs, des baumes, des thyms, des lavandes qui l’enrichissoient, la hauteur des pins, des hêtres, des châtaigniers qui protégeoient leur existence, tout concouroit à faire de ce lieu une retraite vraiment délicieuse. Quelquefois le feuillage plus serré y interdisoit la vue du paysage ; ailleurs quelques échappées mystérieuses indiquoient à l’imagination des tableaux plus charmans qu’elle n’en avoit encore observé ; et les voyageurs se livroient volontiers à ces jouissances presque idéales.

Les pauses et le silence qui avoient déjà interrompu les entretiens de Valancourt et d’Emilie, furent ce jour-là bien plus fréquens. Valancourt, de la plus expressive vivacité, tomboit dans un accès de langueur, et la mélancolie se peignoit sans dessein jusques dans son sourire. Emilie ne pouvoit plus s’y méprendre : son propre cœur partageoit le même sentiment.

Quand Saint-Aubert fut rafraîchi, ils continuèrent de marcher dans le bois, croyant toujours côtoyer la route ; mais ils s’apperçurent enfin, qu’ils l’avoient tout-à-fait perdue. Ils avoient suivi la pente où la beauté des sites les retenoit, et la route s’élevoit entièrement sur l’escarpement au-dessus d’eux. Valancourt appela Michel, mais l’écho seul répondit à ses cris, et ses efforts furent également vains pour retrouver la route. Dans cet état, ils apperçurent la cabane d’un berger placée entre des arbres, et encore à quelque distance. Valancourt y courut, pour demander quelque indication ; en arrivant, il ne vit que deux enfans qui jouoient sur le gazon. Il regarda jusqu’au fond de la maison, et ne vit personne ; l’aîné de ces enfans lui dit que son père étoit aux champs, que sa mère étoit dans la vallée, et ne tarderoit pas à revenir. Valancourt songeoit à ce qu’il falloit faire, quand la voix de Michel résonna tout-à-coup sur les roches au-dessus, et fit retentir leurs échos. Valancourt répondit aussi-tôt, et s’efforça de l’aller joindre ; après un travail pénible entre les branches et les rochers, il parvint enfin jusqu’à lui, et ce ne fut pas sans peine, qu’il en obtint un peu de silence. La route étoit fort loin du lieu où se reposoient Saint-Aubert et Emilie. Il étoit difficile de ramener la voiture ; il eût été trop fatigant pour Saint-Aubert de gravir tout le bois comme lui-même l’avoit fait, et Valancourt étoit fort en peine de trouver un chemin plus praticable.

Pendant ce temps, Saint-Aubert et Emilie s’étoient rapprochés de la chaumière, et se reposoient sur un banc champêtre appuyé entre deux pins, et couronné de leurs feuillages ; ils avoient observé Valancourt, et attendoient qu’il les rejoignît.

L’aîné des deux enfans avoit quitté son jeu pour regarder les voyageurs ; mais la petit continuoit ses gambades, et tourmentoit son frère pour qu’il revînt l’aider. Saint-Aubert examinoit avec plaisir cette simplicité enfantine, quand tout-à-coup ce spectacle lui rappelant les enfans qu’il avoit perdus à cet âge, et sur-tout leur mère bien-aimée, il retomba dans la rêverie. Emilie qui s’en apperçut, commença un de ces airs touchans qu’il aimoit de préférence, et qu’elle savoit chanter avec le plus de grâce et d’expression. Saint-Aubert lui sourit au travers de ses larmes : il prit sa main, la serra tendrement, et tâcha de bannir ses mélancoliques réflexions.

Elle chantoit encore, lorsque Valancourt revint ; il ne voulut pas l’interrompre, et s’arrêta pour écouter. Quand elle eut fini, il approcha, et raconta qu’il avoit trouvé Michel, et même un chemin pour gravir le rocher. Saint-Aubert, à ces mots, en mesura des yeux l’étonnante hauteur ; il étoit déjà accablé, et la montée lui sembloit formidable. Ce parti, néanmoins, lui paroissant préférable à une route longue et toute rompue, il se résolut de l’essayer ; mais Emilie, toujours soigneuse, lui proposa de dîner d’abord pour rétablir un peu ses forces, et Valancourt retourna à la voiture, pour y chercher des provisions.

À son retour, il proposa de se placer un peu plus haut, parce que la vue y seroit plus étendue et plus belle. Ils alloient s’y rendre, quand ils virent une jeune femme s’approcher des enfans, les caresser, et pleurer amèrement sur eux.

Les voyageurs intéressés par son malheur, s’arrêtèrent pour mieux l’observer. Elle prit dans ses bras le plus jeune des enfans, et découvrant des étrangers, elle sécha ses larmes à la hâte, et se rapprocha de la chaumière. Saint-Aubert lui demanda ce qui pouvoit tant l’affliger. Il apprit que son époux étoit un pauvre berger, qui, tous les jours, passoit l’été dans cette cabane, pour y conduire un troupeau sur les montagnes. La nuit précédente il avoit tout perdu. Une bande de Bohémiens, qui, depuis quelque temps, désoloient le voisinage, avoit enlevé toutes les brebis de son maître. Jacques, ajoutoit la femme, avoit amassé un peu d’argent, et il en avoit acheté quelques brebis pour nous ; mais aujourd’hui, il faut bien qu’elles remplacent le troupeau qu’on a pris à son maître ; et ce qu’il y a de pis, c’est que le maître, quand il saura cela, ne voudra plus nous confier ses moutons ; c’est un homme dur, et alors, que deviendront nos enfans ?

L’attitude de cette femme, la simplicité de son récit, et sa douleur sincère, portèrent Saint-Aubert, à croire sa triste histoire. Valancourt, convaincu qu’elle étoit vraie, demanda sur-le-champ de quel prix étoit le troupeau. Quand il le sut, il fut tout déconcerté. Saint-Aubert donna quelque argent à la femme ; Emilie contribua de sa petite bourse, et ils marchèrent à l’endroit convenu. Valancourt restoit derrière, il parloit à la femme du berger, dont les larmes couloient alors, et de reconnoissance, et de surprise. Il lui demandoit combien il lui manquoit encore d’argent pour rétablir le troupeau dérobé. Il trouva que cette somme étoit à-peu-près la totalité de ce qu’il portoit avec lui. Il étoit incertain et affligé. Cette somme, se disoit-il, suffiroit au bonheur de cette pauvre famille, il est en mon pouvoir de la donner, de les rendre complètement heureux. Mais comment ferai-je, moi ? comment regagnerai-je ma demeure, avec le peu qui me restera ? Il hésita quelques momens. Il trouvoit une volupté singulière à sauver une famille de sa ruine. Il sentoit la difficulté de poursuivre sa route avec le peu d’argent qu’il garderoit.

Il étoit dans cette perplexité, quand le berger lui-même parut. Ses enfans furent à sa rencontre ; il en prit un entre ses bras, et l’autre, s’attachant à sa ceinture, il s’avança avec lenteur. Son air abattu, désolé, décida Valancourt. Il jeta tout l’argent qu’il avoit, sauf quelques pistoles, et courut après Saint-Aubert qui, soutenu d’Emilie, s’acheminoit vers la hauteur. Valancourt ne s’étoit jamais senti l’esprit si léger ; son cœur tressailloit de joie, et tous les objets autour de lui sembloient plus beaux et plus intéressans. Saint-Aubert observa ses transports. — Qu’avez-vous, lui dit-il, qui vous enchante ainsi ? — Oh ! la belle journée, s’écrioit Valancourt, comme le soleil brille, comme l’air est pur, quel site enchanteur ! — Il est charmant, dit Saint-Aubert, dont l’heureuse expérience expliquoit aisément l’émotion de Valancourt ; quel dommage, que tant de riches qui pourroient se procurer à volonté un soleil brillant, laissent flétrir leurs jours dans les brouillards de l’égoïsme ! Pour vous, mon jeune ami, puisse toujours le soleil vous paroître aussi beau qu’aujourd’hui ! Puissiez-vous, dans votre active bienveillance, réunir toujours la bonté et la sagesse !

Valancourt, honoré d’un tel compliment, ne put répondre que par un sourire, et ce fut celui de la reconnoissance.

Ils continuèrent de traverser le bois, entre les fertiles gorges des montagnes. À peine arrivés dans l’endroit où ils vouloient se rendre, tous à-la-fois firent une exclamation ; derrière eux, le roc perpendiculaire s’élevoit à une hauteur prodigieuse, et se séparoit alors en deux flèches pareillement élevées. Leurs teintes grises contrastoient avec l’émail des fleurs, qui s’épanouissoient entre leurs fentes ; les ravins sur lesquels l’œil glissoit rapidement pour se porter à la vallée, étoient eux-mêmes parsemés d’arbrisseaux ; plus bas encore, un tapis vert indiquoit des forêts de châtaigniers, au milieu desquelles on appercevoit la chaumière du pauvre pâtre. De tous côtés, les Pyrénées découvroient leurs sommets majestueux ; les uns, chargés d’immenses blocs de marbre, changeoient de nuance et d’aspect en même temps que le soleil ; d’autres, encore plus élevés, ne montroient que leurs pointes couvertes de neige, et leurs bases colossales, uniformément tapissées, se couvroient jusqu’au vallon, de pins, de mélèses et de chênes verts. Ce vallon, quoique étroit, étoit celui qui conduisoit au Roussillon ; la fraîcheur de ses pâturages, la richesse de sa culture, contrastoient étonnamment avec la grandeur des masses dont il étoit environné. Entre les chaînes prolongées, on découvroit le Bas-Roussillon, et l’éloignement excessif confondant toutes les nuances, sembloit unir la côte aux vagues blanches de la Méditerranée : un promontoire, surmonté d’un phare, indiquoit seul la séparation et le rivage ; les oiseaux de mer voltigeoient autour. Plus loin pourtant on discernoit quelques voiles blanches ; le soleil en augmentent l’éclat, et leur distance du phare en faisoit juger la vitesse ; mais il y en avoit de si éloignées, qu’elles servoient seulement à séparer le ciel et la mer.

De l’autre côté de la vallée, précisément en face des voyageurs, étoit un passage dans les rochers, qui conduisent à la Gascogne. Ici, nul vestige de culture ; les rocs de granit s’élevoient spontanément de leurs bases, et perçoient les cieux de leurs pointes stériles : ici, ni forêts, ni chasseurs, ni cabanes ; quelquefois pourtant, un mélèse gigantesque jetoit son ombre immense sur un précipice sans fond, et quelquefois, une croix sur un rocher apprenoit au voyageur l’affreux destin de quelque imprudent : le lieu sembloit destiné à devenir un refuge de bandits, Emilie, à tout moment, s’attendoit à les voir débusquer : bientôt après, un objet non moins terrible la frappa ; un gibet placé à l’entrée du passage, et précisément au-dessus d’une des croix, expliquoit assez clairement quelque événement vraiment tragique. Elle évita d’en parler à Saint-Aubert ; mais cette vue la rendoit inquiète ; elle eût voulu presser le repas pour arriver avec certitude avant le coucher du soleil. Mais Saint-Aubert avoit besoin de rafraîchissemens, et s’asséyant sur le gazon, les voyageurs entamèrent la corbeille. Saint-Aubert fut ranimé par le repos et par l’air serein de cette esplanade. Valancourt étoit tellement ravi, tellement porté à la conversation, qu’il semblojt avoir oublié tout le chemin qu’il restoit à faire. Le repas fini, ils firent un long adieu à ce site merveilleux, et recommencèrent à grimper. Saint-Aubert retrouva la voiture avec joie. Emilie y monta avec lui ; mais voulant connoître avec plus de détails la délicieuse contrée dans laquelle ils alloient descendre, Valancourt découpla ses chiens et les suivit à pied ; il s’égaroit parfois sur des éminences, qui lui permettoient un beau point de vue : le pas des mules lui permettoit ces distractions. Si quelque endroit déployoit une rare magnificence, il revenoit à la voiture, et Saint-Aubert, trop fatigué pour en aller jouir lui-même, y envoyoit Emilie, et restoit à l’attendre.

Il étoit tard, quand ils descendirent les belles hauteurs qui bordent le Roussillon. Cette charmante province est enclavée dans leurs barrières majestueuses, et n’est ouverte que du côté de la mer. L’aspect de la culture embellissoit au fond le paysage, et la plaine se coloroit des plus riches nuances, et telles que le luxe du climat et l’industrie des habitans pouvoient par-tout les faire éclorre. Des bosquets d’orangers et de citronniers parfumoient l’air ; leurs fruits déjà mûrs, se balançaient dans le feuillage, et des coteaux en pente douce, étaloient les plus beaux raisins. Plus loin, des bois, des pâturages, des villes, des hameaux, la mer, dont la surface brillante laissoit flotter des voiles éparses ! un couchant étincelant de pourpre ! ce passage au milieu des montagnes qui le bordoient, formoit la parfaite union de l’aimable et du sublime : c’étoit la beauté dormant au sein de l’horreur.

Les voyageurs arrivés dans la plaine, avancèrent entre les haies de myrtes et de grenadiers en fleurs jusqu’à la petite ville d’Arles, où ils vouloient rester la nuit. Ils trouvèrent un asyle simple, mais propre ; ils eussent passé une soirée charmante, après les travaux et les jouissances du jour, si la séparation qui s’approchoit n’eût répandu un nuage sur leurs cœurs. Saint-Aubert vouloit partir le lendemain, côtoyer la Méditerranée, et arriver jusqu’en Languedoc. Valancourt, trop tôt guéri, désormais sans prétexte pour suivre ses nouveaux amis, devoit s’en séparer en ce lieu même. Saint-Aubert qui l’aimoit, lui proposa d’aller plus loin ; mais il ne renouvela pas l’invitation, et Valancourt eut le courage de n’y pas céder, pour montrer qu’il en étoit digne. Ils dévoient donc se quitter le lendemain : Saint-Aubert partant pour le Languedoc, et Valancourt reprenant, pour se rendre chez lui, la route des montagnes. Toute la soirée il fut muet, et plongé dans la rêverie ; Saint-Aubert fut avec lui, affectueux, mais pourtant grave ; Emilie fut sérieuse, quoiqu’elle s’efforçât de paroître gaie ; et après une des plus mélancoliques soirées qu’ils eussent jamais passée ensemble, ils se quittèrent pour la nuit.


CHAPITRE VI.

Le lendemain matin, Valancourt déjeûna avec Saint-Aubert et Emilie, mais aucun d’eux ne paroissoit avoir dormi. Saint-Aubert porta l’empreinte de l’accablement et de la langueur ; Emilie trouvoit sa santé plus mauvaise, et ses inquiétudes s’augmentoient à chaque instant ; elle observoit tous ses regards avec une timide affection, et leur expression se retrouvoit bientôt fidèlement répétée dans les siens.

Au commencement de leur liaison, Valancourt avoit indiqué son nom et sa famille : Saint-Aubert connoissoit l’un et l’autre ; les biens de sa maison, qu’un frère aîné de Valancourt possédoit alors, n’étoient qu’à vingt milles de la Vallée, et Saint-Aubert avoit rencontré ce frère dans quelques maisons de son voisinage. Ce préliminaire avoit facilité son admission ; son maintien, ses manières, son extérieur, lui avoient gagné l’estime de Saint-Aubert, qui volontiers s’en fioit à son coup-d’œil ; mais il respectoit les convenances, et toutes les qualités qu’il roconnoissoit en lui, n’eussent pas paru des motifs suffisans pour l’approcher autant de sa fille.

Le déjeûner fut presque aussi silencieux qu’avoit été le souper de la veille ; mais leur rêverie fut interrompue par le bruit de la voiture qui devoit emmener Saint-Aubert et Emilie : Valancourt se leva de sa chaise et courut à la fenêtre, il reconnut la voiture, et revint à son siège sans parler. Le moment de la séparation étoit venu : Saint-Aubert dit à Valancourt qu’il espéroit le voir à la Vallée, et qu’il n’y passeroit sûrement pas sans les honorer d’une visite. Valancourt le remercia vivement, et l’assura qu’il n’y manqueroit jamais. En disant ces mots, il regardoit timidement Emilie, et elle s’efforçoit de sourire au milieu de sa profonde tristesse. Ils passèrent quelques minutes dans un entretien fort animé : Saint-Aubert prit le chemin du carrosse, Emilie et Valancourt suivirent en silence. Valancourt restoit à la portière après qu’ils furent montés ; aucun ne sembloit avoir assez de courage pour dire adieu. À la fin Saint-Aubert prononça le triste mot ; Emilie le rendit à Valancourt, qui le répéta avec un sourire forcé, et la voiture se mit en marche.

Les voyageurs restèrent quelque temps sans rien dire. Saint-Aubert rompit le silence, en s’écriant : C’est un intéressant jeune homme. Il y a bien des années qu’une connoissance si courte ne m’a si tendrement attaché. Il me rappelle les jours de ma jeunesse, ce temps où tout me sembloit admirable et nouveau. Saint-Aubert soupira et retomba dans la rêverie. Emilie se pencha à la portière, et revit Valancourt immobile à la porte et les suivant des yeux ; il l’apperçut et salua de la main : elle rendit cet adieu, et le tournant de la route ne lui permit plus de le voir.

Je me souviens de ce que j’étois à cet âge, reprit Saint-Aubert : je pensois et sentois précisément comme lui ; le monde alors s’ouvroit devant moi, et maintenant il se ferme.

Ô cher papa ! ne vous livrez pas à des pensées si sombres, dit Emilie d’une voix tremblante : vous avez, je l’espère, bien des années à vivre, pour votre bonheur et pour le mien.

Ah ! mon Emilie, s’écria Saint-Aubert, pour le tien ! oui, j’espère bien qu’il en est ainsi ; il essuya une larme qui couloit le long de ses joues, et souriant de sort attendrissement, il ajouta d’une voix tendre : Il y a quelque chose dans l’ardeur et l’ingénuité de ce jeune homme, qui doit sur-tout enchanter un vieillard, dont le poison du monde n’a point altéré les sentimens ; oui, je découvre en lui je ne sais quoi d’insinuant, de vivifiant, comme la vue du printemps lorsque l’on est malade. L’esprit du malade prend quelque chose du renouvellement de la sève, et les yeux se raniment aux rayons du midi : Valancourt est pour moi cet heureux printemps.

Emilie, qui pressoit tendrement la main de son père, n’avoit jamais entendu de sa bouche, un éloge qui l’eût autant ravie, pas même quand elle en avoit été l’objet.

Ils voyageoient au milieu des vignobles, des bois et des prairies, enchantés à chaque pas de ce charmant paysage que bornoient les Pyrénées et l’immensité de l’Océan. Bientôt après midi ils atteignirent Collioure, situé sur la Méditerranée. Ils y dînèrent, et laissèrent passer la grande chaleur : ils reprirent les rivages enchanteurs qui s’étendent jusqu’au Languedoc. Emilie considéroit avec enthousiasme le vaste empire des flots, dont les lumières et les ombres varioient si singulièrement la surface, et dont les bords ornés de bois, portoient déjà les premières livrées de l’automne.

Saint-Aubert étoit impatient de se trouver à Perpignan, où il attendoit des lettres de M. Quesnel ; et c’étoit l’attente de ces lettres qui lui avoit fait quitter Collioure, malgré le besoin qu’il avoit d’un peu de repos. Après quelques lieues de chemin il s’endormit ; et Emilie, qui avoit mis deux ou trois livres dans la voiture en quittant la Vallée, eut le loisir d’en faire usage. Elle chercha celui dans lequel Valancourt avoit lu la veille ; elle desiroit de repasser les pages sur lesquelles les yeux d’un ami si cher s’étoient fixés tout nouvellement. Elle vouloit appuyer sur les passages qu’il admiroit, les prononcer comme il le faisoit, et le ramener pour ainsi dire en sa présence. En cherchant ce livre qu’elle ne pouvoit trouver, elle apperçut à la place un volume de Pétrarque qui avoit appartenu à Valancourt, dont le nom étoit écrit dessus. Souvent il lui en lisoit dès passages, et toujours avec cette expression pathétique qui caractérisoit les sentimens de l’auteur. Elle hésita à croire ce que tout autre auroit promptement compris, c’est que ce livre se trouvoit à dessein à la place de celui qu’elle avoit perdu, et que l’amour avoit fait cet échange ; mais ayant ouvert le livre, ayant remarqué les traits de son crayon aux passages qu’il lui avoit lus, ayant distingué les mêmes traits sous des vers plus expressifs et plus passionnés, qu’il n’avoit pas osé lui lire, la conviction enfin s’empara de son esprit. Dans le premier moment elle n’eut que la certitude d’être aimée ; mais en se rappelant ensuite et le ton et le feu avec lequel il lisoit, l’air pénétré dont il rendoit les pensées tendres, sa mémoire la servit trop bien, et le sentiment qu’elle inspiroit lui fit verser d’abondantes larmes.

Ils arrivèrent à Perpignan bientôt après le soleil couché. Saint-Aubert trouva les lettres qu’il attendoit de M. Quesnel. Il en parut si douloureusement affecté, qu’Emilie, effrayée, le conjura, autant que la délicatesse le lui permit, de lui en expliquer le contenu. Il ne répondit que par ses larmes, et bientôt parla d’autre chose. Emilie s’interdit de le presser davantage ; mais l’état de son père l’occupoit fortement, et de la nuit elle ne put dormir.

Le lendemain ils continuèrent de suivre la côte, à l’effet de gagner Leucate, ville sur la Méditerranée, et située sur la frontière du Roussillon et du Languedoc ; En chemin Emilie renouvela les sollicitations de la veille, et parut tellement troublée du silence et du désespoir de Saint-Aubert, qu’enfin il bannit la réserve. Je ne voulois pas, ma chère Emilie, lui dit-il, répandre un nuage sur vos plaisirs, et j’aurois désiré, du moins pendant le voyage, vous cacher quelques circonstances dont il eût bien fallu vous informer un jour ; votre affliction m’en empêche, et vous souffrez peut-être autant de votre inquiétude que vous souffrirez de la vérité. La visite de M. Quesnel fut pour moi une époque fatale. Il me dit alors une partie des nouvelles que sa lettre vient de me confirmer. Vous m’avez entendu parler d’un M. Motteville, de Paris ; mais vous ignoriez que la principale partie de ce que je possède étoit déposée dans ses mains ; j’avois en lui une entière confiance, et je ne veux pas encore le croire indigne de mon estime. Plusieurs événemens ont concouru, à sa ruine, et je suis ruiné avec lui.

Saint-Aubert s’arrêta pour modérer son émotion.

Les lettres que j’ai reçues de M. Quesnel, reprit-il en s’excitant à la fermeté, ces lettres en contenaient d’autres de M. Motteville lui-même, et toutes mes craintes sont confirmées.

Faudra-t-il quitter la Vallée, dit Emilie après un long silence ? — Cela est encore incertain, dit Saint-Aubert, et dépendra du traitement que Motteville pourra faire à ses créanciers. Mon patrimoine, vous le savez, n’étoit pas bien considérable, et maintenant ce n’est presque plus rien. C’est pour vous, Emilie, c’est pour vous, mon enfant, que j’en suis affligé ; à ces mots la voix lui manqua. Emilie tout en pleurs lui sourit tendrement, et s’efforçant de maîtriser son agitation : Mon bon père, lui dit-elle, ne vous affligez pas, ni pour moi ni pour vous… Nous pouvons encore être heureux ; si la Vallée nous reste nous serons encore heureux ; nous ne garderons qu’une servante, et vous ne vous appercevrez pas du changement de votre fortune. Consolez-vous, mon cher papa, nous n’éprouverons aucune privation, puisque nous n’avons jamais goûté toutes les vaines superfluités du luxe, et la pauvreté ne sauroit nous enlever nos plus douces jouissances ; elle ne peut ni diminuer notre tendresse, ni nous abaisser à nos yeux, ou à ceux dont nous estimons le suffrage.

Saint-Aubert se cacha le visage de son mouchoir ; il ne pouvoit parler ; mais Emilie continua de retracer à son père les vérités qu’il avoit su lui inculquer lui-même.

La pauvreté, lui disoit-elle, ne pourra nous priver d’aucune des jouissances de l’ame ; vous pourrez toujours être un exemple de courage et de bonté, et moi la consolation d’un père chéri ; nous saurons toujours apprécier les grandes choses, les belles choses ; nous pourrons toujours en goûter le charme. Les scènes de la nature, ces spectacles sublimes si fort au-dessus d’un luxe artificiel, les scènes de la nature s’ouvrent au pauvre comme au riche. De quoi donc pourrons-nous nous plaindre, tant que le nécessaire nous restera ? Des plaisirs que l’argent ne sauroit payer, continueront d’être sous notre main : nous garderons le sublime superflu de la nature, et nous-perdrons celui de l’art.

Saint-Aubert ne pouvoit répondre ; il serra Emilie contre son cœur : leurs larmes se confondirent, mais ce n’étoit plus des larmes de tristesse. Après ce langage du sentiment, tout autre auroit, été trop foible, et tous deux gardèrent le silence : Saint-Aubert alors causa comme de coutume, et si son esprit n’avoit pas sa tranquillité ordinaire, du moins il en avoit repris l’apparence.

Ils atteignirent Leucate d’assez bonne heure, mais Saint-Aubert étoit très-fatigué ; il voulut y passer la nuit. Le soir il se promena avec sa fille pour visiter les environs. On découvroit le lac de Leucate, la Méditerranée, une partie du Roussillon que bordoient les Pyrénées, et une partie assez considérable du Languedoc et de ses richesses. Les raisins déjà mûrs rougissoient les coteaux, et les vendanges se commençoient. Saint-Aubert et Emilie voyoient les groupes joyeux, entendoient les chansons que leur apportoit le zéphyr, et goûtoient par avance tous les plaisirs que promettoit leur route. Saint-Aubert néanmoins ne voulut pas quitter la mer ; il étoit bien souvent tenté de s’en retourner chez lui ; mais le plaisir qu’Emilie prenoit à ce voyage, balançoit toujours ce désir : il vouloit d’ailleurs essayer si l’air de la mer ne le soulageroit pas un peu.

Le jour suivant ils se remirent donc en route. Les Pyrénées, quoiqu’au fond du tableau, en faisoient ressortir l’effet ; à droite ils avoient la mer, à gauche, d’immenses plaines qui se confondoient avec l’horizon. Saint-Aubert en jouissoit, il causoit avec Emilie, mais sa gaîté étoit plus feinte que naturelle, et des nuages de tristesse voiloient souvent ses regards, un sourire d’Emilie suffisoit pour les dissiper ; mais elle-même avoit le cœur flétri, et voyoit bien que les chagrins de son père minoient tous les jours sa santé.

Ils n’arrivèrent que tard à une petite ville du Haut-Languedoc ; ils avoient le projet d’y coucher, la chose devint impossible ; la vendange remplissoit toutes les places, il fallut gagner un village plus loin ; la lassitude et la souffrance de Saint-Aubert demandoient un prompt repos, et la soirée étoit fort avancée : mais la nécessité n’admet point de composition, et Michel continua son chemin.

Les riches plaines du Languedoc, au fort des vendanges, retentissoient des saillies et de la bruyante gaîté française. Saint-Aubert n’en pouvoit plus jouir ; son état contrastoit trop tristement avec la pétulance, la jeunesse et les plaisirs qui l’entouroient. Quand ses yeux languissans se tournoient sur cette scène, il songeoit que bientôt ils ne s’ouvriroient plus. Ces montagnes éloignées et sublimes, se disoit-il en regardant les Pyrénées et le couchant, ces belles plaines, cette voûte bleue, la douce lumière du jour, seront pour jamais interdites à mes regards ; bientôt la chanson du paysan, la voix consolante de l’homme, ne parviendront plus à mon oreille.

Les yeux d’Emilie sembloient lire tout ce qui se passoit dans l’esprit de son père : elle les attachoit sur son visage avec l’expression d’une tendre pitié. Oubliant alors les sujets d’un vain regret, il ne vit plus qu’elle, et l’horrible idée de laisser sa fille sans protecteur, changea sa peine en un véritable tourment ; il soupira profondément et garda le silence. Emilie comprit ce soupir, elle lui serra les mains avec tendresse, et se retourna vers la portière pour dissimuler ses larmes. Le soleil alors lançoit un dernier rayon sur la Méditerranée, dont les vagues paroissoient toutes d’or ; peu à peu les ombres du crépuscule s’étendirent ; une bande décolorée parut seule à l’occident et marqua le point où le soleil s’étoit perdu dans les vapeurs d’un soir d’automne. Un vent frais s’élevoit du rivage, Emilie baissa la glace ; mais la fraîcheur si agréable dans l’état de santé, étoit nécessaire pour un malade, et Saint-Aubert la pria de la relever. Son indisposition croissant, il étoit alors plus occupé que jamais de finir la marche du jour ; il arrêta Michel pour sa voir à quelle distance ils étoient du premier village. À quatre lieues, dit le muletier. Je ne pourrai pas les faire, dit Saint-Aubert ; cherchez, tout en allant, s’il n’y a pas une maison sur la route où l’on puisse nous recevoir cette nuit. Il se rejeta dans sa voiture ; Michel fit claquer son fouet, et prit le galop jusqu’à ce que Saint-Aubert presque sans connoissance lui fit le signe d’arrêter. Emilie regardoit à la portière ; elle vit enfin un paysan à quelque distance de leur chemin ; on l’attendit, et on lui demanda s’il y avoit dans le voisinage un asyle pour des voyageurs ; il répondit qu’il n’en connoissoit pas. Il y a un château parmi les bois, ajouta-t-il ; mais je crois qu’on n’y reçoit personne, et je ne puis vous en montrer le chemin, parce que je suis moi-même presque étranger. Saint-Aubert alloit renouveler ses questions sur le château mais l’homme le quitta brusquement. Après un moment de réflexion, Saint-Aubert ordonna à Michel de gagner tout doucement les bois. À chaque moment le crépuscule devenoit plus obscur, et la difficulté de se conduire augmentoit. Un autre paysan passa. Quel est le chemin du château dans les bois, cria Michel ?

— Le château dans les bois ! s’écria le paysan. Voulez-vous parler de ces tourelles ?

— Je ne sais pas si ce sont des tourelles, dit Michel : je parle de ce bâtiment blanc que nous découvrons de loin, au milieu de tous ces arbres.

— Oui, ce sont des tourelles ; mais quoi ! est-ce que vous avez envie d’y aller, répondit l’homme avec surprise ?

Saint-Aubert, entendant cette singulière question, frappé sur-tout du ton dont on la faisoit, s’avança hors du carrosse, et lui dit : Nous sommes des voyageurs, nous cherchons une maison pour y passer la nuit ; en connoissez-vous ici près ?

— Non, monsieur, répondit l’homme, à moins que vous ne vouliez tenter fortune dans ces bois ; mais je ne voudrois pas vous le conseiller.

— À qui appartient ce château ?

— Je le sais à peine, monsieur.

— Il est donc inhabité ?

— Non, il n’est pas inhabité : le régisseur et la femme-de-charge y sont, à ce que je crois.

En apprenant ceci, Saint-Aubert se détermina à risquer un refus en se présentant au château ; il pria le paysan de guider Michel, et lui promit de payer sa peine. L’homme réfléchit un instant, et dit qu’il avoit d’autres affaires, mais qu’on ne pouvoit se tromper, en suivant l’avenue qu’il montra. Saint-Aubert alloit répondre, quand le paysan, lui souhaitant une bonne nuit, le quitta sans rien ajouter.

La voiture tourna vers l’avenue qui étoit fermée d’une barrière : Michel mit pied à terre, et l’ouvrit : ils pénétrèrent alors entre d’antiques châtaigniers et de vieux chênes, dont les branches entrelacées formoient une voûte fort élevée : il y avoit quelque chose de désert et de sauvage dans l’aspect de cette avenue, et le silence en étoit si imposant, qu’Emilie devint toute tremblante. Elle se rappeloit le ton qu’avoit le paysan en parlant de ce château ; elle donnoit à ses paroles une interprétation plus mystérieuse qu’elle ne l’avoit d’abord fait : elle essaya néanmoins de calmer ses craintes ; elle pensa qu’une imagination troublée l’en avoit rendue susceptible, et que l’état de son père et sa propre situation devoient sans doute y contribuer.

Ils avançoient lentement, l’obscurité étoit presque complète ; le terrain inégal, et les racines des arbres qui l’embarrassoient à tout moment, obligeoient à beaucoup de précaution. Soudain, Michel arrêta la voiture, Saint-Aubert regarda pour en savoir la cause ; il vit à quelque distance une figure qui traversoit l’avenue ; il faisoit trop noir pour en distinguer davantage, et Saint-Aubert ordonna d’avancer.

— Ceci me paroît un étrange lieu, reprit Michel, je ne vois point de maisons, et nous ferions mieux de retourner.

— Allez un peu plus loin, dit Saint-Aubert ; et si nous ne voyons pas de bâtimens, nous reprendrons le grand chemin.

Michel avança, mais avec répugnance, et l’excessive lenteur de sa marche ramena Saint-Aubert à la portière ; il vit encore la même figure. Cette fois, il tressaillit ; probablement l’obscurité le rendoit plus prompt à s’alarmer qu’il ne l’étoit pour l’ordinaire ; mais quoi que ce pût être, il arrêta Michel, et lui dit d’appeler l’individu qui traversoit ainsi l’avenue.

— Avec votre permission, dit Michel, ce peut bien être un voleur. — Je ne le permets sûrement pas, reprit Saint-Aubert, qui ne put s’empêcher de sourire à cette phrase ; allons, retournons à la route, car je ne vois aucune apparence de trouver ici ce que nous cherchons.

Michel tourna avec vivacité, et repassa lestement l’avenue : une voix alors partit des arbres à gauche ; ce n’étoit point un commandement, ce n’étoit point un cri de douleur, mais un son creux et prolongé qui paroissoit à peine humain. Michel pressa ses mules sans penser à l’obscurité, ni aux souches, aux trous, ni même à la voiture ; il ne s’arrêta pas qu’il ne fût sorti de l’avenue ; et parvenu sur la grande, route enfin, il modéra son pas.

— Je suis bien mal, dit Saint-Aubert en prenant la main de sa fille. — Vous êtes plus mal, dit Emilie, effrayée de sa manière ; vous êtes plus mal, et nous sommes sans secours. Bon Dieu ! que ferons-nous ? Il appuya sa tête sur son épaule ; elle le soutint entre ses bras, et fit encore arrêter Michel. À peine le bruit des roues avoit-il cessé, qu’une musique se fit entendre dans le lointain ; ce fut pour Emilie la voix de l’espérance. Oh ! nous sommes près d’une habitation, dit-elle, nous pourrons avoir du secours.

Elle écouta attentivement. Les sons étoient éloignés, et sembloient venir du fond d’un bois dont une partie bordoit la route. Elle regarda du côté d’où ils partoient, et vit au clair de la lune quelque chose qui lui paroissoit comme un château : il étoit pourtant difficile d’y arriver. Saint-Aubert étoit trop mal pour supporter le moindre mouvement : Michel ne pouvoit pas quitter ses mules ; Emilie, qui soutenoit encore son père, craignoit de l’abandonner, et craignoit aussi de s’aventurer seule à une telle distance, sans savoir où et à qui s’adresser : il falloit pourtant prendre un parti, et sans délai. Saint-Aubert dit donc à Michel d’avancer le plus doucement possible. Au bout d’un moment il s’évanouit ; la voiture s’arrêta : il étoit sans nulle connoissance. Ô mon père, mon cher père ! crioit Emilie désespérée ; et le croyant prêt à mourir : Parlez, dites-moi un mot, que j’entende le son de votre voix. Il ne répondit rien. Épouvantée, elle dit à Michel de puiser au ruisseau voisin, elle reçut l’eau dans le chapeau de l’homme, et d’une main tremblante en jeta au visage de son père. Les rayons de la lune, qui alors donnoient sur lui, montroient l’impression de la mort : tous les mouvemens de crainte personnelle cédèrent en ce moment à une crainte dominante, et confiant Saint-Aubert à Michel, qui ne vouloit pas quitter ses mules, elle sauta à bas de la voiture pour chercher le château qu’elle avoit vu dans l’éloignement, et la musique qui dirigeoit ses pas la fit entrer dans un sentier qui conduisoit au bois. Son esprit, uniquement rempli de son père et de sa propre inquiétude, avoit d’abord perdu toute espèce de frayeur ; mais le couvert sous lequel elle se trouvoit, interceptoit tous les rayons de la lune ; l’horreur de ce lieu lui rappela son danger ; la musique avoit cessé : il ne lui restoit d’autre guide que le hasard. Elle s’arrêta pour un moment dans un effroi inexprimable ; mais l’image de son père l’emportant sur tout le reste, elle se remit à marcher. Le sentier entroit dans un bois ; elle ne voyoit aucune maison, aucune créature, et n’entendoit aucune espèce de bruit ; elle marchoit toujours sans savoir où, évitoit le fourré du bois, tenoit les bords tant qu’elle pouvoit ; elle vit enfin une espèce d’avenue mal rangée, qui donnoit sur un point éclairé par la lune : l’état de cette avenue lui rappela le château des tourelles, et elle ne douta pas qu’elle ne dût y conduire. Elle hésitoit à la suivre quand un bruit de voix et d’éclats de rire frappa soudain son oreille ; ce n’étoit pas le rire de la gaîté, mais celui de la grosse joie, et son embarras redoubla. Tandis qu’elle écoutoit, une voix, à grande distance, partit du chemin qu’elle avoit quitté ; imaginant que c’étoit celle de Michel, son premier mouvement fut de revenir : une seconde pensée l’en détourna. La dernière extrémité seule avoit pu déterminer Michel à quitter ses mules ; elle crut son père mourant ; elle courut avec plus de vitesse, dans la foible espérance que les convives du bois voudroient bien lui donner quelque secours. Son cœur battoit dans sa terrible incertitude ; et plus elle approchoit, plus le froissement des feuilles sèches la faisoit trembler à chaque pas. Le bruit la conduisit à un endroit découvert qu’éclairoit la lune ; elle s’arrêta, et apperçut entre les arbres un banc de gazon formé en cercle, et occupé par un groupe de plusieurs personnes. En s’approchant elle jugea aux costumes que ce dévoient être des paysans, et tout le long du bois elle distingua plusieurs chaumières éparses. Tandis qu’elle regardoit et s’efforçoit de vaincre l’appréhension qui la rendoit comme immobile, quelques jeunes paysannes sortirent d’une des cabanes, la musique reprit, et la danse recommença ; c’étoit la fête de la vendange, et la même musique qu’elle avoit entendue dans l’air. Son cœur trop déchiré, ne pouvoit sentir le contraste que tous ces plaisirs formoient avec sa propre situation ; elle s’empressa de joindre un groupe de vieillards assis auprès de la chaumière, exposa sa position, et implora leur assistance. Plusieurs se levèrent avec vivacité, offrirent tous leurs services, et suivirent Emilie qui sembloit avoir des ailes en retournant vers le grand chemin.

Quand elle atteignit la voiture, elle trouva Saint-Aubert ranimé. En recouvrant ses sens, il avoit appris de Michel que sa fille étoit partie ; son inquiétude pour elle avoit surpassé le sentiment de ses besoins : il avoit envoyé Michel à sa suite. Il étoit néanmoins encore dans la langueur, et se trouvant incapable d’aller plus loin, il renouvela ses questions sur une auberge ou sur le château dans les bois. Le château ne peut vous recevoir, dit un paysan vénérable qui avoit suivi Emilie, à peine est-il habité ; mais si vous voulez me faire l’honneur d’accepter ma chaumière, je vous donnerai mon meilleur lit.

Saint-Aubert étoit français ; il ne s’étonna point de la courtoisie française. Malade comme il étoit, il sentit combien la manière dont l’offre étoit faite, ajoutoit à sa valeur. Il avoit trop de délicatesse pour s’excuser, ou pour hésiter un seul moment à recevoir cette hospitalité villageoise ; il l’accepta à l’instant même avec autant de franchise qu’on en avoit mis à l’offrir.

La voiture chemina lentement ; Michel suivit les paysans par le sentier qu’Emilie avoit pris, et ils arrivèrent au hameau. La courtoisie de son hôte, la certitude d’un prompt repos, rendirent la force à Saint-Aubert ; il vit avec une douce complaisance ce joli tableau : les bois, rendus plus sombres par l’opposition, entouroient la place éclairée ; mais s’ouvrant par intervalles, une clarté blanche en faisoit ressortir une chaumière, ou se réflétoit dans un ruisseau. Il écouta sans peine les refrains joyeux de la guitare et du tambourin ; mais il ne put voir sans émotion la danse des paysans. Il n’en étoit pas de même pour Emilie : l’excès de sa frayeur s’étoit changée en une tristesse profonde, et les accens de la joie, en donnant lieu à de fâcheuses comparaisons, servoient encore à la redoubler.

La danse cessa à l’approche de la voiture ; c’étoit un phénomène dans ces bois isolés, et toute la troupe l’entoura avec une vive curiosité. Dès qu’on apprit qu’elle amenoit un étranger malade, plusieurs filles traversèrent la pelouse, et apportèrent du vin et des corbeilles de fruits ; elles les présentèrent aux voyageurs, en disputant la préférence. La voiture s’arrêta enfin près d’une maisonnette fort propre, qui étoit celle du vénérable conducteur ; il aida Saint-Aubert à descendre, et le conduisit avec Emilie dans une petite salle basse, qui n’étoit éclairée que par la lune. Saint-Aubert, heureux de trouver le repos, se plaça dans une espèce de fauteuil. L’air frais et balsamique, chargé des plus doux parfums, pénétroit dans l’appartement à travers les fenêtres ouvertes, et ranimoit ses facultés éteintes. Son hôte, qu’on nommoit Voisin, quitte la chambre et revient bientôt avec des fruits, de la crème, et tout le luxe champêtre que pouvoit fournir sa retraite. Il servit tout avec le sourire de la bienveillance, et se plaça derrière le siège de Saint-Aubert. Saint-Aubert insista pour qu’il prît place à table ; quand le fruit eut appaisé sa fièvre et calmé sa soif brûlante, il se sentit un peu mieux, et se mit à causer. L’hôte lui communiqua toutes les particularités relatives à lui et à sa famille… Ce tableau d’une union domestique, tracé avec le sentiment du cœur, ne pouvoit pas manquer d’exciter l’intérêt. Emilie, assise près de son père, et tenant sa main dans les siennes, écoutoit attentivement le vieillard. Son cœur étoit plein d’amertume, et ses pleurs couloient, à l’idée que bientôt sans doute elle ne posséderoit plus le bien précieux dont elle jouissoit encore. La lueur douce d’un clair de lune d’automne, la musique éloignée, qui alors jouoit une romance, secondoit sa mélancolie. Le vieillard parloit de sa famille, et Saint-Aubert ne disoit rien. Je n’ai plus qu’une fille, dit Voisin ; mais elle est heureusement mariée, et me tient lieu de tout. Quand je perdis ma femme, ajouta-t-il en soupirant, j’allai me réunir avec Agnès et sa famille. Elle a plusieurs enfans, que vous voyez danser là-bas, gais et dispos comme des pinsons. Puissent-ils être toujours ainsi ! J’espère mourir au milieu d’eux, monsieur : je suis vieux maintenant, je n’ai pas bien long-temps à vivre ; mais il y a de la consolation à mourir parmi ses enfans.

— Mon bon ami, dit Saint-Aubert d’une voix tremblante, vous vivrez, je l’espère, long-temps au milieu d’eux.

— Ah ! monsieur, à mon âge je ne dois pas m’attendre à cela. Le vieillard fit une pause. C’est à peine si je le désire, reprit-il ensuite. J’ai confiance que, si je meurs, j’irai tout droit au ciel ; ma pauvre femme y est avant moi. Le soir au clair de la lune, je crois la voir errer près de ces bois qu’elle aimoit tant. Croyez-vous, monsieur, que nous puissions visiter la terre, quand nous aurons quitté nos corps ?

Emilie ne put contenir davantage l’effusion de son triste cœur ; ses larmes brûlantes arrosèrent les deux mains de son père. Saint-Aubert fit un effort, et prononça d’une voix basse : J’espère qu’il nous sera permis de considérer d’en-haut ce que nous laisserons sur la terre ; mais je puis seulement l’espérer. L’avenir est fermé pour nous ; la foi et l’espérance y doivent être nos seuls guides. On ne nous oblige point à croire que nos âmes délivrées du corps pourront veiller sur les amis qu’elles auront chéris, mais nous pouvons l’espérer sans crime. C’est un espoir que je n’abandonnerai jamais, continua-t-il en essuyant les larmes de sa fille ; il adoucit l’amertume de la mort. Il pleuroit en parlant de la sorte ; Voisin pleuroit aussi. Il se fit un fort long silence. Voisin releva l’entretien. Croyez-vous, monsieur, qu’on rencontre dans l’autre vie les parens qu’on a aimés dans ce monde ? je voudrois bien croire cela. — N’en doutez pas, lui répliqua Saint-Aubert ; les séparations seroient trop douloureuses, si nous les croyions éternelles. Oui, ma chère Emilie, nous nous retrouverons un jour. Il leva les yeux au ciel, et les rayons de la lune, qui tomboient sur lui, montrèrent toute la paix et la résignation de son ame, malgré l’expression de la tristesse.

Voisin sentit qu’il avoit trop prolongé le sujet ; il coupa court, en disant : Nous sommes dans l’obscurité, il nous faudroit une lumière.

— Non, lui dit Saint-Aubert, j’aime cette clarté ; remettez-vous, mon cher ami. Emilie, mon amour, je me trouve mieux à présent que je n’ai été de tout le jour. Cet air me rafraîchit, je goûte ce repos, je me plais à cette musique qu’on entend dans l’éloignement. Laissez-moi vous voir sourire ! Qui touche si bien cette guitare, dit-il ensuite ? sont-ce deux instrumens, ou bien est-ce un écho ?

— C’est un écho, monsieur ; du moins je l’imagine. J’ai souvent entendu cet instrument la nuit, quand tout étoit calme ; mais personne ne connoît celui qui le touche. Quelquefois une voix l’accompagne, mais une voix si douce et si triste, qu’on pourrait croire qu’il revient dans les bois. — Il y revient sans doute, dit Saint-Aubert en souriant, mais ce sont des vivans. — Quelquefois, à minuit, quand je ne pouvois dormir, dit Voisin, qui ne remarqua pas l’observation, quelquefois je l’ai entendue presque sous ma fenêtre, et jamais je n’entendis musique semblable. Elle me faisoit penser à ma pauvre femme, et je pleurois. J’ai quelquefois ouvert ma fenêtre, pour voir si j’appercevrois quelqu’un ; mais au même instant l’harmonie cessoit, et l’on ne voyoit personne. J’écoutois, j’écoutois avec tant de recueillement, que le bruit d’une feuille ou le moindre vent finissoit par me faire frémir. On disoit que cette musique étoit une annonce de mort ; mais il y a bien des années que je l’entends ; j’ai toujours survécu à ce triste présage.

— Emilie sourit à une superstition si ridicule ; et pourtant dans l’état où étoit son esprit, elle ne put tout-à-fait résister à son impression contagieuse.

— C’est fort bien, mon cher ami, dit Saint-Aubert ; mais personne jamais n’a-t-il eu le courage de suivre le son ? si on l’eût fait, le musicien eût été connu. — Oui, monsieur, on l’a tenté, on a suivi jusques dans les bois, mais la musique se retiroit et sembloit toujours dans le même éloignement ; nos gens ont eu peur, et n’ont pas voulu aller plus loin. Il est rare qu’on l’entende d’aussi bonne heure qu’aujourd’hui, c’est ordinairement vers minuit, quand cette brillante planète, qui est maintenant au-dessus de ces tourelles descend au-dessous des bois à gauche.

— Quelles tourelles, demanda vivement Saint-Aubert ? je n’en vois point.

— Pardonnez-moi, monsieur, vous en voyez une, la lune donne dessus ; vous voyez l’avenue, et le château est caché presque entièrement dans les arbres.

— Oui, mon papa, dit Emilie, en regardant ; ne voyez-vous pas quelque chose qui brille au-dessus du bois ? C’est une girouette, je pense, sur laquelle se portent les rayons.

— Oui, je vois ce que vous voulez dire. À qui est ce château ?

— Le marquis de Villeroy en étoit possesseur, dit Voisin avec un air important.

— Ah ! dit Saint-Aubert fort agité, sommes-nous donc si près de Blangy ?

— C’était la demeure favorite du marquis, reprit Voisin ; mais il l’avoit en aversion, et n’y est pas revenu depuis bien des années : on nous a dit qu’il étoit mort depuis peu, et que cette terre étoit passée en d’autres mains. — Saint-Aubert qui étoit tombé dans la rêverie, en sortit à ces derniers mots : Mort ! s’écria-t-il, grand Dieu ! et quand est-il mort ?

— On nous a dit qu’il y avoit environ quatre semaines, répliqua Voisin : connoissiez-vous le marquis, monsieur ?

— Cela est bien extraordinaire, dit Saint-Aubert, sans s’arrêter à la question. — Pourquoi cela est-il si extraordinaire ? dit Emilie avec une curiosité timide. — Il ne répondit pas, et retomba dans sa méditation ; quelques momens après il parut en sortir, et demanda quel étoit son héritier. — J’ai oublié son nom, dit Voisin ; mais je sais que ce seigneur habite Paris, et je n’entends pas dire qu’il songe à venir dans son château.

— Le château est-il encore fermé ?

— À-peu-près, monsieur : la vieille femme de charge et son mari en ont soin ; mais ils vivent dans une chaumière qui n’en est pas éloignée.

— Le château est spacieux, dit Emilie ; il doit être désert s’il n’a que deux habitans.

— Désert ! oh oui, mademoiselle, répondit Voisin : Je ne voudrois pas y passer la nuit pour le monde entier.

— Que dites-vous, reprit Saint-Aubert, en sortant de sa rêverie : l’hôte répéta. Saint-Aubert ne put retenir une espèce de sanglot ; mais comme s’il eût voulu prévenir les remarques, il demanda promptement à Voisin, combien de temps il avoit passé dans le pays ? — Presque depuis mon enfance, répondit l’hôte.

— Vous rappelez-vous la feue marquise ? dit Saint-Aubert d’une voix altérée.

— Ah ! monsieur, si je me la rappelle ! il y en a bien d’autres que moi qui ne l’ont pas oubliée.

— Oui, reprit Saint-Aubert, et je suis un de ceux-là.

— Hélas ! monsieur, vous vous souvenez alors d’une belle et excellente dame ; elle méritoit un meilleur sort.

— Des larmes coulèrent des yeux de Saint-Aubert. C’est assez, dit-il, d’une voix presque étouffée, c’est assez, mon ami.

Emilie, quoique extrêmement surprise, ne se permit de manifester ses sentimens par aucune question. — Voisin voulut s’excuser, mais Saint-Aubert l’interrompit. L’apologie est inutile, lui dit-il, changeons plutôt de conversation. Vous parliez de la musique que nous venons d’entendre.

— Oui, monsieur : mais chut, elle revient, écoutez cette voix. Ils entendirent, en effet, une voix douce, harmonieuse et tendre, mais dont les sons foiblement articulés ne permettoient de rien distinguer qui ressemblât à des mots. Bientôt elle s’arrêta, et l’instrument qu’on avoit entendu, fit entendre les accords les plus doux. — Saint-Aubert observa que les tons en étoient plus pleins, plus mélodieux que ceux d’une guitare, et encore plus mélancoliques que ceux d’un luth. Ils continuèrent d’écouter, mais les sons ne revinrent plus. — Cela est étrange, dit Saint-Aubert, qui rompit enfin le silence : — Très-étrange, dit Emilie. — Cela est vrai, dit Voisin ; et ils restèrent en silence.

Après une longue pause, Voisin reprit : Il y a environ dix-huit ans, que, pour la première fois, j’entendis cette musique ; c’étoit, je m’en souviens, par une belle nuit d’été comme celle-ci, mais il étoit plus tard. Je me promenois dans les bois, j’étois seul ; je me souviens aussi que j’étois fort affecté, j’avois un de mes enfans malade, et nous craignions beaucoup de le perdre ; j’avois veillé près de son lit toute la soirée pendant que sa mère dormoit ; car elle l’avoit veillé toute la nuit précédente. Je sortis pour prendre un peu l’air, la journée avoit été fort chaude, je me promenois sous ces arbres, et je rêvois ; j’entendis une musique dans l’éloignement, et je pensai que c’étoit Claude qui jouoit de son chalumeau, il s’en amusoit fort souvent ; quand la soirée étoit belle, il restoit à jouer sur sa porte ; mais quand je vins à un endroit où les arbres s’ouvroient (de ma vie je ne l’oublierai), je regardois les étoiles du nord qui alors étoient fort élevées, j’entendis tout-à-coup des sons, mais des sons que je ne puis décrite ; c’étoit comme un concert d’anges ; je regardois attentivement, et je croyois toujours les voir monter au ciel. Quand je revins à la maison, je dis ce que j’avois entendu ; ils se moquèrent tous de moi, et me dirent que c’étoit des bergers qui avoient joué du flageolet ; je ne pus jamais leur persuader le contraire. Peu de soirées après, ma femme entendit la même chose, et fut aussi surprise que je l’avois été moi-même. Le Père Denis l’effraya beaucoup ; il lui dit que le ciel envoyoit cet avertissement pour annoncer la mort de son enfant, et que cette musique venoit aux maisons qui renfermoient quelques personnes mourantes.

Emilie en écoutant ces paroles se sentit frappée d’une crainte superstitieuse tout-à-fait nouvelle pour elle ; elle eut peine à dissimuler son trouble à Saint-Aubert.

— Mais l’enfant vécut, monsieur, en dépit du Père Denis.

— Le Père Denis, dit Saint-Aubert, qui écoutoit avec attention tous les récits du bon vieillard ; nous sommes donc près d’un couvent ?

— Oui, monsieur, le couvent de Sainte-Claire n’est pas loin ; il est sur le rivage de la mer.

— Ah ! ciel, dit Saint-Aubert, comme frappé d’un souvenir subit ; le couvent de Sainte-Claire ! Emilie observa qu’aux nuages de douleur répandus sur son front se mêloit un sentiment d’horreur. Il devint immobile ; la blancheur argentine de la lune donnoit alors sur son visage ; il ressembloit à ces statues de marbre, qui, placées sur un monument, sembloient veiller sur les cendres froides, et s’affliger sans espérance.

— Mais, cher papa, dit Emilie qui vouloit le distraire de ses pensées, vous oubliez combien vous avez besoin de repos ; si notre bon hôte veut me le permettre, je préparerai votre lit, je sais comment vous aimez qu’il soit fait. Saint-Aubert se recueillit, et lui souriant avec affection, la pria de ne point augmenter sa fatigue en y ajoutant cette peine. Voisin, dont l’attention avoit été suspendue par l’intérêt que ses récits avoient excité, s’excusa de n’avoir point encore fait venir Agnès, et sortit pour l’aller prendre.

Peu de momens après il revint ; il ramena sa fille, jeune femme d’une jolie figure. Emilie apprit d’elle ce qu’elle n’avoit pas encore soupçonné ; c’est que pour les recevoir il falloit qu’une partie de la famille cédât ses lits. Elle s’affligea de cette circonstance ; mais Agnès, dans sa réponse, montra la même grâce et la même hospitalité que son père. On décida qu’une partie des enfans, et Michel, iroient coucher dans le voisinage.

— Si je suis mieux demain, ma chère, dit Saint-Aubert à Emilie, nous partirons de bonne heure, pour pouvoir nous reposer pendant la chaleur du jour, et nous retournerons à la maison. Dans l’état de ma santé et celui de mes idées, je ne puis songer qu’avec peine à un plus long voyage, et je me sens le besoin de regagner la Vallée. Emilie desiroit ce retour, mais elle se troubla d’une résolution aussi soudaine. Son père sans doute se trouvoit bien plus mal qu’il n’en vouloit convenir. Saint-Aubert se retira pour prendre un peu de repos. Emilie ferma sa petite chambre, mais elle ne put trouver le sommeil. Ses pensées la reportèrent à la dernière conversation relative à l’état des âmes après la mort. Ce sujet la touchoit sensiblement, depuis qu’elle ne pouvoit plus se flatter de conserver long-temps son père. Elle s’appuyoit toute pensive sur une petite fenêtre ouverte. Absorbée dans ses réflexions, elle levoit les yeux au ciel ; elle voyoit cette voûte céleste semée d’innombrables étoiles, habitées peut être par des esprits dégagés de leurs corps ; ses yeux erroient dans les plaines éthérées, ses pensées s’élevoient, comme auparavant, vers la sublimité d’un Dieu et la contemplation de l’avenir. La danse avoit cessé, les chaumières étoient paisibles, l’air sembloit à peine effleurer le sommet des bois, quelques brebis égarées, de temps en temps le son d’une clochette éloignée, le bruit d’une porte qui se fermoit, interrompaient seuls le silence et la nuit. À la fin même, ces sons qui lui rappeloient la terre et ses occupations, cessèrent tout-à-fait ; les yeux mouillés de larmes, pénétrée d’une dévotion respectueuse, elle resta à la fenêtre jusqu’à ce que vers minuit l’obscurité se fût étendue sur la terre, et que la planète indiquée par Voisin eût disparu derrière le bois. Elle se souvint alors de ce qu’il avoit dit à ce sujet, et se rappela la mystérieuse musique ; elle restoit à la fenêtre, espérant et craignant à-la-fois de l’entendre revenir ; elle étoit occupée de l’extrême émotion de son père, quand on avoit annoncé la mort du marquis de Villeroy, et rappelé le sort de la marquise ; elle se sentoit vivement intéressée à en connoître la cause. Sa curiosité à cet égard étoit d’autant plus vive, que jamais son père n’avoit prononcé devant elle le nom de Villeroy : aucune musique ne se fit entendre. Emilie s’apperçut que les heures la ramenaient à de nouvelles fatigues ; elle pensa qu’il faudroit se lever de bonne heure, et se décida à gagner son lit.


CHAPITRE VII.

Emilie, appelée de bonne heure comme elle l’avoit désiré, se réveilla. Le sommeil l’avoit peu rafraîchie, des songes pénibles l’avoient obsédée, et la plus douce consolation des malheureux avoit été perdue pour elle. Elle ouvrit sa fenêtre, regarda les bois, vit le soleil levant, respira l’air pur, et se sentit plus calme. Tout le paysage avoit cette fraîcheur qui semble apporter la santé. On n’entendoit que des sons doux, que des sons pittoresques, si l’on peut s’exprimer ainsi ; tels que la cloche d’un couvent lointain, le murmure des vagues, le chant des oiseaux, le mugissement du bétail, qu’elle voyoit cheminer lentement entre les buissons et les arbres.

Emilie entendit un mouvement dans la salle basse ; elle reconnut la voix de Michel qui parloit à ses mules, et sortoit avec elles d’une cabane voisine : elle sortit aussi, et trouva Saint-Aubert qui venoit lui-même de se lever, et que le sommeil n’avoit pas mieux rétabli qu’elle. Elle le conduisit de l’escalier dans la petite pièce où ils avoient soupé la veille. Ils y trouvèrent un déjeûner proprement servi, et leur hôte et sa fille, qui les attendoient pour leur souhaiter le bonjour.

Je vous envie cette chaumière, mes bons amis, dit Saint-Aubert en les voyant ; elle est si agréable, si paisible, si propre, et cet air qu’on respire ! Si quelque chose pouvoit rendre la santé, ce seroit bien sûrement cet air là.

Voisin le salua honnêtement, et lui répondit avec la politesse française : On peut envier notre chaumière, depuis que vous et mademoiselle l’avez honorée de votre présence. — Saint-Aubert sourit amicalement à ce compliment, et se mit à table. Elle étoit couverte de crème, de fruits, de beurre et de fromage frais. Emilie, qui avoit soigneusement examiné son père, et qui le trouvoit bien mal portant, l’engageait vivement à remettre son départ jusqu’au soir ; mais Saint-Aubert sembloit impatient d’être chez lui, et exprimoit cette impatience avec une chaleur qui ne lui étoit pas ordinaire. Il assuroit que depuis long-temps il ne s’étoit pas trouvé mieux, et qu’il voyagerait avec moins de peine à la fraîcheur du matin qu’à toute autre heure de la journée. Mais tandis qu’il causoit avec son respectable hôte, et le remercioit de ses procédés obligeant, Emilie le vit, changer et tomber sur sa chaise avant qu’elle eût pu le soutenir. En peu de momens il se remit de cette foiblesse soudaine ; mais il étoit si mal, qu’il se vit incapable de voyager, et après avoir lutté quelques instans contre la violence de ses maux, il demanda qu’on vînt l’aider à remonter l’escalier et à se remettre au lit. Cette prière renouvela toutes les terreurs qu’Emilie avoit éprouvées la veille ; mais quoique à peine elle pût se soutenir et résister au coup dont elle étoit frappée, elle essaya de dévorer sa crainte, et lui donnant son bras tremblant, elle mena Saint-Aubert dans sa chambre.

Dès qu’il fut au lit, il fit appeler Emilie, qui pleuroit à quelques pas de la porte ; et dès qu’elle arriva, il fit signe qu’on les laissât seuls. Alors il lui prit la main, et fixa ses yeux sur elle avec tant de tendresse et de douleur, que son courage l’abandonna, et elle se mit à fondre en larmes. Saint-Aubert cherchoit lui-même à conserver sa fermeté, et ne pouvoit parler ; il ne pouvoit que lui serrer la main et retenir ses propres larmes. À la fin, il prit la parole : — Ma chère enfant, dit-il, en s’efforçant de sourire au travers de l’expression de sa douleur ; ma chère Emilie ! Il fit une pause, il leva les yeux au ciel comme pour prier, et alors d’un ton plus ferme, et d’un regard où la tendresse d’un père s’unissoit avec dignité à la pieuse solennité d’un saint ; ma chère enfant, dit-il, je voudrois adoucir les tristes vérités que je suis obligé de vous dire ; mais je ne sais rien déguiser. Hélas ! je voudrois vous les cacher, mais il seroit trop cruel de prolonger votre erreur : notre séparation est prochaine ; osons donc en parler, et préparons-nous à la supporter par nos réflexions et nos prières : la voix lui manqua. Emilie pleurant toujours, pressa sa main contre son cœur ; oppressée par des soupirs convulsifs, elle ne pouvoit pas même lever les yeux.

Ne perdons pas un seul moment, dit Saint-Aubert en revenant à lui ; j’ai beaucoup de choses à vous dire. J’ai à vous révéler un secret de la plus haute importance, et une promesse à obtenir de vous ; quand cela sera fait je serai plus tranquille. Vous avez observé, ma chère, combien je désire d’être chez moi ; vous n’en savez pas la raison, écoutez ce que je vais vous dire. Mais attendez, il me faut cette promesse, cette promesse faite à votre père mourant ! Saint-Aubert fut interrompu. Emilie frappée de ses derniers mots, comme si pour la première fois elle eût connu le danger où il étoit, leva la tête ; ses larmes s’arrêtèrent, et le regardant un moment avec l’expression d’une affliction insoutenable, une convulsion la saisit ; elle tomba sans connoissance. Les cris de Saint-Aubert attirèrent Voisin et sa fille, ils donnèrent tous les secours qui dépendoient d’eux, mais ils furent long-temps sans effet ; quand Emilie revint, Saint-Aubert étoit si épuisé de toute cette scène, qu’il fut quelques minutes sans pouvoir parler. Un cordial qu’Emilie lui donna parvint à ranimer ses forces. Quand pour la seconde fois ils furent seuls, il s’efforça de la calmer, et lui présenta toutes les consolations que la circonstance pouvait admettre. Elle se jeta dans ses bras, pleura sur sa poitrine, et sa douleur la rendoit tellement insensible à ses discours, qu’il cessa de lui en faire aucun ; il ne pouvoit que s’attendrir et mêler ses larmes aux siennes. Rappelée enfin à un sentiment de devoir, elle voulut épargner à son père un plus long spectacle de sa douleur ; elle quitta ses embrassemens, sécha ses pleurs, et dit quelques mots comme de consolation. Ma chère Emilie, reprit Saint-Aubert, ma chère enfant, soumettons-nous avec une humble confiance à l’Être qui nous a protégés et consolés dans nos dangers et dans nos afflictions. Chaque moment de notre vie fut exposé à ses yeux ; il ne voudra pas nous abandonner, il ne nous abandonnera pas maintenant. Je sens cette consolation dans mon cœur ; je vous laisserai, mon enfant, je vous laisserai entre ses bras, et quoique je quitte ce monde, je serai toujours en sa présence. Oui, mon Emilie, ne pleurez pas : la mort en elle-même n’a rien de nouveau ou de surprenant, puisque nous savons tous que nous sommes nés pour mourir ; elle n’a rien de terrible à ceux qui se confient dans un Dieu tout-puissant. Si la vie m’eût été conservée, le cours de la nature me l’eût ôtée sous peu d’années. La vieillesse, et tout ce qu’elle entraîne d’infirmités, de privations, de chagrins, eussent bientôt été mon partage ; la mort enfin seroit arrivée, et vous auroit coûté les larmes que vous répandez en ce moment. Réjouissez-vous plutôt, ma chère enfant, en me voyant délivré de tant de maux. Je meurs avec un esprit libre, et susceptible des consolations de la foi et d’une entière résignation. Saint-Aubert s’arrêta, fatigué de parler ainsi. Emilie s’efforça de composer ses traits, et en répondant à ce qu’il avoit dit, essaya de lui persuader, qu’il ne l’avoit pas fait en vain.

Après un peu de repos, il reprit la conversation. Revenons, dit-il, au sujet qui me touche au fond du cœur. J’ai dit que j’avois une promesse solennelle à recevoir de vous. Il faut que je la reçoive avant de vous en expliquer la principale circonstance dont j’ai à vous entretenir. Il en est d’autres que, pour votre repos, il est essentiel que vous ignoriez toujours. Promettez donc que vous exécuterez exactement ce que je vais vous commander.

Emilie, à qui cette extrême gravité en imposoit, essuya les larmes qu’elle ne pouvoit s’empêcher de répandre, et regardant éloquemment Saint-Aubert, elle se lia par serment à faire ce qu’il exigeroit d’elle, sans savoir ce que ce pouvoit être. Il continua. — Je vous connois trop bien, mon Emilie, pour craindre jamais que vous manquiez à vos engagemens, mais sur-tout à un engagement si respectable. Votre parole me met en paix, et votre fidélité est d’une inconcevable importance pour la tranquillité de vos jours. Écoutez à présent ce que j’avois à vous dire. Le cabinet qui joint ma chambre à la Vallée, renferme une espèce de trappe qui s’ouvre sous une feuille du parquet. Vous la reconnoîtrez à un nœud remarquable du bois ; c’est, d’ailleurs, l’avant-dernière feuille du côté de la boiserie, et en face même de la porte. À une toise environ du côté de la fenêtre, vous appercevrez une jointure, comme si la planche avoit été rapportée ; c’est par-là qu’on l’ouvre : appuyez le pied sur la ligne, la planche s’enfoncera, et vous pourrez aisément la faire glisser sous l’autre ; au-dessous, vous verrez un espace creux. Saint-Aubert s’arrêta pour reprendre haleine, et Emilie resta plongée dans la plus profonde attention. Entendez-vous ces instructions, ma chère, lui dit-il ? Emilie, à peine capable de proférer un mot, l’assura qu’elle l’entendoit bien.

— Quand vous retournerez à la maison… il poussa un profond soupir.

Quand elle l’entendit parler de ce retour, toutes les circonstances qui devoient l’accompagner se présentèrent à sa pensée ; elle eut une explosion de douleur, et Saint-Aubert, plus affecté encore par la contrainte et l’effort qu’il s’étoit fait, ne put enfin retenir ses larmes. Après quelques momens, il se remit : Ma chère enfant, dit-il, consolez-vous ; quand je n’y serai plus, vous ne serez pas abandonnée. Je vous laisse immédiatement sous la protection de la Providence, qui ne m’a jamais refusé ses secours. Ne m’affligez pas par l’excès de votre désespoir ; apprenez-moi plutôt, par votre exemple, à modérer celui que je ressens. Il s’arrêta ; mais plus Emilie fit d’efforts pour contenir ses sentimens, et moins elle y put réussir. Saint-Aubert, qui ne parloit qu’avec difficulté, reprit pourtant l’entretien. Ce cabinet, ma chère… quand vous retournerez à la maison, allez-y, et sous la planche que je vous ai décrite, vous trouverez un paquet de papiers écrits. Faites attention maintenant. La promesse que j’ai reçue de vous, est relative à ce seul objet ; vous brûlerez ces papiers, et cela, sans les lire, sans les regarder ; je vous l’ordonne absolument.

La surprise d’Emilie surmontant un instant sa douleur, elle demanda pourquoi cette précaution. Saint-Aubert répondit que, s’il avoit pu le lui expliquer, la promesse qu’il avoit exigée n’auroit plus été nécessaire. Qu’il vous suffise, mon enfant, de vous en pénétrer essentiellement ; elle est d’une importance extrême. Sous cette même planche, vous trouverez environ deux cents doublons, enveloppés dans une bourse de soie. Ce fut même pour mettre en sûreté l’argent qui se trouvoit au château, qu’on imagina ce secret. La province étoit alors inondée de troupes qui prenoient avantage des circonstances, et se livraient à toutes sortes de pillages.

Mais j’ai encore une promesse à recevoir de vous : c’est que jamais, quelle que soit votre position, vous ne vendrez la Vallée. Saint-Aubert ajouta que, si elle se marioit, elle spécifieroit dans le contrat que le château, ne seroit jamais qu’à elle. Il lui parla ensuite de sa fortune avec plus de détail qu’il n’avoit encore fait. Les deux cents doublons, et le peu d’argent que vous trouverez dans ma bourse, sont tout le comptant que j’ai à vous laisser. Je vous ai dit en quel état j’étois à l’égard de M. Motteville à Paris. Ah ! mon enfant, je vous laisse pauvre, mais non pas dans la misère. Emilie ne pouvoit répliquer à rien ; à genoux près de son lit, elle baignoit de pleurs la main chérie qu’elle retenoit encore.

Après cette conversation, l’esprit de Saint-Aubert parut beaucoup plus calme ; mais, épuisé par l’effort qu’il avoit fait, il tomba dans l’assoupissement. Emilie continua de veiller et de pleurer près de lui, jusqu’à ce qu’un léger coup à la porte de la chambre, l’obligea de se relever. Voisin venoit dire qu’un confesseur du couvent voisin étoit en bas, prêt à assister Saint-Aubert. Emilie ne voulut pas qu’on réveillât son père, et fit prier le prêtre de ne pas quitter la maison. Quand Saint-Aubert sortit de l’assoupissement, tous ses sens étoient confondus ; il lui fallut du temps pour reconnoître Emilie qui le gardoit. Alors, il remua, les lèvres, il lui tendit la main ; elle la reçut, et retomba sur sa chaise, frappée de l’impression de mort qu’elle remarquoit dans tous ses traits. En peu d’instans, il retrouva la voix, et Emilie lui demanda s’il desiroit entretenir un confesseur. Il répondit qu’il le desiroit ; et quand le révérend Père parut, elle se retira. Ils restèrent ensemble environ une demi-heure. On rappela Emilie ; elle retrouva Saint-Aubert plus agité, et elle regarda le Père avec un peu de ressentiment, comme s’il en eût été la cause : le bon religieux la regarda avec douceur, et ensuite détourna les yeux. Saint-Aubert, d’une voix tremblante, la pria de joindre ses prières à celles que l’on alloit faire, et demanda si Voisin ne vouloit pas en être aussi. Le vieillard et sa fille arrivèrent tous deux en pleurant ; ils se mirent à genoux auprès du lit. Le révérend Père, d’une voix majestueuse, récita lentement les prières des agonisans. Saint-Aubert, d’un air serein, s’unissoit avec ferveur, à leur dévotion, des larmes quelquefois s’échappoient de ses paupières presque closes ; les sanglots d’Emilie interrompirent souvent le service.

Quand il fut fini, et qu’on eut administré l’extrême-onction, le Père se retira. Saint-Aubert fit un signe pour que Voisin s’approchât ; il lui donna sa main, et fut quelque temps en silence : à la fin, il lui dit d’une voix éteinte : Mon bon ami, notre connoissance a été courte, mais elle vous a suffi pour me développer votre bon cœur ; je ne doute pas que vous ne transportiez cette bienveillance à ma fille : quand je ne serai plus, elle en aura besoin. Je la confie à vos soins, dans le peu de jours qu’elle doit passer ici : je ne vous en dis pas davantage. Vous avez des enfans. Vous connoissez les sentimens d’un père ; les miens deviendroient bien pénibles, si j’avois moins de confiance en vous. Voisin l’assura, et ses larmes témoignoient toute sa sincérité, qu’il n’oublierait rien pour adoucir l’affliction d’Emilie, et que, si Saint-Aubert le desiroit, il la ramèneroit en Gascogne. Cette offre fut si agréable à Saint-Aubert, qu’il ne trouva point d’expression pour peindre sa reconnoissance, ou pour bien dire, qu’il l’acceptoit. La scène qui succéda entre Saint-Aubert et Emilie, affecta tellement Voisin, qu’il sortit encore de la chambre, et la laissa seule avec son père. Son abattement étoit extrême, mais ni la connoissance ni la voix ne lui manquoient ; il employa ces intervalles à donner des conseils à sa fille sur la conduite de toute sa vie. Jamais peut-être ses idées n’avoient été plus nettes, et peut-être jamais il ne s’étoit mieux exprimé.

Sur-tout, ma chère Emilie, disoit-il, ne vous livrez pas à la magie des beaux sentimens, c’est l’erreur d’un esprit aimable ; mais ceux qui possèdent une véritable sensibilité doivent savoir de bonne heure combien elle, est dangereuse ; c’est elle qui tire de la moindre circonstance un excès de malheur ou de plaisir. Dans notre passage à travers ce monde, nous rencontrons bien plus de maux que de jouissances ; et comme le sentiment de la peine est toujours plus vif que celui du bien-être, notre sensibilité nous rend victimes, quand nous ne savons pas la modérer et la contenir. Vous direz, car vous êtes jeune, mon Emilie, vous direz certainement qu’il vaut mieux souffrir quelquefois, et conserver une délicatesse exquise pour le bonheur. Mais quand votre ame sera froissée par de longues vicissitudes, vous aimerez le repos et vous renoncerez aux illusions ; vous échangerez alors le fantôme du bonheur pour sa substance ; le bonheur naît de la paix et non pas du tumulte ; il est d’une nature uniforme, tempérée, et ne peut pas plus exister dans un cœur trop susceptible, que dans un cœur mort pour le sentiment. Vous voyez, ma chère, qu’en vous parlant des dangers de la sensibilité, je ne plaide point pour l’apathie. J’aurois dit, à votre âge, que ce vice étoit plus redoutable que toutes les erreurs de la sensibilité, je le dis encore ; je nomme l’apathie un vice, parce qu’elle conduit à un mal positif ; en cela néanmoins, elle diffère peu d’une sensibilité mal gouvernée, et qui, d’après cette règle, mériteroit aussi le nom de vice ; mais les résultats du premier sont d’une conséquence plus générale. Je suis épuisé, ajouta Saint-Aubert d’une voix foible. Je vous ai fatiguée, mon Emilie ; un sujet aussi important pour votre consolation future demandoit une explication.

Emilie lui répéta combien ses avis lui étoient précieux ; elle lui promit de ne les oublier jamais et de s’efforcer d’en profiter. Saint-Aubert lui sourit avec autant d’affection que de tristesse. Je le répète, lui dit-il ; je ne voudrois pas vous rendre insensible quand j’en aurois le pouvoir, je voudrois seulement vous garantir des excès de la sensibilité, et vous apprendre à les éviter. Prenez garde, mon enfant, je vous en conjure, prenez garde à cette illusion qui fut fatale au repos de tant de personnes, ne mettez jamais de prétention à l’extrême susceptibilité ; si cette vanité vous séduit, votre bonheur est perdu pour toujours ; ne perdez jamais de vue que la force du courage est supérieure aux grâces du sentiment, ne confondez pas le courage avec l’apathie ; l’apathie ne peut pas connoître la vertu ; souvenez-vous qu’un acte de bienfaisance, un acte d’une utilité réelle, vaut mieux que toutes les abstractions ; le sentiment est un défaut plutôt qu’un ornement, quand il ne conduit pas à des actions essentiellement bonnes, les personnes qui se piquent en ce genre d’une sorte de supériorité ; elles oublient la vertu-pratique, elles fuient les malheureux ; et parce que le tableau de leurs souffrances est déchirant, elles ne vont point les adoucir. Combien est méprisable une humanité prétendue, qui se contente de plaindre et qui ne songe point à soulager !

Saint-Aubert, quelque temps après, parla de madame Chéron sa sœur. Il faut que je vous informe, ajouta-t-il, d’une circonstance intéressante pour vous. Nous avons eu, vous le savez, très-peu de rapports ensemble ; mais c’est la seule parente que vous ayez : j’ai cru convenable, comme vous le verrez dans mon testament, de vous confier à ses soins jusqu’à votre majorité ; elle n’est pas précisément la personne à qui j’aurois voulu remettre ma chère Emilie, mais je n’avois point d’alternative, et je la crois, dans le fond, une assez bonne femme ; je n’ai pas besoin, mon enfant, de vous recommander d’user de prudence pour vous concilier ses bonnes grâces ; vous le ferez sans doute en mémoire de celui qui tant de fois, l’a tenté pour vous.

Emilie protesta que tout ce qu’il lui recommandoit serait religieusement exécuté. Hélas ! ajouta-t-elle, suffoquée de sanglots, voilà bientôt tout ce qui me restera ; ce sera mon unique consolation, que d’accomplir entièrement tous vos désirs !

Saint-Aubert la regarda en silence, comme s’il eût voulu lui parler ; mais la force lui manqua, ses yeux s’appesantirent et se couvrirent de nuage : elle sentit ce regard au fond de son cœur. Mon cher père, cria-t-elle ; et bientôt se retenant, elle serra sa main davantage et se cacha le visage de son mouchoir. Ses larmes ne se voyoient plus ; mais Saint-Aubert entendit ses sanglots convulsifs, ses sens se ranimèrent. Oh ! mon enfant, lui dit-il foiblement, que mes consolations soient les vôtres ; je meurs en paix, je vais dans le sein d’un père, et ce père sera encore le vôtre lorsque moi je ne serai plus ; confiez-vous en lui, ma chère Emilie, il vous soutiendra dans ce moment ainsi qu’il me soutient moi-même.

Emilie ne pouvoit qu’écouter et pleurer ; mais le calme extrême de son père, la foi, l’espérance qu’il montroit, adoucissoient un peu son désespoir ; pourtant elle voyoit cette figure décomposée, ce caractère de mort qui commençoit à se répandre, ces yeux enfoncés et toujours fixés sur elle, ces paupières pesantes et toutes prêtes à se fermer : son cœur étoit déchiré et ne pouvoit s’exprimer.

Il voulut encore une fois lui donner sa bénédiction. Où êtes-vous, ma chère, lui dit-il en étendant vers elle ses deux mains. Emilie s’étoit tournée vers la fenêtre pour cacher les symptômes de son affliction ; elle comprit alors que la vue lui avoit manqué ; il lui donna sa bénédiction, qui sembla le dernier effort de sa vie expirante, et retomba sur l’oreiller. Elle baisa son front, la sueur froide de la mort inondoit ses tempes ; et oubliant tout son courage, ses larmes les arrosèrent un moment. Saint-Aubert leva les yeux ; c’étoit encore l’ame d’un père ; mais elle s’évanouit bientôt, et Saint-Aubert ne parla plus.

Son agonie dura jusqu’à trois heures, et s’éteignant graduellement, il expira sans secousse et sans violence.

Emilie fut arrachée de sa chambre par Voisin et par sa fille ; ils essayèrent de calmer sa douleur ; le vieillard pleuroit avec elle, mais les secours d’Agnès étoient plus importuns.


CHAPITRE VIII.

Le religieux qui s’étoit présenté le matin, revint le soir consoler Emilie ; il apportoit un message de l’abbesse d’un couvent, voisin du sien, qui l’invitoit à se rendre près d’elle. Emilie n’accepta pas l’offre ; mais elle répondit avec reconnoissance. La sainte conversation du Père, la douce bienveillance de ses manières, qui ressembloient à celles de Saint-Aubert, calmèrent un peu la violence de ses transports : elle éleva son cœur à l’Être éternel, présent par-tout : relativement à Dieu, se disoit Emilie, mon père bien-aimé existe, ainsi qu’hier il existait pour moi. Il n’est mort que pour moi : pour Dieu, pour lui, véritablement il existe.

Le bon moine la laissa plus tranquille qu’elle ne l’avoit été depuis la mort de Saint-Aubert ; et avant que de se retirer à la chambre, elle se confia assez à elle-même pour oser visiter le corps. Elle approcha du lit en silence ; les traits calmes et sereins portoient encore l’empreinte des dernières sensations qu’ils avoient reçues. Elle détourna pourtant ses yeux avec horreur ; l’immobilité de la mort étoit fixée sur ce visage, auparavant si animé : elle regarda ensuite avec une sorte de doute et de stupide étonnement. Sa raison ne pouvoit bannir un machinal et inconcevable espoir, de saisir un mouvement sur cette figure chérie. Elle la contempla, elle prit la main, parla, regarda encore, et s’enfonça dans un abîme de douleur. — Voisin entendant ses sanglots, entra dans la chambre pour l’entraîner ; mais elle ne voulut rien écouter, et le conjura de la laisser seule.

Dans cet état, elle s’abandonna à ses larmes, et l’obscurité du soir dérobant presque à ses yeux l’objet de sa douleur, elle se jeta sur le corps ; à la fin épuisée, elle étoit prête à s’évanouir. — Voisin revint à la porte, et la pria de le suivre en bas. Avant de s’en aller, elle baisa les lèvres de Saint-Aubert, comme elle faisoit en lui donnant le bonsoir ; elle les couvrit de nouveaux baisers, il sembloit que son cœur se brisât. Quelques larmes coulèrent, elle regarda le ciel, fixa Saint-Aubert, et sortit.

Retirée dans sa petite chambre, ses pensées mélancoliques errèrent encore autour de son père. Affaissée dans une espèce de sommeil, des images lugubres obsédèrent son imagination. Elle rêva qu’elle voyoit son père, il l’abordoit avec une contenance de bonté. Tout d’un coup il sourit avec tristesse, il leva les yeux, ouvrit ses lèvres ; mais au lieu de ses paroles, elle entendit une musique douce, portée sur les airs, à une fort grande distance. Elle vit alors tous ses traits s’animer dans le ravissement heureux d’un Être supérieur : l’harmonie devenoit plus forte, elle s’éveilla. Le rêve étoit fini, mais la musique duroit encore, et c’étoit une musique céleste. Elle douta, écouta, se leva sur son séant, et écouta encore : c’étoit une musique, et ce n’étoit point une illusion. Après une pause grave et solennelle, l’harmonie se releva avec une expression mélancolique et douce, puis se modéra par degrés, et s’évanouit dans une tenue qui sembloit la transporter au ciel. — Emilie se rappela la musique du soir précédent, les étranges circonstances rapportées par Voisin, et la conversation qu’elles avoient amenée sur l’état futur des esprits. Tout ce que Saint-Aubert avoit dit, pressoit alors sur son cœur. — Quel changement en si peu d’heures ! Celui qui ne pouvoit que former alors des conjectures, savoit maintenant la vérité, étoit devenu un de ces esprits. — Elle écoutoit, et se sentoit glacée par un respect superstitieux ; les larmes s’arrêtèrent, elle se leva, et fut à la fenêtre. Tout étoit obscur ; mais Emilie détournant ses yeux des sombres bois qui bordoient l’horizon, elle vit à gauche cette brillante planète, dont le vieillard avoit parlé, et qui se trouvoit au-dessus du bois. Elle se rappela ce qu’il avoit dit, et comme la musique agitoit l’air par intervalles, elle ouvrit sa fenêtre pour écouter le chant : bientôt il s’affoiblit, et elle tenta vainement de découvrir d’où il partoit. La nuit ne lui permit pas de rien distinguer sur la pelouse au-dessous d’elle, et les sons devenant successivement plus doux, firent place enfin à un silence absolu. Elle écouta, ils ne revinrent plus ; bientôt elle vit la planète, qui déjà étoit cachée par le sommet des arbres, et le moment d’après, elle disparut derrière le bois. Glacée de nouveau d’une crainte religieuse, elle revint à son lit, et perdit ses chagrins dans un sommeil momentané.

Le lendemain matin, une sœur du couvent vint lui renouveler l’invitation de l’abbesse ; Emilie, qui ne pouvoit abandonner la chaumière tant que le corps de son père y reposeroit, consentit avec répugnance à la visite qu’on desiroit d’elle, et promit de rendre ses respects à l’abbesse dans la soirée de ce même jour.

Environ une heure avant le coucher du soleil, Voisin lui servit de guide, et la conduisit au couvent en traversant les bois. Ce couvent se trouvoit, ainsi que celui des religieux dont nous ayons parlé, à l’extrémité d’un petit golfe, sur la Méditerranée. Si Emilie avoit été moins malheureuse, elle auroit admiré le coup d’œil d’une mer sans bornes que l’on découvroit d’une pente douce, sur laquelle s’élevoit l’édifice ; elle eût contemplé ces riches bords couverts de bois et de pâturages ; mais ses pensées n’étoient remplies que d’une seule idée, et la nature à ses yeux n’avoit ni forme ni couleur. Comme elle passoit l’antique porte du couvent, la cloche de vêpres sonna, et lui parut le premier coup des funérailles de Saint-Aubert. De légers incidens suffisent pour affecter un esprit énervé par la douleur. Emilie surmonta la crise pénible qu’elle éprouvoit et se laissa conduire à l’abbesse, qui la reçut avec une bonté maternelle. Son air d’intérêt, ses égards, pénétrèrent Emilie de reconnoissance ; ses yeux étoient remplis de larmes, et elle ne pouvoit pas parler. L’Abbesse la fit asseoir, se plaça près d’elle, et la regarda en silence, pendant qu’Emilie essayoit de sécher ses pleurs. Remettez-vous, ma fille, dit l’abbesse d’une voix douce ; ne parlez pas, je vous comprends, vous avez besoin de repos. Nous allons à la prière, voulez-vous nous accompagner ? c’est une consolation, mon enfant, de déposer ses peines dans le sein de notre père céleste : il nous voit, il nous plaint, et nous châtie dans sa miséricorde.

Emilie versa de nouvelles larmes, mais de douces émotions en mélangeoient l’amertume. L’abbesse la laissa pleurer sans l’interrompre ; elle la regardoit avec cet air de bonté qui auroit indiqué l’attitude d’un ange gardien : Emilie devint plus tranquille ; et parlant sans réserve, elle expliqua ses motifs pour ne point quitter la chaumière.

L’abbesse approuva ses sentimens, son respect filial, mais l’invita à passer quelques jours au couvent avant de retourner à la Vallée. Donnez-vous du temps, ma fille, lui dit-elle, pour vous remettre un peu de cette première secousse avant d’en risquer une seconde ; je ne vous dissimulerai pas combien votre cœur va saigner, en revoyant le théâtre de votre bonheur passé ; ici, vous trouverez tout ce que la paix, l’amitié et la religion peuvent offrir de consolations ; mais venez, ajouta-t-elle, en voyant ses yeux se remplir, venez, descendons à la chapelle.

Emilie la suivit dans une salle où les religieuses étoient toutes rassemblées ; l’abbesse la leur confia, en disant : C’est une jeune personne pour laquelle j’ai beaucoup de considération, traitez-la comme une sœur.

Elles se rendirent à la chapelle, et l’édifiante dévotion avec laquelle fut célébré l’office divin, éleva l’esprit d’Emilie aux consolations de la foi et d’une entière résignation.

Il étoit tard avant que l’abbesse eût consenti à son départ. Elle sortit du couvent moins oppressée qu’elle n’y étoit entrée, et fut reconduite par Voisin au travers des bois ; leur uniforme obscurité étoit en harmonie avec l’état de son cœur. Elle suivoit, en rêvant, un petit sentier peu battu, quand tout-à-coup son guide s’arrêta, regarda autour de lui, et se jeta hors du sentier dans la bruyère, disant qu’il s’étoit trompé de route ; il marchoit avec une extrême vitesse : Emilie, qui ne pouvoit le suivre sur un terrain glissant et dans l’obscurité, restoit à une grande distance, et se vit obligée d’appeler ; il ne vouloit pas s’arrêter, et pressoit assez brusquement. Si vous doutez de votre chemin, dit Emilie, ne vaudroit-il pas mieux s’adresser à ce grand château que j’apperçois entre ces arbres ?

Non, répliqua Voisin, ce n’est pas la peine : quand nous serons à ce ruisseau où vous voyez se réfléchir une lumière au-delà des bois, nous serons à la maison. Je ne comprends pas comment j’ai fait pour m’égarer ; c’est que je viens rarement ici après le coucher du soleil.

Ce lieu est assez solitaire, dit Emilie ; mais vous n’avez pas de voleurs ? Non, mademoiselle, point de voleurs.

Qui est-ce donc qui vous effraie, mon cher ami ? vous n’êtes pas superstitieux ? — Non, je ne suis pas superstitieux ; mais à vous parler vrai, mademoiselle, personne n’aime à se trouver le soir dans les environs de ce château. — Par qui est-il donc habité, dit Emilie, pour qu’on puisse le croire si formidable ? — Oh ! mademoiselle, c’est tout au plus s’il est habité : monsieur le marquis, notre seigneur, et celui de tous ces bois, est mort ; il y a bien des années qu’il n’y étoit venu, et ses domestiques se sont retirés dans une chaumière voisine. — Emilie comprit alors que ce château étoit celui dont avoit déjà parlé Voisin ; il avoit appartenu au marquis de Villeroy, dont la mort récente avoit tant affecté son père.

Ah ! dit Voisin, comme tout cela est désolé ! c’était une si belle maison, un si bel endroit, comme je m’en souviens ! — Emilie lui demanda pourquoi cet affreux changement ? — Le vieillard se taisoit. — Emilie réveillée par l’effroi qu’il montroit, occupée sur-tout de l’intérêt qu’avoit manifesté son père, répéta la question, et elle ajouta ensuite : Si ce ne sont pas les habitans qui vous effraient, et si vous n’êtes pas superstitieux, comment se fait-il donc, mon cher ami, que vous n’osiez, le soir, approcher de ce château ? — Eh bien donc, mademoiselle, peut-être suis-je un peu superstitieux ; et si vous en saviez la cause, vous pourriez bien le devenir aussi. Il est arrivé là de singulières choses ; monsieur votre bon père paroissoit avoir connu la marquise. — Dites-moi, je vous prie, ce qui est arrivé, lui dit Emilie, fort émue ?

— Hélas ! mademoiselle, répondit Voisin, ne m’en demandez pas davantage ; les secrets domestiques de mon maître doivent toujours être sacrés pour moi ! — Emilie surprise de ces derniers mots, et sur-tout de l’air qui les accompagnoit, ne se permit pas une question nouvelle. Un intérêt plus touchant, l’image de Saint-Aubert, occupoit ses pensées ; elle se rappela la musique de la nuit précédente, et elle en parla à Voisin. — Vous n’avez pas été la seule, lui dit-il ; je l’ai entendue aussi, mais cela m’arrive si souvent à cette heure là, que c’est à peine si j’y prends garde.

— Vous croyez sans doute, dit vivement Emilie, que cette musique a des rapports avec le château, et voilà pourquoi vous êtes superstitieux ? — Cela peut être, mademoiselle ; mais il y a d’autres circonstances relatives à ce château, et dont je conserve tristement le souvenir. — Un profond soupir suivit ces paroles, et la délicatesse d’Emilie restreignit la curiosité que ces derniers mots avoient excitée en elle. En rentrant à la chaumière son désespoir recommença : il sembloit qu’elle n’en eût écarté le poids qu’en perdant de vue celui qui en étoit l’objet ; elle ouvrit aussi-tôt la chambre où reposoient encore les restes de son père, et céda à tous les transports d’une douleur sans espérance. Voisin, à la fin, la décida à s’éloigner ; elle retourna à sa propre chambre. Excédée des fatigues du jour, elle tomba aussi-tôt dans un profond sommeil, et se réveilla beaucoup mieux.

Quand le moment terrible fut arrivé, où les restes de Saint-Aubert dévoient être séparés d’elle pour toujours, elle alla seule les contempler encore une fois. Voisin attendoit au bas de l’escalier, et respectant sa douleur, ne vouloit pas en troubler l’effusion. Surpris enfin de ne la point voir, sa crainte l’emporta sur sa discrétion, et il monta pour la chercher. Il frappa doucement à la porte, et ne reçut point de réponse ; il écouta attentivement, tout étoit calme, on n’entendoit ni soupirs, ni sanglots. Plus alarmé par ce silence, il ouvrit la porte, et trouva Emilie sans connoissance au pied du lit près du cercueil. Ses cris la ranimèrent, on la remit dans sa chambre, et de prompts secours la rétablirent.

Durant son évanouissement, Voisin avoit fait fermer le cercueil, et il obtint d’Emilie qu’elle ne retourneroit plus dans la chambre ; elle ne s’en trouvoit plus la force, et sentoit la nécessité de conserver ce qui lui en restoit pour la cérémonie qui se préparoit. Saint-Aubert avoit demandé qu’on l’enterrât dans l’église des religieuses de Sainte-Claire : il avoit choisi la chapelle du nord, près de la sépulture des Villeroy, et en avoit indiqué la place. Le supérieur y consentit, et la triste procession se mit en marche vers le lieu. Le vénérable Père, suivi d’une troupe de religieux, la vint recevoir à la porte. Le chant de l’antienne funèbre et les accords de l’orgue qui retentit dans l’église au moment où le corps y entra ; les pas chancelans et l’air abattu d’Emilie, eussent arraché des larmes à tous les spectateurs ; elle n’en versoit aucune. Le visage à demi couvert d’un léger voile noir, elle marchoit entre deux personnes qui la soutenoient de chaque côté ; l’abbesse la précédoit, les religieuses suivoient, et leurs voix plaintives se mêloient aux accens du chœur. Quand la procession fut arrivée au tombeau ; la musique cessa, Emilie baissa son voile, et dans les intervalles du chant il fut aisé d’entendre ses sanglots. Le vénérable prêtre commença le service, et Emilie parvint à se contraindre ; mais quand le cercueil fut déposé, quand elle entendit jeter la terre qui devoit le couvrir, un gémissement sourd lui échappa, et elle tomba sur la personne qui la soutenoit : elle se remit promptement. Elle entendit ces paroles sublimes : Son corps est enterré en paix, et son ame retourne à celui dont il l’avoit reçue. Son désespoir se soulagea par un déluge de pleurs.

L’abbesse la tira de l’église, et la conduisit dans son appartement. Elle lui offrit tous les secours d’une religion sainte et d’une tendre pitié. Emilie faisoit des efforts pour surmonter l’accablement ; mais l’abbesse, qui l’observoit attentivement, lui fit préparer un lit, et l’engagea à chercher du repos. Elle réclama avec bonté la promesse qu’avoit faite Emilie de passer quelques jours au couvent. Emilie, que rien ne rappeloit plus à la chaumière, théâtre de son malheur, eut le loisir alors de considérer sa position, et se sentit incapable de reprendre immédiatement son voyage. Cependant, la bonté maternelle de l’abbesse et les douces attentions des religieuses, n’épargnoient rien pour calmer son esprit et lui rendre la santé ; elle avoit éprouvé des secousses trop violentes pour se rétablir promptement : elle fut donc, pendant plusieurs semaines, atteinte d’une fièvre lente, et dans un état de langueur. Elle s’affligeoit de quitter le tombeau où reposoient les cendres de son père ; elle se flattoit que si elle mouroit en ce lieu, on la réuniroit à lui. Pendant ce temps, elle écrivit à madame Chéron et à la vieille gouvernante, pour leur faire part de l’événement, et les informer de sa situation. Elle reçut une réponse de sa tante, toute remplie de lieux communs de condoléance, mais non pas d’une véritable douleur ; elle lui annonçoit un de ses gens qui viendroit la prendre et la conduire à la Vallée : ses occupations et sa société ne lui permettoient pas d’entreprendre un si long voyage. Quoiqu’Emilie préférât la Vallée à Toulouse, elle fut touchée d’une conduite si peu délicate et si peu convenable. La tante souffroit qu’elle retournât à la Vallée, sans parens, sans amis pour la consoler et la défendre ; et cette conduite étoit d’autant plus coupable, que Saint-Aubert mourant avoit confié sa fille orpheline aux soins de sa sœur.

Le domestique de madame Chéron dispensa le bon Voisin d’accompagner Emilie ; elle sentoit vivement ce qu’elle devoit à ce vieillard, et le prix de ses compatissantes attentions pour Saint-Aubert et pour elle-même. Elle fut contente de lui épargner ce voyage, qui, pour son âge, eût été pénible.

Pendant qu’elle étoit au couvent, la paix intérieure de cet asyle, la beauté des environs, les soins obligeans de l’abbesse et de ses religieuses firent sur elle un effet si attrayant, qu’elle fut presque tentée de se séparer du monde ; elle avoit perdu ses plus chers amis, elle vouloit se vouer au cloître, dans un séjour que la tombe de Saint-Aubert lui rendoit à jamais sacré. L’enthousiasme de sa pensée, qui lui étoit comme naturel, avoit répandu un vernis si touchant sur la sainte retraite d’une religieuse, qu’elle avoit presque perdu de vue le véritable égoïsme qui la produit. Mais les couleurs qu’une imagination mélancolique, légèrement imbue de superstition, prêtoit à la vie monastique, se fanèrent peu à peu, quand ses forces lui revinrent, et ramenèrent à son cœur une image qui n’en avoit été que passagèrement bannie. Ce souvenir la rappela tacitement à l’espérance, à la consolation, aux plus doux sentimens ; des lueurs de bonheur se montrèrent dans le lointain ; et quoiqu’elle n’ignorât pas à quel point elles pouvoient être trompeuses, elle ne voulut pas s’en priver. Ce fut le souvenir de Valancourt, de son goût, de son génie, de son extérieur, si convenables à tous deux, qui peut-être la rattacha seul au monde. La grandeur, la majesté des scènes, au milieu desquelles ils s’étoient rencontrés, avoient aliéné son imagination, et avoient imperceptiblement rendu Valancourt bien plus intéressant pour elle, en lui communiquant quelque chose de leur caractère ; l’estime aussi que Saint-Aubert avoit montrée pour lui, sembloit sanctionner son suffrage. Mais si, par sa contenance, par ses manières, Valancourt avoit exprimé toute son admiration pour elle, il ne s’étoit jamais autrement expliqué ; l’espérance qu’elle avoit de le voir étoit même si reculée, qu’elle se l’avouoit à peine, et se doutoit encore moins que cet espoir eût autant de part à ses déterminations.

Il se passa quelques jours entre l’arrivée du serviteur de madame Chéron, et celui où Emilie fut en état de se mettre en route pour la Vallée. Le soir qui précéda son départ, elle se rendit à la chaumière pour prendre congé de Voisin et de sa famille, et leur témoigner sa reconnoissance ; elle trouva le vieillard assis devant la porte, entre sa fille et son gendre, qui, revenu dans ce moment de son travail du jour, jouoit d’une sorte de flûte qui ressembloit à un hautbois. Une bouteille de vin étoit auprès du grand-père, et devant lui une petite table couverte de pain et de fruits ; les petits enfans, tous beaux, tous bien portans, étoient placés autour, et prenoient leur souper que la maman leur distribuoit. À la bordure de cette pelouse on voyoit un petit troupeau, et quelques moutons étoient sous de grands arbres ; le passage étoit éclairé par la teinte harmonieuse du soleil couchant, et ses rayons obliques jouoient entre les branches, et portaient précisément sur les tourelles du vieux château. Emilie s’arrêta avant de quitter le bois, elle ne put voir sans émotion l’heureux groupe arrangé devant elle ; la complaisance et la gaîté de la vieillesse qu’exprimoit la physionomie de Voisin ; la tendresse maternelle d’Agnès, qui jetoit sur ses enfans des regards caressans et satisfaits ; l’innocence enfin des plaisirs enfantins qui s’annonçoient dans leurs sourires. Emilie regardoit ce vieillard vénérable ; elle jeta enfin les yeux vers la chaumière ; mais l’image de son père assaillit son cœur avec tant de force, qu’elle se hâta d’avancer, n’osant se fier à elle-même. Elle fit à la famille les adieux les plus tendres et les mieux sentis ; Voisin l’aimoit comme sa fille, et versoit des larmes. Emilie en répandit : elle évita d’entrer dans la chaumière ; elle auroit renouvelé des impressions trop cuisantes, et elle n’avoit plus maintenant assez de force pour les soutenir.

De retour au couvent, Emilie se décida à visiter encore une fois le tombeau de son père. Elle avoit appris qu’un passage souterrain conduisoit de l’église des religieuses, à ce tombeau ; elle attendit que tout le monde fût retiré, excepté la religieuse qui lui avoit promis la clef de l’église. Emilie resta dans sa chambre, et la cloche du couvent sonna minuit ; alors la religieuse arriva avec la clef d’une petite porte qui s’ouvroit sur l’église. Elles descendirent ensemble par un petit escalier tournant ; la religieuse offrit d’accompagner Emilie jusqu’au tombeau, ajoutant qu’il étoit désagréable d’aller seule à cette heure ; mais Emilie la remercia, et ne put consentir à garder auprès d’elle un témoin de sa douleur. La sœur ouvrit la porte et lui donna la lampe. Vous vous souviendrez, ma sœur, lui dit-elle, que dans le côté droit où vous devez passer, il y a une fosse nouvellement ouverte, et tenez la lumière fort bas, afin de ne point vous heurter sur la terre qui s’est répandue. Emilie la remercia, prit la lampe, s’avança dans l’église, et la sœur Mariette se retira. Emilie revint à la porte, une terreur subite la saisit ; elle retourna au pied de l’escalier, elle entendit les pas de la religieuse qui montoit, et élevant la lampe, elle vit son voile noir qui flottoit sur la rampe ; elle fut tentée de la rappeler, elle hésita, le voile disparut ; et le moment d’après, honteuse de sa frayeur, elle rentra dans l’église. L’air froid des bas côtés la glaça, leur profonde et morne étendue qu’éclairoit foiblement la lune à travers une haute fenêtre gothique, auroit en d’autres temps réveillé la superstition, mais alors elle ne songeoit qu’à sa douleur. Elle entendit à peine les échos retentir du bruit de ses pas, et ne se souvint de la fosse ouverte que quand elle se vit sur le bord : un frère du couvent y avait été mis la veille au soir. Elle étoit alors seule dans sa chambre, sans lumière : elle avoit entendu de loin les moines qui chantoient un requiem pour le repos de son ame. Toutes les circonstances de la mort de son père s’étoient ravivées dans sa mémoire ; et les voix s’unissant aux accords plaintifs et sourds de l’orgue, l’avoient jetée dans une rêverie sombre et douloureuse. Emilie se rappela toutes ces circonstances, et s’éloignant du monceau de terre, elle avança plus vîte jusqu’au tombeau de Saint-Aubert. Tout-à-coup, dans un coin éloigné du bas côté où tomboient au travers des vitraux quelques rayons de la lune, elle crut voir une ombre qui se glissoit entre les colonnes ; elle s’arrêta pour écouter, mais n’entendant les pas de personne, elle pensa que son imagination l’avoit trompée ; et ne craignant plus d’être observée, elle avança. Saint-Aubert étoit enterré sous un marbre simple, qui ne portoit guère que son nom, la date de sa naissance et celle de sa mort ; il se trouvoit au pied du fastueux monument de Villeroy. Emilie resta au tombeau jusqu’à ce qu’une cloche, qui appeloit les religieuses à matines, l’eût avertie de se retirer. Elle répandit encore une larme, dit encore un adieu, et s’arracha d’un lieu si triste. Après ce moment d’effusion, elle goûta un sommeil plus tranquille qu’elle ne l’avoit fait depuis long-temps ; en se réveillant, son esprit étoit plus calme, et elle se sentit plus résignée qu’elle ne l’avoit encore été depuis la mort de Saint-Aubert.

Quand le moment du départ fut venu, toute sa douleur se renouvela ; la mémoire de son père au tombeau ; les bontés de tant de personnes vivantes l’attachoient à cette retraite ; elle sembloit éprouver pour le lieu où reposoit Saint-Aubert, ces tendres affections qu’on sent pour sa patrie. L’abbesse lui donna, en se séparant d’elle, les plus touchans témoignages d’attachement, et l’engagea à revenir, si elle ne trouvoit par ailleurs la considération qu’elle devoit attendre. Plusieurs des religieuses lui exprimèrent de vifs regrets ; elle quitta le couvent, les larmes aux yeux, emportant avec elle l’affection et les vœux de toutes les personnes qu’elle y laissoit.

Elle avoit voyagé long-temps avant que le spectacle qui se déployoit sous ses yeux eût pu la distraire. Abîmée dans la mélancolie, elle ne remarqua tant d’objets enchanteurs que pour se rappeler mieux son père. Saint-Aubert étoit avec elle, quand elle les avoit vus d’abord, et ses observations sur chacun d’eux se retraçoient à sa mémoire. La journée se passa dans la langueur, dans l’abattement ; elle coucha cette nuit sur la frontière du Languedoc, et le lendemain elle entra en Gascogne.

À la chute du jour, Emilie se retrouva dans le voisinage de la Vallée. Tous les lieux qu’elle connoissait si bien lui rappelèrent des souvenirs déchirans, qui réveilloient toute sa tendresse et sa douleur ; elle regardoit à travers ses larmes les Pyrénées majestueuses que des nuances pourprées, jointes aux ambres du soir ornoient alors de riches teintes. Là, s’écria-t-elle, là sont les mêmes rochers ; voilà le même bois de sapins, qu’il regardoit avec tant de plaisir quand nous passâmes ensemble dans ce lieu. Voilà cette chaumière qui se découvre parmi les cèdres, et dont il m’avait fait tracer l’esquisse ! Ô mon père ! je ne vous verrai plus !

En approchant du château, ces tristes souvenirs se multiplièrent ; enfin le château lui-même, le château se dessina au milieu du paysage que Saint-Aubert aimait le plus.

La route, en tournant, le lui laissa voir avec beaucoup plus de détail ; les cheminées que rougissait le couchant, s’élevoient derrière les plantations favorites de Saint-Aubert, dont le feuillage cachoit les parties basses du bâtiment. Emilie ne put retenir un profond soupir : cette heure, se disoit-elle, étoit aussi son heure de prédilection ; et voyant le pays sur lequel s’alongeoient les ombres : Quel repos s’écrioit-elle, quelle scène charmante ! Tout est tranquille, tout est aimable, hélas ! comme autrefois !

Elle résistoit encore au poids affreux de sa douleur, quand elle entendit la musique des danses, que si souvent elle avait remarquée en suivant, avec Saint-Aubert, les bords fleuris de la Garonne. Alors ses larmes coulèrent jusqu’au moment où la voiture s’arrêta. Elle étoit en face d’une petite maison ; elle leva les yeux dans ce moment, et reconnut la vieille gouvernante qui venoit pour ouvrir la porte : le chien de son père venoit aussi en aboyant, et quand la jeune maîtresse fut descendue, il sauta, courut au-devant d’elle, et lui fit connoître sa joie. Ma chère demoiselle, dit Thérèse, et puis elle s’arrêta ; les larmes d’Emilie l’empêchoient de répliquer : le chien s’agitoit autour d’elle ; tout d’un coup il courut à la voiture. Ah ! mademoiselle, mon pauvre maître ! s’écria Théodore ; son chien est allé le chercher. Emilie sanglota en voyant la portière ouverte, et le chien sauter dans la voiture, descendre, flairer, chercher avec inquiétude.

Venez, ma chère demoiselle, dit Thérèse, allons, que vous donnerai-je pour vous rafraîchir ? Emilie prit la main de la vieille bonne ; elle essaya de modérer sa douleur en la questionnant sur sa santé. Elle cheminoit lentement vers la porte, s’arrêtoit, marchoit encore, et faisoit une nouvelle pause. Quel silence ! quel abandon ! quelle mort dans ce château ! Frémissant d’y rentrer, et se reprochant d’hésiter, elle passa dans la salle, la traversa rapidement, comme si elle eût craint de regarder autour d’elle, en ouvrit le cabinet qu’elle appeloit autrefois le sien. Le sombre du soir donnoit quelque chose de solennel au désordre de ce lieu ; les chaises, les tables, tous les meubles qu’elle remarquoit à peine en des temps plus heureux, parloient alors trop éloquemment à son cœur : elle s’assit près d’une fenêtre qui donnoit sur le jardin, c’étoit de-là qu’avec Saint-Aubert elle avoit si souvent contemplé le soleil couchant.

Elle ne se contraignit plus, et s’en trouva soulagée.

Je vous ai fait le lit vert, dit Thérèse en apportant du café ; j’ai pense qu’à présent vous l’aimiez mieux que le vôtre. Je ne croyois guère, à pareil jour, que vous dussiez revenir seule ; quel jour, grand Dieu ! la nouvelle me perça le cœur quand je la reçus : qui l’auroit dit, quand mon pauvre maître partit, qu’il ne devoit jamais revenir ! Emilie se couvrit le visage de son mouchoir, et lui fit signe de ne plus parler.

Prenez un peu de café, ma chère demoiselle, lui dit Thérèse, consolez-vous. Nous devons tous mourir, et mon cher maître est un saint dans le ciel. Emilie leva les yeux, et les essuyant comme elle put, commença d’une voix calme, mais entrecoupée, à s’informer des pensionnaires de son père.

Hélas ! dit Thérèse, tout ce qui pouvoit venir étoit ici tous les jours à demander de vos nouvelles et de celles de mon maître : plusieurs qui se portoient bien, quand il partit, étoient morts pendant son absence ; d’autres, malades alors, étoient guéris. Et voyez, mademoiselle, ajouta Thérèse, voilà la vieille Marie qui vient par le jardin : depuis trois ans, elle paroît mourante, et pourtant elle vit encore. Elle a vu la voiture à la porte, et sait que vous êtes de retour.

La vue de cette pauvre femme l’auroit trop vivement affectée ; elle pria Thérèse de lui dire qu’en ce moment elle ne pouvoit recevoir personne. — Demain, peut-être, je serai mieux, ajouta-t-elle ; mais portez-lui ce gage de mon souvenir.

Emilie resta quelque temps plongée dans sa tristesse ; elle ne voyoit pas un seul objet qui ne la ramenât à sa douleur. Les plantes favorites de Saint-Aubert, les livres qu’il avoit choisis pour elle, et qu’ils lisoient souvent ensemble, les instrumens de musique dont il aimoit tant l’harmonie, et qu’il touchoit souvent lui-même ! À la fin, rappelant sa résolution, elle voulut voir l’appartement abandonné : elle sentit que sa peine seroit toujours plus grande, si elle différoit.

Elle traversa le gazon, mais son courage défaillit en ouvrant la bibliothèque : peut-être cette obscurité, que répandoient le soir et le feuillage, augmentait le religieux effet de ce lieu, où tout lui parloit de son père. Elle apperçut la chaise dans laquelle il se plaçoit ; elle fut interdite à cet aspect, et s’imagina presque l’avoir vu lui-même devant elle. Elle réprima les illusions d’une imagination troublée, mais ne put empêcher un certain effroi respectueux, qui se mêloit à ses émotions. Elle avança doucement jusqu’à la chaise, et s’y assit. Elle avoit près d’elle un pupitre, et sur ce pupitre un livre que son père n’avoit pas fermé ; et reconnaissant la page ouverte, elle se ressouvint que, la veille du départ, Saint-Aubert lui en avoit lu quelque chose : c’étoit son auteur favori. Elle regarda le feuillet, pleura, et le regarda encore : ce livre étoit sacré pour elle, elle ne l’auroit pas dérangé, elle n’auroit pas fermé la page ouverte pour tous les trésors du monde : elle resta devant le pupitre, ne pouvant se résoudre à le quitter.

Au milieu de sa rêverie, elle vit la porte s’ouvrir avec lenteur ; un son qu’elle entendit à l’extrémité de l’appartement, la fit tressaillir, elle crut appercevoir un peu de mouvement. Le sujet de sa méditation, l’épuisement de ses esprits, l’agitation de ses sens lui causèrent une terreur soudaine ; elle attendit quelque chose de surnaturel. Mais sa raison reprenant le dessus : Qu’ai-je à craindre, dit-elle ; si les ames de ceux que nous chérissons reviennent, ce ne peut être que par bonté.

Le silence qui régnoit la rendit honteuse de sa crainte ; le même son pourtant recommença. Distinguant quelque chose autour d’elle, et se sentant presser contre sa chaise, elle fit un cri ; mais elle ne put s’empêcher de sourire avec un peu de confusion, en reconnoissant le bon chien qui se couchoit près d’elle, et qui lui léchoit les mains.

Emilie sentant qu’elle étoit hors d’état de visiter pour ce soir le château solitaire, quitta la bibliothèque, et se promena dans le jardin sur la terrasse qui dominoit la rivière. Le soleil étoit couché, mais sous les branches touffues des amandiers, on distinguoit les traces de feu qui doroient le crépuscule.

Emilie, qui marchoit toujours, approcha du platane où Saint-Aubert s’étoit souvent assis près d’elle, et où sa bonne mère l’avoit souvent entretenu des délices d’un futur état. Combien de fois aussi son père avoit trouvé des consolations dans l’idée d’une réunion éternelle ! Oppressée de ce souvenir, elle quitta le platane ; et s’appuyant sur le mur de la terrasse, elle vit un groupe de paysans, dansant gaîment aux bords de la Garonne, dont la vaste étendue réfléchissoit les derniers rayons du jour. Quel contraste ils formoient avec Emilie malheureuse et désolée ! Elle se détourna ; mais hélas ! où pouvoit-elle aller sans rencontrer des objets faits pour agraver sa douleur !

Elle revenoit lentement à la maison, quand elle rencontra Thérèse. — Ma chère demoiselle, lui dit-elle, je vous ai cherchée par-tout depuis une demi-heure, et je craignois qu’il ne vous fût arrivé quelque chose. Comment pouvez-vous vous promener ainsi seule à cette heure ? Rentrez à la maison, pensez à ce que diroit mon pauvre maître, s’il pouvoit vous voir. Quand notre chère dame mourut, on ne pouvoit sentie plus d’affliction qu’il n’en avoit, et pourtant à peine il pleura.

— Je vous prie, Thérèse, laissez-moi, dit Emilie ; l’intention étoit excellente, mais la harangue étoit mal choisie. Thérèse néanmoins n’étoit pas d’un caractère à se taire aussi aisément. — Quand vous vous désoliez si fort, ajouta-t-elle, ne vous disoit-il pas combien vous aviez tort, et que ma maîtresse étoit heureuse ? il est heureux aussi, lui : car, dit-on, les prières du pauvre ne manquent jamais d’arriver au ciel. Pendant ce discours, Emilie rentroit au château, Thérèse la conduisit dans la salle ordinaire, où elle n’avoit mis qu’un couvert pour souper. Emilie étoit dans cette salle, avant de s’appercevoir qu’elle n’étoit pas dans son appartement : elle retint le premier mouvement, qui l’entraînoit à en sortir, et s’assit près de la table. Le chapeau de son père étoit suspendu vis-à-vis d’elle ; elle le vit, et fut prête à s’évanouir. Thérèse la regarda, ainsi que l’objet sur lequel étoient fixés ses yeux ; elle voulut ôter le chapeau, Emilie fit un signe pour l’en empêcher. — Non, dit-elle, laissez-le ; je vais dans ma chambre. Mais, mademoiselle, le souper est prêt. Je ne puis manger, dit Emilie.

— Vous avez tort, lui dit Thérèse, chère demoiselle ; prenez quelque nourriture. J’ai préparé un faisan ; le vieux M. Barreaux l’a envoyé ce matin. Hier, je le rencontrai, je lui dis que je vous attendois : je n’ai vu personne qui fût plus affligé que lui, quand il sut la triste nouvelle…

— Il le fut, dit Emilie d’une voix tendre ; et dans ce moment, elle sentit son pauvre cœur ranimé par un mouvement de sympathie. Mais, malgré toutes les représentations de Thérèse, elle se retira dans sa chambre.

Emilie reçut des lettres de sa tante. Madame Chéron, après quelques lieux communs de consolation et de conseil, l’invitoit à venir à Toulouse ; elle ajoutoit que feu son frère lui ayant confié l’éducation d’Emilie, elle se regardoit comme obligée de veiller sur elle. Emilie eût bien voulu rester à la Vallée ; c’étoit l’asyle de son enfance et le séjour de ceux qu’elle avoit perdus pour jamais, elle pouvoit les pleurer sans qu’on l’observât ; mais elle desiroit également de ne point déplaire à madame Chéron.

Quoique sa tendresse ne lui permît pas un doute sur les motifs qu’avoit eus Saint-Aubert en lui donnant un tel mentor, Emilie sentoit fort bien que cet arrangement livrait son bonheur aux caprices de sa tante ; dans sa réponse, elle demanda la permission de rester quelque temps à la Vallée ; elle alléguoit son extrême abattement, et le besoin qu’elle avoit et de repos, et de retraite, pour se rétablir par degrés ; elle savoit bien que ses goûts différoient beaucoup de ceux de madame Chéron sa tante ; celle-ci aimoit la vie dissipée, et sa grande fortune lui permettoit d’en jouir. Après avoir écrit sa lettre, Emilie se trouva plus tranquille.

Elle reçut la visite de M. Barreaux, qui regrettoit sincèrement Saint-Aubert. Je puis, bien pleurer mon ami, disoit-il, je ne trouverai jamais quelqu’un qui lui ressemble. Si j’avois rencontré un seul homme comme lui dans le monde, je n’y aurois pas renoncé.

Le sentiment de M. Barreaux pour Saint-Aubert le rendoit extrêmement cher à sa fille ; sa plus grande consolation étoit de parler de ses parens avec un homme qu’elle révéroit beaucoup, et qui, sous un extérieur peu agréable, cachoit un cœur si sensible, un esprit si distingué.

Plusieurs semaines se passèrent dans une retraite paisible ; et le chagrin d’Emilie se transformoit en une mélancolie douce ; elle pouvoit déjà lire, et même lire les livres qu’elle avoit lus avec son père, s’asseoir à sa place dans sa bibliothèque, arroser les fleurs qu’il avoit plantées, toucher les instrumens qu’il avoit fait parler, et même de temps en temps jouer son air favori.

Quand son esprit fut remis de ce premier choc, elle comprit le danger de céder à l’indolence ; et pensant qu’une activité soutenue pourroit seule lui donner de la force, elle s’attacha scrupuleusement à bien employer toutes ses heures. C’est bien alors, qu’elle connut le prix de l’éducation qu’elle avoit reçue. En cultivant son esprit, Saint-Aubert lui avoit assuré un refuge contre l’ennui et l’oisiveté. La dissipation, les brillans amusemens, les distractions de la société dont sa position la séparoit, ne lui étoient point nécessaires. Mais en même temps, Saint-Aubert avoit développé les touchantes qualités de son ame ; elle répandoit sa bienveillance autour d’elle, et les maux qu’elle ne pouvoit écarter par ses secours, elle les adoucissoit par la compassion et la bonté ; en un mot, elle savoit compatir aux douleurs de tous les êtres qui souffroient.

Madame Chéron ne répondant point, Emilie commençait à se flatter qu’elle pourroit prolonger sa retraite ; elle se sentoit alors tant de force, qu’elle osa visiter les lieux où le passé se retraçoit le plus vivement à son esprit ; de ce nombre étoit la pêcherie : et pour augmenter dans cette promenade la mélancolie qu’elle aimoit, elle emporta son luth, et s’y rendit à cette heure de la soirée qui convient si bien à l’imagination et à la douleur. Quand Emilie fut dans les bois, et se vit près du bâtiment, elle s’arrêta, s’appuya contre un arbre, et pleura quelques minutes avant de pouvoir avancer. Le petit sentier qui menoit au pavillon étoit alors tout embarrassé d’herbes ; les fleurs, que Saint-Aubert avoit semées sur les bords, en paroissoient presque étouffées ; les orties, le houx croissoient par touffes ; elle regardoit tristement cette promenade négligée, où tout sembloit morne et flétri ; elle ouvrit la porte en tremblant. Ah ! dit-elle, chaque chose est comme je l’ai laissée, quand j’étois avec ceux qui ne reviendront jamais ; elle alla vers la fenêtre, et les yeux fixés sur le ruisseau, elle se perdit bientôt dans une sombre rêverie ; son luth étoit oublié près d’elle ; les sifflemens aigus des vents qui agitoient la cime des pins, leurs souffles adoucis qui murmuroient dans les osiers, et les penchoient sur le courant, formoient une sorte de musique bien conforme aux sentimens de son cœur. Emilie continuoit de rêver sans songer que la nuit alloit venir, et que le dernier rayon du soleil coloroit le sommet des montagnes. Elle seroit sans doute restée bien plus long-temps dans cette situation, si le bruit de quelques pas derrière le bâtiment n’eût tout-à-coup excité son attention. L’instant d’après, une porte s’ouvrit, un étranger parut, et stupéfait de voir Emilie, il la supplia d’excuser son indiscrétion. Au son de cette voix, Emilie perdit sa crainte, et son émotion augmenta. Cette voix lui étoit familière, et quoiqu’elle ne pût distinguer aucun trait, sa mémoire la servoit trop bien pour qu’elle conservât de la frayeur.

L’étranger répéta ses excuses ; Emilie répondit quelques mots, alors celui-ci s’avançant avec vivacité, s’écria : « Grand Dieu ! se peut-il ? Sûrement. — Je ne m’abuse point. C’est mademoiselle Saint-Aubert » !

Il est vrai, dit Emilie, qui reconnut Valancourt, dont les traits sembloient animés. Mille souvenirs pénibles se pressèrent dans son esprit, et l’effort qu’elle fit pour se contenir ne servit, en effet, qu’à l’agiter davantage. Valancourt, pendant ce temps, s’informoit soigneusement de la santé de M. Saint-Aubert. Un torrent de larmes lui apprit la fatale nouvelle. Il la conduisit à un siège, et s’assit auprès d’elle. Elle continuoit de pleurer, et Valancourt tenoit sa main ; mais elle ne s’en apperçut qu’en la sentant inondée des pleurs qu’elle versoit.

Je sais, dit-il enfin, combien en pareils cas, les consolations sont inutiles. Après un si grand malheur, je ne puis que m’affliger avec vous.

Emilie ne put répondre que par de nouveaux sanglots : elle pria Valancourt de quitter un si triste asyle ; Valancourt prit ses mains dans les siennes, et la conduisit hors du pavillon ; ils marchèrent en silence au travers des bois ; Valancourt desiroit savoir, et craignoit de demander les affligeans détails qui regardoient Saint-Aubert ; Emilie, trop absorbée d’abord pour soutenir la conversation, trouva pourtant assez de force après quelques momens pour lui parler de son père, et lui raconter quelques circonstances de sa mort. Quand il apprit que Saint-Aubert étoit mort sur la route, et avoit laissé Emilie entre les mains de personnes étrangères, il s’écria involontairement : Où étois-je ? Bientôt il détourna la conversation, et parla de lui-même. Elle apprit qu’après leur séparation, il avoit erré quelques jours sur le rivage de la mer, et étoit revenu en Gascogne par le Languedoc. La Gascogne étoit sa province, et c’étoit là qu’il résidoit.

Après cette courte narration, il se tut. Emilie n’étoit pas disposée à reprendre la parole ; ils continuèrent leur marche. Mais à la porte, il s’arrêta, comme s’il eût cru qu’il ne devoit pas aller plus loin ; il dit à Emilie que, comptant le lendemain retourner à Estuvière, il lui demandoit la permission de venir prendre congé d’elle dans la matinée. Emilie pensa qu’elle ne pouvoit le lui refuser.

Elle passa une soirée bien triste : toujours occupée de son père, elle se rappela de quelle manière précise et solennelle il avoit demandé qu’on brûlât ses papiers ; elle se reprocha de n’avoir point obéi plutôt, et décida que dès le lendemain elle répareroit sa négligence.


CHAPITRE IX.

Le lendemain matin Emilie fit allumer du feu dans la chambre à coucher de son père, et s’y rendit pour brûler ses papiers : elle ferma la porte, afin d’empêcher qu’on ne la surprît, et ouvrit le cabinet où les manuscrits étoient serrés. Près d’une grande chaise, dans un coin du cabinet, étoit la même table où elle avoit vu son père dans la nuit qui précéda son départ ; elle ne doutoit pas que les papiers dont il avoit parlé, ne fussent ceux mêmes dont la lecture lui causoit alors tant d’émotion.

La vie solitaire qu’Emilie avoit menée, les mélancoliques sujets de ses pensées habituelles, l’avoient rendue susceptible de croire aux revenans, aux fantômes ; c’étoit la preuve d’un esprit fatigué. Combien il étoit affreux qu’une raison aussi solide que la sienne pût céder, même un seul instant, aux rêveries de la superstition, ou plutôt aux écarts d’une imagination trompeuse ! C’étoit sur-tout en se promenant le soir dans la maison devenue déserte, qu’elle avoit frémi plus d’une fois à de prétendues apparitions, qui ne l’auroient jamais frappée lorsqu’elle étoit heureuse ; telle étoit la cause de l’effet qu’elle éprouva, quand élevant les yeux pour la seconde fois, sur la chaise placée dans un coin obscur, elle y vit l’image de son père. Emilie resta dans un état de stupeur, puis sortit précipitamment. Bientôt elle se reprocha sa foiblesse, en accomplissant un devoir aussi sérieux, et elle r’ouvrit le cabinet. D’après l’instruction de Saint-Aubert, elle trouva bientôt la pièce de parquet qu’il avoit décrite ; et dans le coin, près de la fenêtre, elle reconnut la ligne qu’il avoit désignée ; elle appuya, la planche glissa d’elle-même. Emilie vit la liasse de papiers, quelques feuilles éparses et la bourse de louis ; elle prit le tout d’une main tremblante, reposa la planche, et se disposoit à se relever, quand l’image qui l’avoit alarmée, se retrouva placée devant elle ; elle se précipita dans la chambre, et se jeta sur une chaise presque sans connoissance ; sa raison revint et surmonta bientôt cette effrayante, mais pitoyable surprise de l’imagination. Elle retourna aux papiers ; mais elle avoit si peu sa tête, que ses yeux involontairement se portèrent sur les pages ouvertes ; elle ne pensoit pas qu’elle transgressoit l’ordre formel de son père, mais une phrase d’une extrême importance réveilla son attention et sa mémoire. Elle abandonna les papiers, mais elle ne put éloigner de son esprit les mots qui ranimoient si vivement et sa terreur et sa curiosité ; elle en étoit vivement affectée. Plus elle méditoit, et plus son imagination s’enflammoit. Pressée des motifs les plus impérieux, elle vouloit percer le mystère que cette phrase indiquoit ; elle se repentoit de l’engagement qu’elle avoit pris, elle douta même qu’elle fût obligée de le remplir, mais son erreur ne fut pas longue.

« J’ai promis, se dit-elle, et je ne dois pas discuter, mais obéir. Écartons une tentation qui me rendroit coupable, puisque je me sens assez de force pour résister ». Aussi-tôt tout fut consumé.

Elle avoit laissé la bourse sans l’ouvrir ; mais s’appercevant qu’elle contenoit quelque chose de plus fort que des pièces de monnoie, elle se mit à l’examiner. Sa main les y plaça, disoit-elle, en baisant chaque pièce et les couvrant de ses larmes ; sa main qui n’est plus qu’une froide poussière. Au fond de la bourse étoit un petit paquet ; elle l’ouvrit : c’étoit une petite boîte d’ivoire, au fond de laquelle étoit le portrait d’une… dame. Elle tressaillit. La même, s’écria-t-elle, que pleuroit mon père ! Elle ne put, en la considérant, en assigner la ressemblance ; elle étoit d’une rare beauté : son expression particulière étoit la douceur ; mais il y régnoit une ombre de tristesse et de résignation.

Saint-Aubert n’avoit rien prescrit au sujet de cette peinture. Emilie crut pouvoir la conserver ; et se rappelant de quelle manière il avoit parlé de la marquise de Villeroy, elle fut portée à croire que ce pouvoit être son portrait : elle ne voyoit pourtant aucune raison pour qu’il eût gardé le portrait de cette dame.

Emilie regardoit cette peinture ; elle ne concevoit pas l’attrait qu’elle trouvoit à la contempler, et le mouvement d’amour et de pitié qu’elle ressentoit en elle. Des boucles de cheveux bruns jouoient négligemment sur un front découvert ; le nez étoit presque aquilin. Les lèvres sourioient, mais c’étoit avec mélancolie ; ses yeux bleus se levoient au ciel avec une langueur aimable, et l’espèce de nuage répandu sur toute sa physionomie, sembloit exprimer la plus vive sensibilité.

Emilie fut tirée de la rêverie profonde où ce portrait l’avoit jetée, en entendant retomber la porte du jardin : elle reconnut Valancourt qui se rendoit au château ; elle resta quelques momens pour se remettre. Quand elle aborda Valancourt au salon, elle fut frappée du changement qu’elle remarqua sur son visage depuis leur séparation en Roussillon ; la douleur et l’obscurité l’avoient empêchée de s’en appercevoir la veille : mais l’abattement de Valancourt céda à la joie qu’il ressentit de la voir. Vous voyez, lui dit-il, j’use de la permission que vous m’avez accordée : je viens vous dire adieu, et c’est hier seulement que j’ai eu le bonheur de vous rencontrer.

Emilie sourit foiblement, et, comme embarrassée de ce qu’elle lui diroit, elle lui demanda s’il y avoit long-temps qu’il étoit de retour en Gascogne. — J’y suis depuis… dit Valancourt en rougissant, après avoir eu le malheur de quitter des amis qui m’avoient rendu le voyage des Pyrénées si délicieux. J’ai fait une assez longue tournée.

Une larme vint aux yeux d’Emilie pendant que Valancourt parloit ; il s’en apperçut, parla d’autre chose : il loua le château, sa situation, les points de vue qu’il offroit. Emilie, fort en peine de soutenir la conversation, saisit avec plaisir un sujet indifférent : ils descendirent sur la terrasse, et Valancourt fut enchanté de la rivière, de la prairie, des tableaux multipliés que présentoit la Guyenne.

Il s’appuya sur la terrasse, et contemplant le cours rapide de la Garonne : Il n’y a pas long-temps, dit-il, que j’ai remonté jusqu’à sa source ; je n’avois pas alors le bonheur de vous connoître, car j’aurois douloureusement senti votre absence.

Valancourt, en lui parlant des aspects divers dont ses yeux avoient été frappés, donnoit à sa voix un accent d’une extrême tendresse. Quelquefois il s’exaltoit avec tout le feu du génie bientôt après il sembloit à peine s’occuper de l’objet de leur entretien. Ces discours ramenoient Emilie à l’idée continuelle de son père ; son image se retrouvoit dans tous les tableaux.

Valancourt s’assit près d’elle ; mais il étoit muet et tremblant. À la fin il dit d’une voix entrecoupée : Ce lieu charmant ! je vais le quitter ; je vais vous quitter peut-être pour toujours. Ces momens peuvent ne revenir jamais ; je ne veux point les perdre. Souffrez cependant que, sans affecter votre délicatesse et votre douleur, je vous exprime une fois tout ce que votre bonté m’inspire d’admiration et de reconnoissance. Oh ! si je pouvois quelque jour avoir le droit d’appeler amour le vif sentiment…

L’émotion d’Emilie ne lui permit pas de répliquer, et Valancourt ayant jeté les yeux sur elle, la vit pâlir et prête à se trouver mal : il fit un mouvement involontaire pour la soutenir, ce mouvement la fit revenir à elle avec une sorte d’effroi. Quand Valancourt reprit la parole, tout, jusqu’au son de sa voix, respiroit l’amour le plus tendre. — Je n’oserois, ajouta-t-il, vous entretenir de moi plus long-temps ; mais ce moment cruel auroit moins d’amertume, si je pouvois emporter l’espoir que l’aveu qui m’est échappé ne m’exclura pas désormais de votre présence.

Emilie fit un autre effort pour surmonter la confusion de ses pensées : elle craignoit de trahir son cœur, et de laisser voir la préférence qu’il accordoit à Valancourt : elle craignoit d’encourager ses espérances. En si peu de temps, il est vrai, elle avoit apprécié Valancourt, et l’opinion de son père avoit confirmé la sienne. La pensée de se séparer de Valancourt lui paroissoit si pénible, qu’elle ne pouvoit pas l’endurer ; mais la certitude qu’elle en avoit, ajoutoit à ses craintes sur la partialité de son jugement. Elle hésitoit d’autant plus à lui témoigner ce qu’elle sentoit, que son cœur l’en pressoit avec trop de vivacité. Cependant elle reprit courage, pour dire qu’elle se trouvoit honorée par le suffrage d’une personne pour laquelle Son père avoit tant d’estime.

— Il m’a donc alors jugé digne de son estime, dit Valancourt avec la timidité du doute ? Puis se reprenant, il ajouta : — Pardonnez cette question ; je sais à peine ce que je veux dire. Si j’osois me flatter de votre indulgence, si vous me permettiez l’espérance d’obtenir quelquefois de vos nouvelles, je vous quitterais avec bien plus de tranquillité.

Emilie répondit, après un moment de silence : Je serai sincère avec vous ; vous voyez ma position, et, je suis sûre, vous vous y conformerez. Je vis ici dans la maison, qui fut celle de mon père ; mais j’y vis seule. Je n’ai plus, hélas ! de parens dont la présence puisse autoriser vos visites…

Je n’affecterai pas de ne pas sentir cette vérité, dit Valancourt. — Puis il ajouta tristement : mais qui me dédommagera de ce que me coûte ma franchise ? Au moins, consentirez-vous que je me présente à votre famille ?

Emilie confuse, hésitoit à répliquer ; elle en sentoit la difficulté. Son isolement, sa situation, ne lui laissoient pas un ami dont elle pût recevoir un conseil. Madame Chéron, sa seule parente, n’étoit occupée que de ses propres plaisirs ; ou se trouvoit tellement offensée de la répugnance d’Emilie à quitter la Vallée, qu’elle sembloit ne plus songer à elle.

— Ah ! je le vois, dit Valancourt après un long silence, je vois que je me suis trop flatté. Vous me jugez indigne de votre estime. Fatal voyage ! je le regardois comme la plus heureuse époque de ma vie : ces jours délicieux empoisonneront mon avenir. Combien de fois je me les suis rappelés avec autant de crainte que d’espoir ! et pourtant, jamais, jusqu’à ce moment, je n’en avois regretté la douceur enchanteresse.

Alors il se leva brusquement, et parcourut la terrasse à grands pas. Le désespoir se peignoit dans tous ses traits, Emilie en fut attendrie. Les mouvemens de son cœur triomphèrent de sa timidité ; et quand il se fut rapproché d’elle, elle lui dit avec une voix qui la trahissoit : Vous nous faites tort à tous les deux, quand vous dites que je vous crois indigne de mon estime. Je dois avouer que vous la possédez depuis long-temps, et, et…

Valancourt attendoit impatiemment la fin de cette phrase, mais les mots expirèrent sur ses lèvres. Ses yeux néanmoins réfléchissoient toutes les émotions de son cœur ; Valancourt passa subitement du découragement à la joie. — Emilie, s’écria-t-il, mon Emilie ! Ciel ! comment soutenir cet instant.

Il pressa la main d’Emilie contre ses lèvres ; elle étoit froide et tremblante, Valancourt la vit pâlir. Elle se remit assez promptement, et lui dit avec un sourire : Je ne suis pas, je crois, rétablie du coup affreux que mon cœur a reçu.

— Je suis sans excuses moi-même, dit Valancourt ; mais je ne parlerai plus de ce qui peut émouvoir votre sensibilité.

Puis oubliant sa résolution, il se remit à parler de lui. — Vous ne savez pas, lui dit-il, quels tourmens j’ai soufferts près de vous, lorsque sans doute, si vous m’honoriez d’une pensée, vous deviez me croire bien loin d’ici. Je n’ai cessé d’errer toutes les nuits autour de ce château, dans une obscurité profonde ; il m’étoit délicieux de savoir que j’étois enfin près de vous. Je jouissois de l’idée que je veillois autour de votre retraite, et que vous goûtiez le sommeil : ces jardins ne me sont pas nouveaux. Un soir j’avois franchi la haie, je passai une des heures les plus heureuses de ma vie, sous la fenêtre que je croyois la vôtre.

Emilie s’informa combien de temps Valancourt avoit été dans le voisinage. — Plusieurs, jours, répondit-il ; je voulois profiter de la permission que m’avoit donnée M. Saint-Aubert. Je ne conçois pas comment il eut cette bonté ; mais, quoique je le désirasse vivement, quand le moment approchoit je perdois courage, et je différois ma visite. Je logeois dans un village à quelque distance, et je parcourois avec mes chiens les environs de ce charmant pays, soupirant après le bonheur de vous rencontrer, et n’osant pas vous aller voir.

La conversation se prolongeoit sans qu’ils songeassent à la fuite des instans. Valancourt, à la fin, parut se recueillir. Il faut que je parte, dit-il tristement, mais c’est avec l’espérance de vous revoir, et celle d’offrir mes respects à votre famille : que votre bouche me confirme cet espoir. Mes parens se féliciteront toujours de connoître un ancien ami de mon père, dit Emilie. Valancourt lui baisa la main ; il restoit encore sans pouvoir s’éloigner. Emilie se taisoit ; ses yeux étoient baissés, et ceux de Valancourt demeuroient attachés sur elle. En ce moment des pas précipités se firent entendre derrière le platane. Emilie, tournant doucement la tête, apperçut tout-à-coup madame Chéron : elle rougit, un tremblement subit s’empara d’elle, elle se leva pourtant pour aller au-devant de sa tante. Bonjour, ma nièce, dit madame Chéron en jetant un regard de surprise et de curiosité sur Valancourt ; bonjour, ma nièce, comment vous portez-vous ? Mais la question n’est pas nécessaire, et votre figure indique assez que vous avez déjà pris votre parti sur votre perte.

— Ma figure, en ce cas, me fait injure, madame ; la perte que j’ai faite ne peut jamais se réparer.

— Bon ! bon ! je ne veux pas vous chagriner. Vous me paroissez tout comme votre père… et certes il auroit été bien heureux pour lui, le pauvre homme, qu’il eût d’un caractère différent !

Elle ne répliqua point, et lui présenta Valancourt affligé. Il salua respectueusement ; madame Chéron lui rendit une révérence courte, et le regarda d’un air dédaigneux. Après quelques momens, il prit congé d’Emilie d’un air qui lui témoignoit assez la douleur de s’éloigner d’elle, et de la laisser dans la société de madame Chéron.

Quel est ce jeune homme, dit madame Chéron avec un ton aigre ? un de vos adorateurs, je suppose ? Mais je vous croyois, ma nièce, un trop juste sentiment des convenances pour recevoir les visites d’un jeune homme dans l’état d’isolement où vous êtes. Le monde observe de pareilles fautes ; on en parlera, c’est moi qui vous le dis.

Emilie offensée d’une si violente sortie, auroit bien voulu l’interrompre ; mais madame Chéron continua : Il est fort nécessaire, que vous vous trouviez sous la direction d’une personne plus en état de vous guider que vous-même.

À la vérité, j’ai peu de loisir pour une tâche semblable ; néanmoins, puisque votre pauvre père m’a demandé à son dernier moment, de surveiller votre conduite, je suis obligée de m’en charger ; mais sachez bien, ma nièce, que si vous ne vous déterminez pas à la plus grande docilité, je ne me tourmenterai pas long-temps à votre sujet.

Emilie n’essaya point de répondre. La douleur, l’orgueil, le sentiment de son innocence, la continrent jusqu’au moment où la tante ajouta : Je suis venue vous chercher pour vous mener à Toulouse. Je suis fâchée, après tout, que votre père soit mort avec si peu de fortune. Quoi qu’il en soit, je vous prendrai dans ma maison. Il fut toujours plus généreux que prévoyant, votre père ; autrement il n’eût pas laissé sa fille à la merci de ses parens.

— Aussi ne l’a-t-il pas fait, dit Emilie avec sang-froid. Le dérangement de sa fortune ne vient pas entièrement de cette noble générosité qui le distinguoit : les affaires de M. Motteville peuvent se liquider, je l’espère, sans ruiner ses créances, et jusqu’à ce moment je me trouverai fort heureuse de résider à la Vallée.

— Je n’en doute pas, dit madame Chéron avec un sourire plein d’ironie, je n’en doute pas ; et je vois combien la tranquillité, la retraite, ont été salutaires au rétablissement de vos esprits. Je ne vous croyois pas capable, ma nièce, d’une duplicité comme celle-là. Quand vous me donniez une telle excuse, j’y croyois bonnement ; je ne m’attendois sûrement pas à vous trouver un compagnon aussi aimable que ce M. la Val… J’ai oublié son nom.

Emilie ne pouvoit plus long-temps endurer ces indignités. Mon excuse étoit fondée, madame, lui dit-elle, et plus que jamais j’apprécie aujourd’hui la retraite que je desirois alors. Si le but de votre visite est seulement d’ajouter l’insulte aux chagrins de la fille de votre frère, vous auriez pu me l’épargner.

— Je vois que j’ai pris une tâche pénible, dit madame Chéron en devenant fort rouge.

— Je suis sûre, madame, dit Emilie, qui s’efforçoit de retenir ses larmes, je suis sûre que mon père ne pensoit pas ainsi. J’ai le bonheur de me rappeler que ma conduite sous ses yeux lui procuroit le plaisir de l’approbation. Il me seroit affligeant de désobéir à la sœur d’un tel père : et si vous croyez que la tâche puisse être pénible, je suis fâchée que vous l’ayez entreprise.

— Fort bien, ma nièce ! les belles paroles ne signifient rien. Je veux bien, en considération de mon pauvre frère, oublier l’inconvenance…

Emilie l’interrompit pour lui demander ce qu’elle entendoit par inconvenance.

— Quoi ! l’inconvenance ? Recevoir les visites d’un amant inconnu à toute votre famille, dit madame Chéron ! (Elle oublioit l’inconvenance dont elle-même avoit été coupable, en exposant sa nièce aux dangers d’une conduite imprudente.)

Une rougeur vive colora le teint d’Emilie. Elle raconta la liaison de Valancourt et de son père. La circonstance du coup de pistolet et la suite de leurs voyages ; elle ajouta la rencontre fortuite de la veille ; enfin elle avoua que Valancourt lui avoit témoigné de l’intérêt, et lui avoit demandé permission de s’adresser à sa famille.

Et quel est-il, ce jeune aventurier, je vous prie, dit madame Chéron ; quelles sont ses prétentions ? Il vous les expliquera, madame, dit Emilie ; mon père le connoissoit, je le crois sans reproche.

Alors c’est un cadet, s’écria la tante, et de droit un mendiant ! Ainsi donc, mon frère se prit de passion pour ce jeune homme, en quelques jours seulement : mais le voilà bien. Dans sa jeunesse il prenoit inclination, aversion, sans qu’on en pût deviner la cause, et j’ai remarqué même que les gens dont il s’éloignoit étoient toujours bien plus aimables que ceux dont il s’engouoit ; mais on ne dispute pas des goûts. Il étoit dans l’usage de se fier beaucoup à la physionomie ; c’est un ridicule enthousiasme. Qu’est-ce que le visage d’un homme a de commun avec son caractère ? un homme de bien pourra-t-il s’empêcher d’avoir une figure désagréable ! Madame Chéron débita cette sentence avec l’air triomphant d’une personne qui croit avoir fait une grande découverte, qui s’en applaudit, et qui n’imagine pas qu’on puisse lui répliquer.

Emilie, qui desiroit finir cet entretien, pria sa tante d’accepter quelques rafraîchissemens. Madame Chéron la suivit au château, mais sans se désister d’un sujet qu’elle traitoit avec tant de complaisance pour elle-même, et si peu d’égards pour sa nièce.

Je suis fâchée, ma nièce, dit madame Chéron, relativement à quelques mots d’Emilie sur la physionomie, je suis fâchée que vous ayez adopté la plupart des préjugés de votre père, et sur-tout ces prédilections subites au premier coup-d’œil. Autant que je puis le voir, vous vous croyez fort amoureuse d’un jeune homme que vous avez vu trois jours. Il y a, j’en conviens, quelque chose de charmant, de romanesque, dans votre rencontre.

Emilie retint les pleurs qui rouloient dans ses yeux. Quand ma conduite méritera cette sévérité, madame, vous ferez fort bien de l’exercer ; jusques-là votre justice, si ce n’est pas votre tendresse, doit vous engager à l’adoucir. J’ai perdu toute ma famille, et vous êtes la seule personne dont je puisse attendre un peu de bonté. Ne m’obligez pas à pleurer plus que jamais la perte de si chers parens. En prononçant ces derniers mots, presque étouffés par ses soupirs, elle fondit en larmes. Madame Chéron, plus offensée des reproches que touchée des peines d’Emilie, ne lui dit rien qui la calmât. Mais, malgré toute la répugnance qu’elle témoignoit pour la recevoir, elle exigea qu’elle la suivît. L’amour du pouvoir étoit sa passion dominante. Elle savoit bien qu’elle la satisferoit, en prenant une jeune orpheline qui ne pourroit appeler de ses arrêts.

En entrant au château, madame Chéron lui dit de s’arranger pour prendre la route de Toulouse, et déclara qu’elle vouloit partir dans quelques heures. Emilie la conjura de différer du moins jusqu’au lendemain : elle eut de la peine à l’obtenir.

Le jour se passa dans l’exercice d’une minutieuse tyrannie de la part de madame Chéron, et dans les regrets et la douleur de la part d’Emilie. Aussi-tôt que sa tante fut retirée, Emilie alla faire ses derniers adieux à la maison ; c’étoit son berceau. Elle le quittoit sans savoir le temps de son absence, et pour un monde qu’elle ignoroit absolument. Elle ne pouvoit surmonter le pressentiment qu’elle ne reviendroit jamais à la Vallée. Elle resta long-temps dans la bibliothèque de son père, et choisit quelques-uns de ses auteurs favoris, pour les emporter avec elle. Elle les couvrit de larmes en essuyant leur couverture, s’assit dans le fauteuil, vis-à-vis du pupitre, et se perdit dans ses tristes pensées. Thérèse enfin ouvrit la porte pour s’assurer, suivant l’usage, si tout étoit en ordre pour la nuit. Elle tressaillit en reconnoissant sa jeune maîtresse.

Emilie la fit approcher, et lui donna des instructions sur l’entretien du château. Hélas ! lui dit Thérèse, vous allez donc partir ! Si j’en puis juger, vous seriez plus heureuse ici que vous ne le serez où l’on vous mène. Emilie ne répondit point.

Rentrée chez elle, elle regarda de sa fenêtre, et vit le jardin faiblement éclairé de la lune, qui s’élevoit au-dessus des figuiers. La beauté calme de la nuit augmenta le désir qu’elle avoit de goûter une triste jouissance en faisant aussi ses adieux aux ombrages bien-aimés de son enfance. Elle fut tentée de descendre ; et jetant sur elle le voile léger avec lequel elle se promenoit, elle passa sans bruit dans le jardin. Elle gagna fort vite les bosquets éloignés, heureuse encore de respirer un air libre, et de soupirer sans que personne l’observât. Le profond repos de la nature, les riches parfums que le zéphyr répandoit, la vaste étendue de l’horizon et de la voûte azurée, ravissoient son ame, et la portoient par degrés à cette hauteur sublime d’où les traces de ce monde s’évanouissent.

La lune alors étoit élevée ; elle frappoit de sa lumière le sommet des plus grands arbres, et perçoit à travers le feuillage, tandis que la rapide Garonne renvoyoit sa tremblante image légèrement voilée d’un brouillard. Emilie considéra long-temps cette vacillante clarté. Elle écoutoit le murmure du courant et le bruit léger des vents frais, qui sembloient, par moment, caresser les plus hauts châtaigniers. Que le parfum de ces bosquets est délicieux ! dit-elle. L’aimable lieu ! Combien de fois je me le rappellerai ! combien de fois je le regretterai, lorsque j’en serai si loin ! Hélas ! que d’événemens possibles ayant que je le revoie ! Ô paisibles et trop heureux ombrages, je vais vous quitter ! Je n’aurai plus rien qui ranime vos douces impressions dans mon cœur.

Alors séchant ses larmes, ses pensées s’élevèrent encore à l’objet sublime de sa contemplation. Une confiance divine vint s’emparer de son cœur ; elle y ramena l’espérance et la résignation à la volonté d’un Être suprême.

Emilie porta ses yeux sur le platane, et s’y reposa pour la dernière fois. C’étoit là que, peu d’heures avant, elle causoit avec Valancourt. Elle se rappela l’aveu qu’il avoit fait, que souvent il erroit la nuit autour de son habitation, qu’il en franchissoit la barrière ; et tout-à-coup elle pensa que, dans ce moment même, il étoit peut-être au jardin. La crainte de le rencontrer, la crainte des censures de sa tante, l’obligèrent également à se retirer vers le château. Elle s’arrêtoit souvent pour examiner les bosquets avant que de les traverser. Elle y passa sans voir personne. Cependant, parvenue à un groupe d’amandiers plus près de la maison, et s’étant retournée pour voir encore le jardin, elle crut voir une personne sortir des plus sombres berceaux, et prendre lentement une allée de tilleuls, alors éclairée par la lune. La distance, la lumière trop foible, ne lui permirent pas de s’assurer si c’étoit illusion ou réalité. Elle continua de regarder quelque temps, et l’instant d’après, elle crut entendre marcher auprès d’elle. Elle rentra précipitamment ; et, revenue dans sa chambre, elle ouvrit sa fenêtre au moment où quelqu’un se glissoit entre les amandiers, à l’endroit même qu’elle venoit de quitter. Elle ferma la fenêtre ; et quoique fort agitée, quelques momens de sommeil la rafraîchirent.


CHAPITRE X.

Le carrosse qui devoit conduire Emilie et madame Chéron jusqu’à Toulouse, parut devant la porte de bonne heure. Madame Chéron étoit au déjeûner avant que sa nièce arrivât. Le repas fut silencieux, et fort triste de la part d’Emilie ; Madame Chéron, piquée de son abattement, le lui reprocha d’une manière qui n’étoit pas propre à le faire cesser. Ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés qu’Emilie obtint d’emmener le chien que son père avoit aimé. La tante, pressée de partir, fit avancer la voiture ; Emilie la suivit. La vieille Thérèse se tenoit à la porte pour prendre congé de la jeune dame. Dieu vous garde mademoiselle, dit-elle. Emilie, lui prenant la main, ne put répondre qu’en la serrant tendrement.

Plusieurs des pensionnaires de son père étoient devant la porte qui fermoit le jardin, et venoient dire adieu à la triste Emilie. Elle leur donna tout l’argent qu’elle avoit sur elle, et retomba dans la voiture avec un profond soupir. Bientôt après, au tournant de la route, elle saisit un nouvel apperçu du château, qui ressortoit au milieu de grands arbres, et qu’une fraîche pelouse entouroit. La Garonne serpentoit au milieu des bocages ; quelquefois des vignobles en déroboient la vue, mais on la retrouvoit, plus majestueuse encore, à travers des prairies éloignées. Les précipices, la gigantesque hauteur des Pyrénées qui s’élevoient vers le sud, rappelèrent à Emilie mille intéressans souvenirs : mais ces objets d’une admiration enthousiaste n’excitoient plus maintenant que sa douleur et ses regrets.

Valancourt, pendant ce temps, étoit retourné à Estuvière, le cœur tout rempli d’Emilie. Quelquefois il s’abandonnoit aux rêveries d’un avenir heureux : plus souvent il cédoit à ses inquiétudes, et frémissoit de l’opposition qu’il trouveroit dans la famille d’Emilie. Il étoit le dernier enfant d’une ancienne famille de Gascogne. Ayant perdu ses parens presqu’au berceau, le soin de son éducation et celui de sa mince légitime avoient été confiés à son frère, le comte de Duverney, son aîné de vingt ans. Il avoit une ardeur dans l’esprit, une grandeur dans l’ame, qui le faisoient sur-tout exceller dans les exercices qu’on appeloit alors héroïques. Sa fortune avoit encore été diminuée par les dépenses de son éducation ; mais M. de Valancourt l’aîné sembloit penser que son génie et ses talens suppléeroient à la fortune ; ils offroient à Valancourt une assez brillante perspective dans l’état militaire, le seul, pour ainsi dire, qu’un gentilhomme pût suivre alors sans danger. Il entra donc au service.

Il avoit un congé de son régiment quand il entreprit le voyage des Pyrénées ; c’étoit là qu’il avoit connu Saint-Aubert. Comme sa permission alloit expirer, il en avoit plus d’empressement à se déclarer aux parens d’Emilie ; il craignoit de les trouver contraires à ses vœux. Sa fortune, avec le supplément médiocre qu’auroit fourni celle d’Emilie, leur auroit suffi, mais ne pouvoit satisfaire ni la vanité ni l’ambition.

Cependant les voyageuses avançoient : Emilie bien souvent tâchoit de paraître contente, et retomboit dans le silence et dans l’accablement. Madame Chéron n’attribuoit sa mélancolie qu’au regret de s’éloigner d’un amant ; persuadée que le chagrin de sa nièce pour la perte de Saint-Aubert, n’étoit qu’une affectation de sensibilité, madame Chéron s’efforçoit de le tourner en ridicule.

Enfin elles arrivèrent à Toulouse. Emilie n’y avoit pas été depuis plusieurs années, et n’en avoit gardé qu’un très-foible souvenir. Elle fut surprise du faste de la maison et de celui des meubles ; peut-être la modeste élégance dont elle avoit l’habitude, étoit la cause de son étonnement. Elle suivit madame Chéron à travers une vaste antichambre où paroissoient plusieurs valets vêtus de riches livrées ; elle entra dans un beau salon, orné avec plus de magnificence que de goût, et sa tante ordonna qu’on servît le souper. Je suis bien aise de me retrouver dans mon château, dit-elle en se laissant aller sur un grand canapé ; j’ai tout mon monde autour de moi, je déteste les voyages, je devrois pourtant aimer à les faire, car tout ce que je vois me fait toujours trouver ma maison bien plus agréable. Eh bien ! vous ne dites rien ; qui vous rend donc muette, Emilie ?

Emilie retint une larme qui s’échappoit, et feignit de sourire. Madame Chéron s’étendit sur la splendeur de sa maison, sur les sociétés qu’elle recevoit, enfin sur ce qu’elle attendoit d’Emilie, dont la réserve et la timidité passoient aux yeux de la tante pour de l’ignorance et de l’orgueil. Elle en prit occasion de le lui reprocher ; elle n’entendoit rien à guider un esprit qui se défie de ses propres forces, qui, possédant un discernement délicat, et s’imaginant que les autres ont plus de lumières, craint de se livrer à la critique, et cherche un abri dans l’obscurité du silence.

Le service du souper interrompit le discours hautain de madame Chéron, et les réflexions humiliantes pour sa nièce qu’elle y mêloit. Après le repas, madame Chéron se retira dans son appartement, une femme-de-chambre conduisit Emilie dans le sien ; elles montèrent un large escalier, arpentèrent plusieurs corridors, descendirent quelques marches, et traversèrent un étroit passage dans une partie, écartée du bâtiment ; enfin la femme-de-chambre ouvrit la porte d’une petite chambre, et dit que c’étoit celle de mademoiselle Emilie ; Emilie, seule encore une fois, laissa couler des pleurs qu’elle ne pouvoit plus retenir.

Ceux qui savent par expérience à quel point le cœur s’attache aux objets même inanimés, quand il en a pris l’habitude, avec quelle peine il les quitte, avec quelle tendresse il les retrouve, avec quelle douce illusion il croit voir ses anciens amis ; ceux-là seulement concevront l’abandon où se trouvoit alors Emilie, brusquement enlevée du seul asyle qu’elle eût connu depuis son enfance, jetée sur un théâtre, et parmi des personnes qui lui déplaisoient encore plus par leur caractère que par leur nouveauté. Le bon chien de son père étoit avec elle dans sa chambre, il la caressoit et lui léchoit les mains pendant qu’elle pleuroit.

Pauvre animal, disoit-elle, je n’ai plus que toi pour m’aimer !



fin du premier volume.





LES MYSTÈRES


D’UDOLPHE.





Tom. 2e.
Pag. 199.

Vous palissez Annette ?





LES


MYSTÈRES D’UDOLPHE,


PAR ANNE RADCLIFFE :


TRADUIT DE L’ANGLOIS


sur la troisième édition,


PAR VICTORINE DE CHASTENAY.


TOME SECOND.


―――――――


À PARIS


Chez Maradan, Libraire, rue du Cimetière-
André-des-Arts, n°9.


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an vi — 1798.



TOME II.


CHAPITRE PREMIER.

La maison de madame Chéron étoit fort près de Toulouse, d’immenses jardins l’entouroient ; Emilie, qui s’étoit levée de bonne heure, les parcourut avant l’instant du déjeûner. D’une terrasse qui s’étendoit jusqu’à l’extrémité de ces jardins, on découvrait tout le Bas-Languedoc. Emilie reconnut, vers le sud, les hautes pointes des Pyrénées, et son imagination lui peignit promptement la verdure, et les pâturages qui sont à leurs pieds. Son cœur revoloit vers sa demeure paisible. Elle trouvoit un plaisir inexprimable à supposer qu’elle en voyoit la place, quoiqu’elle ne pût appercevoir que la chaîne des Pyrénées. Foiblement occupée du paysage qui se dessinoit au-dessous d’elle, et de la fuite des momens qui passoient, elle resta appuyée sut une fenêtre du pavillon qui terminoit la terrasse ; elle fixoit ses yeux sur la Gascogne, et son esprjt se remplissoit des touchantes idées que cette vue réveilloit en elle.

Un domestique vint l’avertir que le déjeûner étoit servi.

Où avez-vous donc été courir si matin, dit madame Chéron, lorsque sa nièce entra. Je n’approuve point ces promenades solitaires. Je désire que vous ne sortiez point de si bonne heure, sans qu’on vous accompagne, ajouta madame Chéron. Une jeune personne qui donnoit à la Vallée des rendez-vous, au clair de la lune, a besoin d’un peu de surveillance.

Le sentiment de son innocence n’empêcha pas la rougeur d’Emilie. Elle trembloit et baissoit les yeux avec confusion, tandis que madame Chéron lançoit des regards hardis, et rougissoit elle-même ; mais sa rougeur étoit celle de l’orgueil satisfait, celle d’une personne qui s’applaudit de sa pénétration.

Emilie ne doutant point que sa tante ne voulût parler de sa promenade nocturne en quittant la Vallée, crut devoir en expliquer les motifs. Mais madame Chéron, avec le sourire du mépris, refusa de l’écouter. Je ne me fie, lui dit-elle, aux protestations de personne : je juge les gens par leurs actions, et je veux essayer votre conduite à l’avenir.

Emilie, moins surprise de la modération et du silence mystérieux de sa tante, qu’elle ne l’avoit été de l’accusation, y réfléchit profondément, et ne douta plus que ce ne fût Valancourt qu’elle avoit vu la nuit dans les jardins de la Vallée, et que madame Chéron pouvoit bien avoir reconnu. Sa tante, ne quittant un sujet pénible que pour en traiter un qui ne le devenoit pas moins, parla de M. Motteville, et de la perte énorme que sa nièce faisoit avec lui. Pendant qu’elle raisonnoit, avec une pitié fastueuse, des infortunes qu’éprouvoit Emilie, elle insistoit sur les devoirs de l’humilité, sur ceux de la reconnoissance ; elle faisoit dévorer à sa nièce les plus cruelles mortifications, et l’obligeoit à se considérer comme étant dans la dépendance, non-seulement de sa tante, mais de tous les domestiques.

On l’avertit alors qu’on attendoit beaucoup de monde à dîner, et madame Chéron lui répéta toutes les leçons du soir précédent, sur sa conduite dans la société ; elle ajoutoit qu’elle vouloit la voir mise avec un peu d’élégance et de goût, et ensuite elle daigna lui montrer toute la splendeur de son château, lui faire remarquer tout ce qui brilloit d’une magnificence particulière, et distinguoit les différens appartemens ; après quoi elle se retira dans son cabinet de toilette. Emilie s’enferma dans sa chambre, déballa ses livres, et charma son esprit par la lecture jusqu’au moment de s’habiller.

Quand on fut rassemblé, Emilie entra dans le salon avec un air de timidité que ses efforts ne pouvoient vaincre. L’idée que madame Chéron l’observoit d’un œil sévère la troubloit encore davantage. Son habit de deuil, la douceur et l’abattement de sa charmante figure, la modestie de son maintien, la rendirent très-intéressante à quelques personnes de la société. Elle reconnut le signor Montoni, et son ami Cavigni ; qu’elle avoit trouvés chez M. Quesnel ; ils avoient dans la maison de madame Chéron toute la familiarité d’anciennes connoissances ; elle paroissoit elle-même les accueillir avec grand plaisir.

Le signor Montoni portoit dans son air le sentiment de sa supériorité : l’esprit et les talens dont ils pouvoient la soutenir, obligeoient tout le monde à lui céder. La finesse de son tact étoit fortement exprimée dans sa physionomie ; mais il savoit se déguiser, quand il falloit, et l’on pouvoit y remarquer souvent le triomphe de l’art sur la nature. Son visage étoit long, assez maigre, et pourtant, on le disoit beau ; c’étoit peut-être, à la force, à la vigueur de son ame, qui se prononçoit dans tous ses traits, que pouvoit se rapporter cet éloge. Emilie se sentit entraînée vers une sorte d’admiration pour lui, mais non pas de cette admiration qui pouvoit conduire à l’estime ; elle y joignoit une sorte de crainte dont elle ne devinoit pas la cause.

Cavigni étoit gai et insinuant comme la première fois. Quoique presque toujours occupé de madame Chéron, il trouvoit les moyens de causer avec Emilie. Il lui adressa d’abord quelques saillies d’esprit, et prit ensuite un air de tendresse dont elle s’apperçut bien, et qui ne l’effraya point. Elle parloit peu, mais la grâce et la douceur de ses manières l’encourageoient à continuer. Elle n’eut de relâche que quand une jeune dame du cercle, qui parloit sans cesse et sur tout, vint se mêler à l’entretien : cette dame, qui déployoit toute la vivacité, toute la coquetterie d’une française, affectoit d’entendre tout, ou plutôt elle n’y mettoit point d’affectation. N’étant jamais sortie d’une ignorance parfaite, elle n’imaginoit pas qu’elle eût rien à apprendre ; elle obligeoit tout le monde à s’occuper d’elle, amusoit quelquefois, fatiguoit au bout d’un moment, et puis étoit abandonnée.

Emilie, quoique amusée de tout ce qu’elle avoit vu, se retira sans peine, et se replongea volontiers dans les souvenirs qui lui plaisoient.

Une quinzaine se passa dans un train de dissipation et de visites ; Emilie accompagnoit madame Chéron par-tout, s’amusoit quelquefois, et s’ennuyoit souvent. Elle fut frappée des connoissances et de l’apparente instruction que développoient les conversations autour d’elle. Ce ne fut que long-temps après, qu’elle reconnut l’imposture de tous ces prétendus talens. Ce qui la trompa le plus, fut cet air de gaîté constante, et sur-tout de bonté qu’elle remarquoit dans chaque personnage. Elle imaginoit qu’une obligeance habituelle et toujours prête, en étoit le véritable fondement. À la fin, l’exagération de quelques personnes moins exercées que les autres, lui fit soupçonner que, si le consentement et la bonté sont les seuls principes d’une aménité douce, les accès immodérés auxquels on se livre d’ordinaire, sont le résultat de l’insensibilité la plus parfaite. On y est exempt des inquiétudes que la vraie bienveillance éprouve pour les chagrins des autres, et l’apparente prospérité qu’on y étale, commande le respect du public, mais n’obtient pas toujours celui d’un ami de l’humanité.

Les plus agréables momens d’Emilie s’écouloient au pavillon de la terrasse ; elle s’y retiroit avec un livre, ou avec son luth, pour jouir de sa mélancolie, ou pour la vaincre. Assise, les yeux fixés sur les Pyrénées et sur la Gascogne, elle chantoit, en s’accompagnant, les douces romances de son pays, et les chansons populaires qu’elle avoit apprises dans son enfance.

Un soir, Emilie touchoit son luth dans le pavillon, avec une expression qui venoit du cœur. Le jour tombant éclairoit encore la Garonne, qui fuyoit à quelque distance, et dont les flots avoient passé devant la Vallée. Emilie pensoit à Valancourt ; elle n’en avoit pas entendu parler depuis son séjour à Toulouse, et maintenant éloignée de lui, elle sentoit toute l’impression qu’il avoit faite sur son cœur. Avant que d’avoir vu Valancourt, elle n’avoit rencontré personne, dont l’esprit et le goût s’accordassent si bien avec le sien. Madame Chéron lui avoit parlé de dissimulation, d’artifices ; elle avoit prétendu que cette délicatesse qu’elle admiroit dans son amant, n’étoit rien qu’un piège pour lui plaire, et pourtant elle croyoit à sa sincérité. Un doute néanmoins, quelque foible qu’il fût, étoit suffisant pour accabler son cœur.

Le bruit d’un cheval sur la route, au-dessous de la fenêtre, la tira de sa rêverie. Elle vit un cavalier, dont l’air et le maintien rappeloient Valancourt ; car l’obscurité ne lui permettoit pas de distinguer ses traits. Elle se retira de la fenêtre, craignant d’être apperçue, et désirant pourtant d’observer. L’étranger passa sans regarder, et quand elle se fut rapprochée du balcon, elle le vit dans l’avenue qui menoit à Toulouse, Ce léger incident la préoccupa de telle sorte, que le pavillon, le spectacle, en perdirent tous leurs charmes : après quelques tours de terrasse, elle rentra bien vite au château.

Madame Chéron rentra chez elle avec plus d’humeur que de coutume ; Emilie se félicita, lorsque l’heure lui permit de se retrouver seule dans son appartement.

Le lendemain matin, elle fut appelée chez madame Chéron, dont la figure étoit enflammée de colère ; quand Emilie parut, elle lui présenta une lettre.

— Connoissez-vous cette écriture, dit-elle d’un ton sévère, et la regardant fixement, tandis qu’Emilie examinoit la lettre avec attention ? — Non, madame, répondit-elle, je ne la connois pas.

— Ne me poussez pas à bout, dit la tante. Vous la connoissez, avouez-le sur-le-champ ; j’exige que vous disiez la vérité.

Emilie se taisoit, elle alloit sortir ; madame Chéron la rappela. — Oh ! vous êtes coupable, lui dit-elle, je vois bien à présent que vous connoissez l’écriture. — Puisque vous en doutiez, madame, lui dit Emilie avec dignité, pourquoi m’accusiez-vous d’avoir fait un mensonge ?

Il est inutile de le nier, dit madame Chéron, je vois à votre contenance, que vous n’ignoriez pas cette lettre. Je suis bien sûre qu’à mon insu, dans ma maison, vous avez reçu des lettres de cet insolent jeune homme.

Emilie, choquée de la grossièreté de cette accusation, oublia la fierté qui l’avoit réduite au silence, et s’efforça de se justifier, mais sans convaincre madame Chéron.

— Je ne puis pas supposer, reprit-elle, que ce jeune homme eût pris la liberté de m’écrire, si vous ne l’eussiez pas encouragé. Vous me permettrez de vous rappeler, madame, dit Emilie d’une voix timide, quelques particularités d’un entretien que nous eûmes ensemble à la Vallée : je vous dis alors avec franchise que je ne m’étois point opposée à ce que M. de Valancourt pût s’adresser à ma famille.

— Je ne veux point qu’on m’interrompe, dit madame Chéron ; je… je… Pourquoi ne le lui avez-vous pas défendu ? Emilie ne répondoit pas. Un homme que personne ne connoît, absolument étranger ; un aventurier qui court après une héritière ! mais du moins, sous ce rapport, on peut bien dire qu’il s’est trompé.

— Je vous l’ai déjà dit, madame, sa famille étoit connue de mon père, dit Emilie modestement, et sans paroître avoir remarqué sa dernière phrase.

Oh ! ce n’est point du tout un préjugé favorable, répliqua la tante avec sa légèreté ordinaire. Il avoit des idées si folles ! Il jugeoit les gens à la physionomie. Madame, dit Emilie, vous me croyiez coupable tout-à-l’heure, et vous le jugiez pourtant sur ma physionomie. Emilie se permit ce reproche pour répondre au ton peu respectueux dont madame Chéron parloit de son père.

Je vous ai fait appeler, lui dit sa tante, pour vous signifier que je n’entends point être importunée de lettres ou de visites par tous les jeunes gens qui prétendront vous adorer. Ce M. de Valent… je ne sais comment vous l’appelez, a l’impertinence de me demander que je lui permette de m’offrir son respect. Je lui répondrai comme il convient. Pour vous, Emilie, je vous le répète une fois pour toutes, si vous ne vous conformez point à mes volontés, je ne m’inquiéterai plus de votre éducation, et je vous mettrai dans un couvent.

Ah ! madame, dit Emilie fondant en larmes, comment ai-je mérité ce que j’éprouve ? Madame Chéron, dans ce moment, en eût obtenu la promesse de renoncer pour jamais à Valancourt. Frappée de terreur, elle ne vouloit plus consentir à le revoir ; elle craignoit de se tromper, et ne pensoit pas que madame Chéron pût le faire ; elle craignoit enfin de n’avoir pas mis assez de réserve dans l’entretien de la Vallée. Elle savoit bien qu’elle ne méritoit pas les soupçons odieux qu’avoit formés sa tante ; mais elle se tourmentoit de scrupules sans nombre. Devenue timide, et redoutant de mal faire, elle résolut d’obéir à tout ce que commanderoit sa tante ; elle lui en exprima l’intention : mais madame Chéron y donnoit peu de confiance, et n’y voyoit que l’artifice ou la peur.

Promettez-moi, dit-elle à sa nièce, que vous ne verrez point le jeune homme, et que vous ne lui écrirez pas sans ma permission. Ah ! madame, dit Emilie, pouvez-vous supposer que je l’oserois à votre insu ? — Je ne sais pas ce que je suppose ; on ne comprend rien aux jeunes personnes : elles ont rarement assez de bon sens pour désirer qu’on les respecte.

Hélas ! madame, dit Emilie, je me respecte moi-même ; mon père m’en a toujours enseigné la nécessité. Il me disoit qu’avec ma propre estime, j’obtiendrois toujours celle des autres.

Mon frère étoit un bonhomme, répliqua madame Chéron, mais il ne connoissoit pas le monde. Au reste, vous ne m’avez pas fait la promesse que j’exige de vous.

Emilie fit cette promesse, et alla se promener au jardin. Parvenue à son pavillon chéri, elle s’assit près d’une fenêtre qui s’ouvroit sur un bosquet. Le calme et la retraite absolue lui permettoient de recueillir ses pensées, et d’apprécier elle-même sa conduite. Elle se rappela l’entrevue de la Vallée ; elle s’apperçut avec joie que rien n’y pouvoit alarmer ni son orgueil, ni sa délicatesse ; elle se confirma dans l’estime d’elle-même, dont elle avoit si grand besoin. Quoi qu’il en soit, elle résolut de n’entretenir jamais une correspondance secrète, et de garder la même réserve en causant avec Valancourt, si jamais elle le rencontroit. Comme elle répétoit ces mots : si jamais nous nous rencontrons, elle frémit involontairement ; les larmes vinrent à ses yeux ; mais elle les sécha promptement quand elle entendit qu’on marchoit, qu’on ouvroit le pavillon, et qu’en tournant la tête elle eut reconnu Valancourt. Un mélange de plaisir, de surprise et d’effroi s’éleva si vivement dans son cœur, qu’elle en fut tout émue. Elle pâlit, rougit, et resta quelques instans dans l’impossibilité de parler, ou de quitter seulement sa chaise. La figure de Valancourt étoit le fidèle miroir de ce que devoit exprimer la sienne. La joie dont Valancourt étoit rempli, fut suspendue quand il vit l’agitation d’Emilie. Revenue de sa première surprise, Emilie répondit avec un sourire doux ; mais une foule de mouvemens opposés vinrent encore assaillir son cœur, et luttèrent avec force pour subjuguer sa résolution. Il étoit difficile de savoir ce qui dominoit en elle ou la joie de voir Valancourt, ou la frayeur de ce que diroit sa tante, quand elle apprendroit cette rencontre. Après quelques mots d’entretien, aussi courts qu’embarrassés, elle le conduisit au jardin, et lui demanda s’il avait vu madame Chéron. Non dit-il, je ne l’ai point vue ; on m’a dit qu’elle avoit affaire, et quand j’ai su que vous étiez au jardin, je me suis empressé d’y venir. Il ajouta : Puis-je hasarder de vous dire le sujet de ma visite, sans encourir votre disgrâce ? Puis-je espérer que vous ne m’accuserez pas de précipitation, en usant de la permission que vous m’avez donnée de m’adresser à votre famille ? Emilie ne savoit que répliquer ; mais sa perplexité ne fut pas longue, et la frayeur eut bientôt pris sa place, quand, au détour de l’allée, elle apperçut madame Chéron. Elle avoit repris le sentiment de son innocence : sa crainte en fut tellement affoiblie, qu’au lieu d’éviter sa tante, elle s’avança d’un pas tranquille, et l’aborda avec Valancourt. Le mécontentement, l’impatience hautaine avec lesquels madame Chéron les observoit, bouleversèrent bientôt Emilie ; elle comprit bien vite que cette rencontre étoit crue préméditée. Elle nomma Valancourt ; et, trop agitée pour rester avec eux, elle courut se renfermer au château. Elle attendit long-temps, avec une inquiétude extrême, le résultat de la conversation. Elle n’imaginoit pas comment Valancourt s’étoit introduit chez sa tante avant d’avoir reçu la permission qu’il demandoit. Elle ignoroit une circonstance qui devoit rendre cette démarche inutile, dans le cas même où madame Chéron l’eût accueilli. Valancourt, dans le trouble de son esprit, avoit oublié de dater sa lettre. Madame Chéron n’auroit pu lui répondre ; peut être, quand il s’en souvint, ne regretta-t-il pas une distraction qui devenoit une excuse, et qui le dispensoit d’attendre un refus.

Madame Chéron eut un long entretien avec Valancourt ; et quand elle revint au château, sa contenance exprimoit plus de mauvaise humeur que de cette excessive sévérité dont Emilie avoit frémi. Enfin, dit-elle, j’ai congédié le jeune homme, et j’espère que je ne recevrai plus de pareilles visites. Il m’assure que votre entrevue n’étoit point concertée.

Madame, dit Emilie fort émue, vous ne lui en avez pas fait la question ? — Assurément, je l’ai faite ; vous ne deviez pas me croire assez imprudente pour penser que je la négligerois.

Grand dieu, s’écria Emilie ! quelle idée aura-t-il de moi, madame, puisque vous-même vous lui montrez de tels soupçons ?

L’opinion qu’il aura de vous, reprit la tante, est désormais de fort peu de conséquence. J’ai mis fin à cette affaire, et je crois qu’il aura quelque opinion de ma prudence. Je lui ai laissé voir que je n’étois pas dupe, et sur-tout pas assez complaisante pour souffrir un commerce clandestin dans ma maison.

Quelle indiscrétion à votre père, continua-t-elle, de m’avoir laissé le soin de votre conduite ! Je voudrois vous voir pourvue ; mais si je dois être excédée plus long-temps d’importuns comme ce M. Valancourt, je vous mettrai bien sûrement au couvent. Ainsi souvenez-vous de l’alternative. Ce jeune homme a l’impertinence de m’avouer… il avoue cela ! que sa fortune est très-peu de chose, et dépend de son frère aîné ; qu’elle tient à son avancement dans son état. Du moins eût-il dû cacher ce détail, s’il vouloit réussir. Il avoit la présomption de supposer que je marierois ma nièce à un homme qui n’a rien, et qui le dit lui-même.

Emilie fut sensible à l’aveu sincère qu’avoit fait Valancourt. Et quoique sa pauvreté renversât leurs espérances, la franchise de sa conduite lui causoit un plaisir qui surmontoit tout le reste.

Madame Chéron poursuivit. Il a aussi jugé à propos de me dire qu’il ne recevroit son congé que de vous-même, ce que je lui ai positivement refusé. Il apprendra qu’il est très-suffisant que, moi, je ne l’agrée pas, et je saisis cette occasion de le répéter : si vous concertez avec lui la moindre entrevue sans ma participation, vous sortirez de chez moi à l’instant même.

Combien vous me connoissez peu, madame, dit Emilie, si vous croyez qu’une pareille injonction soit nécessaire. Madame Chéron se mit à sa toilette, parce qu’elle avoit une partie pour le soir. Emilie auroit bien désiré se dispenser d’accompagner sa tante, mais elle n’osa le demander, dans la crainte d’une fausse interprétation. Quand elle fut dans sa chambre, le peu de courage qui l’avoit soutenue l’abandonna. Elle se ressouvint seulement que Valancourt, toujours plus aimable, étoit banni de sa présence, et peut-être pour jamais. Elle employa à pleurer, le temps que sa tante consacroit à se parer. Quand, à table, elle revit madame Chéron, ses yeux trahissoient ses larmes ; elle en eut de vifs reproches.

Ses efforts pour paroître gaie, ne manquèrent pas tout-à-fait leur but. Elle alla chez madame Clairval, veuve d’un certain âge, et depuis peu établie à Toulouse dans une propriété de son époux. Elle avoit vécu plusieurs années à Paris avec beaucoup d’élégance. Elle étoit naturellement enjouée ; et depuis son arrivée à Toulouse, elle avoit donné les plus belles fêtes qu’on eût jamais vues dans le pays.

Tout cela excitoit non-seulement l’envie, mais aussi la frivole ambition de madame Chéron. Et puisqu’elle ne pouvoit rivaliser de faste et de dépense, elle vouloit qu’on la crût l’intime amie de madame Clairval. Pour cet effet, elle étoit de la plus obligeante attention ; elle n’avoit jamais d’engagement lorsque madame Clairval l’invitoit. Elle en parloit par-tout, et se donnoit de grands airs d’importance, en faisant croire qu’elles étoient extrêmement liées.

Les plaisirs de cette soirée consistoient en un bal et un souper. Le bal étoit d’un genre neuf. On dansoit par groupes dans des jardins fort étendus. Les grands et beaux arbres sous lesquels on étoit assemblé, étoient illuminés d’innombrables lampions disposés avec toute la variété possible. Les différens costumes ajoutaient au plaisir des yeux. Pendant que les uns dansoient, d’autres assis sur le gazon, causoient en liberté, critiquoient les parures, prenoient des rafraîchissemens, ou chantoient des vaudevilles avec la guitare. La galanterie des hommes, les minauderies des femmes, la légèreté des danses, le luth, le hautbois, le tambourin, et l’air champêtre que les bois donnoient à toute la scène, faisoient de cette fête un modèle fort piquant des plaisirs et du goût français. Emilie considéroit ce riant tableau avec une sorte de plaisir mélancolique. On peut concevoir son émotion quand, en jetant les yeux sur une contredanse, elle y reconnut Valancourt. Il dansoit avec une jeune et belle personne, et paroissoit lui rendre des soins empressés. Elle se détourna promptement, et voulut entraîner madame Chéron, qui causoit avec le signor Cavigni sans avoir vu Valancourt. Une foiblesse subite obligea Emilie de s’asseoir sur un banc entre les arbres, où d’autres personnes étoient assises. L’extrême pâleur qu’on lui remarqua, fit croire qu’elle se trouvoit mal. Elle craignoit si fort que Valancourt n’eût remarqué son trouble, qu’elle réussit à se remettre. Madame Chéron continuoit d’entretenir Cavigni ; et le comte de Bauvillers, qui s’étoit occupé d’Emilie, lui fit sur le bal quelques observations malignes, auxquelles elle répondit presque sans y penser, tant l’idée de Valancourt la tourmentoit, tant elle étoit gênée de rester si long-temps près de lui. Les remarques du comte sur la contredanse la forcèrent pourtant d’y jeter les yeux. À ce moment ceux de Valancourt les rencontrèrent. Elle resta sans couleur, sentit qu’elle retomboit en foiblesse, et détourna subitement ses regards, mais non pas sans avoir distingué l’altération de Valancourt en la voyant. Elle auroit quitté la place au moment même, si elle n’eût pensé que cette conduite lui feroit connoître trop sûrement l’empire qu’il avoit sur son cœur. Elle essaya de suivre la conversation du comte. Celui-ci parla de la danseuse de Valancourt : la frayeur de laisser paroître l’intérêt vif qu’elle y prenoit, l’eût sans doute bientôt dévoilée, si les regards du comte ne se fussent pas alors portés sur le couple dont il parloit. Ce jeune chevalier, dit-il, paroît un homme accompli, en toutes choses, excepté pour la danse : la demoiselle est une des beautés de Toulouse ; elle sera fort riche. J’espère pour elle qu’elle choisira mieux son second pour le bonheur de sa vie, qu’elle ne l’a fait pour le succès de sa contredanse : je m’apperçois qu’il ne fait que brouiller tout. Je suis étonné qu’avec l’air et la tournure qu’il a, ce jeune homme n’ait pas pris un maître de danse.

Emilie, dont le cœur battoit à chaque parole, voulut rompre la conversation en s’informant du nom de la dame. Avant qu’il eût le temps de répondre, la contredanse finit ; Emilie voyant que Valancourt s’avançoit vers elle, se leva tout de suite, et se retira près de madame Chéron.

C’est le chevalier Valancourt, madame, dit-elle tout bas ; de grâce, retirons-nous. Sa tante se lève ; mais Valancourt les avoit rejoints. Il salua madame Chéron avec respect, et Emilie avec douleur. La présence de madame Chéron l’empêchant de rester, il passa avec une contenance dont la tristesse reprochoit à Emilie d’avoir pu se résoudre à l’augmenter. Emilie tomba dans la rêverie ; mais le comte de Bauvillers, qui connoissoit sa tante, revint auprès d’elle.

Je vous demande pardon, mademoiselle, lui dit-il, d’une impolitesse tout-à-fait involontaire. Quand je critiquais si librement la danse du chevalier, j’ignorois qu’il fût de votre connoissance. Emilie rougit, et sourit. Madame Chéron lui répondit : Si vous parlez de celui qui vient de passer, je puis vous assurer qu’il n’est pas de ma connoissance, ni de celle de mademoiselle Saint-Aubert.

C’est le chevalier Valancourt, dit Cavigni avec indifférence. Est-ce que vous le connoissez, reprit madame Chéron ? Je ne suis point lié avec lui, répondit Cavigni. — Vous ne savez pas les motifs que j’ai pour le qualifier d’impertinent ? Il a la présomption d’admirer ma nièce.

Si, pour mériter l’épithète d’impertinent, il suffit d’admirer mademoiselle Saint-Aubert, reprit Cavigni, je crains qu’il n’y ait beaucoup d’impertinens, et je m’inscris sur la liste.

Ô signor ! dit madame Chéron avec un sourire forcé, je m’apperçois que vous avez acquis l’art de complimenter depuis votre séjour en France : mais il ne faut pas complimenter les enfans, parce qu’elles prennent la flatterie pour la vérité.

Cavigni tourna la tête un moment, et dit d’un air étudié : Qui donc alors peut-on complimenter, madame ? car il seroit absurde de s’adresser à une femme dont le goût est formé. Elle est au-dessus de toute louange. En finissant la phrase, il regardoit Emilie à la dérobée, et l’ironie brilloit dans ses yeux. Elle le comprit, et rougit pour sa tante ; mais madame Chéron répondit : Vous avez parfaitement raison, signor, aucune femme de goût ne peut souffrir un compliment.

J’ai entendu dire au signor Montoni, reprit Cavigni, qu’une seule femme en méritoit.

Vraiment, s’écria madame Chéron, avec un sourire plein de confiance ; et qui peut-elle être ?

Oh ! répliqua-t-il, on ne sauroit la méconnoître. Il n’y a pas, sûrement, plus d’une femme dans le monde qui ait à la fois le mérite d’inspirer la louange, et l’esprit de la refuser. Et ses yeux se tournoient encore vers Emilie, qui rougissoit de plus en plus pour sa tante.

Oh bien ! signor, dit madame Chéron, je proteste que vous êtes Français. Je n’ai jamais entendu d’étranger tenir un propos aussi galant.

Cela est vrai, madame, dit le comte en quittant son rôle muet ; mais la galanterie des complimens eut été perdue, sans l’ingénuité qui en découvre l’application.

Madame Chéron n’apperçut point le sens satirique de cette phrase, et ne sentoit point la peine qu’Emilie éprouvoit pour elle. Oh ! voici le signor Montoni lui-même, dit la tante. Je vais lui raconter toutes les jolies choses que vous venez de me dire. Le signor, néanmoins, passa dans une autre allée. Je vous prie, dites-moi ce qui peut occuper si fort votre ami pour ce soir, demanda madame Chéron, d’un air chagrin ? Je ne l’ai pas vu une fois.

Il a, dit Cavigni, une affaire particulière avec le marquis Larivière, qui, à ce que je vois, l’a retenu jusqu’à ce moment ; car il n’eût pas manqué de vous offrir son hommage.

Par tout ce qu’elle entendoit, Emilie crut s’appercevoir que Montoni courtisoit sérieusement sa tante ; que non-seulement elle s’y prêtoit, mais qu’elle s’occupoit avec jalousie de ses moindres négligences. Que madame Chéron, à son âge, voulût choisir un second époux, ce parti sembloit ridicule ; cependant sa vanité ne le rendoit point impossible : mais qu’avec son esprit, sa figure, ses prétentions, Montoni pût choisir madame Chéron, voilà ce qui surtout étonnoit Emilie. Ses pensées, néanmoins, ne la fixèrent pas long-temps sur cet objet. De plus pressans intérêts la tourmentoient. Valancourt rejeté de sa tante ; Valancourt dansant avec une jeune et belle personne… En traversant le jardin, elle regarda de tous côtés, espérant, craignant de le voir paroître dans la foule. Elle ne le vit point, et la peine qu’elle en ressentit lui fit connoître qu’elle avoit moins craint qu’espéré.

Montoni les rejoignit bientôt. Il bégaya quelques paroles sur le regret qu’il avoit eu d’être retenu si long-temps. Elle reçut cette excuse avec l’air mutin d’une petite fille, et ne parla qu’au signor Cavigni. Celui-ci, regardant Montoni d’un air ironique, sembloit lui dire : Je n’abuserai pas de mon triomphe ; je supporterai ma gloire avec toute sorte d’humilité.

Le souper fut servi dans les différens pavillons du jardin et dans un grand salon du château ; madame Chéron et sa compagnie soupèrent avec madame Clairval dans le salon ; et Emilie eut peine à déguiser son émotion, quand elle vit Valancourt se placer à la même table qu’elle. Madame Chéron l’apperçut, et dit à quelqu’un auprès d’elle : Quel est ce jeune homme ? C’est le chevalier Valancourt, répondit-on. Je sais son nom, reprit-elle ; mais qu’est-ce que c’est que le chevalier Valancourt qui s’introduit à cette table ? L’attention de celui qu’elle interrogeoit fut distraite avant qu’il eût répondu. La table où l’on étoit assis étoit fort longue ; Valancourt s’étant placé avec sa danseuse au milieu, et Emilie se trouvant à l’un des bouts, il n’avoit pu la voir. Emilie évita de porter les yeux de ce côté ; mais quand par hasard ils y tomboient, elle voyoit Valancourt entretenir sa belle voisine, et cette observation ne ramenoit pas le calme dans son cœur, sur-tout après ce qu’elle avoit entendu sur la fortune et les perfections de la jeune dame.

Les remarques sur ce sujet fournissoient la matière d’une conversation indifférente, et quelqu’un les adressoit à madame Chéron, ardente à déprécier Valancourt. — J’admire la jeune personne, dit-elle ; mais je condamne son choix. — Oh ! le chevalier Valancourt est le plus charmant jeune homme que nous ayons, reprit la dame à qui la réponse étoit faite : on dit même que mademoiselle Démery et sa grande fortune seront bientôt à lui.

— C’est impossible, s’écria madame Chéron, en rougissant à l’excès : il a si peu l’air d’un homme de condition, que si je ne le voyois pas à la table de madame Clairval, je n’aurois jamais soupçonné qu’il le fût ; j’ai d’ailleurs des raisons particulières pour douter que le bruit qui court soit fondé.

— Je ne puis douter qu’il le soit, dit la dame, un peu blessée de la contradiction qu’avoit éprouvée son opinion sur Valancourt. — Vous en douterez, peut-être, répliqua madame Chéron, quand je vous dirai que ce matin, encore, j’ai rejeté sa poursuite.

Cela fut dit sans intention et sans le dessein de faire prendre le change, mais simplement par l’habitude de se considérer elle-même comme la plus intéressante personne dans tout ce qui concernoit sa nièce. — On ne sauroit, dit la dame avec un sourire assez malin, on ne sauroit concevoir un doute, après une semblable assurance. — Pas plus que sur le discernement du chevalier Valancourt, ajouta Cavigni, qui se tenoit derrière la chaise de madame Chéron, et qui l’avoit entendue s’adjuger un hommage qu’on adressoit à sa nièce.

— Signor, reprit madame Chéron, ceux qui vous entendront vanter le discernement du chevalier, vont supposer que j’en suis, l’objet.

— Ils n’en pourront douter, dit Cavigni.

— Et cela ne seroit-il pas très-mortifiant, signor ?

— Assurément cela le seroit.

— Cela est fort affligeant, dit madame Chéron.

— Puis-je vous demander ce qui est si affligeant, dit madame Clairval, frappée de l’accent douloureux avec lequel madame Chéron avoit parlé ?

— Voyez-vous, lui dit madame Chéron, ce jeune homme presque au milieu de la table, et qui cause avec mademoiselle Démery ? — Je le vois. — Eh bien ! ce jeune homme, que personne ne connoît, a la présomption de prétendre à ma nièce, et cette circonstance, du moins je le crains, a donné lieu de croire qu’il se donnoit pour mon adorateur. Considérez, à présent, combien un tel bruit est offensant pour moi.

— J’en conviens, ma pauvre amie, dit madame Clairval, et vous pouvez compter que je le désavouerai par-tout. En disant cela, elle se tourna d’un autre côté ; et Cavigni, qui jusques-là avoit examiné la scène en spectateur froid, fut près d’éclater de rire, et quitta sa place brusquement.

— Je vois bien que vous ignorez, dit à madame Chéron la dame assise auprès d’elle, que le jeune homme dont vous parliez à madame Clairval, est son neveu ! — Cela ne se peut pas, s’écria madame Chéron, qui s’apperçut alors de sa bévue et de son erreur sur Valancourt : et dès ce moment, elle se mit à le louer avec autant de bassesse, qu’elle avoit mis jusques-là de malignité à le déchirer.

Emilie avoit été si absorbée pendant la plus grande partie de l’entretien, qu’elle avoit été préservée du chagrin de l’entendre ; elle fut très-surprise en écoutant les louanges dont sa tante combloit Valancourt, et elle ignoroit encore qu’il fût parent de madame Clairval ; elle vit sans peine que madame Chéron, plus embarrassée qu’elle ne le vouloit paroître, se retiroit aussi-tôt après le souper. Montoni alors vint donner la main à madame Chéron pour la conduire à son carrosse, et Cavigni, avec une ironique gravité, la suivit en conduisant Emilie. En les saluant et relevant la glace, elle vit Valancourt dans la foule, à la porte. Il disparut avant le départ de la voiture ; madame Chéron n’en parla point à Emilie, et elles se séparèrent en arrivant.

Le lendemain matin, Emilie déjeûnoit avec sa tante, quand on lui remit une lettre dont, à la seule adresse, elle connut l’écriture ; elle la reçut d’une main tremblante, et madame Chéron demanda vivement d’où elle venoit. Emilie, avec sa permission, la décacheta ; et voyant la signature de Valancourt, elle la remit à sa tante sans l’avoir lue. Sa tante la prit avec impatience, et pendant qu’elle lisoit, Emilie tâchoit d’en juger le contenu dans ses yeux ; elle lui rendit la lettre, et comme les regards d’Emilie demandoient si elle pouvoit lire : Oui, lisez, mon enfant, dit madame Chéron avec moins de sévérité qu’elle n’en avoit attendu ; Emilie n’avoit jamais obéi aussi volontiers. Valancourt, dans sa lettre parloit peu de l’entrevue de la veille ; il déclaroit qu’il ne recevroit son congé que d’Emilie seule, et il la conjuroit de le recevoir le soir même. En lisant, elle s’étonnoit que madame Chéron eût montré autant de modération ; et la regardant timidement, elle lui dit d’un ton triste : Que vais-je répondre ?

— Quoi ! il faut voir ce jeune homme. Oui, je le crois, dit la tante ; il faut entendre ce qu’il peut dire en sa faveur ; faites-lui dire qu’il vienne. Emilie osoit à peine croire ce qu’elle entendoit. — Non, restez, ajouta madame Chéron, je vais le lui écrire moi-même. Elle demanda de l’encre et du papier. Emilie n’osant se fier aux émotions qu’elle éprouvoit, pouvoit à peine les soutenir : la surprise eût été moins grande, si elle avoit entendu la veille ce que madame Chéron n’avoit point oublié, que Valancourt étoit le neveu de Madame Clairval.

Emilie ne connut pas les secrets motifs de sa tante ; mais le résultat fut une visite que Valancourt fit le soir, et que madame Chéron reçut seule. Ils eurent un fort long entretien avant qu’Emilie fût appelée. Quand elle entroit, sa tante péroroit avec complaisance, et les yeux de Valancourt, qui se leva avec vivacité, étinceloient de joie et d’espérance.

Nous parlions d’affaires, dit madame Chéron : le chevalier me disoit que feu M. Clairval étoit frère de la comtesse de Duverney, sa mère : j’aurois voulu qu’il m’eût parlé plutôt de sa parenté, avec madame Clairval, je l’aurois regardée comme un motif très-suffisant pour le recevoir dans ma maison. Valancourt salua, et alloit se présenter à Emilie ; madame Chéron le prévint. J’ai consenti que vous reçussiez ses visites, et quoique je ne prétende m’engager par aucune promesse, ou dire que je le considérerai comme mon neveu, je permettrai votre liaison, et je regarderai l’union qu’il désire comme un événement qui pourra avoir lieu dans quelques années, si le chevalier s’avance au service, et si sa situation lui permet de se marier ; mais monsieur Valancourt observera, et vous aussi, Emilie, que, jusqu’à ce moment, j’interdis positivement toute idée de mariage.

La figure d’Emilie, pendant cette brusque harangue, varioit à chaque moment ; et vers la fin, sa confusion fut telle, qu’elle étoit prête à se retirer. Valancourt, pendant ce temps, presqu’aussi embarrassé qu’elle, n’osoit pas la regarder. Quand madame Chéron eut fini, il lui dit : Quelque flatteuse, madame, que soit pour moi votre approbation ; quelque honoré que je sois de votre suffrage, j’ai pourtant si fort à craindre, qu’à peine j’ose espérer.

— Expliquez-vous, dit madame Chéron. Cette question inattendue troubla tellement Valancourt, que s’il eût été seulement spectateur de cette scène, il n’auroit pu s’empêcher de rire.

— Jusqu’à ce que mademoiselle Saint-Aubert me permette de profiter de vos bontés, dit-il d’une voix basse ; jusqu’à ce qu’elle me permette d’espérer…

Eh ! c’est-là tout, interrompit madame Chéron ; je me charge bien de répondre pour elle. Observez, monsieur, qu’elle est remise à ma garde, et je prétends qu’en toute chose ma volonté devienne la sienne.

En disant ces mots elle se leva et quitta la chambre, laissant Emilie et Valancourt dans un égal embarras : enfin Valancourt, dont l’espérance surpassoit la crainte, lui parla avec cette vivacité, cette franchise qui lui étoient si naturelles : mais Emilie fut long-temps à se remettre assez pour écouter avec intérêt ses prières et ses questions.

La conduite de madame Chéron avoit été dirigée par sa vanité personnelle. Valancourt, dans sa première entrevue avec elle, lui avoit naïvement découvert sa position actuelle, ses espérances pour l’avenir ; et avec plus de prudence que d’humanité, elle avoit absolument et sévèrement rejeté sa demande : elle desiroit que sa nièce fît un grand mariage ; non pas qu’elle lui souhaitât le bonheur que le rang et la fortune sont supposés procurer ; mais elle vouloit partager l’importance qu’une grande alliance pouvoit lui donner. Quand elle sut que Valancourt étoit neveu d’une personne comme madame Clairval, elle desira une union dont l’éclat, à coup sûr, rejailliroit sur elle ; ses calculs de fortune, en tout ceci, répondoient plutôt à ses désirs qu’à aucune ouverture de Valancourt, ou même à quelque probabilité. En fondant ses espérances sur la fortune de madame Clairval, elle oublioit que cette dame avoit une fille : Valancourt ne l’avoit point oublié, et comptoit si peu sur aucun héritage du côté de madame Clairval, qu’il n’avoit pas même parlé d’elle dans sa première conversation avec madame Chéron ; mais qu’elle que pût être à l’avenir la fortune d’Emilie, la distinction que cette alliance lui procureroit à elle-même étoit certaine, puisque l’existence de madame Clairval faisoit l’envie de tout le monde, et étoit un objet d’émulation pour tous ceux qui pouvoient soutenir sa concurrence. Elle avoit donc consenti à livrer sa nièce aux incertitudes d’un engagement dont la conclusion étoit douteuse et éloignée ; elle avoit aussi peu combiné son bonheur en y consentant qu’en le rejetant : elle auroit bien pu rendre ce mariage aussi certain qu’avantageux ; mais une telle générosité n’étoit point alors dans ses projets.

De ce moment Valancourt fit de fréquentes visites à madame Chéron, et Emilie passa dans sa société les momens les plus heureux dont elle eût joui depuis la mort de son père. Ils trouvoient tous les deux trop de douceur au présent pour s’occuper beaucoup de l’avenir ; ils aimoient, ils étoient aimés, et ne soupçonnaient pas que l’attachement même qui faisoit leur bonheur, pourroit causer un jour le malheur de leur vie. Pendant ce temps, la liaison de madame Chéron et de madame Clairval devint de plus en plus intime, et la vanité de madame Chéron se satisfaisoit déjà en publiant par-tout la passion du neveu de son amie pour sa nièce.

Montoni devint aussi l’hôte journalier du château. Emilie tut forcée de s’appercevoir qu’il étoit l’amant de sa tante, et amant favorisé.

Emilie et Valancourt passèrent ainsi leur hiver, non-seulement dans la paix, mais encore dans le bonheur. La garnison de Valancourt étoit près de Toulouse, ils pouvoient se voir fréquemment. Le pavillon, sur la terrasse, étoit le théâtre favori de leurs entrevues ; Emilie et madame Chéron alloient y travailler, Valancourt leur lisoit des ouvrages de goût. Il observoit l’enthousiasme d’Emilie, il exprimoit le sien, il remarquoit enfin, tous les jours que leurs esprits étoient faits l’un pour l’autre ; et qu’avec le même goût ; la même bonté, la même noblesse de sentimens, eux seuls réciproquement pouvoient se rendre heureux.


CHAPITRE II.

L’avarice de madame Chéron céda enfin à sa vanité. Quelques repas splendides donnés par madame Clairval ; l’adulation générale dont elle étoit l’objet, augmentèrent l’empressement de madame Chéron pour assurer une alliance qui l’élèveroit tant à ses propres yeux et à ceux du monde. Elle proposa le mariage prochain de sa nièce, et offrit d’assurer la dot d’Emilie, pourvu que madame Clairval en fît autant pour son neveu. Madame Clairval écouta la proposition, et considérant qu’Emilie étoit la plus proche héritière de madame Chéron, elle l’accepta. Emilie ignoroit ces arrangemens, quand madame Chéron l’avertit de se préparer pour ses noces, qui devoient se faire incessamment. Emilie surprise, ne concevoit pas le motif d’une si soudaine conclusion, que Valancourt ne sollicitoit point. En effet, ne sachant rien des conventions des deux tantes, il étoit loin d’espérer un si grand bonheur. Emilie montra de l’opposition. Madame Chéron, aussi jalouse de son pouvoir qu’elle l’avoit déjà été, insista sur un prompt mariage avec autant de véhémence qu’elle en avoit rejeté d’abord les moindres apparences. Les scrupules d’Emilie s’évanouirent, quand elle vit Valancourt, instruit alors de son bonheur, venir la conjurer de lui en confirmer l’assurance.

Tandis qu’on faisoit les préparatifs de ces noces, Montoni devenoit l’amant déclaré de madame Chéron. Madame Clairval fut très-mécontente, quand elle entendit parler de leur prochain mariage, et vouloit rompre celui de Valancourt avec Emilie ; mais sa conscience lui représenta qu’elle n’avoit pas le droit de les punir des torts d’autrui. Madame Clairval, quoique femme du grand monde, étoit moins familiarisée que son amie avec la méthode de tirer sa félicité de la fortune et des hommages qu’elle attire, plutôt que de son propre cœur.

Emilie observa, avec intérêt, l’ascendant que Montoni avoit acquis sur madame Chéron, aussi bien que le rapprochement de ses visites. Son opinion sur cet Italien étoit confirmée par celle de Valancourt, qui avoit toujours exprimé son extrême aversion pour lui. Un matin, qu’elle travailloit dans le pavillon, jouissant de la douce fraîcheur du printemps, dont le coloris se répandoit sur le paysage, Valancourt lui faisoit la lecture et posoit souvent le livre pour se livrer à la conversation. On vint lui dire que madame Chéron la demandoit à l’instant ; elle entra dans son cabinet, et compara avec surprise l’air abattu de madame Chéron et le genre recherché de sa parure. — Ma nièce, dit-elle, et elle s’arrêta avec un peu d’embarras. Je vous ai envoyé chercher ; je… je… voulois vous voir. J’ai une nouvelle à vous dire… De ce moment, vous devez considérer M. Montoni comme votre oncle, nous sommes mariés de ce matin.

Confondue, non pas tant du mariage que du secret où on l’avoit tenu, et de l’agitation avec laquelle on l’annonçoit, Emilie, à la fin, attribua ce mystère au désir de Montoni plutôt qu’à celui de sa tante ; mais la mariée ne vouloit pas qu’on le crût ainsi. — Vous voyez, ajouta-t-elle, que j’ai désiré éviter l’éclat ; mais à présent que la cérémonie est faite, je ne crains plus qu’on en soit instruit. Je vais annoncer à mes gens que le signor Montoni est leur maître. Emilie fit ce qu’elle put pour féliciter sa tante d’un mariage aussi imprudent. — Je veux célébrer mes noces avec splendeur, continua madame Montoni, et pour épargner le temps, je me servirai des préparatifs qu’on a faits pour les vôtres. Elles en seront un peu retardées ; mais j’entends que, pour faire honneur à la fête, vous vous pariez de ceux de vos habits de mariage qui sont faits. Je désire aussi que vous appreniez mon changement de nom à M. Valancourt ; il en informera madame Clairval. Je veux, sous peu de jours, donner un grand repas, et je compte sur eux.

Emilie étoit tellement étonnée, qu’à peine elle répliqua à madame Montoni ; et selon son désir, elle revint informer Valancourt de ce qui s’étoit passé. La surprise ne fut pas le premier sentiment de Valancourt en entendant parler de ces noces précipitées. Quand il apprit que les siennes seroient différées, que les ornemens préparés pour embellir l’hymen de son Emilie alloient être dégradés en servant à madame Montoni, la douleur et l’indignation vinrent tour-à-tour agiter son ame. Il ne put les dissimuler à Emilie ; ses efforts pour le distraire, pour plaisanter de ses craintes subites, furent inutiles. Quand à la fin il la quitta, il y avoit dans ses adieux une tendre inquiétude qui l’affecta vivement. Elle pleura elle-même sans savoir pourquoi, quand il fut au bout de la terrasse.

Montoni prit possession du château avec la facilité d’un homme qui, depuis long-temps, le regardoit comme le sien. Son ami Cavigni l’avoit singulièrement servi, en rendant à madame Chéron les soins et les flatteries qu’elle exigeoit, et auxquelles Montoni avoit souvent peine à se plier ; il eut un appartement au château, et fut obéi des domestiques comme le maître l’étoit lui-même.

Peu de jours après, madame Montoni, comme elle l’avoit promis, donna un repas très-magnifique à une compagnie fort nombreuse. Valancourt s’y trouva, mais madame Clairval s’excusa d’en être. Il y eut concert, bal et souper. Valancourt, comme de raison, dansa avec Emilie. Il ne pouvoit examiner la décoration de l’appartement, sans se rappeler qu’elle étoit faite pour d’autres fêtes. Cependant il tâchoit de se consoler, en pensant que sous peu de temps elle reviendroit à sa destination. Toute la soirée madame Motoni dansa, rit et parla sans cesse. Montoni, silencieux, réservé, hautain même, sembloit fatigué de cette représentation et de la frivole société qui en étoit l’objet.

Ce fut le premier et dernier repas donné à l’occasion de ces noces. Montoni, que son caractère sévère, son orgueil silencieux, empêchoient d’animer ces fêtes, étoit pourtant très-disposé à les provoquer. Rarement trouvoit-il dans les cercles un homme qui eût plus de talens ou plus d’esprit que lui. Tout l’avantage, dans ces sortes de réunions, étoit donc toujours de son côté. Connoissant, comme il le faisait, dans quelles vues égoïstes on fréquente le monde, il n’avoit point à craindre qu’on pût le vaincre en dissimulation, ou même en considération, par-tout où il étoit. Mais sa femme, quand son propre intérêt étoit précisément en jeu, avoit quelquefois plus de discernement que de vanité. Elle connoissoit son infériorité aux autres femmes en toutes sortes de qualités personnelles. La jalousie naturelle qui résultent de cette connexion, contrarioit donc son inclination pour les assemblées que Toulouse lui offroit. Avant d’avoir, comme elle le supposoit, à risquer l’affection d’un époux, elle n’avoit pas eu de raisons pour s’en appercevoir ; et jamais cette fâcheuse vérité n’avoit accablé sa raison. Sa politique à présent étoit changée ; elle s’opposoit avec vivacité au goût de son mari pour le grand monde, et ne doutoit pas qu’il ne fût aussi bien reçu de toutes les femmes, qu’il avoit affecté de l’être pendant qu’il lui faisoit la cour.

Peu de semaines s’étoient écoulées depuis ce mariage, quand madame Montoni fit part à Emilie du projet qu’avoit son mari de retourner en Italie, aussi-tôt que les préparatifs du voyage seroient faits. Nous irons à Venise, dit-elle ; M. Montoni possède une belle maison ; nous irons ensuite à son château en Toscane. Pourquoi prenez-vous donc un air si sérieux, mon enfant ? vous qui aimez tant les pays romantiques et les belles vues, vous devriez être ravie de ce voyage.

Est-ce que je dois en être ? dit Emilie avec autant d’émotion que de surprise. Oui certainement, répliqua sa tante ; comment pouvez-vous vous imaginer que nous vous laissions ici ? Ah ! je vois que vous pensez au chevalier. Je ne crois pas qu’il soit instruit du voyage, mais il le saura sûrement bientôt. M. Montoni est sorti pour en faire part à madame Clairval, et lui annoncer que les nœuds proposés entre nos familles sont absolument rompus.

L’insensibilité avec laquelle madame Montoni apprenoit à sa nièce qu’on la séparoit peut-être pour toujours de l’homme à qui elle alloit s’unir pour la vie, ajouta encore au désespoir où la jeta cette nouvelle. Quand elle put parler, elle demanda la cause d’un pareil changement envers Valancourt ; et l’unique réponse qu’elle obtint, fut que Montoni avoit défendu ce mariage, attendu qu’Emilie pouvoit prétendre à de bien plus grands partis.

Je laisse actuellement toute cette affaire à mon mari, ajouta madame Montoni ; mais je dois convenir que jamais M. Valancourt ne m’a plu, et que jamais je n’aurois dû donner mon consentement. Je suis foible assez. Je suis si bonne, bien souvent, que le chagrin des autres me désole : et votre affliction l’emporta sur mon opinion. Mais M. Montoni m’a fort bien démontré la folie que je faisois ; il n’aura point à me la reprocher une seconde fois. Je prétends absolument que vous vous soumettiez à ceux qui connoissent mieux que vous vos intérêts. Je suis bien décidée à ce que vous leur obéissiez en tout.

Emilie auroit été surprise des assertions et de l’éloquence de ce discours, si toutes ses facultés, anéanties du choc qu’elle avoit reçu, lui eussent permis d’en entendre un seul mot. Quelle que fût la foiblesse de madame Montoni, elle auroit pu s’épargner le reproche d’une excessive compassion et d’une prodigieuse sensibilité aux peines des autres, sur-tout à celles d’Emilie. Cette même ambition qui l’avoit d’abord engagée à rechercher l’alliance de madame Clairval, étoit aujourd’hui le motif de la rupture. Son mariage avec Montoni lui exaltoit à ses yeux sa propre importance, et conséquemment changeoit ses vues pour Emilie.

Emilie étoit trop affligée pour employer la représentation ou la prière. Quand, à la fin, elle voulut essayer ce dernier moyen, la parole lui manqua, et elle se retira dans sa chambre pour réfléchir, si cela étoit possible, à un coup si subit et si accablant. Il se passa long-temps avant que ses esprits fussent assez remis pour lui permettre une réflexion ; mais celle qui se présenta fut triste et terrible. Elle jugea que Montoni vouloit disposer d’elle pour son propre avantage, et elle pensa que son ami Cavigni étoit la personne pour laquelle il s’intéressoit. La perspective du voyage d’Italie devenoit encore plus fâcheuse, quand elle considéroit la situation troublée de ce pays, déchiré par des guerres civiles, en proie à toutes les factions, et dans lequel chaque château se trouvoit exposé à l’invasion d’un parti opposé. Elle considéra à quelle personne sa destinée alloit être commise, à quelle distance elle alloit être de Valancourt. À cette idée toute autre image s’évanouit devant elle, et la douleur confondit toutes ses pensées.

Elle passa quelques heures dans cet état de trouble ; et quand on l’avertit pour dîner, elle fit faire ses excuses. Madame Montoni étoit seule, et les récusa. Emilie et sa tante parlèrent peu pendant le repas. L’une étoit absorbée dans sa douleur, l’autre gonflée de dépit, à cause de l’absence inattendue de Montoni. Sa vanité étoit piquée de cette négligence, et la jalousie l’alarmoit sur-tout, sur ce qu’elle regardoit comme un engagement mystérieux. Quand on sortit de table et qu’elles furent seules, Emilie reparla de Valancourt ; mais sa tante, aussi insensible à la pitié qu’au remords, devint presque furieuse de ce qu’on mettoit en question son autorité et celle de Montoni. Emilie, qui avoit évité, avec sa douceur ordinaire, une longue et déchirante conversation, la soutint, et se retira chez elle tout en larmes.

En traversant le vestibule, elle entendit quelqu’un entrer par la grande porte ; elle y jeta rapidement les yeux, crut voir Montoni, et doubla le pas ; mais elle reconnut bientôt la voix chérie de Valancourt.

Emilie, ô mon Emilie ! s’écria-t-il d’un ton qu’étouffoit l’impatience, à mesure qu’il avançoit et qu’il découvroit les traces du désespoir dans les traits et l’air d’Emilie en pleurs. Emilie ! il faut que je vous parle, dit-il ; j’ai mille choses à tous dire : conduisez-moi quelque part où nous puissions causer en liberté. Vous tremblez ! vous n’êtes pas bien ; laissez-moi vous conduire à un siège.

Il vit une porte ouverte, et prit vivement la main d’Emilie pour l’entraîner dans cet appartement ; mais elle essaya de la retirer, et lui dit avec un sourire languissant : Je suis déjà mieux. Si vous voulez voir ma tante, elle est dans le salon. C’est à vous que je veux parler, mon Emilie, répliqua Valancourt. Grand Dieu ! en êtes-vous déjà à ce point ? Consentez-vous si facilement à m’oublier ? Cette salle ne nous convient point, j’y puis être entendu. Je ne veux de vous qu’un quart-d’heure d’attention. — Quand vous aurez vu ma tante, dit Emilie. — J’étois assez malheureux en venant ici, s’écria Valancourt ; ne comblez pas ma misère par cette froideur, par ce cruel refus.

L’énergie avec laquelle il prononça ces mots la toucha jusqu’aux larmes ; mais elle persista à refuser de l’entendre, jusqu’à ce qu’il eût vu madame Montoni. Où est son mari, où est-il, ce Montoni, dit Valancourt d’une voix altérée ? C’est à lui que je dois parler.

Emilie, effrayée des conséquences et de l’indignation qui étinceloit dans ses yeux, l’assura d’une voix tremblante que Montoni n’étoit pas à la maison, et le conjura de modérer son ressentiment. Aux accens entrecoupés de sa voix, les yeux de Valancourt passèrent à l’instant de la fureur à la tendresse. Vous êtes mal, Emilie, dit-il ; ils nous perdront tous deux. Pardonnez-moi si j’ai osé douter de votre tendresse.

Emilie ne s’opposa plus à ce qu’il la conduisît dans un cabinet voisin. La manière dont il avoit nommé Montoni lui avoit donné de si vives alarmes sur le danger que lui-même pouvoit courir, qu’elle ne songea plus qu’à prévenir sa vengeance et ses affreuses suites. Il écouta ses prières avec attention, et n’y répondit qu’avec des regards de désespoir et de tendresse. Il cacha de son mieux ses sentimens pour Montoni, et s’efforça d’adoucir ses terreurs. Elle distingua le voile dont il couvroit son ressentiment, et son apparente tranquillité la troubla encore davantage. Elle parla enfin sur l’inconvénient qu’il y auroit à brusquer une entrevue avec Montoni, et sur l’inconvénient de toute mesure qui pourroit rendre leur séparation sans remède. Valancourt céda à ses remontrances, et ses tendres prières lui arrachèrent la promesse que, quelle que fût l’opiniâtreté de Montoni, jamais il n’useroit de violence pour maintenir et conserver ses droits. Ô ! pour l’amour de moi, lui disoit Emilie, que la considération de mes souffrances vous détourne d’une vengeance pareille. Pour l’amour de vous, Emilie, répondoit Valancourt les yeux remplis de larmes, et fixant sur elle des regards de tendresse et de douleur ; oui, oui, je me vaincrai : mais quoique je vous en aie donné ma parole solennelle, n’attendez pas que je me soumette paisiblement à l’autorité de Montoni. Si je le pouvois, je serois indigne de vous. Cependant, Emilie, combien de temps il peut, me condamner à exister loin de vous ! que de temps peut s’écouler avant que vous reveniez en France !

Emilie s’efforça de le calmer par les assurances d’un attachement inviolable : elle lui représenta que dans un an environ elle seroit majeure, et que son âge alors la feroit sortir de tutèle. Ces assurances consoloient peu Valancourt : il considéroit qu’elle seroit alors en Italie, et au pouvoir de ceux dont la puissance sur elle ne cesseroit pas avec leurs droits. Il s’efforça pourtant d’en paroître satisfait. Emilie, remise, par la promesse qu’elle avoit obtenue et par le calme qu’il lui montroit, alloit enfin le quitter, quand sa tante entra dans la chambre. Elle lança un coup-d’œil de reproche sur sa nièce, qui se retira au même instant, et un de mécontentement et de hauteur sur le malheureux Valancourt.

Ce n’est pas la conduite que j’attendois de vous, monsieur, lui dit-elle ; je ne m’attendois pas à vous revoir dans ma maison, après qu’on vous auroit informé que vos visites ne m’étoient plus agréables. Je pensois encore moins que vous chercheriez à voir clandestinement ma nièce, et qu’elle consentiroit à vous recevoir.

Valancourt, voyant qu’il étoit nécessaire d’établir la justification d’Emilie, assura que l’unique dessein de sa visite avoit été de demander un entretien à Montoni. Il en expliqua le motif avec la modération que le sexe, plutôt que le caractère de madame Montoni, pouvoit exiger de lui.

Ses prières furent reçues avec aigreur. Elle se plaignit que sa prudence eût cédé à ce qu’elle appeloit sa compassion. Elle ajouta qu’elle sentoit si bien la folie de sa première condescendance, que, pour en prévenir le retour, elle remettoit entièrement cette affaire à M. Montoni seul.

L’éloquence sentimentale de Valancourt lui fit enfin concevoir l’indignité de sa conduite : elle connut la honte, mais non pas le remords. Elle sut mauvais gré à Valancourt de l’avoir réduite à cette situation pénible, et sa haine croissoit avec la conscience de ses torts. L’horreur qu’il lui inspiroit étoit d’autant plus forte, que, sans l’accuser, il la forçoit de se convaincre elle-même. Il ne lui laissoit pas une excuse pour la violence du ressentiment avec lequel elle le considéroit. À la fin, sa colère devint telle, que Valancourt se décida à sortir sur-le-champ, pour ne pas perdre sa propre estime dans une réplique peu mesurée. Il fut alors bien assuré qu’il ne devoit former aucun espoir sur madame Montoni, et qu’on ne pouvoit attendre ni pitié, ni justice d’une personne qui sentoit le poids du crime sans l’humilité du repentir.

Il songeoit à Montoni avec un égal désespoir. Il étoit évident que le plan de séparation venoit de lui. Il n’étoit pas probable qu’il abandonnât ses desseins pour des prières ou des remontrances qu’il devoit avoir prévues, et contre lesquelles il étoit préparé. Cependant, fidèle aux promesses qu’avoit reçues Emilie, plus occupé de son amour que jaloux de sa propre dignité, Valancourt prit garde à ne point irriter sans nécessité Montoni. Il lui écrivit, non pour lui demander un entretien, mais pour en solliciter la faveur, et il tâcha d’attendre la réponse avec un peu de tranquillité.

Madame Clairval s’en tenoit au rôle passif : quand elle avoit consenti au mariage de Valancourt, c’étoit dans la croyance qu’Emilie hériteroit de sa tante. Quand le mariage de cette dernière l’eut désabusée de cet espoir, sa conscience l’empêcha de rompre une union presque formée ; mais sa bienveillance n’alloit pas jusqu’à faire une démarche qui la décidât entièrement. Elle se félicitoit de ce que Valancourt étoit délivré d’un engagement qu’elle croyoit autant au-dessous de lui pour la fortune, que Montoni jugeoit cette alliance humiliante pour la beauté d’Emilie. Madame Clairval pouvoit être offensée qu’on eût ainsi congédié une personne de sa famille ; mais elle dédaigna d’en exprimer son ressentiment autrement que par son silence.

Montoni, dans sa réponse, assura Valancourt qu’une entrevue ne pouvant ni ébranler la résolution de l’un, ni vaincre les désirs de l’autre, n’aboutiroit qu’à une altercation fort inutile ; il jugeoit donc à propos de la refuser.

La modération que lui avoit recommandée Emilie, et les promesses qu’il lui avoit faites, arrêtèrent seules l’impétuosité de Valancourt qui vouloit courir chez Montoni, et demander avec fermeté ce qu’on refusoit à ses prières. Il se borna à renouveller ses sollicitations, et les appuya de tous les argumens que pouvoit fournir une situation comme la sienne. Plusieurs jours se passèrent en représentations d’une part, et en inflexibilité de l’autre. Soit par crajnte, soit par honte, ou par la haine qui résultoit de ces deux sentimens, Montoni évitoit soigneusement l’homme qu’il avoit tant offensé ; il n’étoit ni attendri par la douleur qui se peignoit dans les lettres de Valancourt, ni frappé de repentir par les solides raisonnemens qu’elles contenoient. À la fin, les lettres de Valancourt furent renvoyées sans être ouvertes. Dans son premier désespoir, il oublia toutes ses promesses, excepté celle d’éviter la violence, et il se rendit au château, déterminé à voir Montoni, à tout mettre en usage pour y parvenir. Montoni s’étoit fait céler, et quand Valancourt demanda madame et mademoiselle Saint-Aubert, on lui refusa positivement l’entrée. Ne voulant pas engager une querelle avec des domestiques, il partit et revint chez lui dans un état de frénésie ; il écrivit à Emilie ce qui s’étoit passé, exprima sans restriction les angoisses de son cœur, et la conjura, puisqu’il ne restoit que cette ressource, de le recevoir à l’insu de Montoni. À peine, eut-il envoyé la lettre que sa passion se calma : il comprit la faute qu’il avoit commise, en augmentant les chagrins d’Emilie par le trop fidèle tableau de ses peines ; il eût donné la moitié du monde pour recouvrer son imprudente lettre. Emilie néanmoins fut préservée de la douleur qu’elle auroit pu en recevoir. Madame Montoni avoit ordonné qu’on lui portât les lettres pour sa nièce : elle lut celle-ci, elle y vit avec colère la manière dont Valancourt y traitoit Montoni ; elle exhala son ressentiment, et mit enfin la lettre au feu.

Montoni pendant ce temps, toujours plus impatient de quitter la France, pressoit les préparatifs de ses gens, et terminoit à la hâte tout ce qui pouvoit lui rester à faire. Il garda le plus profond silence sur les lettres où Valancourt, désespérant d’obtenir plus, et modérant la passion qui l’avoit fait sortir de la règle, sollicitoit seulement la permission de dire adieu à Emilie. Mais quand Valancourt apprit qu’elle alloit partir sous peu de jours, et qu’on avoit décidé qu’il ne la verroit plus, il perdit toute prudence ; et dans une seconde lettre il proposa à Emilie de former un mariage secret. Cette lettre fut livrée à madame Montoni, et la veille du départ arriva sans que Valancourt eût reçu une seule ligne de consolation, ou le moindre espoir d’une dernière entrevue.

Cependant Emilie étoit abîmée dans cette espèce de stupeur où des malheurs subits et sans remède peuvent quelquefois plonger l’esprit. Elle aimoit Valancourt avec la plus tendre affection ; elle s’étoit accoutumée long-temps à le regarder comme l’ami et le compagnon de sa vie entière ; elle n’avoit pas une idée de bonheur à laquelle son idée ne fût jointe. Quelle devoit donc être sa douleur au moment d’une séparation si prompte, peut-être éternelle, et à un éloignement où les nouvelles de leur existence pourroient à peine leur parvenir, et cela pour obéir aux volontés d’un étranger, à celles d’une personne qui récemment encore provoquoit leur mariage ? Vainement essayoit-elle de surmonter sa douleur, et de se résigner à un malheur inévitable. Le silence de Valancourt l’affligeoit encore plus qu’il ne la surprenoit, puisqu’elle ne l’attribuoit point à sa véritable cause ; mais quand, à la veille de quitter Toulouse, elle n’entendit point dire qu’il lui fût permis de prendre congé d’elle, sa douleur l’emporta, et malgré sa résolution, elle demanda à madame Montoni si cette consolation lui avoit été refusée. Sa tante l’en assura, et elle ajouta même, qu’après l’insolence de sa conduite dans leur dernière conversation, et la persécution que M. Montoni avoit soufferte de ses épîtres, aucune prière ne la feroit obtenir.

Si le chevalier eût attendu de nous cette faveur, dit-elle, il eût dû se comporter différemment. Il devoit attendre patiemment que nous fussions disposés à l’accorder ; il ne m’auroit pas accablée de reproches, parce que je persistais à lui refuser ma nièce ; il n’auroit pas excédé M. Montoni, qui ne jugeoit pas convenable d’entrer en discussion sur un pareil enfantillage. Sa conduite a été dans tout ceci extrêmement déplacée et présomptueuse : je désire qu’on ne me prononce jamais son nom, et que vous nous délivriez de ces ridicules tristesses, de ces soupirs, de ces airs sournois, qui feroient croire que vous êtes prête à fondre en larmes ; soyez comme tout le monde : votre silence ne cache pas votre chagrin à ma pénétration, je vois bien que vous êtes prête à pleurer dans ce moment, quoique je vous en reprenne ; oui, dans ce moment même, en dépit de ma défense.

Emilie, qui s’étoit tournée pour cacher ses larmes, quitta la chambre pour en verser abondamment : elle passa la journée dans un serrement de cœur que peut-être elle n’avoit pas encore connu. Quand elle se retira le soir, elle resta sur la chaise où elle s’étoit jetée, et y demeura long-temps encore après que toute la maison fut abandonnée au sommeil. Elle ne pouvoit se départir de l’idée qu’elle avoit quitté Valancourt pour ne plus le voir : la longueur du voyage qu’elle alloit commencer, l’incertitude de son retour, les injonctions qu’elle avoit reçues, et qui suffisoient pour justifier ses craintes, n’en étoient pourtant pas les seuls motifs ; elle y joignoit une impression, qu’elle croyoit un pressentiment, et ne doutoit pas qu’elle ne quittât Valancourt pour toujours ; la distance qui les alloit séparer n’effrayoit pas moins son imagination. Les Alpes, ces redoutables barrières ! les Alpes alloient s’élever, d’immenses pays s’étendre entre les lieux qu’ils alloient habiter. Vivre même sans se voir, dans des provinces voisines, vivre dans le même empire, lui eût paru un vrai bonheur, en comparaison de cette horrible distance.

Son agitation fut si forte, en réfléchissant sur son état et sur l’idée de ne plus voir Valancourt, qu’elle se sentit prête à perdre ses sens ; elle chercha des yeux quelque chose qui la ranimât ; elle vit la fenêtre, et eut assez de force pour l’ouvrir et s’y reposer : l’air ranima ses forces, le clair de la lune, qui tomboit sur une longue avenue d’ormes au-dessous d’elle, l’invita à essayer si ses mouvemens et le grand air ne calmeroient pas l’irritation de tous ses nerfs. Tout le monde dans le château étoit couché : Emilie descendit le grand escalier, traversa le vestibule, d’où un passage conduisoit au jardin ; elle avance doucement, ne voit personne, ouvre la porte et entre dans l’allée. Emilie marchoit avec plus ou moins de vitesse, selon que les ombres la trompoient ; elle croyoit voir quelqu’un dans l’éloignement, et craignait que ce ne fût un espion de madame Montoni. Cependant le désir de revoir ce pavillon où elle avoit passé tant de momens heureux avec Valancourt, où elle avoit admiré avec lui cette belle plaine du Languedoc, et la Gascogne sa douce patrie, ce désir l’emporta sur la crainte d’être observée, elle alla vers la terrasse qui se prolongeoit dans tout le jardin du haut ; elle dominoit sur celui du bas, et y communiquoit par un escalier de marbre qui terminoit l’avenue.

Quand elle fut aux marches, elle s’arrêta pour un moment, et regarda autour d’elle. La distance où elle étoit du château augmentoit l’espèce d’effroi que le silence, l’heure et l’obscurité lui causoient ; mais s’appercevant que rien ne pouvoit justifier ses craintes, elle monta sur la terrasse, dont le clair de lune découvroit l’étendue, et montroit le pavillon tout à l’extrémité. Son éloignement du château renouvelant encore ses alarmes, elle s’arrêta pour écouter ; aucun bruit ne se fait entendre. Elle marche vers le pavillon, elle arrive, elle entre ; l’obscurité du lieu n’étoit pas propre à diminuer sa timidité. Les jalousies étoient ouvertes ; mais des plantes en fleurs garnissoient l’extérieur des fenêtres, et ne laissoient qu’avec peine appercevoir au travers de leurs rameaux le paysage foiblement éclairé.

Emilie s’approcha d’une croisée ; elle ne goûtoit ce spectacle qu’autant qu’il servoit à lui rappeler plus vivement l’image de Valancourt. Ah ! s’écria-t-elle avec un profond soupir, en se jetant sur une chaise, que de fois nous nous sommes assis en ce lieu ! que de fois nous avons contemplé ce beau point de vue ! Jamais nous ne l’admirerons ensemble ! jamais, jamais peut-être nous ne nous reverrons !

Tout-à-coup la frayeur suspendit ses larmes, elle entendit une voix près d’elle dans le pavillon ; elle fit un cri : mais le bruit se répétant, elle distingua la voix chérie de Valancourt. C’étoit lui, c’étoit Valancourt qui la soutenoit entre ses bras. Pendant quelques momens l’émotion leur ôta la parole. Emilie ! dit enfin Valancourt en pressant sa main dans les siennes, Emilie ! Il se tut encore, et l’accent avec lequel il avoit prononcé son nom, exprimoit sa tendresse aussi bien que sa douleur.

Ô mon Emilie ! reprit-il après une longue pause, je vous vois encore, j’entends encore le son de cette voix ! J’ai erré autour de ce lieu, de ces jardins, pendant tant de nuits, et je n’avois qu’un si foible, si foible espoir de vous trouver. C’étoit la seule chance qui me restât ; grâce au ciel, elle ne m’a pas manqué ; toute consolation ne m’est pas refusée.

Emilie prononça quelques mots sans presque savoir ce qu’elle disoit ; elle exprima son inviolable affection, et s’efforça de calmer l’agitation de Valancourt. Quand il fut un peu remis, il lui dit : Je suis venu ici aussi-tôt après le coucher du soleil ; je n’ai cessé depuis de parcourir les jardins et le pavillon. J’avois abandonné tout espoir de vous voir ; mais je ne pouvois me résoudre à m’arracher d’un lieu où j’étois si près de vous ; je serois probablement resté jusqu’à l’aurore autour de ce château. Oh ! que les momens s’écouloient avec lenteur, et cependant que d’émotions diverses, quand je croyois entendre des pas, quand j’imaginois que vous approchiez, et quand je ne saisissois qu’un morne et effrayant silence ! Mais quand vous avez ouvert le pavillon, l’obscurité m’empêchoit de distinguer avec certitude si c’étoit ma bien-aimée. Mon cœur battoit si fortement d’espérance et de crainte, que je ne pouvois parler. À l’instant où j’ai entendu les accens plaintifs de votre voix, mes doutes se sont évanouis, mais non pas mes craintes, jusqu’au moment où vous avez parlé de moi. Dans l’excès de mon émotion, je n’ai point pensé à l’effroi que j’allois vous causer ; je ne pouvois plus me taire, Ô Emilie ! en des momens comme ceux-ci la joie et la douleur luttent avec tant de puissance, que le cœur peut à peine en supporter le combat.

Le cœur d’Emilie sentoit cette vérité ; mais la joie de revoir Valancourt au moment même qu’elle se désoloit d’en être à jamais séparée, se confondit bientôt avec la douleur, quand la réflexion lui revint, et que son imagination anticipa sur l’avenir. Elle travailloit à recouvrer le calme et la dignité d’ame qui lui étoient nécessaires pour soutenir une dernière entrevue. Valancourt ne pouvoit se modérer, les transports de sa joie se changèrent subitement en ceux du désespoir ; il exprima avec le langage le plus passionné l’horreur de la séparation et le peu d’apparence d’une réunion possible. Emilie pleuroit en silence, en l’écoutant ; elle tâchoit de contenir son affliction, et d’adoucir celle de son amant. Elle lui présentoit tout ce qui pouvoit ressembler à l’espérance ; mais l’énergie de ses craintes découvrant bientôt les tendres erreurs dont elle vouloit le flatter, et se flatter elle-même, il écartoit des illusions trop frivoles pour être adoptées par la raison.

Vous me quittez, lui disoit-il, vous allez dans une terre étrangère ! À quelle distance ? Vous allez trouver de nouvelles sociétés, de nouveaux amis, de nouveaux admirateurs ; on s’efforcera de me faire oublier, on vous préparera à de nouveaux liens. Comment puis-je savoir cela, et ne pas sentir que vous ne reviendrez plus pour moi, que jamais vous ne serez à moi ? Sa voix fut étouffée par ses soupirs.

— Vous croyez donc, dit Emilie, que l’affliction que j’éprouve vienne d’une affection légère et momentanée ? vous le croyez ?

— Souffrir ! interrompit Valancourt, souffrir pour moi ! ô Emilie, qu’elles sont douces, qu’elles sont amères ces paroles ! Je ne dois pas douter de votre constance ; et pourtant, telle est l’inconséquence du véritable amour, il est toujours prêt à accueillir le soupçon ; lors même que la raison le réprouve, il voudroit toujours une assurance nouvelle. Je renais à la vie, comme si je l’apprenois pour la première fois, quand vous me dites que je vous suis cher ; dès que je ne vous entends plus, je retombe dans le doute, et je m’abandonne à la défiance. Puis, paroissant se recueillir, il s’écria : Que je suis coupable de vous tourmenter ainsi dans ce moment, moi qui devrois vous consoler et vous soutenir !

Cette réflexion attendrit singulièrement Valancourt ; mais bientôt, revenant à la crainte, il ne sentit plus que pour lui-même, et déplora l’horreur de la séparation. Sa voix et ses paroles étoient si passionnées, qu’Emilie ne pouvant plus contenir sa propre douleur, cessa de réprimer la sienne. Valancourt, dans ces déchiremens d’amour et de pitié, perdit le pouvoir et presque la volonté de maîtriser son agitation. Dans l’intervalle de ses soupirs convulsifs, il recueillit les larmes d’Emilie avec ses lèvres ; puis, il lui disoit avec cruauté, que jamais peut-être elle ne pleureroit plus pour lui. Il essaya ensuite de parler avec plus de calme, et ne put que s’écrier : Ô Emilie ! mon cœur se brisera. Je ne puis, je ne puis vous quitter. À présent je vous vois, a présent je vous tiens dans mes bras. Encore quelques momens, et ce ne sera plus qu’un songe : je regarderai, et je ne vous verrai point : j’essaierai de recueillir vos traits, et l’imagination affaiblira votre image ; j’écouterai vos accens, et ma mémoire même les taira, Je ne puis, non, je ne puis vous quitter. Pourquoi confierions-nous le bonheur de notre vie à la volonté de ceux qui n’ont pas le droit de le détruire, et qui ne peuvent y contribuer qu’en vous donnant à moi ? Ô Emilie ! osez vous fier à votre cœur ! osez être à moi pour toujours ! Sa voix trembloit ; il se tut. Emilie pleuroit et gardoit le silence. Valancourt lui proposa de se marier à l’instant ; elle quitteroit, au point du jour, la maison de madame, Montoni, et le suivroit à l’église des Augustins, où un prêtre les attendroit pour les unir.

Emilie se tut encore : le silence avec lequel elle écoutoit une proposition que dictoient l’amour et le désespoir, dans un moment où elle étoit à peine libre de la rejeter, quand son cœur étoit attendri de la douleur d’une séparation qui pouvoit être éternelle, quand sa raison étoit en proie aux illusions de l’amour et de la terreur, ce silence encourageoit les espérances de Valancourt. — Parlez, mon Emilie, lui disoit-il avec ardeur, laissez-moi entendre votre voix ; laissez-moi entendre de vous la confirmation de mon destin. Elle restait muette, ses joues étoient glacées, ses sens étoient prêts à défaillir ; cependant, elle n’en perdit pas l’usage. L’imagination troublée de Valancourt se la représentoit mourante. Il l’appeloit par son nom, se levoit pour aller demander du secours au château, et se rappelant sa situation, il frémissoit de sortir et de la quitter un seul instant.

Après quelques momens elle fit un long soupir, et revint à la vie. Le combat qu’elle avoit souffert entre l’amour et le devoir, sa soumission à la sœur de son père, sa répugnance à un mariage clandestin, la crainte d’un embarras inextricable, la misère et le repentir dans lesquels elle pouvoit plonger l’objet de son affection, tant d’intérêts puissans étoient trop forts pour un esprit énervé par la tristesse, et sa raison étoit demeurée en suspens. Mais le devoir et la sagesse, quelque pénible qu’eût été le débat, triomphèrent à la fin de la tendresse et de ses noirs pressentimens. Elle redoutoit, sur-tout, d’ensevelir Valancourt dans l’obscurité, et les vains regrets qui seroient, ou lui paroissoient devoir être la conséquence certaine d’un mariage dans leur position. Elle se comporta sans doute avec une grandeur d’ame peu commune, quand elle résolut d’éprouver un malheur présent, plutôt que de provoquer un malheur futur.

Elle, s’expliqua avec une candeur qui prouvoit bien à quel point elle l’estimoit et l’aimoit, et elle lui devint, s’il étoit possible, encore plus chère que jamais. Elle lui exposa tous ses motifs de refus. Il réfuta, ou plutôt contredit tous ceux qui ne regardoient que lui ; mais ils l’appelèrent à de tendres considérations sur elle-même, que la fureur de la passion et du désespoir lui avoit fait oublier. Ce même amour, qui lui faisoit proposer une union secrète et immédiate, l’obligeoit alors d’y renoncer. La victoire coûtoit trop à son cœur ; il s’efforçoit de se calmer, en considération d’Emilie, mais il ne pouvoit dissimuler tout ce qu’il souffroit. Emilie, dit-il, il faut que je vous quitte, et je sais bien que c’est pour toujours.

Des sanglots convulsifs l’interrompirent, et tous deux pleurèrent en silence. Se rappelant enfin le danger d’être découverts et l’inconvénient de prolonger une entrevue qui l’exposeroit à la censure, Emilie rassembla son courage, et prononça le dernier adieu.

Restez, disoit Valancourt, restez, je vous en conjure ; j’ai mille choses à vous dire. L’agitation de mon esprit ne m’a permis que de vous parler de ce qui l’occupe : j’ai négligé de vous communiquer un soupçon important ; j’ai craint de me montrer peu généreux, et de paroître avoir uniquement le dessein de vous alarmer pour vous soumettre à ma proposition.

Emilie fort agitée, ne quitta pas Valancourt ; mais elle le fit sortir du pavillon : ils se promenèrent sur la terrasse, et Valancourt continua.

Ce Montoni, j’ai entendu des bruits étranges à son sujet. Êtes-vous certaine qu’il est de la famille de madame Quesnel, et que sa fortune est ce qu’elle paroît être ?

— Je n’ai pas de raisons pour en douter, reprit Emilie avec crainte ; je suis sûre du premier point, je n’ai aucun moyen de juger de l’autre, et je vous prie de me dire tout ce que vous en savez.

— Je le ferai sûrement ; mais cette information est très-imparfaite et très-peu satisfaisante. Le hasard m’a fait rencontrer un Italien qui parloit à quelqu’un de ce Montoni : ils parloient de son mariage, et l’Italien disoit que si c’étoit celui qu’il imaginoit, madame Chéron ne se trouveroit pas fort heureuse. Il continua d’en parler avec très-peu de considération, mais en termes très-généraux, et donna quelques ouvertures sur son caractère, qui excitèrent ma curiosité. Je hasardai quelques questions ; il fut réservé dans ses réponses, et après avoir hésité quelque temps, il avoua que Montoni, d’après le bruit public, étoit un homme perdu quant à la fortune et à la réputation, il dit quelque chose d’un château que possède Montoni au milieu des Apennins, et de quelques circonstances relatives à son premier genre de vie : je le pressai d’autant plus ; mais le vif intérêt que je mettois à mes questions fut, je crois, trop visible, et l’alarma. Aucune prière ne put le déterminer à m’expliquer les circonstances auxquelles il avoit fait allusion, ou à m’en dire davantage sur Montoni : je lui observai que, si Montoni possédoit un château dans les Apennins, cela sembloit indiquer quelque naissance et balancer la supposition de sa ruine. Il secoua la tête et fit un geste très-significatif ; mais il ne me répondit point.

L’espérance d’en tirer quelque chose de plus positif me retint auprès de lui fort long-temps ; je revins plusieurs fois à la charge ; mais l’Italien s’enveloppa de la plus entière réserve : il me dit que ce qu’il avoit rapporté n’étoit que le résultat d’un bruit vague ; que la haine et la malignité forgeoient souvent de semblables histoires, et qu’il y falloit peu compter. Je fus contraint de renoncer à en apprendre davantage, puisque l’Italien sembloit alarmé des conséquences de son indiscrétion : il me fallut rester dans mon incertitude sur un sujet où l’incertitude est presque insupportable. Songez, mon Emilie, à ce que je dois souffrir ; je vous vois partir pour une terre étrangère, avec un homme d’un caractère aussi suspect que l’est celui de ce Montoni : mais je ne veux pas vous alarmer sans nécessité ; il est possible, comme l’a dit l’Italien, que ce Montoni ne soit pas celui dont il parloit, et pourtant, Emilie, réfléchissez encore avant que de vous confier à lui. Oh ! je ne devrois plus vous parler. J’oublie, je le sens, toutes les raisons qui m’ont fait tout-à-l’heure abandonner mes espérances et renoncer au désir de vous posséder à l’instant.

Valancourt se promenoit à grands pas sur la terrasse, pendant qu’Emilie, appuyée sur la balustrade, s’abîmoit dans une profonde rêverie. L’ouverture qu’elle venoit de recevoir l’alarmoit plus que peut-être elle ne l’auroit dû, et renouveloit son combat intérieur. Elle n’avoit jamais aimé Montoni. Le feu de ses yeux, l’assurance de ses regards, son orgueil, sa fière hardiesse, la profondeur de ses ressentimens, que des occasions, même légères l’avoient mise dans le cas de développer, étoient autant de circonstances qu’elle n’avoit jamais observées sans émotion ; et l’expression ordinaire de ses traits l’avoit toujours frappée de crainte. Elle croyoit de plus en plus qu’il étoit le Montoni sur lequel l’Italien avoit jeté des soupçons. La pensée de se trouver sous sa puissance absolue, au milieu d’une terre étrangère, lui sembloit affreuse ; mais la crainte n’étoit pas le seul motif qui l’engageât à un mariage précipité. Le plus tendre amour avoit déjà plaidé pour son amant, et n’avoit pu, dans son opinion, l’emporter sur le devoir, sur l’intérêt de Valancourt lui-même, et sur la délicatesse qui la faisoit répugner à une union clandestine. Il ne falloit donc pas attendre que la terreur fît plus que n’avoit fait ensemble et le chagrin et l’amour ; mais cette terreur rendit aux motifs déjà repoussés toute leur énergie, et rendit une seconde victoire nécessaire. Valancourt, dont les craintes pour Emilie devenoient plus fortes à mesure qu’il en pesoit les raisons, ne pouvoit atteindre à cette seconde victoire. Il croyoit voir le plus clairement du monde que ce voyage d’Italie plongeroit Emilie dans un labyrinthe de maux. Il étoit résolu à s’y opposer avec persévérance, et à en obtenir d’elle un titre pour devenir son légitime protecteur.

Emilie, dit-il avec ardeur et solennité, ce moment n’est pas celui des scrupules ; ce n’est pas celui de calculer des incidens frivoles et secondaires, relativement à notre futur bonheur. Je vois maintenant mieux que jamais quels dangers vous allez courir avec un homme du caractère de Montoni. Les ouvertures de l’Italien donnoient beaucoup à craindre, mais moins encore que la physionomie de Montoni et que l’idée qu’elle m’a donnée de lui. Je pense y lire dans ce moment tout ce qu’on pourroit avoir dit à son sujet. C’est lui, c’est certainement lui dont l’Italien m’a parlé ; je n’en puis douter, et je vous conjure, pour votre intérêt et pour le mien, de prévenir des malheurs que je frémis de prévoir. Ô Emilie ! souffrez que ma tendresse, que mes bras vous en arrachent ; donnez-moi le droit de vous défendre.

Emilie soupira. Valancourt continua de la solliciter, de la presser avec toute l’énergie qu’inspirent et l’amour et la crainte. Mais comme son imagination lui avoit grossi les dangers qu’elle pouvoit courir, les brouillards qui l’enveloppoient s’étant dissipés, elle reconnut l’exagération dont sa raison avoit été dupe, elle considéra que rien ne prouvoit que Montoni fût la personne dont avoit parlé l’étranger : que même, s’il l’étoit, l’Italien n’avoit parlé de son caractère et de sa ruine que sur de simples rapports. La physionomie de Montoni servoit bien, il est vrai, à accréditer de pareils bruits ; mais ce n’étoit pas un motif pour les admettre. Probablement elle n’eût pas fait ces réflexions avec tant de précision, à ce moment, si les terreurs de Valancourt, en exagérant les dangers, ne l’eussent pas engagée à écarter les prestiges de sa passion. Mais tandis qu’elle s’efforçoit avec la plus douce manière de le tirer d’une erreur, elle le plongeoit dans une autre. Sa voix, sa figure prirent l’expression du plus affreux désespoir. Emilie, dit-il, ce moment est le plus amer que j’aie encore passé. Non, vous ne m’aimez pas ; non, vous ne pouvez pas m’aimer : il vous seroit impossible de raisonner avec ce sang-froid, avec ce calme, si vous m’aimiez. Moi, je suis déchiré de douleur à l’idée de notre séparation, et des malheurs qui peuvent en être la suite. Il n’est pas de hasards que je ne voulusse affronter pour vous y soustraire, pour vous sauver. Non, Emilie, non, vous ne m’aimez pas.

Nous avons peu de momens à donner aux récriminations et aux sermens, dit Emilie en s’efforçant de cacher son émotion ; si vous êtes encore à apprendre combien vous m’êtes cher, et combien vous le serez éternellement à mon cœur, aucune assurance de ma part ne sauroit vous en convaincre.

Ces derniers mots expirèrent sur ses lèvres, et ses larmes coulèrent abondamment. Ces paroles et ces larmes portèrent encore une fois, et plus fortement que jamais, la conviction de son amour à l’ame de Valancourt. Il ne pouvoit que s’écrier : Emilie ! Emilie ! et pleurer sur sa main, qu’il pressoit de ses lèvres. Après quelques momens, elle se releva de cet abandon de tristesse et lui dit : Il faut que je vous quitte, il est tard ; on pourroit, dans le château, s’appercevoir de mon absence. Pensez à moi, aimez-moi quand je serai loin d’ici. Ma confiance sur ce point fera toute ma consolation.

Penser à vous ! vous aimer ! s’écria Valancourt.

Essayez de modérer ces transports, dit Emilie, pour l’amour de moi, essayez-le pour l’amour de vous !

Oui, pour l’amour de moi, dit Emilie d’une voix tremblante ; je ne puis pas vous laisser dans cet état.

Eh bien ! ne me laissez pas, dit Valancourt avec vivacité : pourquoi nous quitter ou du moins nous quitter pour plus long-temps que jusqu’au point du jour ?

Il m’est impossible, reprit Emilie, il m’est impossible de soutenir de pareils coups ; vous me déchirez le cœur : mais jamais je ne consentirai à cette mesure imprudente et précipitée.

Si nous pouvions disposer du temps, mon Emilie, elle ne seroit pas ainsi précipitée : il faut nous soumettre aux circonstances.

Oui, sans doute, il faut nous y soumettre, dit Emilie. Je vous ai déjà ouvert mon cœur : mes forces sont épuisées. Vous cédiez à mes objections jusqu’au moment où votre tendresse vous a suggéré ces vaines terreurs, qui nous ont fait tant de mal à tous deux. Épargnez-moi ; ne m’obligez pas à répéter les raisons que je vous ai déjà expliquées.

Vous épargner, s’écria Valancourt ! Je suis un misérable ; je ne sentois que ma douleur. Moi, qui devrois avoir montré un courage mâle ; moi, qui aurois dû vous soutenir ; moi ! j’ai augmenté vos peines par la conduite d’un foible enfant. Pardonnez-moi, Emilie ; songez au désordre de mon esprit en ce moment, où je vais quitter tout ce qui m’est cher ; pardonnez-moi. Quand vous serez partie, je me souviendrai avec remords de tout ce que je vous ai fait souffrir ; je désirerai vainement de vous voir, ne fût-ce qu’un seul instant, pour adoucir votre douleur.

Ses larmes encore interrompirent sa voix. Emilie pleura avec lui. Je me montrerai plus digne de votre amour, dit Valancourt à la fin ; je ne prolongerai pas ces momens. Mon Emilie, mon unique bien ; mon Emilie, ne m’oubliez jamais : Dieu sait quand nous nous rejoindrons. Je vous confie à la Providence. Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! protégez-la, bénissez-la.

Il serra sa main contre son cœur. Emilie tomba presque sans vie sur son sein. Ils ne pleuroient plus : ils ne se parloient pas. Valancourt alors commandant à son désespoir, essaya de la consoler et de lui rendre l’assurance. Mais elle paroissoit hors d’état de le comprendre, et un soupir qu’elle exhaloit par intervalle prouvoit seulement qu’elle n’étoit pas évanouie.

Il la soutenoit en marchant lentement vers le château, pleurant et parlant toujours. Elle ne répondoit que par des soupirs. Arrivés enfin à la porte qui terminoit l’avenue, elle sembla se retrouver elle-même ; et regardant autour d’elle, elle apperçut combien ils étoient près du château. C’est ici qu’il faut nous quitter, dit-elle en s’arrêtant ! Pourquoi prolonger ces momens ? Rendez-moi le courage, dont j’ai si grand besoin.

Valancourt fit un effort pour composer ses traits. Adieu, dit-il d’une voix tendre et composée ; croyez que nous nous rejoindrons, que nous nous rejoindrons pour notre mutuel bonheur ! que nous nous rejoindrons pour ne jamais nous séparer ! La voix lui manqua ; mais la recouvrant bien-tôt, il poursuivit d’un ton plus ferme : Vous ne concevez pas ce que je souffrirai jusqu’à ce que j’aie de vos nouvelles. Je ne perdrai aucune occasion de vous faire parvenir mes lettres ; mais je frémis de penser combien peu elles vous parviendront. Fiez-vous à moi, ô Emilie ! pour vous, pour votre repos qui m’est si cher, je m’efforcerai de soutenir cette absence avec courage ! Ô combien peu j’en ai montré ce soir !

Adieu, dit Emilie d’une voix languissante ; quand vous serez parti, je me souviendrai de mille choses que j’avois à vous dire. Et moi ! de tant, de tant de choses, reprit Valancourt ! je ne vous ai jamais quittée sans me souvenir aussi-tôt d’une question, d’une prière, d’une circonstance relative à mon amour, que je brûlois de vous communiquer, et j’étois désolé de ne le pouvoir plus. Ô Emilie ces traits que je contemple à présent, dans un moment seront éloignés de mes regards, et tous les efforts de mon imagination ne pourront me les retracer avec assez d’exactitude. Ô quelle différence infinie entre ce moment et celui qui va le suivre ! Maintenant je suis en votre présence, Je puis vous voir : alors tout ne sera plus qu’un vide effrayant ; et je serai un pauvre exilé, banni de son unique asyle.

Valancourt encore la pressa contre son cœur, et l’y tint en silence en la baignant de larmes. Les larmes vinrent aussi soulager l’oppression d’Emilie. Ils se dirent adieu, gémirent un moment, et se séparèrent. Valancourt sembloit faire un effort pour s’éloigner. Il traversa précipitamment l’avenue ; et Emilie qui marchoit lentement vers le château, entendit ses pas pressés. Elle en écouta les sons qui s’affoiblissoient à chaque instant. Le calme mélancolique de la nuit cessa enfin d’en être interrompu. Elle se hâta de gagner sa chambre pour y chercher le repos : mais, hélas ! il avoit fui loin d’elle, et son malheur ne lui permettoit plus de le goûter.


CHAPITRE III.

Les voitures furent de bonne heure à la porte. Le fracas des domestiques qui alloient, venoient et se heurtoient dans les galeries, tirèrent Emilie d’un sommeil fatigant. Son esprit agité lui avoit présenté toute la nuit les plus effrayantes images et l’avenir le plus, sombre. Elle s’efforça de bannir ces sinistres impressions ; mais elle passoit d’un mal imaginaire à la certitude d’un mal réel. Se rappelant qu’elle avoit quitté Valancourt, et peut-être pour toujours, son cœur s’affoiblissoit à mesure que la mémoire se ranimoit en elle. Elle essaya d’écarter les tristes présages de son imagination, et de concentrer sa douleur, qu’elle ne pouvoit vaincre ; ces efforts répandoient sur son maintien une expression de résignation douce, comme un voile léger rend une beauté plus touchante tout en lui dérobant quelques traits. Mais madame Montoni ne remarqua que son extraordinaire pâleur, et lui en fit de vifs reproches ; elle dit à sa nièce qu’elle s’étoit livrée à des regrets d’enfant, qu’elle la prioit de garder un peu mieux le décorum, et de ne pas laisser voir qu’elle ne pouvoit renoncer à un attachement peu convenable. Les joues pâles d’Emilie se colorèrent d’un vif incarnat, mais sa rougeur étoit celle de l’orgueil ; elle ne fit aucune réponse. Bientôt après Montoni vint déjeûner ; il parla peu, et parut impatient de partir.

Les fenêtres de la salle s’ouvroient sur le jardin. Emilie, en y passant, reconnut la place où, la nuit précédente, elle avoit quitté Valancourt ; ce souvenir déchira son cœur, et elle détourna promptement la vue. Les équipages étant enfin disposés, les voyageurs montèrent en voiture. Emilie eût laissé le château sans éprouver un seul regret, si Valancourt n’eût habité dans le voisinage.

D’une petite éminence elle regarda les longues plaines de Gascogne et les sommets irréguliers des Pyrénées qui s’élevoient au loin sur l’horizon, et qu’éclairoit le soleil levant. Montagnes chéries, disoit-elle en elle-même, que de temps s’écoulera avant que je vous revoie ! que de malheurs, dans cet intervalle, pourront aggraver ma misère ! Oh ! si je pouvois être certaine que je reviendrai jamais, et que Valancourt vivra un jour pour moi, je partirois en paix ! Il vous verra, il vous contemplera, lorsque moi, je serai loin d’ici.

Les arbres qui bordoient la route, et formoient une ligne de perspective avec les lointains prolongés, étoient près d’en ôter la vue ; mais les montagnes bleues se distinguoient encore à travers le feuillage, et Emilie ne quitta pas la portière qu’elle ne les eût absolument perdues de vue.

Un autre objet bientôt s’empara de son attention. Elle avoit à peine remarqué un homme qui marchoit le long du chemin, avec un chapeau rabattu, mais orné d’un plumet militaire. Au bruit des roues il se retourna ; elle reconnut Valancourt. Il fit un signe, s’approcha de la voiture, et par la portière lui mit une lettre dans la main. Il s’efforça de sourire à travers le désespoir qui se peignoit sur son visage ; ce sourire sembla imprimé pour jamais dans l’ame d’Emilie ; elle s’élança à la portière, et le vit sur un petit tertre, appuyé contre de grands arbres qui l’ombrageoient. Il suivit des yeux la voiture, et tendit les bras ; elle continua de le regarder jusqu’à ce que l’éloignement eût effacé ses traits, et que la route, en tournant, l’eût absolument privée de le voir.

On s’arrêta à un château pour y prendre le signor Cavigni, et les voyageurs suivirent les plaines du Languedoc. Emilie étoit reléguée, sans égards, avec la femme-de-chambre de madame Montoni, dans la seconde voiture. La présence de cette fille l’empêcha de lire la lettre de Valancourt ; elle ne vouloit pas exposer l’émotion qu’elle en recevroit à l’observation de personne. Néanmoins, tel étoit son désir de savourer ce dernier adieu, que sa main tremblante fut mille fois au moment d’en rompre le cachet.

On arriva à un village où l’on prit des relais sans descendre, et ce ne fut qu’à l’heure du dîner qu’Emilie put ouvrir sa lettre. Elle n’avoit jamais douté des sentimens de Valancourt ; mais la nouvelle assurance qu’elle en recevoit rendit quelque repos à son cœur. Elle arrosa cette lettre des larmes de la tendresse ; elle la mit à part pour la lire quand elle seroit trop accablée, et s’occuper de lui moins douloureusement qu’elle n’avoit fait depuis leur séparation. Après plusieurs détails qui l’intéressoient vivement, parce qu’ils exprimoient son amour, il la supplioit de penser toujours à lui, au coucher du soleil. Nos pensées se réuniront alors, lui disoit-il : je quitterai le coucher du soleil avec impatience ; je jouirai de cette pensée, que vos yeux se fixent alors sur les mêmes objets que les miens, et que nos cœurs s’entendent. Vous ne savez pas, Emilie, la consolation que je me promets de ces doux momens ; mais je me flatte que vous l’éprouverez à votre tour.

Il est inutile de dire avec quelle émotion Emilie attendit toute la soirée le coucher du soleil : elle le vit décliner sur des plaines à perte de vue, elle le vit descendre et s’abaisser sur les lieux que Valancourt habitoit. Après ce moment, son esprit fut plus calme et plus résigné ; depuis le mariage de Montoni et de sa tante, elle ne s’étoit pas encore sentie si tranquille.

Pendant plusieurs jours, les voyageurs traversèrent le Languedoc : ils entrèrent en Dauphiné. Après quelque trajet dans les montagnes de cette province romantique, ils quittèrent leurs voitures, et commencèrent à monter les Alpes. Ici, des scènes si sublimes s’offrirent à leurs yeux, que les couleurs du langage ne devroient pas oser les peindre. Ces nouvelles, ces étonnantes images occupèrent à tel point Emilie, qu’elles écartèrent quelquefois l’idée constante de Valancourt. Plus souvent elles la rappeloient, elles ramenoient à son souvenir la vue des Pyrénées, qu’ils avoient admirées ensemble, et dont elle croyoit alors que rien ne surpassoit la beauté. Combien de fois elle désira de lui communiquer les sensations nouvelles dont ce spectacle la remplissoit, et qu’il auroit pu partager ! Quelquefois, elle se plaisoit à chercher les remarques qu’il eût faites, et se le figuroit présent. Elle sembloit s’être élevée dans un autre monde ; des idées nobles et grandes donnoient à son ame, à ses affections un sublime essor.

Avec quelles émotions vives et tendres elle s’unit aux pensées de Valancourt, à l’heure du soleil couchant : elle erroit parmi les Alpes, et contemploit ce disque glorieux qui se perdoit au milieu de leurs sommets : ses dernières teintes mouroient sur leurs pointes de neige, et ce théâtre s’enveloppoit seulement d’une majestueuse obscurité ; et quand la dernière nuance fut éteinte, Emilie détourna ses yeux de l’occident avec le regret mélancolique qu’on éprouve au départ d’un ami. L’impression singulière que le voile de la nuit répandoit en se développant, étoit encore augmentée par les bruits sourds qu’on n’entend jamais, à moins que les ténèbres ne fixent l’attention, et qui rendent le calme général encore plus imposant : c’est le mouvement des feuilles, le dernier souffle du vent frais qui s’élève au soleil couchant, ou le murmure des torrens éloignés. Pendant les premiers jours de ce voyage à travers les Alpes, la scène présentoit le mélange surprenant des déserts et des habitations, de la culture et des friches. Au bord d’effrayans précipices, dans le creux de ces rochers, au-dessous desquels on voyoit flotter les nuages, on découvroit des villages, des clochers, des monastères. De verds pâturages, de riches vignobles nuançoient leurs teintes, au pied de rocs perpendiculaires, dont les pointes de marbre ou de granit se couronnoient de bruyères, ou ne montroient que des roches massives entassées les unes sur les autres, terminées par des monceaux de neige, et d’où s’élançoient les torrens qui grondoient au fond de la vallée.

La neige n’étoit pas encore fondue sur les hauteurs du Mont-Cénis, que les voyageurs traversèrent ; mais Emilie en observant le lac de glace, et la vaste plaine qu’entouroient ces rocs brisés, se représenta facilement la beauté dont ils s’orneroient, quand la neige auroit disparu.

En descendant du côté de l’Italie, les précipices devinrent plus effroyables, les aspects plus sauvages, plus majestueux ; Emilie ne se lassoit point de regarder les sommets neigeux des montagnes aux différentes époques du jour : ils rougissoient avec la lumière du matin, et s’enflammoient à midi ; le soir, ils se revêtoient de pourpre ; les traces de l’homme ne se reconnoissoient qu’à la simple flûte du berger, au cor du chasseur, ou à l’aspect d’un pont hardi jeté sur le torrent, pour emporter le chasseur sur les pas du chamois fugitif.

En voyageant au-dessus des nuages, Emilie observoit avec un silence respectueux leurs immenses surfaces qui rouloient au-dessous d’elle ; quelquefois ils couvroient toute la scène, et paroissoient comme un monde dans le chaos ; d’autres fois, ils dégageoient leurs masses, et permettoient de saisir des apperçus du paysage : on voyoit le torrent, dont le fracas assourdissant et toujours entendu, faisoit retentir les cavernes ; on voyoit les rochers et leurs sommets de glace, les noires forêts de sapins, qui descendaient jusqu’au milieu des montagnes. Mais qui pourroit décrire le ravissement d’Emilie, lorsqu’en sortant d’une mer de vapeurs, elle découvrit, pour la première fois, l’Italie ! Du bord d’un de ces précipices affreux et menaçans du Mont-Cénis, qui gardent l’entrée de ce pays enchanteur, elle promena ses regards à travers les nuages qui flottoient encore à ses pieds ; elle vit les riches vallées du Piémont, les plaines de la Lombardie, se perdre dans un lointain confus.

La grandeur des objets qui l’environnèrent tout-à-coup ; la région de montagnes qui sembloient s’accumuler ; les profonds précipices qui se creusoient sous ses pieds ; les touffes de noire verdure, dont les sapins et les chênes tapissoient ces abîmes ; les torrens tumultueux dont les chutes rapides élevoient un nuage de brouillards, ou formoient des mers de glace : tout prenoit un caractère sublime, en contrastant avec le repos, et la beauté de l’Italie ; cette belle plaine dont les bornes étoient celles de l’horizon, en relevoit encore l’éclat par ses teintes bleues, et le ciel et la terre sembloient s’unir.

Madame Montoni n’étoit qu’effrayée, en regardant les précipices au bord desquels les porteurs couroient avec autant de légèreté que de vitesse, et bondissoient comme des chamois ; Emilie en frissonnoit aussi : mais ses craintes étoient mêlées de tant de ravissement, d’admiration, d’étonnement et de respect, qu’elle n’avoit jamais rien éprouvé de semblable.

Les porteurs s’arrêtèrent pour reprendre haleine, et les voyageurs s’assirent sur la pointe d’un rocher. Montoni et Cavigni renouvelèrent une dispute, sur le passage d’Annibal à travers les Alpes ; Montoni prétendoit qu’il étoit entré par le Mont-Cénis, et Cavigni soutenoit que c’étoit par le Mont Saint-Bernard ; cette contestation présenta à l’imagination d’Emilie, tout ce qu’il avoit dû souffrir dans cette hardie et périlleuse aventure. Elle voyoit ses vastes armées se glissant dans les défilés, et gravissant des pointes de rochers : la nuit, ces montagnes étoient brillantes de feux, ou éclairées de flambeaux, que le général faisoit allumer en poursuivant son infatigable marche ; elle voyoit resplendir les armes dans l’obscurité profonde des nuits ; elle voyoit scintiller les casques et les hausse-cols ; elle voyoit flotter les bannières sur les voiles du crépuscule. De temps à autre, le son d’une trompette éloignée faisoit retentir les échos d’un vallon, et ce signal étoit répondu par le frappement subit de toutes les armes ; elle voyoit avec horreur les montagnards postés sur les plus hauts, escarpemens, assaillir les troupes avec des masses de roche ; les soldats et les éléphans tomboient au fond des précipices. Elle écoutoit le retentissement des rocs qui avoit dû suivre leur chute, et ses terreurs imaginaires cédant à de plus réelles, elle frémissoit de se voir sur le bord des mêmes dangers, dont elle se peignoit si vivement la catastrophe.

Madame Montoni, pendant ce temps, regardoit l’Italie ; elle contemploit en imagination la magnificence des palais, et la grandeur des châteaux dont elle alloit se trouver maîtresse à Venise et dans l’Apennin ; elle se croyoit devenue leur princesse. À l’abri des alarmes qui l’avoit empêchée à Toulouse de recevoir toutes les beautés dont Montoni parloit avec plus de complaisance pour sa vanité, que d’égards pour leur honneur ou de respect pour la vérité, madame Montoni projetoit des concerts, quoiqu’elle n’aimât pas la musique ; des conversazioni, quoiqu’elle n’eût aucun talent pour la conversation ; elle vouloit enfin surpasser par la splendeur de ses fêtes et la richesse de ses livrées, toute la noblesse de Venise. Cette flatteuse rêverie fut pourtant un peu troublée : elle se rappela que le signor son époux, quoiqu’il se livrât à ces occasions, quand elles se présentoient, affichoit d’ailleurs un souverain mépris pour la frivole ostentation qui les accompagne. Mais en pensant que son orgueil seroit peut-être plus satisfait de déployer son faste au milieu de ses concitoyens et de ses amis, qu’il ne l’auroit été en France, elle continua de se bercer des brillantes illusions qui d’abord l’avoient enchantée.

Les voyageurs, à mesure qu’ils descendoient, voyoient l’hiver faire place à tous les charmes du printemps : le ciel commençoit à prendre cette belle sérénité qui appartient au climat de l’Italie ; des places couvertes de verdure, des buissons fleuris, mille fleurs nouvelles se découvroient au milieu des rochers ; souvent ils en guirlandoient les antres sauvages, ou tomboient par touffes de leurs monceaux brisés ; les boutons encore tendres annonçoient le tardif épanouissement du chêne et du frêne, ils mêloient une teinte rougeâtre au feuillage entr’ouvert ; plus bas, paroissoient les orangers et les myrtes ; leurs pommes d’or brilloient au milieu du vert noir des feuilles, et contrastoient avec le pourpre des fleurs du grenadier et la pâleur des arbustes grimpans ; plus bas encore, s’étendoient les prairies du Piémont, où les troupeaux, dès le matin, s’engraissoient d’une abondante pâture.

La rivière Doria qui jaillit sur le sommet du Mont-Cénis, et qui se précipitent de cascade en cascade à travers les précipices de la route, se ralentissoit, sans cesser d’être romantique, en se rapprochant des vallées du Piémont. Les voyageurs y descendirent avant le coucher du soleil, et Emilie retrouva encore une fois la paisible beauté d’une scène pastorale : elle voyoit des troupeaux, des collines ornées de bois et brillantes de verdure, des arbrisseaux charmans, et tels qu’elle en avoit vu balancer leurs trésors sur les Alpes elles-mêmes. Le gazon étoit émaillé de fleurs printanières, de jaunes renoncules et de violettes, qui n’exhalent nulle part un aussi doux parfum. Emilie eût bien désiré devenir une paysanne du Piémont, habiter ces riantes chaumières ombragées d’arbres, et appuyées sur les rochers ; elle eût voulu couler une vie tranquille au milieu de ces paysages ; elle pensoit avec effroi, aux, heures, aux mois entiers qu’il falloit passer sous la domination de Montoni.

Le site actuel lui retraçoit souvent l’image de Valancourt ; elle le voyoit sur la pointe d’un rocher, regardant avec extase la féerie qui l’environnoit ; elle le voyoit errer dans la vallée, s’arrêter souvent pour admirer la scène, et dans le feu d’un poétique enthousiasme, s’élancer sur quelque rocher. Mais quand elle songeoit ensuite au temps, à la distance qui devoient les séparer, quand elle pensoit que chacun de ses pas ajoutoit à cette distance, son cœur se déchiroit, et le paysage perdoit tout son charme.

Après avoir traversé la Novalèse, ils atteignirent, après le soleil couché, l’ancienne et petite ville de Suze, qui avoit autrefois gardé le passage des Alpes en Piémont. Depuis l’invention de l’artillerie, les hauteurs qui la commandent en ont rendu les fortifications inutiles ; mais au clair de la lune, ces hauteurs romantiques, la ville au-dessous, ses murailles, ses tours, les lumières qui en éclairoient une partie, formoient pour Emilie un tableau très-intéressant. On passa la nuit dans une auberge, qui n’offroit pas de grandes ressources ; mais l’appétit des voyageurs donnait une délicieuse saveur aux mets les plus grossiers, et la fatigue assuroit leur sommeil. Ce fut là qu’Emilie entendit le premier échantillon d’une musique italienne sur le territoire italien. Assise après souper, près d’une petite fenêtre ouverte, elle observoit l’effet du clair de lune sur les sommets irréguliers des montagnes : elle se rappela que, par une nuit semblable, elle s’étoit une fois reposée sur une roche des Pyrénées avec son père et Valancourt. Elle entendit au-dessous d’elle les sons bien soutenus d’un violon : l’expression de cet instrument, en harmonie parfaite avec les tendres émotions dans lesquelles elle étoit plongée, la surprirent et l’enchantèrent à la fois. Cavigni, qui s’approcha de la fenêtre, sourit de sa surprise. — Bon ! lui dit-il, vous entendrez la même chose, peut-être, dans toutes les auberges : c’est un des enfans de notre hôte qui joue ainsi, je n’en doute pas. Emilie, toujours attentive, croyoit entendre un virtuose : un chant mélodieux et plaintif l’entraîna par degrés à la rêverie : les plaisanteries de Cavigni l’en tirèrent désagréablement ; en même temps, Montoni ordonna de préparer les équipages de bonne heure, parce qu’il vouloit dîner à Turin.

Madame Montoni jouissoit de se trouver encore une fois sur une route unie : elle raconta longuement toutes les terreurs qu’elle avoit eues, oubliant sans doute qu’elle les décrivoit aux compagnons de ses dangers ; elle ajouta qu’elle espéroit bientôt perdre de vue ces horribles montagnes. — Rien au monde, dit-elle, ne pourroit me faire faire le même chemin. Elle se plaignit de lassitude, et se retira de bonne heure. Emilie en fit autant ; elle apprit d’Annette la femme-de-chambre de sa tante, que Cavigni ne s’étoit pas trompé au sujet du musicien qui avoit joué du violon avec tant de goût. C’étoit le fils d’un paysan qui habitoit la vallée voisine ; elle dit de plus qu’il alloit passer le carnaval à Venise, ajouta qu’il passoit pour habile, et qu’il gagneroit beaucoup d’argent. Le carnaval va justement commencer, ajouta-t-elle ; pour moi, j’aimerois mieux vivre dans ces bocages et sur ces jolis coteaux, que d’aller dans une ville. On dit, mademoiselle, que nous ne verrons plus ni bois, ni montagnes, ni prairies, et que Venise est bâtie tout au milieu de la mer.

Emilie convint avec Annette que ce jeune homme perdroit au change, puisqu’il alloit quitter, et l’innocence et la beauté champêtres, pour les voluptés d’une ville corrompue.

Quand elle fut seule, elle ne put dormir. La rencontre de Valancourt, les circonstances de leur séparation, ne cessèrent point d’occuper son esprit : elle se fit le tableau d’une union fortunée dans le sein de la nature et de la félicité. Hélas ! elle craignoit d’en être éloignée pour toujours.


CHAPITRE IV.

De très-bonne heure, le lendemain matin, on partit pour Turin. La riche plaine qui s’étend des Alpes à cette magnifique cité, n’étoit pas alors, comme aujourd’hui, ombragée d’une longue avenue. Des plantations d’oliviers, de mûriers et de figuiers festonnés de vignes, ornoient le paysage, à travers lesquels l’impétueux Eridan s’élance des montagnes, et se joint, à Turin, aux eaux de l’humble rivière Doria. À mesure que nos voyageurs avançoient, les Alpes prenoient à leurs yeux toute la majesté de leur aspect. Les chaînes s’élevoient les unes au-dessus des autres dans une longue succession. Les plus hautes flèches, couvertes de nuages, se perdoient quelquefois dans leurs ondulations, et souvent s’élançoient au-dessus d’eux. Leurs bases, dont les irrégulières cavités présentoient toutes sortes de formes, se peignoient de pourpre et d’azur au mouvement de la lumière et des ombres, et varioient à tout moment leurs tableaux. À l’orient se déployoient les plaines de Lombardie ; Turin élevoit ses tours, et plus loin, les Apennins bordoient un immense horizon.

La magnificence de cette ville, la vue de ses églises, de ses palais, de cette grande place qui s’ouvre de quatre côtés sur les Alpes et les Apennins, surpassoient non-seulement tout ce qu’Emilie avoit jamais vu en France, mais même tout ce qu’elle imaginoit.

Montoni, qui connoissoit Turin, et qui n’étoit que foiblement frappé de ces aspects, ne céda point aux prières de sa femme, qui desiroit voir quelques palais. Il ne resta que le temps nécessaire pour reprendre haleine, et se hâta de partir pour Venise. Pendant ce voyage, les manières de Montoni étoient graves et même hautaines ; elles étoient sur-tout réservées à l’égard de madame Montoni : mais ce n’étoit pas tant la réserve du respect que celle de l’orgueil et du mécontentement. Il s’occupoit peu d’Emilie. Ses entretiens avec Cavigni rouloient communément sur des sujets de guerre ou de politique, que l’état convulsif du pays rendoit alors fort importans. Emilie observoit qu’en racontant quelque exploit signalé, les yeux de Montoni perdoient leur dureté sombre, et paroissoient pétiller. Ils retenoient néanmoins quelque chose de leur alarmante finesse. Elle doutoit quelquefois si leur subit éclat n’étoit pas plutôt l’éclair de la malice que l’étincelle de la valeur. La valeur convenoit assez bien à sa mine haute et chevaleresque ; et Cavigni, avec sa tournure et ses grâces, ne pouvoit lui être comparé.

En entrant dans le Milanais, ces deux seigneurs quittèrent leurs chapeaux français pour la cape italienne écarlate brodée d’or. Emilie fut surprise de voir Montoni y joindre le plumet militaire, et Cavigni se contenter des plumes qu’on y portoit habituellement. Elle crut enfin que Montoni prenoit l’équipage d’un soldat, pour traverser avec plus de sécurité une contrée inondée de troupes et saccagée par tous les partis.

On voyoit dans ces belles plaines les dévastations de la guerre. Là où les terres ne restoient pas incultes, on reconnoissoit les pas du spoliateur. Les vignes étoient arrachées des arbres qui les devoient soutenir ; les olives étoient foulées aux pieds ; les bosquets de mûriers étoient brisés par l’ennemi, pour allumer les flammes qui devoient consumer les hameaux et les villages. Emilie détourna les yeux en soupirant, et les porta sur les Alpes des Grisons, vers le nord. Leurs solitudes sévères sembloient être le sûr asyle d’un malheureux persécuté.

Les voyageurs remarquoient fort souvent des détachemens qui marchoient à quelque distance, et ils éprouvèrent dans les petites auberges de la route l’extrême disette et les autres inconvéniens, qui sont la suite d’une guerre intestine. Ils n’eurent pourtant jamais aucun motif de craindre pour leur sûreté. Arrivés à Milan, ils ne s’arrêtèrent ni pour considérer la grandeur de cette ville, ni pour visiter la cathédrale qu’on bâtissoit encore.

Au-delà de Milan, le pays portoit le caractère d’un ravage plus affreux. Tout alors y paroissoit tranquille ; mais ce repos étoit celui de la mort sur des traits qui conservent encore la hideuse empreinte des dernières convulsions.

Ce ne fut qu’après avoir quitté le Milanais, que les voyageurs rencontrèrent des troupes. La soirée étoit avancée ; ils apperçurent une armée qui défiloit au loin dans la plaine, et dont les lances et les casques brilloient encore des derniers rayons du soleil. La colonne avança sur une partie de la route que resserroient deux tertres élevés. On distinguoit les commandans qui dirigeoient la marche. Plusieurs officiers galopoient sur les flancs, et transmettoient les ordres qu’ils avoient reçus de leurs chefs ; d’autres, séparés de l’avant-garde, voltigeoient dans la plaine à la droite de l’armée.

En approchant, Montoni, par les plumets qui flottoient sur les capes, les bannières, et les couleurs des corps qui suivoient, crut reconnoître la petite armée que commandoit le fameux capitaine Utaldo. Il étoit lié avec lui et avec les principaux chefs. Il fit ranger les voitures sur un côté de la route, pour les attendre et leur laisser passage. Un bruit léger de musique guerrière fut bientôt entendu ; il augmenta par degrés. Emilie discerna les tambours, les trompettes, le son des timbales, et le cliquetis des armures.

Montoni certain que c’étoit la bande du célèbre Utaldo, mit la tête à la portière, et salua le général en agitant sa cape en l’air. Le chef répondit de son épée, et plusieurs officiers s’approchant du carrosse, accueillirent Montoni comme une ancienne connoissance ; le capitaine lui-même arriva bientôt ; la troupe fit halte, et le chef s’entretint avec Montoni, qu’il paroissoit charmé de revoir. Emilie comprit par leur conversation que c’étoit une armée victorieuse qui s’en retournoit dans ses foyers ; et les nombreux charriots qui l’accompagnoient, étoient chargés des opulentes dépouilles de l’ennemi, des soldats blessés et des prisonniers qui seroient rachetés à la paix. Les chefs devoient se séparer le jour suivant, partager le butin, et se cantonner avec leurs bandes, dans leurs châteaux. La soirée devoit donc être consacrée au plaisir, en mémoire de leur commune victoire et des adieux qu’ils alloient se faire.

Utaldo dit à Montoni que son armée alloit camper pour la nuit près d’un village, à un mille de-là ; il l’invita à revenir sur ses pas, à prendre part au festin, en assurant que les dames seroient très-bien servies. Montoni s’excusa sur ce qu’il vouloit gagner Vérone le soir même ; et, après quelques questions sur l’état des environs de cette ville, il prit congé de cette troupe, et partit.

Les voyageurs marchèrent sans interruption ; mais ils n’arrivèrent à Vérone que long-temps après le soleil couché. Emilie n’en vit les délicieux environs que le lendemain. Ils quittèrent cette charmante ville de bonne heure, se rendirent à Padone, et s’embarquèrent sur la Brenta, pour gagner Venise. Ici la scène étoit entièrement changée : ce n’étoit plus ces vestiges de guerre répandus dans les plaines du Milanais, et tout respiroit, au contraire, le luxe et l’élégance. Les bords verdoyans de la Brenta n’offroient que beautés, agrémens et richesses. Emilie considéroit avec plaisir les maisons de campagne de la noblesse vénitienne, leurs frais portiques, leurs colonnades entourées de peupliers et de cyprès d’une hauteur majestueuse et d’une verdure animée ; leurs orangers, dont les fleurs embaumoient les airs ; les saules touffus qui baignoient leur longue chevelure dans le fleuve, et formoient de sombres retraites. Le carnaval de Venise paroissoit transporté sur ces rivages enchanteurs. Les bateaux, dans un perpétuel mouvement, en augmentoient la vie. Toutes les bizarreries des mascarades s’épuisoient dans leurs décorations ; et sur le soir, des groupes de danseurs se faisoient remarquer sous des arbres immenses.

Cavigni instruisoit Emilie du nom des gentilshommes à qui ces maisons de campagne appartenoient. Il y joignoit, pour l’amuser, une légère esquisse de leurs caractères. Emilie quelquefois se divertissoit à l’entendre ; mais sa gaîté ne faisoit plus sur madame Montoni le même effet qu’autrefois : elle étoit souvent sérieuse, et Montoni gardoit sa réserve ordinaire.

Rien n’égala l’étonnement d’Emilie en découvrant Venise ; ses islots, ses palais, ses tours, qui, tous ensemble, s’élevoient de la mer, et réfléchissoient leurs couleurs sur sa surface claire et tremblante. Le soleil couchant donnoit aux vagues, aux montagnes élevées du Frioul, qui bornent au nord la mer Adriatique, une teinte légère de safran. Les portiques de martyre et les colonnes de Saint-Marc étoient revêtues des riches nuances et des ombres du soir. À mesure qu’on voguoit, les grands traits de cette ville se dessinoient avec plus de détail. Ses terrasses, surmontées d’édifices aériens, et pourtant majestueux, éclairés comme ils l’étoient alors, des derniers rayons du soleil, paroissoit plutôt tirées de la mer par la baguette d’un enchanteur, que construites par une main mortelle.

Le soleil ayant enfin disparu, l’ombre s’étendit graduellement sur les flots et sur les montagnes ; elle éteignit les derniers feux qui doroient leurs sommets, et le violet mélancolique du soir s’étendit comme un voile. Qu’elle étoit profonde, qu’elle étoit belle, la tranquillité qui enveloppoit la scène ! La nature sembloit dans le repos. Les plus douces émotions de l’ame étoient les seules qui s’éveillassent. Les yeux d’Emilie se remplissoient de larmes, elle éprouvoit les élans d’une dévotion sublime, en élevant ses regards vers la voûte des cieux, tandis qu’une musique touchante accompagnoit le murmure des eaux. Elle écoutoit dans un ravissement muet, et personne ne rompoit le silence. Les sons paroissoient flotter sur les airs. La barque avançoit d’un mouvement si doux, qu’à peine pouvoit-on la sentir ; et la brillante cité sembloit s’approcher elle-même pour recevoir les étrangers. On distingua alors une voix de femme, qui, soutenue de quelques instrumens, chantoit une douce et langoureuse romance. Le pathétique de son expression, qui sembloit tantôt celle d’un amour passionné, et tantôt l’accent plaintif d’une douleur, sans espérance, annonçoit bien que le sentiment qui la dictoit n’étoit point feint. Ah ! dit Emilie en soupirant et se rappelant Valancourt, certainement ce chant-là part du cœur.

Elle regardoit autour d’elle avec une attentive curiosité. Le crépuscule obscur ne laissoit plus distinguer que d’imparfaites images. Cependant, à quelque distance, sur la mer, elle crut appercevoir une gondole. Un chœur de voix et d’instrumens s’enfla successivement dans les airs. Il étoit si doux ! si solennel ! c’étoit comme l’hymne des anges descendans au milieu du silence des nuits. La musique finit, et l’on eût dit que le chœur sacré remontoit au ciel.

Le calme profond qui succéda étoit aussi expressif que les chants qui avoient cessé ; rien ne l’interrompit pendant quelques minutes ; mais enfin un soupir général sembla tirer tout le monde d’une sorte d’enchantement. Emilie, pourtant, se livra long-temps à l’aimable tristesse qui s’étoit emparée de ses esprits ; mais le spectacle riant et tumultueux que lui offrit la place Saint-Marc, dissipa sa rêverie. La lune, à son lever, jetoit une foible lueur sur les terrasses, sur les portiques illuminés, sur les magnifiques arcades qui les couronnoient, et laissoit voir les sociétés nombreuses, dont les pas légers, les douces guitares, les voix plus douces encore, se mêloient confusément.

La musique que les voyageurs avoient d’abord entendue, passa près de la barque de Montoni, dans une des gondoles qu’on voyoit errer sur la mer au clair de la lune, et tous les brillans acteurs alloient prendre le frais du soir. Presque toutes avoient leurs musiques. Le bruit des vagues sur lesquelles on voguoit, le battement mesuré des rames sur les flots écumans, y joignoient un charme particulier. Emilie regardoit, écoutoit, et se croyoit au temps des fées. Madame Montoni même éprouvoit du plaisir. Montoni se félicitoit d’être enfin de retour à Venise ; il l’appeloit la première ville du monde ; et Cavigni étoit plus sémillant et plus animé qu’à l’ordinaire.

La barque passa sur le grand canal, où la maison de Montoni étoit située. En voguant toujours, les palais de Sansovino et Palladio déployèrent aux yeux d’Emilie un genre de beauté et de grandeur, dont son imagination même n’avoit pu se former l’idée. L’air n’étoit agité que par des sons doux, que répétoient les échos du canal ; et des groupes de masques dansant au clair de lune, réalisoient les brillantes fictions de la féerie.

La barque s’arrêta devant le portique d’une grande maison, et les voyageurs débarquèrent. La terrasse les conduisit, par un escalier de marbre, dans un salon dont la magnificence étonna Emilie. Les murs et les lambris étoient ornés de peintures à fresque. Des lampes d’argent, suspendues à des chaînes de même métal, illuminoient l’appartement. Le plancher étoit couvert de nattes indiennes, peintes de mille couleurs. La draperie des jalousies étoit de soie vert-pâle, brodée d’or, enrichie de franges vertes et or. Le balcon s’ouvroit sur le grand canal. Emilie, frappée du caractère sombre de Montoni, regardoit avec surprise le luxe et l’élégance de son ameublement. Elle se rappeloit avec étonnement qu’on l’avoit représenté comme un homme ruiné. Ah ! se disoit-elle, si Valancourt voyoit cette maison, quelle paix il ressentiroit ! comme il seroit convaincu de la fausseté des rapports !

Madame Montoni prit les airs d’une princesse ; Montoni, impatient et contrarié, n’eut pas même la civilité de la saluer et de la complimenter à son entrée dans sa maison.

À peine arrivé, il commanda la gondole, et sortit avec Cavigni pour prendre part aux plaisirs de la soirée. Madame Montoni devint alors et sérieuse et pensive : Emilie, que tout enchantoit, s’efforça de l’égayer ; mais la réflexion chez madame Montoni ne subjuguoit ni le caprice ni l’humeur, et ses réponses en furent tellement remplies, qu’Emilie renonçant au projet de la distraire, alla se placer à la fenêtre, pour jouir elle-même d’un spectacle si nouveau et si charmant.

Le premier objet qui attira son attention, fut un groupe de danseurs que menoient une guitare et d’autres instrumens. La fille qui tenoit la guitare, et celle qui frappoit le tambourin, dansoient elles-mêmes avec beaucoup de légèreté, de grâces et de gaîté. Après ceux-ci vinrent des masques : les uns étoient en gondoliers, d’autres en ménétriers ; ils chantoient en parties, accompagnés de peu d’instrumens. Ils s’arrêtèrent à quelque distance du portique, et dans leurs chants Emilie reconnut des vers de l’Arioste ; ils chantoient les guerres des Maures contre Charlemagne et les malheurs du paladin Roland. La mesure changea, et fit place à la douce mélancolie de Pétrarque ; la magie de ses douloureux accens étoit encore soutenue d’une musique et d’une expression italienne, et le clair de lune mettoit le comble à cet enchantement.

Emilie ressentoit un profond enthousiasme ; ses larmes couloient en silence, et son imagination la ramenoit en France auprès de Valancourt ; elle vit avec regret s’éloigner les musiciens, et son attention les suivit jusqu’à ce que toute l’harmonie se fût successivement évanouie dans les airs. Emilie resta plongée dans une tranquillité pensive.

D’autres sons bientôt la rendirent encore attentive : c’étoit une majestueuse harmonie de cors. Elle observa que les gondoles se rangeoient en file sur les bords du canal : elle releva son voile et s’avança sur le balcon ; elle reconnut dans la perspective du canal une espèce de procession qui flottoit sur la surface des eaux ; à mesure qu’elle approchoit, les cors et d’autres instrumens se mêlèrent. Bientôt après les déités fabuleuses de la ville semblèrent s’élever des eaux. Neptune, avec Venise son épouse, s’avançoit sur la plaine liquide, entouré des tritons et des nymphes de la mer. La bizarre magnificence de ce spectacle sembloit avoir subitement réalisé toutes les visions des poëtes ; les riantes images dont l’ame d’Emilie se trouvoit remplie, s’y conservèrent encore long-temps après que la troupe se fut écoulée.

Après le souper sa tante veilla long-temps, mais Montoni ne revint pas. Si Emilie avoit admiré la magnificence du salon, elle ne fut pas moins surprise, en observant l’air nu et dégradé de tous les appartemens qu’elle traversa pour gagner sa chambre : elle vit une longue suite de grandes pièces dont le délabrement indiquoit assez qu’elles n’étoient pas ocupées depuis long-temps : c’étaient, sur quelques murailles, les lambeaux fanés d’une ancienne tapisserie ; sur d’autres, quelques peintures à fresque presque enlevées par l’humidité, et dont les couleurs et le dessin étoient presque entièrement effacés. À la fin elle atteignit sa chambre, spacieuse, élevée, dégarnie comme le reste ; elle avoit de hautes jalousies sur la mer. Cet appartement lui forma de sombres idées, mais la vue de la mer les dissipa.


CHAPITRE V.

Montoni et son compagnon n’étoient pas de retour à la maison, quand l’aube du jour rougit les flots : les groupes charmans des danseurs se dispersèrent avec le matin, comme autant d’esprits fantastiques. Montoni avait été occupé ailleurs ; son ame étoit peu susceptible de volupté frivole. Il se plaisoit dans le développement des passions énergiques ; les difficultés, les tempêtes de la vie qui renversent le bonheur des autres, ranimoient tous les ressorts de son ame, et lui procuroient les seules jouissances dont il fut capable. Sans un extrême intérêt, la vie n’étoit pour lui qu’un sommeil. Quand un intérêt réel lui manquoit, il s’enformoit d’artificiels, jusqu’à ce que, l’habitude venant à les dénaturer, ils cessassent d’être fictifs : tel étoit l’amour du jeu. Il ne s’y étoit d’abord livré que pour se tirer de l’inaction et de la langueur, et il y avoit persisté avec toute l’ardeur d’une passion opiniâtre. C’est à jouer qu’il avoit passé la nuit avec Cavigni, dans une société de jeunes gens, qui avoient plus d’écus que d’aïeux, et plus de vices encore que d’argent. Montoni méprisoit la plupart de ces gens, plutôt pour la foiblesse de leurs talens que pour la bassesse de leurs inclinations ; il ne se les associoit que pour en faire les instrumens de ses desseins. Dans ce nombre, cependant, il s’en trouvoit de plus habiles, et Montoni les admettoit à son intimité ; mais encore conservoit-il, à leur égard, cet air hautain et décidé qui commande la soumission aux esprits lâches ou timides, et qui excite la haine et la fierté des esprits élevés. Il avoit donc de nombreux et de mortels ennemis ; mais l’ancienneté de leur haine étoit la preuve de sa puissance ; et comme la puissance étoit son unique but, il étoit plus glorieux d’une haine semblable que de toute l’estime qu’on auroit pu lui témoigner. Il dédaignoit un sentiment aussi modéré que celui de l’estime, et se seroit méprisé lui-même s’il s’étoit cru capable de s’en contenter. Dans le petit nombre de ceux qu’il distinguoit, étoient les Signors Bertolini, Orsino et Verezzi. Le premier avoit un caractère gai, des passions vives ; il étoit d’une dissipation, d’une extravagance sans borne ; mais d’ailleurs, généreux, brave et confiant. Orsino, réservé, hautain, aimoit le pouvoir plus que l’ostentation : son naturel étoit cruel et soupçonneux ; il ressentoit vivement une injure, et la vengeance ne lui laissoit point de repos. Pénétrant, fécond en ressources, patient, constant dans sa persévérance, il savoit maîtriser ses traits et ses passions. L’orgueil, la vengeance, l’avarice étoient presque les seules qu’il connût ; peu de considérations avoient le pouvoir de l’arrêter, peu d’obstacles pouvoient éluder la profondeur de ses stratagèmes. Cet homme étoit sur-tout le favori de Montoni. Verezzi ne manquoit pas de talens ; la violence de son imagination le rendoit esclave des passions opposées. Il étoit gai, voluptueux, entreprenant ; il n’avoit néanmoins ni suite ni vrai courage, et le plus vil égoïsme étoit l’unique principe de ses actions. Prompt dans ses projets, pétulant dans ses espérances, le premier pressé d’entreprendre et d’abandonner, non-seulement ses plans, mais ceux des autres ; orgueilleux, impétueux, révolté contre toute espèce de subordination ; et ceux pourtant qui connoissoient à fond son caractère et qui savoient diriger ses passions, le menoient comme un enfant. Tels étoient les amis que Montoni introduisit dans sa maison et admit à sa table, dès le lendemain de son arrivée à Venise. Il y avoit aussi parmi eux un noble vénitien, appelé le comte Morano et une Signora Livona, que Montoni présenta à sa femme comme une personne d’un mérite distingué. Elle étoit venue le matin, pour la féliciter de son arrivée, et on l’avoit invitée à dîner.

Madame Montoni reçut de très-mauvaise grâce les complimens des Signors. Il suffisoit, pour lui déplaire, qu’ils fussent les amis de son époux ; elle les haïssoit encore, parce qu’elle les accusoit d’avoir contribué à le retenir dehors toute la nuit précédente. Enfin elle leur portoit envie, parce que bien convaincue de son peu d’influence sur Montoni, elle supposoit qu’il préféroit leur société à la sienne. Le rang du comte Morano lui valut un accueil qu’elle refusoit à tout le reste ; son maintien, ses manières dédaigneuses, la recherche extravagante de sa parure (elle n’avoit pas encore adopté le costume vénitien) contrastoient fortement avec la beauté, la modestie, la douceur, la simplicité de sa nièce. Emilie observoit avec plus d’attention que de plaisir, la société qui l’entouroit : la beauté, néanmoins, les grâces séduisantes de la Signora Livona, l’attirèrent involontairement ; la douceur de ses accens, son air de complaisance, réveillèrent dans le cœur d’Emilie les affections aimables qui sembloient sommeiller depuis long-temps. Pour profiter de la fraîcheur de la soirée, toute la compagnie s’embarqua dans la gondole de Montoni : le rouge brillant du couchant coloroit encore les vagues et s’affoiblissoit à l’occident ; les dernières teintes sembloient se dégrader avec lenteur, tandis que le bleu foncé de la voûte céleste commençoit à briller d’étoiles. Emilie se livroit à des émotions aussi douces qu’elles étoient sérieuses ; le calme de la mer, sur laquelle elle voguoit, les images qui venoient s’y peindre, un nouveau ciel, des étoiles répétées dans les flots, l’esquisse rembrunie des tours et des portiques, le silence enfin de cette heure avancée, qu’interrompoit seulement le battement d’une vague et les sons imparfaits d’une musique éloignée, tout élevoit ses pensées. Des larmes s’échappoient de ses yeux ; les rayons de la lune qui prenoient plus de force à mesure que les ombres s’étendoient, jetoient alors sur elle leur éclat argentin. À demi couverte d’un voile noir, sa figure en recevoit une inimitable douceur.

Le comte Morano, assis près d’Emilie, et qui l’avoit considérée en silence, prit tout-à-coup son luth, il en toucha les cordes en chantant d’une voix flatteuse un rondeau plein de mélancolie.

Quand il eut fini, il donna le luth à Emilie. En s’accompagnant sur cet instrument, elle chanta une petite romance, puis une chanson populaire de son pays, avec beaucoup de goût et de simplicité ; mais ce chant qu’elle aimoit, ramena vivement son imagination à des souvenirs affligeans : alors sa voix tremblante expira sur ses lèvres, et les cordes du luth ne résonnèrent plus sous sa main. Honteuse enfin de l’émotion qui l’avoit trahie, elle passa subitement à une chanson si gaie, si légère, que des pas de danse sembloient répondre à toutes les notes. Bravissimo, s’écria son auditoire ; et l’air fut redemandé. Au milieu des complimens qu’on lui fit, ceux du comte ne furent pas les moins empressés ; ils duroient encore quand Emilie passa le luth à la Signora Livona, qui s’en servit avec tout le goût italien.

Le Comte, Emilie, Cavigni, et la Signora, chantèrent ensuite des Canzonnettes, accompagnés de deux luths et de quelques autres instrumens. Quelquefois les instrumens cessoient, et les voix dans un parfait accord s’adoucissoient jusqu’au dernier degré ; elles se relevoient après une pause : les instrumens reprenoient successivement, et le chœur général faisoit retentir les airs.

Pendant ce temps, Montoni, las de cette musique, réfléchissoit au moyen de se dégager de la partie, pour suivre ceux qui voudroient aller au jeu dans un casin. Il proposa de retourner au rivage : Orsino l’appuya de grand cœur ; mais le comte et tous les autres s’y opposèrent avec vivacité.

Montoni méditoit de nouveau comment il pourroit se dispenser d’accompagner le comte plus long-temps : les gondoliers d’un bateau vide, et qui revenoit à Venise, passèrent tout à côté du sien. Sans se tourmenter plus long-temps d’une excuse, il saisit l’occasion, et confiant les dames aux soins de ses amis, il partit avec Orsino. Emilie, pour la première fois, le vit sortir avec regret ; elle regardoit sa présence comme une protection, sans bien savoir ce qu’elle avoit à craindre. Il prit terre à la place Saint-Marc, et courant au casin, il se perdit dans la foule des joueurs.

Le comte avoit secrètement fait partir un de ses gens dans le bateau de Montoni : il avoit demandé sa gondole et ses musiciens. Emilie qui ne savoit rien de ses projets, entendit les joyeuses chansons des gondoliers qui s’approchoient, et qui, placés au bord de leur bateau, troubloient avec leurs rames les flots d’argent où se peignoit la lune : bientôt elle distingua le son des instrumens ; une symphonie bruyante partit ; à l’instant même les bateaux se rencontrèrent, les gondoliers les unirent ; le comte alors expliqua tout, et l’on passa dans sa gondole, que décoroient des ornemens du meilleur goût.

Pendant qu’on partageoit une collation de fruits et de glaces, les musiciens dans l’autre barque faisoient entendre une mélodie charmante ; le comte, assis près d’Emilie, n’étoit occupé que d’elle, et lui prodiguoit d’une belle voix, mais passionnée, des complimens dont le sens n’étoit pas douteux ; pour les éviter elle entretenoit la Signora Livona, et prenoit avec le comte une réserve imposante, mais trop douce pour contenir ses empressemens. Il ne pouvoit voir, entendre qu’Emilie, il ne pouvoit parler qu’à elle. Cavigni l’observoit avec humeur, Emilie avec embarras : elle ne desiroit rien tant que de retourner à Venise.

Ils prirent terre à la place Saint-Marc ; la beauté de la nuit détermina madame Montoni à agréer les propositions du comte, de parcourir la promenade avant que d’aller souper à son casin avec le reste de la société. Si quelque chose avoit pu dissiper les tourmens d’Emilie, c’étoit la nouveauté de tout ce qui l’entouroit, les ornemens des palais et le tumulte des mascarades.

Enfin ils se rendirent au casin ; il étoit orné dans le meilleur goût, un souper splendide y étoit préparé : mais ici la réserve d’Emilie fit comprendre au comte combien la faveur de madame Montoni lui étoit nécessaire : la condescendance qu’elle lui avoit déjà montrée l’empêchoit de juger l’entreprise bien difficile ; il reporta donc sur la tante une partie de ses attentions pour Emilie. Madame Montoni fut tellement flattée de cette distinction, qu’elle ne put en dissimuler sa joie ; avant la fin de la soirée le comte avoit toute son estime. S’adressoit-il à madame Montoni ? Son visage morose s’épanouissoit, elle sourioit à toutes ses paroles, agréoit toutes ses propositions ; il l’invita avec la société à prendre le café dans sa loge, à l’opéra, le jour suivant : Emilie entendit qu’elle acceptoit, et ne fut plus occupée que de trouver une excuse qui l’en dispensât.

Il étoit tard avant que la gondole fût demandée : la surprise d’Emilie fut extrême, quand à la sortie du casin elle vit le soleil s’élever des flots adriatiques, et la place Saint-Marc encore remplie de monde ; le sommeil depuis long-temps appesantissoit ses yeux, la fraîcheur du vent de mer la ranima, et elle auroit même quitté la place avec regret, sans la présence du comte, qui voulut absolument escorter les dames jusques chez elles. Là, elles apprirent que Montoni n’étoit point encore rentré : sa femme rentra dans son appartement, et délivra Emilie de l’ennui de sa compagnie.

Montoni revint tard ; il étoit en fureur : il avoit fait une perte considérable ; avant de se coucher il voulut entretenir particulièrement Cavigni, et l’air de ce dernier fit assez voir le jour suivant que le sujet de la conférence lui avoit été peu agréable.

Madame Montoni, qui tout le jour avoit gardé le silence du mécontentement, reçut vers le soir quelques vénitiennes, dont les douces manières avoient enchanté Emilie. Ces dames avoient un grand air d’aisance, de bienveillance avec les étrangers ; il sembloit qu’elles les connussent depuis long-temps ; leur conversation étoit tour-à-tour tendre, sentimentale, sémillante. Madame Montoni même, qui n’avoit aucun attrait pour ce genre d’entretien, et dont la sécheresse et l’égoïsme contrastaient souvent à l’excès avec leur extrême politesse, madame Montoni ne put être insensible à leurs charmes.

Une dame, appelée la signora Herminie, prit un luth, et se mit à chanter avec autant de gaîté et de facilité que si elle eut été seule. Sa voix étoit d’une extrême étendue et d’une flexibilité prodigieuse. Elle paroissoit en ignorer les avantages, et ne songer à rien moins qu’à s’en prévaloir ; elle chantoit, parce qu’elle étoit contente. Son voile retomboit négligemment par-derrière ; elle tenoit son luth avec grâce ; et les fleurs et le feuillage, placés dans de grandes caisses pour ombrager les jalousies, formoient un dôme au-dessus d’elle. Emilie s’éloigna un peu, esquissa légèrement sa figure avec ces jolis accessoires, en fit un dessin agréable, et présenta l’ouvrage à son charmant original. Herminie le reçut avec autant de plaisir que de reconnoissance, en jurant que ce gage d’amitié lui deviendroit à jamais précieux.

Cavigni rejoignit les dames dans la soirée. Montoni avoit d’autres engagemens. Elles s’embarquèrent dans la gondole pour se rendre à la place Saint-Marc, où l’affluence étoit aussi considérable que la veille.

Après une courte promenade, on s’assit à la porte d’un casin ; et pendant que Cavigni se faisoit apporter du café et des glaces, le comte Morano arriva. Il aborda Emilie avec un air d’impatience et de plaisir, qui, joint à ses attentions continuelles de la veille, l’obligèrent à le recevoir avec la plus timide réserve.

Il étoit près de minuit lorsqu’on se rendit à l’opéra. Emilie, en y entrant, se rappela tout ce qu’elle venoit de quitter, et fut moins éblouie. Toute la splendeur de l’art lui paroissoit au-dessous du sublime de la nature. Son cœur n’étoit pas ému ; des larmes d’admiration ne s’échappèrent pas de ses yeux comme à la vue d’un océan immense et de la grandeur des cieux, au son des vagues tumultueuses, aux accords d’une musique enivrante. De tels souvenirs dévoient rendre insipide la scène usée qui s’offroit à ses regards.

La soirée se passa sans aucun incident remarquable. Emilie en desiroit la fin, pour se dérober aux empressemens du comte. Les rapprochemens naissent souvent des contrastes. En voyant le comte Morano, elle songeoit à Valancourt, et soupiroit.

Plusieurs semaines s’écoulèrent dans le cours des visites ordinaires. Emilie s’amusoit à considérer un théâtre et des mœurs aussi opposés à ceux de la France ; mais le comte Morano s’y trouvoit trop fréquemment pour sa tranquillité. Ses grâces, sa figure, ses agrémens, qui faisoient l’admiration générale, eussent peut-être attiré aussi celle d’Emilie, si son cœur n’eût été rempli de Valancourt. Peut-être encore eût-il fallu qu’il eût mis plus de modération dans ses poursuites. Quelques traits de son caractère qu’il découvrit dans sa persécution, indisposèrent Emilie sur tout le reste, et la prévinrent contre ses meilleures qualités.

Bientôt après son arrivée à Venise, Montoni reçut un paquet de M. Quesnel. Il annonçoit la mort de l’oncle de sa femme, à sa maison de la Brenta, et le projet qu’il avoit formé de venir promptement prendre possession de cette maison et des autres biens qui devenoient son partage. Cet oncle étoit frère de la mère de madame Quesnel. Montoni lui étoit parent du côté de son père ; et quoiqu’il n’eût rien à prétendre sur cette riche succession, il ne put cacher toute l’envie que cette nouvelle, excitoit dans son cœur.

Emilie avoit observé que, depuis son départ de France, Montoni n’avoit pas même conservé d’égards pour sa tante : d’abord, il l’avoit négligée ; maintenant il ne lui montroit que de l’éloignement et de l’humeur. Elle n’avoit jamais supposé que les défauts de sa tante eussent échappé au discernement de Montoni, et que son esprit et sa figure eussent mérité son attention. La surprise que lui causa ce mariage avoit été extrême ; mais le choix étant fait, elle n’imaginoit pas comment il pouvoit aussi ouvertement lui témoigner tout son mépris. Montoni, attiré par l’apparente richesse de madame Chéron, se trouva singulièrement déchu de ses espérances. Séduit par les ruses qu’elle avoit mises en œuvre tant qu’elle l’avoit cru nécessaire, il s’étoit vu duper dans une affaire où lui-même il avoit voulu tromper. Il avoit été joué par les finesses d’une femme dont il estimoit fort peu l’intelligence, et se trouvoit avoir sacrifié son orgueil et sa liberté, sans se préserver de la ruine désastreuse suspendue sur sa tête. Madame Montoni avoit placé sur elle-même la plus grande partie de sa fortune. Montoni s’étoit emparé du reste ; et quoique la somme qu’il en avoit réalisée fût inférieure à son attente comme à ses besoins, il avoit emporté cet argent à Venise, pour en imposer au public et tenter la fortune par un dernier effort.

Les ouvertures qu’on avoit faites à Valancourt sur le caractère et la position de Montoni, n’étoient que trop exactes. C’étoit au temps, c’étoit aux occasions à dévoiler le mystère.

Madame Montoni n’étoit pas de caractère à souffrir une injure avec douceur, encore moins à la ressentir avec dignité. Son orgueil exaspéré se déployoit avec toute la violence, toute l’aigreur d’un esprit étroit, ou tout au moins fort mal réglé. Elle ne vouloit pas même reconnoître que sa duplicité avoit en quelque sorte provoqué un pareil mépris. Elle persista à croire qu’elle seule étoit à plaindre, et que Montoni étoit seul à blâmer. Peu capable de saisir quelque idée morale d’obligation, elle n’en concevoit la force que lorsqu’on les violoit à son égard. Sa vanité souffroit déjà cruellement du mépris ouvert de son époux ; il lui restoit à souffrir davantage en découvrant l’état de ses biens. Le désordre de sa maison apprenoit une partie de la vérité aux personnes sans passion ; mais celles qui vouloient très-décidément ne croire que selon leurs désirs, étoient tout-à-fait aveuglées. Madame Montoni ne se croyoit guère moins qu’une princesse, étant souveraine d’un palais à Venise, et d’un château dans l’Apennin. Quelquefois Montoni parloit d’aller pour quelques semaines à son château d’Udolphe. Il vouloit en examiner l’état et y recevoir ses revenus. Il paroissoit que depuis deux ans il n’en avoit pas approché, et que le château étoit abandonné aux soins d’un ancien domestique, que Montoni appeloit son intendant.

Emilie entendoit parler de ce voyage avec plaisir ; il lui promettent des idées nouvelles, et quelque intervalle aux assiduités de Morano. D’ailleurs, à la campagne, elle auroit plus de loisir pour s’occuper de Valancourt, pour se livrer à la mélancolie en se peignant son image, pour se retracer les environs de la Vallée que sanctifioit la mémoire de ses parens. Ces tableaux qu’elles se faisoit étoient plus doux à son cœur que toute la magnificence des assemblées.

Le comte Morano ne s’en tint pas long-temps au langage muet de l’empressement. Il déclara sa passion à Emilie, et fit ses propositions à Montoni, qui les agréa en dépit des refus d’Emilie. Encouragé par Montoni, et sur-tout par une aveugle vanité, le comte ne désespéra point de son succès. Emilie fut surprise et vivement offensée de sa persévérance.

Morano passoit presque tout son temps chez Montoni ; il y dînoit habituellement, et il suivoit par-tout madame Montoni et Emilie.

Montoni ne parloit plus de ce voyage ; il n’étoit chez lui que lorsque le comte ou le signor Orsino s’y trouvoient. Il se manifestoit une extrême froideur entre lui et Cavigni, quoique le dernier habitât toujours la maison. Montoni étoit enfermé souvent avec Orsino pendant des heures entières ; quel que pût être le sujet de leur conversation, il falloit qu’il fût très-important, puisque Montoni y sacrifioit sa passion favorite pour le jeu, et passoit la nuit dans la maison. Il y avoit quelque chose de mystérieux dans les visites d’Orsino ; Emilie en étoit encore plus alarmée que surprise : elle avoit involontairement découvert dans son caractère ce qu’il s’efforçoit d’y cacher. Montoni, après ses visites, étoit quelquefois plus pensif que de coutume ; quelquefois ses profondes rêveries l’isoloient de tout ce qui l’entouroit, et jetoient sur sa figure un nuage qui la rendoit terrible. Une autre fois ses yeux sembloient lancer des étincelles, et toute l’énergie de son ame sembloit réunie pour quelque formidable entreprise. Emilie démêloit, avec un extrême intérêt le caractère de ses pensées ; mais elle se garda bien de témoigner à madame Montoni ou ses craintes ou ses observations, et madame Montoni ne remarquoit alors dans son époux que son ordinaire sévérité.

Une seconde lettre de M. Quesnel annonça son arrivée et celle de sa femme à Miarenti : elle contenoit quelques détails sur le heureux hasard qui le conduisoit en Italie, et finissoit par une pressante invitation pour Montoni, son épouse et sa nièce, de le visiter dans sa nouvelle possession.

Emilie reçut, à-peu-près dans le même temps, une lettre bien plus intéressante, et qui, pour quelque-temps, adoucit l’amertume de son cœur. Valancourt espérant qu’elle pouvoit être encore à Venise, avoit hasardé une lettre par la poste : il lui parloit de son amour, de ses inquiétudes et de sa constance. Il avoit langui à Toulouse encore quelque temps après son départ ; il y avoit goûté le plaisir d’errer dans tous les lieux où elle avoit eu l’habitude de se trouver ; il en étoit parti pour se rendre au château de son frère, dans le voisinage de la Vallée. Il ajoutoit : « Si mon service et mon devoir ne m’obligeoient pas à rejoindre mon régiment, je ne sais pas quand j’aurois assez de courage pour m’éloigner d’un lieu que votre souvenir me rend si cher. Le voisinage de la Vallée est le seul motif qui m’ait retenu si long-temps à Estuvière. Je partois à cheval de grand matin, j’allois m’égarer tout le jour dans ces lieux chéris qui furent votre asyle, où je vous ai vu, où j’ai entendu votre voix. J’avois renouvelé connoissance avec la bonne vieille Thérèse, qui se réjouissoit de me retrouver, afin de me parler de vous. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point cette circonstance m’attacha à Thérèse, et comme je l’écoutois avidement sur ce sujet inépuisable. Vous devinerez le motif qui me fit d’abord désirer d’être reconnu par elle. Je voulois être admis dans le château, dans les jardins qu’avoit habités mon Emilie. Je trouve votre image dans chaque bosquet ; j’aime sur-tout à m’asseoir sous l’ombrage touffu de votre platane favori, dans cet endroit où nous fûmes une fois assis ensemble, où j’osai vous dire que je vous aimois. Ô ma chère Emilie ! le souvenir de ces momens s’empare de moi tout entier. Je me perds dans les rêveries ; je m’efforce à vous voir à travers le nuage de mes larmes ; je voudrois entendre les accens de cette voix qui firent tressaillir mon cœur et de tendresse et d’espérance. Je m’appuie sur les murs de cette terrasse d’où nous regardions ensemble le cours rapide de la Garonne. Emilie ! ces momens sont-ils passés pour toujours ! ces momens ne reviendront-ils plus » !

Dans une autre partie de la lettre, il écrivoit : « Vous devez voir que ma lettre est datée de plusieurs jours différens. Regardez ces premières lignes, et vous verrez que je les écrivis bientôt après votre départ de France. Vous écrire, c’est la seule occupation qui me tira de ma mélancolie, et qui me rendit votre absence supportable : il me sembloit qu’elle vous rapprochoit. Quand je conversois avec vous sur le papier, quand je vous exprimois chacun des sentimens, chacune des affections de mon cœur, vous me paroissiez presque présente ; je n’ai pas eu d’autre consolation. J’ai différé d’envoyer mon paquet, uniquement pour le plaisir de l’augmenter ; il étoit pourtant bien certain que ce que j’écrivois n’étoit rien jusqu’à ce que vous l’eussiez reçu. Si mon esprit étoit plus abattu que de coutume, je venois épancher sa tristesse auprès de vous, et j’y trouvois toujours un adoucissement à ma peine. Quand une circonstance quelconque avoit intéressé mon cœur, et répandoit un rayon de joie dans mon ame, je me hâtois de vous le communiquer, et vous m’en réfléchissiez la jouissance. Ainsi, ma lettre est une espèce de tableau de ma vie et de mes pensées pendant le mois précédent ; elle me rendoit heureux pendant que je l’écrivois. J’ose espérer que les mêmes motif empêcheront qu’elle ne vous soit indifférente ; mais, pour d’autres lecteurs, elle ne seroit qu’un long tissu d’inutilités.

» Je viens d’apprendre une circonstance qui détruit à-la-fois toutes mes illusions. Elle me résigne à la nécessite de rejoindre mon régiment. Je ne puis plus errer sous ces ombrages chéris où je vous trouvois en pensée. La Vallée est louée. J’ai lieu de croire que c’est à votre insu, d’après ce que Thérèse m’a dit ce matin, et c’est pour cela que je vous en parle. Elle fondoit en larmes en me racontant qu’elle alloit quitter le service de sa chère maîtresse et le château où elle avoit passé tant d’années heureuses : et tout ceci, ajoutoit-elle, sans une lettre de mademoiselle qui m’en adoucisse la douleur. C’est l’ouvrage de M. Quesnel ; et j’ose dire qu’elle ignore elle-même tout ce qui va se passer ici.

» Thérèse m’apprit qu’elle avoit reçu une lettre de lui. Il lui annonçoit que le château étoit loué ; qu’on n’avoit plus besoin de ses services, et qu’elle eût à déloger dans la semaine où elle recevroit cette nouvelle.

» Avant la réception de cette lettre, elle avoit été surprise par l’arrivée de M. Quesnel et d’un étranger, et tous deux avoient curieusement examiné l’habitation ».

Vers la fin de la lettre, datée d’une semaine ; après cette phrase, Valancourt ajoute : « J’ai reçu un ordre de mon régiment, et je le rejoins sans regret, puisque je suis exilé d’un lieu si doux pour mon cœur. Je suis allé ce matin à la Vallée. J’ai su que le nouveau locataire y étoit, et que Thérèse étoit partie. Je ne vous parlerois pas de cela avec tant de liberté, si je n’imaginois pas que la disposition de votre maison vous est inconnue. J’ai essayé d’obtenir quelques détails sur le caractère et la fortune de votre locataire. Je n’ai pu m’en procurer. L’enclos, dont j’ai fait le tour en dehors de ses barrières, me parut plus mélancolique que jamais. J’aurois désiré vivement d’y pénétrer pour dire adieu à votre platane et à vous, et m’occuper de vous encore une fois sous son ombrage. Mais je n’ai pas voulu exciter la curiosité d’un étranger. La pêcherie dans les bois m’étoit encore ouverte. J’y allai ; j’y passai une heure ; je ne puis me le rappeler sans émotion. Ô Emilie ! sûrement nous ne sommes pas séparés pour toujours ! sûrement nous vivrons l’un pour l’autre ».

Cette lettre fit verser bien des larmes à Emilie, mais des larmes de tendresse et de satisfaction, en apprenant que Valancourt se portoit bien, et que l’absence ni le temps n’avoient effacé son image. Cette lettre étoit remplie de choses qui la touchèrent. Avec quelle sensibilité Valancourt racontoit ses visites à la Vallée, rendoit compte des émotions délicates que ce lieu réveilloit en lui ! Elle eut bien de la peine à se distraire de Valancourt. Quant à l’avis qu’il lui donnoit sur la Vallée, elle étoit surprise et blessée que M. Quesnel eût loué son habitation sans daigner même la consulter. Ce procédé montroit assez à quel point il croyoit son autorité absolue, et ses pouvoirs illimités dans le maniement de ses affaires. Il est vrai qu’avant son départ, il lui avoit proposé de louer la Vallée, et sous le rapport de l’économie elle n’avoit rien eu à objecter ; mais confier aux caprices d’un étranger le domaine et les délices de son père, la priver d’un asyle certain si quelques malheureuses circonstances pouvoient le lui rendre nécessaire ! voilà ce qui l’avoit déterminée à s’y opposer fortement. Son père à sa dernière heure avoit reçu d’elle la promesse sacrée de ne jamais disposer de la Vallée. C’étoit violer cette promesse que de souffrir la location du château. Il devenoit trop évident que M. Quesnel n’avoit tenu compte de ses volontés ; et qu’il regardoit comme indifférent tout ce qui mettoit obstacle aux seuls avantages pécuniaires. Il paroissoit aussi qu’il n’avoit pas daigné informer Montoni de sa démarche, puisque ce dernier n’auroit eu aucune raison de la lui cacher s’il l’eût connue. Cette conduite déplaisoit à Emilie, et l’étonnoit. Mais ce qui l’affligeoit sur-tout, c’étoit la disposition de la Vallée pour un temps, et le renvoi de la vieille et fidelle servante de son père. Pauvre Thérèse, disoit Emilie, tu n’as pas beaucoup amassé dans ton service ; tu étois charitable pour les malheureux, et tu croyois mourir dans la famille où tu avois passé tes meilleures années ! Pauvre Thérèse ! On te chasse aujourd’hui, dans ta vieillesse : tu vas donc mendier ton pain ! Emilie pleuroit amèrement en faisant ces réflexions. Elle chercha ce qu’elle pouvoit faire pour Thérèse, comment elle s’expliqueroit à ce sujet, avec M. Quesnel. Elle craignoit beaucoup que son ame glacée ne sentît rien. Elle voulut s’informer si, dans ses lettres à Montoni, M. Quesnel faisoit mention de ses affaires, et bientôt Montoni lui en fournit l’occasion : il la fit prier de passer dans son cabinet. Elle ne doutoit pas qu’il n’eût à lui communiquer la partie de la lettre de M. Quesnel, relative à son opération de la Vallée ; elle s’y rendit promptement. Il étoit seul.

J’écrivois à M. Quesnel, lui dit-il, quand elle parut ; c’est une réponse à la lettre que j’en ai reçue dernièrement. Je desirois vous entretenir sur un article de cette lettre.

— Je desirois aussi, monsieur, vous entretenir à ce sujet, répondit Emilie. C’est une chose très-intéressante pour vous, reprit Montoni ; vous la voyez, sans doute, sous le même rapport que moi ; car on ne peut l’envisager sous aucun autre : vous conviendrez que toute objection fondée sur le sentiment, comme on l’appelle, doit céder à des considérations d’un avantage plus solide.

— En accordant ceci, dit Emilie modestement, il me semble que les considérations d’humanité doivent entrer aussi dans le calcul ; mais je crains qu’il ne soit trop tard pour délibérer sur ce plan, et je regrette qu’il ne soit plus en mon pouvoir de le rejeter.

— Il est trop tard, dit Montoni ; mais je suis bien aise de voir que vous vous soumettez à la raison et à la nécessité, sans vous livrer à des plaintes inutiles. J’applaudis singulièrement à cette conduite ; elle annonce une force d’ame dont votre sexe est rarement capable. Quand vous aurez quelques années de plus, vous reconnoîtrez le service que vos amis vous rendent en vous retirant des romanesques illusions du sentiment ; vous les regarderez comme des lisières d’enfance qu’il faudroit briser en sortant de nourrice. Je n’ai pas fermé ma lettre, et vous pouvez y ajouter quelques lignes pour informer votre oncle de votre consentement : vous le verrez bientôt. Mon intention est de vous mener à Miarenti sous peu de jours avec madame Montoni ; vous pourrez causer de cette affaire.

Emilie écrivit sur le dos du papier les lignes suivantes :

« Il est à présent inutile, monsieur, de vous présenter des observations sur l’objet dont le Signor Montoni m’apprend qu’il vous écrit. J’aurois pu désirer qu’on eût conclu l’affaire moins précipitamment ; cela m’auroit donné du temps pour vaincre ce que le Signor appelle des préjugés, et dont le poids accable mon cœur. Puisque la chose est faite, je m’y soumets ; mais malgré ma soumission, j’ai bien des choses à dire sur d’autres points relatifs au même sujet, et je les réserve pour le moment où j’aurai l’honneur de vous voir. Je vous prie, monsieur, en attendant, de vouloir bien prendre soin de la pauvre Thérèse, en considération, monsieur, de votre nièce affectionnée,

» Emilie Saint-Aubert ».

Montoni sourit ironiquement à ce qu’avoit écrit Emilie, mais il ne lui fit aucune objection. Elle se retira dans son appartement, et commença une lettre pour Valancourt ; elle y rapportait les particularités de son voyage et son arrivée à Venise. Elle y décrivoit les scènes les plus frappantes de son passage dans les Alpes, ses émotions à la première vue de l’Italie, les mœurs et le caractère du peuple qui l’entouroit, et quelques détails sur la conduite de Montoni. Elle évita de nommer le comte Morano ; elle parla bien moins encore de la déclaration qu’il avoit faite, elle savoit combien le véritable amour est prompt à s’effrayer.

Le jour suivant, le comte dîna chez Montoni ; il étoit d’une rare gaîté. Emilie remarqua, dans ses manières avec elle, un air de confiance et de joie qu’il n’avoit jamais eu : elle s’efforça de le réprimer en redoublant sa froideur habituelle, mais elle n’y réussit pas. Il parut épier l’occasion de l’entretenir sans témoins ; mais Emilie lui répliqua toujours qu’elle ne vouloit rien entendre de ce qu’il ne vouloit pas dire tout haut.

Sur le soir, madame Montoni et sa société allèrent se promener sur la mer ; le comte en conduisant Emilie à son zendaletto, porta sa main jusqu’à ses lèvres, et la remercia de la condescendance qu’elle avait daigné lui montrer. Emilie surprise et mécontente, se hâta de retirer sa main, et crut qu’il plaisantoit. Mais, quand au bas de la terrasse elle vit à la livrée que c’étoit le zendaletto du comte, et que le reste de la société, s’étant arrangé dans les gondoles, étoit au moment de partir, elle résolut de ne point souffrir un entretien particulier, elle lui donna le bonsoir et retourna vers le portique. Le comte la suivit, priant et suppliant Montoni, qui parut et fit trêve aux sollicitations. Il prit Emilie par la main, et la mena au zendaletto ; Emilie prioit tout bas Montoni de considérer l’inconvenance de cette démarche. — Ce caprice est intolérable, dit-il, et je n’y céderai point. Je ne vois ici nulle inconvenance.

De ce moment, l’éloignement d’Emilie pour le comte devint une sorte d’horreur ; l’audace inconcevable avec laquelle il continuoit de la poursuivre en dépit de son refus, l’indifférence qu’il témoignoit pour son opinion particulière, tant que Montoni favoriseroit ses prétentions, tout se réunissoit pour augmenter l’excessive répugnance qu’elle n’avoit jamais cessé de ressentir pour lui. Elle fut pourtant un peu moins mécontente, en apprenant que Montoni seroit de la partie. Il se mit d’un côté, Morano se plaça de l’autre ; on ne dit pas un mot pendant que les gondoliers préparoient leurs rames. Emilie frémissoit de l’entretien qui suivroit ce silence ; elle eut enfin assez de courage pour le rompre, par quelques paroles oiseuses, à dessein de prévenir les beaux discours de l’un et les reproches de l’autre.

— J’étois impatient, lui dit le comte, de vous exprimer la reconnoissance que j’ai de vos bontés ; mais je dois aussi des remercîmens au signor Montoni, qui m’a procuré l’occasion que je desirois si vivement.

Emilie regarda le comte avec un mélange de surprise et de mécontentement.

Quoi donc ! continua-t-il, voudriez-vous diminuer le charme de ce moment délicieux ! Pourquoi me rejeter dans les perplexités du doute, et démentir par vos regards, la faveur de vos dernières déclarations ? vous ne pouvez douter de ma sincérité, de toute l’ardeur de ma passion. Il est inutile, charmante Emilie, sans doute il est bien inutile que vous cherchiez plus long-temps à déguiser vos sentimens.

Si je les avois jamais déguisés, monsieur, reprit Emilie après avoir recueilli ses esprits, sans doute il seroit inutile de dissimuler plus long-temps. J’avois espéré que vous m’épargneriez la nécessité de les déclarer encore ; mais puisque vous m’y forcez, entendez-moi protester, et pour la dernière fois, que votre persévérance vous prive même de l’estime dont j’étois disposée à vous croire digne.

Pour le coup, s’écria Montoni, cela passe mon attente ; j’avois reconnu des caprices dans les femmes, mais… Observez, mademoiselle Emilie, que si le comte est votre amant, moi, je ne le suis point, et je ne servirai pas de jouet à vos capricieuses incertitudes. On vous propose une alliance dont toute famille se trouveroit honorée : la vôtre n’est pas noble, souvenez-vous-en ; vous avez résisté long-temps à mes remontrances, mon honneur est maintenant engagé ; je n’entends pas souffrir qu’on y porte atteinte. Vous persisterez, s’il vous plaît, dans la déclaration que vous m’avez chargé de faire au comte.

— Il faut certainement que vous soyez dans l’erreur, monsieur, dit Emilie ; mes réponses sur ce sujet ont été constamment les mêmes ; il est indigne de vous de m’accuser de caprices. Si vous avez consenti, monsieur, à vous charger de mes réponses, c’est un honneur que je ne sollicitois pas : j’ai déclaré moi-même au comte Morano ainsi qu’à vous, monsieur, que jamais je n’accepterois l’honneur qu’il veut bien me faire, et je le répète.

Le comte regardoit Montoni d’un air de surprise : le maintien de celui-ci montroit aussi de la surprise, mais une surprise mêlée d’indignation. Il y a ici autant d’audace que de caprice, dit-il enfin. Nierez-vous vos propres mots, madame ?

— Une telle question ne mérite point de réponse, monsieur, reprit Emilie en rougissant ; vous vous la rappellerez, et vous vous repentirez de l’avoir faite.

— Répondez catégoriquement, répliqua Montoni, dont la voix s’élevoit avec une nouvelle véhémence. Voulez-vous nier vos propres mots ? voulez-vous nier que tout-à-l’heure vous avez reconnu qu’il étoit trop tard pour échapper à vos engagemens ; que vous avez accepté la main du comte ? voulez-vous le nier ?

— Je nierai tout cela, parce qu’aucun mot de ma bouche n’a jamais rien exprimé de semblable.

— Nierez-vous ce que vous avez écrit à M. Quesnel, votre oncle ? Si vous le faites, votre écriture portera témoignage contre vous. Qu’avez-vous à dire maintenant, continua Montoni, se prévalant du silence et de la confusion d’Emilie ?

— Je m’apperçois, monsieur, que vous êtes dans une grande erreur, et que j’ai moi-même été trompée.

— Plus de duplicité, je vous en prie. Soyez franche et sincère, si cela se peut.

— Je l’ai toujours été, monsieur, et je n’ai sûrement aucun mérite à cela. Je n’ai rien à dissimuler.

— Qu’est-ce donc que cela, s’écria Morano avec émotion ?

— Suspendez votre jugement, comte, répliqua Montoni ; les idées d’une femme sont impénétrables. À présent, madame, venons à l’explication…

— Excusez-moi, monsieur, si je suspends cette explication jusqu’au moment où vous paroîtrez plus disposé à la confiance ; tout ce que je dirois en ce moment ne serviroit qu’à m’exposer à l’insulte.

— Une explication, je vous prie, dit Morano.

— Parlez, reprit Montoni, je vous donne toute confiance. Écoutons.

— Souffrez que je vous conduise à un éclaircissement en vous faisant une question.

Mille, si cela vous plaît, dit Montoni dédaigneusement.

— Quel étoit le sujet de votre lettre, à M. Quesnel ?

— Eh ! que pouvoit-il être ? L’offre honorable du comte Morano.

— Alors, monsieur, nous nous sommes tous les deux trompés étrangement.

— Nous nous sommes aussi mépris, je le suppose, dit Montoni, dans la conversation qui précéda la lettre. Je dois vous rendre justice ; vous êtes ingénieuse à faire naître un mal-entendu.

Emilie tâchoit de retenir ses larmes et de répondre avec fermeté. — Permettez-moi, monsieur, de m’expliquer entièrement, ou de garder un silence absolu.

— Montoni, s’écria le comte, laissez-moi plaider ma propre cause ; il est évident que vous n’y pouvez rien.

— Toute conversation sur ce sujet, monsieur, dit Emilie, est au moins inutile ; si vous voulez m’obliger, ne la prolongez pas.

— Il est impossible, madame, que j’étouffe une passion qui fait le charme et le tourment de ma vie. Je vous aimerai toujours, je vous poursuivrai avec une ardeur infatigable ; quand vous serez convaincue et de la force et de la constance de ma passion, votre cœur se fléchira à la pitié, et peut-être au repentir.

Un rayon de la lune, qui tomba sur la physionomie de Morano, découvrit le trouble et les agitations de son ame.

— C’en est trop, s’écria soudain le comte. Signor Montoni, vous m’abusez, et c’est à vous que je demande explication.

— À moi, monsieur ? Vous l’aurez, murmura Montoni.

— Vous m’avez trompé, continua Morano, et vous voulez punir l’innocence du mauvais succès de vos projets.

Montoni sourit dédaigneusement. Emilie épouvantée des suites que cette dispute pouvoit avoir, ne put garder le silence plus long-temps. Elle expliqua le sujet de la méprise ; elle déclara qu’elle n’avoit entendu consulter Montoni que sur la location de la Vallée. Elle conclut en le priant d’écrire sur-le-champ à M. Quesnel, et de réparer cette erreur.

Le comte Morano se contenoit à peine ; néanmoins, tandis qu’elle parloit, l’attention de l’un et de l’autre étoit captivée par ses discours, et son effroi à-peu-près calmé. Montoni pria le comte d’ordonner qu’on revînt à Venise, et lui promit alors un entretien particulier. Morano se rendit à sa demande.

Emilie, consolée par la perspective de quelque repos, employa ses soins concilians à prévenir toute explosion entre deux personnes qui venoient de la persécuter, et même de l’insulter sans ménagement.

Elle reprit un peu ses esprits, quand elle entendit encore une fois les chansons et les rires qui résonnoient sur le grand canal. Le zendaletto s’arrêta sous la maison de Montoni ; le comte conduisit Emilie dans une salle où Montoni la prit par le bras, et lui dit quelque chose à voix basse. Morano baisa la main qu’il tenoit, nonobstant l’effort d’Emilie pour la dégager des siennes ; il lui souhaita le bonsoir avec un accent et un regard dont l’expression n’étoit pas douteuse, et retourna au zendaletto, accompagné de Montoni.

Emilie, dans son appartement, considéra avec une extrême inquiétude la conduite injuste et tyrannique de Montoni, la persévérance impudente de Morano, et sa triste situation à elle-même, loin de ses amis et de sa patrie. Elle regardoit en vain Valancourt comme son protecteur ; il étoit retenu loin d’elle par son service ; mais c’étoit au moins une consolation de savoir qu’il existoit dans le monde une personne qui partageoit ses peines, et dont les vœux ne tendoient qu’à l’en délivrer. Elle résolut néanmoins de ne pas lui causer une douleur inutile, en lui disant pourquoi elle regrettoit d’avoir rejeté le jugement qu’il portoit sur Montoni. Ce regret n’alloit pourtant pas jusqu’à la faire repentir d’avoir écouté le désintéressement et la délicatesse, et d’avoir refusé la proposition d’un mariage clandestin. Elle fondoit quelque espoir sur sa prochaine entrevue avec son oncle. Elle étoit décidée à lui peindre sa détresse, et à le prier de permettre qu’elle l’accompagnât, lui et madame Quesnel, à leur retour en France. Elle se souvint tout-à-coup que la Vallée, sa demeure chérie, son unique asyle, ne seroit plus à elle de long-temps. Ses larmes coulèrent abondamment ; elle craignit de trouver peu de pitié dans un homme comme M. Quesnel, qui disposoit de sa propriété sans daigner même la consulter, et congédioit une servante âgée et fidelle, qu’il laissoit sans ressource et sans asyle. Mais quoiqu’il fût certain qu’elle n’avoit plus de maison en France, et qu’elle s’y connût peu d’amis, elle vouloit y retourner, et se dérober, s’il lui étoit possible, à la domination de Montoni ; sa tyrannie envers elle, sa dureté envers les autres, lui paroissoient insupportables. Elle n’avoit pas le désir d’habiter avec son oncle M. Quesnel. La conduite de celui-ci, à l’égard de son père et d’elle-même, suffisoit bien pour la convaincre qu’elle ne feroit que changer d’oppresseurs. Elle n’avoit pas non plus intention de consentir aux propositions de Valancourt, et de se marier immédiatement, quoique ce parti lui assurât un protecteur légitime et généreux. Les principales raisons qui avoient d’abord déterminé sa conduite subsistaient encore ; celles qui auroient alors justifié sa démarche n’avoient maintenant aucune valeur. L’intérêt de Valancourt, sa réputation, lui étoient sans doute trop chers pour consentir à une union précipitée, qui n’auroit pu qu’y porter préjudice. Une retraite convenable et sûre lui demeuroit ouverte en France : elle pouvoit retourner au couvent où elle avoit reçu autrefois tant de témoignage de bonté. Il y avoit dans cet asyle un attrait bien puissant pour son cœur ; il renfermoit les restes de son père. Elle pouvoit y rester d’une manière décente et paisible, jusqu’à ce que le bail de la Vallée fût fini, ou jusqu’à ce que l’arrangement des affaires de M. Motteville la mît dans le cas d’évaluer la fortune de son père, et de calculer s’il lui seroit possible d’habiter cette demeure.

La conduite de Montoni, dans sa lettre à M. Quesnel, lui paroissoit singulièrement suspecte. Il pouvoit, dans le principe, avoir été trompé ; mais elle craignoit qu’il ne persistât volontairement dans son erreur pour l’intimider, la plier à ses desirs, et la forcer d’épouser le comte. Que cela fût ou non, elle n’en étoit pas moins empressée de s’expliquer avec M. Quesnel : elle considéroit sa prochaine visite avec un mélange d’impatience, d’espérance et de crainte.

Le jour suivant, madame Montoni, seule avec Emilie, parla du comte Morano. Elle parut surprise que, la veille, elle n’eût pas joint les autres gondoles, et qu’elle eût repris si brusquement la route de Venise. Emilie raconta tout ce qui s’étoit passé ; elle exprima son chagrin de la méprise arrivée entre elle et Montoni, et pria sa tante d’interposer ses bons offices, pour qu’il donnât enfin au comte un refus décisif et formel ; mais elle s’apperçut bientôt que madame Montoni n’ignoroit pas le dernier entretien, quand elle avoit commencé celui-ci.

Vous n’avez sur tout ceci nul encouragement à attendre de moi, dit la tante ; j’ai déjà donné mon avis, et M. Montoni a raison de forcer votre consentement par tous les moyens qui sont en son pouvoir. Quand les jeunes personnes s’aveuglent sur leurs intérêts et s’en écartent obstinément, le plus grand bonheur qu’elles puissent avoir, c’est de trouver des amis qui s’opposent à leur folie. Dites-moi, je vous prie, si vous pouviez prétendre à un parti aussi avantageux que celui qui s’offre ?

Non, madame, reprit Emilie, je n’ai point l’orgueil de prétendre…

Non, ma nièce, on ne peut nier que vous n’ayez passablement d’orgueil. Mon pauvre frère, votre père, étoit assez glorieux aussi ; mais, en vérité, il faut que je le dise, la fortune ne le soutenoit pas bien.

Embarrassée par l’indignation que lui causoit cette maligne allusion à son père, et par la difficulté de rendre la réplique assez modérée pour qu’elle fût répressive, Emilie hésita quelque temps avec une sorte de confusion dont sa tante se sentoit ravie ; elle dit enfin : L’orgueil de mon père, madame, avoit un noble objet ; le seul bonheur qu’il connût venoit de sa bonté, de ses lumières et de sa charité. Il ne le fit jamais consister à surpasser personne en fortune. Il n’étoit point humilié de son infériorité sous ce rapport. Il ne dédaignoit point ceux qu’accabloient la pauvreté et le malheur. Il méprisoit quelquefois les personnes qui, au sein de la prospérité, se rendoient elles-mêmes misérables à force de vanité, d’ignorance et de cruauté. Je mettrai ma gloire, madame, à rivaliser un tel orgueil.

Je n’ai pas la prétention, ma nièce, de rien comprendre à ce fatras de beaux sentimens : vous en avez la gloire à vous toute seule : mais je voudrois vous enseigner un peu de bon sens, et ne pas vous voir la merveilleuse sagesse de mépriser votre bonheur.

Cela ne seroit plus sagesse, mais folie, dit Emilie : la sagesse n’a pas de plus belle perspective que celle d’arriver au bonheur. Vous accorderez, madame, que nos idées peuvent différer quant au bonheur. Je ne doute pas que vous ne desiriez le mien ; mais je crains que vous ne vous trompiez dans les moyens de me le procurer.

Je ne me vante point, ma nièce, d’une éducation aussi savante que celle qu’il a plu à votre père de vous donner. Je ne me pique point de comprendre ces belles dissertations sur le bonheur : je me contente du sens commun. Il eût été fort heureux, pour votre père et pour vous, qu’il fût entré pour quelque chose dans ses recherches.

Emilie, vivement offensée de pareilles réflexions sur la mémoire de son père, méprisa ce discours, comme il méritoit de l’être.

Madame Montoni n’étoit pas fatiguée de parler ; mais Emilie quitta la place, et se retira dans sa chambre. À peine y fut-elle, que le peu de courage qu’elle venoit de montrer céda à la douleur, à la vexation qu’elle éprouvoit, et ne lui laissa que ses larmes. Chaque fois qu’elle jetoit les yeux sur sa situation, c’étoit un nouveau sujet de désespoir. À l’indignité de Montoni, qu’elle s’étoit vue forcée de découvrir, elle devoit ajouter maintenant l’empire d’une vanité cruelle, à laquelle sa tante étoit prête à la sacrifier. Elle y ajoutoit cette effronterie, cette astuce détestable, avec lesquelles, tout en méditant le sacrifice, madame Montoni osoit lui vanter sa tendresse et insulter à sa malheureuse victime, enfin, cette haine empoisonnée avec laquelle elle s’acharnoit sans scrupule sur la mémoire de Saint-Aubert, tandis qu’il ne lui auroit pas même convenu de l’envier.

Durant le peu de jours qui s’écoulèrent entre cette conversation et le départ pour Miarenti, Montoni n’adressa pas une seule fois la parole à Emilie : ses regards exprimoient son ressentiment ; mais Emilie s’étonnoit beaucoup qu’il pût s’abstenir d’en renouveler le sujet. Elle fut encore plus surprise de voir que, pendant les trois jours, le comte ne parût pas, et que Montoni ne prononçât pas même son nom. Plusieurs conjectures s’élevèrent dans son esprit ; elle craignoit quelquefois que la querelle ne se fût renouvellée et ne fût devenue fatale au comte ; quelquefois elle penchoit à espérer que la lassitude et le dégoût avoient suivi la fermeté de son refus, et que ses projets étaient abandonnés. Enfin, elle se figuroit encore que le comte recouroit au stratagème, suspendoit ses visites, obtenoit de Montoni qu’il ne le nommât pas, dans l’espoir, que la reconnoissance et la générosité feroient tout sur elle, et détermineroient un consentement qu’il n’attendoit plus de l’amour.

Elle passoit le temps dans ces vaines conjectures, cédant tour-à-tour à l’espérance et à la crainte : Montoni se mit en route pour Miarenti, et ce jour, comme les précédens, s’écoula sans voir le comte, et sans entendre parler de lui.

Montoni s’étant décidé à ne point quitter Venise avant le soir, pour éviter les chaleurs et jouir du frais de la nuit, on s’embarqua pour gagner la Brenta une heure avant le soleil couché. Emilie assise seule près de la poupe, contemploit en silence les objets qui fuyoient à mesure que la barque avançoit : elle voyoit les palais disparoître peu à peu confondus avec les flots ; bientôt les étoiles succédèrent aux derniers rayons du soleil couchant ; une nuit tranquille et fraîche vint l’inviter à de douces rêveries, qui n’étoient troublées que par le bruit momentané des rames et le foible murmure des eaux.

Cependant on arrive à l’embouchure de la Brenta, des chevaux sont attelés à la barque et la font remonter rapidement entre deux rives, qu’ornoient à l’envi des bois élevés, des jardins voluptueux, de riches palais, et des bosquets parfumés de myrtes et d’orangers.

Emilie rappelée à de tendres souvenirs, songea alors aux belles soirées qu’elle avoit passées à la Vallée ; elle se souvint de toutes celles que, près de Toulouse, elle avoit passées avec Valancourt, dans les jardins de sa tante ; mais une amertume involontaire se mêloit à ces douces pensées, elle ne pouvoit en expliquer la cause, elle ne pouvoit dire pourquoi de si tristes présages se joignoient en ce moment à l’idée de Valancourt, tandis que si récemment les lettres du chevalier avoient porté la consolation dans son ame ; il sembloit alors à son cœur découragé qu’elle l’eût quitté pour jamais, et qu’elle ne dût jamais repasser les barrières qui la séparoient de lui. Elle regardoit le comte Morano avec horreur, parce qu’il lui en paroissoit la cause ; mais outre cela, elle avoit une conviction intime, quoique mal définie, qu’elle ne reverroit plus Valancourt. Elle savoit bien que ni les sollicitations de Morano, ni les ordres de Montoni, n’auroient le pouvoir légitime de la contraindre, et pourtant elle sentoit une crainte secrète de les voir enfin l’emporter.

Perdue dans ces tristes rêveries, et répandant souvent des larmes, Emilie fut appelée par Montoni : elle le suivit dans la cabane, des rafraîchissemens y étoient disposés, et sa tante s’y trouvoit seule. La physionomie de madame Montoni étoit enflammée d’une colère, dont la cause sembloit être une conversation qu’elle venoit d’avoir avec son époux ; Montoni la regardoit avec un air de courroux et de mépris, et tous deux quelque temps gardèrent le silence. Montoni parla à Emilie de Quesnel. Vous ne comptez pas, j’espère, persister à soutenir que vous ignoriez le sujet de ma lettre.

Depuis votre silence j’avois espéré, monsieur, qu’il n’étoit plus nécessaire d’insister, et que vous aviez reconnu votre erreur.

Vous aviez espéré l’impossible, s’écria Montoni : il eût été aussi raisonnable à moi d’attendre de votre sexe, une conduite conséquente et de la franchise, qu’à vous d’imaginer que vous pourriez me convaincre d’erreur.

Emilie rougit et garda le silence : elle apperçut alors trop clairement qu’elle avoit en effet espéré l’impossible, et que là où il n’avoir point existé d’erreur, on ne pouvoit amener la conviction ; il était évident que la conduite de Montoni n’avoit point été l’effet d’une méprise, mais celui d’un dessein concerté.

Impatiente d’échapper à une conversation aussi affligeante qu’humiliante pour elle, Emilie retourna sur le tillac, et reprit sa place près de la poupe, sans redouter le froid. Il ne s’élevoit aucune vapeur des eaux, et l’air étoit sec et tranquille. Là du moins la bonté de la nature lui accorda le repos que Montoni lui refusoit.

Lorsque éveillée par la voix d’un des guides ou par quelque mouvement dans la barque, elle retomboit dans ses réflexions, elle songeoit d’avance à la réception que lui feroient monsieur et madame Quesnel, et ce qu’elle diroit au sujet de la Vallée. Puis elle tâchoit de détourner son esprit d’un sujet aussi fatiguant, en s’amusant à distinguer les détails du beau pays qu’on appercevoit au clair de lune. Pendant que son imagination s’égaroit ainsi, elle découvrit un bâtiment qui s’élevoit au-dessus des arbres. À mesure que la barque s’avançoit, elle entendoit des voix ; bientôt elle distingua le portique élevé d’une belle maison ombragée de pins et de sycomores. Elle la reconnût pour la maison même qu’on lui avoit montrée comme la propriété du parent de madame Quesnel.

La barque s’arrêta près d’un escalier de marbre qui conduisoit à terre. Les arcades du portique étoient illuminées. Montoni y envoya un de ses gens, et débarqua avec sa famille. Ils trouvèrent monsieur et madame Quesnel au milieu de quelques amis, assis sur des sofas, sous le portique, jouissant du frais de la nuit, mangeant des fruits et des glaces, tandis que plusieurs domestiques, à quelque distance, formoient une jolie sérénade. Emilie étoit accoutumée aux mœurs des pays chauds, et ne fut point surprise de trouver monsieur et madame Quesnel sous leur portique, à deux heures après minuit.

Après les complimens d’usage, la compagnie se plaça sous le portique, et d’une salle voisine où étoit étalée une profusion de mets, de nombreux serviteurs apportèrent des rafraîchissemens. Quand le petit tumulte de l’arrivée fut appaisé, et qu’Emilie fut remise du trouble qu’elle avoit senti, elle fut frappée de la beauté singulière de ce lieu et des agrémens qu’il offroit pour se garantir des inconvéniens de cette saison. La rotonde étoit de marbre blanc. Sa coupole étoit découverte et soutenue par des colonnes de même matière. Les deux côtés qui faisoient face aux appartemens, donnoient sur de longs portiques, et laissoient voir d’immenses jardins qui bordoient la rivière. Une fontaine au milieu rafraîchissoit continuellement la température, et sembloit ajouter aux suaves parfums des orangers, tandis que les jets d’eau formoient en retombant le plus agréable murmure. Des lampes étrusques suspendues aux colonnes, répandoient une brillante lumière sur toutes les parties de ce péristile, et les arcades éloignées des portiques n’étoient éclairées que par la lune.

Monsieur Quesnel entretint particulièrement Montoni de ses propres affaires avec son ton ordinaire d’importance. Il vanta ses nouvelles acquisitions, et plaignit avec affectation Montoni de quelques pertes récentes que celui-ci avoit essuyées. Ce dernier, dont l’orgueil étoit du moins capable de mépriser une telle ostentation, découvroit aisément, sous une feinte compassion, la véritable malignité de Quesnel. Il l’écouta avec un dédaigneux silence ; mais quand il eut nommé sa nièce, ils se levèrent tous les deux, et se promenèrent dans les jardins.

Emilie cependant se rapprocha de madame Quesnel, qui parloit de la France. Le nom même de sa patrie lui étoit cher. Elle trouvoit du plaisir à considérer une personne qui en sortoit. Ce pays d’ailleurs, étoit habité par Valancourt. Elle écoutoit madame Quesnel dans le bien foible espoir que peut-être elle pourroit le nommer. Madame Quesnel qui, pendant son séjour en France, parloit avec extase de l’Italie, ne parloit en Italie que des délices de la France, et s’efforçoit d’exciter l’étonnement et l’envie en racontant toutes les belles choses qu’elle avoit eu le bonheur d’y voir. Dans ces flatteuses descriptions, elle finissoit par s’en imposer à elle-même, et jamais un plaisir présent n’avoit valu pour elle un plaisir passé. Le climat admirable, le parfum des arbres odorans, tout le luxe qui l’entouroit, étoient sans intérêt pour elle. Son imagination se portoit tout entière sur les régions septentrionales.

Emilie attendit en vain le nom de Valancourt. Madame Montoni parla à son tour des charmes de Venise, et du plaisir qu’elle se promettoit en visitant le château de Montoni dans l’Apennin. Ce dernier point n’étoit mis en avant que par vanité. Emilie savoit bien que sa tante prisoit peu les grandeurs solitaires, et celles sur-tout que présentoit le château d’Udolphe. La conversation continua ; on se chagrina mutuellement autant que la politesse pouvoit le permettre par une réciproque ostentation. Couchés sur des sofas, sous un élégant portique, environnés des prodiges de la nature et de l’art, des êtres sensibles eussent éprouvé des mouvemens de bienveillance, d’heureuses dispositions, et eussent cédé avec transport à toutes les douceurs de ces enchantemens.

Bientôt après, le jour parut ; le soleil se leva, et permit aux yeux surpris de contempler le magnifique spectacle qu’offroient au loin les montagnes couvertes de neige, leurs cimes garnies de vastes forêts, et les riches plaines qui, s’étendoient à leurs pieds.

Les paysans qui se rendoient au marché, passoient dans leurs bateaux pour aller jusqu’à Venise, et formoient un tableau nouveau sur la Brenta. Les parasols de toile peinte, que la plupart portoient pour se garantir du soleil, les piles de fruits et des fleurs qu’ils arrangeoient dessous, la parure simple et pittoresque des jeunes filles, tout l’ensemble étoit aussi riant que remarquable. La rapidité du courant, la vivacité des rames, le chœur de tous ces paysans qui chantoient à l’ombre de leurs voiles, le son de quelqu’instrument champêtre touché par quelque jeune fille auprès de sa rustique cargaison, il sembloit que la scène eût pris un caractère de fête.

Quand Montoni et M. Quesnel eurent joint les dames, on se promena dans les jardins, dont la charmante distribution réussit à distraire Emilie. La forme majestueuse, la riche verdure des cyprès, qu’elle trouvoit ici dans leur perfection, la hauteur pyramidale des pins, la taille élancée des peupliers, les branches touffues du platane, contrastoient avec art dans ces jardins merveilleux ; des bosquets de myrtes et d’autres buissons fleuris, unissoient leur odeur aromatique à celle de mille fleurs qui émailloient le gazon : l’air étoit d’ailleurs rafraîchi par les ruisseaux limpides qui serpentoient entre les cabinets de verdure.

Cependant, le soleil se levoit sur l’horizon, et la chaleur commençoit à se faire sentir. La compagnie quitta le jardin, et chacun alla chercher le repos.


CHAPITRE VI.

Emilie saisit la première occasion de s’entretenir seule avec M. Quesnel, au sujet de la Vallée. Ses réponses furent brèves, et faites avec le ton d’un homme qui n’ignore pas son absolu pouvoir, et qui s’impatiente qu’on le mette en question. Il lui déclara que la disposition qu’il avoit faite, étoit une mesure nécessaire, et qu’elle devoit se croire redevable à sa prudence du bien-être qui pourroit lui rester ; mais au surplus, ajouta-t-il, quand le comte vénitien, dont j’ai oublié le nom, vous aura épousée, les désagrémens de votre dépendance cesseront. Comme votre parent, je me réjouis pour vous d’une circonstance aussi heureuse, et, j’ose dire, si peu attendue par vos amis.

Pendant quelques momens, Emilie se sentit muette et glacée ; mais avant, elle essaya de le détromper au sujet de la note qu’elle avoit renfermée dans la lettre de Montoni ; il parut que M. Quesnel avoit des raisons particulières de ne la pas croire, et pendant long-temps il persista à l’accuser de caprice. Convaincu, à la fin, de son aversion pour Morano, et du refus positif qu’elle avoit fait de lui, il se livra aux extravagances du ressentiment, et l’exprima avec autant d’aigreur que d’inhumanité. Flatté secrètement par l’alliance d’un noble, dont il avoit affecté d’oublier la famille, il étoit incapable de s’attendrir aux souffrances que pouvoit rencontrer sa nièce dans le sentier que lui traçoit sa propre ambition.

Emilie vit d’un coup-d’œil, dans sa manière, toutes les difficultés qui l’attendoient ; et quoiqu’aucune persécution ne pût la faire renoncer à Valancourt pour Morano, son cœur frémissoit à l’idée des violences de son oncle.

Elle n’opposa à tant de colère et d’indignation que la dignité douce d’un esprit supérieur ; mais la fermeté mesurée de sa conduite ne servit qu’à exaspérer le courroux de M. Quesnel, en l’obligeant de reconnoître son infériorité. Il finit par lui déclarer que, si elle persistoit dans sa folie, lui-même et Montoni l’abandonneroient certainement au mépris universel.

Le calme dans lequel Emilie s’étoit maintenue en sa présence l’abandonna, quand elle fut seule : elle pleura amèrement ; elle répéta plus d’une fois le nom de son père, de son père qu’elle ne voyoit plus, et dont elle se rappeloit tous les avis donnés au lit de la mort. Hélas ! disoit-elle, je conçois bien à présent que la force du courage est préférable aux grâces de la sensibilité. Je m’efforcerai d’accomplir ma promesse ; je ne me livrerai pas à d’inutiles lamentations ; j’essaierai de souffrir sans foiblesse l’oppression que je ne puis éviter.

Soulagée, en quelque manière, par la certitude de pratiquer en partie les dernières volontés de Saint-Aubert, et de tenir une conduite qu’il auroit approuvée, elle sécha ses larmes, et quand elle parut à table, elle avoit repris sa sérénité ordinaire.

Sur le soir, les dames allèrent prendre le frais dans la voiture de madame Quesnel, sur le bord de la Brenta. La situation d’Emilie formoit un contraste mélancolique avec la gaîté des groupes réunis sous les arbres le long de cette charmante rivière. Quelques-uns dansoient sous l’ombrage ; d’autres, couchés sur le gazon, prenoient des glaces, mangeoient des fruits, et goûtoient en paix les douceurs d’une belle soirée et de l’aspect du plus beau paysage du monde.

Emilie, considérant les Apennins couverts de neige, qui s’élevoient dans l’éloignement, pensa au château de Montoni, et fut épouvantée de l’idée qu’il l’y conduiroit, et sauroit bien l’y contraindre à l’obéissance. Cette crainte s’évanouit pourtant, en songeant qu’elle étoit aussi bien en son pouvoir à Venise, qu’elle y seroit par-tout ailleurs.

Il étoit tard avant que la compagnie revînt à Miarenti ; le souper étoit servi dans cette rotonde magnifique qu’Emilie avoit tant admirée la veille : les dames se reposèrent sous le portique, jusqu’à ce que MM. Quesnel, Montoni et d’autres gentils-hommes vinssent les joindre. Emilie s’efforçoit de goûter elle-même le calme de ce moment ; tout-à-coup une barque s’arrêta aux degrés qui menoient au jardin ; Emilie bientôt distingua la voix de Morano, avec celles de Quesnel et de Montoni, et bientôt elle le vit paroître. Elle reçut ses complimens en silence, et son air froid parut d’abord le déconcerter ; il se remit ensuite, il reprit son enjouement, et Emilie remarqua que l’espèce d’adulation dont l’accabloient monsieur et madame Quesnel, n’excitoit que son dégoût : elle auroit cru difficilement que M. Quesnel fût capable de tant de soins, car elle ne l’avoit jamais vu qu’avec ses inférieurs ou ses égaux.

Dès qu’elle put se retirer, ses réflexions presque involontairement se portèrent sur les moyens possibles d’engager le comte à se désister de ses prétentions ; sa délicatesse n’en trouva pas de plus efficace que de lui avouer une liaison déjà formée, et de s’en remettre à sa générosité pour sa délivrance. Néanmoins, quand le lendemain il renouvela ses sollicitations, elle abandonna son projet ; il y auroit quelque chose de si répugnant pour son orgueil à dévoiler te secret de son cœur à un homme comme Morano, et à lui demander un sacrifice, qu’elle rejeta son dessein avec impatience, et fut surprise d’avoir pu un seul instant s’y arrêter. Elle répéta son refus dans les termes les plus décisifs qu’elle pût choisir, et blâma sévèrement la conduite qu’on tenoit envers elle. Le comte en parut mortifié, mais il n’en persista pas moins dans ses assurances de tendresse, et madame Quesnel, dont l’arrivée l’interrompit, fut pour Emilie d’un grand secours.

C’est ainsi que, pendant son séjour dans cette charmante maison, Emilie fut rendue malheureuse par l’opiniâtre assiduité de Morano, et par la cruelle domination qu’exerçoient sur elle MM. Quesnel et Montoni ; ils paroissoient, ainsi que sa tante, plus déterminés à ce mariage, qu’ils ne l’avoient même témoigné à Venise. M. Quesnel trouvant enfin que les discours et les menaces étoient également inutiles pour amener une prompte conclusion, il y renonça, et l’on remit le tout au temps et au pouvoir de Montoni. Emilie cependant considéroit Venise avec espérance, elle devoit s’y trouver soulagée d’une partie des persécutions de Morano ; il n’habiteroit plus sous le même toit, et Montoni, distrait par ses occupations, ne seroit pas toujours chez lui. Au milieu de ses chagrins et de ses propres malheurs, elle n’oublioit pas ceux de la pauvre Thérèse ; elle plaida sa cause auprès de Quesnel avec le courage du sentiment ; il lui promit en termes généraux et frivoles qu’elle ne seroit point oubliée.

Montoni, dans un long entretien avec Quesnel, arrangea le plan qu’on suivroit à l’égard d’Emilie, et Quesnel promit d’être à Venise aussi-tôt que le mariage seroit consommé.

Ce fut une chose nouvelle pour Emilie de se séparer sans regret des personnes avec lesquelles elle étoit liée : le moment où elle quitta monsieur et madame Quesnel fut peut-être le seul moment de satisfaction qu’elle eût trouvé en leur présence.

Morano revint dans la même barque que Montoni. Emilie, qui observoit le rapprochement successif de la superbe cité, vit auprès d’elle la seule personne qui pouvoit en diminuer le charme. Ils arrivèrent vers minuit, Emilie fut délivrée de la présence du comte, qui suivit Montoni dans un casin, et il lui fut permis de se retirer dans sa chambre.

Le jour suivant, Montoni, dans un court entretien, déclara à Emilie qu’il n’entendoit pas être joué plus long-temps, son mariage avec le comte étoit pour elle d’un si prodigieux avantage, que ce seroit folie de s’y opposer, et une folie tout-à-fait inconcevable. On le célébreroit donc sans délai, et s’il le falloit, sans son consentement.

Emilie qui jusques-là avoit employé les remontrances, eut alors recours aux prières : sa douleur l’empêchoit de considérer que, sur un caractère comme celui de Montoni, les supplications n’auroient pas plus d’effet que les raisonnemens. Elle lui demanda ensuite de quel droit il exerçoit sur elle cette autorité illimitée. Dans un état plus calme, elle n’eût pas risqué cette question, qui ne pouvoit mener à rien, et faisoit seulement triompher Montoni de sa foiblesse et de son isolement.

De quel droit, s’écria Montoni avec un malin sourire ? du droit de ma volonté : si vous pouvez y échapper, je ne vous demanderai pas de quel droit vous le faites. Je vous le rappelle pour la dernière fois ; vous êtes étrangère, vous êtes loin de votre patrie, c’est de votre intérêt de m’avoir pour ami, vous en connoissez les moyens ; si vous me contraignez à devenir votre ennemi, je hasarderai de vous dire que la punition surpassera votre attente ; vous devez bien savoir que je ne suis pas fait pour qu’on me joue.

Emilie resta immobile après que Montoni l’eut laissée ; elle étoit au désespoir ou plutôt stupéfaite ; le sentiment de la misère étoit le seul qu’elle eut conservé ; madame Montoni la trouva dans cet état. Emilie leva les yeux, et la douleur qu’exprimoit toute sa personne, ayant sans doute attendri sa tante, elle lui parla avec plus de bonté qu’elle ne l’avoit encore fait ; le cœur d’Emilie fut touché, elle versa des larmes, et après avoir pleuré quelque temps, elle recouvra assez de force pour raconter le sujet de sa détresse, et s’efforcer de toucher en sa faveur madame Montoni. La compassion de sa tante avoit été surprise, mais son ambition ne pouvoit se modérer, et elle se proposoit d’être la tante d’une comtesse. Les tentatives d’Emilie eurent aussi peu de succès auprès d’elle qu’auprès de Montoni lui-même : elle gagna son appartement, et se remit à pleurer. Combien elle se rappeloit ses adieux avec Valancourt, et combien elle regrettoit que l’Italien eût mis tant de réserve au sujet de Montoni ! Néanmoins, quand elle se fut rétablie du premier choc, elle considéra qu’on ne pouvoit forcer son union avec Morano, si elle persistoit à ne point répéter les paroles nécessaires à la cérémonie ; elle résolut d’attendre plutôt toute la vengeance de Montoni que de se donner à un homme dont elle eût méprisé la conduite, quand jamais elle n’auroit connu Valancourt : mais elle frémissoit de la vengeance, quoique décidée à la braver.

Il survint bientôt une affaire qui, pour quelques jours, suspendit l’attention de Montoni ; les visites mystérieuses d’Orsino s’étoient renouvelées avec plus d’exactitude depuis le retour de Montoni. Outre Orsino, Cavigni, Verezzi et quelques autres, étoient admis à ces conciliabules nocturnes : Montoni devint plus réservé, plus sévère que jamais. Si ses propres intérêts ne l’eussent pas rendue, indifférente à tout le reste, Emilie se fût apperçue qu’il méditoit quelque projet.

Un soir qu’il ne devoit pas se tenir d’assemblée, Orsino arriva dans une extrême agitation, et dépêcha vers Montoni son domestique de confiance. Montoni étoit au casin ; il le prioit de revenir sur-le-champ, en recommandant au messager de ne pas prononcer son nom. Montoni se rendit à l’instant, il trouva Orsino, il apprit le motif de sa visite et de son agitation ; il en connoissoit déjà une partie.

Un gentilhomme vénitien, qui avoit récemment provoqué la haine d’Orsino, avoit été poignardé par des assassins payés par ce dernier. Le mort tenoit aux plus grandes familles, et le sénat avoit pris connoissance de cette affaire. On avoit arrêté un des meurtriers, et il avoit avoué qu’Orsino étoit le coupable. À la nouvelle de son danger, il venoit trouver Montoni pour faciliter son évasion ; il savoit qu’à ce moment tous les officiers de police étoient sur ses traces dans toute la ville. Il étoit impossible d’en sortir. Montoni consentit à le recueillir quelques jours, jusqu’à ce que la vigilance se fût relâchée, et qu’il pût avec sûreté quitter Venise. Il savoit le danger qu’il couroit en accordant asyle à Orsino : mais telle étoit la nature de ses obligations envers cet homme, qu’il ne croyoit pas prudent de le lui refuser.

Telle étoit la personne que Montoni admettoit dans sa confiance, et pour qui il sentoit autant d’amitié que le comportoit son caractère.

Tout le temps qu’Orsino fut caché dans la maison, Montoni ne voulut point attirer les regards du public en célébrant les noces du comte ; mais quand la fuite du criminel eut fait cesser un pareil obstacle, il informa Emilie que son mariage seroit accompli le lendemain matin. Elle répéta qu’il n’auroit point lieu. Il répondit par un malin sourire ; il l’assura que le comte et un prêtre seroient de grand matin chez lui, et il lui conseilla de ne point défier son ressentiment par une opposition soutenue à sa volonté et à son propre bien. — Je vais sortir pour la soirée, ajouta-t-il, souvenez-vous que demain je donne votre main au comte Morano. Emilie qui, depuis ses dernières menaces, s’attendoit que la crise arriveroit à son terme, fut moins ébranlée par cette déclaration qu’elle ne l’auroit été ; elle travailla à se soutenir, par l’idée que le mariage ne seroit point valide, tant qu’en présence du prêtre elle refuseroit de prendre part à la cérémonie. Le moment de l’épreuve approchoit, son imagination fatiguée se troubloit également à l’idée de la vengeance et à celle de cet hymen. Elle n’étoit pas absolument certaine des suites de son refus à l’autel ; elle redoutoit plus que jamais le pouvoir sans bornes de Montoni, comme sa volonté ; elle jugeoit qu’il transgresseroit toutes les loix sans scrupule, pour réussir dans ses projets.

Tandis qu’elle éprouvoit ces déchiremens, on vint lui dire que Morano demandoit à la voir. À peine le domestique fut-il sorti avec ses excuses, qu’elle s’en repentit ; elle voulut essayer si la confiance et les prières produiroient plus que ses refus et son dédain ; elle rappela le domestique, et rétractant son message, elle se disposa à venir elle-même trouver le comte.

La dignité, le maintien noble avec lequel elle l’aborda, l’air résigné et pensif qui adoucissoit ses traits, n’étoient pas de bons moyens pour le faire renoncer à elle, et ne firent qu’augmenter une passion qui avoit déjà enivré son jugement. Il écouta ce qu’elle lui disoit avec une apparente complaisance et un grand désir de l’obliger ; mais sa résolution étoit invariable. Il mit en œuvre, auprès d’elle, l’art et l’insinuation, dont il savoit les secrets. Bien certaine qu’elle ne devoit rien espérer de sa justice, Emilie répéta son opposition absolue, et le quitta avec l’assurance formelle qu’elle maintiendroit son refus de quelque manière qu’on prétendît le lui faire révoquer. Un juste orgueil avoit retenu ses larmes en la présence de Morano, elles coulèrent dans la solitude avec toute l’amertume du cœur, elle appeloit son père, et s’attachoit avec une exprimable douleur à l’idée chérie de Valancourt.

Elle ne parut point au souper, et resta seule dans son appartement. Tantôt elle succomboit à l’effroi et à la douleur ; tantôt elle s’affermissoit contre le danger, et se préparoit à soutenir avec calme et courage le terrible coup du lendemain, quand l’astuce de Morano et la violence de Montoni se trouveroient unies contre elle.

La soirée étoit fort avancée, quand madame Montoni entra dans sa chambre avec les ornemens de mariage que le comte envoyoit à Emilie. Elle avoit évité sa nièce toute la journée, dans la crainte que son insensibilité ordinaire ne l’abandonnât. Elle n’osoit s’exposer au désespoir d’Emilie ; peut-être sa conscience, dont le langage étoit si peu fréquent, lui reprochoit-elle une conduite si dure envers une orpheline, fille de son frère, et dont un père mourant lui avoit confié le bonheur.

Emilie ne voulut pas voir ces présens ; elle tenta, quoique sans espoir, un nouvel et dernier effort pour intéresser la compassion de madame Montoni. Émue peut être alternativement par la pitié ou par le remords, elle sut cacher l’une et l’autre, et reprocha à sa nièce la folie de se tourmenter pour un mariage qui ne manqueroit pas de la rendre heureuse. — Certainement, lui disoit-elle, si je n’étois pas mariée, et que le comte s’offrît à moi, je serois flattée de cette distinction. Si je croyois devoir penser ainsi, vous, ma nièce, qui n’avez aucune fortune, vous devez incontestablement vous en trouver très-honorée, et témoigner une reconnoissance, une humilité envers le comte, qui répondent à sa condescendance. Je suis surprise, je l’avoue, d’observer la soumission qu’il vous témoigne, et les airs hautains que vous prenez. Je m’étonne de sa patience, et si j’étois à sa place, je vous ferois sûrement souvenir un peu mieux de la vôtre. Je ne vous flatterois pas, je dois vous le dire ; c’est cette ridicule flatterie qui vous donne une si grande opinion de vous-même, qui vous fait penser que personne au monde ne vous mérite. Je l’ai souvent dit au comte ; je ne tenois pas à l’extravagance de ses complimens, et vous les preniez à la lettre.

— Votre patience, madame, dit Emilie, ne souffroit pas alors plus cruellement que la mienne.

— Tout cela n’est que de l’affectation, reprit la tante ; je sais que la flatterie vous enchante, et elle vous rend si vaine, que vous croyez naïvement voir tout le monde à vos pieds : vous vous trompez beaucoup. Je puis vous assurer, ma nièce, que vous ne trouverez pas beaucoup d’adorateurs comme le comte ; tout autre que lui vous auroit tourné le dos, et vous auroit laissée vous repentir à loisir.

— Oh, que le comte n’est-il comme seroit tout autre, dit Emilie en soupirant !

— Il est heureux pour vous que cela ne soit pas, répliqua madame Montoni. Ce que je vous disois n’est que par intérêt pour vous : je voulois vous convaincre de votre heureuse fortune, vous engager à céder de bonne grâce à la nécessité. Il m’importe peu pour moi, vous le savez, que vous consentiez ou non à ce mariage, qui certainement se fera : ce que je dis n’est que par bonté ; je voudrois vous voir heureuse ; c’est votre faute, si vous ne l’êtes pas. Mais je vous demanderai à présent, sérieusement et sans colère, à quel parti vous prétendez, puisque le comte ne satisfait pas votre ambition.

— Je n’ai pas d’ambition, madame, dit Emilie ; mon unique désir est de rester dans l’état où je suis.

— Oh ! c’est sortir de la question, dit la tante : je vois bien que vous songez à M. Valancourt. Abandonnez, je vous prie, ces fantaisies d’amour et ce ridicule orgueil ; devenez une personne raisonnable. Tout cela, d’ailleurs, ne fait rien à la chose ; vous serez mariée demain, vous le savez, soit que vous le veuillez ou non : le comte ne veut pas être joué plus long-temps.

Emilie n’essaya point de répondre à cette singulière harangue ; elle en sentoit toute l’inutilité. Madame Montoni posa les présens du comte sur une table où Emilie s’appuyoit, et lui souhaita le bonsoir. Bonsoir, madame, dit Emilie, lorsque sa tante ferma la porte, et elle resta encore une fois, livrée à ses tristes réflexions. Elle fut pendant quelques momens si fort abîmée dans ses pensées, qu’elle ignoroit où elle étoit ; à la fin relevant sa tête, et regardant autour d’elle, l’obscurité et le silence de l’appartement la réveillèrent. Elle fixa ses yeux sur la porte par laquelle sa tante avoit disparu ; elle écoutoit attentivement, pour qu’un son quelconque relevât l’abattement affreux de ses esprits. Il étoit minuit passé, toute la maison étoit couchée, excepté le serviteur qui attendoit Montoni. Son esprit, long-temps accablé par les chagrins, céda alors à des terreurs imaginaires ; elle trembloit de considérer les ténèbres de la chambre spacieuse où elle étoit ; elle craignoit sans savoir pourquoi. Cet état dura si long-temps, qu’elle auroit appelé Annette, la femme-de-chambre de sa tante, si la frayeur lui eût permis de quitter la chaise et de traverser l’appartement.

Ces mélancoliques illusions se dissipèrent peu à peu : elle se mit au lit, non pour dormir, cela n’étoit guère possible, mais pour essayer de calmer le désordre de son imagination, et recueillir les forces qui lui seroient nécessaires le lendemain.


CHAPITRE VII.

Un coup frappé à la porte d’Emilie vint la tirer de l’espèce de sommeil auquel elle avoit enfin succombé. Elle tressaillit ; Montoni et le comte Morano lui vinrent promptement à l’esprit. Elle écouta quelque temps, et reconnoissant la voix d’Annette, elle risqua d’ouvrir la porte. — Qui vous amène de si bonne heure, dit Emilie toute tremblante ?

— Ma chère demoiselle, dit Annette, ne soyez pas si pâle ; je suis effrayée de vous voir ainsi. Il se fait un beau train au bas des escaliers ; tous les domestiques vont et viennent ; aucun ne se hâte assez ; c’est un train ! un train, dont personne ne peut deviner la cause.

— Qui est-ce qui est en bas avec eux, dit Emilie ? Annette, ne m’abusez point.

— Non, pour le monde entier, mademoiselle ; pour le monde entier je ne voudrois point vous tromper. On ne peut s’empêcher de voir que monsieur est dans une telle impatience, que jamais je ne lui en ai vu de semblable. Il m’a envoyée, mademoiselle, pour vous faire lever sur-le-champ.

— Grand Dieu ! soutenez-moi, s’écria Emilie éperdue. Le comte Morano est donc en bas ?

— Non, mademoiselle, il n’est pas en bas, du moins à ma connoissance, dit Annette. Son Excellence m’envoyoit vous dire de vous hâter, parce qu’on alloit quitter Venise, et que dans quelques minutes les gondoles se trouveroient au pied de la terrasse. Il faut que je me dépêche pour retourner auprès de ma maîtresse ; elle ne sait plus auquel entendre, et ne sait comment faire pour se dépêcher assez.

— Expliquez-vous, Annette ; expliquez-moi, avant de me quitter, ce que tout cela veut dire. Emilie étoit tellement troublée de surprise et, même d’espérance, qu’elle pouvoit à peine proférer un seul mot.

— Oh ! mademoiselle, c’est plus que je ne puis faire. Tout ce que je sais, c’est que monsieur lui-même est venu avec beaucoup d’humeur ; il nous a tous fait lever, et nous a déclaré qu’il falloit quitter Venise à l’instant.

— Le comte Morano vient-il avec lui, dit Emilie ? Où devons-nous aller ?

— Je ne le sais pas bien, mademoiselle. J’ai entendu, tout en allant, Ludovico parler de la Terre-Ferme, et parler du château qu’a le signor dans les montagnes.

— Les Apennins, dit vivement Emilie ? J’ai donc bien peu à espérer !

— C’est cela même, mademoiselle. Mais ne vous tourmentez pas tant ; ne prenez pas la chose si fort à cœur : pensez au peu de temps que vous avez, et à l’impatience de M. Montoni. Bon Dieu ! j’entends les rames sur le canal ; ils approchent, ils frappent sur les degrés. C’est la gondole, cela est sûr.

Annette sortit bien vite. Emilie se disposa à cette fuite soudaine, et n’imagina pas qu’aucun changement dans sa situation pût l’aggraver. Elle eut à peine jeté ses livres et ses vêtemens dans son porte-manteau, qu’elle reçut un second avertissement : elle descendit au cabinet de toilette de sa tante, où Montoni lui reprocha sa lenteur. Il sortit ensuite pour donner quelques ordres, et Emilie demanda la raison d’un si brusque départ. Sa tante parut l’ignorer aussi bien qu’elle, et n’entreprendre ce voyage qu’avec une répugnance extrême.

La famille s’embarqua enfin ; mais ni le comte Morano ni Cavigni ne partirent. Emilie se ranima par cette remarque. Au moment où les gondoliers frappèrent les flots avec leurs rames, elle se sentit comme un criminel à qui l’on accorde un court répit. Son cœur s’allégea encore, lorsqu’elle entra du grand canal dans la mer, et elle fut sur-tout soulagée quand elle eut tourné les murs de Saint-Marc sans arrêter pour prendre le comte.

L’aube commençoit à peine à éclairer l’horizon et à blanchir les rivages de la mer Adriatique. Emilie n’osoit faire aucune question à Montoni, qui resta quelque temps dans un sombre silence, et s’enveloppa ensuite de son manteau, comme s’il avoit voulu dormir. Madame Montoni en fit autant. Emilie, qui ne pouvoit dormir, leva un des rideaux de la gondole, et se mit à considérer la mer. L’aurore éclairoit par degrés les sommets des montagnes du Frioul ; mais leurs côtes et les vagues qui rouloient à leurs pieds étoient encore ensevelies dans l’ombre. Emilie, enfoncée dans une mélancolie tranquille, observent les progrès du jour, qui s’étendoit sur la mer, développoit Venise et ses islots, enfin les rivages d’Italie, le long desquels les barques et leurs voiles légères commençoient à s’agiter.

Les gondoliers étoient souvent appelés à cette heure matinale par tous ceux qui portoient des provisions au marché de Venise. Une foule innombrable de petites barques bien chargées, et venant de Terre-Ferme, couvrit bientôt toute la lagune. Emilie donna un dernier regard à cette magnifique cité ; mais son esprit n’étoit alors rempli que de ses conjectures sur les événemens qui l’attendoient, le pays où on l’entraînoit, le motif enfin de ce soudain voyage. Il lui parut, après de mûres réflexions, que Montoni la menoit à son château isolé, pour la contraindre plus sûrement à l’obéissance par tous les moyens de terreur. Si les scènes ténébreuses et solitaires qu’on y disposoit n’avoient pas l’effet attendu, son mariage y seroit célébré de force, avec encore plus de mystère, et l’honneur de Montoni en seroit toujours moins blessé. Le peu de courage que le délai lui avoit rendu expira à cette idée terrible, et quand on atteignit le rivage, Emilie étoit retombée dans le plus pénible abattement.

Montoni ne remonta pas la Brenta ; il continua la route en voiture, pour gagner l’Apennin. Pendant ce voyage, ses manières avec Emilie furent si particulièrement sévères, que cela seul eût confirmé ses premières conjectures ; mais elles n’avoient pas besoin de confirmation : elle voyoit sans plaisir la belle contrée qu’elle traversoit. Elle ne pouvoit pourtant s’empêcher de sourire quelquefois aux naïves remarques d’Annette ; parfois aussi elle soupiroit, quand un site d’une rare beauté rappeloit Valancourt à sa pensée. Il s’en éloignoit peu ; mais la solitude où l’on couroit la séquestrer ne lui laissoit aucun espoir d’avoir encore de ses nouvelles.

À la fin, les voyageurs commencèrent à monter au milieu des Apennins. D’immenses forêts de sapins, à cette époque, ombrageoient ces montagnes. La route se dirigeoit au milieu de ces bois, et ne laissoit voir que des roches suspendues encore plus haut, à moins qu’un intervalle entre les arbres ne laissât distinguer un moment la plaine qui s’étendoit à leurs pieds. L’obscurité de ces retraites, leur morne silence, quand un vent léger n’ébranloit pas la cime des arbres, l’horreur des précipices qui se découvroient l’un après l’autre, chaque objet, en un mot, rendoit plus imposantes les impressions de la triste Emilie ; elle ne voyoit autour d’elle que des images d’une effrayante grandeur et d’une sombre sublimité. D’autres images également sombres, également terribles, accabloient en même temps son imagination. Sachant à peine où elle alloit, sous la domination d’un homme dont le despotisme absolu avoit déjà si cruellement pesé sur elle, au moment d’épouser peut-être un homme qui n’avoit mérité ni son affection, ni son estime, ou d’éprouver, loin de tout secours, tout ce que le courroux, la vengeance, et une vengeance italienne, peuvent dicter ; plus elle considéroit les motifs d’un pareil voyage, plus elle en étoit épouvantée. On vouloit conclure son mariage avec assez de secret pour que sa résistance déterminée ne compromît pas l’honneur de Montoni, ou peut-être même son repos. Ces profondes solitudes, où l’on devoit la plonger ; ce château mystérieux, sur lequel elle avoit reçu de sinistres ouvertures, faisoient frémir son cœur, et la mettoient au désespoir. Elle éprouvoit que, déjà rempli par la douleur, son esprit étoit encore susceptible d’en recevoir l’accroissement, que des circonstances locales pouvoient faire naître.

À mesure que les voyageurs montoient au travers des forêts de sapins, les roches s’élevoient au-dessus des roches, les montagnes sembloient se multiplier, et le sommet d’une éminence ne sembloit être que la base d’une autre. À la fin, ils se trouvèrent sur une petite esplanade, où les muletiers arrêtèrent leurs mules. La scène vaste et magnifique qui s’ouvroit dans le vallon, excita l’admiration générale, et madame Montoni elle-même y devint sensible. Emilie perdit un moment ses chagrins dans l’immensité de la nature. Au-delà d’un amphi-théâtre de montagnes, dont les masses paroissoient aussi nombreuses que le sont les vagues de la mer, et dont les bases étoient chargées d’épaisses forêts, on découvroit la campagne d’Italie, où les rivières, les cités, les bois, toute la prospérité de la culture s’entremêloient dans une riche confusion. L’Adriatique bornoit l’horizon. Le Pô et la Brenta, après avoir fécondé toute l’étendue du paysage, y venoient décharger leurs fertiles eaux. Emilie contempla long-temps la splendeur du monde qu’elle quittoit, et dont la magnificence sembloit ne s’étaler devant elle que pour lui causer plus de regrets. Pour elle, le monde entier ne contenoit que Valancourt ; son cœur se tournoit vers lui seul, et pour lui seul couloient ses pleurs.

De ce point de vue sublime, les voyageurs continuèrent à gravir au milieu des forêts de sapins, et pénétrèrent dans un étroit passage qui bornoit de tous côtés les regards, et montroit seulement d’effroyables rocs suspendus sur la tête. Aucun vestige humain, aucune ligne de végétation ne paroissoit dans ce séjour. Ce passage conduisoit au cœur des Apennins. Il s’élargit enfin, et découvrit une chaîne de montagnes d’une extraordinaire aridité, au travers desquelles il fallut marcher pendant plusieurs heures.

Vers la chute du jour, la route tourna dans une vallée plus profonde qu’enfermoient, presque de tout côté, des montagnes qui paroissoient inaccessibles. À l’orient, une échappée de vue montroit les Apennins dans leur plus sombre horreur. La longue perspective de leurs masses entassées, leurs flancs chargés de noirs sapins présentoient une image de grandeur plus forte que tout ce qu’Emilie avoit déjà vu. Le soleil se couchoit alors derrière la montagne même qu’Emilie descendoit, et projettoit vers le vallon son ombre alongée ; mais ses rayons horizontaux, passant entre quelques roches écartées, doroient les sommités de la forêt opposée, et brilloient sur les hautes tours et les combles d’un château dont les vastes remparts s’étendoient le long d’un affreux précipice. La splendeur de tant d’objets bien éclairés s’augmentoit encore du contraste formé par les ombres qui déjà enveloppoient le vallon.

Voilà Udolphe, dit Montoni, qui parloit pour la première fois depuis plusieurs heures.

Emilie regarda le château avec une sorte d’effroi, quand elle sut que c’étoit celui de Montoni. Quoiqu’éclairé maintenant par le soleil couchant, la gothique grandeur de son architecture, ses antiques murailles de pierre grise, en faisoient un objet imposant et sinistre. La lumière s’affoiblit insensiblement sur les murs, et ne répandit qu’une teinte de pourpre qui, s’effaçant à son tour, laissa les montagnes, le château et tous les objets environnans dans la plus profonde obscurité.

Isolé, vaste et massif, il sembloit dominer la contrée. Plus la nuit devenoit obscure, plus ses tours élevées paroissoient imposantes. Emilie ne cessa de le regarder que, lorsque l’épaisseur du bois, sous lequel les voitures commençoient à monter, lui en eut absolument dérobé la vue. L’étendue et l’obscurité de ces énormes forêts présentèrent d’épouvantables images à l’esprit d’Emilie, qui ne les trouvoit propres qu’à servir de retraite à quelques bandits. À la fin, les voitures se trouvèrent au-dessus d’une plate-forme, et atteignirent les portes du château. Le long résonnement de la cloche qu’on fit sonner à la porte d’entrée, augmenta l’effroi d’Emilie. Pendant qu’on attendoit l’arrivée d’un domestique pour ouvrir ces portes formidables, elle considéroit l’édifice. Les ténèbres qui l’enveloppoient, ne lui permirent guère que d’en discerner l’enceinte, les murailles épaisses, les remparts crénelés, et de s’appercevoir qu’il étoit vaste, antique et effrayant. Elle jugeoit sur ce qu’elle voyoit, de la pesanteur et de l’étendue du reste. La porte par où elle entra conduisoit dans les cours ; elle étoit d’une proportion gigantesque. Deux fortes tours, surmontées de tourelles et bien fortifiées, en défendoient le passage. Au lieu de bannières, on voyoit flotter sur ses pierres désunies, de longues herbes et des plantes sauvages, qui prenoient racine dans les ruines, et qui sembloient croître à regret au milieu de la désolation qui les environnoit. Les tours, étoient unies par une courtine munie de créneaux et de casemates. Du haut de la voûte tomboit une pesante herse. De cette porte, les murs des remparts communiquoient à d’autres tours, et bordoient le précipice ; mais ces murailles presqu’en ruine, apperçues à la dernière clarté du couchant montroient les ravages de la guerre. L’obscurité enveloppoit tout le reste.

Tandis qu’Emilie observoit avec tant d’attention, on entendit des pas derrière les portes, et bientôt on tira les verroux. Un ancien serviteur du château parut ensuite, et poussa les lourds battans pour laisser entrer son seigneur. Pendant que les roues tournoient avec fracas sous ces herses impénétrables, le cœur d’Emilie fut prêt à défaillir : elle crut entrer dans sa prison. La sombre cour qu’elle traversa confirmoit cette idée lugubre, et son imagination, toujours active, lui suggéra même plus de terreur que n’en pouvoit justifier sa raison.

Une autre porte ouvrit la seconde cour ; de hautes herbes la couvroient de toute part. Elle étoit plus triste encore que la première. Emilie en jugeoit à l’aide d’un, foible crépuscule : elle voyoit ses hautes murailles tapissées de brioine, de mousse, de lierre, et les tours crénelées qui s’élevoient encore au-dessus. L’idée d’une longue souffrance et d’un meurtre assaillit ses tristes pensées. Une de ces subites et inexplicables convictions, qui s’emparent quelquefois même des plus fortes âmes, frappa la sienne d’une soudaine horreur. Ce sentiment ne diminua pas quand elle entra dans une salle gothique, immense, en proie aux ténèbres du soir. Un flambeau qui brilloit au loin à travers une longue suite d’arcades, servoit seulement à rendre l’obscurité plus sensible. Un domestique apporta une seconde lampe ; et ses foibles lueurs tombant tour-à-tour sur les piliers et sur les voûtes, dessinoient fortement leurs ombres alongées sur le pavé et sur les murs.

L’arrivée inattendue de Montoni n’avoit permis aucun préparatif pour le recevoir. Le serviteur qu’il avoit dépêché en partant lui-même de Venise, l’avoit devancé de peu de momens. Cette circonstance excusoit en quelque sorte le dénument et le désordre où paroissoit être ce grand château.

Le domestique, qui vint éclairer Montoni, le salua en silence, et sa physionomie ne s’anima d’aucune apparence de plaisir. Montoni répondit au salut par un léger mouvement de la main, et passa. Sa femme suivoit, et jetoit autour d’elle un regard de surprise et de mécontentement, qu’elle paroissoit craindre d’exprimer. Emilie, voyant l’étendue, l’immensité de cet édifice, avec un étonnement timide, s’approcha d’un escalier de marbre. Ici les arcades formoient une voûte élevée, du centre de laquelle pendoit une lampe à trois branches, qu’un domestique se hâtoit d’allumer. La richesse des corniches, la grandeur d’une galerie qui conduisoit à plusieurs appartemens, les verres coloriés d’une fenêtre qui s’ouvroit du haut jusqu’en bas, furent les objets que successivement on découvrit.

Après avoir tourné au pied de l’escalier et traversé une anti-chambre, on entra dans un appartement de la plus spacieuse dimension. Sa boiserie de noir mélèse, coupé dans les montagnes voisines, ajoutoit une nuance à l’obscurité même. Apportez plus de lumières, dit Montoni en entrant. Le serviteur posa sa lampe et se retira pour obéir. Madame Montoni observa que l’air du soir étoit humide dans ces régions, et qu’elle seroit bien aise d’avoir un peu de feu. Montoni ajouta qu’on apportât du bois.

Tandis qu’avec un air pensif il se promenoit à grands pas dans la chambre, madame Montoni se reposoit en silence sur un sofa, et attendoit le retour du domestique. Emilie observoit la singularité imposante et l’abandon de cet appartement. Une seule lampe l’éclairoit, et se trouvoit placée près d’un grand miroir de Venise, qui réfléchissoit obscurément la scène, et entre autres la grande figure de Montoni, passant et repassant avec les bras croisés, et le visage ombragé du panache qui flottoit sur son grand chapeau.

De l’examen de ce spectacle, l’esprit d’Emilie se porta aux appréhensions de ce qu’elle auroit à souffrir : le souvenir de Valancourt, si éloigné d’elle, vint ensuite peser sur son ame, et changer sa crainte en douleur. Un long soupir lui échappa ; elle essaya de retenir ses pleurs, et s’approcha d’une haute fenêtre. Elle ouvroit sur les remparts, au-dessous desquels se trouvoient les bois qu’on traversoit pour venir au château. Mais l’ombre de la nuit enveloppoit les montagnes ; à peine leurs contours pouvoient-ils même se distinguer sur l’horizon, dont une bande rougeâtre indiquoit seule l’occident. La vallée tout entière étoit ensevelie dans les ténèbres. Les objets qui frappèrent les regards d’Emilie lorsqu’on ouvrit la porte, n’étoient guère moins tristes. Le vieux serviteur, qui d’abord les avoit reçus, entroit alors courbé sous un fagot d’épines, et deux des valets de Montoni le suivoient avec des lumières.

Votre Excellence soit la bien venue, dit le vieillard en se levant de terre, après y avoir posé son fagot. Ce château a été bien long-temps désert. Vous excuserez, signor ; vous savez que nous avons eu bien peu de temps. Il y aura deux ans à la Saint-Marc prochaine que votre Excellence n’est venue ici.

— Vous avez bonne mémoire, vieux Carlo, dit Montoni ; c’est cela même. Comment as-tu donc fait pour vivre si long-temps ?

— Ah ! signor, ce n’est pas sans peine. Les vents froids qui soufflent à travers le château, dans l’hiver, ne valent rien pour moi. J’ai pensé plus d’une fois à demander à votre Excellence de me laisser quitter les montagnes pour me retirer dans la vallée ; mais je ne sais pas comment cela se fait, je ne puis abandonner ces vieilles murailles, où j’ai vécu depuis tant d’années.

— Bon ! dit Montoni ; et qu’avez-vous fait dans ce château depuis mon départ ?

— À-peu-près comme à l’ordinaire, signor. Il a grand besoin de réparations. Il y a la tour du nord, plusieurs de ses fortifications ont croulé, et ont manqué un jour de tomber sur la tête de ma pauvre femme (Dieu veuille avoir son ame). Votre Excellence doit la voir.

Cela suffit. Les réparations ? interrompit Montoni.

Les réparations, dit Carlo ? Une partie du toit de la grande salle a effondré dedans. Tous les vents des montagnes voisines s’y engouffroient l’hiver dernier, et siffloient dans tout le château de telle sorte, qu’on ne pouvoit s’y échauffer. Ma femme et moi, nous nous retranchions en grelotant auprès d’un feu énorme, dans le coin d’une petite salle, et encore nous mourions de froid.

N’y a-t-il pas d’autres réparations à faire ? dit Montoni impatiemment.

— Ô seigneur ! votre Excellence, oui : le mur du rempart s’est éboulé en trois places. Les escaliers qui conduisent à la galerie, au couchant, ont été depuis long-temps en si mauvais état, qu’il est fort dangereux d’y passer. Le corridor qui conduit à la chambre de chêne, sur le rempart du nord, est dans le même état. Un soir, l’hiver dernier, je m’y hasardai, et votre Excellence…

Allez, allez, dit Montoni vivement ; nous causerons plus au long demain matin.

Le feu étoit allumé. Carlo balaya la cheminée, plaça des chaises, essuya la poussière d’une table de marbre voisine, et sortit enfin de l’appartement.

Montoni et sa famille s’approchèrent du feu. Madame Montoni fit plusieurs tentatives pour nouer l’entretien ; mais ses réponses brusques la repoussèrent. Emilie s’efforça de réunir ses forces, et s’énonçant d’une voix tremblante : Puis-je vous demander, monsieur, dit-elle, le motif d’un si prompt départ ? Après une longue pause, elle eut assez de courage pour réitérer la question.

Il ne me convient pas de répondre aux questions, dit Montoni ; il ne vous convient pas de m’en faire. Le temps expliquera tout. Je désire à présent n’être pas importuné plus long-temps. Je vous engage à vous retirer dans votre chambre, et à prendre une conduite raisonnable. Toutes ces idées de sensibilité prétendue, à les nommer du terme le plus doux, ne sont vraiment que de la foiblesse.

Emilie se leva pour se retirer. Bonsoir, madame, dit-elle à sa tante avec un maintien composé, qui déguisoit mal son émotion.

Bonne nuit, ma chère, dit madame Montoni avec un accent de bonté que sa nièce n’avoit jamais éprouvé d’elle. Cette tendresse inattendue fit couler les larmes d’Emilie. Elle salua Montoni, et elle se retiroit. Mais vous ne savez pas le chemin de votre chambre, dit sa tante. Montoni appela le domestique, qui attendoit dans l’anti-chambre, et lui ordonna d’envoyer la femme-de-chambre de madame Montoni. Elle vint en peu de minutes, et suivit Emilie, qui se retira.

— Savez-vous où est ma chambre, dit-elle à Annette en traversant la salle.

— Oui, je crois le savoir, mademoiselle. Mais c’est une étrange pièce ; il y a de quoi s’y promener ; je m’y suis perdue. On l’appelle la double chambre ; elle est sur le rempart du midi ; on y va par le grand escalier. La chambre de madame est à l’autre extrémité du château.

Emilie monta l’escalier et vint au corridor. En le traversant, Annette reprit son caquet. — C’est un lieu bien sauvage et bien triste que celui-ci, mademoiselle ; je me sens tout effrayée d’y vivre. Ô combien souvent et souvent j’aurois déjà voulu me revoir en France ! Je ne pensois guère, lorsque je suivis madame pour voir le monde, que je serois claquemurée dans un endroit comme celui-ci ; je n’aurois pas quitté mon pays. C’est par-là, mademoiselle ; il faut tourner. En vérité, je suis tentée de croire aux géants, ce château est tout fait pour eux. Une nuit ou l’autre nous verrons quelques farfadets ; il en viendra dans cette grande vieille salle qui, avec ses lourds piliers, ressemble plus à une église qu’à autre chose.

— Oui, dit Emilie en souriant, et bien aise d’échapper à de plus sérieuses pensées. Si nous venions dans le corridor à minuit, et que nous regardassions dans le vestibule, nous le verrions sans doute illuminé de plus de mille lampes. Tous les lutins danseroient en rond au son d’une délicieuse musique ; c’est en des lieux comme celui-là qu’ils s’assemblent toujours pour tenir leurs sabats. Je crains, Annette, que vous n’ayez pas assez de courage pour mériter de voir un si joli spectacle. Si vous parlez, tout s’évanouira à l’instant.

— Oh ! si vous voulez m’accompagner, mademoiselle, je viendrai cette nuit même au corridor ; je vous promets que je tiendrai ma langue, et ce ne sera pas ma faute si tout s’enfuit. Mais croyez-vous qu’ils viennent ?

— Je ne puis pas l’assurer ; mais j’ose dire que ce ne seroit pas votre faute si l’enchantement ne paroissoit pas.

— C’est bien, mademoiselle, en voilà plus que je n’attendois de vous. Je ne suis pas, je l’avoue, si effrayée des lutins que des revenans, et on assure qu’il y en a grand nombre autour de ce malheureux château ; j’aurois une peur mortelle, s’il m’arrivoit d’en rencontrer quelqu’un. Mais, mademoiselle, allez doucement, j’ai déjà cru qu’il passoit quelque chose près de moi.

— Quelle folie, dit Emilie ! Ne vous livrez pas à de pareilles idées.

— Oh ! mademoiselle, ce ne sont pas des idées, je sais quelque chose. Benedotto assure que ces vilaines galeries et ces grandes salles ne sont faites que pour les revenans qui y vivent. Je crois bien que, si j’y vis long-temps, je deviendrai un revenant moi-même.

— J’espère, dit Emilie, que vous ne ferez pas confidence de vos craintes à M. Montoni ; elles lui déplairoient extrêmement.

— Quoi ! vous savez donc tout, mademoiselle, dit Annette ? Oh ! non, non, je sais mieux ce que j’ai à faire, et si monsieur peut dormir en paix, tout le monde dans le château peut en faire autant. Emilie ne parut pas remarquer cette observation.

Par ce passage, mademoiselle ; il conduit à un petit escalier. Oh ! si je vois quelque chose, je perdrai connoissance, cela est certain.

— Cela n’est pas possible, dit Emilie en souriant, et suivant le tournant du passage qui donnoit dans une autre galerie. Annette s’apperçut alors qu’elle avoit perdu son chemin, tandis qu’elle dissertoit avec tant d’éloquence sur les revenans et les lutins ; elle s’égara de plus en plus à travers d’autres corridors. Effrayée, à la fin, de leurs détours et de leur solitude, elle cria pour avoir du secours ; les domestiques étoient à l’autre bout du château, et ne pouvoient entendre sa voix. Emilie ouvrit la porte d’une chambre à gauche.

— N’allez pas là, mademoiselle, dit Annette, vous vous perdrez encore bien plus.

— Portez la lumière, dit Emilie, nous trouverons notre chemin à travers toutes ces pièces.

Annette restoit à la porte avec l’air d’hésiter ; elle tendoit la lumière pour laisser voir la chambre, mais ses foibles rayons ne pénétroient pas jusqu’au milieu. — Pourquoi hésitez-vous ? dit Emilie, laissez-moi voir où cette chambre conduit.

Annette avança avec répugnance. La chambre ouvroit sur une enfilade d’appartemens anciens et très spacieux. Les uns étoient tendus en tapisseries, d’autres boisés de cèdres et de noirs mélèses. Les meubles qu’on y voyoit sembloient aussi antiques que les murailles, et conservoient une apparence de grandeur, quoique rongés de poussière et tombant de vétusté.

Comme il fait froid ici, mademoiselle, dit Annete ! personne n’y a habité depuis des siècles, à ce qu’on dit. Allons-nous-en.

Peut-être arriverons-nous jusqu’au grand escalier, dit Emilie en marchant toujours. Elle se trouva dans un salon garni de tableaux, et prit la lumière pour examiner celui d’un soldat à cheval sur un champ de bataille. Il appuyoit son épée sur un homme que son cheval fouloit aux pieds, et qui sembloit lui demander grâce. Le soldat, la visière levée, le regardoit avec l’air de la vengeance.

Cette expression et tout l’ensemble frappèrent Emilie par la ressemblance de Montoni ; elle frissonna et détourna les yeux. En passant légèrement la lumière sur les autres tableaux, elle vint à un que couvroit un voile de soie noire. Cette singularité la frappa ; elle s’arrêta dans l’intention d’écarter le voile et de considérer ce qu’on cachoit avec tant de soin ; cependant, un peu interdite, son courage balançoit. Vierge Marie ! s’écria Annette, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est sûrement la peinture, le tableau dont on parloit à Venise.

— Quelle peinture, dit Emilie ! quel tableau ! — Un tableau ! dit Annette en se troublant. Je n’ai jamais bien su ce que c’étoit.

— Levez le voile, Annette.

— Qui ? moi, mademoiselle, moi ? Non, pour le monde entier. Emilie, se retournant vers Annette, qui pâlissoit : — Eh ! je vous prie, qu’avez-vous su de ce tableau, pour vous épouvanter ainsi ? — Rien, mademoiselle ; on ne m’a rien dit. Trouvons notre chemin.

— Sans doute, dit Emilie, mais je veux d’abord voir, ce tableau. Prenez la lumière, Annette, je lèverai le voile. Annette prit la lumière et s’enfuit précipitamment sans vouloir entendre Emilie ; et ne voulant pas rester au fond d’une chambre obscure, il fallut bien qu’Emilie la suivît elle-même.

— Mais, Annette, qu’avez-vous donc, dit Emilie en la rejoignant ; que vous a-t-on dit de ce tableau, puisque vous ne restez pas quand je vous en prie ?

— Je n’en sais pas la raison, mademoiselle, répondit Annette ; on ne m’a rien dit de ce tableau. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a eu quelque chose de très-effrayant à ce sujet ; et que depuis, il a toujours été couvert d’un voile noir, et que personne ne l’a regardé depuis bien long-temps. Cela a, dit-on, quelque rapport avec la personne qui possédoit le château avant qu’il appartînt à monsieur ; et…

— Fort bien ! Annette, dit Emilie ; je m’apperçois qu’effectivement vous ne savez rien sur ce tableau.

— Non, rien, en vérité, mademoiselle ; car ils m’ont bien fait promettre de n’en jamais parler. Mais…

— En ce cas, dit Emilie, qui la vit combattue par l’envie de révéler un secret, et par la crainte des conséquences ; en ce cas, je n’en demande pas davantage.

— Non, mademoiselle, ne me le demandez pas.

— Vous diriez tout, répondit Emilie.

Annette rougit, Emilie sourit ; elles achevèrent de parcourir cette suite de pièces, et se trouvèrent enfin, avec un peu d’embarras, sur le haut du grand escalier. Annette y laissa Emilie pour appeler une servante du château, et se faire conduire à la chambre qu’elles avoient en vain cherchée.

Pendant son absence, Emilie s’occupoit du tableau. La crainte de séduire la probité d’une femme-de-chambre avoit arrêté ses questions sur ce sujet, aussi bien que sur les ouvertures qu’elle avoit jetées relativement à Montoni. Sa curiosité étoit pourtant extrême, et elle ne croyoit pas qu’il lui fût difficile de la satisfaire. Quelquefois elle étoit tentée de retourner à l’appartement pour examiner ce tableau ; mais l’heure, le lieu, le silence morne qui y régnoit, le mystère qui accompagnoit ce tableau, tout conspiroit à augmenter sa circonspection et à la détourner de cette épreuve. Elle résolut cependant, quand le jour auroit ranimé son courage, de retourner à cette chambre et d’écarter le voile. Pendant qu’elle attendoit, appuyée sur la balustrade, et que ses yeux erroient autour d’elle, elle vit avec surprise l’énorme épaisseur des murailles, en quelques parties dégradées, et la solidité des piliers de marbre qui s’élevoient de la salle et soutenoient le cintre.

Une servante parut enfin, et conduisit Emilie dans sa chambre. Elle étoit au bout du château, et à l’extrémité du corridor sur lequel s’ouvroit l’enfilade même d’appartemens qu’elles avoient d’abord parcourus. L’aspect désert de cette chambre, fit désirer à Emilie, qu’Annette ne la quittât point encore. Le froid humide qui s’y faisoit sentir la glaçoit autant que sa crainte ; elle pria Catherine, la servante du château, de lui apporter un peu de bois et de lui allumer du feu.

— Oui, mademoiselle, dit Catherine, il y a longues années qu’on n’a fait du feu dans cette chambre.

— Vous n’aviez pas besoin de nous dire cela, bonne femme, reprit Annette ; toutes les chambres de ce château sont fraîches comme des puits. Je m’étonne que vous y puissiez vivre. Pour ma part, il est sûr que je voudrois être à Venise. Emilie fit signe à Catherine d’aller lui chercher du bois.

— Je m’étonne, mademoiselle, dit Annette, qu’on nomme ceci la double chambre. Emilie, pendant ce temps, regardoit en silence, et la trouvoit haute et spacieuse comme toutes celles qu’elle avoit déjà vues. Ses murs étoient boisés en mélèse ; le lit, les autres meubles en étoient fort antiques, et avoient cet air de sombre grandeur qu’on remarquoit dans tout le château. Une des hautes fenêtres, qu’elle ouvrit donnoit sur un rempart élevé ; mais l’obscurité, d’ailleurs, ne permettoit pas de rien voir.

En présence d’Annette, Emilie essayoit de se contenir et de renfermer les larmes qu’à tout moment elle se croyoit prête à répandre. Elle desiroit beaucoup de savoir quand le comte Morano étoit attendu dans le château ; mais elle craignoit de faire une question inutile, et de divulguer des intérêts de famille en présence d’un simple domestique. Pendant ce temps, les pensées d’Annette étaient préoccupées d’un tout autre sujet ; elle aimoit beaucoup le merveilleux ; elle avoit entendu parler d’une circonstance relative à ce château, qui rentroit singulièrement dans ses goûts. On lui avoit recommandé le secret, et son envie de parler étoit si violente, qu’à tout instant elle étoit prête à s’expliquer. C’étoit une si étrange circonstance ! N’en point parler, étoit une extrême punition ; mais Montoni pouvoit lui en imposer de plus sévères, et elle redoutoit de l’offenser.

Catherine apporta du bois, et la flamme brillante dissipa pour un moment le brouillard lugubre de la chambre. Catherine dit à Annette que sa maîtresse l’avoit demandée, et Emilie demeura seule, livrée encore à ses tristes réflexions. Son cœur n’avoit pu se fortifier contre la sévérité de Montoni ; elle en étoit presque autant affectée qu’à la première épreuve. La tendresse, la douceur dont elle avoit eu l’habitude jusqu’à ce qu’elle perdît ses parens, l’avoient rendue vivement sensible à toute espèce d’expression rude, et aucune prévoyance ne l’avoit mise dans le cas de supporter un tel changement.

Pour s’arracher à des objets si pénibles à son cœur, elle se leva, et considéra l’appartement avec ses meubles. En le parcourant elle remarqua une porte qui n’étoit pas exactement fermée : ce n’étoit pas celle par laquelle elle étoit entrée ; elle prit la lumière, pour savoir où elle condusoit. Elle ouvrit, et avançant toujours, elle apperçut les marches d’un escalier dérobé resserré entre deux murailles, et qui aboutissoit précisément devant cette porte. Elle voulut savoir d’où il partoit, et le désira d’autant plus, qu’il communiquoit à sa chambre ; mais dans l’état actuel de ses esprits, elle manquoit de courage pour tenter l’aventure. Elle ferma la porte, et s’efforça de l’assujettir ; et l’examinant davantage, elle s’apperçut que du côté de la chambre elle étoit sans verroux, et que de l’autre, il s’en trouvoit jusqu’à deux. En y plaçant une chaise pesante, elle remédia à une partie du danger ; mais elle s’alarmoit toujours de dormir dans cette pièce écartée, seule, et avec une porte dont elle ignoroit l’issue, et qu’elle ne pouvoit condamner. Quelquefois elle vouloit prier madame Montoni de lui laisser Annette pour passer la nuit dans sa chambre, mais elle s’en éloigna par la crainte de trahir une frayeur, qu’on nommerait puérile, et par celle aussi d’ébranler tout-à-fait l’imagination frappée d’Annette.

Ces affligeantes réflexions furent bientôt après interrompues par le bruit de quelqu’un qui marchoit dans le corridor : c’étoit Annette et un domestique qui lui apportoient à souper de la part de madame Montoni. Elle se mit à table auprès du feu, et obligea la bonne Annette de partager ce petit repas. Encouragée par sa condescendance, et par l’éclat et la chaleur du foyer, Annette rapprocha sa chaise de celle d’Emilie, et lui dit : Avez-vous jamais entendu parler, mademoiselle, de l’étrange événement qui a donné ce château à monsieur ?

— Quelle étonnante histoire avez-vous donc ouï dire ? reprit Emilie, en cachant la curiosité que lui inspiroient d’anciennes et mystérieuses ouvertures à ce sujet.

— Je sais tout, mademoiselle, dit Annette en regardant autour d’elle, et s’approchant plus près d’Emilie : Benedetto m’a tout conté pendant que nous voyagions ensemble ; il me dit : Annette ; vous ne savez rien sur ce château où nous allons ? — Non, lui dis-je, monsieur Benedetto : que savez-vous donc, je vous prie ? — Mais, mademoiselle, vous savez garder un secret, ou, pour le monde entier, je ne vous dirois rien. — J’ai promis de n’en pas parler, et on assure que monsieur trouveroit mauvais qu’on en jasât.

— Si vous avez promis de garder le secret, dit Emilie, vous avez tort de le révéler.

— Annette fit une pause, puis elle reprit : Oh mais, pour vous, mademoiselle ! à vous je puis tout dire, je le sais bien.

— Emilie se mit à rire. Je me tairai, dit-elle, aussi fidèlement que vous.

— Annette répliqua fort gravement qu’il le falloit, et continua : Ce château, vous le devez savoir, mademoiselle, est très-vieux et très-fortifié ; il a soutenu plusieurs sièges, à ce qu’on dit ; il ne fut pas toujours au signor Montoni, ni à son père ; mais par une disposition quelconque, il devoit revenir à monsieur, si la dame mouroit sans se marier.

— Quelle dame, dit Emilie ?

— Je n’en suis pas encore là, reprit Annette : c’est la dame dont je vais vous parler, mademoiselle, comme je vous le disois. Cette dame habitoit le château, et avoit, comme vous le supposez, un train considérable autour d’elle. Monsieur venoit souvent la voir, il en étoit amoureux, et lui offroit de l’épouser ; ils étoient un peu parens, mais cela n’empêchoit pas. Quant à elle, elle en aimoit un autre ; elle ne voulut pas de lui, ce qui le mit, dit-on, dans une très-grande colère ; et vous savez bien, mademoiselle, quel homme est monsieur quand il est en colère ; peut-être le vit-elle dans un de ces accès, et c’est à cause de cela qu’elle ne voulut pas de lui. Mais, comme je vous disois, elle étoit fort triste, fort malheureuse, et tout cela pendant long-temps. Eh ! vierge Marie, quel bruit est-ce-là ? N’entendez-vous pas un son, mademoiselle ?

— C’est le vent, dit Emilie ; poursuivez votre histoire.

— Comme je vous disois : où en étois-je ? comme je vous disois, elle étoit bien triste et bien malheureuse, elle se promenoit sur la terrasse, sous les fenêtres, toute seule, et là elle pleuroit, cela vous auroit fendu le cœur. C’étoit… Mais je ne dis pas bien : cela vous auroit fait pleurer aussi, à ce qu’on m’assure !

— Bien : mais, Annette, dites-moi la substance de votre conte.

— Tout en son temps, mademoiselle, j’ai su tout cela à Venise même ; mais ce qui suit, je ne le sais que d’aujourd’hui : cela arriva il y a bien des années, M. Montoni n’étoit encore qu’un jeune homme ; la dame, on l’appeloit la signora Laurentini, elle étoit très-belle, mais elle se mettoit souvent en grande colère aussi bien que monsieur. S’appercevant qu’elle ne vouloit pas l’écouter, que fait-il ? il laisse le château et n’y revient plus ; mais cela étoit indifférent pour elle, elle étoit tout juste aussi malheureuse, quand il y étoit que quand il n’y étoit pas. Un soir enfin… Grand Saint-Pierre, mademoiselle, s’écria Annette, regardez cette lampe ! voyez donc comme la flamme est bleue : elle parcourut ensuite toute la chambre avec des yeux effrayés. — Que vous êtes folle, dit Emilie ! comment se livre-t-on à ces ridicules idées ? De grâce, achevez-moi votre histoire, je suis très-fatiguée.

— Annette fixa encore la lampe, et continua d’une voix plus basse. Ce fut un soir, à ce qu’on dit, vers la fin de l’année ; ce pouvoit être vers le milieu de septembre, à ce que je suppose, ou le commencement d’octobre, peut-être même dans le mois de novembre ; c’est égal, c’est toujours vers la fin de l’année ; mais je ne puis pas dire précisément le moment, parce qu’ils ne me l’ont pas dit eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, ce fut a la fin de l’année que cette dame fut se promener hors du château dans ces bois là-bas, comme elle faisoit ordinairement. Elle étoit toute seule, et n’avoit que sa femme-de-chambre avec elle ; le vent souffloit bien froid, il faisoit tomber les feuilles autour d’elle, et siffloit tristement à travers ces grands châtaigniers que nous avons passés, mademoiselle, en venant au château : Benedetto me montroit les arbres tout en me parlant. Le vent étoit donc bien froid, et la femme-de-chambre vouloit l’engager à revenir ; elle ne le voulut pas ; elle aimoit à se promener dans les bois en tous les temps, et sur-tout le soir, et si les feuilles tomboient autour d’elle, cela lui faisoit toujours plus de plaisir.

Eh bien ! on l’a vue descendre vers le bois ; la nuit vint, elle ne parut pas. Dix heures, onze heures, minuit, point de dame : voilà qui est bien. Ses domestiques pensèrent que sûrement il lui étoit arrivé un accident, et sortirent pour l’aller chercher : ils cherchèrent toute la nuit, mais ils ne la trouvèrent pas, et n’en trouvèrent aucune trace. Depuis ce jour-là, mademoiselle, on n’en a jamais entendu parler.

— Est-ce bien vrai, Annette ? dit Emilie fort surprise.

— Très-vrai, mademoiselle, dit Annette avec un air d’horreur ; oui, cela est bien vrai. Mais on dit, ajouta-t-elle en baissant la voix, on dit que depuis ce temps-là on a vu plusieurs fois la signora dans les bois et autour du château pendant la nuit ; plusieurs des vieux serviteurs, qui restèrent ici après cet événement, déclarent qu’ils l’ont vue. Elle a été vue par plusieurs de ses vassaux, qui se sont trouvés au château pendant la nuit. Le vieux régisseur pourroit dire de singulières choses, à ce qu’on dit, s’il le vouloit.

— Quelle contradiction là-dedans, Annette, dit Emilie ! Vous disiez qu’on n’avoit pas entendu parler d’elle, et vous dites qu’on l’a vue.

— Tout cela m’a été dit dans le plus grand secret, reprit Annette sans faire attention à la remarque ; je suis bien sûre, mademoiselle, que vous ne voudrez pas nous faire tort à Benedetto et à moi, en parlant de cette histoire. Emilie ne répondit pas, et Annette répéta.

— Ne craignez rien de mon indiscrétion, répondit Emilie ; mais souffrez que je vous engage, ma bonne Annette, à être fort discrète vous-même, et à ne jamais découvrir à personne ce que vous venez de me confier. Le signor Montoni, comme vous dites, pourroit fort bien se mettre en colère, s’il en entendoit parler. Mais quelles recherches fit-on au sujet de cette malheureuse dame ?

— Oh ! une grande quantité, mademoiselle ; car monsieur avoit des droits directs sur le château, comme étant le plus proche héritier, et on dit que les juges, les sénateurs ou d’autres, déclarèrent qu’il ne pourroit prendre possession du château, que lorsque bien des années seroient écoulées ; et que, si après tout cela, la dame ne se retrouvoit pas, cela seroit aussi bon que si elle étoit morte, et que le château seroit à lui : ainsi il est à lui. Mais l’histoire courut, et il se répandit plusieurs rapports, mais si étranges, mademoiselle, que je n’ose pas vous les dire.

— Cela est encore étrange, Annette, dit Emilie en souriant et sortant de sa rêverie ; mais quand la signora Laurentini a reparu depuis dans ce château, personne ne lui a-t-il parlé ?

Parlé ! lui parler ! s’écria Annette avec effroi. Non, non, soyez-en sûre.

Et pourquoi pas, dit Emilie, qui desiroit en savoir davantage.

— Sainte mère de Dieu ! parler à un esprit !

— Mais quelle raison a-t-on de croire que c’étoit un esprit, si on ne s’en est pas approché, et si on ne lui a pas parlé ?

— Oh ! mademoiselle, je ne peux pas vous le dire. Comment pouvez-vous faire de si singulières questions ? Mais personne ne l’a vue aller et venir dans le château. On la voyoit dans une place, et le moment d’après, elle étoit dans l’autre. Elle ne parloit pas. Si elle eût vécu, qu’auroit-elle fait dans ce château sans y parler ? Il y a même, dans le château, plusieurs endroits où l’on n’a pas été depuis, et toujours par cette raison.

Parce qu’elle ne parloit pas, dit Emilie, en s’efforçant de rire, malgré la peur qui commençoit à s’emparer d’elle ? Non, mademoiselle, non, reprit Annette presque fâchée, mais parce qu’on y voyoit quelque chose. On dit aussi qu’il y a une vieille chapelle qui tient à la partie occidentale du château, où quelquefois, à minuit, on entend des gémissemens. Cela fait frémir d’y penser ! On a vu là des choses bien extraordinaires.

Je te prie, Annette, trêve de ces contes ridicules, dit Emilie.

Contes ridicules, mademoiselle ! Oh ! mais, je vous dirai là-dessus, si vous voulez, une histoire que Catherine m’a faite. C’étoit le soir d’un hiver froid ; Catherine (elle venoit souvent au château, à ce qu’elle dit, pour tenir compagnie au vieux Carlo et à sa femme ; Monsieur l’avoit recommandé, et depuis ce temps-là elle étoit toujours ici) ; Catherine étoit assise avec eux dans la petite salle. Carlo dit : Je voudrois bien que nous eussions des figues à faire griller. Il y en a dans l’office, mais il y a loin, et je suis trop las. Allez, Catherine, dit-il, vous êtes jeune et ingambe, apportez-nous en quelques-unes ; le feu est bien disposé pour les rôtir. Elles sont, dit-il, dans le coin de l’office, au bout de la galerie du nord. Prenez la lampe, dit-il, et prenez garde, en passant le grand escalier, que le vent qui entre par le toit ne vous l’éteigne. Ainsi, avec cela, Catherine prit la lampe… Paix, mademoiselle J’entends du bruit, cela est sûr !

Emilie, à qui alors Annette avoit fait passer sa frayeur, écouta très-attentivement ; mais tout étoit fort calme, et Annette continua :

Catherine alla à la galerie du nord, c’est la grande galerie que nous avons traversée, mademoiselle, avant de venir dans le corridor. Elle alloit, sa lampe à la main, ne songeant à rien du tout… Encore ! s’écria subitement Annette ; j’ai entendu encore ! ce n’est point une idée, mademoiselle.

Paix ! dit Emilie toute tremblante. Elles écoutèrent, et restèrent immobiles. Emilie entendit un coup frappé contre le mur ; il fut répété. Annette fit un grand cri. La porte s’ouvrit avec lenteur : c’étoit Catherine, qui venoit dire à Annette que sa maîtresse la demandoit. Emilie, quoiqu’elle la reconnût bien, ne se remit pas tout de suite de sa terreur. Annette, moitié riant, moitié pleurant, gronda vivement Catherine, de leur avoir fait une telle peur : elle frémissoit qu’on n’eût entendu ce qu’elle avoit dit. Emilie, dont l’esprit étoit profondément frappé par la circonstance principale du récit d’Annette, n’auroit pas voulu rester seule dans sa situation actuelle ; mais pour éviter d’offenser madame Montoni et de trahir sa propre foiblesse, elle lutta contre les illusions de la crainte, et congédia Annette pour toute la nuit.

Quand elle fut seule, ses pensées se reportèrent sur l’étrange histoire de la signora Laurentini, et ensuite sur la situation où elle se trouvoit elle-même dans ce terrible château, au milieu des déserts et des montagnes, en pays étranger, sous la domination d’un homme que, peu de mois auparavant, elle ne connoissoit pas, dont elle avoit déjà ressenti un cruel abus d’autorité, et dont elle considéroit le caractère avec un degré d’horreur que justifioit la crainte générale qu’il inspiroit. Elle savoit qu’il avoit un courage égal à son génie et à ses talens pour l’exécution de ses projets. Elle craignoit bien qu’il n’eût le cœur trop vide de sentimens pour qu’aucune considération dérangeât les calculs de son intérêt. Elle observoit depuis long-temps le malheur de madame Montoni ; elle avoit souvent été témoin de la conduite sèche et méprisante de son époux envers elle. À tant de circonstances, qui lui causoient de si justes alarmes, se joignoient maintenant mille terreurs sans nom, qu’une ardente imagination peut seule faire naître, et qui défient la raison et la réflexion.

Emilie se rappela tout ce que lui avoit dit Valancourt la veille de son départ du Languedoc, relativement à Montoni ; elle se rappela tous les efforts qu’il avoit faits pour la détourner de ce voyage. Ses craintes, depuis ce jour, avoient paru autant de prophéties, et se trouvoient alors confirmées. Son cœur, en se rappelant l’image de Valancourt, se livra à de vains regrets. Mais enfin, sa raison lui offrit une consolation qui, quoique foible d’abord, prit, par la réflexion, une véritable consistance. Elle considéra que, quelles que pussent être ses peines, elle avoit évité d’envelopper Valancourt dans ses malheurs, et que, de quelque nature que fussent ensuite ses chagrins, elle n’avoit du moins aucun reproche à se faire.

Le vent sifflant avec force à la porte et le long du corridor, ajoutoit à sa mélancolie. La flamme récréative du foyer étoit éteinte depuis long-temps. Emilie restoit fixée devant ces cendres froides, quand un tourbillon bruyant, s’engouffrant dans le corridor, ébranla les portes, les fenêtres, et l’alarma d’autant plus par sa violence, qu’il déplaça, dans sa secousse, la chaise dont elle s’étoit servie pour s’enfermer, et entr’ouvrit la porte qui couduisoit au petit escalier. Sa curiosité et ses craintes se ranimèrent. Elle prit la lampe, et vint au-dessus des marches. Elle hésitoit si elle iroit plus loin, mais le calme profond, l’obscurité de ce lieu, la saisirent de nouveau. Elle résolut de commencer ses recherches aussi-tôt qu’il feroit grand jour. Elle ferma la porte, et la barricada de son mieux.

Elle se mit alors dans son lit, et laissa la lampe sur la table ; mais cette sombre lueur ne fit que redoubler ses craintes. Au tremblement de ses rayons incertains, elle croyoit presque voir des ombres glisser le long de ses rideaux, et se retirer dans le fond ténébreux de sa chambre. L’horloge du château sonna une heure avant qu’elle eût fermé les yeux.



fin du second volume.





LES MYSTÈRES


D’UDOLPHE.





Tom. 3.
Pag. 55.

Viens Lâche, et reçois Justice de ma main.





LES


MYSTÈRES D’UDOLPHE,


PAR ANNE RADCLIFFE :


TRADUIT DE L’ANGLOIS


sur la troisième édition,


PAR VICTORINE DE CHASTENAY.


TOME TROISIÈME.


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À PARIS


Chez Maradan, Libraire, rue du Cimetière-
André-des-Arts, n°9.


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an vi — 1798.



TOME III


CHAPITRE PREMIER.

La lumière du jour chassa de l’esprit d’Emilie les vapeurs de la superstition, mais non pas celles de la crainte. Le comte Morano fut la première image qui se présenta à son réveil. Elle y joignit une suite de chagrins anticipés, et tels qu’elle ne pouvoit ni les éviter ni les prévoir. Elle se leva, et pour distraire son esprit de ces importunes idées, elle se força à s’occuper des objets extérieurs. Elle contempla de sa fenêtre les sauvages grandeurs qui s’offroient à sa vue. Les montagnes qui s’entassoient l’une sur l’autre, ne laissoient entrevoir que d’étroites vallées qu’ombrageoient d’épaisses forêts. Les vastes remparts du château, ses servitudes, ses bâtimens divers, s’étendoient le long d’un roc escarpé, au pied duquel un torrent jaillissant avec bruit, se précipitoit sous de vieux sapins, dans une gorge profonde. Un léger brouillard occupoit le fond des vallées lointaines ; et se dissipant par degrés aux rayons du soleil, découvroit l’un après l’autre les arbres, les coteaux, les troupeaux et leurs conducteurs.

C’étoit en contemplant ces admirables aspects, qu’Emilie cherchoit à se distraire ; et ce ne fut pas sans succès. La fraîcheur du matin contribuoit à la ranimer. Elle éleva ses pensées vers le ciel ; elle s’y sentoit toujours plus disposée, quand elle goûtoit la sublimité de la nature, et que son esprit recouvroit ses forces.

Quand elle se retira de la fenêtre, ses yeux se tournèrent sur la porte qu’elle avoit, la nuit précédente, assurée avec tant de soin. Elle se détermina à en examiner l’issue ; mais en se rapprochant pour écarter les chaises, elle s’apperçut que déjà elles l’étoient un peu. Sa surprise ne peut s’imaginer quand, l’instant d’après, elle vit la porte toute fermée. Elle fut frappée comme si elle eût vu une apparition. La porte sur le corridor étoit fermée comme elle l’avoit laissée ; mais l’autre porte qu’on ne pouvoit assujettir qu’à l’extérieur, avoit nécessairement été verrouillée pendant la nuit. Elle s’affecta sérieusement de l’idée de coucher encore dans une chambre où il étoit si facile de pénétrer, et si loin de tout genre de secours. Elle se décida à en faire part à madame Montoni, et à demander à changer de chambre.

Après quelque difficulté, elle retrouva son chemin jusqu’au grand vestibule et à la salle du soir précédent, dans laquelle étoit servi le déjeûner. Sa tante étoit seule. Montoni étoit à parcourir les environs du château, à voir l’état des fortifications, et à causer avec Carlo. Emilie remarqua que sa tante avoit pleuré, et son cœur s’attendrit pour elle, avec un sentiment qui se montra dans ses manières encore plus que dans ses paroles. Elle évitoit soigneusement de paroître s’appercevoir que sa tante fût malheureuse. Elle saisit le moment où Montoni étoit absent pour parler de la porte, demander un autre logement, et s’informer des motifs du voyage. Sur le premier point, sa tante la renvoya à Montoni, et refusa très-positivement de s’en mêler ; sur le second, elle témoigna la plus entière ignorance.

Dans le dessein de réconcilier madame Montoni avec sa propre situation, Emilie se mit alors à louer la grandeur du château, le pays qui l’environnoit, et s’efforça d’adoucir tout ce qui pouvoit le rendre odieux. Si le malheur avoit en quelque sorte rompu la dureté du caractère de madame Montoni, et lui avoit appris dans ses souffrances à compatir à celles des autres, le caprice, la domination que la nature avoit mise dans son cœur, n’en étoient point encore bannis. Elle ne put se refuser au plaisir de tyranniser l’innocente et triste Emilie, en jetant du ridicule sur un goût qui n’étoit pas le sien.

Son discours satirique fut néanmoins interrompu par l’arrivée de Montoni ; et sa physionomie prit un mélange de ressentiment et de crainte. Montoni se mit à table, sans paroître s’appercevoir qu’il y eût quelqu’un autour de lui.

Emilie qui l’observoit en silence, vit dans ses traits une expression plus sombre et plus sévère que de coutume. Oh ! si je pouvois savoir, se disoit-elle, tout ce qui roule dans cet esprit ; si je pouvois découvrir les pensées qu’il médite, je ne serois pas condamnée à des doutes si accablans ! Le déjeûner se passa dans le silence, jusqu’au moment où Emilie risqua de demander un autre appartement, et rapporta les motifs de sa demande.

Je n’ai pas le temps de m’arrêter à de pareilles misères, dit Montoni ; cette chambre vous a été destinée, et vous devez vous en contenter. Il n’est pas vraisemblable que personne ait pris la peine d’aller monter un escalier pour l’intérêt de fermer une porte. Si elle ne l’étoit pas quand vous entrâtes, le vent a fort bien pu faire glisser les verroux. Mais je ne sais pas pourquoi je m’occuperois d’une circonstance aussi frivole.

Une semblable explication ne pouvoit nullement satisfaire Emilie. Elle avoit remarqué que les verroux étoient fort rudes, et conséquemment n’avoient pu facilement se mouvoir. Elle s’interdit cette représentation ; mais elle renouvela sa demande.

Si vous voulez rester esclave de pareilles craintes, dit Montoni avec sévérité, abstenez-vous du moins d’en fatiguer les autres. Sachez vaincre toutes ces misères, et travaillez à fortifier votre ame. Il n’y a pas de plus méprisable existence que celle qu’empoisonne la frayeur. En prononçant ces mots, il regarda fixement madame Montoni : elle rougit excessivement, et garda toujours le silence. Emilie, offensée et fortement déconcertée, trouvoit alors ses craintes trop naturelles pour mériter de tels sarcasmes. Mais s’appercevant que son chagrin ne l’empêcheroit pas de les souffrir, elle fit effort pour s’en distraire.

Carlo, bientôt après, entra avec des fruits : Votre Excellence est fatiguée d’une si longue promenade, dit-il en mettant les fruits sur la table. Mais après déjeûner vous en aurez bien plus à voir : il y a une place, dans le passage voûté, qui conduit à…

Montoni fronça le sourcil, et lui fit signe de se retirer. Carlo s’arrêta, baissa les yeux ; puis s’approchant de la table et prenant la corbeille, il ajouta : Je me suis donné la hardiesse, Votre Excellence, d’apporter quelques cerises pour ma très-honorée dame et ma jeune maîtresse : madame voudroit-elle les goûter, dit Carlo à Madame Montoni, en lui présentant la corbeille, elles sont belles, quoique je les aie cueillies moi-même et sur un vieil arbre ; mais il est au midi. Elles sont grosses comme des prunes.

— C’est très-vrai, vieux Carlo, dit madame Montoni, je vous en suis fort obligée.

— Et la jeune Signora aussi, elle les aimera peut-être, reprit Carlo, en offrant la corbeille à Emilie ? Cela me fera bien plaisir de lui en voir manger quelques-unes.

— Je vous remercie, Carlo, dit Emilie, en prenant quelques cerises, et lui souriant avec bonté.

— Venez, venez, dit Montoni impatiemment, c’est assez. Sortez et attendez-moi, je vais avoir besoin de vous.

Carlo obéit, et Montoni partit bientôt après pour examiner plus en détail l’état exact de son château. Emilie resta près de sa tante, endurant sa mauvaise humeur, et s’efforçant d’adoucir sa peine au lieu d’en remarquer l’effet.

Quand madame Montoni se fut retirée à sa toilette, Emilie tâcha de se distraire en examinant le grand château. Elle ouvrit une porte battante, et passa de la grande salle sur les remparts, qui, de trois côtés, bordoient les précipices. La quatrième face étoit gardée par les hautes murailles des cours, et par la voûte sous laquelle elle avoit tourné la veille. La grandeur de ces larges remparts, et le paysage varié qu’ils dominoient, excitèrent son admiration. L’étendue des terrasses étoit telle, que, présentant le pays sous autant d’aspects différens, elle offroit comme autant de vues nouvelles. Elle s’arrêtoit souvent pour contempler la gothique magnificence d’Udolphe, son orgueilleuse irrégularité, ses hautes tours, ses fortifications, ses fenêtres étroites et enfoncées, enfin ses beffrois nombreux placés au coin de chaque tourelle. Elle s’appuya sur le mur de la terrasse, et mesura de l’œil le gouffre effroyable d’un précipice, dont les noirs sommets des forêts déroboient encore la profondeur. Par-tout où elle portoit ses regards, c’étoient des pics de montagnes, des bois de sapin, et d’étroits défilés, qui s’enfonçoient dans les Apennins, et disparoissoient à la vue dans ces régions inaccessibles.

Elle étoit dans cette situation, quand elle vit Montoni, accompagné de deux hommes, qui gravissoit un sentier taillé dans le roc vif. Il s’arrêta sur une éminence, considérant le rempart, et s’adressant à sa suite, il s’exprima avec un air et des gestes fort énergiques. Emilie s’apperçut que l’un de ces hommes étoit Carlo, que l’autre avoit le costume d’un paysan, et qu’à lui seul s’adressoient les ordres de Montoni.

Elle se retira de la muraille et continua sa promenade. Tout-à-coup elle entendit le bruit de plusieurs carrosses, bientôt le retentissement de la grosse cloche, et il lui vint à l’esprit que le comte Morano arrivoit ; elle traversa rapidement les portes de la terrasse, reprenant à la hâte le chemin de son appartement. À ce moment plusieurs personnes entrèrent dans la salle par la porte opposée : elle les vit à l’extrémité des arcades, et recula sur-le-champ ; mais l’agitation de ses esprits, l’étendue de l’obscurité de la salle, l’avoient empêchée de distinguer les étrangers. Toutes ses craintes n’avoient qu’un objet ; cet objet se présenta à elle ; elle crut qu’elle avoit vu le comte Morano.

Quand elle les vit hors de la salle, elle hasarda d’y rentrer, et remonta chez elle sans rencontrer personne ; elle resta dans sa chambre, agitée de mille frayeurs, et prêtant l’oreille au moindre bruit. Entendant, à la fin, des voix sur le rempart, elle courut à sa fenêtre, et reconnut Montoni qui se promenoit avec le signor Cavigni : ils s’arrêtoient souvent, se regardoient l’un et l’autre, et leur conversation paroissoit fort animée.

De plusieurs personnes qu’elle avoit remarquées dans la salle, elle ne voyoit que le seul Cavigni ; ses alarmes s’augmentèrent bientôt en entendant marcher dans le corridor : elle s’attendoit à un message du comte. Annette parut.

— Ah ! mademoiselle, s’écria-t-elle, voilà le signor Cavigni arrivé. Que je suis donc contente de voir un visage chrétien dans cet endroit ! il est si bon, il a toujours pris tant d’intérêt à moi ! Le signor Verezzi y est aussi. Et qui croiriez-vous bien encore, mademoiselle ?

— Je ne sais pas deviner, Annette ; dites-moi vite.

— Devinez une fois, mademoiselle.

— Alors, dit Emilie en essayant de se contenir : Le comte Morano, je suppose.

— Sainte Vierge ! s’écria Annette, vous vous trouvez mal, mademoiselle, vous allez vous évanouir ! je vais vous aller chercher de l’eau.

Emilie tomba sur sa chaise. — Restez, Annette, dit-elle languissamment, ne me laissez point. Je vais me remettre… ouvrez la fenêtre… Le comte, dites-vous ? Est-il en bas ?

— Qui ? moi ? le comte ? Non, mademoiselle, je n’en ai pas parlé ; il n’est pas ici. Non, mademoiselle.

— En êtes-vous bien sûre ?

— Dieu soit béni ! reprit Annette, vous êtes bien vite revenue. En vérité, je vous croyois mourante.

— Mais le comte, vous êtes bien sûre qu’il n’est pas là ?

— Oh ! oui, bien sûre, mademoiselle. Je regardois par une grille dans la tourelle du nord, quand les voitures sont arrivées ; je ne m’attendois pas à une vue si désirée dans cette affreuse citadelle. Mais à présent il y a des maîtres, des domestiques ; on peut encore voir un peu de mouvement. Oh ! j’étois prête à m’élancer, à travers ces vieux barreaux serrés ; j’étois si joyeuse ! Oh ! qui auroit pensé à revoir un visage chrétien dans cette maison perdue ? J’aurois baisé les chevaux qui nous avoient amené tout ce monde.

— C’est bon, Annette ; je me trouve déjà beaucoup mieux.

— Oui, mademoiselle, je vois cela. Oh ! tous les domestiques vont mener joyeuse vie ! Nous irons danser et chanter dans la petite salle, parce que là, monsieur ne pourra pas nous entendre. Et puis les drôles d’histoires ! Ludovico est arrivé, mademoiselle ; Ludovico est venu avec eux. Vous vous souvenez de Ludovico, mademoiselle ? un grand jeune homme, bien fait, le domestique du signor Cavigni. C’est lui qui porte toujours son manteau avec tant de grâces, replié autour du bras gauche ; c’est lui qui met son chapeau si cavalièrement, tout d’un côté, et…

— Non, dit Emilie, fatiguée de son bavardage.

— Quoi ! mademoiselle, vous ne vous rappelez pas Ludovico, celui qui manœuvroit la gondole du cavalier à la dernière régate, et qui gagna le prix ? celui qui chantoit de si jolis vers sur Roland, sur les Maures et Charle… Charle… magne… ? oui, c’étoit le nom ; et toujours sous ma jalousie, au portique d’occident, au clair de lune à Venise. Oh ! comme je l’écoutois !

— Je crains pour toi, ma bonne Annette, dit Emilie. Il me semble que ses vers ont emporté ton cœur. Mais laissez-moi vous conseiller, s’il est ainsi, de bien garder le secret, et sur-tout ne pas le lui laisser savoir.

— Ah ! mademoiselle, comment peut-on garder un secret comme celui-là ?

— À présent, Annette, je me trouve tout-à-fait remise, et vous pouvez me laisser.

— Oh ! mais, mademoiselle, j’ai oublié de vous demander comment vous aviez pu reposer dans cette vieille et affreuse chambre la nuit dernière. — Comme à l’ordinaire. — Vous n’avez donc entendu aucun bruit ? — Aucun. — Ni rien vu ? — Rien du tout. — Cela est surprenant. — Pas le moins du monde. Mais vous, dites-moi, à quel propos de pareilles questions ? — Oh, mademoiselle ! je ne voudrois pas vous le dire pour l’or du monde, ni tout ce que j’ai ouï raconter sur cette chambre : cela vous effraieroit trop.

— Si c’est pour cela, vous m’avez déjà effrayée. Vous pouvez me dire tout ce que vous en savez, sans charger en rien votre conscience.

— Oh, Seigneur ! on dit qu’il revient dans cette chambre, et cela, depuis bien long-temps.

— S’il y revient, c’est un esprit qui sait bien fermer les verroux, dit Emilie en s’efforçant de sourire malgré ses craintes. J’ai laissé hier au soir cette porte ouverte, et ce matin je l’ai trouvée fermée.

Annette devint pâle, et ne dit mot.

Avez-vous entendu dire que quelque domestique ait fermé cette porte ce matin, avant que je me levasse ?

— Non, mademoiselle, je vous jure qu’on ne me l’a pas dit : mais je ne sais. Irai-je le demander, mademoiselle, dit Annette en se précipitant du côté du corridor.

— Restez, Annette, j’ai d’autres questions à vous faire. Dites-moi ce que vous savez sur cette chambre, et sur l’escalier qui y conduit.

— Je m’en vais tout de suite le demander, mademoiselle ; je suis bien sûre, d’ailleurs, que madame aura besoin de moi. Je ne peux pas rester, mademoiselle.

Elle sortit aussi-tôt, sans attendre aucune réponse. Emilie, soulagée par la certitude que Morano n’étoit pas arrivé, ne put s’empêcher de sourire de la terreur superstitieuse qui tout-à-coup avoit saisi Annette : et quoique par intervalles elle s’en trouvât elle-même frappée, elle sourioit cependant à celle que lui manifestoient les autres.

Montoni avoit refusé à Emilie une autre chambre : elle se détermina à supporter, avec résignation, le mal qu’elle ne pouvoit pas éviter. Elle s’efforça de rendre son habitation aussi commode qu’il lui étoit possible ; elle rangea tous ses livres, les délices de ses jours heureux et la consolation de ses instans de mélancolie. Mais il étoit des momens où ces remèdes manquoient leur effet ; où le génie, le goût, l’enthousiasme des plus sublimes écrivains lui devenoient tout-à-fait insipides.

Sa petite bibliothèque fut placée sur un grand coffre ; qui faisait partie de l’ameublement. Elle prépara ses crayons, se trouvant assez tranquille pour songer à tracer l’esquisse du sublime point de vue que sembloit encadrer sa fenêtre. Soudain elle suspendit la jouissance de ce plaisir ; elle se rappela combien de fois elle avoit entrepris un amusement de ce genre, et combien de fois de nouveaux malheurs imprévus l’avoient empêchée de s’y livrer.

Comment puis-je, se disoit-elle, me laisser tromper par l’espoir ? le comte n’est pas arrivé, et cela me rendroit heureuse. Hélas ! que m’importe qu’il vienne aujourd’hui ou demain ? Il viendra enfin ; ce seroit s’aveugler que d’en vouloir douter.

Pour échapper à ces pénibles réflexions, elle essaya de se mettre à lire ; mais son attention ne pouvoit se fixer sur la page qui étoit sous ses yeux ; elle finit par jeter le livre, et résolut de parcourir le château. Son imagination se ranimoit à la vue de cette grandeur antique : une sorte de crainte respectueuse ébranloit toutes ses idées à mesure qu’elle avançoit à travers tant d’appartemens obscurs, isolés, et où depuis tant d’années personne, sans doute, n’avoit porté ses pas. Elle se rappeloit l’étrange histoire de l’ancienne propriétaire ; ce souvenir réveilla en elle celui du tableau voilé, elle résolut de le découvrir. En traversant toutes les pièces qui y conduisoient, elle se sentit vivement troublée : les rapports de ce tableau avec la dame du château, la conversation d’Annette, la circonstance du voile, le mystère qui enveloppoit le tout, excitoient dans son ame un léger mouvement de terreur ; mais de cette terreur qui s’empare de l’esprit, qui l’élève à de grandes idées, et, par une sorte de magie, à l’objet même qui nous la cause.

Emilie marchoit en tremblant ; elle s’arrêta un moment à la porte avant de se résoudre à l’ouvrir. Elle s’avança vers le tableau, qui paroissoit d’une dimension extraordinaire, et qui se trouvoit dans un coin obscur de la chambre. Elle s’arrêta encore ; enfin d’une main timide elle leva le voile, mais elle le laissa retomber. Ce n’étoit pas une peinture qu’elle avoit vue, et avant de pouvoir quitter la chambre, elle s’évanouit sur le plancher.

Quand elle eut recouvré ses sens, le souvenir de ce qu’elle avoit vu l’en priva presque une seconde fois ; elle eut à peine la force de sortir de la chambre et de gagner la sienne. Quand elle y fut, elle n’eut pas le courage d’y rester seule. L’horreur dominoit son esprit ; elle n’éprouvoit ni le sentiment de ses maux passés, ni la crainte des maux futurs. Elle s’assit auprès de sa fenêtre, parce que de là elle entendoit des voix, quoique éloignées, et qu’elle voyoit du monde passer sur les terrasses. Quelque frivoles que fussent ces circonstances, elles suffisoient pour la ranimer : quand ses esprits furent un peu remis, elle réfléchit si elle rendroit compte à madame Montoni de ce qu’elle avoit vu. De nombreux, de puissans motifs l’en pressoient, et le moindre de tous, c’étoit l’espoir du secours qu’un esprit trop préoccupé trouve à parler de ce qui le remplit : cependant l’effroi des conséquences terribles qu’une pareille confidence ne pourroit manquer d’avoir, la crainte de l’indiscrétion de sa tante, la déterminèrent à la fin à s’armer d’une force nouvelle et à garder le plus profond silence. Montoni et Verezzi, bientôt après, passèrent sous les fenêtres ; ils causoient gaîment : leurs voix lui rendirent un peu de vie. Les signors Bertolini et Cavigni les rejoignirent sur la terrasse. Emilie, supposant alors que madame Montoni se trouvoit seule, sortit pour aller la trouver : la solitude de sa chambre, le voisinage du lieu où elle avoit reçu un coup si accablant, suffisoient bien d’ailleurs pour l’agiter encore.

Elle trouva sa tante à sa toilette, et se préparant pour le dîner. La pâleur, la consternation d’Emilie, alarmèrent jusqu’à madame Montoni ; mais Emilie eut assez de force pour se taire sur un tel sujet, quoique ses lèvres, à tout moment, se trouvassent prêtes à le trahir. Elle resta dans l’appartement de sa tante jusqu’à l’heure où l’on descendit pour dîner : elle y trouva les étrangers. Ils avoient un air d’occupation qui ne leur étoit pas ordinaire, et sembloient trop remplis d’un intérêt majeur pour faire quelque attention à Emilie ou à madame Montoni elle-même : ils parlèrent peu, Montoni encore moins : Emilie frémit en le voyant. L’horreur de la chambre s’offrit à elle plusieurs fois, elle changea de couleur, et craignit que la souffrance ne découvrît son émotion, et ne l’obligeât à sortir ; mais l’empire qu’elle prit sur elle-même surmonta la foiblesse de sa constitution. Elle s’efforça de se mêler de la conversation, et même de paroître gaîe.

Montoni paroissoit évidemment réfléchir à quelque grande opération. Un esprit moins nerveux, un cœur plus susceptible, en eussent sans doute été plus accablés ; mais la fermeté de sa contenance indiquoit uniquement le développement et l’énergie de ses facultés.

Le repas fut silencieux. La tristesse du château sembloit influer sur la gaîté ordinaire de Cavigni ; mais aux nuages de sa physionomie se mêloit alors une fierté que rarement on y distinguoit. Le comte Morano ne fut pas nommé. La conversation roula toute sur les guerres qui, dans ce temps, déchiroient l’Italie, sur la force des armées vénitiennes et le caractère des généraux.

Après dîner, quand les domestiques furent partis, Emilie sut que le cavalier sur lequel Orsino avoit assouvi sa vengeance, étoit mort par suite de ses blessures, et qu’on cherchoit avec soin le meurtrier. Cette nouvelle parut alarmer Montoni ; mais il dissimula promptement, et s’informa où Orsino s’étoit caché. Tous ses hôtes, excepté Cavigni, ignoroient que Montoni eût, à Venise, favorisé sa fuite. Ils lui répondirent qu’Orsino s’étoit échappé la même nuit avec tant de précipitation et de secret, que même ses plus intimes amis n’en avoient rien appris. Montoni se blâma lui-même d’avoir fait une pareille question. Une seconde réflexion lui persuada qu’un homme aussi soupçonneux qu’Orsino ne pouvoit confier à personne le mystère actuel de son asyle. Il croyoit cependant qu’il mettroit moins de réserve à son égard, et que bientôt, sans doute, il entendroit parler de lui.

Emilie se retira avec madame Montoni bientôt après qu’on eut ôté le couvert, et laissa les cavaliers occupés de leurs conseils secrets. Déjà Montoni, par des signes expressifs, avoit averti son épouse de s’éloigner. Elle passa aux remparts, et se promena en silence. Emilie ne l’interrompoit pas ; son esprit étoit absorbé. Elle eut besoin de toute sa résolution pour s’empêcher d’en communiquer le terrible sujet à madame Montoni. Tous ses nerfs en étoient ébranlés ; elle étoit prête à tout lui dire, pour le seul intérêt de se soulager un moment : mais elle n’ignoroit pas à quel point elle étoit soumise à Montoni ; et considérant qu’une indiscrétion de sa tante réussiroit à les perdre toutes deux, elle se contraignit à endurer un mal moindre, quoique présent, plutôt que de s’en attirer dans l’avenir un plus fâcheux et plus redoutable encore. Elle éprouvoit en ce jour de singuliers pressentimens. Il lui sembloit que son destin l’attachât à ce lieu, et que d’invisibles nœuds l’eussent unie désormais à celui du château.

Ne précipitons rien, disoit-elle en elle-même ; à quelques maux que je me trouve réservée, j’éviterai du moins d’avoir aucun reproche à me faire.

En regardant les murailles massives de l’édifice, sa mélancolie lui représenta qu’elles enfermoient sa prison. Elle tressaillit comme à une idée nouvelle, en considérant à quelle distance elle étoit de sa patrie, de sa modeste et paisible demeure, et sur-tout de son unique ami. Qu’il étoit éloigné, l’espoir de son bonheur ! qu’elle étoit foible, l’attente de le revoir encore ! Néanmoins, l’idée de Valancourt, sa confiance parfaite dans son fidèle amour, avoient fait jusques-là sa seule consolation. Quelques larmes s’échappèrent de ses yeux ; elle se détourna pour les cacher.

Tandis qu’elle s’appuyoit sur le parapet du rempart, elle vit, à peu de distance, quelques manœuvres examinant une brèche, et devant cette brèche un amas de pierres qui sembloient destinées à des réparations. Elle vit aussi un vieux canon qui paroissoit être tombé de sa place. Madame Montoni s’arrêta pour parler à ces ouvriers, et leur demander ce qu’ils alloient faire. Réparer les fortifications, madame, dit l’un d’eux. Elle fut surprise que Montoni pensât alors à ce travail, d’autant plus que jamais il n’avoit parlé du château comme d’un lieu qu’il comptât habiter long-temps. Elle avança vers une arcade élevée qui conduisoit du rempart de l’est à celui du sud, et qui, d’une part, joignant au château, supportait de l’autre une petite tour d’observation qui commandoit à toute la vallée. En approchant de cette arcade, elle vit de loin descendre des bois une longue troupe de chevaux et d’hommes, qu’elle reconnut pour des soldats au seul éclat de leurs lances et de leurs autres armes, car la distance ne permettoit pas de juger exactement leurs couleurs. Pendant qu’elle regardoit, l’avant-garde sortit des bois, mais la file continuoit de s’étendre jusqu’aux extrémités de la montagne. L’uniforme militaire se distingua dans les premiers rangs, Le commandant s’avançoit à la tête ; et paroissant diriger les colonnes qui le suivoient, il approchoit de plus en plus du château.

Un tel spectacle, dans ces contrées solitaires, surprit et alarma singulièrement madame Montoni. Elle courut à la hâte à quelques paysans qui relevoient un bastion devant le rempart du sud, et où le roc étoit moins escarpé qu’ailleurs. Ces hommes ne purent répondre à ses questions d’aucune manière satisfaisante ; et surpris eux-mêmes, ils regardèrent cette cavalcade avec un étonnement stupide. Madame Montoni, jugeant nécessaire de communiquer le sujet de ses alarmes, envoya Emilie pour dire qu’elle desiroit parler à Montoni. Sa nièce n’approuvoit pas ce message ; elle craignoit le mécontentement qu’il alloit produire. Elle obéit pourtant sans répliquer.

En s’approchant de l’appartement où Montoni s’entretenoit avec ses hôtes, elle entendit une violente et bruyante dispute. Elle s’arrêta tremblante du courroux extrême où son entrée peu attendue alloit nécessairement le jeter. Le moment d’après il se fit un silence. Elle osa alors ouvrir la porte. Montoni se retourna vivement, et la regarda sans parler. Elle s’acquitta de sa commission.

Dites à madame Montoni que j’ai affaire, dit-il.

Emilie crut utile de lui détailler la cause de son message. Montoni et ses compagnons se levèrent au même instant, et furent aux fenêtres ; mais ne découvrant pas les troupes, ils se rendirent sur les remparts ; et Cavigni conjectura que ce devoit être une légion de Condottieri, alors en marche pour Modène.

Une partie de la cavalcade étoit alors dans la vallée, l’autre remontoit dans les montagnes vers le nord, et quelques traîneurs restoient encore au bord des précipices où d’abord ils avoient tous paru. On auroit cru voir une armée nombreuse. Pendant que Montoni et les autres regardoient cette marche militaire, on entendit sonner la trompette et frapper les cymbales dans le vallon. D’autres leur répondirent à l’instant. Emilie écouta avec émotion, de la hauteur, ces sons aigus qui réveilloient les échos des montagnes. Montoni expliqua les signaux, dont il parut très-bien connoître l’usage, et en conclut qu’ils n’avoient rien d’hostile. L’uniforme des soldats et le genre de leurs armes confirmèrent pour lui la conjecture de Cavigni. Il eut la satisfaction de les voir s’éloigner sans s’arrêter pour examiner le château. Il ne quitta pas les remparts que les bases des montagnes ne les eussent tous dérobés à sa vue, et que le dernier murmure des trompettes ne se fût évanoui dans les airs. Cavigni et Verezzi parurent animés de ce spectacle, qui sembloit exciter leur courage. Montoni revint au château, pensif et silencieux.

L’esprit d’Emilie n’étoit pas assez remis de son dernier choc pour supporter la solitude de sa chambre. Elle resta seule sur les remparts. Madame Montoni ne l’avoit point invitée à la suivre dans son cabinet, qu’elle regagnoit avec un évident chagrin. Emilie, depuis l’expérience qu’elle avoit faite, avoit perdu tout désir d’examiner les ténébreuses et mystérieuses retraites du château. Les remparts lui servirent d’asyle ; elle y resta jusqu’au moment où les brouillards grisâtres du soir se furent répandus sur la perspective.

Les hommes soupèrent entre eux. Madame Montoni se tint chez elle. Emilie fut l’y joindre avant que de se retirer. Elle trouva sa tante tout en pleurs, et dans une grande agitation. La tendresse d’Emilie étoit naturellement si insinuante, qu’elle manquoit rarement de consoler un cœur affligé. Celui de madame Montoni l’étoit ; mais les plus doux accens de la voix d’Emilie perdirent leur effet auprès d’elle. Elle feignit, avec sa délicatesse ordinaire, de ne pas observer la douleur de sa tante ; mais elle mit dans toutes ses manières une grâce si touchante, une sollicitude si tendre dans tout son maintien, que madame Montoni fut offensée de l’appercevoir. Exciter la pitié de sa nièce, étoit un cruel affront pour son orgueil. Elle la congédia dès qu’elle le put. Emilie ne lui parla point de son extrême répugnance à se trouver dans l’isolement de sa chambre. Elle demanda seulement qu’il lui fût permis de garder Annette jusqu’à l’instant où elle se coucheroit. On y consentit avec quelque peine ; et comme Annette étoit alors avec les domestiques, il fallut bien qu’Emilie se retirât seule.

Elle traversa les longues galeries d’un pas léger. La lueur vacillante de la lampe qu’elle portoit, ne servoit qu’à lui rendre plus sensible l’obscurité qui l’environnoit, et l’air, à tout moment, menaçoit de la souffler. Le silence morne qui régnoit dans cette partie du château, la glaçoit totalement. Pourtant elle entendoit, par intervalle, les éclats de rire qui partoient de la salle reculée où les domestiques s’étoient réunis. Mais le même silence succédoit : il ne restoit qu’un calme absolu. En passant devant l’enfilade qu’elle avoit visitée le matin, ses regards tombèrent avec effroi sur la porte. Elle crut presqu’entendre quelques sons ; mais elle se garda de s’arrêter pour en devenir plus certaine.

Elle atteignit sa chambre ; il n’y avoit pas une étincelle dans le foyer. Elle s’assit, et prit un livre pour occuper son attention jusqu’à ce qu’Annette vînt auprès d’elle, et qu’elle pût lui demander du feu. Elle continua de lire ; mais à la fin sa lampe lui parut prête à s’éteindre. Annette ne venoit point. La solitude, l’obscurité de sa chambre l’affectèrent de nouveau, et avec d’autant plus de force, qu’elle étoit près du théâtre d’horreur qu’elle avoit découvert le matin. Des images sombres et fantastiques assaillirent son esprit. Elle regardoit en tremblant la porte de l’escalier, et voulant voir si elle étoit encore fermée, elle s’apperçut qu’elle l’étoit effectivement. Incapable de prendre sur elle de coucher encore dans cet appartement écarté, et dans lequel, la nuit précédente, il étoit certainement entré quelqu’un, elle attendoit Annette avec une impatience pénible, et vouloit savoir d’elle une multitude de circonstances. Elle desiroit aussi la questionner sur cet objet d’horreur, dont Annette la veille lui avoit paru informée, et dont elle voyoit bien que la pauvre fille n’avoit reçu qu’une notion fausse. Ce qui l’étonnoit le plus, c’est que la chambre qui le contenoit, restât ouverte, aussi indiscrètement. Une telle négligence surpassoit l’imagination. Mais sa lumière étoit prête à s’éteindre. La foible lueur qu’elle jetoit sur les murs ajoutoit aux terreurs de son esprit. Elle se leva pour retourner dans la partie habitée du château, avant que l’huile de sa lampe fût tout-à fait consumée.

En ouvrant la porte, elle entendit quelques voix ; bientôt après elle apperçut une lumière qui paroissoit au bout du corridor. C’étoit Annette et une autre servante. Je suis bien aise que vous soyez venues, dit Emilie ; qui vous a donc arrêtées si long-temps ? Je vous prie, faites-moi vite du feu.

— Madame avoit besoin de moi, mademoiselle, reprit Annette un peu embarrassée. Je vais aller chercher du bois.

— Non, dit Catherine, c’est mon affaire. Elle sortit à l’instant. Annette vouloit la suivre ; mais Emilie la rappela, et Annette se mit à parler haut, à rire, comme si elle eût eu peur de garder le silence un moment.

Catherine revint avec du bois. Quand la flamme pétillante eut enfin réchauffé cette chambre, et que la servante se fut retirée, Emilie demanda à Annette si elle avoit pris les informations dont elle l’avoit chargée. — Oui, mademoiselle, reprit Annette ; mais pas une ame ne sait un mot de cela. Pour le vieux Carlo, je l’observois avec soin, parce qu’on dit qu’il sait de singulières choses. Le vieux Carlo avoit un air que je ne pourrois pas exprimer. Il m’a demandé plusieurs fois si j’étois sûre que la porte ne fût pas fermée. Seigneur ! lui dis-je, si j’en suis sûre ! comme je suis vivante. En vérité, mademoiselle, j’en suis tellement abasourdie, que je ne puis moi-même le dire. Je ne voudrois pas plus dormir dans cette chambre que sur le canon de ce rempart là-bas.

— Et pourquoi moins sur ce canon, qu’à tout autre endroit du château ? dit Emilie en souriant. Je crois bien que le lit seroit dur.

— Oui, mademoiselle, mais on ne peut en trouver d’aussi mauvais. Le fait est que dans la nuit on a vu quelque chose auprès de ce canon, et qui s’y tenoit comme pour le garder.

— C’est fort bien, ma chère Annette ; les gens qui font de telles histoires sont bien heureux que vous les écoutiez. Vous les croyez au premier mot.

— Ma chère demoiselle, je vous ferai voir le canon même. Vous pouvez le voir de vos fenêtres.

— C’est vrai, dit Emilie ; mais cela prouve-t-il qu’un fantôme le garde ?

— Quoi ! si je vous montre le canon, ma chère demoiselle, vous ne croirez rien ?

— Non, rien probablement sur ce sujet, que ce que je verrois moi-même, dit Emilie.

— Eh bien ! mademoiselle, vous le verrez, si vous voulez seulement approcher de la fenêtre.

Emilie ne put s’empêcher de rire, et Annette parut étonnée.

Appercevant son extrême facilité à croire le merveilleux, Emilie crut devoir s’abstenir de lui parler du sujet dont elle s’étoit proposé de l’entretenir. Elle craignit de la faire succomber à tant de terreurs idéales. Elle lui parla d’un objet plus gai : les regattes de Venise.

— Oui, mademoiselle, lui dit Annette, ces flambeaux tournans et les belles nuits au clair de lune, voilà tout ce qu’il y a de beau à Venise ; la lune, soyez-en sûre, est plus belle là que par-tout ailleurs. On entend une si douce musique ; Ludovico chantoit si souvent, si souvent auprès de ma jalousie, sous le portique du couchant ; mademoiselle, ce fut Ludovico qui me parla de ce tableau que vous aviez tant d’envie de voir hier.

— Et quel tableau ? dit Emilie, désirant de faire parler Annette.

— Oh ! ce terrible tableau avec le voile noir !

— Vous ne l’avez jamais vu ? dit Emilie.

— Qui, moi ! non, mademoiselle, jamais ; mais ce matin, continua Annette en baissant la voix et regardant autour d’elle, ce matin, comme il faisoit grand jour, vous savez, mademoiselle, que j’avois une extrême fantaisie de le voir, et que j’avois entendu de singulières choses à ce sujet, j’allai jusqu’à la porte, et je serois entrée, si je ne l’avois trouvée fermée.

— Emilie s’efforçant de lui cacher l’excès de son émotion, lui demanda à quelle heure elle avoit été à la chambre, et apprit que c’étoit peu de momens après elle. Elle fit ensuite d’autres questions, et s’assura qu’Annette, et sans doute celui qui l’avoit instruite, ignoroient l’affreuse réalité ; cependant, il se trouvoit dans ses récits des vérités mêlées à des mensonges. Emilie commença à craindre qu’on n’eût remarqué sa visite, puisque la porte avoit été fermée si peu de temps après sa sortie de la chambre ; elle frémissoit que sa curiosité n’attirât sur elle toute la vengeance de Montoni : son inquiétude se portoit aussi sur le but des rapports trompeurs qu’on avoit faits à Annette, et qui sans doute avoient un principe, quoiqu’il semblât que Montoni eût dû chercher à maintenir à cet égard un silence absolu. Elle sentit néanmoins que le sujet étoit trop affreux pour s’en occuper à une pareille heure. Elle s’efforça de l’éloigner de sa pensée, et de s’entretenir avec Annette, dont la conversation simple et naïve lui sembloit préférable à une solitude absolue.

Elles restèrent là jusqu’à près de minuit, mais non pas sans qu’Annette eût plusieurs fois voulu se retirer. Le bois étoit presque entièrement brûlé. Emilie entendit de loin retomber les portes de la salle, comme si on les eût fermées pour la nuit. Elle se prépara à se mettre au lit ; mais elle vouloit encore qu’Annette ne la quittât pas ; à cet instant, la cloche, de la porte sonna : elles écoutèrent avec effroi. Après une très-longue pause, on l’entendit sonner encore ; bientôt on reconnut le bruit d’un carrosse dans la cour ; Emilie se jeta presque sans vie sur sa chaise : c’est le comte, dit-elle.

— Quoi, à cette heure ! mademoiselle, dit Annette ; non, ma chère demoiselle ; mais en tout cas, c’est prendre un singulier moment pour arriver dans une maison.

— Je t’en supplie, ma chère Annette, ne perdons pas le temps à causer, dit Emilie d’un ton effrayé ; va, je t’en supplie, va voir qui ce peut être.

— Annette sortit de la chambre, et emporta la lumière. Elle laissa Emilie dans une obscurité qui l’auroit effrayée quelques minutes auparavant ; mais en ce moment, elle n’y prenoit pas garde ; elle écoutoit, attendoit, sans presque respirer ; elle entendoit quelque bruit éloigné ; mais Annette ne revenoit pas. Sa patience se lassa, elle essaya de gagner le corridor ; elle fut long-temps avant d’en retrouver la porte, et quand elle l’eut ouverte, il y faisoit trop noir pour qu’elle osât y faire un pas. On entendit alors des voix : Emilie crut qu’elle distinguoit celle du comte Morano et celle de Montoni. Elle entendit ensuite des pas, une foible lueur se fit voir dans l’obscurité ; Annette parut, et Emilie alla au-devant d’elle.

— Oui, mademoiselle, dit-elle, vous aviez raison : c’est le comte.

— C’est lui, s’écria Emilie levant les yeux au ciel, et s’appuyant sur le bras d’Annette !

— Bon dieu ! ma chère dame, remettez-vous, ne pâlissez donc pas ainsi : nous en apprendrons davantage.

— Oui, nous en saurons davantage, dit Emilie, en s’acheminant le plus vîte possible vers son appartement. Je ne suis pas bien : donnez-moi un peu d’air. — Annette ouvrit la fenêtre, et lui apporta de l’eau. — Emilie se remit assez promptement ; mais elle pria Annette de ne la point quitter qu’elle n’eût entendu parler de Montoni.

— Ma chère demoiselle, il ne vous troublera pas à cette heure, il croira que vous dormez.

— Restez avec moi jusqu’à ce que je dorme, dit Emilie, un peu soulagée par cette idée qui lui parut très-vraisemblable, quoique ses craintes multipliées ne lui eussent pas permis de s’y arrêter encore. — Annette ne consentit qu’avec une secrète répugnance. — Emilie se trouvoit assez calme pour lui renouveler ses questions, et la première fut de savoir si elle avoit reconnu le comte.

— Oui, mademoiselle, je l’ai vu très-distinctement ; je suis allée d’ici à la grille de la tour du nord qui, comme vous le savez, donne sur la cour intérieure. J’ai vu le carrosse du comte où il étoit encore ; il attendoit à la grande porte, car le portier venoit justement de se coucher ; il y avoit beaucoup d’hommes à cheval qui portoient tous des flambeaux allumés. Quand la porte s’est ouverte, le comte a dit quelque chose que je n’ai pas pu entendre, et alors il est entré, et un autre avec lui. Je croyois, moi, que monsieur étoit couché, et je courois au cabinet de madame pour entendre ce que je pourrois : j’ai rencontré en chemin Ludovico ; il m’a dit que monsieur n’étoit pas couché, et qu’il tenoit conseil avec les autres Signors au bout de la galerie du nord. Ludovico a levé son doigt et l’a mis sur ses lèvres avec un air, comme pour me dire : Il y en a plus que vous ne pensez, Annette ; mais taisez-vous. Aussi je me suis tû, mademoiselle, et je suis tout de suite revenue à vous.

— Emilie demanda quel étoit l’homme qui accompagnoit le comte, et comment Montoni les avoit reçus ; mais Annette ne put le lui dire.

— Ludovico, ajouta-t-elle, alloit justement appeler le valet-de-chambre de monsieur Montoni, pour qu’il l’informât de cette arrivée, lorsque je l’ai trouvé moi-même.

— Emilie resta quelque temps dans cet état d’incertitude ; il devint enfin si violent, qu’elle pria Annette d’aller rejoindre les domestiques dans la salle, et de découvrir, s’il étoit possible, quelle étoit l’intention du comte en se rendant au château.

— Oui, mademoiselle, répondit vivement Annette ; mais comment trouverai-je mon chemin, si je vous laisse avec la lampe ?

Emilie dit qu’elle alloit l’éclairer, et elles sortirent aussi-tôt. Quand elles furent au haut de l’escalier, Emilie réfléchit qu’elle pourroit être vue par le comte ; et pour éviter la grande salle, Annette la conduisit à travers quelques petits passages, à un escalier dérobé qui descendoit à la salle des domestiques.

En remontant à la chambre, Emilie craignit de s’égarer dans tous les détours de ce château, et d’être encore effrayée par quelque mystérieux spectacle. Quoique troublée dans tous les corridors, elle frémissoit d’ouvrir une seule des portes. Pendant qu’elle étoit seule, arrêtée et pensive, elle crut entendre un sanglot assez près d’elle ; elle resta immobile, et en entendit un second distinctement. Il y avoit plusieurs portes à la droite du passage ; elle avança et écouta. À peine fut-elle à la seconde, qu’elle entendit une voix et un accent de plainte ; elle écoutoit toujours et ne vouloit ni ouvrir la porte ni s’en éloigner. Elle reconnut des soupirs convulsifs et les plaintes d’un cœur au désespoir. Emilie pâlit, et considéra dans une pénible attente les ténèbres qui l’entouroient ; les lamentations continuoient ; la pitié vainquit la terreur : il étoit possible que ses soins pussent être utiles à l’infortuné qui gémissoit, ou que du moins sa compassion pût le consoler. Elle posa la main sur la porte ; tandis, qu’elle hésitoit, elle crut reconnoître cette voix qu’altéroient les tons de la douleur. Elle posa sa lampe dans le passage, et ouvrit la porte sans bruit : tout étoit sombre, excepté un cabinet reculé où paroissoit une seule lumière. Elle se glissa doucement ; elle vit madame Montoni appuyée sur sa toilette, et fondant en larmes, un mouchoir sur les yeux : elle resta immobile d’étonnement.

Il y avoit un homme assis auprès du feu, mais elle ne put le distinguer ; de temps en temps, il disoit d’une voix basse, quelques mots, et Emilie ne pouvoit les entendre. Mais alors madame Montoni pleuroit encore bien plus. Trop occupée de sa douleur, elle n’apperçut point Emilie ; cette dernière eût bien désiré deviner la cause de cette scène, et reconnoître celui qui se trouvoit à cette heure dans le cabinet de sa tante : elle ne voulut pourtant point ajouter à ses douleurs en surprenant son secret, et profiter de la circonstance pour écouter son entretien. Elle se retira avec précaution ; et, quoiqu’avec difficulté, retrouva son appartement, où des intérêts plus directs lui firent oublier sa surprise.

Annette revint cependant sans avoir de réponse satisfaisante. Les domestiques qu’elle avoit vus ignoroient ou feignoient d’ignorer le temps que le comte devoit rester au château : ils ne parloient que des mauvais chemins qu’ils venoient de parcourir, des dangers qu’ils avoient courus, et exprimoient leur étonnement de ce que leur maître faisoit une pareille route au milieu de la nuit ; ils assuroient que toutes leurs torches n’avoient servi qu’à distinguer l’horreur de ces montagnes. Annette, qui n’en pouvoit rien tirer, prit le parti de les laisser parler et demander à grands cris plus de bois dans la cheminée et plus de mets sur la table.

— À présent, mademoiselle, ajouta-t-elle, je suis si endormie ! Si vous l’étiez autant que moi, vous ne me feriez pas rester, j’en suis sûre.

Emilie s’apperçut qu’il y auroit de la cruauté à l’exiger : elle avoit attendu si long-temps sans recevoir d’ordres de Montoni, qu’il ne paroissoit pas avoir le dessein de la troubler si tard. Elle se détermina à congédier Annette : cependant, quand elle regarda sa triste et vaste chambre, et qu’elle se souvint de différentes choses, la crainte s’empara d’elle, et elle hésita.

— Oui, dit-elle à Annette, il seroit cruel de vous prier de rester jusqu’à ce que je fusse endormie ; je crois que cela sera long.

— Je le crois aussi, mademoiselle, reprit Annette.

— Mais avant de me laisser, dit Emilie, dites-moi, le signor Montoni avoit-il quitté le comte Morano lorsque vous êtes sortie de la salle ?

— Oh ! non, mademoiselle ; ils étoient encore ensemble.

— Êtes-vous entrée dans le cabinet de ma tante, après m’avoir quittée ?

— Non, mademoiselle, j’ai été à la porte en passant ; mais elle étoit fermée, et j’ai pensé que madame dormoit.

— Qui donc tout-à-l’heure étoit avec votre maîtresse, dit Emilie qui oublioit sa prudence ordinaire ?

— Personne, je crois, mademoiselle, reprit Annette. Personne, je pense, n’a été avec elle depuis que je vous ai laissée.

Emilie n’en parla plus, et après avoir lutté pendant un moment contre ses craintes imaginaires, sa bonté l’emporta, et elle laissa partir Annette. Elle resta seule, songeant à sa situation et à celle de madame Montoni : ses yeux enfin s’arrêtèrent sur le portrait qu’après la mort de son père elle avoit trouvé dans les papiers qu’il lui avoit ordonné de brûler. Il étoit sur sa table avec quelques dessins qu’Emilie, peu d’heures auparavant, avoit tirés d’une petite boîte : cette vue la ramena à de tristes réflexions, mais l’expression touchante de ce portrait en adoucissoit l’amertume : c’étoit la même physionomie que celle de son père ; elle crut trouver du rapport dans ses traits, et cette idée le lui fit regarder avec attendrissement ; mais la tranquillité de sa rêverie fut tout-à-coup troublée par le souvenir des mots du manuscrit qu’elle avoit trouvé avec cette miniature, et qui dans ce temps l’avoient remplie d’incertitude et d’horreur. Elle sortit enfin de ses profondes réflexions ; mais quand elle se leva pour se déshabiller, le silence, la solitude où elle se trouvoit à cette heure avancée, loin de tout bruit, l’impression enfin que lui avoit laissée le sujet sur lequel elle venoit de méditer, tout se réunit pour lui ôter le courage. Les ouvertures d’Annette, toutes frivoles qu’elles étoient, n’avoient pas laissé de l’affecter ; elles venoient à la suite d’une circonstance épouvantable, dont elle-même avoit été témoin, et dont le théâtre étoit près de sa chambre.

La porte de l’escalier étoit peut-être le sujet d’une frayeur mieux fondée ; elle commença à craindre que cet escalier ne communiquât à la chambre dont le souvenir la faisoit trembler. Déterminée à ne point se déshabiller, elle se jeta toute vêtue sur son lit ; le chien de son père, le fidèle Manchon, couché à ses pieds, lui servoit de sentinelle.

Ainsi préparée, elle essaya de bannir ses réflexions ; mais son esprit occupé erroit encore sur les points qui l’intéressoient, et l’horloge du château sonna deux heures avant qu’elle eût fermé les yeux.

Elle succomba pourtant à un léger sommeil ; elle en fut arrachée par un bruit qui lui parut s’être élevé dans sa chambre. Tremblante, elle écoute, tout étoit dans le silence : croyant avoir été éveillée par ces bruits qu’on entend en songe, elle se reposa sur l’oreiller.

Bientôt le même bruit recommença ; il sembloit venir de la partie de la chambre qui se rapprochoit de l’escalier. Elle se rappela le désagréable incident de la nuit précédente, pendant laquelle une main inconnue avoit fermé sa porte. Ses dernières alarmes sur le lieu auquel tenoit cette porte lui revinrent aussi dans l’esprit. Son cœur se glaça de terreur. Elle se souleva de son lit ; et écartant doucement le rideau, elle regarda la porte de l’escalier. La lampe, qui brûloit dans la cheminée, répandoit une si foible lueur, que les coins de l’appartement se trouvoient perdus dans l’ombre. Le bruit qu’elle croyoit venir de cette porte continua de se faire entendre. Il lui sembloit qu’on en tiroit les verroux. On cessoit quelquefois ; on reprenoit fort doucement, comme si l’on avoit craint de se faire entendre. Pendant qu’Emilie fixoit ses yeux de ce côté, elle vit la porte se mouvoir, s’ouvrir lentement, et vit entrer quelque chose dans sa chambre, sans que l’obscurité lui permît de rien distinguer. Presque mourante d’effroi, elle eut pourtant assez d’empire sur elle pour retenir le cri prêt à lui échapper, et laisser retomber son rideau. Elle observoit avec silence cet objet mystérieux. Il sembloit se glisser dans les parties les plus sombres de la chambre, s’arrêter quelquefois ; et quand il s’approcha de la cheminée, Emilie vit à la lumière que c’étoit une figure humaine. Un souvenir, qui frappa son esprit, acheva presque de la faire succomber. Elle continua cependant à observer cette figure, qui resta long-temps sans mouvement, et qui, s’avançant jusqu’auprès du lit, s’arrêta doucement vers le pied. Les rideaux, un peu entr’ouverts, permettaient bien à Emilie de la suivre de l’œil ; mais la terreur dont elle étoit saisie la privoit de toute faculté, et ne lui laissoit pas la force de faire un mouvement.

Après un instant de repos, la figure revint à la cheminée, prit la lampe, l’éleva, considéra la chambre, et se rapprocha lentement du lit. La lumière, à ce moment, éveilla le chien, qui dormoit aux pieds d’Emilie ; il aboya fortement, et, sautant par terre, courut à l’étranger. On le repoussa avec une épée couverte de son fourreau ; on s’avança vers le lit, Emilie reconnut le comte Morano.

Elle le regardoit, muette d’effroi. Pour lui, à genoux auprès d’elle, il la conjuroit de ne pas craindre ; et, jetant son épée, il voulut lui prendre la main ; mais recouvrant alors les forces dont la terreur lui avoit d’abord ôté l’usage, Emilie s’élança du lit toute vêtue ; et sûrement une frayeur prophétique lui avoit inspiré une pareille précaution.

Morano se leva, et la suivit vers la porte par laquelle il étoit entré ; il la retint, lorsqu’elle arrivoit à la première marche. ; mais déjà elle avoit, à la lueur d’une lampe, reconnu un autre homme au milieu de l’escalier. Elle fit un cri de désespoir ; et, se croyant livrée par Montoni, elle ne vit plus aucune ressource.

Le comte, qui avoit pris sa main, l’entraîna dans la chambre.

Pourquoi tout cet effroi, dit-il d’une voix tremblante ? Écoutez-moi, Emilie, je ne viens pas pour vous troubler ; non, par le ciel, je vous aime trop, sans doute, pour mon repos.

Emilie le regarda un moment avec l’incertitude de la peur.

Laissez-moi, monsieur, lui dit-elle ; laissez-moi donc, et sur-le-champ.

Écoutez-moi, Emilie, reprit Morano, écoutez-moi : je vous aime, et je suis au désespoir, oui, au désespoir. Puis-je vous regarder, puis-je penser que c’est peut-être pour la dernière fois, et ne pas éprouver toutes les fureurs du désespoir ? Non, il n’en sera pas ainsi. Vous serez à moi en dépit de Montoni, en dépit de toute sa bassesse.

En dépit de Montoni ! s’écria Emilie avec vivacité. Ô ciel ! qu’est-ce que j’entends ?

Vous entendez que Montoni est un infâme, s’écria Morano dans toute sa véhémence, un infâme qui vous vendoit à mon amour ; qui…

Et celui qui m’achetoit l’étoit-il moins, dit Emilie en jetant sur le comte un regard de mépris ? Sortez, monsieur, sortez à l’instant. Puis elle ajouta d’une voix émue par l’espoir et la crainte, ou je donnerai l’alarme à tout le château, et j’obtiendrai du ressentiment de M. Montoni ce que j’ai vainement imploré de sa pitié. Emilie savoit pourtant bien qu’elle ne pourroit être entendue par ceux qui pourroient la secourir.

N’espérez rien de sa pitié, dit Morano ; il m’a trahi avec indignité ; toute ma vengeance le poursuivra : et quant à vous, Emilie, il a sans doute quelque projet plus lucratif pour lui que le premier. Le rayon d’espérance que les premières paroles du comte avoient rendu à Emilie, fut presque étouffé par celles-ci. Sa physionomie peignit aussi-tôt son émotion, et Morano s’efforça d’en tirer quelque avantage.

Je perds du temps, dit-il ; je ne puis pas venu pour déclamer contre Montoni ; je suis venu solliciter, implorer Emilie ; je suis venu lui dire tout ce que je souffre, la conjurer de nous sauver tous deux, moi de mon désespoir, elle de sa perte. Emilie ! les projets de Montoni sont tels, que vous ne pouvez les concevoir ; je vous l’annonce y ils sont terribles. Il n’a aucun principe, quand l’intérêt ou l’ambition le conduisent. Puis-je vous adorer, et vous laisser en son pouvoir ? Fuyez, fuyez cette prison sinistre, avec l’amant qui vous adore. J’ai gagné un domestique ; les portes vont s’ouvrir ; demain, à l’aube du jour, vous serez presque à Venise.

Emilie étoit accablée du coup affreux qu’elle avoit reçu dans l’instant même où l’espérance avoit voulu renaître en son cœur. De tous côtés, elle se voyoit perdue. Incapable de répliquer, presque incapable de penser, elle se jeta sur une chaise, pâle et sans voix. Il étoit probable que Montoni l’avoit, dans l’origine, vendue à Morano. Il étoit clair qu’ensuite il avoit rétracté sa promesse, et la conduite du comte le prouvoit. Il étoit presqu’aussi certain qu’un projet plus avantageux avoit seul décidé l’égoïste Montoni à abandonner le plan qu’il avoit si vigoureusement pressé. Ces réflexions la firent frémir des ouvertures que lui suggéroit Morano, et qu’elle n’hésitoit point à croire. Mais tandis qu’elle tressailloit à l’idée des malheurs et de l’oppression, qui l’attendoient dans le château d’Udolphe, il lui fallut considérer que l’unique moyen d’échapper étoit la protection d’un homme avec qui des malheurs plus certains, et non moins terribles, ne pouvoient manquer de l’assaillir ; des maux, enfin, dont elle ne pouvoit soutenir la pensée.

Son silence encouragea l’espoir de Morano. Il l’observoit avec une vive impatience, il reprit, malgré elle, la main qu’elle avoit retirée ; il la pressa contre son cœur, et la conjura de se décider. Chaque instant de délai rend, disoit-il, le départ plus dangereux ; ce peu de momens perdus peuvent fournir à Montoni le moyen de nous surprendre.

Je vous le demande, monsieur, ne m’importunez pas, dit Emilie d’une voix foible ; je suis bien malheureuse, et je dois continuer à l’être. Laissez-moi, je vous prie, laissez-moi à ma destinée.

Jamais, s’écria le comte impétueusement ; je périrai plutôt. Mais pardonnez cette violence ; la pensée de vous perdre me trouble la raison. Vous ne pouvez ignorer quel est le caractère de Montoni. Vous pouvez ignorer ses projets, oui, vous les ignorez, sans doute, ou vous ne balanceriez pas entre mon amour et sa puissance.

Je ne balance pas, dit Emilie.

Partons, dit Morano en lui baisant la main et se levant a la hâte ; ma voiture m’attend ; elle est sous les murs du château.

Vous vous trompez, monsieur, dit Emilie ; je vous rends grâces de l’intérêt que vous prenez à mon sort ; mais laissez-moi le décider moi-même. Je resterai sous la protection de M. Montoni.

— Sous sa protection ! s’écria fièrement Morano, sa protection ! Emilie, vous laisserez-vous donc abuser ? je vous ai dit ce que seroit sa protection.

— Excusez-moi, monsieur, si dans cet instant je n’en crois pas une simple assertion, et si j’exige quelques preuves.

— Je n’ai ni le temps ni le moyen d’en produire, reprit le comte.

— Et je n’aurois, monsieur, aucune volonté de les entendre.

— Vous vous jouez de ma patience et de ma peine, continua Morano. Un mariage avec l’homme qui vous adore, est-il donc si terrible à vos yeux ? Vous préférez donc tous les malheurs que vous peut réserver Montoni au fond de cette affreuse prison ? Quelqu’un, sans doute, m’enlève ces affections qui devroient m’appartenir. Non, vous ne pourriez sans cela refuser un parti qui peut vous tirer d’oppression ! Morano, en ce moment, parcourut la chambre à grands pas et dans une espèce d’égarement.

— Ce discours, comte Morano, prouve assez que mes affections ne sauroient vous appartenir, dit Emilie avec douceur. Cette conduite prouve assez que je ne serois point hors d’oppression, tant que je serois en votre pouvoir. Si vous voulez m’en détromper, cessez de m’accabler aussi long-temps de votre présence. Si vous me refusez, vous me forcerez à vous exposer au ressentiment de M. Montoni.

— Qu’il vienne, s’écria Morano en fureur ! qu’il vienne ! qu’il ose braver le mien ; qu’il ose considérer en face l’homme qu’il a si insolemment outragé ! je lui apprendrai ce que c’est que la morale, la justice, et sur-tout la vengeance : qu’il vienne, et je lui plonge mon épée dans le cœur ! La véhémence avec laquelle il s’exprimoit devint pour Emilie une nouvelle cause d’alarme. Elle se leva de sa chaise ; mais ses jambes tremblantes n’eurent pas la force de la soutenir, elle retomba. Ses paroles expirèrent sur ses lèvres. Elle regardoit attentivement la porte fermée du corridor ; elle voyoit qu’elle ne pouvoit fuir sans que Morano la vît et s’opposât à son dessein.

Morano, sans remarquer le trouble où elle étoit, parcouroit la chambre dans un désordre effrayant. Sa physionomie obscurcie, exprimoit à-la-fois toute la rage de la jalousie et toute celle de la vengeance. Quiconque eût vu l’instant d’auparavant ses traits exprimer la plus tendre sensibilité, eût eu peine à le reconnoître.

— Comte Morano, dit Emilie en retrouvant enfin la voix ; calmez-vous, je vous en conjure. Écoutez la raison, si ce n’est pas la pitié. Vous vous méprenez également dans votre amour et dans votre haine. Je ne pourrois jamais répondre à l’affection dont il vous a plu de m’honorer, et certainement je ne l’ai jamais encouragée. M. Montoni n’a pu vous outrager : vous devez savoir qu’il n’a pas droit de disposer de ma main, quand même il en auroit eu le pouvoir. Laissez-le, quittez ce château ; vous le pouvez avec sûreté. Épargnez-vous les affreuses conséquences d’une vengeance injuste, et le remords certain d’avoir prolongé mes souffrances.

— Est-ce pour ma sûreté ou pour celle de Montoni que vous sentez ces vives alarmes, dit Morano froidement, et la regardant avec amertume ?

— Pour l’une et l’autre, dit Emilie d’une voix tremblante.

— Une injuste vengeance, s’écria le comte, en reprenant subitement le ton et l’éclat de la passion ! Qui peut voir ce visage, et croire un châtiment quelconque proportionné à l’offense que l’on m’a faite ? Oui, je quitterai ce château, mais je n’en sortirai pas seul. Je serois victime trop long-temps ; mes prières, mes larmes n’ont pu rien obtenir, la force l’emportera. Mes gens m’attendent ; ils vous porteront à ma voiture ; vos cris seront inutiles ; personne ici ne peut les entendre. Soumettez-vous donc en silence, et laissez-vous conduire.

Cette injonction étoit peu nécessaire. Emilie était trop certaine que sa voix ne seroit point entendue ; la frayeur l’avoit tellement troublée, qu’elle ne savoit comment fléchir le comte. Elle restoit sur sa chaise, muette et tremblante, il s’avança pour la soulever ; elle se leva aussi-tôt, et le repoussant avec une apparence de sérénité : Comte Morano, dit-elle, je suis maintenant en votre pouvoir, mais observez qu’une pareille conduite ne peut vous acquérir l’estime dont vous prétendez être digne. Vous vous préparez mille remords dans les chagrins d’une orpheline sans amis, qui ne peut plus vous éviter. Croyez-vous donc votre cœur si endurci, que vous puissiez être témoin insensible des cruelles souffrances auxquelles vous allez me condamner ?

Emilie fut interrompue par le murmure de son chien, qui se jeta une seconde fois hors du lit ; Morano regarda l’escalier, et n’y voyant personne, il cria à haute voix : Césario !

Emilie, lui dit-il ensuite, pourquoi me forcez-vous d’employer un pareil moyen ? Oh ! combien j’aimerois mieux vous engager que vous contraindre à devenir ainsi mon épouse ! mais, par le ciel, je ne souffrirai pas que Montoni vous vende à un autre. Une pensée, cependant, déchire mon cœur et renverse toute ma raison : je ne sais quel nom lui donner. Elle est absurde ! cela ne peut être ; et pourtant, vous tremblez, vous pâlissez. Cela est, oui, cela est ! Vous… vous aimez Montoni ! s’écria Morano en saisissant le bras d’Emilie, et frappant du pied sur le carreau !

Un air involontaire de surprise parut dans les traits d’Emilie. Si vous l’avez cru, lui dit-elle, persistez à le croire.

Ce regard, ces mots me le confirment, répliqua Morano furieux. Non, non, non. Montoni, sans doute, attend un prix plus précieux que l’or ; mais il ne vivra pas pour l’emporter sur moi. À cet instant…

Les aboiemens du chien l’interrompirent encore.

— Restez, comte Morano, dit Emilie épouvantée par ses paroles et par la rage qu’exprimoient ses regards ; je veux bien vous tirer de cette erreur. Montoni n’est pas votre rival ; mais si tout autre moyen est inutile, j’essaierai, par mes cris, d’appeler ses gens à mon secours.

— Une pareille menace est sans force en ce moment, dit Morano. Puis-je douter, un seul instant qu’en vous voyant il ne vous aime ? Mon premier soin, c’est de vous enlever du château. Césario, ici ; Césario !

Un homme parut à la porte de l’escalier, on entendit les pas de quelques autres. Emilie poussa un grand cri, pendant que Morano l’entraînoit à travers la chambre ; à l’instant elle entendit du bruit à la porte qui ouvroit sur le corridor. Le comte s’arrêta, comme s’il eût hésité entre l’amour et la vengeance ; la porte s’ouvrit, et Montoni, suivi du vieil intendant et de quelques autres personnes, se précipita dans la chambre.

— En garde, cria Montoni. Le comte n’attendit point un second défi ; il remit Emilie à ses gens, qui remplissoient tout l’escalier ; et se retournant avec fierté : C’est à ton tour, infâme, dit-il en fondant sur lui, Montoni para le coup, et chercha lui-même à frapper ; quelques-uns des assistans tentèrent de les séparer, d’autres arrachèrent Emilie aux gens de Morano.

— Est-ce pour cela, comte Morano, dit Montoni d’un ton d’ironie ; est-ce pour cela que je vous recevois sous mon toit et que je vous permettois à vous, mon ennemi déclaré, d’y passer la nuit ? Étiez-vous venu pour récompenser mon hospitalité par une indigne trahison, et m’enlever ainsi ma nièce ?

— Que celui qui parle de trahison, répliqua Morano avec une véhémence concentrée, ose se montrer sans rougir. Montoni, vous êtes un infâme : s’il y a trahison dans cette affaire, c’est vous seul qui en êtes l’auteur. Si je disois, moi, moi que vous outragiez avec une bassesse sans exemple, moi que vous offensiez au-delà de toute mesure ! mais à quoi sert tout ce verbiage… Viens, lâche, et reçois justice de ma main.

— Lâche ! cria Montoni échappant à ceux qui le retenoient, et courant sur le comte. Ils sortirent dans le corridor, et le combat fut si furieux, que personne n’osoit approcher. Montoni juroit d’ailleurs que, si quelqu’un s’avançoit, il périroit dans l’instant sous ses coups.

La jalousie, la vengeance prêtoient à Morano leur rage et leur aveuglement. Montoni, de sang-froid, habile, et se possédant, avoit l’avantage. Il blessa son adversaire. Les domestiques de celui-ci tâchèrent de l’entraîner. Rien ne put le résoudre à quitter ; et sans égard pour sa blessure, il voulut prolonger le combat. Il sembloit insensible à sa douleur, à la perte de son sang ; il paroissoit ne vivre que de sa colère. Montoni, au contraire, étoit prudent autant que brave. Il fut atteint au bras par l’épée de Morano ; mais à l’instant il lui fit lui-même une large blessure, et d’un coup de fouet, fit voler au loin son épée. Le comte tomba entre les bras de son valet-de-chambre. Montoni, lui appuyant son épée sur la poitrine, voulut l’obliger à lui demander la vie. Morano succombant a sa blessure, eut à peine répliqué par un geste, et par quelques mots, qu’il n’y consentoit pas, qu’il s’évanouit. Montoni, cependant, alloit lui plonger l’épée dans le sein. Cavigni lui arrêta le bras. Il ne céda pas sans une extrême peine ; mais en voyant son ennemi renversé, sa figure devint presque noire, et il ordonna qu’on l’emportât sur-le-champ hors du château.

À cet instant, Emilie qui n’avoit pu sortir de sa chambre pendant tout cet affreux tumulte, Emilie vint au corridor, et plaida pour l’humanité avec le sentiment de la plus vive bienveillance. Elle supplia Montoni d’accorder à Morano, dans le château, le secours que demandoit son état. Montoni, qui rarement écoutoit la pitié, sembloit en ce moment être affamé de vengeance. Avec la cruauté d’un monstre, il ordonna pour la seconde fois, que son ennemi vaincu fût enlevé du château dans l’état où il étoit ; et les environs couverts de bois, offroient à peine une chaumière solitaire pour l’abriter pendant la nuit.

Les domestiques du comte déclarèrent qu’ils ne l’emporteroient pas, jusqu’à ce qu’il eût au moins donné quelque signe de vie. Ceux de Montoni restoient immobiles, Cavigni faisoit des représentations ; Emilie seule, supérieure aux menaces de Montoni, apporta de l’eau à Morano, et commanda aux assistans de bander sa plaie. Montoni, à la fin, sentit quelque douleur à la sienne, et se retira pour la faire visiter.

Le comte, pendant ce temps, revenoit à lui peu à peu. Le premier objet qui le frappa, lorsqu’il ouvrit les yeux, fut Emilie penchée sur lui avec l’expression d’une extrême inquiétude. Il la contempla d’un air douloureux.

J’ai mérité ceci, dit-il, mais non pas de Montoni. C’est de vous, Emilie, que je méritois une punition, et je n’en reçois que de la pitié. Il fit une pause, et ne parla qu’avec peine. Après un moment, il reprit : Il faut que je vous abandonne ; mais ce ne sera pas à Montoni. Pardonnez-moi les maux que je vous ai déjà causés. Mais pour l’infâme, sa trahison ne restera pas impunie. Emportez-moi, dit-il à ses domestiques. Je ne suis pas en état de me mettre en route. Il faut me conduire à la plus prochaine chaumière. Je ne passerai pas la nuit ici, quand je devrois mourir dans le transport.

Césario proposa d’aller d’abord s’informer d’une chaumière avant de le déplacer. Mais Morano étoit trop impatient de partir. L’angoisse de son esprit paroissoit encore plus violente que n’étoit celle de sa blessure. Il rejeta dédaigneusement la proposition de Cavigni, et ne voulut point qu’on obtînt pour lui de Montoni la permission de passer la nuit au château. Césario voulut faire avancer la voiture ; mais le comte le lui défendit. Je ne pourrois pas la supporter, dit-il ; appelez mes domestiques, ils me transporteront à bras.

À la fin, néanmoins, Morano se calmant un peu, consentit que Césario allât d’abord préparer la chaumière. Emilie, voyant qu’il avoit repris ses sens, alloit quitter le corridor, quand un message de Montoni vint à elle pour le lui prescrire, et ajouta que, si le comte n’étoit point parti, il s’éloignât aussi-tôt. L’indignation étincela dans les regards de Morano, et colora vivement ses joues.

Dites à Montoni, reprit-il, que je m’éloignerai, quand cela me conviendra. Je quitterai ce château, qu’il lui plaît d’appeler le sien, comme on quitte le nid d’un serpent. Mais ce n’est pas la dernière fois qu’il entendra parler de moi. Dites-lui que, si je puis l’empêcher, je ne laisserai pas un autre meurtre sur sa conscience.

— Comte Morano, savez-vous ce que vous dites ? dit Cavigni.

— Oui, signor, je sais bien ce que je dis, et il entendra ce que je veux dire. Sa conscience, sur ce point, secondera son intelligence.

— Comte Morano, dit Verezzi, qui jusques-là observoit en silence, osez encore insulter mon ami, et je vous plonge mon épée dans le cœur.

— Cette action seroit digne de l’ami d’un infâme, dit Morano. Et la violence de son indignation le fit soulever des bras de ses serviteurs. Mais cette énergie ne fut que momentanée : il retomba épuisé par cet effort. Les gens de Montoni retenoient alors Verezzi, qui sembloit disposé à remplir sa menace. Cavigni, moins dépravé que lui, tâchoit de le faire sortir. Emilie, qu’une vive compassion avoit jusqu’alors retenue, se retiroit en ce moment avec une nouvelle terreur ; la voix de Morano l’arrêta. Il fit un geste foible, et lui demanda de s’approcher plus près. Elle avança d’un pas timide ; mais la langueur qui décomposoit tous les traits du blessé, excita son extrême pitié, et vainquit toute sa terreur.

Je vous quitte pour toujours, lui dit-il ; peut-être ne vous verrai-je plus. Je voudrois, Emilie, emporter mon pardon. Le dirai-je ? je voudrois emporter jusqu’à votre bienveillance.

— Recevez ce pardon, dit Emilie, et les vœux bien sincères que je fais pour votre heureuse guérison.

— Et seulement pour ma guérison ! dit Morano en soupirant. — Pour votre bonheur, ajouta Emilie.

— Peut-être devrois-je être content, reprit-il, je n’en mérite pas davantage. Mais j’ose vous le demander, Emilie, pensez à moi ; oubliez mon offense, et rappelez-vous seulement toute la passion qui la causa. Je voudrois vous demander, hélas ! des choses impossibles : je voudrois vous demander de m’aimer. À ce moment où je vous quitte, et peut-être pour jamais ; à ce moment où je suis à peine à moi-même ; Emilie, puissiez-vous ne jamais connoître les tourmens qu’une passion fait souffrir ! mais que dis-je ? oh ! si jamais vous les sentiez, que moi seul j’en sois l’objet.

Emilie paroissoit impatiente de s’éloigner. Je vous prie, comte, dit-elle, songez à votre sûreté, et ne restez pas plus long-temps : je tremble des conséquences de l’emportement de Verezzi et du ressentiment de Montoni, s’il apprenoit que vous êtes ici.

Le visage de Morano se couvrit de rougeur, ses yeux étincelèrent ; mais il sembla s’efforcer de vaincre son émotion, et répliqua d’une voix plus calme : Vous prenez intérêt à ma sûreté, j’en prendrai soin et je sortirai d’ici ; mais avant que je me retire, laissez-moi entendre de vous que vous faites des vœux pour moi ; et en disant ces mots, il la regarda d’un air tendre et affligé.

Emilie en renouvela l’assurance ; il prit sa main qu’elle retiroit à peine, et la porta jusqu’à ses lèvres. Adieu, comte Morano, dit Emilie : elle alloit se retirer, quand un second message arriva de la part de Montoni : elle conjura Morano, s’il vouloit conserver sa vie, de quitter à l’instant le château. Il la regarda en silence avec l’air du désespoir. Elle n’eut pas le temps de réitérer ses instances, et n’osant pas désobéir au second ordre de Montoni, elle sortit pour l’aller trouver.

Il étoit au salon de Cèdre qui joignoit la grande salle, couché sur un sofa ; il souffroit tellement de sa blessure, que peu de personnes y eussent mis autant de courage. Sa physionomie sévère, mais froide, exprimoit la noirceur de la vengeance, mais aucun symptôme de douleur. Dans tous les temps il avoit méprisé toutes les douleurs physiques, et ne cédoit jamais qu’aux crises violentes de son ame. Il étoit entouré du vieux Carlo et du signor Bertolini ; mais madame Montoni n’étoit pas avec lui.

Emilie trembloit en approchant : elle reçut une forte réprimande pour n’avoir pas obéi à ses ordres, et elle vit bien qu’il attribuoit sa station dans le corridor, à des motifs dont son ame pure n’avoit pas même conçu l’idée.

C’est un exemple du caprice des femmes, dit-il, et j’aurois dû le prévoir. Vous rejetiez obstinément le comte, pendant que je le favorisois ; vous le favorisez au moment où je le congédie.

Je ne vous comprends pas, dit Emilie surprise ; vous ne prétendez sûrement pas que le comte, en visitant la double chambre, ait été approuvé par moi.

Je ne réponds pas à cela, dit Montoni ; mais certainement un intérêt plus qu’ordinaire vous a fait si chaudement plaider en sa faveur, et cela seul vous a retenue si long-temps en sa présence, malgré mes défenses réitérées ; en la présence d’un homme que, jusques-là, vous évitiez scrupuleusement.

— Je crains, monsieur, dit Emilie, qu’un intérêt plus qu’ordinaire ne m’ait effectivement retenue ; j’ai tout lieu de croire aujourd’hui que la pitié est quelque chose d’extraordinaire. Mais comment aurais-je pu seule, comment aurois-je pu être témoin du déplorable état du comte, et ne pas chercher à le soulager ? Vous seul peut-être en auriez eu le courage.

Vous ajoutez l’hypocrisie au caprice, dit Montoni en fronçant le sourcil : vous vous livrez à la satire ; mais avant de vous permettre de gouverner les autres, songez à bien apprendre à pratiquer les vertus qu’on exige des femmes, la sincérité, la modestie et l’obéissance.

Emilie qui s’étoit toujours efforcée de conformer sa conduite à la plus stricte délicatesse, et dont l’esprit concevoit si bien non-seulement tout ce qui est juste en morale, mais tout ce qui embellit le caractère d’une femme, fut choquée de ces paroles. Le moment d’après, son cœur se réjouit, dans la certitude d’avoir mérité une louange et non pas une censure ; elle garda fièrement le silence. Montoni, qui connoissoit toutes les nuances de son esprit, n’ignoroit pas combien son reproche lui seroit sensible, mais il étoit totalement étranger aux secours que donne une conscience pure. Il n’avoit pas prévu l’énergie de ce sentiment qui, dans ce moment émoussoit la satire, et se tournant alors vers un domestique qui entroit, il s’informa si Morano étoit parti ; l’homme répondit qu’on le transportoit sur un matelas à la chaumière voisine. Montoni parut s’appaiser ; et quand Ludovico vint annoncer que Morano étoit hors du château, il dit à Emilie qu’elle pouvoit se retirer.

Elle s’éloigna volontiers de sa présence ; mais la pensée de rester toute la nuit dans une chambre, dont la porte pouvoit s’ouvrir à tout le monde, lui fit alors plus de frayeur que jamais. Elle se détermina à frapper chez madame Montoni, et à demander qu’il lui fût permis de retenir Annette.

En approchant de la grande galerie elle entendit des voix qui sembloient disputer ; et prompte alors à s’effrayer, elle s’arrêta pour les entendre ; elle reconnut bientôt Cavigni qui étoit avec Verezzi, et l’espoir de les concilier la fit avancer aussi-tôt. Ils étoient seuls : Verezzi étoit enflammé de colère, quoique l’objet de sa fureur ne fût plus alors sous ses yeux ; il sembloit exiger que Cavigni la partageât, et celui-ci paroissoit le prier plutôt que discuter contre lui.

Verezzi protestoit qu’il alloit à l’instant informer Montoni de l’insulte que Morano lui avoit faite, et sur-tout de l’accusation de meurtre qu’il avoit lancée contre lui.

On ne doit pas faire attention dit Cavigni, aux injures d’un homme en colère, il ne faut pas les écouter ; votre opiniâtreté leur sera funeste à tous deux : nous avons à présent de plus sérieux intérêts que ceux d’une vengeance à poursuivre.

Emilie joignit ses prières aux argumens de Cavigni, et ils réussirent enfin à détourner Verezzi de ses projets.

En approchant de l’appartement de sa tante, Emilie le trouva fermé ; bientôt il fut ouvert par madame Montoni elle-même.

On peut se souvenir qu’Emilie, peu d’heures avant, s’étoit glissée dans la chambre à coucher de sa tante, mais c’étoit par une petite porte. Le calme de madame Montoni lui fit juger qu’elle ignoroit l’accident de son époux ; elle voulut le lui raconter, et commença avec une extrême précaution ; sa tante l’interrompit en lui disant qu’elle savoit tout.

Emilie savoit par elle-même qu’elle avoit peu de raisons pour aimer Montoni, mais elle ne la croyoit pas capable d’une aussi complète indifférence. Elle obtint la permission d’emmener Annette dans sa chambre, et elle s’y retira aussi-tôt.

Une trace de sang, qui marquoit le corridor, conduisoit droit à son appartement ; et sur la place où le comte Morano avoit combattu, le carreau en étoit tout couvert. Emilie frissonna, et se soutint sur Annette en y passant ; elle voulut en arrivant, puisque la porte de l’escalier avoit été ouverte, et qu’Annette étoit avec elle, examiner l’issue de cet escalier ; à cette circonstance tenoit essentiellement sa tranquillité. Annette, moitié curieuse, moitié effrayée, consentit volontiers à descendre ; mais en se rapprochant elles retrouvèrent la porte verrouillée par-dehors, et tout ce qu’elles purent faire fut de l’assurer en dedans, en y plaçant les meubles les plus lourds qu’il leur fut possible de remuer. Emilie alla se mettre au lit, et Annette resta sur une chaise près de la cheminée, où quelques charbons fumoient encore.

CHAPITRE II.

Il est nécessaire de rapporter maintenant quelques circonstances, dont le brusque départ de Venise et la suite rapide d’événemens qui se succédèrent au château, n’avoient pas permis de s’occuper.

Le matin même de ce départ, Morano, à l’heure convenue, se rendit à la maison de Montoni, pour y recevoir son épouse. Il fut un peu surpris du silence et de la solitude des portiques, que remplissoient ordinairement les domestiques de Montoni ; mais sa surprise bientôt fit place au comble de l’étonnement, et cet étonnement à la rage, quand une vieille femme ouvrit la porte, et dit à ses serviteurs que son maître, sa famille et toute sa maison, avoient quitté Venise de très bonne heure, pour aller en Terre-Ferme. N’en pouvant croire ses gens, il sortit de sa gondole, et courut dans la salle pour en apprendre davantage. La vieille femme, qui seule avoit le soin de la maison, persista dans son histoire, et la solitude des appartemens déserts le convainquit de la vérité. Il la saisit d’un air terrible ; il sembloit en vouloir faire le premier objet de sa vengeance. Il lui fit mille questions à-la-fois, et toutes accompagnées de gestes si furieux, qu’elle se trouva hors d’état d’y répondre. Il la quitta soudain, et parcourut les vestibules avec le désordre d’un insensé, maudissant à-la-fois Montoni et sa propre extravagance.

Quand la bonne femme se vit en liberté, et se fut remise de sa frayeur, elle lui conta tout ce qu’elle savoit ; c’étoit, à la vérité, bien peu de chose, mais assez pour apprendre à Morano que Montoni étoit allé à son château des Apennins. Il l’y suivit, aussitôt que ses gens eurent achevé ses préparatifs. Un ami l’accompagnoit, ainsi qu’un grand nombre de domestiques. Il étoit décidé à obtenir Emilie, ou à faire tomber sur Montoni toute sa vengeance. Quand son esprit fut remis de sa première effervescence, et que ses idées se furent éclaircies, sa conscience lui suggéra certains souvenirs, qui expliquoient assez toute la conduite de Montoni. Mais comment ce dernier auroit-il pu soupçonner une intention que lui seul connoissoit, et qu’il ne pouvoit deviner ? Sur ce point, néanmoins, il avoit été trahi par l’intelligence sympathique qui existe, pour ainsi dire, entre les ames peu délicates, et qui fait juger à un homme ce qu’un autre doit faire dans une circonstance donnée. C’est ce qui étoit arrivé à Montoni. Il avoit acquis, à la fin, la preuve irrécusable de ce que déjà il soupçonnoit ; c’est que la fortune de Morano, au lieu d’être considérable, comme d’abord il l’avoit cru, étoit, au contraire, en assez mauvais état. Montoni n’avoit favorisé ses prétentions que par des motifs personnels, par orgueil, par avarice. Une alliance avec un noble véninitien auroit sûrement satisfait l’un, et l’autre spéculoit sur les propriétés d’Emilie, en Gascogne, qu’on devoit lui abandonner le jour même de son mariage. Il avoit, dès le premier moment, suspecté en quelque chose le dérangement et la folie du comte ; mais c’étoit seulement à la veille des noces projetées qu’il s’étoit convaincu de sa ruine. Il n’hésita pas à conclure que Morano le frustroit sûrement des propriétés d’Emilie, et cette pensée ne fut plus un doute quand, après être convenus de signer le traité la nuit même, le comte manqua à sa parole. Un homme aussi peu réfléchi, aussi distrait que Morano, dans un moment où ses noces l’occupoient, avoit bien pu oublier un pareil engagement, sans que ce fût à dessein mais Montoni n’hésita point à l’expliquer dans ses propres idées. Après avoir attendu long-temps l’arrivée du comte, il avoit commandé à tous ses gens d’être prêts au premier signal. En se pressant de gagner Udolphe, il vouloit soustraire Emilie à toutes les recherches de Morano, et rompre cette affaire sans s’exposer à aucune altercation. Si le comte, au contraire, n’avoit, comme il les appeloit, que des prétentions honorables, il suivroit sans doute, Emilie, et signeroit l’écrit projeté. Avec cette condition, l’intérêt de Montoni pour elle étoit si nul, qu’il l’auroit sacrifiée sans scrupule aux desirs d’un homme ruiné, dans l’unique vue de s’enrichir lui-même. Il s’abstint néanmoins de lui dire un seul mot sur les motifs de son départ, dans la crainte qu’une autre fois un rayon d’espérance ne la rendît moins traitable.

C’est par ces considérations qu’il avoit soudain quitté Venise ; et par des considérations opposées, Morano l’avoit poursuivi à travers les précipices de l’Apennin. Quand on annonça son arrivée, Montoni, ne doutant pas qu’il ne vînt accompagner sa promesse, se hâta de le recevoir ; mais la rage, les expressions, le maintien de Morano lorsqu’il entra, le détrompèrent au moment même. Montoni expliqua en partie les raisons de son brusque départ, et le comte persistant à demander Emilie, accabla Montoni de reproches, sans parler de l’ancien traité.

Montoni, à la fin, las de cette dispute, en remit la conclusion au lendemain, et Morano se retira avec quelque espérance sur l’apparente indécision de Montoni : néanmoins quand, au milieu du silence de sa chambre, il se rappela leur entretien, son caractère et les exemples de sa duplicité, le peu d’espoir qu’il conservoit, l’abandonna, et il résolut de ne pas perdre l’occasion d’obtenir autrement Emilie. Il appela son valet de confiance, lui dit son dessein, et le chargea de découvrir parmi les domestiques de Montoni quelqu’un qui voulût consentir à seconder l’enlèvement d’Emilie : il s’en remettoit au choix et à la prudence de son agent ; ce n’étoit pas à tort. Celui-ci découvrit un homme que Montoni dernièrement avoit traité avec rigueur, et qui ne songeoit qu’à le trahir. Cet homme conduisit Césario autour du château, et par un passage secret, l’introduisit à l’escalier : il lui indiqua ensuite un chemin plus court dans le bâtiment, et lui donna les clefs qui pouvoient favoriser sa retraite. L’homme fut d’avance bien récompensé de sa peine, et l’on a vu comment la trahison du comte avoit été récompensée.

Le vieux Carlo, pendant ce temps, avoit surpris deux domestiques de Morano ; ils avoient eu ordre d’attendre avec la voiture dehors des murs ; ils se communiquoient leur surprise du départ subit et secret de leur maître. Le valet-de-chambre ne leur avoit confié du dessein de Morano que ce qu’ils en dévoient exécuter : cependant ils formèrent des soupçons, ils s’amusèrent à s’en faire part, et Carlo en tira d’exactes conséquences. Avant de hasarder sa découverte auprès de Montoni, il s’efforça d’en recueillir d’autres renseignemens ; il se plaça, pour cet effet, avec un de ses camarades, à la porte du corridor d’Emilie : il n’y fut pas long-temps inutilement, quoique les aboiemens du chien eussent une fois pensé le découvrir. Bien assuré que Morano étoit dans la chambre, il avoit écouté une partie de la conversation, et certain de ses projets, il fut donner l’alarme à Montoni, et décida ainsi la délivrance d’Emilie.

Montoni le lendemain fut comme à l’ordinaire ; il avoit seulement le bras soutenu par une écharpe : il fit le tour des remparts, et visita ses ouvriers : il en demanda un plus grand nombre, et revint au château, où des nouveaux-venus l’attendoient. On les mena dans un appartement séparé, où Montoni s’enferma avec eux pendant près d’une heure. On fit ensuite appeler Carlo ; on lui ordonna de conduire les étrangers à des chambres, destinées jadis aux officiers de la maison, et de leur procurer les rafraîchissemens nécessaires. Quand il eut exécuté cet ordre, Carlo revint auprès de son maître.

Pendant ce temps, le comte se trouvoit sous le chaume, dans les forêts de la vallée, accablé d’une double souffrance, et méditant une vengeance profonde contre Montoni. Son serviteur, qu’il avoit dépêché à la ville la plus voisine, qui étoit encore fort éloignée, ne revint que le lendemain avec un chirurgien. Le docteur refusa de s’expliquer avant d’avoir suivi les progrès de la blessure ; il fit prendre au malade une potion calmante, et resta près de lui pour juger de son effet.

Emilie, tout le reste d’une nuit si troublée, avoit cependant dormi en repos. À son réveil elle se rappela qu’enfin elle étoit délivrée des persécutions de Morano ; elle se sentit soulagée subitement d’une grande partie des maux qui, depuis long-temps, pesoient sur elle. Tout ce qui l’affligeait encore, venoit des ouvertures qu’avoit jetées Morano sur les vues de Montoni ; il avoit dit que ses projets ne pouvoient se concevoir, mais qu’ils étoient terribles. Pendant qu’il le disoit, elle avoit presque imaginé qu’il le faisoit à dessein de la déterminer à implorer sa protection ; mais ces assertions lui avoient fait une impression profonde. Le caractère, la première conduite de Montoni, n’étoient pas propres à l’effacer. Elle essaya de réprimer son penchant à anticiper sur les malheurs : elle se détermina à respirer quelques momens, puisque l’objet de ses craintes actuelles se trouvoit enfin écarté. Pour en éloigner la pensée, elle chercha ses crayons, se mit à une fenêtre, et contempla le paysage pour y choisir un point de vue.

Ainsi occupée, elle reconnut sur les remparts les hommes nouvellement arrivés au château. La vue de ces étrangers la surprit, mais plus encore leur extérieur. Il y avoit une singularité dans leur costume, une fierté dans leurs regards, qui captiva son attention. Elle se retira de la fenêtre pendant qu’ils passoient au-dessous ; mais elle s’y remit pour les mieux observer. Leurs figures s’accordoient si bien avec l’aspérité de toute la scène, que pendant qu’ils regardoient le château elle les dessinoit en bandits et les plaça dans son tableau. Quand il fut terminé, elle s’étonna de l’effet de son groupe ; mais elle avoit seulement copié la nature.

Carlo ayant procuré à ces hommes les rafraîchissemens nécessaires dans l’appartement indiqué, revint près de Montoni, comme il en avoit reçu l’ordre. Celui-ci vouloit découvrir quel étoit le domestique de qui, la nuit précédente, Morano avoit reçu les clefs ; mais Carlo, trop fidèle à son maître pour souffrir paisiblement qu’on pût lui nuire, n’auroit pas dénoncé son camarade à la justice elle-même. Il assura qu’il l’ignoroit, et que l’entretien des deux domestiques étrangers ne lui avoit pas appris autre chose que le complot.

Les soupçons de Montoni tombèrent naturellement sur le portier. Il lui fit ordonner, de venir ; Carlo hésita, et fut le chercher à pas lents.

Bernardin, le portier, nia l’accusation avec tant d’assurance et d’audace, que Montoni lui-même douta qu’il fût coupable, sans pouvoir le croire innocent. Cet homme enfin sortit de sa présence ; et quoiqu’il fût le véritable auteur de ce complot, il eut l’art d’échapper à toute espèce de conviction.

Montoni se rendit à l’appartement de son épouse. Emilie ne tarda pas à l’y joindre ; elle les trouva dans une violente contestation ; elle vouloit se retirer quand sa tante la rappela, et prétendit qu’elle fût présente. — Vous serez témoin, dit-elle, de ma résistance. Maintenant, monsieur, répétez le commandement auquel j’ai si souvent refusé d’obéir.

Montoni se retourna, et prenant un visage sévère, il enjoignit à Emilie, de se retirer sur-le-champ. Sa tante insista pour qu’elle ne partît point. Emilie desiroit échapper au spectacle d’une pareille querelle, elle desiroit de servir sa tante, mais elle désespéroit d’appaiser Montoni, dans les regards duquel se peignoit en trait de feu la violente tempête de son ame.

— Sortez, dit-il d’une voix de tonnerre. Emilie obéit, et se retira sur le rempart où les étrangers n’étoient plus. Elle médita sur le malheureux mariage qu’avoit fait la sœur de son père, et sur l’horreur de sa propre situation, dont la ridicule imprudence de sa tante étoit aussi devenue la cause. Elle eût bien voulu lui porter autant de respect que d’attachement, mais la conduite de madame Montoni avoit toujours rendu cet effort impossible. Le bon cœur d’Emilie étoit pourtant pénétré de sa détresse, et la pitié qu’elle ressentoit lui faisoit oublier les torts dont elle avoit à se plaindre.

Pendant qu’elle se promenoit ainsi sur le rempart, Annette parut à la porte de la salle, et regardant avec précaution, s’avança pour la joindre.

— Ma chère demoiselle, je vous cherche dans tout le château, dit-elle : si vous voulez me suivre, je vous montrerai un tableau.

— Un tableau ! s’écria Emilie en frémissant.

— Oui, mademoiselle, un portrait de l’ancienne dame de ce château. Le vieux Carlo vient de me dire que c’étoit elle, et je pensois que vous seriez curieuse de la voir. Quant à ma maîtresse, vous savez, mademoiselle, qu’on ne peut pas lui parler de cela.

— Ainsi, dit Emilie, vous en parlez donc à tout le monde ?

— Oui, mademoiselle ; que faire ici, à moins que d’y parler ? Si j’étois dans un cachot, et qu’on me laissât parler, ce seroit du moins un peu de consolation : oui, je voudrois parler, quand ce ne seroit qu’aux murailles. Mais, venez, mademoiselle, ne perdons point de temps, il faut que je vous montre le tableau.

— Est-il voilé, dit Emilie après un moment de silence ?

— Ma chère demoiselle, reprit Annette en regardant Emilie, pourquoi donc pâlissez-vous ? Vous vous trouvez incommodée ?

— Non, Annette, je me trouve fort bien ; mais je n’ai aucun desir de voir ce tableau, vous pouvez aller dans la salle.

— Quoi ! mademoiselle, ne pas voir la dame du château, la dame qui disparut si étrangement ? Oh bien ! pour moi, j’aurois franchi toutes les montagnes pour voir un semblable portrait. Pour vous dire au fond ce que je pense, il n’y a que cette histoire singulière qui puisse me soutenir dans ce vieux château, et pourtant d’y penser je sens que je frissonne.

— Vous, Annette, vous aimez le merveilleux ; mais savez-vous que, si vous n’y prenez garde, vous en viendrez à toutes les misères de la superstition ?

Annette auroit pu sourire à son tour de la sage remarque d’Emilie. Emilie trembloit aussi bien qu’elle aux terreurs les plus idéales, et prenoit un ardent intérêt aux circonstances mystérieuses de cette histoire. Annette la pressa de nouveau.

— Êtes-vous sûre que c’est un tableau ? dit Emilie. L’avez-vous vu ? est-il voilé ?

— Sainte vierge Marie ! mademoiselle, oui, non et oui. Je suis sûre que c’est un tableau. Je l’ai vu. Il n’est pas voilé.

Le ton, l’air de surprise avec lesquels tout cela fut dit, rappelèrent à Emilie sa prudence ordinaire ; un sourire dissimula son émotion. Elle dit à Annette de la conduire à son tableau. Il étoit dans une chambre mal éclairée, voisine de celle où se tenoient les domestiques. Il s’y trouvoit d’autres portraits couverts, comme celui-là, de poussière et de toiles d’araignées.

— Le voilà, mademoiselle, dit Annette d’une voix basse et en le montrant. Emilie s’avança et regarda le tableau. Il représentoit une dame à la fleur de l’âge et de la beauté. Les traits en étoient nobles, réguliers, pleins d’une expression forte, mais non pas de cette séduisante douceur que vouloit trouver Emilie, et de cette mélancolie pensive qu’elle aimoit à rencontrer. C’étoit une physionomie qui parloit mieux le langage de la passion que celui d’un vrai sentiment ; une fierté impatiente sous le poids du malheur, mais non pas la tristesse tranquille d’un esprit qui gémit, et qui pourtant se résigne.

— Combien s’est-il passé d’années, dit Emilie, depuis que cette dame a disparu ?

— Vingt ans, mademoiselle, ou environ, à ce qu’ils disent. Je sais qu’il y a long-temps.

Emilie continuoit à examiner le portrait.

— Je pense, reprit Annette, que monsieur devroit le placer dans une plus belle chambre que celle-ci. À mon avis, le portrait de la dame dont il tient ses richesses devroit être logé dans l’appartement d’honneur. Mais il peut avoir quelque raison pour ce qu’il fait ; et bien des gens prétendent qu’il a perdu ses richesses tout aussi bien que la reconnoissance. Chut, mademoiselle, pas un mot de cela, ajouta promptement Annette en mettant un doigt sur sa bouche. Mais Emilie étoit trop absorbée pour entendre ce qu’elle avoit dit.

— C’étoit une belle dame assurément, continua Annette, et monsieur pourroit, sans rougir, le faire porter au grand appartement où se trouve le tableau voilé. Emilie se retourna. Mais quant à cela, on ne l’y verroit pas mieux qu’ici ; j’en trouve toujours la porte fermée.

— Sortons d’ici, dit Emilie, et laissez-moi, Annette, vous le recommander encore. Soyez très-réservée dans vos discours, et ne laissez pas soupçonner que vous sachiez la moindre chose au sujet de ce tableau.

— Sainte mère de Dieu ! cria Annette, ce n’est pas un secret. Tous les domestiques l’ont bien vu.

Emilie tressaillit. — Comment cela se peut-il, dit-elle. L’avoir vu ! Quand ? Comment ?

— Ma chère demoiselle, il n’y a rien de surprenant. Nous avons tous un peu plus de curiosité que vous n’en avez vous-même.

— Vous m’aviez dit, à ce que je croyois, dit Emilie, que la porte en étoit fermée ?

— Si cela étoit, mademoiselle, dit Annette en regardant de tous côtés, comment aurions-nous pu entrer ?

— Oh ! vous parlez de ce tableau-ci, dit Emilie en se calmant. Venez, Annette. Je ne vois plus rien qui soit digne d’attention ; il faut sortir.

Emilie, en rentrant chez elle, vit Montoni descendre dans la salle. Elle retourna au cabinet de sa tante, qu’elle trouva seule et tout en pleurs. La douleur et le ressentiment luttoient sur sa physionomie. L’orgueil jusqu’à ce moment avoit retenu ses plaintes. Jugeant d’Emilie par elle-même, et ne pouvant se dissimuler ce que méritoit d’elle l’indignité de son traitement, elle croyoit que ses chagrins exciteroient bien plutôt la joie de sa nièce qu’aucun sentiment de sympathie. Elle pensoit qu’elle la mépriseroit, et sûrement ne la plaindroit pas. Mais elle connoissoit mal la bonté d’Emilie. Son cœur oublioit les injures quand son ennemi étoit malheureux. Les peines des autres, quelles qu’elles fussent, trouvoient en elle une compassion inaltérable ; et tout ce que la passion ou le préjugé avoient pu laisser dans son esprit, s’évanouissoit comme autant de nuages au prompt mouvement de sa bienveillance.

Les peines de madame Montoni l’emportèrent enfin sur son orgueil. Quand Emilie étoit entrée le matin, elle les auroit dévoilées toutes, si son époux ne l’eût prévenue, et dans ce moment où sa présence ne la contraignoit plus, elle exhala ses plaintes amères.

— Ô Emilie ! s’écria-t-elle, je suis la plus malheureuse des femmes ! Je suis traitée d’une manière cruelle ! Qui l’eût prévu, quand j’avois devant moi une si belle perspective, que j’éprouverois un si affreux destin ? Qui l’eût pensé, quand j’épousai un homme comme M. Montoni, que j’empoisonnois toute ma vie ? Il n’est aucun moyen de juger le meilleur parti qu’on ait à prendre ; il n’en est point pour reconnoître un bien solide. Les plus flatteuses espérances nous abusent. Les plus sages y sont trompés. Qui eût prévu, quand j’épousai monsieur Montoni, que je me repentirois de ma générosité ?

Emilie pensoit bien qu’elle auroit pu le prévoir ; mais ce n’étoit pas une idée de malignité. Elle s’assit près de sa tante, prit sa main ; et de cet ait compatissant qui indiqueroit un ange gardien, elle lui parla dans l’accent le plus tendre. Tous ses discours ne calmoient point madame Montoni. Impatiente de parler, elle ne vouloit rien entendre. Elle avoit besoin de se plaindre encore plus que d’être consolée ; et ce fut seulement par ses exclamations qu’Emilie en connut la cause particulière.

— Homme ingrat ! dit madame Montoni, il m’a trompée de toute manière. Il a su m’arracher à ma patrie, à mes amis ; il m’enferme dans ce vieux château, et il pense me forcer à plier à tous ses desseins ! Il verra bien qu’il s’est trompé ; il verra bien qu’aucune menace ne peut m’engager à… Mais qui donc l’auroit cru ? qui l’auroit supposé, qu’avec son nom, son apparente richesse, cet homme n’avoit aucune fortune ? non, pas un sequin qui lui appartint ! J’avois fait pour le mieux : je le croyois un homme d’importance ; je lui croyois de grandes propriétés. Autrement l’aurois-je épousé ? ingrat, perfide mortel ! Elle s’arrêta pour respirer.

— Ma chère tante, calmez-vous, dit Emilie ; M. Montoni est peut-être moins riche que vous n’aviez sujet de le croire, mais certainement il n’est pas pauvre. Ce château, la maison de Venise sont à lui. Puis-je vous demander quelles sont les circonstances qui vous affligent plus particulièrement ?

— Quelles circonstances, s’écria madame Montoni en colère ! quoi, cela n’est-il pas suffisant ? Depuis long-temps ruiné au jeu, il a encore perdu tout ce que je lui avois donné ; il prétend aujourd’hui que je lui livre mes contrats. Il est heureux pour moi que la plus grande partie de mes biens se trouve tout entière à mon nom : il veut les fondre aussi, et se jeter dans un infernal projet, dont lui seul peut comprendre l’idée ; et… et… tout cela n’est-il pas suffisant ?

— Assurément, dit Emilie ; mais rappelez-vous, madame, que je l’ignorois absolument.

— Et n’est-il pas bien suffisant, reprit sa tante, que sa ruine soit absolue, qu’il soit écrasé de dettes, tellement que ni ce château, ni la maison de Venise ne lui resteroient, si ses dettes honorables ou déshonorantes se trouvoient payées ?

— Je suis affligée de ce que vous me dites, dit Emilie.

— Et n’est-il pas bien suffisant, interrompit madame Montoni, qu’il m’a traitée avec cette négligence, avec cette cruauté, parce que je lui refusois mes contrats ; parce qu’au lieu de trembler à ses menaces, je l’ai défié avec résolution, et lui ai reproché une si honteuse conduite ? je l’ai pendant long-temps soufferte avec douceur. Vous savez bien, ma nièce, si jamais un mot de plainte m’est échappé jusqu’à présent ; une franchise comme la mienne, abusée ! moi, dont le seul tort est une trop grande bonté, une générosité trop facile ! je me vois enchaînée pour la vie à ce vil, perfide et cruel monstre !

— Le défaut de respiration obligea madame Montoni à s’arrêter. Si quelque chose en ce moment eût pu faire sourire Emilie, ç’auroit été sans doute le ton et l’accent de sa tante ; la véhémence de ses gestes, et celle de ses mouvemens alloit presque jusqu’au burlesque. Emilie vit que ses malheurs n’admettoient point de consolation réelle, et méprisant les phrases communes, elle aima mieux garder le silence ; mais madame Montoni jalouse de toute son importance, prit ce silence pour celui de l’indifférence ou du mépris, et reprocha à Emilie l’oubli de ses devoirs et le manque de sentiment.

Oh ! comme je me défiois de cette sensibilité si vantée quand on la mettroit à l’épreuve ! reprit-elle ; je savois bien qu’elle ne vous enseigneroit ni tendresse, ni affection pour des parens qui vous ont traitée comme leur fille.

— Pardonnez-moi, madame, dit Emilie avec douceur ; je me vante peu, et si je le faisois, je ne me vanterois pas de ma sensibilité, c’est un don peut-être plus à craindre qu’à désirer.

— C’est à merveille, ma nièce, je ne disputerai point avec vous ; mais comme je le disois, Montoni m’a menacée avec violence, si je refuse plus long-temps de lui signer l’abandon de mes contrats, c’étoit le sujet de notre contestation quand vous êtes entrée ce matin. Je suis maintenant déterminée ; nul pouvoir sur la terre ne pourra m’y contraindre ; je n’endurerai point tous ces procédés de sang-froid ; il apprendra de moi ce que c’est que son caractère : je lui dirai tout ce qu’il mérite, en dépit de sa menace et de sa férocité.

— Emilie profita d’un moment de repos pour parler à son tour : Madame, dit-elle, vous ne feriez que l’irriter sans aucune nécessité ; ne provoquez pas au moins le cruel traitement que vous craignez de lui.

— Tout m’est égal, répliqua madame Montoni, je ne m’y soumettrai jamais ; vous me conseilleriez, je suppose, de me dessaisir de mes contrats ?

— Non, madame, ce n’est pas précisément ce que j’entends.

— Qu’entendez-vous ?

— Vous parliez d’adresser des reproches à M. Montoni, dit Emilie en hésitant. — Ne mérite-t-il pas des reproches ? reprit sa tante.

— Bien certainement il en mérite : mais seroit-il prudent à vous, madame, de lui en faire ?

— Prudent, s’écria madame Montoni ! il est bien temps de parler de prudence quand on se voit menacé d’une violence inouie.

— C’est pour éviter cette violence que la prudence est nécessaire, dit Emilie.

— De prudence ! continua madame Montoni sans l’écouter : de prudence envers un homme qui, sans scrupule, rompt avec moi jusqu’aux liens de l’humanité, et c’est à moi de considérer la prudence dans ma conduite à son égard ! Je n’aurai pas une telle bassesse.

— C’est pour votre intérêt et non pour celui de M. Montoni, dit Emilie modestement, qu’il seroit à propos de consulter la prudence. Vos reproches, quoique justes, ne le puniront sûrement pas, et pourront le porter à de plus redoutables excès.

— Quoi ! il faudroit me soumettre à tout ce qu’il me commande ! vous voudriez que je fusse à ses pieds, et que je lui rendisse grâce de sa cruauté ! vous voudriez que je donnasse mes contrats ?

— Combien, madame, je me fais mal comprendre ! dit Emilie ; je ne suis pas en état de vous offrir un conseil sur un point aussi important que le dernier ; mais souffrez que je vous le dise : si vous consultez votre repos, cherchez à toucher M. Montoni, plutôt que de l’irriter par vos reproches.

— Le toucher ! Je vous l’ai dit, ma nièce, cela n’est pas possible, et je dédaigne de l’essayer.

— Emilie fut choquée de l’obstination et des fausses idées de madame Montoni ; mais non moins touchée de ses souffrances, elle chercha quelque circonstance consolante, dont elle pût se servir pour les adoucir. Votre situation, madame, dit Emilie, est moins désespérée peut-être que vous ne pensez. M. Montoni peut vous peindre ses affaires en plus mauvais état qu’elles ne sont réellement, pour exagérer, démontrer le besoin qu’il a de vos contrats ; d’ailleurs, tant que vous les garderez ils vous offriront une ressource, si la future conduite de votre mari vous obligeoit enfin à vous séparer de lui.

— Madame Montoni l’interrompit impatiemment. Insensible, cruelle fille ! s’écria-t-elle : vous voulez donc me persuader que je n’ai pas sujet de me plaindre ? que mon mari est dans une position brillante, que mon avenir est consolant, que mes douleurs sont puériles, romanesques, ainsi que les vôtres ? Étranges consolations ! me persuader que je suis hors de sens et de sentiment, parce que vous n’avez aucun sentiment vous-même. J’imaginois ouvrir mon cœur à une personne compatissante qui sympathiseroit avec mes peines ; mais, je le vois trop, les gens à sentimens ne savent sentir que pour eux seuls. Retirez-vous.

Emilie, sans lui répliquer, s’éloigna dans le même moment, avec un mélange de pitié et de mépris. À peine se vit-elle seule, qu’elle céda aux pénibles réflexions que lui faisoit naître l’état de sa tante. La conversation de Valancourt avec l’Italien lui revint encore dans la tête : ses ouvertures relativement à la fortune de Montoni se trouvoient alors justifiées ; celles qui regardoient son caractère, paroissoient ne l’être pas moins ; mais les circonstances particulières qui se lioient à la réputation de Montoni, et qu’avoit effleurées l’Italien, rien encore ne les expliquoit. Sa propre observation, les paroles du comte Morano, l’avoient bien convaincue que la fortune de Montoni répondoit mal aux apparences, et pourtant le discours de sa tante la frappoit encore d’étonnement. Elle voyoit le faste de Montoni, le nombre de ses valets, ses dépenses nouvelles pour les fortifications ; la réflexion augmenta ses incertitudes sur le sort de madame Montoni et le sien. Plusieurs des assertions de Morano, qui la nuit précédente lui paroissoient dictées par l’intérêt ou par le ressentiment, se retracèrent à sa mémoire avec la force de la conviction : elle ne pouvoit douter que Montoni ne l’eût promise au comte pour un prix pécuniaire. Son caractère, ses besoins, confirmoient cette opinion, et tout annonçoit bien qu’on la destinoit aujourd’hui à quelque acheteur plus opulent.

Au milieu des reproches que Morano avoit adressés à Montoni, le comte avoit dit qu’il ne quitteroit pas le château que Montoni osoit appeler le sien, et qu’il ne lui laisseroit pas, s’il le pouvoit, un autre meurtre sur la conscience. De pareilles ouvertures pouvoient bien, il est vrai, n’avoir d’autre origine que la passion du moment ; mais Emilie, maintenant, étoit portée à les croire très-sérieuses : elle frémissoit de se voir entre les mains d’un homme qui pouvoit les mériter. Considérant enfin que toutes ces réflexions ne changeroient rien à son sort, ne lui donneroient pas plus de courage pour le supporter, elle essaya de se distraire, et tira de sa bibliothèque un exemplaire de l’Arioste, son auteur favori. L’imagination, la richesse, la fécondité de ses tableaux n’avoient plus le don d’enchanter ses esprits ; toutes leurs grâces n’atteignirent point son cœur ; elles jouèrent sur ses fibres engourdies sans réussir à les réveiller un instant.

Elle remit le livre, et prit son luth. Rarement ses chagrins refusoient de céder aux effets magiques de l’harmonie. Quand ils y résistoient, il falloit qu’elle fût oppressée d’une douleur dont un excès de tendresse étoit la cause. Il y avoit eu des temps où la musique avoit influé sur elle si vivement, que, si elle n’eût cessé, elle auroit perdu la raison. Tel avoit été le temps où elle pleuroit son père, et quand, après sa mort, les accords nocturnes se firent entendre auprès de sa fenêtre, en Languedoc, dans le voisinage du couvent.

Elle continua de préluder jusqu’au moment où Annette lui apporta son dîner dans sa chambre. Emilie fut surprise, et demanda qui lui en avoit donné l’ordre. Ma maîtresse, mademoiselle, dit Annette. Monsieur a commandé qu’on la servît dans son appartement, et elle vous envoie à dîner dans le vôtre. Il y a eu de tristes débats entre eux : c’est pis que jamais, à ce que je vois.

Emilie, sans paroître remarquer ce qu’elle disoit, alla se placer à sa petite table ; mais Annette ne se taisoit pas si facilement : elle parla à Emilie de l’arrivée des hommes que déjà elle avoit vus sur le rempart. Elle parut étonnée de leur étrange figure, aussi bien que de l’accueil que Montoni leur avoit fait. Dînent-ils avec lui, dit Emilie ?

— Non, mademoiselle ; ils ont dîné il y a long-temps dans leur chambre, au bout de la galerie du nord. Je ne sais pas quand ils s’en iront. Monsieur a ordonné au vieux Carlo de leur porter tout ce qu’il leur faudroit. Ils se sont déjà promenés tout autour du château, et ont fait des questions aux ouvriers qui travaillent aux remparts. Je n’ai vu de ma vie de pareils visages ; ils font peur à voir.

Emilie s’informa si elle avoit entendu parler du comte Morano, et s’il étoit en train de guérir. Annette savoit seulement qu’il étoit établi dans une chaumière, et que chacun disoit qu’il n’en reviendroit pas. Tous les traits d’Emilie marquèrent son émotion.

Ma chère demoiselle, dit Annette, comme les jeunes personnes se déguisent lorsqu’il leur arrive d’aimer ! Je pensois que vous haïssiez le comte, ou bien je ne vous aurois pas dit cela : je n’ignore pas que vous devez le haïr.

Je me flatte que je ne hais personne, dit Emilie en tâchant de sourire ; mais certainement je n’aime pas le comte Morano. Je serois frappée de même en apprenant la mort violente de qui que ce fût.

— Oui, mademoiselle ; mais c’est sa faute.

Emilie parut mécontente. Annette se méprit sur ses motifs, et commença à excuser le comte à sa manière. Il est certain, dit-elle, que sa conduite étoit fort incivile : entrer la nuit dans la chambre d’une demoiselle ! et quand on s’en voit mal reçu, persister à n’en point sortir ! et quand le maître du château survient, l’envoyer promener, courir après lui, tirer l’épée, jurer qu’on la lui passera au travers du corps ! Voilà bien certainement une conduite fort incivile ; mais alors l’amour l’aveugloit, et il ne savoit plus ce qui se passoit autour de lui.

C’en est assez, Annette, dit Emilie, qui alors sourioit sans effort. Annette revint à parler de la désunion de Montoni et de son épouse. Cela n’est pas nouveau, dit-elle : nous avons vu et entendu tout cela dès Venise, mademoiselle, quoique jamais je ne vous en aie parlé.

— Vous avez très-bien fait, Annette ; il étoit fort prudent de se taire : conservez cette prudence maintenant ; ce sujet ne m’est point agréable.

— Ah ! ma chère demoiselle ! voir quelle considération vous gardez pour des personnes qui s’occupent si peu de vous ! Je ne puis supporter de vous voir dupe à ce point ; je dois vous le dire, mais c’est uniquement pour votre intérêt, et non pour nuire à madame, quoique, à parler bien vrai, j’aie peu de raison de l’aimer.

Ce n’est pas de ma tante, sans doute que vous parlez ainsi, reprit Emilie d’un ton grave ?

— Oui, mademoiselle ; mais je suis hors de moi. Si vous saviez tout ce que je sais, vous n’auriez pas l’air si fâché. Souvent, et très-souvent, j’ai entendu monsieur et elle qui parloient de vous marier au comte : elle lui disoit toujours de ne vous point laisser à vos ridicules fantaisies ; c’est ainsi qu’elle les appeloit ; mais d’être bien déterminé, et de vous forcer, bon gré mal gré, à obéir. Mon cœur, soyez-en sûre, en a saigné mille fois. Il me sembloit qu’étant elle-même si malheureuse, elle auroit dû compatir au malheur des autres, et…

— Je vous remercie de votre pitié, Annette, dit Emilie ; mais ma tante étoit malheureuse. Peut-être ses idées en étoient-elles troublées. Autrement, je pense je suis persuadée… Vous pouvez me laisser, Annette, mon dîner est fini.

— Vous n’avez rien mangé, mademoiselle ; essayez, prenez encore un petit morceau. Troubler ses idées ? vraiment ! Apparemment qu’elles sont toujours troublées. À Toulouse, j’ai bien entendu madame qui parloit de vous et de M. Valancourt à madame Marville, à madame Vaison, et souvent d’une manière si dénaturée, à ce qu’il me sembloit ; elle leur disoit qu’elle avoit bien de la peine à vous contenir dans le devoir ; que c’étoit pour elle un grand chagrin ; que si elle ne vous veilloit de près, vous iriez courir les champs avec M. de Valancourt ; que vous le faisiez venir la nuit, et…

— Grand Dieu ! s’écria Emilie avec une excessive rougeur, il est sûrement impossible que ma tante m’ait peinte ainsi.

— Oui, mademoiselle, je ne dis rien que la vérité, et je ne la dis pas tout entière. Je trouvois, moi, qu’elle pouvoit parler d’autre chose que des torts qu’auroit eus sa nièce, dans le cas même, mademoiselle, où vous auriez fait quelque faute. Mais je ne croyois pas un seul mot de tous ses discours. Madame ne prend garde à rien de ce qu’elle dit sur les autres.

Quoi qu’il en soit, Annette, dit Emilie en retrouvant sa dignité, il ne vous convient pas d’accuser ma tante auprès de moi. Je sais que votre intention étoit bonne, mais n’en parlons plus ; j’ai tout-à-fait dîné.

Annette rougit, baissa les yeux, et commença lentement à dégarnir la table.

Est-ce donc là le prix de ma franchise, dit Emilie quand elle fut seule ? Est-ce là le traitement que je dois recevoir d’une parente, d’une tante qui devoit maintenir ma réputation, loin de la calomnier ; qui, en qualité de femme, devoit mieux respecter la délicatesse de l’honneur d’une autre femme ; qui, en qualité de parente, devoit si fort protéger le mien ? Mais proférer d’affreux mensonges sur un sujet si délicat ! payer la sincérité et, j’ose le dire, la décence de ma conduite, par de pareilles calomnies ! Il faut pour cela un point de dépravation dont je n’eusse pas cru le cœur humain capable ; et c’est une tante en qui je le trouve ! Oh ! quel contraste entre son caractère et celui de mon bien-aimé père ! L’envie, la ruse, la duplicité, forment celui de madame Montoni ; la bonté, la sagesse, la douce philosophie, distinguoient celui de mon père ! Mais oublions cela maintenant, s’il est possible, et souvenons-nous seulement qu’elle est malheureuse.

Emilie prit son voile et descendit aux remparts, la seule promenade qui lui fût permise. Elle eût bien désiré de parcourir les bois au-dessous, et sur-tout de contempler les sublimes tableaux du voisinage. Montoni ne consentant pas qu’elle sortît des portes du château, elle cherchoit à se contenter des vues pittoresques qu’elle observoit de la muraille. Les paysans qu’on employoit aux fortifications étoient alors éloignés de leur ouvrage, et personne n’étoit sur les remparts ; le ciel étoit sombre et triste comme elle. Cependant, le soleil perçant tout-à-coup au travers des nuages, Emilie voulut voir l’effet qu’il devoit produire sur la tour du couchant : en se retournant, elle apperçut les trois étrangers arrivés le matin, elle tressaillit, une crainte involontaire s’empara d’elle, et regardant sur le rempart, elle n’y vit pas, d’autres personnes. Ils s’approchèrent pendant qu’elle hésitoit ; la porte de la terrasse vers laquelle ils marchoient, étoit toujours fermée, et pour sortir par l’autre il falloit bien passer près d’eux. Avant de s’y résoudre, elle baissa son voile sur sa tête, mais il cachoit mal sa beauté. Ils la regardèrent attentivement, et se parlèrent en mauvais italien ; elle n’entendit que quelques mots : la fierté de leurs figures, à mesure qu’elle s’approchoit d’eux, la frappa plus que n’avoit encore fait la singularité de leurs vêtemens. L’air et sur-tout la figure de celui qui marchoit entre deux, attirèrent son attention : elle exprimoit une fierté sauvage, une sorte de férocité noire, et pourtant maligne ; elle se sentit soulevée d’horreur. Ce caractère se lisoit si facilement dans les traits de cet inconnu, qu’un seul coup-d’œil l’imprima dans sa mémoire : elle avoit passé très-vite, et à peine avoit-elle un instant levé sur tout ce groupe un seul regard timide. Dès qu’elle fut au bout de la terrasse elle se retourna, et vit les étrangers à l’ombre de la tourelle, qui la considéroient avec soin, et indiquoient par tous leurs gestes un entretien fort animé. Elle sortit du rempart, et se retira chez elle.

Montoni soupa fort tard et s’entretint avec ses hôtes dans le salon de Cèdre, enflé de son triomphe récent sur Morano : il vida souvent son verre et s’abandonna sans mesure aux plaisirs de la table et de la conversation. La gaîté de Cavigni sembloit, au contraire, gênée par l’inquiétude : il attachoit ses regards sur Verezzi qu’il avoit eu peine à contenir jusqu’alors, et qui vouloit toujours faire part à Montoni des dernières insultes du comte.

Un des convives revint à l’événement de la précédente soirée : les yeux de Verezzi étincelèrent ; ensuite on parla d’Emilie et ce fut un concert d’éloges. Montoni seul gardoit le silence.

Quand les domestiques furent sortis, la conversation devint plus libre ; le caractère irascible de Verezzi mêloit quelquefois un peu d’aigreur à ce qu’il disoit ; mais Montoni déployoit le sentiment de la supériorité jusques dans ses regards et dans ses manières. Un d’eux imprudemment vint à nommer de nouveau Morano : en ce moment Verezzi, échauffé par le vin, et sans égards aux signes que lui faisoit Cavigni, donna mystérieusement quelques lumières sur l’incident de la veille. Montoni ne parut pas le remarquer : il continua de se taire, sans montrer aucune émotion. Cette apparente insensibilité ne faisant qu’augmenter la colère de Verezzi, il redit enfin le propos de Morano sur ce que le château ne lui appartenoit pas légitimement, et sur ce que volontairement il ne lui laisseroit pas un autre meurtre sur la conscience.

Serai-je insulté à ma table, et le serai-je par mon ami, dit Montoni pâle de fureur ? Pourquoi me répéter les propos d’un insensé ? Verezzi, qui s’attendoit à voir le courroux de Montoni se tourner contre Morano, regarda Cavigni d’un air surpris, et Cavigni jouit de sa confusion. Auriez-vous donc la foiblesse de croire aux discours d’un homme que le délire de la vengeance égare ?

Signor, dit Verezzi, nous ne croyons que ce que nous savons. Comment, interrompit Montoni d’un air grave, où sont vos preuves ?

Nous ne croyons que ce que nous savons, répéta Verezzi, et nous ne savons rien de tout ce que Morano nous affirme. Montoni parut se remettre : Je suis prompt, mes amis, dit-il, quand il est question de mon honneur ; aucun homme n’en douteroit avec impunité.

Passez le verre, s’écria Montoni. Nous boirons à la signora Saint-Aubert, dit Cavigni. Avec votre permission, d’abord à la dame du château, reprit Bertolini. Montoni restoit muet. À la dame du château, dirent les hôtes, et Montoni fit un mouvement de tête pour y consentir.

Je suis surpris, signor, lui dit Bertolini, que vous ayez si long-temps négligé ce château ; c’est un bel édifice.

Il convient fort à nos desseins, répliqua Montoni. Vous ne savez pas, il me semble, par quel accident je le possède ?

Mais, dit Bertolini en souriant, c’est un très-heureux accident, et je voudrois qu’il m’en arrivât un semblable.

Montoni le regarda gravement. Si vous voulez m’écouter, ajouta-t-il, je vous raconterai cette histoire.

Les physionomies de Bertolini et de Verezzi exprimoient plus que de la curiosité. Cavigni, qui n’en manifestoit aucune, savoit probablement déjà l’histoire.

Il y a près de vingt ans, dit Montoni, que ce château est en ma possession. La dame qui le possédoit avec moi, n’étoit ma parente que de loin. Je suis le dernier de la famille : elle étoit belle et riche, je lui offris mes vœux ; elle en aimoit un autre, et son cœur me rejeta. Il est vraisemblable que celui qu’elle favorisoit la rejeta aussi elle-même. Une profonde et constante mélancolie s’empara d’elle, j’ai tout lieu de croire qu’elle-même abrégea ses jours. Je n’étois pas alors dans ce château : cet événement est rempli de singulières et de mystérieuses circonstances, et je vais vous les répéter.

Répétez-les, dit une voix.

Montoni se tut ; ses hôtes se regardèrent, et se demandèrent qui d’entre eux avoit parlé. Ils s’apperçurent que tous en faisoient la question. Montoni, se remettant enfin, dit : On nous écoute ; nous reprendrons une autre fois : passez le verre.

Les convives promenèrent leurs yeux autour de la salle.

Nous sommes seuls, dit Verezzi, je vous prie, signor, continuez.

N’entendez-vous pas quelque chose, dit Montoni ?

Il m’a semblé qu’oui, dit Bertolini.

Pure illusion, dit Verezzi en regardant encore ; nous ne sommes que nous. Je vous prie, signor, continuez.

Montoni fit une pause : il reprit d’une voix plus basse, et les convives se serrèrent pour l’entendre.

— Vous devez savoir, signors, que la signora Laurentini montroit depuis quelques mois, les symptômes d’un grand attachement, et même d’une imagination dérangée ; son humeur étoit inégale. Quelquefois elle s’enfonçoit dans une rêverie paisible : souvent c’étoient les transports d’un égarement frénétique. Un soir, dans le mois d’octobre, après un de ces accès, elle se retira seule dans sa chambre, et défendit qu’on ne l’interrompît. C’étoit la chambre au bout du corridor, et le théâtre de la scène d’hier ; de ce moment on ne la vit plus.

Comment ! on ne la vit plus, s’écria Bertolini ! Son corps ne se trouva pas dans la chambre ?

On ne trouva pas ses restes, s’écria tout le monde d’une voix unanime ?

Jamais, reprit Montoni.

Quelles raisons eut-on de supposer qu’elle se fût tuée, dit encore Bertolini ? Oui, quelles raisons, dit Verezzi ? Montoni lança à Verezzi un vif regard d’indignation. Pardonnez-moi, signor, ajouta Verezzi, je ne pensois pas que la dame fût votre parente, quand j’en parlois si légèrement.

Montoni reçut cette excuse.

— Je vous expliquerai bientôt cela, dit Montoni. Il faut d’abord que je vous rapporte un fait étrange. Cette conversation ne doit pas nous passer, signors. Écoutez ce que je vais vous dire.

— Écoutez, dit une voix.

Ils étoient tous dans le silence, et Montoni changea de couleur. Ceci n’est point une illusion, dis enfin Cavigni. — Non, dit Bertolini ; je viens de l’entendre moi-même.

— Ceci devient très-extraordinaire, dit Montoni, qui se leva tout-à-coup.

Tous les convives se levèrent en désordre.

On appela les domestiques, on fit d’exactes recherches, et l’on ne trouva personne. La surprise, la consternation augmentèrent. Montoni fut déconcerté. Quittons cette salle, dit-il, et le sujet de notre entretien ; il est trop sérieux. — Les hôtes étoient tous disposés à sortir de l’appartement ; mais ils prièrent Montoni de passer dans une autre chambre, et de le finir. Rien ne put l’y déterminer ; et malgré tous ses efforts pour paroître tranquille, il étoit visiblement très-agité.

— Comment, signor, dit Verezzi, seriez-vous superstitieux, vous qui riez si souvent de la crédulité des autres ?

— Je ne suis pas superstitieux, répliqua Montoni ; mais il faut connoître ce que cela veut dire. Il sortit à ces mots, et tout le monde se retira.


CHAPITRE III.

Revenons présentement à Valancourt. On se souvient qu’il étoit resté à Toulouse depuis le départ d’Emilie, malheureux et désolé. Chaque jour il comptoit s’éloigner, et n’accomplissoit point cette résolution. Quitter un pays plein du souvenir d’Emilie lui sembloit trop pénible. Il avoit su gagner un domestique chargé d’entretenir le château de madame Montoni. Il pouvoit donc visiter les jardins, et s’y promener des heures entières, avec une mélancolie qui n’étoit même pas sans douceur. Il revenoit sans cesse vers la terrasse et le pavillon, où la veille de son départ il avoit pris congé de la triste Emilie.

Le caractère de Montoni, tel qu’on le lui avoit dépeint, menaçoit à-la-fois son Emilie et son amour. Il se reprochoit de ne l’avoir pas pressée davantage pendant qu’il pouvoit la retenir. Il se reprochoit d’avoir fait céder l’opposition raisonnée qu’il devoit apporter au voyage, aux scrupules mal fondés, comme il les appeloit, d’une coupable délicatesse. Tous les malheurs qu’eût entraînés leur mariage, lui paroissoient bien moins terribles que ceux qu’il prévoyoit, ou même que les tourmens d’une si pénible absence.

Peu de temps après son arrivée à la maison de son frère, il reçut l’ordre de rejoindre son corps, et de se rendre à Paris. Une scène de plaisirs et de nouveautés, dont il avoit à peine l’idée, s’ouvrit à lui dans ce séjour. Mais le plaisir dégoûta, et le monde fatigua d’abord un esprit malade comme le sien. Il devint, bientôt l’objet des railleries de ses camarades ; et dès qu’il avoit un moment, il se retiroit seul pour s’occuper d’Emilie. Peu à peu les riantes sociétés dans lesquelles il se trouvoit nécessairement occupèrent son attention, sans toutefois l’intéresser bien vivement ; mais l’habitude de la douleur lui devint moins familière ; il cessa même de la regarder comme un devoir de son amour. Parmi ses camarades, plusieurs joignoient à toute la gaîté françoise, ces qualités séduisantes qui souvent prêtent du charme aux traits du vice. Les manières réservées et réfléchies de Valancourt étoient pour ces jeunes gens une sorte de censure ; ils l’en railloient en sa présence, complotoient contre lui quand il étoit absent, se glorifioient dans la pensée de l’amener à les imiter, et se flattoient d’y parvenir.

Valancourt, étranger aux projets et aux intrigues de ce genre, ne pouvoit se mettre en garde contre cette séduction. Peu accoutumé aux sarcasmes, il ne pouvoit en endurer le ridicule. Il s’en fâchoit, et l’on rioit encore plus. Pour échapper à de pareilles scènes, il s’enferma dans la solitude, et l’image d’Emilie vint y ranimer les angoisses de son amour et de son désespoir. Il voulut reprendre les études qui avoient charmé ses premières années ; mais son esprit n’avoit plus la tranquillité nécessaire pour en jouir. Cherchant à s’oublier, cherchant à dissiper le chagrin, l’inquiétude qu’une même idée lui causoit, il quitta de nouveau la solitude, et se rejeta dans le tourbillon.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs semaines ; le temps adoucit sa peine ; l’habitude fortifia son goût pour les amusemens. Tout ce qui l’entouroit sembla refaire absolument son caractère.

Sa figure, ses manières, le firent bientôt accueillir ; en peu de temps il devint à la mode, et fréquenta les brillantes sociétés. La comtesse Lacleur, femme d’une beauté séduisante, tenoit alors des assemblées. Elle n’étoit plus dans son printemps, mais son esprit prolongeoit son triomphe. Ceux qu’enchantoient ses grâces, parloient avec enthousiasme de ses falens ; les admirateurs de ses talens trouvoient sa personne accomplie. Son imagination pourtant n’étoit que plaisante, et son esprit plutôt brillant que juste. Sa voix et son sourire prévenoient en sa faveur. Les petits soupers étoient à la mode, et c’étoit là qu’on rencontroit les littérateurs du second ordre. Elle aimoit la musique, passoit pour y exceller, et donnoit souvent des concerts. Valancourt aimoit passionnément la musique, il venoit aux concerts, et se rappeloit en soupirant les accens d’Emilie ; le charme naturel de son expression n’attendoit pas, le suffrage de l’examen, et trouvoit d’abord le chemin du cœur.

On jouoit gros jeu chez la comtesse ; elle paroissoit vouloir qu’on le modérât, et l’encourageoit secrètement. Il étoit reconnu que les profits du jeu soutenoient sa maison.

Le frère de Valancourt, qui résidoit avec sa famille en Gascogne, s’étoit contenté de l’adresser à Paris à quelques-uns de ses païens. Tous étoient des gens distingués ; mais l’extérieur, l’esprit, les manières du jeune Valancourt étoient faits pour réussir. Ils le reçurent avec autant d’égards que leurs cœurs endurcis par une perpétuelle prospérité, pouvoient encore le leur permettre. Mais leurs attentions pourtant ne s’étendirent point à des preuves réelles d’intérêt. Trop occupés de leur ambition pour suivre sa conduite, il fut livré sans guide à tous les dangers de Paris, avec des passions ardentes, avec un caractère ouvert et franc. Emilie, dont la présence l’eût préservé en rappelant son cœur à un objet digne de lui, Emilie étoit absente. C’étoit même pour échapper au regret de l’avoir perdue, qu’il poursuivoit des distractions frivoles et des plaisirs qui l’étourdissoient.

Il alloit aussi très-souvent chez une marquise de Champfort, jeune veuve assez jolie, fort gaie, très-artificieuse et très-intrigante. Assez adroite pour jeter un voile sur les défauts de son caractère, elle recevoit encore quelques gens distingués. Valancourt y fut introduit par deux de ses camarades. Il avoit alors perdu si bien ses premiers ridicules, qu’il étoit disposé à en rire le premier.

L’éclat de la plus brillante cour de l’Europe, la magnificence des palais, des parures, des équipages, tout concouroit à l’éblouir. L’image d’Emilie n’étoit pourtant pas bannie de son cœur, mais elle n’étoit plus l’amie, le conseil qui le sauvoit de lui-même ; et quand il y revenoit, elle paroissoit prendre un air de reproches, tendres à la vérité, mais dont son ame étoit froissée.

Tel étoit l’état de Valancourt pendant qu’Emilie souffroit à Venise les persécutions de Morano, et l’injuste oppression de Montoni.


CHAPITRE IV.

Emilie le regardoit comme sa seule espérance ; elle recueilloit toutes les assurances, toutes les preuves qu’elle avoit reçues de son amour. Elle lisoit et relisoit ses lettres, pesoit avec une attention inquiète la force de chaque mot ; enfin elle séchoit ses larmes quand sa confiance en lui étoit bien rétablie.

Montoni, pendant ce temps, avoit fait d’exactes recherches sur l’étonnante circonstance qui l’avoit alarmé. N’ayant rien pu découvrir, il fut obligé de croire qu’un de ses gens étoit l’auteur d’une plaisanterie si déplacée. Ses contestations avec madame Montoni, au sujet de ses contrats, étoient maintenant plus fréquentes que jamais. Il prit le parti de la confiner dans sa chambre, en la menaçant d’une plus grande sévérité, si elle persistoit dans son refus.

Madame Montoni, plus raisonnable, eût conçu le danger d’irriter, par une si longue résistance, un homme tel que Montoni, au pouvoir duquel elle s’étoit entièrement livrée. Elle n’avoit pas oublié non plus de quelle importance il étoit pour elle de se réserver des possessions qui la rendroient indépendante, si jamais elle se déroboit au despotisme de Montoni. Mais elle avoit alors un guide plus décisif que la raison, l’esprit de vengeance, qui la pressoit d’opposer la violence à la violence, et l’obstination à l’opiniâtreté.

Réduite à garder sa chambre, elle sentit enfin le besoin de la société qu’elle avoit rejetée ; car Emilie, après Annette, étoit la seule personne qu’il lui fût permis d’entretenir.

Généreusement dévouée à son repos, Emilie tentoit de la persuader quand elle ne pouvoit la convaincre, et s’efforçoit de modérer en elle cette aigreur dont Montoni étoit si offensé. L’orgueil de sa tante cédoit quelquefois à la voix touchante d’Emilie ; quelquefois même ses délicates attentions étoient reçues avec bienveillance.

Emilie étoit souvent le témoin des scènes les plus orageuses. Ce qui l’étonnoit surtout du caractère de Montoni, c’est que, dans les occasions importantes, il savoit contenir ses passions, toutes sauvages qu’elles étoient ; il en sacrifioit le développement aux motifs de son intérêt, et même il avoit l’air de commander à son visage.

Emilie s’informoit souvent du comte Morano. Annette ne recevoit que des rapports vagues sur son danger et sur ce que le chirurgien prétendoit qu’il ne sortiroit pas vivant de la chaumière. Emilie ne pouvoit que s’affliger d’être, quoique innocemment, la cause de sa mort. Annette, qui remarquoit son émotion, l’interprétoit à sa manière. Un jour elle entra dans la chambre d’Emilie avec un air préoccupé. Ah ! mademoiselle, lui dit-elle, si je pouvois encore une fois me revoir en sûreté dans le Languedoc, rien au monde ne m’engageroit désormais à voyager. Je ne pensois guère que je venois me séquestrer dans ce vieux château, au milieu des plus affreuses montagnes, au hasard d’être tuée.

Et qui vous a dit tout cela, dit Emilie surprise ?

— Oh ! mademoiselle, vous pouvez paroître étonnée : vous ne vouliez pas croire au revenant dont je vous parlois, quoique je vous montrasse le lieu même.

— De grâce, expliquez-vous ; vous parliez de meurtre.

— Oui, mademoiselle, ils viennent peut-être pour nous tuer tous ! Ludovico peut l’attester. Pauvre garçon ! ils le tueront aussi ! Je ne songeois guère à cela quand il chantoit de si jolies chansons à Venise, sous ma jalousie. (Emilie paroissoit impatiente et contrariée.) Eh bien ! mademoiselle, comme je le disois, ces préparatifs autour du château, ces gens si singuliers qui abondent ici tous les jours, et la manière cruelle dont le Signor traite ma maîtresse, et ses bizarres allées et venues ; tout cela, comme je l’ai dit à Ludovico, tout cela n’annonce rien de bon. Il m’a bien recommandé de retenir ma langue. Oui, sans doute, le signor est bien changé de ce qu’il étoit en France. Il étoit si gai ! personne de si galant pour madame ! Il ne dédaignoit pas même une pauvre fille comme moi. Je me souviens qu’une fois, comme je sortois du cabinet de ma maîtresse : Annette, dit-il…

Ne répétez jamais ce que vous dit le signor, interrompit Emilie ; mais dites-moi bien vite ce qui vous a tant alarmée.

Oui, mademoiselle, reprit Annette ; c’est justement ce que me dit Ludovico : Ne répétez jamais ce que le signor vous a dit. Mais je continuai, et je lui dis : Il est toujours à froncer le sourcil. Si on lui parle, il n’écoute pas. Il passe toute la nuit en conseils avec les signors ; ils y sont quelquefois jusqu’à plus de minuit, toujours à conférer ensemble. Oui ; mais, dit Ludovico, vous ne savez pas ce qui les occupe. Non, dis-je, mais je le devine ; c’est au sujet de la jeune dame. À cela, Ludovico partit d’un éclat de rire. Cela me mit fort en colère. Je ne voudrois pas mademoiselle, qu’on rît ni de vous, ni de moi. Je lui tournai le dos. Ne vous fâchez donc pas, Annette, dit-il. Je ne puis pas m’empêcher de rire. En le disant, il rioit encore. Quoi ! dit-il, vous imaginez que les signors tiennent conseil toute la nuit seulement au sujet de la jeune dame ? Non, non ; il y a quelque chose de plus. Et ces préparatifs sur les remparts ! on ne les fait pas pour de jeunes dames. Mais sûrement, dis-je, que le signor mon maître n’a pas le dessein de faire la guerre ? Faire la guerre, dit Ludovico ? mais à qui donc ? aux montagnes, aux bois ?

— Pourquoi donc ces préparatifs ? lui dis-je. À coup sûr personne ne viendra pour emporter le château de mon maître. Tant de gens à mauvaise mine viennent tous les jours dans ce château ! dit Ludovico. Le signor les voit tous ; il cause avec eux ; ils se tiennent tous dans le voisinage. Par saint Marc ! j’en vois dans le nombre qui ne sont que de vrais coupe-jarrets.

Mais, ajouta-t-il, n’en dites rien à mademoiselle. Hier une partie de ces hommes, en arrivant ici, laissa des chevaux dans l’écurie. Il semble qu’ils y doivent rester, car le signor ordonna qu’on les pourvût de toutes les choses nécessaires. Les hommes se sont retirés ; ils habitent les chaumières voisines.

Ainsi, mademoiselle, je suis venue vous dire tout cela. Pourquoi feroit-il fortifier son château ? pourquoi tiendroit-il tant de conseils ? pourquoi cet air si sombre ?

— Est-ce tout ce que vous savez, Annette, dit Emilie ?

— Mademoiselle, reprit Annette, n’est-ce pas assez ? — Assez pour ma patience, Annette, mais non pas assez pour croire que l’on nous tuera tous.

Elle s’abstint d’exprimer ses craintes pour ne pas augmenter toutes les terreurs d’Annette. L’état actuel du château la surprenoit et la troubloit. Dès qu’Annette eut fini son conte, elle sortit promptement de la chambre, et fut à la recherche d’autres prodiges.

Emilie, pendant la soirée, avoit passé quelques heures très-tristes dans la société de madame Montoni. Elle alloit chercher un peu de repos, quand un coup très-fort ébranla la porte de sa chambre, et quelque chose de pesant y tomba, qui la fit s’entr’ouvrir. Elle appela pour savoir ce que c’étoit Personne ne répondit. Elle appela une seconde fois, point de réponse ; il lui vint à l’esprit qu’un de ces étrangers arrivés dernièrement au château, avoit découvert sa chambre, et s’y rendoit avec une intention alarmante. La terreur n’attendit pas la conviction ; et l’idée de l’isolement où elle étoit l’accrut au point qu’elle en fut presque hors d’elle-même. Elle regarda la porte qui menoit à l’escalier. Elle écoutoit avec inquiétude en frissonnant toujours que le bruit ne se répétât. Enfin elle imagina qu’il pouvoit bien être venu de cette porte même, et voulut s’échapper par celle du corridor. Elle s’en approcha toute tremblante. Elle frémissoit de l’ouvrir, et que quelque personne ne la guettât. Tout-à-coup elle entendit un léger soupir fort près d’elle, et demeura certaine qu’il y avoit quelqu’un derrière la porte ; mais la serrure en étoit fermée.

Pendant qu’elle écoutoit encore, le même soupir se fit entendre plus distinctement et sa terreur ne diminua pas. Crieroit-elle au secours ? que falloit-il faire ? car elle entendoit toujours respirer.

Son anxiété devint si forte, qu’elle se détermina à ouvrir la fenêtre pour appeler du secours. Pendant qu’elle se disposoit à le faire, il lui sembla qu’on montoit à son petit escalier. Elle oublia toute autre alarme, et retourna bien vite au corridor. Pressée de fuir, elle en ouvrit la porte, et se vit prête à tomber sur une personne étendue à ses pieds. Elle fit un cri, s’appuya contre le mur, et regardant la personne évanouie, elle reconnut Annette. La crainte fit place à la surprise. En vain parla-t-elle à cette malheureuse fille, elle restoit à terre sans connoissance. Emilie, quoique très-foible elle-même, se hâta de la secourir.

Quand Annette eut repris ses sens, Emilie l’aida à se traîner dans la chambre. Elle ne pouvoit encore parler, et regardoit autour d’elle, comme si ses yeux avoient suivi quelqu’un. Emilie ne lui fit d’abord aucune question. Enfin elle affirma d’un ton qui subjugua presque l’incrédulité d’Emilie, qu’elle avoit vu une apparition dans le corridor.

— J’avois entendu raconter de singulières histoires sur cette chambre, lui dit Annette ; mais comme elle est si près de la vôtre, mademoiselle, je n’aurois pas voulu vous les redire, pour ne vous pas causer d’effroi. Toutes les fois que je passois auprès je courois de toute ma force ; et je puis dire que souvent je croyois y entendre un étrange bruit. Mais aujourd’hui, comme je marchois le long du corridor sans penser à la moindre des choses, pas même à l’étonnante voix que les signors ont entendue le soir, voilà que paroît une lumière brillante, et voilà qu’en regardant derrière moi, j’apperçois une grande figure. Je l’ai vue, mademoiselle, aussi distinctement que je vous vois à présent. Une grande figure qui se glissoit dans la chambre toujours fermée, dont personne n’a la clef que le signor ; et voilà que la porte se referme tout de suite.

— C’étoit le signor, dit Emilie ?

— Oh ! non, mademoiselle, ce n’étoit pas lui : je l’ai laissé querellant ma maîtresse dans son cabinet de toilette.

— Vous me faites d’étranges contes, Annette, dit Emilie : ce matin vous m’avez effrayée dans l’appréhension d’un meurtre ; maintenant vous voulez me faire croire…

— Non, mademoiselle, je ne vous dirai plus rien ; et pourtant si je n’avois pas eu bien peur, serois-je tombée morte comme je l’ai fait ?

— Étoit-ce la chambre du voile noir ? dit Emilie. — Oh ! non, mademoiselle, elle étoit plus près de celle-ci. Que ferai-je pour gagner ma chambre ? je ne voudrois pas pour tout l’or du monde traverser le corridor. — Emilie, dont les esprits avoient été si vivement émus, et qu’effrayoit la pensée de passer la nuit toute seule, lui répondit qu’elle pouvoit rester avec elle. — Oh ! non, mademoiselle, dit Annette, pour mille sequins, à présent, je ne dormirois pas dans cette chambre.

Emilie d’abord, voulut tourner en ridicule des frayeurs qu’elle partageoit bien ; ensuite elle s’efforça de la calmer, rien n’y réussit. Annette soutint constamment que ce qu’elle avoit vu n’avoit rien d’humain. Emilie qui se rappeloit à son tour les pas qu’elle avoit entendus dans l’escalier, insista pour qu’Annette passât la nuit avec elle ; elle ne l’obtint qu’avec une extrême peine, et l’effroi de cette fille pour repasser le corridor, fut plus persuasif qu’Emilie.

De bonne heure le lendemain, Emilie traversant la salle pour aller aux remparts, entendit un bruit dans la cour et le mouvement de plusieurs chevaux ; ce tumulte excita sa curiosité. Sans aller sur le rempart, elle apperçut d’une fenêtre élevée, dans la cour, une troupe de cavaliers ; leur uniforme étoit bizarre et leur armement bien complet, quoique différent. Ils portoient une courte jaquette, rayée de noir et d’écarlate ; plusieurs avoient de grands manteaux noirs qui les enveloppoient entièrement ; sous un de ces manteaux qui fut rejeté en arrière, elle vit plusieurs poignards de grandeur différente, à la ceinture d’un cavalier. Elle observa que presque tous en étoient chargés, et plusieurs y joignoient la pique ou le javelot ; sur leurs têtes étoient de petites capes italiennes, ornées la plupart de plumes noires ; ces capes donnoient aux traits une fierté singulière, et les figures qu’elles ombrageoient n’avoient pas besoin de ce secours. Emilie ne se souvenoit pas d’avoir vu réunies tant de physionomies sauvages et terribles. En les voyant, elle se crut entourée de bandits : une idée funeste s’empara d’elle ; c’est que Montoni étoit chef de cette troupe, et que son château étoit le lieu du rendez-vous. Cette étrange supposition ne fut que passagère.

Pendant qu’elle regardoit, Cavigni, Verezzi et Bertolini sortirent du vestibule, habillés comme le reste ; ils avoient seulement des chapeaux et de grands panaches noirs et rouges ; leurs armes différoient aussi. Quand ils montèrent à cheval, Verezzi rayonnoit de joie : Cavigni paroissoit gai ; mais son air étoit réfléchi, et il manioit son cheval avec une extrême grâce ; sa figure aimable, et qui sembloit celle d’un héros, n’avoit jamais paru avec tant d’avantage. Emilie qui le considéroit, pensa qu’alors il ressembloit à Valancourt ; c’étoit bien tout le feu, toute la dignité de Valancourt ; mais elle cherchoit en vain la douceur de ses traits, et cette expression franche de l’ame qui le caractérisoit.

Montoni lui-même parut à la porte du vestibule, mais sans uniforme. Il examina très-soigneusement les cavaliers ; il conversa long-temps avec leurs chefs ; et quand il leur eut dit adieu, la bande entière fit le tour de la cour, et commandée par Verezzi, passa sous la voûte et sortit. Montoni les suivit des yeux et les regarda long-temps après qu’ils se furent mis en route. Emilie se retira de la fenêtre, et certaine à présent de se trouver en repos, elle retourna sur les remparts ; dès qu’elle y fut, elle reconnut la troupe qui tournoit vers les montagnes de l’ouest, disparoissant dans les bois et reparoissant jusqu’à ce qu’elle les eût perdus de vue.

Emilie ne vit plus d’ouvriers sur les remparts : elle observa que les fortifications paroissoient finies. Pendant qu’elle se promenoit, plongée dans ses réflexions, elle entendit quelques pas, et levant les yeux, elle apperçut plusieurs hommes sous les murs du château ; leur extérieur et leur maintien étoient d’accord avec la troupe qui venoit de s’éloigner ; présumant que madame Montoni étoit levée, elle se rendit à sa toilette, et raconta ce qu’elle avoit vu. Madame Montoni ne voulut pas ou ne put éclaircir un tel événement. La réserve du mari envers sa femme, sur ce sujet, n’avoit rien que d’ordinaire. Cependant aux yeux d’Emilie, elle ajouta quelques ombres au mystère, et lui fit soupçonner un grand danger ou de grandes horreurs dans le projet qu’il avoit conçu.

Annette revint fort alarmée, suivant son usage. Sa maîtresse la pressa de question sur ce que les domestiques recueilloient. Annette lui répondit :

— Ah ! madame ; personne n’y comprend rien, si ce n’est le vieux Carlo ! Il en sait long ; mais il est aussi discret que son maître. Quelques-uns disent que le signor veut effrayer l’ennemi. D’autres prétendent qu’il veut enlever le château de quelqu’un ; mais certainement il a bien assez de place dans le sien, sans chercher encore celui d’un autre.

Mais Ludovico nous disoit hier : Il voit bien loin, il voit plus loin que tout le monde ; il voit maintenant dans tous les projets du signor, sans pourtant en savoir un mot.

— Comment cela ? dit madame Montoni.

— Mais il m’a fait promettre de ne le pas dire, et pour le monde entier je ne voudrois pas le désobliger.

— Que vous a-t-il fait promettre de ne pas dire, reprit sévèrement madame Montoni ? je veux le savoir.

— Oh ! madame, dit Annette, pour l’univers je ne le dirois pas. — Je veux le savoir à l’instant, répliqua sa maîtresse.

Annette gardoit le silence.

— Le signor va le savoir, reprit madame Montoni ; il vous fera bien tout découvrir.

— C’est Ludovico, dit Annette, c’est lui qui a tout découvert. Mais pour l’amour de Dieu, madame, ne dites donc rien au signor, et vous saurez tout à l’instant. Madame Montoni le lui promit.

— Eh bien ! madame, Ludovico disoit que le signor mon maître… que le signor mon maître est… est…

— Est quoi ? dit sa maîtresse impatiemment.

Que le signor mon maître, va se faire grand voleur. Il va faire voler pour son compte ; qu’il sera (mais certainement je ne comprends pas ce qu’il veut dire) qu’il sera capitaine de voleurs.

— As-tu du bon sens ? reprit madame Montoni.

Peux-tu croire… En ce moment Montoni lui-même se montra ; Annette s’éloigna tremblante. Emilie alloit se retirer, sa tante la retint, et Montoni si souvent l’avoit rendue témoin de leurs odieuses querelles, qu’il n’en avoit plus de scrupule.

— Je veux savoir ce que tout cela signifie, dit sa femme : quels sont ces hommes armés dont je viens d’apprendre le départ ? Montoni ne répliqua que par un regard méprisant. Emilie s’approcha de sa tante, et lui dit un mot à l’oreille. Peu m’importe, reprit-elle, je le saurai ; je veux savoir aussi pour quel dessein on a fortifié ce château.

— Allons, allons, dit Montoni ! j’ai d’autres affaires. Je ne prétends pas qu’on me joue plus long-temps ; j’ai le moyen sûr d’être obéi. Vos contrats me seront livrés sans de plus longs débats.

— Ils ne le seront jamais, interrompit madame Montoni. Mais quels sont vos projets ? Craignez-vous une attaque, attendez-vous un ennemi ? suis-je prisonnière ici ? serai-je tuée dans un siège ?

— Signez ce papier, dit Montoni, vous en saurez davantage.

— Quel ennemi vient ? continua son épouse. Êtes-vous au service de l’État ? Suis-je captive, ici Jusqu’à l’heure de ma mort ?

— Cela peut arriver, répondit Montoni, si vous ne cédez point à ma demande ; vous ne quitterez pas le château que je ne sois satisfait. Madame Montoni poussa des cris affreux ; elle les suspendit néanmoins, en pensant que les discours de son mari n’étoient peut-être que des artifices pour extorquer son consentement. Elle le lui témoigna le moment d’après : elle ajouta que son but, sans doute, n’étoit pas aussi glorieux que celui de servir l’État, que probablement il s’étoit fait chef de bandits, pour se joindre aux ennemis de Venise et dévaster la contrée.

Montoni, pendant un moment, la regarda d’un air froid et terrible. Emilie trembloit, et sa femme, pour la première fois, pensoit qu’elle en avoit trop dit. Cette nuit même, lui dit-il, vous serez portée dans la tour de l’orient ; là, peut-être comprendrez-vous le danger d’offenser un homme dont le pouvoir sur vous est illimité.

Emilie se jetant à ses pieds et pleurant d’effroi, le pria d’épargner sa tante. Madame Montoni, frappée de crainte et remplie d’indignation, tantôt vouloit se répandre en imprécations, tantôt se joindre aux intercessions d’Emilie. Montoni les interrompit avec un serment effroyable, et se retira brusquement d’Emilie qui s’attachoit à son manteau ; elle tomba sur le plancher avec tant de violence, qu’elle reçut un coup dans le front. Il sortit néanmoins sans daigner la relever. Emilie fut rappelée à elle par un long gémissement de madame Montoni. Emilie courut à son secours, elle vit ses yeux hagards et tous ses traits en convulsion.

Elle lui parla sans recevoir de réponse ; mais les convulsions redoublèrent, et Emilie fut obligée d’aller chercher du secours. En traversant la salle pour demander Annette, elle trouva Montoni, lui dit ce qui se passoit, et le conjura de rentrer et de consoler sa tante. Il poursuivit son chemin avec un air d’indifférence ; enfin elle rencontra le vieux Carlo qui venoit avec Annette ; ils rentrèrent dans le cabinet, et portèrent madame Montoni dans la chambre voisine. On la mit sur son lit, et tout ce que leurs forces réunies pouvoient faire, c’étoit de la tenir dans ce cruel état. Annette trembloit et sanglotoit ; le vieux Carlo se taisoit, et paroissoit la plaindre.

— Il faudra du repos à ma tante, dit Emilie. Allez, mon bon Carlo, si nous avons besoin de secours, je vous enverrai chercher. Si vous en trouvez l’occasion, parlez donc à votre maître en faveur de votre maîtresse.

— Hélas ! lui dit Carlo, j’en ai trop vu ! j’ai peu d’ascendant sur le signor. Mais vous, jeune dame, prenez soin de vous-même ; vous avez l’air de souffrir.

— Je vous rends grâces, mon cher ami, dit Emilie.

Carlo secoua la tête et sortit. Emilie continua de veiller sa tante.

Elles gardèrent un profond silence. Madame Montoni poussa enfin un long soupir. Emilie lui prit la main, et tâcha de la calmer. Elle avoit les yeux égarés, et reconnoissoit à peine sa nièce. Sa première question fut relative à Montoni. Emilie la pria de modérer son agitation, et de rester en repos, en ajoutant : Si vous avez quelque message à lui faire parvenir, je m’en chargerai. Non, dit sa tante languissamment. Persiste-t-il à m’arracher de ma chambre ?

Emilie répliqua qu’il n’en avoit rien dit depuis. Emilie fit des efforts pour attirer son attention sur d’autres objets ; mais sa tante ne l’écoutoit pas, et paroissoit perdue dans ses pensées. Emilie, la laissant aux soins d’Annette, courut chercher Montoni. Elle le trouva sur le rempart, au milieu d’un groupe d’hommes effrayans. Ils l’entouroient. Leurs regards étoient audacieux mais soumis. Montoni s’exprimoit avec vivacité, sans voir Emilie. Elle remarqua de loin un homme plus sauvage que les autres, appuyé sur sa pique, et considérant Montoni par-dessus les épaules de l’un de ses camarades. Il écoutoit d’une oreille avide. Cet homme ne sembloit pas fléchir comme les autres sous l’empire du signor Montoni ; quelquefois même il se donnoit un air d’autorité, que les manières décidées de Montoni ne réprimoient pas. Quelques paroles de Montoni se répétèrent enfin parmi la troupe, et quand ces hommes se séparèrent, Emilie entendit : Ce soir commence la garde, au coucher du soleil.

Au coucher du soleil, répondirent quelques-uns ! Ils se retirèrent. Emilie rejoignit Montoni, quoiqu’il parût vouloir l’éviter. Elle eut le courage de ne se pas rebuter. Elle s’efforça de prier pour sa tante, de représenter son état, et le danger où pourroit l’exposer un appartement trop froid. Elle souffre par sa faute, répondit-il, et ne mérite pas qu’on la plaigne. Elle sait comment elle doit prévenir les maux qui l’attendent. Qu’elle obéisse, qu’elle signe, et je n’y penserai plus.

À force de prières, Emilie obtint qu’on ne transporteroit pas madame Montoni de toute la nuit. Il lui laissa jusqu’au lendemain pour réfléchir.

Emilie se hâta d’annoncer à sa tante le sursis et l’alternative. Elle ne répliqua point, et paroissoit pensive. Cependant, sa résolution sur le point contesté sembloit se relâcher en quelque chose. Emilie lui recommanda, comme une mesure indispensable de sûreté, de se soumettre à Montoni. Vous ne savez pas ce que vous me conseillez, lui dit sa tante. Rappelez-vous donc que mes propriétés vous reviendront après ma mort, si je persiste dans mon refus.

Je l’ignorois, madame, dit Emilie ; mais l’avis que j’en reçois ne m’empêchera pas de vous conseiller une démarche dont votre repos et, je crains de le dire, votre vie dépendent. Je vous en supplie, qu’une considération d’un si foible intérêt ne vous fasse pas hésiter un moment à tout abandonner.

— Êtes-vous sincère, ma nièce ? — Est-il possible, madame, que vous en doutiez ? Sa tante paroissoit fort émue. Vous méritez toute cette fortune, ma nièce, dit-elle, et je voudrois vous la conserver. Vous montrez une vertu que je n’attendois pas.

Comment ai-je pu mériter ce reproche, dit Emilie ?

Ce n’est pas un reproche, reprit madame Montoni, je ne voulois que louer votre vertu.

Hélas ! dit Emilie, quel mérite a cette vertu ? Je n’ai point de tentation à vaincre.

Et M. de Valancourt, reprit la tante ? Madame, interrompit Emilie, changeons de conversation, et de grâce ne soupçonnez pas mon cœur d’un aussi choquant égoïsme. L’entretien finit, et Emilie resta près de madame Montoni, et ne se retira que fort tard.

En ce moment tout étoit calme, et la maison semblait ensevelie dans le sommeil. En traversant tant de galeries longues et désertes, sombres et silencieuses, Emilie se sentit effrayée sans savoir pourquoi. Mais quand, en entrant dans le corridor, elle se rappela l’événement de l’autre nuit, la terreur s’empara d’elle ; elle frémit qu’un objet comme celui qu’Annette avoit vu ne se présentât à ses yeux, et que, soit idéale, soit fondée, la peur ne produisît un pareil effet sur ses sens. Elle ne savoit pas bien de quelle chambre Annette avoit parlé, mais elle n’ignoroit pas qu’elle devoit passer devant. Son œil inquiet essayoit de percer l’obscurité profonde ; elle marchoit légèrement et d’un pas timide. Arrivée près d’une porte, il en sortoit des sons, quoique faibles. Elle hésita. Bientôt sa crainte devint telle, qu’elle n’eut plus assez de force pour avancer. Soudain la porte s’ouvrit. Une personne, qu’elle crut être Montoni, parut, se rejeta promptement dans la chambre, et referma la porte. À la lumière qui brûloit dans la chambre, elle avoit cru distinguer une personne près du feu, dans l’attitude de la mélancolie. Sa terreur s’évanouit, mais la surprise lui succéda. Le mystère de Montoni, la découverte d’une personne qu’il visitoit à minuit dans un appartement interdit, et dont on rapportoit tant d’histoires, c’étoit de quoi exciter sa curiosité.

Pendant qu’elle flottoit dans le doute, désirant surveiller les mouvemens de Montoni, mais craignant de l’irriter en paroissant les découvrir, la porte s’ouvrit encore doucement, et se referma pour la seconde fois. Alors Emilie se glissa légèrement dans la chambre très-voisine de celle-là ; elle y cacha sa lampe, et retourna dans un détour obscur du corridor, pour voir sortir cette personne, et s’assurer si c’étoit Montoni.

Après quelques minutes, les yeux fixés sur les battans de la porte, elle la vit se rouvrir ; la même personne parut, et c’étoit Montoni lui-même. Il regarda par-tout autour de lui sans l’appercevoir, ferma la porte, et quitta le corridor. Bientôt après, elle entendit qu’on s’enfermoit intérieurement, Elle rentra dans sa chambre, surprise au dernier point.

Il étoit minuit. S’étant approchée de sa fenêtre, elle entendit des pas sur la terrasse au-dessous. Elle vit imparfaitement dans l’ombre plusieurs personnes qui marchoient et avançoient : elle fut frappée d’un cliquetis d’armes, et le moment d’après, d’un mot d’ordre. Elle se souvint du commandement de Montoni, et comprit bien que, pour la première fois, on relevoit la garde au château. Quand tout fut calme, elle alla se mettre au lit.


CHAPITRE V.

Le lendemain matin, Emilie se rendit de bonne heure à l’appartement de madame Montoni ; elle avoit bien dormi, ses esprits s’étoient remis en même temps que ses forces, et sa résolution de résister à Montoni étoit combattue par ses craintes. Emilie, qui trembloit des conséquences, n’épargna rien pour redoubler les inquiétudes de sa tante.

Mais madame Montoni, comme on l’a déjà vu, aimoit par caractère à contredire, et quand des circonstances désagréables se présentoient à son esprit, elle cherchoit moins la vérité que des argumens pour combattre. Une longue habitude avoit tant confirmé cette disposition naturelle, qu’elle ne s’en appercevoit plus. Les représentations d’Emilie ne firent qu’éveiller son orgueil, au lieu de l’alarmer ou de la convaincre ; elle imaginoit de se soustraire à la nécessité d’obéir sur le point exigé. Si jamais elle pouvoit s’échapper du château, elle comptoit défier son époux, s’en faire séparer à jamais, et vivre dans l’aisance avec les biens qui lui restoient. Emilie partageoit son desir, mais ne s’abusoit point sur la difficulté du succès ; elle lui remontra l’impossibilité de franchir les portes, assurées et gardées comme elles l’étoient ; l’extrême danger de se confier à la discrétion d’un valet, qui pourroit la trahir à dessein ou par imprudence ; la vengeance de Montoni qui, s’il découvroit cette intention… Emilie desiroit, autant que madame Montoni, de recouvrer sa liberté et de retourner en France ; mais, attentive seulement à la sûreté de sa tante, elle lui conseilloit de céder, sans braver un nouvel outrage.

Cette lutte d’émotions contraires déchira le cœur de madame Montoni. Montoni entra tout-à-coup ; et sans parler de l’indisposition de sa femme, il déclara qu’il venoit lui rappeler combien vainement elle lui résisteroit. Il lui donnoit jusqu’au soir pour qu’elle consentît à sa demande, ou l’obligeât, par ses refus, à l’exiler dans la tour de l’orient ; et il ajouta qu’une réunion de cavaliers dîneroit ce même jour au château, qu’elle feroit les honneurs de la table, et qu’Emilie l’accompagneroit. Madame Montoni étoit au moment de s’y refuser, mais considérant que durant le repas, sa liberté, quoique restreinte, pourroit favoriser ses plans, elle consentit. Montoni sortit aussi-tôt. L’ordre qu’elle avoit reçu pénétroit Emilie et d’étonnement et de crainte ; elle frémissoit à la pensée de se voir exposée à de tels regards, et les paroles du comte Morano n’étoient pas faites pour calmer ses frayeurs. Il fallut se préparer à paroître au dîner ; elle s’habilla plus simplement encore qu’à l’ordinaire pour éviter qu’on la remarquât. Cette politique ne lui réussit pas, et quand elle retourna chez sa tante, Montoni lui reprocha ses airs de prude ; il lui prescrivit une parure très-brillante, et entre autres, les ornemens destinés pour son mariage avec le comte Morano. L’ajustement n’étoit pas fait à la mode vénitienne, mais à celle de Naples ; il développoit sa taille de la manière la plus avantageuse. Les beaux cheveux châtains d’Emilie, entremêlés de perles, devoient retomber en longues tresses sur son cou. Une simplicité du meilleur goût caractérisoit cette magnifique parure, et la beauté naturelle d’Emilie n’avoit jamais brillé de tant d’éclat. Sa seule espérance, en ce moment, étoit que Montoni projetoit moins quelque événement extraordinaire, que le triomphe de l’ostentation, en étalant aux yeux des étrangers les richesses de sa famille. Quand elle entra dans la salle, où un repas magnifique avoit été servi, Montoni et ses hôtes étoient déjà à table. Elle alloit se placer près de sa tante, mais Montoni lui fit signe de la main. Deux cavaliers se levèrent, et la firent asseoir entre eux.

Le plus âgé de ces deux hommes étoit très-grand ; il avoit des traits italiens fortement prononcés, le nez aquilin, les yeux creux et très-pénétrans ; ils sembloient de feu quand son ame étoit agitée, et même dans un état de repos ils gardoient quelque chose de l’emportement des passions. Son visage étoit maigre, alongé comme après un long jeûne.

L’autre, d’environ quarante ans, avoit des traits d’un autre genre. Son regard sournois paroissoit fin et subtil ; ses yeux, d’un gris noir, étoient petits et très-enfoncés ; sa figure presqu’ovale, irrégulière, et mal dessinée.

Huit autres personnages se trouvoient à la même table ; ils étoient tous en uniforme, et gardoient tous une expression plus ou moins forte, de férocité, d’astuce ou de libertinage. Emilie les regardoit avec timidité, se rappeloit la matinée de la veille, et se croyoit environnée de bandits. Le lieu de la scène étoit une salle antique et ténébreuse ; une seule fenêtre, haute et gothique, en éclairait l’immensité ; deux battans ouverts laissoient voir le rempart de l’ouest et les Apennins.

Le milieu de cette salle s’élevoit en dôme : la voûte s’appuyoit de trois côtés sur de lourds piliers de marbre ; de longues colonnades en partoient et s’étendoient dans l’ombre. Tous les pas des domestiques faisoient résonner les échos ; leurs figures, mal distinguées dans une sombre distance, alarmoient fort souvent l’imagination d’Emilie. Elle regardoit alternativement Montoni, ses hôtes et la salle ; elle se rappeloit sa terre natale, sa jolie maison, la simplicité, la bonté des amis qu’elle avoit perdus.

Elle observoit que Montoni gardoit avec ses hôtes un air d’autorité très-marqué. Il y avoit aussi quelque chose dans les manières des étrangers qui, sans être servile, annonçait une grande déférence.

Pendant le dîner, l’entretien ne roula que sur la guerre ou sur la politique ; on y parla de Venise, de ses dangers, du caractère du doge régnant, et des principaux, sénateurs. Quand le repas fut fini, les convives se levèrent, et chacun remplissant son verre, salua Montoni, but à ses exploits. Montoni portoit sa coupe à ses lèvres, quand soudain le vin écuma, s’enfuit par les bords, et brisa le vase en mille pièces.

Montoni se servoit ordinairement de cette espèce de verres de Venise, dont la propriété connue étoit de se briser en recevant une liqueur empoisonnée. Il soupçonna qu’un de ses hôtes avoit attenté à sa vie ; il fit fermer les portes, tira son épée, et lançant des regards enflammés sur l’assemblée qui restoit dans la stupeur, il s’écria : Il y a un traître ici ! que tous ceux qui sont innocens m’aident à trouver le coupable.

L’indignation s’empara de tous les cavaliers ; ils tirèrent tous l’épée. Madame Montoni vouloit fuir ; son mari lui commanda de rester ; mais ce qu’il ajouta ne fut point entendu, à cause du tumulte et des cris. Alors tous les domestiques se rendirent à son ordre, et déclarèrent leur ignorance. Cette protestation ne pouvoit être admise ; il étoit évident que la liqueur de Montoni avoit été seule empoisonnée ; il falloit bien que du moins le sommelier fût de connivence.

Cet homme, avec un autre, dont la physionomie trahissoit la conviction du crime ou la crainte du châtiment, fut chargé de chaînes par ordre de Montoni, et traîné dans une tour qui, autrefois, avoit servi de prison. Il eût traité de même tous ses hôtes, s’il n’eût redouté les conséquences d’une conduite si hardie : il se contenta de jurer que pas un seul ne sortiroit avant que cette étrange affaire fût éclaircie. Il ordonna durement à sa femme de se retirer dans son appartement, et souffrit qu’Emilie la suivît.

Une demi-heure après, il parut dans son cabinet ; Emilie frémit en voyant son maintien sombre, ses yeux ardens, ses lèvres tremblantes ; elle l’entendit annoncer à sa tante toutes les horreurs de la vengeance.

Il ne vous servira de rien, lui dit-il, de vous en tenir à la dénégation ; j’ai la preuve de votre crime : vous n’avez d’espoir de pardon que dans un aveu sans détour : votre complice a tout avoué.

Emilie, prête à succomber, fut ranimée par l’étonnement que lui causa cette accusation atroce. L’agitation de madame Montoni ne lui permettoit pas de parler ; sa figure passoit d’une pâleur livide à un rouge enflammé.

— Épargnez-moi les discours, dit Montoni qui la voyoit prête à parler ; votre contenance toute seule vous trahit : vous allez être conduite à la tour de l’orient.

— Cette accusation, dit madame Montoni, qui pouvoit à peine s’exprimer, est un prétexte pour votre cruauté ; je dédaigne d’y répondre.

— Signor, dit vivement Emilie, cette affreuse imputation est fausse, et j’ose en répondre sur ma vie. Oui, signor, ajouta-t-elle, en observant la vivacité de ses regards, ce n’est pas en ce moment que je dois rien ménager. J’ose le dire, on vous trompe, on vous trompe avec scélératesse ; on veut perdre ma tante.

— Si vous mettez quelque prix à la vie, taisez-vous.

Emilie, d’un air calme, leva les yeux au ciel, en disant : « Plus d’espérance ».

Il se retourna vers sa femme, qui, remise du premier mouvement, repoussoit ses soupçons avec autant de véhémence que d’aigreur. La rage de Montoni s’accroissoit ; Emilie frémissant des suites, se précipita entre eux ; elle embrassoit ses genoux en silence ; elle le regardoit avec l’expression la plus touchante ; Mais il ne fut touché ni de l’état de sa femme, ni des regards éloquens d’Emilie. Il ne la releva même pas ; il les menaçoit toutes deux, quand il fut appelé par un homme qui lui vouloit parler. Il ferma la porte ; Emilie entendit qu’il en prenoit la clef. Elle et madame Montoni se trouvoient prisonnières ; elle sentit que ses projets devenoient de plus en plus terribles.

Madame Montoni regardoit autour d’elle, et cherchent un moyen de s’échapper du château. Mais comment ? Elle savoit trop à quel point l’édifice étoit fort, avec quelle vigilance on le gardoit. Elle trembloit de commettre son sort au caprice d’un valet, dont il eût fallu mendier l’assistance.

Cependant le tumulte et la confusion ne cessoient point. Emilie écoutoit le murmure, qui se prolongeoit dans la galerie. Quelquefois elle croyoit entendre le choc des épées. La provocation de Montoni, son impétuosité, sa violence, lui faisoient supposer que les armes seulement pouvoient terminer cet horrible débat. Madame Montoni avoit épuisé tous les termes de l’indignation, Emilie toutes les expressions consolantes. Elles gardoient le silence, et goûtoient cette espèce de calme qui succède dans la nature au conflit des élémens.

Une terreur vague agitoit Emilie. Les circonstances dont elle venoit d’être témoin, la représentoient confusément à sa mémoire, et ses pensées se succédoient dans un désordre tumultueux.

Elle fut tirée de sa rêverie par une personne qui frappoit, et elle reconnut la voix d’Annette.

— Ma chère dame, ouvrez-moi ; j’ai beaucoup de choses à vous raconter, disoit tout bas la pauvre fille.

— La porte est fermée, reprit sa maîtresse.

— Oui, madame ; mais, de grâce, ouvrez-la.

— Le signor a la clef, dit madame Montoni.

— Ô vierge Marie ! s’écria Annette ; que deviendrons-nous ?

— Aidez-nous à sortir, dit sa maîtresse. Où est Ludovico ?

— Dans la salle en bas, avec les autres, madame. Il combat avec le plus fort.

— Il combat ! Et qui donc combat encore ? s’écria madame Montoni.

— Le signor, madame, et tous les signors, et bien d’autres.

— Y a-t-il quelqu’un de blessé, dit Emilie d’une voix tremblante ?

— Oui, mademoiselle. Il y en a qui sont à terre tout couvert de sang. Ô mon Dieu ! tâchez que je puisse entrer, madame ; les voilà qui viennent. Ils vont me tuer !

— Sauvez-vous, dit Emilie, sauvez-vous ; nous ne pouvons pas ouvrir la porte.

Annette répéta qu’ils venoient, et prit la fuite.

— Calmez-vous, madame, dit Emilie ; je vous en conjure, calmez-vous ; ils viennent peut-être nous délivrer. Le signor Montoni, peut-être, est… est… vaincu.

L’idée de sa mort la fit encore frissonner. Elle fut prête à s’évanouir.

— Ils viennent ! cria madame Montoni ; j’entends leurs pas.

Emilie leva ses yeux languissans vers la porte ; mais la terreur glaçoit sa voix. La clef tourna dans la serrure. La porte s’ouvrit, et Montoni parut, suivi de trois de ses satellites. — Exécutez vos ordres, leur dit-il, montrant sa femme. — Elle fit un cri, et fut emportée à l’instant. Emilie, privée de ses sens, tomba sur un siège contre lequel elle se soutenoit. En reprenant ses esprits, elle se vit seule. Elle regarda l’appartement avec des yeux égarés. Elle sembloit interroger tout sur la destinée de sa tante ; ni son propre danger, ni l’idée de fuir de cette chambre, ne se présentèrent d’abord à elle.

Enfin elle se leva pour examiner, mais avec une foible espérance, si la porte étoit encore libre. Elle étoit ouverte. D’un pas timide elle avança dans la galerie. Elle s’arrêta bientôt, incertaine du chemin qu’elle prendroit. Son premier désir étoit d’obtenir quelques renseignemens sur le sort de madame Montoni. Elle descendit à la salle où les domestiques se rassembloient ordinairement. À mesure qu’elle avançoit, elle entendoit de loin des voix irritées : les visages qu’elle rencontroit, les figures qui se heurtoient dans ces nombreux passages, augmentoient encore son effroi. Enfin elle arriva dans la salle qu’elle cherchoit, mais cette salle étoit totalement déserte. Ne pouvant plus se soutenir, Emilie s’y reposa. Elle pensa qu’elle chercheroit inutilement madame Montoni dans le labyrinthe immense de ce château, qui sembloit assiégé de brigands. Elle eût voulu retourner chez elle : elle craignoit de rencontrer ces hommes effrayans.

Tout-à coup un murmure lointain interrompit ce morne silence ; il devint de plus en plus fort ; elle distingua des voix, et même des pas s’approchoient. Elle se leva pour sortir, mais on venoit par l’unique chemin qu’elle pût suivre ; elle prit le parti d’attendre que ces gens fussent entrés dans la salle. On poussoit quelques gémissemens ; elle vit un homme que quatre autres portoient : les forces lui manquèrent à cet affreux spectacle. Les porteurs entrèrent dans la salle, trop occupés pour retenir, ou même pour remarquer Emilie. Elle voulut s’échapper, mais épuisée de foiblesse, elle se remit sur un des bancs. Elle ne pouvoit porter ses regards, ni sur l’objet malheureux qu’on avoit mis près d’elle, ni sur les hommes qui l’entouroient, et qui ne l’avoient pas apperçue.

Elle remonta chez elle aussi vîte qu’elle le put, en prenant des détours obscurs et multipliés.

Elle s’assit auprès de la fenêtre ; elle écoutoit attentivement et regardoit sur le rempart, et tout néanmoins étoit désert et paisible.

Son intérêt pour madame Montoni devenoit toujours plus puissant ; elle se rappeloit que Montoni l’avoit menacée fièrement d’être enfermée dans la tour de l’est ; il étoit possible qu’une telle punition eût satisfait la vengeance de son époux. Elle résolut, quand la nuit seroit venue, de chercher un chemin vers la tour. Elle savoit, à la vérité, qu’elle ne pourroit secourir efficacement sa tante ; mais ce seroit toujours une consolation pour elle dans sa triste prison, que d’entendre la voix de sa nièce.

Les heures passèrent ainsi dans la solitude et le silence. Aucun message, aucun bruit : il lui sembla que Montoni l’avoit totalement oubliée.

Le soleil cependant disparut derrière les montagnes ; ses rayons étincelans s’évanouirent sur les nuages ; un pourpre sombre et foncé brunit graduellement l’atmosphère, et déroba le paysage… Bientôt après les sentinelles se placèrent, et la veille de nuit commença.

L’obscurité de la chambre ramena l’effroi dans les sens d’Emilie. Penchée sur la fenêtre, mille images différentes assaillirent son esprit. Eh quoi ! se disoit-elle, si quelqu’un de ces brigands, au milieu des ténèbres de la nuit, s’introduisoit dans ma chambre ! Puis se rappelant l’habitant mystérieux de la chambre voisine, sa terreur eut un autre objet. Ce n’est pas un prisonnier, disoit-elle, quoiqu’il reste caché dans cet appartement ; ce n’est pas Montoni qui ferme sa porte en le quittant, c’est l’inconnu qui lui-même a pris ce soin.

Au reste, elle réfléchit qu’il étoit peu probable que la personne, quelle qu’elle fût, eût intérêt à la troubler ; mais elle se rappela combien la chambre du voile, où s’étoit offert à ses yeux un si terrible spectacle, étoit voisine de son appartement ; elle soupçonnoit même que la porte de l’escalier devoit communiquer en ce lieu.

Le voile de la nuit étoit étendu ; Emilie quitta la fenêtre. Assise près de la cheminée, elle apperçut une mourante étincelle qui brilloit, disparoissoit, et se montroit encore ; à force de soins elle rapprocha quelques charbons, obtint une légère flamme, alluma la lampe, et sentit un bonheur dont sa situation peut seule faire concevoir l’idée. Son premier soin fut de contenir la porte de l’escalier ; elle y rangea tous les meubles qu’elle put déplacer.

Ce travail l’occupa jusqu’à minuit ; elle compta douze fois les frappemens sourds de la grosse cloche du rempart. On n’entendoit que le bruit et la marche du factionnaire qui relevoit son camarade. Elle ouvrit la porte doucement, examina le corridor, écouta si personne ne bougeoit ; le calme étoit absolu. À peine eut-elle quitté sa chambre qu’elle apperçut une foible lueur sur les murailles de la galerie ; sans rechercher d’où cela pouvoit venir, elle recula bien vite et referma la porte. Personne ne la suivit ; elle conjectura que Montoni faisoit à l’inconnu sa visite nocturne ordinaire. Elle résolut d’attendre jusqu’à ce qu’il fût retiré dans son appartement.

L’horloge sonna, Emilie entr’ouvrit la porte, et ne voyant personne, elle se glissa dans un passage qui conduisoit à l’escalier du sud. Elle pensa que de ce point elle trouveroit plus facilement la tour. Elle s’arrêtoit souvent ; elle écoutoit avec effroi les murmures du vent qui siffloit ; elle regardoit de loin à travers l’obscurité des longs détours. Elle atteignit enfin l’escalier qu’elle cherchoit. Deux passages s’offrirent à ses yeux : lequel choisir ? Celui qu’elle prit donnoit dans une large galerie. Elle se hâta de la traverser. La solitude de ce lieu la glaçoit ; elle tressailloit à l’écho de ses pas.

Soudain elle crut entendre une voix ; craignant également d’avancer ou de retourner, pendant quelques momens elle resta dans la même attitude, presque sans forces, osant à peine lever les yeux. Il lui sembla que la voix proféroit des plaintes ; et cette idée fut confirmée par un long gémissement. Elle imagina que c’étoit peut-être madame Montoni, et s’avança jusqu’à la porte. Néanmoins avant que de parler, elle trembloit de se confier à quelque étranger indiscret qui la découvriroit à Montoni. La personne, quelle qu’elle fût, paroissoit dans l’affliction ; mais elle pouvoit n’être pas prisonnière.

Pendant qu’elle hésitoit, la voix se fit entendre encore ; elle appela Ludovico. Emilie reconnut Annette, et dans sa joie s’approcha pour répondre.

— Ludovico ! crioit Annette en sanglotant ; Ludovico !

— C’est moi, dit Emilie en essayant d’ouvrir la porte. Eh ! comment êtes-vous là ? qui vous a renfermée ?

— Ludovico ! disoit Annette ; Ludovico !

— Ce n’est pas Ludovico ; c’est moi, c’est Emilie.

Annette cessa de sangloter, et ne dit plus rien.

— Si vous pouvez ouvrir la porte, j’entrerai, dit Emilie : vous n’avez rien à redouter.

— Ludovico ! ô Ludovico ! crioit Annette.

Emilie perdit patience ; et craignant qu’on ne l’entendît, elle fut prête à quitter la porte ; mais elle considéra qu’Annette pourroit avoir su quelque chose touchant madame Montoni, que du moins elle pourroit indiquer le chemin de la tour. Elle en obtint à la fin une réponse, mais peu satisfaisante. Annette ne savoit rien sur madame Montoni, et conjuroit uniquement Emilie de lui dire ce qu’étoit devenu Ludovico, Emilie l’ignoroit, et demandoit toujours comment Annette se trouvoit enfermée.

— C’est Ludovico, lui dit la pauvre fille, qui m’a mise ici. Après m’être sauvée du cabinet de madame, je courais sans savoir où. Dans cette galerie j’ai rencontré Ludovico. Il m’a confinée dans cette chambre, dont il a pris la clef, et tout cela, dit-il, pour qu’il ne m’arrivât pas de mal. Mais il étoit lui-même dans une telle frayeur, qu’à peine il m’a dit six paroles. Il m’a promis qu’il reviendroit, et qu’il me mettroit dehors lorsque tout seroit calmé. Il a la clef. Il est si tard. Je ne l’ai pas vu, et je n’en ai pas entendu parler. Ils l’auront tué.

Emilie tant à coup se rappela cette personne blessée qu’elle avoit vu apporter dans la salle. Elle ne douta pas que ce ne fût Ludovico ; mais elle n’en dit rien. Impatiente d’apprendre quelque chose sur sa tante, elle demanda le chemin de la tour.

— Oh ! n’y allez pas, mademoiselle ; pour l’amour de Dieu, ne me laissez pas là toute seule.

— Mais, Annette, reprit Emilie, vous ne pensez pas que je passerois la nuit dans cette galerie. Dites-moi le chemin de la tour. Demain matin je m’occuperai de votre délivrance.

— Vierge Marie ! dit Annette, resterai-je ici toute la nuit ? Je perdrai la tête de frayeur. Je mourrai de faim : je n’ai rien mangé depuis le dîné.

Emilie put à peine s’empêcher de sourire de tous les genres de chagrins d’Annette. Enfin elle en obtint une sorte de direction vers la tour de l’est. Après plusieurs recherches et beaucoup d’embarras, elle atteignit les escaliers de la tour, et s’arrêta au pied pour fortifier tout son courage par le sentiment de son devoir. Pendant qu’elle examinoit ce lieu d’effroi, elle apperçut une porte à l’opposé de l’escalier. Incertaine si cette porte la conduiroit jusqu’à madame Montoni, elle essaya d’en tirer les verroux. Un air plus frais vint frapper son visage. Cette porte donnoit sur le rempart de l’est, et le vent, quand elle ouvrit, éteignit presque sa lumière. Elle tourna ses regards sur la terrasse obscure, et distingua difficilement les murailles et quelques tours. Les nuages agités par les vents sembloient se mêler aux étoiles, et redoubler les ombres de la nuit. Elle referma promptement la porte, prit sa lampe et monta.

L’image de sa tante poignardée peut-être de la main de Montoni vint épouvanter son esprit. Elle trembla, retint ses soupirs, et se repentit d’avoir osé venir en ce lieu. Son devoir triomphant de sa terreur, elle continua d’avancer. Tout étoit calme. À la fin, une trace de sang, sur l’escalier, frappa ses yeux ; elle s’apperçut au même instant que la muraille et toutes les marches en étoient teintes. Elle s’arrêta, fit un effort pour se soutenir, et sa tremblante main laissa presque échapper la lampe. Elle n’entendoit rien ; aucun être vivant ne sembloit habiter cette tour. Mille fois elle eût désiré n’être pas sortie de sa chambre ; elle craignoit d’en savoir davantage ; elle craignoit de trouver quelque spectacle horrible ; et néanmoins, si près du terme, elle ne pouvoit se résoudre à perdre ses efforts. Elle reprit courage, et parvenue jusqu’au milieu de la tour, elle vit une autre porte, et l’ouvrit. Les foibles rayons de sa lampe ne lui montrèrent que des murailles humides et nues. En examinant cette chambre, dans l’effroyable attente d’y découvrir les restes de l’infortunée madame Montoni, elle apperçut à terre quelque chose dans un coin obscur. Frappée subitement d’une conviction horrible, elle devint un instant immobile et presque insensible. Animée d’une sorte de désespoir, elle s’avança près de l’objet qui causoit sa terreur ; c’étoit quelques vetemens. Elle reconnut un vieil uniforme de soldat, sous lequel étoient entassées des armes. Elle n’osoit presque pas s’en fier à ses regards ; elle considéra quelque temps le sujet de sa vive alarme, et sortit de sa chambre. Elle alloit descendre de la tour sans pousser plus loin sa recherche. En se retournant dans ce dessein, elle apperçut sur les degrés du second étage une nouvelle trace de sang ; elle remonta. À mesure qu’elle avançoit, le sang devenoit plus visible.

Il la conduisit à une porte qui terminoit l’escalier. Emilie ne pouvoit plus marcher. Si près de la dernière certitude, elle redoutait de l’acquérir ; elle le redoutoit plus que jamais, et n’avoit de force, ni pour parler, ni pour tenter d’ouvrir.

Elle mit enfin sa main sur la serrure, elle la trouva fermée. Elle appela madame Montoni, et un silence glacé succéda seul à sa voix.

Elle est morte, s’écria-t-elle ; elle est tuée ; son sang rougit les degrés.

Emilie perdit toute sa force, posa sa lampe, et s’assit sur une marche.

— Lorsque les idées lui revinrent, elle appela encore. Après d’inutiles efforts pour ouvrir, elle descendit de la tour, et revint à son appartement à pas précipités.

En rentrant dans son corridor, elle apperçut Montoni. Emilie, plus que jamais effrayée, se rejeta dans un détour pour l’éviter. Elle l’entendit fermer une porte, et la même qu’elle avoit remarquée. Elle écouta ses pas qui s’éloignoient ; et quand l’extrême distance ne lui permit plus de les distinguer, elle se glissa chez elle, et se mit dans son lit en conservant sa lampe.

Les teintes grises du matin avoient depuis long-temps éclairci l’horizon, et les yeux d’Emilie n’avoient pu céder au sommeil ; mais à la fin, la nature épuisée donna quelques momens de relâche à ses peines.


CHAPITRE VI.

Emilie resta dans sa chambre pendant une partie de la matinée, sans recevoir aucun ordre de Montoni, et sans voir personne que les hommes armés qui passoient le long de la terrasse. Son inquiétude pour sa tante l’emporta à la fin sur l’horreur de parler à ce barbare. Elle se décida à l’aller trouver, pour obtenir la permission de voir madame Montoni.

Il devenoit trop certain, par l’absence prolongée d’Annette, qu’il étoit arrivé quelque accident à Ludovico, et qu’elle étoit encore en prison. Emilie résolut donc de visiter la chambre où la pauvre Annette s’étoit fait entendre, et si cette fille y gémissoit encore, d’informer Montoni de sa triste situation.

Elle sortit, et gagna la galerie du sud. Il étoit midi.

Les lamentations d’Annette s’entendoient à l’extrémité de la galerie : elle déploroit son sort et celui de Ludovico. Elle dit à Emilie qu’elle mourroit de faim si elle n’étoit libre à l’instant. Emilie répondit qu’elle alloit demander sa liberté à Montoni ; mais la peur de la faim céda pour le moment à la peur du signor ; et quand Emilie la laissa, elle la prioit avec instance de ne pas découvrir l’asyle où elle s’étoit cachée.

Emilie s’approcha de la grande salle ; et le bruit qu’elle entendit, les gens qu’elle rencontra, renouvelèrent toutes ses alarmes. Ces derniers néanmoins paroissoient pacifiques. Ils la regardoient avec avidité, lui parloient même quelquefois. En traversant la salle pour se rendre au salon de cèdre, où Montoni se tenoit ordinairement, elle vit sur le pavé des débris d’épée, des lambeaux teints de sang ; elle s’attendoit presque à trouver un corps mort ; mais elle n’eut pas cet affreux spectacle. En avançant, elle distingua des voix. La crainte de paroître devant tant d’étrangers, la crainte sur-tout d’irriter Montoni par une visite imprévue, ébranlèrent presque sa résolution. Elle cherchoit des yeux, sous les longues arcades, un domestique pour l’annoncer ; il n’en paroissoit point. Les accens qu’elle entendoit n’étoient point ceux de la colère. Elle reconnut les voix de quelques convives de la veille. Elle alloit frapper quand Montoni parut lui-même. Emilie trembla, devint muette ; et Montoni, dans une extrême surprise, peignit sur sa physionomie tous les mouvemens qui l’agitoient. Emilie oublia ce qu’elle avoit à dire ; elle ne s’informa pas de sa tante ; elle ne demanda rien pour Annette, et resta pétrifiée.

Montoni lui demanda d’un ton sévère ce qu’elle avoit entendu de l’entretien. Elle l’assura qu’elle n’étoit point venue dans l’intention d’écouter ses secrets, mais d’implorer sa clémence, et pour sa tante, et pour Annette. Montoni parut en douter. Il la regarda fixement avec des yeux perçans ; et l’inquiétude qu’il ressentoit ne pouvoit venir d’un intérêt frivole. Emilie finit par le conjurer de lui permettre de visiter sa tante. Il répondit par un sourire plein d’amertume, qui confirma ses craintes pour sa tante, et qui ne lui laissa pas le courage de renouveler ses sollicitations.

Pour Annette, dit-il, allez trouver Carlo, il la délivrera. L’insensé qui l’a enfermée n’est plus. Emilie frémit. Mais ma tante, signor, lui dit-elle ; ah ! parlez-moi de ma tante.

On en a soin, reprit Montoni : je n’ai pas le temps de répondre à vos oiseuses questions.

Il vouloit s’éloigner ; Emilie le conjura de lui apprendre où étoit madame Montoni. Il s’arrêta… Tout-à-coup la trompette sonna. Au même instant elle entendit des chevaux et des voix confuses. Au son de la trompette, Montoni avoit traversé le vestibule. Emilie ne savoit pas si elle le suivrait. Elle apperçut, au-delà des longues arcades qui s’ouvroient sur la cour, un parti de cavaliers ; elle crut voir, autant que la distance et son trouble le lui permettoient, que c’étoient les mêmes dont quelques jours avant elle avoit vu le départ. Elle n’eut pas le temps de prolonger son examen. Ceux qui se trouvoient dans le salon étoient accourus dans la salle, et de toutes les parties du château, les autres hommes s’y rendirent. Emilie se pressa de se réfugier dans son appartement ; elle y fut poursuivie par des images horribles. La manière, les expressions de Montoni, quand il avoit parlé de sa femme, confirmoient ses plus noirs soupçons. Elle étoit absorbée dans ces sombres pensées lorsqu’elle apperçut le vieux Carlo.

Chère dame, lui dit-il, je n’ai pas encore pu m’occuper de vous. Je vous apporte du fruit et du vin ; vous devez en avoir besoin.

Je vous remercie, Carlo, dit Emilie. Est-ce le signor qui vous a fait souvenir de moi ?

Non, signora, reprit Carlo ; son Excellence a trop d’affaires pour cela.

Emilie renouvela ses questions sur le destin de madame Montoni ; mais Carlo, pendant qu’on l’enlevoit, étoit à l’autre extrémité du château, et depuis ce moment il n’en avoit rien appris.

Pendant qu’il lui parloit, Emilie le regardoit fixement, et ne pouvoit démêler si c’étoit de sa part ignorance ou dissimulation, ou crainte d’offenser son maître. Il répondit très-laconiquement à ses questions sur les débats de la veille ; mais il lui dit que les disputes étoient pacifiées, et que le signor croyoit s’être trompé en soupçonnant ses hôtes. Le combat n’a pas eu d’autre cause, ajouta Carlo. Mais je me flatte de ne jamais voir un tel spectacle dans ce château, quoiqu’on y prépare d’étranges choses. Elle le pria de s’expliquer. Ah ! signora, dit-il, il ne me convient pas de trahir aucun secret, ni d’exprimer toute ma pensée. Le temps dévoilera tout.

Elle le pria de délivrer Annette, lui désigna la chambre où cette pauvre fille étoit emprisonnée ; Carlo lui promit de la satisfaire. Comme il partoit, elle lui demanda quelles étoient les personnes nouvellement arrivées ; sa conjecture se vérifia, c’étoit Verezzi avec sa troupe.

Ce court entretien éclaircit un peu les idées sombres d’Emilie : c’étoit une consolation pour elle, que d’entendre dans ce château l’accent de la pitié.

Une heure se passa sans qu’Annette parût : enfin elle vint en sanglotant, et s’écriant, Ludovico ! Ludovico !

— Ma pauvre Annette, asseyez-vous bien vite, dit Emilie.

— Qui l’auroit prévu, mademoiselle ! ô misérable jour ! ô jour affreux ! Elle continua de gémir et de se lamenter : la mort, lui dit Emilie, la mort nous enlève souvent nos amis les plus chers. Soumettons-nous aux volontés du ciel : nos pleurs, hélas ! ne raniment point leur cendre.

Annette ôta son mouchoir de dessus ses yeux.

— Vous rencontrerez Ludovico dans un meilleur monde, je l’espère, dit Émilie.

— Oui, mademoiselle, dit Annette ; mais j’espère bien le rencontrer encore dans celui-ci, quoiqu’il en soit bien blessé !

— Blessé ! s’écria Émilie. Il vit donc ?

— Oui, mademoiselle ; mais sa blessure est terrible : il ne pouvoit venir me délivrer. On le croyoit mort d’abord, et lui-même ne se trouvoit pas bien jusqu’à ce moment.

— Ma chère Annette, je me réjouis de savoir qu’il existe.

La douleur d’Annette étant un peu calmée, Émilie l’envoya faire des recherches sur sa maîtresse ; elle n’en put recevoir aucune lumière. Les uns ignoroient son sort, et les autres probablement avoient ordre de le cacher.

Émilie resta dans une grande affliction, dans une grande inquiétude : elle ne fut d’ailleurs dérangée par aucun message de Montoni.

Les deux jours suivans s’écoulèrent sans aucun incident remarquable, et sans qu’elle pût se procurer le moindre éclaircissement sur madame Montoni. Le soir du deuxième jour, Emilie se mit au lit après le départ d’Annette ; mais son esprit fut assailli des images les plus effrayantes, et telles, qu’une si longue incertitude pouvoit bien les lui suggérer. Incapable de s’oublier, incapable de vaincre les fantômes qui l’obsédoient, elle se leva de son lit, et ouvrit sa fenêtre pour respirer un air plus frais.

La nuit étoit obscure et silencieuse, les étoiles seules aidoient à distinguer les plus hautes montagnes, les tours occidentales, et les remparts au-dessous, où se promenoit une seule sentinelle. Quelle image de repos présentait cet aspect ! Les passions terribles et féroces, qui si souvent agitaient les habitans de ce château, sembloient alors anéanties dans le sommeil. Le cœur d’Emilie n’en jouissoit pas ; mais ses douleurs, quoique profondes, retenoient quelque chose de la douceur de son esprit. Son affliction étoit silencieuse ; elle pleuroit et enduroit. Ce n’étoit pas l’impétueuse énergie de la passion, qui, à l’aide d’une imagination ardente, franchit par la pensée tous les obstacles, et vit dans le monde qu’elle se crée.

L’air la rafraîchit ; elle resta à sa fenêtre ; elle considéroit tant d’astres éclatans, étincelant sur l’azur des cieux, et roulant sans se confondre dans l’espace. Elle se rappela combien de fois, avec son père chéri, elle avoit observé leur marche et remarqué leur cours. Ces réflexions la conduisirent à d’autres, et réveillèrent presqu’également et sa douleur et sa surprise.

Elles lui retracèrent l’étrange tableau des tristes événemens qui avoient succédé aux premières douceurs de sa vie. Emilie, si doucement élevée, si tendrement aimée ; Emilie qui avoit connu et la bonté et le bonheur ! ses dernières secousses, sa situation présente dans une terre étrangère, dans un château isolé ! environnée de tous les vices, exposée à toutes les violences, elle croyoit faire le rêve d’une imagination malade, et ne pouvoit se persuader que tant de maux fussent des réalités. Elle pleuroit à la seule pensée de ce que ses parens eussent souffert, s’ils avoient pu prévoir les infortunes qui l’attendoient.

Elle, leva les yeux vers le ciel, et observa la même planète qu’elle avoit remarquée en Languedoc la nuit qui précéda la mort de son père. Elle se trouvait au-dessus des tours orientales du château. Emilie se rappela l’entretien relatif à l’état des ames ; elle se rappela aussi la musique qu’elle avoit entendue, et dont sa tendresse, en dépit de sa raison, avoit admis le sens superstitieux. Ces souvenirs redoublèrent ses larmes ; elle céda à sa rêverie. Tout-à-coup les sons d’une musique douce parurent traverser les airs. Une crainte superstitieuse s’empara d’elle ; elle écouta quelques momens dans une attente pénible, et s’efforça de recueillir ses pensées et de recourir à sa raison. Mais la raison humaine n’a pas plus d’empire sur les fantômes de l’imagination, que les sens n’ont de moyens pour juger la forme de ces corps lumineux qui brillent et s’éteignent tout-à-coup pendant l’obscurité des nuits.

La surprise d’Emilie à ces accords si doux et si délicieux, étoit pour le moins excusable. Il y avoit long-temps, bien long-temps qu’elle n’avoit entendu la moindre mélodie. Les sons aigus du fifre et de la trompette étoient la seule musique que l’on connut dans Udolphe.

Quand ses esprits furent un peu remis, elle essaya de s’assurer de quel côté venoient les sons. Elle crut reconnoître qu’ils partoient d’en bas ; mais elle ne put distinguer s’ils venoient de dessus la terrasse ou de quelque chambre du château. La crainte et la surprise cédèrent bientôt au charme d’une harmonie que le silence de la nuit rendoit plus touchante. Bientôt elle sembla s’éloigner, s’affoiblir successivement, et enfin cessa tout-à-fait.

Emilie continuoit d’écouter, plongée dans ce doux repos où une musique suave laisse l’esprit. Les sons ne revinrent plus. Ses pensées errèrent long-temps sur une circonstance si étrange ; il étoit singulier d’entendre à minuit de la musique, lorsque tout le monde devoit, depuis plusieurs heures, être endormi, et dans un château où, depuis tant d’années, on n’avoit rien entendu qui ressemblât à de l’harmonie. De longues souffrances avoient rendu son esprit sensible à la terreur, et susceptible de superstition. Il lui sembla que son père avoit pu lui parler par ces accords, pour lui inspirer de la consolation et de la confiance sur le sujet dont alors elle étoit occupée. La raison lui dit néanmoins que cette conjecture étoit ridicule, et elle ne s’y attacha pas ; mais par une inconséquence naturelle à une imagination vive, elle se livra à de plus bizarres idées ; elle se rappela l’événement singulier qui avoit donné le château à son possesseur actuel ; elle considéra la manière mystérieuse dont l’ancienne propriétaire avoit disparu ; jamais on n’avoit rien su d’elle ; et son esprit fut frappé d’une sorte de crainte. Il n’y avoit nulle liaison apparente entre cet événement et la musique qu’elle venoit d’entendre, et pourtant elle crut que ces deux choses se tenoient par quelque lien secret. À cette idée une sueur froide la saisit : elle porta des yeux égarés sur l’obscurité de sa chambre, et le silence morne qui y régnoit ne fit qu’affecter de plus en plus son imagination.

À la fin elle quitta la fenêtre ; mais ses jambes lui manquèrent en approchant de son lit. Elle s’arrêta, et regarda autour d’elle. Sa lampe, seule lumière qui éclairât ce vaste appartement, étoit prête à s’éteindre ; elle frémit de l’obscurité où elle alloit se trouver. Honteuse bientôt de sa foiblesse, elle se remit au lit, et ne put y trouver le sommeil. Elle rêva sur le nouvel incident qui venoit de se présenter, et résolut d’attendre la nuit suivante à la même heure, pour épier le retour de la musique. Si ces accords sont humains, disoit-elle, probablement ils se feront encore entendre.



CHAPITRE VII.

Annette vint le matin tout hors d’haleine à l’appartement d’Emilie. — Ô mademoiselle, dit-elle à mots entrecoupés, que de nouvelles j’ai à vous dire ! J’ai découvert qui est le prisonnier, mais il n’étoit pas prisonnier ; c’est celui qui étoit enfermé dans cette chambre, et dont je vous ai parlé. Je l’avois pris pour un revenant !

— Qui étoit ce prisonnier ? demanda Emilie, qui songeoit en elle-même à l’événement de la nuit dernière.

— Vous vous trompez, mademoiselle, dit Annette, il n’étoit pas prisonnier, pas du tout.

— Qui est-il enfin ?

— Sainte Vierge ! reprit Annette, combien j’ai été étonnée. Je l’ai rencontré tout-à-l’heure sur le rempart ici dessous ; je n’ai jamais été si surprise de ma vie ! Ah ! mademoiselle, ce lieu-ci est un lieu bien étrange ! quand j’y vivrois cent ans, je n’y finirois jamais de m’étonner. Mais, comme je vous le disois, je l’ai rencontré sur le rempart, et certes je ne pensois à personne moins qu’à lui.

— Ce verbiage est insupportable, dit Emilie ; de grâce, Annette, n’abusez pas ainsi de ma patience.

— Oui, mademoiselle, devinez, devinez qui c’étoit ; c’est une personne que vous connoissez bien.

— Je ne sais pas deviner, dit Emilie avec impatience.

— Eh bien ! mademoiselle, je vous mettrai sur la voie. Un grand homme, une face alongée, qui marche posément, qui porte un grand plumet sur son chapeau, qui baisse les yeux pendant qu’on lui parle, et regarde les gens par-dessous des sourcils si noirs et si épais. Vous l’avez vu mille fois à Venise, mademoiselle ; il étoit intime ami de monsieur. Et maintenant, quand j’y pense ! de quoi avoit-il peur dans ce vieux château sauvage, pour s’y enfermer comme il faisoit ? Mais il prend le large à présent : je l’ai trouvé tout-à-l’heure sur le rempart. Je tremblois en le voyant, il m’a toujours fait de la frayeur ; mais je n’aurois pas voulu qu’il le remarquât. J’ai donc été vers lui, je lui ai fait la révérence. Soyez le bienvenu au château, signor Orsino, lui ai-je dit !

— Ah ! c’étoit donc Orsino ? dit Emilie.

— Oui, mademoiselle, le signor Orsino lui-même, celui qui a fait tuer ce seigneur vénitien, et qui depuis ce temps, à ce que l’on dit, ne cesse d’errer de tous côtés.

— Bon dieu ! s’écria Emilie, se remettant à peine, et il est venu à Udolphe ! Il fait bien de se tenir caché.

— Oui, mademoiselle ; mais s’il ne veut que cela, ce château isolé le cachera bien assez, sans qu’il s’enferme avec tant de soin. Qui songeroit donc à le découvrir ici ? je suis bien sûre que je ne penserois jamais à y trouver une ame vivante !

— Cela peut être vrai, dit Emilie ; et dans ce moment elle eût sans doute conclu que la musique nocturne venoit d’Orsino si elle n’eût été certaine qu’il n’avoit ni goût ni talent pour cet art. Elle n’auroit pas voulu grossir le catalogue des étonnémens d’Annette, en lui parlant de ce qui causoit le sien ; mais elle demanda si quelqu’un dans le château savoit jouer de quelque instrument.

— Oh ! oui, mademoiselle, Benedetto joue du tambour à s’attirer l’admiration ; il y a Lancelot pour la trompette ; et quant à cela, Ludovico lui-même sait jouer de la trompette. Mais à présent il est malade. Je me souviens qu’une fois…

Emilie l’interrompit. — N’avez-vous entendu aucune musique depuis votre arrivée ici, nommément la nuit dernière ?

— Quoi ! mademoiselle, en auriez-vous entendu cette nuit ?

Emilie éluda la question, en répétant la sienne.

Qui ! moi ! Non, mademoiselle, reprit Annette ; je n’ai jamais entendu de musique ici, excepté, veux-je dire, celle des tambours et des trompettes. Et quant à cette nuit, je n’ai fait que songer que je voyois revenir ma défunte maîtresse.

— Votre défunte maîtresse, dit Emilie d’une voix tremblante, vous en savez donc davantage. Dites-moi, dites-moi tout, Annette, je vous en prie ; dites-moi tout-à-la-fois ce qu’il y a de plus affreux.

— Mais, mademoiselle, vous le savez déjà.

— Je ne sais rien, dit Emilie.

— Vous le savez, mademoiselle ; vous savez bien que personne ne sait ce qu’elle est devenue : il est donc clair qu’elle a pris le même chemin que l’ancienne dame du château. Personne n’a jamais entendu parler de celle-là.

— Emilie appuya sa tête sur sa main, et garda quelque temps le silence. Elle dit ensuite à Annette qu’elle desiroit d’être seule, et Annette sortit aussi-tôt.

La remarque d’Annette avoit ranimé les terribles soupçons d’Emilie sur le destin de madame Montoni ; elle résolut de faire un second effort pour obtenir sur ce sujet une certitude, et de s’adresser encore une fois à Montoni.

Quand Annette revint, au bout de quelques heures, elle dit à Emilie que le portier du château desiroit de lui parler, et qu’il avoit quelque chose d’important à lui révéler. Ses esprits, depuis quelque temps avoient éprouvé tant de secousses, que la plus légère circonstance suffisoit pour les agiter. Ce message d’abord la surprit ; il lui fit ensuite redouter quelque danger, quelque piège. Elle avoit remarqué souvent l’air et le maintien farouches de cet homme. Elle hésita si elle consentiroit, imaginant même que cette proposition n’étoit qu’un prétexte pour la précipiter dans quelque nouveau malheur : une courte réflexion lui en fit voir l’improbabilité, et elle rougit de sa foiblesse.

— Je lui parlerai, Annette, répondit-elle ; faites-le monter dans le corridor.

Annette partit, et revint bientôt après.

— Bernardin, mademoiselle, lui dit-elle, n’ose pas venir dans le corridor ; il craint d’être apperçu. Il seroit trop loin de son poste : il n’ose même pas le quitter, en ce moment. Mais si vous voulez venir le trouver au portail par quelques petits passages qu’il m’a montrés, sans traverser les cours, il vous dira des choses qui vous surprendront bien ; mais n’allez pas à travers des cours, de crainte que monsieur ne vous voie.

Emilie n’approuvant ni ces petits passages, ni tout le reste, refusa positivement de sortir. — Dites-lui, reprit-elle, que, s’il a quelque confidence à me faire, je l’écoûterai dans le corridor quand il aura le temps de s’y rendre.

Annette reporta la réponse, et fut long-temps sans revenir. À son retour, elle dit à Emilie, je n’ai rien gagné, mademoiselle ; Bernardin a passé tout le temps à réfléchir sur ce qu’on pouvoit faire. Il est bien impossible qu’il quitte son poste maintenant ; mais si ce soir, quand il fera nuit, vous voulez vous trouver sur le rempart d’orient, il pourra peut-être se dérober une minute et vous dire son secret.

Emilie, surprise autant qu’alarmée du mystère qu’exigeoit cet homme, hésitoit encore à l’aller trouver ; mais calculant que peut-être il l’avertiroit de quelque malheur qui la menaçoit, elle résolut de le voir.

Après le soleil couché, dit-elle, je me trouverai au bout du rempart d’orient ; mais alors, ajouta-t-elle, la garde sera placée : que fera Bernardin pour n’être pas remarqué ?

— C’est justement ce que je lui ai dit, mademoiselle, et il m’a répondu qu’il avoit la clef de la porte qui communique du rempart avec la cour, et qu’il entreroit par-là ; quant aux sentinelles, on n’en met point au bout de la terrasse, parce que les grands murs et la tour de l’orient suffisent de ce côté pour garder le château, et s’il fait bien obscur, on ne pourra le voir de l’autre extrémité.

— À la bonne heure, dit Emilie, j’entendrai ce qu’il veut me dire, et je vous prie de m’accompagner ce soir sur la terrasse.

— Il voudroit qu’il fît un peu noir, reprit Annette, à cause des sentinelles.

— Emilie réfléchit encore, et dit qu’elle serait au rempart une heure après le soleil couché. Dites à Bernardin, ajouta-t-elle, d’être ponctuel à l’heure, je pourrois bien aussi être remarquée par M. Montoni. Où est-il, je voudrois lui parler.

— Il est dans la chambre de cèdre, qui tient conseil avec les deux autres. Il va leur donner un festin pour réparer, je pense, l’aventure du dernier : tout le monde dans la cuisine est singulièrement occupé.

— Emilie s’informa si Montoni attendoit de nouveaux hôtes ? Annette ne le croyoit pas : Pauvre Ludovico ! dit-elle, il seroit aussi gai que personne, s’il étoit rétabli. Mais il peut bien se guérir, le comte Morano étoit plus blessé que lui, et pourtant le voilà sur pied, et il est retourné à Venise.

— Il l’est, dit Emilie : comment avez-vous su cela ?

— Je l’ai appris hier au soir, mademoiselle : j’avois oublié de vous le dire.

Emilie fit d’autres questions : elle pria Annette d’épier l’instant où Montoni se trouveroit seul, et de l’en avertir. Annette alla rendre réponse à Bernardin, qui l’attendoit.

Montoni cependant, fut si occupé tout le jour, qu’Emilie n’eut pas l’occasion de calmer ses horribles doutes sur la destinée de sa tante. Annette s’occupoit à veiller sur tous ses mouvement, et à soigner Ludovico ; à l’aide de Catherine, elle ne le laissa manquer de rien, et par conséquent Emilie se trouva seule. Ses pensées se dirigeoient toutes sur le message du portier : elle se perdoit en conjectures sur les motifs de cette démarche ; elle imaginoit quelquefois qu’il s’agissoit de madame Montoni ; d’autres fois, elle croyoit qu’il vouloit la prévenir d’un danger personnel. Le mystère et la précaution de Bernardin la faisaient pencher à cette dernière opinion.

À mesure que le moment approchoit, son impatience devenoit plus vive. Le soleil disparut enfin : elle entendit les sentinelles se ranger chacune à leur poste ; elle attendit Annette qui devoit l’accompagner ; et dès qu’elle fut venue, elles descendirent ensemble. Emilie témoigna quelque crainte de trouver Montoni, ou quelques-uns de ses compagnons. N’ayez point d’inquiétude là-dessus, lui dit Annette ; ils sont tous encore à tenir table, et Bernardin ne l’ignore pas.

Elles se trouvèrent à la première terrasse, et la sentinelle demanda qui passoit. Emilie répondit, et descendit au rempart oriental ; on les y arrêta encore, et après une seconde réponse, on les laissa continuer. Emilie n’aimoit point à s’exposer si tard à la discrétion de pareils hommes ; impatiente de se retirer, elle avança fort vite pour trouver Bernardin ; il n’étoit pas encore venu : elle s’appuya toute pensive sur le parapet du rempart, et attendit qu’il y parût. Les bois, la vallée, tout étoit enseveli dans l’obscurité ; un vent léger agitant les sommités des branches, troubloit seul le silence de la nuit ; quelques voix se faisoient entendre de temps en temps dans l’intérieur du grand château.

— Quelles voix entendons-nous, dit Emilie tremblante ?

— Celles de monsieur et de ses hôtes, qui se divertissent, lui dit Annette.

— Oh ! bon dieu, pensoit Emilie, le cœur d’un homme peut-il être si gai, quand il fait le malheur de son semblable ! Mais ma tante, après tout, sent-elle encore le poids des misères humaines ? Oh ! jamais, quelles que deviennent mes souffrances, jamais, jamais mon cœur ne s’endurcira pour celles des autres !

Elle regarda avec un sentiment d’horreur la tour d’orient, près de laquelle elle se trouvoit ; elle appercut une lueur à travers les grillages de la chambre du bas ; mais ceux du haut étoient obscurs : elle vit une personne qui traversoit cette chambre basse avec une lampe ; cette circonstance ne ranima point son espoir au sujet de madame Montoni ; elle l’avoit cherchée dans ce même appartement, et n’y avoit trouvé que des habits de soldats. Emilie, néanmoins, se décida à tenter d’ouvrir la tour par-dehors, si-tôt que Bernardin ne seroit plus avec elle.

Les momens s’écouloient, et Bernardin ne paroissoit pas : Emilie devenant inquiète, hésita si elle attendroit plus long-temps ; elle auroit envoyé Annette le chercher au portail, si elle n’eût craint de rester seule. La nuit alors étoit tout-à-fait close : une foible ligne rougeâtre indiquoit seule à l’occident, que le jour venoit de disparoître ; cependant, le vif intérêt qu’elle prenoit au secret que Bernardin avoit à lui dire, surmonta toute espèce de crainte, et suffit pour la retenir.

Tandis qu’avec Annette elle raisonnoit sur le retard de cet homme, elles entendirent une clef tourner dans la serrure ; elles virent bientôt un homme qui s’avançoit vers elles, c’étoit Bernardin. Emilie se hâta de lui demander ce qu’il avoit à lui dire, et le pria de ne pas perdre de temps : cet air du soir me glace, lui dit-elle.

Renvoyez votre suivante, mademoiselle, lui dit cet homme. Le ton de voix sépulcrale avec laquelle il lui parloit la fit frémir : ce que j’ai à dire n’est que pour vous.

Emilie hésita un peu ; mais enfin elle pria Annette de s’éloigner de quelques pas. Maintenant, mon ami, qu’avez-vous à me dire ?

Il se tut un moment comme s’il eut réfléchi ; puis il lui dit :

— Je perdrois certainement ma place, si cela venoit aux oreilles de monsieur. Promettez-moi, mademoiselle, que rien au monde ne vous arrachera une syllabe sur ce que j’ai à vous communiquer. On s’est fié à moi en ceci ; et si l’on venoit à savoir que j’eusse trahi cette confiance, ma vie peut-être en répondroit. Mais, mademoiselle, j’ai pris de l’intérêt pour vous, et j’ai résolu de tout vous dire. Il se tut.

Emilie le remercia, l’assura de sa discrétion, et le pria de se hâter.

— Annette nous a dit dans la salle combien vous étiez en peine au sujet de madame Montoni, et combien vous desiriez d’être instruite de son sort.

— Cela est vrai, dit Emilie. Si vous le savez, dites-moi ce qu’il y a d’affreux : n’hésitez point. Elle s’appuya d’un bras tremblant sur la muraille.

— Je puis vous le dire, dit Bernardin ; puis il se tut.

Emilie n’avoit pas la force de lui renouveler ses prières.

Je puis vous le dire, reprit Bernardin ; mais…

— Mais, quoi ! s’écria Emilie en recueillant son courage…

— Me voilà, mademoiselle, dit Annette, qui, frappée de cette exclamation, revint tout de suite joindre Emilie.

— Retirez-vous, dit sèchement Bernardin, on n’a pas besoin de vous. Emilie ne dit rien ; et Annette obéit.

— Je puis vous le dire, reprit le portier, mais je ne sais pas comment ; vous êtes si affligée !

— Je suis toute préparée, mon ami, lui dit Emilie d’une voix ferme et imposante ; je soutiendrai mieux une certitude que ce doute cruel.

— Eh bien ! mademoiselle, s’il est ainsi, vous allez tout apprendre. Vous savez que monsieur et sa femme s’accordoient mal entre eux : il n’est pas de ma compétence d’en connoître le motif, mais je crois bien que vous savez les résultats.

— C’est bon, dit Emilie. Après ?

— Monsieur, à ce qu’il semble, avoit eu dernièrement un grand courroux contre elle ; je vis tout, j’entendis tout, et beaucoup plus qu’on ne pensoit ; mais ce n’étoit pas mon affaire, je ne disois rien. Il y a peu de jours, monsieur m’envoya chercher : Bernardin, me dit-il, vous êtes un honnête homme ; je pense que je puis me fier à vous. J’assurai bien Son Excellence qu’il le pouvoit. Alors, dit-il autant que je puis me rappeler ses termes, j’ai une affaire sur les bras, et vous pouvez me servir. Il me dit ce que j’avois à faire. Mais quant à cela, je n’en dirai rien : ça ne regardoit que madame.

— Ô ciel ! qu’avez-vous fait ? dit Emilie.

Bernardin hésita, et se tut.

— Quelle furie pouvoit le porter, et vous porter vous-même, à un acte si détestable ? s’écria Emilie, glacée d’horreur et presque incapable de se soutenir.

— Ce fut une furie, dit Bernardin d’une voix sombre. Ils restoient tous deux en silence. Emilie n’avoit pas le courage d’en demander plus. Bernardin sembloit craindre de s’expliquer plus en détail ; il lui dit à la fin : Il est inutile de revenir sur le passé ; monsieur ne fut que trop cruel, mais il vouloit être obéi… Qu’auroit servi de m’y refuser ? il en auroit trouvé de moins scrupuleux que moi.

— Vous l’avez tuée ? dit Emilie avec une voix capable à peine d’articuler ; c’est à un meurtrier que je parle ! Bernardin se tut, et Emilie se détournant, fut prête à le quitter.

— Restez, mademoiselle, lui dit-il ; vous mériteriez de le croire encore, puisque vous m’en jugez capable.

— Si vous êtes innocent, dites-le-moi vîte, dit Emilie presque mourante ; je n’ai pas assez de force pour vous écouter plus long-temps.

— Je ne vous dirai plus rien, dit-il en s’éloignant. Emilie eut encore assez de courage pour le rappeler et pour se rapprocher d’Annette. Elle prit son bras, et toutes deux marchèrent sur le rempart, jusqu’à ce qu’elles entendirent quelques pas derrière elles : c’étoit Bernardin de retour.

Renvoyez cette fille, dit-il à Emilie, je vous dirai tout.

— Non ; reprit Emilie, elle peut entendre tout ce que vous avez à me dire.

— Le peut-elle, mademoiselle ? lui dit-il ; vous n’en saurez donc pas davantage. Il se retiroit, quoique lentement ; mais l’anxiété d’Emilie surmontant le ressentiment et la crainte que cet homme lui inspiroit, elle le pria de rester, et s’éloigna d’Annette.

Madame, dit-il, est vivante pour moi seul ; elle est ma prisonnière. Son Excellence l’a enfermée dans la chambre au-dessus du portail, et m’en a confié le soin. J’allois vous dire que vous pouviez la voir ; mais maintenant…

Emilie soulagée, à ces mots, d’une inexprimable angoisse, pria Bernardin de vouloir bien lui pardonner, et le conjura de lui faire voir sa tante.

Il s’y prêta avec moins de répugnance qu’elle ne s’y attendoit. Il lui dit que la nuit suivante, quand M. Montoni seroit au lit, si elle vouloit se rendre aux dernières portes du château, elle pourroit peut-être voir madame Montoni.

Au milieu de la reconnoissance que cette faveur lui inspiroit, Emilie crut appercevoir dans ses regards une certaine satisfaction maligne pendant qu’il prononça ces derniers mots. Dans le premier moment elle chassa cette pensée, elle le remercia de nouveau, recommanda sa tante à sa pitié, l’assura bien qu’elle le récompenseroit elle-même, et seroit exacte au rendez-vous ; ensuite elle lui souhaita le bonsoir, et se retira sans bruit dans son appartement. Il se passa du temps avant que le trouble de joie, excité dans son ame par l’avis de Bernardin, permît à Emilie de juger avec précision des dangers qui entouroient encore et madame Montoni et elle-même. Quand son agitation se calma, elle réfléchit que sa tante étoit prisonnière d’un homme qui pouvoit la sacrifier à sa vengeance ou à son avarice. Quand elle se représentoit l’atroce physionomie du gardien de madame Montoni, elle croyoit son arrêt scellé, et Bernardin portoit sur lui tout l’extérieur d’un assassin : quand elle pensoit à cela, il lui sembloit qu’il n’étoit point d’actes barbares que cet homme ne pût consommer. Ces pensées lui rappelèrent l’air avec lequel il lui avoit promis qu’elle pourroit voir la prisonnière : elle se trouva long-temps abîmée dans un doute affreux ; elle hésitoit parfois à se confier à lui à l’heure silencieuse qu’il avoit choisie. Il lui revint mille fois à la pensée que madame Montoni pouvoit bien être déjà morte, et que le scélérat ne vouloit que l’attirer en secret pour faire d’elle une nouvelle victime, qu’il étoit peut-être chargé d’immoler à l’avarice de Montoni, qui à ce moyen se trouveroit propriétaire de ses biens de Languedoc qui avoient fait le sujet d’une si odieuse contestation. L’énormité de ce double crime lui en fit, à la fin, rejeter la probabilité ; mais elle ne perdit ni toutes les craintes, ni tous les doutes que les manières de Bernardin faisoient naître dans son esprit : de ce sujet, successivement ses pensées retournèrent à d’autres. La nuit étoit fort avancée ; elle s’étonna, elle s’affligea presque de ce que la musique ne revenoit point, et elle en attendit le retour avec un sentiment plus fort que la curiosité.

Elle distingua long-temps les éclats de Montoni et de ses convives, leurs entretiens bruyans, leur gaîté dissolue, leurs chansons reprises en chœur qui ébranloient tous les échos ; elle entendit les portes du château se refermer pour toute la nuit. Ce bruit sourd à l’instant fit place à un silence qu’interrompit seulement le passage des personnes qui regagnoient leurs logemens. Emilie, jugeant que la veille elle avoit entendu la musique à-peu-près à la même heure, dit à Annette de se retirer, et ouvrit doucement la fenêtre pour entendre le retour des plus charmans accords ; la planète qu’elle avoit remarquée au premier son de la musique n’étoit point encore levée. Cédant à une impression superstitieuse, elle fixoit attentivement la partie du ciel où l’on devoit la découvrir, attendant presque la musique au moment de son apparition. À la fin elle parut, et brilla sur les tours orientales du château. Son cœur trembla si-tôt qu’elle l’apperçut ; elle eut à peine assez de courage pour rester près de la fenêtre, et craignit que la musique, en renouvelant sa terreur, n’achevât d’épuiser ses forces. L’horloge sonna une heure : c’étoit vers ce moment que les sons avoient commencé ; elle s’assit près de la fenêtre, et tâcha de calmer ses esprits ; mais le doute et l’attente les tenoient dans l’agitation. Tout néanmoins resta dans le silence ; elle entendoit seulement les pas de la sentinelle et le murmure sourd de la forêt. Elle se remit à la fenêtre, et regarda la planète comme pour l’interroger.

Emilie écouta ; mais aucune musique ne se fit entendre. Ce n’étoit pas sûrement, se disoit-elle, ce n’étoit pas une mélodie mortelle : aucun habitant de ce château ne pouvoit la produire. Et où est le sentiment qui s’exprimeroit avec cette perfection ? Il est reconnu que des accords célestes ont été quelquefois entendus sur la terre. Quelques saints personnages ont déclaré les avoir entendus lorsque, dans le silence des nuits, ils adressoient leurs vœux à l’Éternel. Mon père lui-même, mon respectable père, m’a dit une fois que, peu de temps après la mort de ma mère, et dans une de ses insomnies, des sons d’une singulière douceur l’avoient fait sortir de son lit. Il ouvrit la fenêtre, et une musique céleste traversa les airs : ce fut pour lui une consolation, il me l’a dit ; et regardant le ciel avec confiance, il se convainquit que ma mère reposoit en paix dans le sein de Dieu.

À ce souvenir Emilie répandit des larmes. Peut-être, reprit-elle, peut-être que ces accords ont été envoyés pour me consoler, pour me donner du courage. Je n’oublierai jamais ceux qu’à une pareille heure j’ai entendus dans le Languedoc. Peut-être que mon père veille sur moi en ce moment ! Elle pleura encore de tendresse. Le temps se passa dans une attente et des souvenirs également touchans ; aucune musique ne troubla le calme de la nature. Emilie resta à la fenêtre jusqu’au moment où l’aube du jour commença à dorer le sommet des montagnes, et à dissiper les ténèbres. Bien convaincue alors que la musique ne reviendroit pas, elle se retira, et gagna son lit avec répugnance.


CHAPITRE VIII.

Le jour suivant, Emilie fut surprise en découvrant qu’Annette savoit l’emprisonnement de madame Montoni dans la chambre du portail, et qu’elle n’ignoroit pas non plus le projet de visite nocturne. Que Bernardin eût pu confier à l’indiscrète Annette un mystère aussi important, et qu’il lui avoit tant recommandé, cela étoit peu probable. Il venoit cependant de lui remettre un message relatif à leur entrevue. Il demandoit qu’Emilie vînt la trouver seule, une heure après minuit, sur la terrasse, et ajoutoit qu’il se conduirait comme il l’avoit promis. Emilie frémit d’une telle proposition. Mille craintes vagues, semblables à celles qui toute la nuit l’avoient agitée, lui percèrent le cœur à-la-fois. Elle ne savoit quel parti prendre. Il lui venoit souvent à l’esprit que Bernardin avoit pu la tromper ; que peut-être déjà il étoit l’assassin de madame Montoni ; qu’il étoit en ce moment l’agent de Montoni lui-même, et qu’il la vouloit sacrifier à l’exécution de ses projets. Le soupçon que madame Montoni ne vivoit plus, se réunit en elle aux craintes personnelles qu’elle éprouvoit. Si le crime qui ravissoit le jour à madame Montoni n’étoit pas uniquement l’effet du ressentiment, sans aucun but de fortune, ce qui ne paroissoit pas conforme au caractère de Montoni, l’objet étoit manqué tout le temps que la nièce existoit ; et Montoni savoit que les biens de sa tante devenoient les siens. Emilie se rappeloit les paroles qui l’avoient informée de ses droits à cet héritage, dans le cas où madame Montoni mourroit sans le livrer à son époux ; et ses premiers refus n’indiquoient pas qu’elle s’en fût dessaisie. Se rappelant au même instant les manières de Bernardin, elle se persuadoit mieux ce que d’abord elle avoit imaginé ; c’est qu’elles exprimoient une maligne satisfaction. Elle frissonna à ce souvenir, qui confirma ses craintes ; elle se détermina à ne pas se trouver sur la terrasse ; mais ensuite elle inclina à voir dans ses soupçons l’extravagante exagération d’un esprit fatigué et timide ; elle ne put croire Montoni dépravé jusqu’au point d’anéantir, pour un seul objet, et son épouse et sa nièce. Elle se reprochoit une vivacité d’imagination, qui l’entraînoit si fort au-delà de toute probabilité. Elle résolut d’en réprimer les écarts ; encore tressailloit-elle à la pensée de joindre Bernardin sur la terrasse après minuit. Mais le desir d’être délivrée d’un doute affreux, le desir de voir sa tante et de la consoler, balançaient d’ailleurs toutes ses craintes.

— Comment se peut-il, Annette, que je traverse la terrasse aussi tard, dit-elle en se recueillant ? les sentinelles m’arrêteront, et M. Montoni le saura.

— Oh ! mademoiselle, on y a pensé, reprit Annette ; c’est ce que Bernardin m’a dit. Il m’a donné cette clef, et m’a ordonné de vous dire qu’elle ouvre une porte au bout de la galerie voûtée, et que cette porte mène au rempart de l’orient ; ainsi ne craignez pas de rencontrer les hommes de garde. Il m’a chargée de vous dire aussi, que son motif pour vous demander sur la terrasse, étoit de vous conduire où vous devez aller sans ouvrir la grande salle, dont la grille fait tant de bruit.

Une telle explication, et si naturellement donnée, rendit le calme à Emilie. — Mais pourquoi veut-il que je vienne seule, Annette ? lui dit-elle.

— Pourquoi ? C’est ce que je lui ai demandé, mademoiselle. Je lui ai dit : Pourquoi faut-il que ma jeune dame vienne seule ? Sûrement je puis venir avec elle ! Quel mal puis-je faire ? — Mais il me dit : Non, non. — Je ne vous le répète pas dans sa manière grossière. — Mais, dis-je, je me suis mêlée d’aussi grandes affaires que celle-ci, je vous le garantis ; et ce seroit bien du hasard si je ne pouvois maintenant garder un secret. Il vouloit encore dire non, non, non. — Eh bien ! lui dis-je, si vous voulez vous fier à moi, je vous dirai un grand secret, qui m’a été dit il y a un mois, sans que depuis ce temps j’en aie ouvert la bouche : ainsi n’ayez pas peur de me dire le vôtre. — Il ne le voulut pas. — Alors, mademoiselle, j’allai jusqu’à lui offrir un beau sequin tout neuf que m’a donné Ludovico, et que je n’aurois pas lâché pour toute la place Saint-Marc. Cela n’a servi de rien. Quelle peut en être la raison ? Mais j’imagine, mademoiselle, que vous savez qui vous allez voir ?

— Bernardin vous l’a-t-il dit ?

— Eh non ! mademoiselle, il ne me l’a pas dit.

Emilie demanda de qui elle le savoit ; mais Annette lui fit voir qu’elle pouvoit garder un secret.

Pendant le reste du jour, l’esprit d’Emilie fut en proie aux doutes, aux craintes, aux déterminations contraires. Devoit-elle suivre Bernardin ? devoit-elle se confier à lui, sans savoir à peine où il la conduiroit ? La pitié pour sa tante, l’inquiétude pour elle-même, tour-à-tour changeoient ses idées, et la nuit vint avant qu’elle eût pris un parti. Elle entendit l’horloge frapper onze heures, frapper minuit, et elle hésitoit encore. Le temps néanmoins s’écoula ; on ne pouvoit plus hésiter. L’intérêt de sa tante surmonta tout. Elle pria Annette de la suivre jusqu’à la porte de la galerie, et d’y attendre son retour. Elle sortit de sa chambre. Le château étoit dans le calme, et la grande salle, récemment le théâtre du tumulte le plus affreux, ne résonnoit alors que des pas solitaires de deux figures timides qui se glissoient entre les piliers à la foible clarté d’une lampe. Emilie, abusée par les ombres prolongées des colonnes et par les renvois de la lumière, s’arrêtoit souvent, et croyoit voir dans l’ombre quelque personne qui s’éloignoit. En passant auprès de ces piliers, elle craignoit d’y porter la vue, s’attendant presque à voir sortir quelqu’un caché derrière. Elle se trouva enfin à l’extrémité de la galerie sans que personne l’eût dérangée ; elle ouvrit en tremblant la porte extérieure, pria Annette de ne pas s’en éloigner, et de la tenir même un peu ouverte, afin d’entendre au cas qu’elle l’appelât. Elle lui remit la lampe qu’elle n’osoit emporter à cause des sentinelles, et entra seule sur la terrasse obscure. Le calme étoit si absolu, que le bruit de ses pas légers pouvoit être entendu des gardes. Elle marchoit avec précaution vers le lieu convenu, écoutant avec attention, et cherchant Bernardin au travers des ténèbres. Elle tressaillit enfin au son d’une voix basse qui parloit auprès d’elle. Elle étoit encore incertaine, mais la personne parla de nouveau, et elle reconnut la voix rauque de Bernardin. Il avoit été ponctuel à son rendez-vous et attendoit appuyé sur le rempart. Il lui reprocha ses délais, et lui dit qu’il avoit perdu plus d’une demi-heure. Emilie ne répliqua point. Il lui dit de le suivre, et s’approcha de la porte par laquelle il étoit entré sur la terrasse. Pendant qu’il la rouvroit, Emilie tourna les yeux par où elle étoit sortie ; et remarquant les rayons de la lampe à travers l’étroite ouverture, elle fut certaine qu’Annette ne l’avoit pas quittée. Mais une fois hors de la terrasse, l’éloignement devenoit trop grand pour qu’elle pût lui devenir utile. Quand la porte fut ouverte, le sombre aspect du passage, éclairé d’une seule torche qui y brûloit sur le pavé, fit frémir Emilie. Elle refusa d’entrer, à moins qu’Annette n’eût permission de l’accompagner. Bernardin s’y opposa ; mais il joignit adroitement à son refus tant de particularités propres à exciter la pitié et la curiosité d’Emilie pour sa tante, qu’elle se laissa déterminer à le suivre jusqu’au portail.

Il prit la torche, et marcha devant. À l’extrémité du passage, il ouvrit une autre porte ; et par quelques degrés, ils descendirent dans une chapelle. À la lueur du flambeau, Emilie observa qu’elle étoit tout en ruine, et se rappela tout-à-coup, avec une émotion pénible, un entretien d’Annette sur ce sujet. Elle contemploit avec effroi ces murs garnis d’une mousse verdâtre qui n’avoient plus de voûte à soutenir. Elle voyoit ces fenêtres gothiques dont le lierre et la brioine avoient long-temps suppléé les vitraux. Leurs guirlandes enlacées s’entremêloient maintenant aux chapiteaux brisés qui, autrefois, avoient soutenu la voûte. Bernardin se heurta sur le pavé détruit. Il fit un jurement effroyable, et les sombres échos le rendirent plus terrible. Le cœur d’Emilie se troubla ; mais elle continua de le suivre, et il tourna vers une des ailes de la chapelle. Descendez ces degrés, mademoiselle, lui dit Bernardin, et il prit un escalier qui sembloit mener à de profonds souterrains. Emilie s’arrêta, et lui demanda d’une voix tremblante où il prétendoit la conduire.

— Au portail, lui dit Bernardin.

— Ne pouvons-nous y aller par la chapelle ? dit Emilie.

— Non, signora, elle nous conduiroit dans la seconde cour, où je n’ai pas envie d’entrer par ce chemin ; nous allons nous trouver à la cour extérieure.

Emilie hésitoit encore, craignant également d’aller plus loin, et d’irriter Bernardin en refusant de le suivre.

— Venez, mademoiselle, dit cet homme qui étoit presque au bas de l’escalier. Dépêchez-vous un peu ; je ne peux pas rester ici toute la nuit.

— Mais où mènent ces degrés ? dit Emilie toujours immobile.

— Au portail, reprit Bernardin avec un accent de colère. Je n’attendrai pas plus long-temps. À ces mots, il continua de marcher, emportant toujours la lumière. Emilie craignant de le mécontenter par un plus long délai, le suivit avec répugnance. De l’escalier, ils gagnèrent un passage qui conduisoit au souterrain. Les parois en étoient couvertes d’une humidité excessive. Les vapeurs qui s’élevoient de terre obscurcissoient à tel point le flambeau, qu’à tout moment Emilie croyoit le voir éteindre, et Bernardin avoit peine à retrouver son chemin. À mesure qu’ils avançoient, les vapeurs devenoient plus épaisses, et Bernardin croyant que sa torche alloit s’éteindre, s’arrêta un moment pour la ranimer. Pendant ce repos, Emilie, à la lueur incertaine du flambeau, vit près d’elle une double grille, et plus loin sous la voûte plusieurs monceaux de terre qui paroissoient entourer un tombeau ouvert. Un tel objet, dans un tel lieu, l’eût en tout temps violemment affectée ; mais en ce moment elle eut le pressentiment subit que ce tombeau étoit celui de sa tante, et que le perfide Bernardin la menoit aussi à la mort. Le lieu obscur et terrible dans lequel il l’avoit conduite sembloit justifier sa pensée. Il sembloit tout propre au crime ; et l’on pouvoit y consommer un assassinat, sans qu’aucun indice pût le faire découvrir. Emilie vaincue par la terreur, ne savoit à quoi se résoudre. Elle songeoit que vainement elle essaieroit de fuir Bernardin. La longueur, les détours du chemin ne lui permettoient pas de s’échapper sans guide, et sa foiblesse d’ailleurs ne lui permettoit pas de courir. Elle craignoit de l’irriter en lui laissant voir ses soupçons, ce qui ne manquèroit pas d’arriver, si elle refusait de le suivre. Elle étoit déjà en son pouvoir autant qu’elle pouvoit y tomber. Elle se décida à dissimuler, autant qu’il lui seroit possible, jusqu’aux apparences de l’effroi, et à le suivre en silence par-tout où il voudroit aller. Pâle d’horreur et d’inquiétude, elle attendoit que Bernardin eût disposé sa torche ; et comme sa vue toujours se reportoit sur le tombeau, elle ne put s’empêcher de lui demander pour qui il étoit préparé. Bernardin leva les yeux de dessus son flambeau, et les tourna sur elle sans parler. Elle répéta foiblement sa question ; mais l’homme secouant la torche, passa outre sans lui répondre. Elle marcha en tremblant jusqu’à de nouveaux degrés, qu’ils montèrent. Une porte en haut les introduisit dans la première cour du château. Tout en la traversant, la lumière laissoit voir ses hautes et noires murailles tapissées de verdure et de longues herbes humides qui trouvoient leur substance sur des pierres tout usées. Par intervalle, de pesantes arcades fermées de grilles étroites laissoient circuler l’air, et montraient le château dont les tourelles entassées faisoient opposition aux tours énormes du portail. Dans ce tableau, la figure épaisse et difforme de Bernardin éclairée par son flambeau faisoit un objet remarquable. Bernardin étoit enveloppé d’un long manteau gris. À peine découvroit-on au-dessous ses demi-bottes ou sandales qui étoient lacées sur ses jambes, où passoit la pointe du large sabre qu’il portoit constamment en bandoulière. Sur sa tête étoit un bonnet plat de velours noir surmonté d’une courte plume. Ses traits fortement dessinés indiquoient un esprit adroit et sournois ; on voyoit sur sa figure l’empreinte d’une humeur difficile et d’un mécontentement habituel.

La vue de la cour néanmoins ranima le cœur d’Emilie. Elle la traversa en silence ; et s’approchant du portail, elle commença à espérer que ses propres craintes, et non la trahison de Bernardin, avoient réussi à la tromper. Elle regarda avec inquiétude la première fenêtre au-dessus de la voûte ; elle étoit sombre, et Emilie demanda si elle tenoit à la chambre où étoit madame Montoni. Emilie parloit bas, et peut-être Bernardin ne l’avoit-il pas entendue ; car il ne fit aucune réponse. Ils entrèrent dans le bâtiment, et se virent au pied de l’escalier d’une des tours.

— La signora est couchée là-haut, dit Bernardin.

— Est couchée ! reprit Emilie qui montoit.

— Elle est couchée dans la chambre en haut, dit Bernardin.

Le vent qui, à ce moment, souffloit par les profondes cavités des murailles, augmenta la flamme de la torche. Emilie en vit mieux l’affreuse figure de Bernardin, la tristesse du lieu où elle étoit, des murailles de pierres brutes, un escalier tournant, noirci de vétusté, et quelques restes d’antiques armures qui sembloient le trophée de quelque ancienne victoire.

Parvenus au pallier, Bernardin mit une clef dans la serrure d’une chambre. Vous pouvez, lui dit-il, entrer ici et m’y attendre ; je vais dire à la signora que vous êtes arrivée.

Le préliminaire est inutile, dit Emilie ; ma tante sera bien aise de me voir.

Je n’en suis pas bien sûr, dit Bernardin, en lui montrant la chambre. Entrez là, mademoiselle, et je m’en vais monter.

Emilie fort surprise, et en quelque sorte offensée, n’osa pas résister ; mais comme il emportoit la torche, elle le pria de ne la point laisser dans cette obscurité. Il regarda autour de lui, et remarquant une triple lampe posée au-dessus de l’escalier ; il l’alluma et la donna à Emilie.

Elle entra dans une vieille chambre, il en ferma la porte : elle écouta attentivement, et elle pensa qu’au lieu de monter, il descendoit l’escalier ; mais les tourbillons de vent qui s’engouffroient sous le portail, ne lui permettoient pas de bien distinguer aucun son. Elle écouta cependant, et n’entendant aucun mouvement dans la chambre du haut, où Bernardin disoit qu’étoit madame Montoni, sa perplexité, augmenta ; elle considéra ensuite que dans cette forteresse l’épaisseur des planchers pouvoit prévenir tous les bruits. Bientôt après, dans un intervalle d’ouragan, elle distingua les pas de Bernardin qui descendoit jusqu’à la cour, et pensa même qu’elle entendoit sa voix. De nouveaux sifflemens empêchèrent Emilie de s’en rendre certaine : elle approcha doucement de la porte, et quand elle essaya de l’ouvrir, elle s’apperçut qu’elle étoit fermée. Toutes les craintes qui l’avoient déjà accablée, revinrent la frapper avec une nouvelle violence ; elles ne lui parurent plus une erreur de l’imagination, mais un avertissement du destin qu’elle alloit subir : elle n’eut plus aucun doute que madame Montoni n’eût été immolée, et ne l’eût été peut-être en cette même chambre où on l’amenoit elle-même dans un semblable dessein. La contenance, les manières et les paroles de Bernardin, quand il avoit parlé de sa tante, confirmoient ses idées lugubres : pendant quelques momens elle ne put même songer à prendre la fuite : elle écouta, et n’entendit aucun mouvement ni dans l’escalier, ni au-dessus ; elle crut néanmoins distinguer dans le bas la voix du farouche Bernardin. Elle s’approcha d’une fenêtre grillée qui donnoit sur la première cour : elle entendit des accens qui se méloient avec le murmure du vent, et qui se perdoient si vite, qu’on ne pouvoit en saisir un seul. À la lueur d’une torche qui sembloit être sous le portail, elle vit sur le pavé l’ombre alongée d’un homme, qui sans doute étoit sous la voûte. Emilie, à cette ombre colossale, conclut que c’étoit Bernardin ; mais d’autres sons apportés par les vents, la convainquirent qu’il ne s’y trouvoit pas seul, et que son compagnon n’étoit pas une personne susceptible de pitié.

Quand ses esprits se furent remis du premier choc, elle prit la lampe pour examiner la possibilité de fuir. La chambre étoit spacieuse, et les murs couverts d’une boiserie en chêne, ne s’ouvroient qu’à la fenêtre grillée, et à la porte par laquelle Emilie étoit entrée ; les foibles rayons de la lampe ne lui permettoient pas d’en bien juger l’étendue. Elle ne découvrit aucun meuble, à l’exception d’un grand fauteuil de fer, scellé au milieu de la chambre, et sur lequel pendoit une lourde chaîne de fer, attachée au plafond avec un anneau de ce métal. Elle la regarda long-temps avec horreur et surprise : elle observa des barres de fer faites pour entraver les pieds, et de pareils anneaux sur les bras du fauteuil ; elle jugea bien que cette odieuse machine étoit un instrument de torture, et elle pensa que quelque infortuné, enchaîné dans cette place, y avoit dû mourir de faim. Elle se sentit glacée jusqu’au fond de l’ame ; mais quand il lui vint à l’esprit que sa tante étoit une des victimes, et qu’elle-même alloit le devenir, une crise violente la saisit. Incapable de tenir la lampe, et cherchant à se soutenir, elle se plaça sans y songer sur le fauteuil de fer. Voyant soudain où elle étoit, elle tressaillit dans l’excès de l’horreur, et se précipita à l’autre bout de la chambre ; là, elle chercha un siège, et n’apperçut qu’un très-sombre rideau qui descendoit du haut en bas, et déroboit toute une partie de cet appartement. Eperdue comme elle l’étoit, ce rideau la frappa, et elle resta occupée à le regarder avec étonnement et frayeur.

Il lui parut que ce rideau cachoit une retraite : elle desiroit et craignoit de le lever et de découvrir ce qu’il voiloit ; deux fois elle fut retenue par le souvenir du spectacle terrible que sa main téméraire avoit dévoilé dans l’appartement du château ; mais conjecturant à l’instant qu’il cachoit le corps de sa tante poignardée, elle le saisit, et dans son désespoir, elle le tira. Derrière se trouvoit un cadavre étendu sur une couchette basse et tout inondée de sang, ainsi que le plancher ; ses traits, déformés par la mort, étoient hideux et effrayans, et plus d’une blessure livide se distinguoit sur son visage. Emilie le contempla d’un œil avide et égaré ; mais la lampe glissa de sa main, et elle tomba sans connoissance au pied de l’horrible couchette.

Quand ses sens, lui revinrent, elle étoit environnée d’hommes, et dans les bras de Bernardin qui l’emportoit au travers de la chambre : elle connut bien ce qui se passoit ; mais son extrême foiblesse ne lui permettoit ni cris ni efforts, et à peine sentoit-elle une crainte. On l’emporta par l’escalier qu’elle avoit monté ; on entra sous la voûte et on s’arrêta. Un de ces hommes, arrachant le flambeau de Bernardin, ouvrit une porte latérale, et s’arrêtant sur la plate-forme, il laissa voir un grand nombre d’hommes à cheval. Soit que la fraîcheur de l’air eût ranimé Emilie, soit que ces étranges objets lui eussent rendu le sentiment de son danger, elle parla tout-à-coup, et fit un effort sans succès, pour s’arracher à ces brigands.

Bernardin, cependant, demandent la torche à grands cris, des voix éloignées répondoient, plusieurs personnes s’approchoient, et dans le même instant une lumière se fit voir dans la cour du château. On fit sortir Emilie du portail à peu de distance, et encore sous les murs ; elle vit le-même homme qui tenoit le flambeau du portier, occupé à en éclairer un qui selloit un cheval à la hâte ; d’autres cavaliers l’entouroient, et leurs physionomies effrayantes se distinguoient à la clarté de la torche.

Eh ! à quoi donc perdez-vous le temps ? dit Bernardin avec un jurement effroyable et en s’approchant des cavaliers : dépêchez, dépêchez.

La selle va être prête, répliqua l’homme qui la boucloit ; et Bernardin jura de nouveau contre une pareille négligence. Emilie, qui, d’une voix foible, appeloit au secours, fut entraînée vers les chevaux, et les brigands disputèrent entre eux au sujet du cheval sur lequel on la placeroit. Celui qu’on lui destinoit n’étoit pas prêt. À ce même moment un groupe de lumières sortit de la grande porte, et Emilie entendit par-dessus les autres la voix glapissante d’Annette ; elle distingua bientôt Montoni et Cavigni, suivis d’un détachement de leurs soldats. Elle ne les voyoit pas alors avec terreur, mais avec espérance, et ne pensait plus aux dangers du château, dont récemment elle avoit tant désiré de fuir. Ceux qui la menaçoient avoient absorbé toutes ses craintes.

Après un léger combat, Montoni et son parti remportèrent la victoire. Les cavaliers, se voyant moins nombreux, et d’ailleurs peu zélés peut-être pour l’entreprise dont ils étoient chargés, se sauvèrent au galop. Bernardin disparut à l’aide de l’obscurité, et Emilie fut reconduite au château. En repassant les cours, le souvenir de ce qu’elle avoit vu dans la chambre du portail revint à son esprit avec toute son horreur ; et quand, bientôt après elle eut entendu retomber la herse qui l’enfermoit encore dans ces murs formidables, elle frémit pour elle-même ; et oubliant presque le danger nouveau auquel elle échappoit, elle eut peine à concevoir que la vie et la liberté ne se trouvassent pas au-delà de ces barrières.

Montoni ordonna qu’Emilie l’attendît dans le salon de cèdre. Il s’y rendit lui-même, et la questionna avec beaucoup de sévérité sur ce mystérieux événement. Quoiqu’elle le vît alors avec horreur comme le meurtrier de sa tante, et qu’elle pût à peine satisfaire à ses questions, cependant ses réponses, son maintien, le convainquirent qu’elle n’avoit eu volontairement aucune part au complot, et il la renvoya en voyant paroître ses gens. Il les avoit tous rassemblés pour éclaircir une telle affaire et en découvrir les complices.

Emilie avoit été long-temps chez elle avant que le tumulte de son esprit lui eut permis de se rappeler tout ce qui venoit de se passer. Le cadavre qu’elle avoit vu derrière le rideau du portail s’offrit soudain à sa pensée ; elle fit un gémissement dont Annette eut d’autant plus peur, qu’elle s’obstinoit à lui en taire la cause ; elle craignoit de lui confier un si fatal secret, et d’attirer sur elle-même, par cette imprudence, toute la vengeance de Montoni.

Forcée de concentrer en elle toute l’horreur de ce secret, la raison d’Emilie fut prête à succomber sous ce fardeau insupportable. Elle regardoit par moment Annette avec un œil hagard et insensé. Quand Annette lui parloit, elle ne l’entendoit point, ou répondoit hors de propos ; de longues distractions succédoient. Annette parloit encore, et sa voix ne paroissoit pas atteindre les organes troublés d’Emilie. Immobile et muette par intervalles seulement, elle poussoit un soupir, mais elle ne versoit point de larmes.

Épouvantée de son état, Annette sortit pour en informer Montoni. Il venoit à l’instant de quitter tous ses serviteurs, sans avoir pu rien découvrir. L’étonnante description que lui fit Annette l’engagea à la suivre à l’appartement d’Emilie.

Au son de sa voix, Emilie leva les yeux. Un rayon de lumière sembla éclairer son esprit, elle se leva de son siège, et se retira lentement à l’autre extrémité de la chambre. Il lui parla d’un ton en quelque manière adouci. Elle le regardoit d’un air moitié curieux et moitié effrayé, et répondoit par oui à tout ce qu’il disoit. Son esprit ne paroissoit avoir retenu qu’une impression, celle de la crainte.

Annette ne pouvoit expliquer ce désordre ; et Montoni, après de vains efforts pour engager Emilie à parler, ordonna à Annette de rester avec elle toute la nuit, et de l’informer de son état le lendemain. Après qu’il fut parti, Emilie se rapprocha ; elle demanda qui étoit celui qui étoit venu la troubler. Annette lui dit que c’étoit monsieur Montoni. Emilie, après elle, répéta le nom plusieurs fois ; et quand elle l’oublioit, elle soupiroit soudain, et retomboit dans sa rêverie.

Annette eut peine à la conduire au lit. Emilie, avant d’y entrer, l’examina d’un œil inquiet et égaré. Elle se tourna ensuite toute tremblante vers Annette, qui, alors plus effrayée, s’avança vers la porte pour aller engager une des servantes à passer la nuit avec elle. Emilie, la voyant s’éloigner, la rappela par son nom, et de sa voix si douce et si plaintive, la conjura de ne pas l’abandonner aussi. Depuis la mort de mon père, lui dit-elle, tout le monde m’abandonne.

Votre père, mademoiselle, dit Annette ! il étoit mort avant que vous me connussiez.

Il l’étoit ! cela est vrai, dit Emilie. Et ses pleurs commencèrent à couler. Elle pleura long-temps en silence ; et, devenue un peu plus calme, elle finit par céder au sommeil. Annette avoit eu la discrétion de ne point interrompre ses larmes ; et cette bonne fille, aussi affectionnée qu’elle étoit simple, oublia en ce moment toutes les craintes que lui inspiroit cette chambre, et veilla seule près d’Emilie pendant toute la nuit.


fin du troisième volume.





LES MYSTÈRES


D’UDOLPHE.





Tom. 4.
Pag. 52.

……Elle leva les yeux.
Elle vit la figure vénérable d’un Religieux.





LES


MYSTÈRES D’UDOLPHE,


PAR ANNE RADCLIFFE :


TRADUIT DE L’ANGLOIS


sur la troisième édition,


PAR VICTORINE DE CHASTENAY.


TOME QUATRIÈME.


―――――――


À PARIS


Chez Maradan, Libraire, rue du Cimetière-
André-des-Arts, n°9.


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1808.



TOME IV.


CHAPITRE PREMIER.

Les forces et les esprits d’Emilie se rafraîchirent par le sommeil. En se réveillant, elle vit avec surprise Annette endormie sur un fauteuil près d’elle, et s’efforça de se rappeler les circonstances de la soirée, qui étoient tellement sorties de sa mémoire, qu’il ne paroissoit pas en rester aucune trace ; elle fixoit encore sur Annette des yeux surpris, quand cette dernière s’éveilla.

— Oh ! ma chère demoiselle ! me reconnoissez-vous ? s’écria-t-elle.

— Si je vous reconnais ! Assurément, dit Emilie : vous êtes Annette ; mais comment donc êtes-vous ici ?

— Oh ! vous avez été bien mal, mademoiselle, bien mal, en vérité ; et j’ai cru…

— C’est singulier, dit Emilie, essayant de se rappeler le passé ; mais je crois me souvenir qu’un songe pénible a fatigué mon imagination. Grand Dieu ! ajouta-t-elle, en tressaillant soudain, certainement, ce n’étoit qu’un songe.

Elle fixa alors un regard d’effroi sur Annette qui, voulant la tranquilliser, lui répondit : Ce n’étoit pas un songe ; mais tout, est fini maintenant.

— Elle est donc tuée ? dit Emilie d’une voix concentrée et tremblante. Annette fit un cri : elle ignoroit la circonstance que se rappeloit Emilie, et attribuoit son mouvement à un accès de délire. Quand Annette eut bien expliqué ce qu’elle avoit voulu dire, Emilie se rappela la tentative qu’on avoit faite pour l’enlever, et demanda si l’auteur du projet avoit été découvert. Annette répondit que non, quoiqu’on pût le deviner, et dit à Emilie qu’elle lui devoit sa délivrance. Emilie s’efforcant de commander à l’émotion où le souvenir de sa tante l’avoit mise, parut écouter Annette avec colère, et dans la vérité, elle entendit à peine un seul mot de ce qu’elle lui disoit.

Et ainsi, mademoiselle, continua Annette, j’étois déterminée à être plus fine que Bernardin qui n’avoit pas voulu me confier son secret, et je voulois le découvrir moi-même. Je vous veillois sur la terrasse, et aussitôt qu’il eut ouvert la porte du bout, je sortis du château pour essayer de vous suivre ; car, disois-je, je suis bien sûre qu’on ne projette rien de bien avec un tel mystère. Ainsi, bien assurée qu’il n’avoit pas verrouillé la porte après lui, je l’ouvris, et vis à la lueur de la torche quel chemin il vous faisoit prendre ; je suivis de loin à l’aide de la clarté, jusqu’au moment où vous parvîntes sous les voûtes de la chapelle. Quand on fut là, j’eus peur d’aller plus loin, j’avois entendu d’étranges choses au sujet de cette chapelle ; mais aussi j’avois peur de m’en retourner toute seule. Ainsi, pendant le temps que Bernardin arrangea son flambeau, je me décidai à vous suivre, et je le fis jusqu’à la grande cour. Là j’eus peur qu’il ne me vît, je m’arrêtai contre la porte, et quand vous fûtes dans l’escalier, je me glissai bien doucement. À peine étois-je sous la porte, que j’entendis des pieds de chevaux en dehors et des hommes qui juroient : ils juroient contre Bernardin qui ne vous amenoit pas assez vite ; mais là je fus presque surprise : Bernardin descendit, et j’eus à peine le temps de m’ôter de son chemin : j’en avois assez entendu, je me décidai à l’attraper moi-même, et à vous sauver aussi, mademoiselle ; car je ne doutois pas que ce projet ne vînt encore du comte Morano, quoiqu’il fût reparti. Je courus au château, et ce ne fut pas sans peine que je retrouvai mon chemin dans le passage sous la chapelle. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que j’oubliai alors tous les revenans dont on m’avoit parlé, et pourtant, pour le monde entier, je n’y retournerois sûrement pas. Heureusement, monsieur et le signor Cavigni étoient levés ; nous avons eu bientôt du monde sur nos talons, et nous avons fait peur à ce Bernardin et à tous les brigands.

Annette avoit cessé de parler, et Emilie paroissoit écouter encore. À la fin, elle dit tout à coup : — Je pense qu’il faut que j’aille le trouver moi-même : où est-il ?

Annette demanda de qui elle parloit.

— Le signor Montoni, reprit-elle, je voudrois lui parler. Annette se rappelant alors l’ordre qu’elle avoit reçu la veille, se leva aussitôt, et lui dit qu’elle se chargeoit de l’aller chercher.

Les soupçons de cette honnête fille sur le comte Morano étoient parfaitement justes ; Emilie n’en avoit aussi que sur lui ; et Montoni qui n’en formoit pas un seul doute, commença même à présumer que le poison mêlé avec son vin, y avoit été mis par ordre de Morano.

Les protestations de repentir que Morano avoit faites à Emilie pendant l’angoisse de sa blessure, étoient sincères au moment qu’il les faisoit ; mais il s’étoit mépris lui-même. Il avoit cru condamner ses cruels projets, et s’affligeoit seulement de leurs pénibles résultats ; quand sa souffrance fut appaisée, ses premières vues se ranimèrent, et quand il fut complètement rétabli, il se trouva encore disposé à tout entreprendre. Le portier du château, le même dont il s’étoit déjà servi, accepta volontiers un second présent, et quand il eut concerté l’enlèvement d’Emilie, le comte quitta ouvertement le hameau qu’il avoit habité, et se retira avec ses gens à quelques milles de distance. Le bavardage inconsidéré d’Annette ayant fourni à Bernardin un moyen presque sûr de tromper Emilie, le comte, pendant la nuit convenue, renvoya tous ses serviteurs au château, et resta lui-même dans le hameau pour y attendre Emilie, qu’il se proposoit de conduire à Venise. On a déjà vu comment il avoit échoué dans ce projet ; mais les violentes et diverses passions dont fut agitée l’âme jalouse de cet Italien, ne se peuvent exprimer.

Annette fit son rapport à Montoni, et lui demanda pour Emilie la permission de l’entretenir : il répondit qu’il se rendroit dans une heure au salon de cèdre ; c’étoit sur le sujet qui oppressoit son cœur, qu’Emilie vouloit lui parler. Elle ne savoit pourtant pas bien quel bon effet elle en devoit attendre, et frémissoit d’horreur à la seule idée de sa présence ; elle désiroit aussi solliciter une grâce, qu’à peine elle osoit espérer, celle de retourner dans sa patrie, puisque sa tante n’étoit plus.

Comme le moment de l’entrevue approchoit, son agitation augmenta à tel point, qu’elle se décida presqu’à s’excuser sous un prétexte d’indisposition. Quand elle considéroit ce qu’elle avoit à dire, soit à l’égard d’elle-même, ou relativement à madame Montoni, elle étoit sans espoir sur le succès de sa demande, et dans l’effroi des vengeances qu’elle pourroit s’attirer : cependant prétendre ignorer cette mort, c’étoit en quelque sorte en partager le crime ; cet événement d’ailleurs étoit le seul fondement sur lequel Emilie pût appuyer la demande de sa retraite.

Pendant qu’elle réfléchissoit à toutes ces idées, Montoni lui fit dire qu’il ne pourroit la voir que le lendemain : Emilie se crut soulagée d’un poids insupportable. Annette lui dit que les chevaliers retournoient sans doute à la guerre : la cour étoit remplie de chevaux, et elle avoit appris que le reste de la troupe qui étoit déjà en campagne, étoit attendu au château. J’ai entendu, ajouta-t-elle, un des soldats dire à son camarade, que certainement ils apporteraient une bonne dose de butin. Or, je vous demande si monsieur peut, en sûreté de conscience, envoyer son monde au pillage ; après tout, ce n’est pas mon affaire : tout ce que je désire, c’est de me voir saine et sauve hors de ce château. Si ce n’avoit été pour l’amour de ce pauvre Ludovico, j’aurois laissé le comte Morano nous emmener bien loin toutes deux ; et ç’auroit été, mademoiselle, vous rendre un grand service aussi bien qu’à moi-même.

Annette auroit parlé des heures, sans qu’Emilie essayât de l’interrompre. Elle gardoit le silence, ensevelie dans sa rêverie ; elle passa la journée dans cette espèce de calme et d’immobilité, trop souvent le résultat de l’accablement et des souffrances.

Quand la nuit revint, Emilie se rappela, la musique mystérieuse qu’elle avoit déjà entendue ; elle y prenoit encore une espèce d’intérêt, et espéroit sentir quelque soulagement de sa douceur. L’influence de la superstition devenoit chaque jour plus active sur son esprit affaibli par la douleur ; elle congédia Annette, et se détermina à attendre seule. Il étoit encore loin de l’heure où la musique s’étoit fait entendre, et dans le désir de distraire ses pensées et d’oublier un sujet d’affliction, Emilie choisit un des livres qu’elle avoit apportés de France ; mais son esprit, inquiet et agité, ne pouvoit soutenir l’application. Elle alla mille fois à la fenêtre pour écouter les sons qu’elle attendoit ; elle crut un moment avoir entendu une voix, mais tout resta tranquille, et elle se crut trompée par son imagination.

Ainsi passa le temps jusqu’à minuit. À ce moment, tous les bruits éloignés qui murmuraient dans l’enceinte du château, s’assoupirent presqu’à la fois, et le sommeil sembla régner partout. Emilie se mit à la fenêtre, et fut tirée de sa rêverie par des sons fort extraordinaires ; ce n’étoit pas une harmonie, mais les murmures, secrets d’une personne désolée. En écoutant, le cœur lui manqua de terreur, et elle demeura convaincue que les premiers accords n’avoient été qu’imaginaires. Par intervalles elle entendoit de foibles lamentations, et cherchoit à découvrir d’où elles venoient. Il y avoit au-dessous d’elle un grand nombre de chambres fermées depuis long-temps, et il étoit probable que le bruit en devoit sortir. Elle se pencha sur la fenêtre pour découvrir quelque lumière : les chambres, autant qu’elle en pouvoit juger, étoient dans les ténèbres ; mais à peu de distance, sur le rempart, elle crut apercevoir quelque chose en mouvement.

Le foible éclat que donnoient les étoiles ne lui permettoit pas de distinguer précisément : elle jugea que c’étoit une sentinelle de garde, et mit de côté la lumière pour observer avec loisir, sans être elle-même remarquée.

Le même objet reparut ; il se glissa tout le long du rempart, et se trouva près de sa fenêtre. Elle reconnut une figure humaine ; mais le silence avec lequel elle s’avançoit, lui fit penser que ce n’étoit pas une sentinelle. On approcha, Emilie hésitoit ; une vive curiosité l’engageoit à rester ; une crainte qu’elle ne pouvoit pas expliquer, l’avertissoit de se retirer.

Pendant cette irrésolution, la figure se plaça en face, et y resta sans mouvement. Tout étoit en repos ; ce silence profond, cette figure mystérieuse la frappèrent tellement, qu’elle alloit quitter sa fenêtre, lorsqu’elle vit la figure se glisser le long du parapet, et s’évanouir enfin dans l’obscurité de la nuit. Emilie rêva quelque temps, et rentra dans sa chambre occupée de cette étrange circonstance : elle ne doutoit presque pas qu’elle n’eût vu une apparition surnaturelle.

Lorsqu’elle fut plus tranquille, elle chercha quelqu’autre explication ; elle se rappela ce qu’elle avoit appris des entreprises audacieuses de Montoni. Il lui vint à l’idée qu’elle avoit vu un des infortunés pillés par les bandits et devenu leur captif, et que la musique étoit de lui. Néanmoins, si on l’eût pillé, il n’étoit pas probable qu’on l’eût enfermé au château : les bandits ont plutôt l’usage de tuer ceux qu’ils dépouillent, que de les faire prisonniers ; mais, ce qui surtout détruisoit cette supposition, c’est qu’un prisonnier certainement ne se seroit pas ainsi promené sans garde. Cette réflexion lui fit abandonner sa conjecture.

Elle crut ensuite que le comte Morano avoit trouvé moyen de s’introduire dans ce château ; mais les difficultés, les dangers d’une telle entreprise, se présentèrent bientôt à elle. Si d’ailleurs il eût réussi jusque-là, se seroit-il contenté de se tenir à minuit en silence sous sa fenêtre, puisqu’il avoit connu l’escalier dérobé ? et il n’eût pas sans doute poussé les gémissemens plaintifs qu’elle avoit entendus.

Elle pensa ensuite que c’étoit une personne qui vouloit s’emparer du château ; mais ses tristes soupirs détruisoient cette nouvelle idée. Ces recherches ne servoient donc qu’à redoubler sa perplexité. Elle n’avoit aucun moyen de savoir qui pouvoit à cette heure exhaler sa douleur en des accens aussi plaintifs, dans des sons aussi doux. Elle croyoit toujours que l’harmonie et cette apparition avoient ensemble une liaison intime. Son imagination reprit bientôt ses droits, et la superstition se réveilla dans toute sa force.

Elle se détermina à veiller toute la nuit suivante, pour s’éclaircir, s’il étoit possible. Elle se résolut presqu’à interroger la figure, si elle se montroit de nouveau.



CHAPITRE II.

Le jour suivant Montoni envoya une seconde excuse à Emilie, qui en fut très-surprise. Cela est étrange, disoit-elle ; sa conscience lui apprend l’objet de ma visite, et il diffère une telle explication. Elle avoit grande envie de se trouver sur son chemin, mais la terreur l’en empêcha. Ce jour se passa comme le précédent ; seulement une inquiétude involontaire, au sujet de la nuit prochaine, troubloit, par intervalle, le tranquille abattement où elle étoit plongée.

Vers le soir, une des bandes qui avoit fait la première excursion des montagnes, revint dans le château : de sa chambre écartée, Emilie entendit leurs cris bruyans, leurs chants de victoire, tels que les orgies des furies après un affreux sacrifice ; elle craignoit même qu’ils ne se disposassent à quelqu’acte barbare. Annette pourtant la soulagea bientôt de cette idée, en lui disant qu’on se réjouissoit à la vue d’un immense butin. Cette circonstance la confirma dans l’opinion où elle étoit que Montoni étoit bien réellement capitaine de bandits, et se proposoit de rétablir sa fortune par le pillage des voyageurs. À la vérité, quand elle y songeoit bien, dans un château très-fort et presqu’inaccessible, isolé parmi des montagnes aussi sauvages que solitaires ; des villes, des bourgs épars à de grandes distances, le passage continuel des plus riches voyageurs ; il lui sembloit qu’une telle situation étoit bien assortie à des projets de rapine, et elle ne doutoit plus que Montoni ne fût chef de voleurs. Son caractère sans frein, audacieux, cruel, entreprenant, étoit convenable à une pareille profession ; il aimoit le tumulte et la vie orageuse ; il étoit étranger à la pitié comme à la crainte ; son courage ressembloit à une férocité animale. Ce n’étoit pas cette impulsion noble qui excite une âme indignée contre l’oppresseur en faveur de quelqu’opprimé, mais une simple disposition physique d’organes qui ne permet pas à l’âme de sentir la crainte, parce qu’elle ne sent rien autre chose.

La supposition d’Emilie, quoique naturelle, n’étoit pourtant pas bien exacte : elle ignoroit la situation de l’Italie et les intérêts respectifs de tant de contrées belligérantes. Les revenus de plusieurs états n’étoient pas suffisans pour maintenir des armées durant même les trop courts périodes où le génie turbulent des gouvernemens et des peuples permettent de goûter la paix. Il s’éleva, à cette époque, un ordre d’hommes inconnus à notre siècle, et mal dépeints dans l’histoire de celui-ci. Parmi les soldats licenciés à l’issue de chaque guerre, un petit nombre se remettoit aux arts lucratifs de la paix et du repos. Les autres quelquefois passoient au service des puissances qui se trouvoient en campagne. Quelquefois ils formoient des bandes de brigands, et maîtres de quelque forteresse, leur caractère désespéré, la foiblesse des lois offensées, la certitude qu’au premier signal on les verroit sous les drapeaux, les mettoient à l’abri de toute poursuite civile. Ils s’attachoient parfois à la fortune d’un chef populaire, qui les menoit au service d’un état et marchandoit le prix de leur courage. Cet usage amena le nom de Condottieri, nom formidable en Italie durant un période très-long. On en fixe la fin au commencement du dix-septième siècle ; mais il seroit plus difficile d’en indiquer la première origine.

Les guerres entre les petits états n’étoient, pour ainsi dire, que des affaires d’entreprise : les probabilités du succès se mesuraient, non sur le talent, mais sur le courage personnel du général et de ses soldats ; l’habileté nécessaire à la conduite d’une opération compliquée ne s’évaluoit presque pas ; il suffisoit de surprendre l’ennemi, ou de faire sa retraite en bon ordre. L’officier devoit lui-même s’avancer dans une situation si périlleuse, que son exemple seul y pût entraîner les soldats ; et quand les deux partis connoissoient mal leurs forces réciproques, la hardiesse du début en décidoit l’événement. Les Condottieri formoient, en pareils cas, la force principale des troupes ; le pillage suivoit la victoire, et les caractères de ces hommes, par un mélange d’intrépidité et de dissolution, devenoient l’effroi de leurs propres alliés.

Quand ils n’étoient pas engagés, le chef, pour l’ordinaire, étoit dans son château ; et là, ou bien dans le voisinage, tous jouissoient du repos et de l’oisiveté. Leurs besoins quelquefois ne se trouvoient satisfaits qu’aux dépens des villages ; mais d’autres fois leur prodigalité, quand ils partageoient le butin, les empêchoit de se rendre à charge, et leurs hôtes prenoient peu à peu quelques nuances du caractère guerrier. Les gouvernemens voisins paroissoient quelquefois, mais sans une volonté efficace, songer à dissiper ces sociétés militaires ; il leur auroit sans doute été fort difficile d’y réussir : mais d’ailleurs une secrète protection leur assuroit, pendant la guerre, un corps de troupes qu’ils n’auroient pu maintenir ni entretenir si parfaitement. Leurs chefs comptoient si bien sur la politique des états, qu’ils se montroient avec sécurité jusqu’au sein de leurs capitales. Montoni en connut plusieurs dans les maisons de jeu, à Padoue et à Venise ; il les voyoit avec émulation avant même que sa ruine l’eût engagé à suivre leur exemple. C’étoit pour en arrêter le plan qu’il tenoit à Venise des conciliabules si fréquens, et Orsino et plusieurs autres s’étant réunis avec lui, les débris de leurs fortunes avoient fait les fonds de l’entreprise.

Au retour de la nuit, Emilie se remit à la fenêtre. Il faisoit un peu clair de lune ; et comme elle s’élevoit au-dessus des bois touffus, sa lumière découvroit la terrasse et les objets environnans avec plus de clarté que ne faisoient la veille les étoiles. Emilie se promettoit d’observer plus exactement, dans le cas où la figure reviendroit encore à sa vue ; elle s’égara en conjectures à ce sujet, et hésita si elle devroit parler : un penchant presqu’irrésistible la pressoit d’essayer ; mais la terreur, par intervalles, la détournoit aussi de le faire.

Si c’est une personne, disoit-elle, qui ait des desseins sur ce château, ma curiosité peut me devenir fatale, et pourtant ces lamentations, cette musique, que j’ai entendues, ne peuvent être venues que de cette personne. Sûrement ce n’est pas un ennemi.

Elle pensa, en ce moment, à sa malheureuse tante, et tressaillant de douleur et d’horreur, le délire de l’imagination l’emporta, et elle ne douta plus qu’elle n’eût vu un objet surnaturel. Elle trembloit, elle respiroit avec difficulté ; ses joues étoient glacées. La crainte pour un moment surmonta son jugement ; mais sa résolution ne l’abandonna pas, et elle resta bien décidée à interroger la figure, si elle se présentoit encore.

Le temps passoit ; inquiète, impatiente, elle s’appuyoit sur sa fenêtre. L’obscurité et le calme annonçoient qu’il étoit minuit. Un clair de lune voilé lui laissoit distinguer les montagnes et les bois, les tourelles qui formoient l’angle occidental, et la terrasse au-dessous d’elle. Elle n’entendoit aucune espèce de son, excepté le mot d’ordre lorsqu’il se répétoit par les gardes, et le bruit qu’on faisoit en les relevant. Elle voyoit alors briller les piques au clair de lune, et les soldats se parler à l’oreille. Emilie rentroit dans sa chambre quand ils passoient sous sa fenêtre ; elle y revenoit quand tout étoit tranquille. Il étoit alors très-tard ; elle étoit fatiguée de veiller. Elle commença à former quelque doute sur la réalité de la précédente vision. Elle restoit pourtant à rêver ; et son esprit étoit trop agité pour se livrer un moment au sommeil. La lune, tout à coup dégagée, laissa voir en plein la terrasse. Emilie n’aperçut qu’une sentinelle solitaire qui se promenoit à l’autre extrémité. Lasse de veiller ainsi, elle alla chercher du repos.

Telle étoit néanmoins l’impression qu’elle avoit reçue, et de la musique, et des lamentations, et de la figure qu’elle croyoit avoir vue, qu’elle se détermina à tenter une nouvelle épreuve.

Montoni, le jour suivant, ne parut pas songer à la conversation qu’Emilie lui avoit demandée. Plus empressée que jamais de le voir, elle fit demander par Annette à quelle heure il pourroit la recevoir. Il indiqua onze heures. Emilie fut ponctuelle, et rappela son courage pour supporter le choc de sa présence et des souvenirs qu’elle amèneroit. Il étoit au salon de cèdre, entouré d’officiers. Elle garda un profond silence ; son agitation augmenta, et Montoni, qui sans doute ne la voyoit pas, continua sa conversation. Quelques officiers se retournèrent, virent Emilie, et firent une exclamation. Elle alloit se retirer, la voix de Montoni l’arrêta ; et elle lui dit à mots entrecoupés : Je voudrois vous parler, signor, si vous en aviez le loisir.

— Je suis avec de bons amis ; vous pouvez, reprit-il, me parler devant eux.

Emilie, sans lui répliquer, se déroba aux regards avides des chevaliers, et Montoni alors, la suivant dans la salle, la conduisit dans un petit cabinet dont il ferma la porte avec violence. Elle leva les yeux sur sa physionomie barbare, et elle pensa qu’elle regardoit le meurtrier de sa tante. Son esprit bouleversé d’horreur perdit le souvenir du dessein de sa visite, et elle n’osa plus nommer madame Montoni.

Le signor à la fin lui demanda avec impatience ce qu’elle avoit à lui communiquer. — Je n’ai pas de temps à perdre en bagatelles, dit-il, tous mes momens sont importans.

Emilie lui dit alors qu’elle désiroit de retourner en France, et qu’elle venoit lui en demander la permission. Il la regarda avec surprise, et lui demanda le motif d’une telle requête. Elle hésita, pâlit, trembla, et s’évanouit presqu’à ses pieds. Il vit son émotion avec une apparente indifférence, et rompit le silence pour lui dire qu’il lui tardoit de retourner au salon. Emilie eut la force de répéter alors la demande qu’elle avoit faite. Montoni lui donna un refus absolu ; et elle reprit tout son courage.

— Je ne puis, monsieur, dit-elle, rester ici avec convenance, et je pourrois vous demander de quel droit vous m’y voulez retenir.

— C’est par ma volonté, répondit Montoni, en mettant la main sur la serrure ; cela doit vous suffire.

Emilie voyant bien qu’une pareille décision n’admettoit point d’appel, n’essaya pas de soutenir ses droits, et fit un foible effort pour en démontrer la justice. — Pendant que ma tante vivoit, monsieur, dit-elle d’une voix tremblante, ma résidence ici pouvoit être décente ; mais maintenant qu’elle n’est plus, il doit m’être permis de partir. Ma présence, monsieur, ne sauroit vous être agréable, et un plus long séjour ne serviroit qu’à m’affliger.

— Qui vous a dit que madame Montoni fût morte ? dit-il avec un regard perçant. Emilie hésita. Personne ne le lui avoit dit, et elle n’osoit avouer qu’elle avoit vu dans la chambre du portail l’affreux spectacle qui le lui avoit appris.

— Qui vous l’a dit ? répéta Montoni avec une sévérité plus imposante.

— Hélas ! je le sais trop bien, dit Emilie ; épargnez-moi sur ce sujet terrible.

Elle s’assit sur un banc, pour pouvoir se soutenir.

— Si vous désirez la voir, dit Montoni, vous le pouvez ; elle est dans la tour de l’orient.

Il la quitta sans attendre de réponse, et rentra au salon de cèdre. Plusieurs des chevaliers qui n’avoient point encore vu Emilie, commencèrent à le railler sur une telle découverte ; mais Montoni ne souriant point à cette gaîté, ils changèrent de conversation.

Il entretint le subtil Orsino d’un plan d’excursion médité pour le lendemain. Son ami conseilla qu’on attendît l’ennemi. Verezzi le contredit avec son impétuosité ordinaire. Il taxa Orsino d’un défaut de courage, et jura que, si Montoni vouloit lui donner cinquante hommes, il vaincroit aisément tout ce qui s’opposeroit à lui.

Orsino sourit de dédain. Montoni sourioit aussi ; mais cependant il écoutoit. Verezzi alors continua, et se livra aux déclamations les plus positives, les plus véhémentes, jusqu’à ce qu’interdit par une objection d’Orsino, il n’eût de ressource que l’invective. Son esprit sauvage et bouillant détestoit la prudente finesse d’Orsino. Il le contre-carroit toujours, et le haïssoit en secret. Montoni voyoit de sang froid leurs différends ; il connoissoit leurs divers talens, et savoit l’art de les tourner à ses desseins. Verezzi, dans l’emportement, accusa Orsino de lâcheté. Orsino ne répliqua pas ; une pâleur livide couvrit ses traits ; et Montoni qui veilloit sur ses mouvemens, lui vit mettre la main dans son sein. Verezzi, dont l’extrême rougeur contrastoit si vivement avec la figure d’Orsino, ne remarqua pas son action ; il continuoit à déclamer hardiment contre les poltrons. Cavigni sourioit de sa véhémence, et de la silencieuse mortification d’Orsino. Ce dernier, reculant un pas, tira tout à coup son stylet pour en frapper au dos son adversaire. Montoni lui retint le bras avec un regard si expressif, qu’il remit le poignard dans son sein. Personne ne remarqua cette scène ; toute la troupe rangée sous une fenêtre, disputoit à la fois sur la situation d’une embuscade.

Quand Verezzi se fut retourné, et que la haine mortelle peinte sur le visage de son ennemi lui eut fait soupçonner sa cruelle intention, il mit la main sur son épée, et semblant se recueillir, il s’adressa à Montoni.

— Signor, dit-il, regardant Orsino, nous ne sommes pas une bande d’assassins ; si vous avez besoin d’hommes braves, employez-moi à cette expédition, et vous aurez jusqu’à la dernière goutte de mon sang : si vous ne voulez que des lâches, gardez-le, ajouta-t-il en montrant Orsino, et laissez-moi quitter Udolphe.

Orsino, plus enflammé de rage, tira de nouveau son stylet, et se jeta sur Verezzi. Celui-ci tira son épée ; mais Montoni et tous les autres réussirent à les séparer.

— C’est la conduite d’un enfant, dit Montoni à Verezzi, ce n’est pas celle d’un homme ; modérez-vous dans vos discours.

— La modération, c’est la vertu des lâches, répliqua Verezzi, ils se modèrent en tout, excepté dans la crainte.

— Je prends pour moi vos paroles, dit Montoni avec un regard hautain et tirant son épée.

— De tout mon cœur, s’écria Verezzi ; mais je ne les disois pas pour vous.

Il fit un pas vers Montoni ; et pendant leur combat, cet infâme Orsino voulut encore atteindre Verezzi, et en fut encore empêché.

Les combattans furent enfin séparés ; et après de violentes querelles, on réussit à les réconcilier. Montoni sortir sur-le-champ, accompagné par Orsino, et ils eurent tête à tête un fort long entretien.

Emilie, pendant ce temps, confondue des derniers mots de Montoni, oublia, dans le premier moment, la résolution qu’il lui avoit annoncée de la retenir dans le château ; elle ne pensoit qu’à sa malheureuse tante. Il avoit dit qu’elle étoit à la tour d’orient. Souffrir, comme il le faisoit, que les restes de son épouse demeurassent ainsi sans sépulture, c’étoit un excès de brutalité dont elle n’euroit pas cru que Montoni lui-même fût capable.

Après une lutte intérieure, elle se détermina à profiter de sa permission et à donner un dernier regard à cette tante infortunée. Elle retourna chez elle dans ce dessein ; et pendant le temps qu’elle attendait Annette, elle s’efforça d’acquérir assez de force pour soutenir le spectacle qu’elle alloit essuyer. Elle frémissoit ; mais elle sentoit que le souvenir d’avoir rempli son dernier devoir seroit pour elle une consolation dans l’avenir.

Annette monta ; Emilie lui dit son dessein, et Annette essaya vainement de l’en détourner. Annette, avec beaucoup de difficulté, se laissa engager à venir jusqu’à la tour ; mais aucune considération ne l’auroit fait entrer dans la chambre d’un mort.

Elles sortirent du corridor, et arrivèrent au pied de l’escalier qu’Emilie connoissoit déjà. Annette lui déclara qu’elle n’iroit pas plus loin. Emilie monta seule. Quand elle revit la trace de sang, le courage lui manqua ; elle fut contrainte de s’arrêter, et fut au moment de descendre. Une pause de quelques minutes ranima sa résolution, et elle continua de monter.

En arrivant sur le palier du haut, Emilie se souvint que cette porte avoit été fermée ; elle craignoit qu’elle ne le fût encore. Elle fut trompée sous ce rapport. La porte s’ouvrit sous sa main, et l’introduisit dans une chambre sombre et déserte. Elle la considéra avec une extrême crainte, avança lentement, et entendit une voix sourde qui parloit. Incapable de parler elle-même ou de faire un seul mouvement, Emilie ne jeta pas un cri. La voix parla encore ; et lui trouvant une ressemblance à celle de madame Montoni, Emilie reprit du courage. Elle s’approcha du lit, qui se trouvoit au bout ; elle ouvrit les rideaux ; elle y trouva une figure maigre et pâle ; elle tressaillit ; elle avança, et prit en frémissant la main que tendoit le squelette. Elle quitta ensuite cette main, et considéra le visage avec des regards incertains : c’étoit madame Montoni, mais à tel point défigurée, qu’à peine ses traits actuels donnoient-ils le souvenir de ce qu’elle avoit été. Elle vivoit encore ; et levant les yeux, elle les tourna sur sa nièce.

Où avez-vous donc été si long-temps ? dit-elle du même son de voix. Je pensois que vous m’aviez abandonnée.

Vivez-vous, dit enfin Emilie, ou bien n’est-ce qu’une apparition ? Elle ne reçut aucune réponse, reprit sa main, et s’écria : C’est un corps, mais il est froid, il est froid comme du marbre. Elle la laissa retomber. Oh ! si réellement vous vivez, parlez-moi, reprit Emilie avec l’accent du désespoir. Ne me laissez pas perdre mes sens, dites que vous me reconnoissez.

Je vis, lui dit madame Montoni ; mais je sens que je vais mourir.

Emilie lui saisit la main, et la pressa en gémissant. Elles furent quelque temps en silence. Emilie tâcha de la consoler, et lui demanda ce qui l’avoit réduite à l’état où elle la voyoit.

En la faisant enlever sur l’invraisemblable soupçon qu’elle avait attenté à sa vie, Montoni avoit exigé de ses agens le plus profond secret sur elle. Il avoit alors deux motifs ; la priver des consolations d’Emilie, et se ménager l’occasion de la faire périr sans éclat, si quelque circonstance confirmoit ses soupçons actuels. La conscience de la haine qu’il avoit dû mériter d’elle, l’avoit conduit naturellement à l’accuser d’une tentative qu’on essayoit contre sa vie. Il n’avoit pas d’autres raisons pour la supposer criminelle, et ne laissoit pas de croire encore qu’elle l’étoit. Il l’abandonna dans cette tour à la plus rigoureuse captivité. Sans remords, sans pitié, il la laissa languir en proie à une fièvre dévorante qui l’avoit mise enfin aux portes du tombeau.

La trace de sang qu’Emilie vit dans l’escalier, avoit coulé d’une blessure que l’un des satellites de Montoni avoit reçue pendant le combat, et qui s’étoit débandée en marchant. Pendant la nuit, ces hommes se contentèrent d’enfermer bien leur prisonnière, et cessèrent de la garder. C’est donc ainsi qu’à la première recherche Emilie trouva cette tour déserte et silencieuse.

Quand elle fit un effort pour ouvrir la porte de la chambre, sa tante s’étoit endormie ; et le silence profond qui régnoit, lui confirma l’idée que sans doute elle n’existoit plus. Cependant, si la terreur ne l’eût pas empêchée de recommencer à l’appeler, elle auroit à la fin éveillé madame Montoni, et se seroit épargné bien des peines. Le spectacle qu’elle avoit vu dans la chambre du portail, et qui avoit achevé de la convaincre, était le corps d’un homme blessé pendant le combat, et le même qu’on avoit posé dans la salle où elle avoit cherché un refuge. Cet homme avoit souffert pendant deux ou trois jours. Après sa mort, ou l’avoit transporté sur le lit même où il avoit expiré, et on devoit l’inhumer dans le caveau sous la chapelle, où Emilie et Bernardin avoient passé.

Emilie, après mille questions à madame Montoni sur elle-même, la laissa seule, et chercha Montoni. L’intérêt si touchant qu’elle sentoit pour sa tante, lui faisoit oublier à quel ressentiment ses remontrances l’exposeraient, et le peu d’apparence qu’elle pût obtenir ce qu’elle alloit lui demander.

Madame Montoni est mourante, monsieur, dit Emilie aussitôt qu’elle le vit ; votre courroux sans doute ne la poursuivra pas jusqu’au dernier moment. Souffrez qu’on la reporte à son appartement, et qu’on lui procure sans délai tous les soulagemens nécessaires.

À quoi cela servira-t-il, si elle se meurt ? dit Montoni avec une apparente indifférence.

— Cela servira, monsieur, a vous épargner quelques-uns des remords que vous souffrirez certainement, lorsque vous serez dans sa situation. — Montoni fit comprendre à la triste Emilie toute l’imprudence de son indignation ; il lui donna l’ordre absolu de s’éloigner à l’instant de sa présence. Mais uniquement occupée de la pitié que lui inspiroit sa tante, et la voyant mourir sans secours, Emilie se soumit à s’humilier devant Montoni, et employa tous les moyens de persuasion, pour le fléchir en faveur de son épouse.

Pendant long-temps il résista à ses paroles et à ses regards. Mais à la fin, la pitié, qui sembloit avoir emprunté les traits expressifs d’Emilie, réussit à toucher son cœur. Il se tourna, honteux d’un bon mouvement : et tour à tour inflexible, attendri, il consentit qu’on la remît chez elle, et qu’Emilie pût lui rendre des soins. Craignant tout à la fois, et que ce secours ne vînt trop tard, et que Montoni ne se rétractât, Emilie prit à peine le temps de l’en remercier ; mais aidée par Annette, elle prépara promptement le lit de madame Montoni, et lui porta un restaurant qui la mit en état de soutenir le transport.

À peine étoit-elle arrivée chez elle, que son époux redonna l’ordre de la laisser au fond de la tour. Emilie, satisfaite d’avoir pris une telle diligence, se hâta de l’aller trouver. Elle lui représenta qu’un second trajet deviendroit fatal, et il permit que sa femme restât dans son appartement.

Durant toute la journée ; Emilie ne quitta madame Montoni que pour lui préparer les alimens qu’elle croyoit nécessaires. Madame Montoni les prenoit avec complaisance, mais elle sembloit certaine qu’ils ne retarderoient pas sa mort, et paroissoit à peine désirer l’existence. Emilie la gardait avec la plus tendre inquiétude. Ce n’étoit plus une tante impérieuse, c’étoit la sœur d’un père chéri, dont la situation appeloit la compassion autant que la tendresse. Quand la nuit fut venue, elle vouloit la passer près d’elle, mais sa tante s’y opposa absolument ; elle exigea qu’elle allât prendre du repos, et qu’Annette seule restât près d’elle. Le repos véritablement étoit bien nécessaire à Emilie, après les secousses et les mouvemens de ce jour ; mais elle ne voulut pas quitter madame Montoni avant l’heure de minuit, époque que les médecins regardent comme critique.

Bientôt après minuit, Emilie ayant bien recommandé à Annette de veiller avec soin et de venir la chercher au moindre symptôme de danger, elle souhaita une bonne nuit à madame Montoni, et la quitta avec tristesse pour regagner sa chambre. Elle se sentoit le cœur déchiré par l’état horrible de sa tante, dont elle n’osoit qu’à peine espérer le rétablissement. Elle ne voyait plus de terme à ses propres malheurs, enfermée ainsi qu’elle l’étoit dans un vieux château isolé, hors de la portée de ses amis, si elle en avoit quelques-uns, hors des secours de la pitié, si des étrangers l’eussent sentie ; mais au pouvoir d’un homme capable de tout ce que son intérêt ou son ambition pourroient lui conseiller.

Occupée de réflexions aussi mélancoliques, anticipant tristement sur l’avenir, Emilie ne se mit pas au lit, et s’appuya, dans sa rêverie, au bord de sa fenêtre ouverte. Les bois et les montagnes, tranquillement éclairés par l’astre des nuits, formoient un contraste pénible avec l’état de son esprit, mais le murmure des bois et le sommeil de la nature adoucirent graduellement les émotions qu’elle ressentait, et soulagèrent enfin son cœur jusqu’à lui faire verser des larmes.

Elle resta à pleurer pendant assez long-temps sans suivre aucune idée, et ne conservant que le sentiment vague des malheurs qui pesoient sur elle. Quand à la fin elle ôta le mouchoir de ses yeux, elle aperçut devant elle, sur la terrasse, la figure qu’elle avoit déjà observée. Elle étoit immobile et muette en face de sa fenêtre. En la voyant, elle tressaillit, et la terreur, pour un moment, surmonta sa curiosité. Elle revint ensuite à la fenêtre, et la figure y étoit encore, elle put l’examiner, mais non pas lui parler, comme d’abord elle se le proposoit. La lune étoit brillante, et l’agitation de son esprit étoit peut-être l’unique obstacle à ce qu’elle distinguât nettement la figure qui étoit devant elle. Cette figure ne faisoit aucun mouvement, et Emilie douta qu’elle pût être animée. Toutes ses pensées errantes se recueillirent alors ; elle jugea que sa lumière l’exposoit au danger d’être vue : elle alloit la changer de place, quand la figure fit un mouvement, lui tendit quelque chose qui ressembloit à une main, comme pour la saluer ; et pendant qu’elle restoit immobile de crainte et de surprise, le geste se répéta. Elle essaya de parler ; les mots expirèrent sur ses lèvres ; elle sortit de la fenêtre pour écarter sa lampe, et entendit un foible gémissement. Elle écouta sans oser revenir ; elle en entendit un second.

— Grand Dieu, dit-elle, qu’est-ce que cela veut dire ?

Elle écouta encore, mais n’entendit plus rien. Après un fort long intervalle, elle eut assez de courage pour revenir à la fenêtre ; elle revit la figure. Elle en reçut un nouveau salut, et entendit de nouveaux soupirs.

— Ce gémissement est bien sûrement humain ! Je veux parler, dit-elle. Qui est là ? cria Emilie d’une voix foible ; qui se promène à une telle heure ?

La figure releva la tête ; mais aussitôt elle tressaillit, et se glissa sur la terrasse. Emilie la suivit des yeux, et la vit au clair de lune qui se déroboit légèrement. Elle n’entendit marcher que lorsque la sentinelle s’avança à pas lents. L’homme s’arrêta sous sa fenêtre, et l’appela par son nom ; elle alloit se retirer. Un second appel l’engagea à répondre. Le soldat lui demanda avec respect si elle n’avoit rien vu passer. Elle répondit qu’elle avoit cru voir quelque chose. Il n’en dit pas davantage, et retourna sur la terrasse, où enfin Emilie le perdit de vue. Mais comme cet homme étoit de garde, elle savoit bien qu’il ne pouvoit passer le rempart, et elle attendit son retour.

Bientôt après elle l’entendit qui poussoit de grands cris. Une voix plus éloignée répondit ; le corps de garde s’ébranla ; tout le détachement traversa la terrasse. Emilie demanda ce que c’étoit ; mais les soldats passèrent sans la regarder.

L’imagination d’Emilie se reporta bien vîte à la figure qu’elle avait vue. Ce ne peut être une personne, dit-elle, qui ait des desseins sur ce château ; elle tiendroit une autre conduite ; elle ne s’aventureroit pas si près des sentinelles de garde, et ne se placerait pas en face d’une fenêtre, au risque d’être découverte. Elle se hasarderoit encore moins à saluer et à soupirer. Mais ce n’est pas non plus un prisonnier : comment pourroit-il jouir d’une liberté semblable ?

Si Emilie eût eu plus de vant, elle auroit cru que quelqu’habitant du château se promenoit sous sa fenêtre, dans l’espérance de la considérer, et de pouvoir lui déclarer ses sentimens. Mais cette idée ne vint pas à Emilie ; et quand elle l’auroit eue, elle l’auroit abandonnée comme improbable, puisque le personnage avoit pu lui parler, et s’étoit tenu dans le silence, et qu’à l’instant où elle-même avoit dit un mot, la figure, tout à coup, avoit quitté la place.

Pendant qu’elle revoit ainsi, deux sentinelles passèrent sur le rempart, en s’entretenant avec vivacité. Elle saisit quelques mots, et apprit qu’un de leurs camarades étoit tombé sans connoissance. Bientôt après, trois autres soldats s’avancèrent fort lentement, et elle, ne distingua qu’une voix basse par intervalle. À mesure qu’ils approchoient, elle vit que celui qui parloit étoit soutenu de ses camarades ; elle les appela, et demanda ce qui étoit arrivé. Au son de sa voix, ils s’arrêtèrent, ils regardèrent ; elle leur répéta sa question. On répondit que Roberto, leur camarade, avoit éprouvé un accès, et que le cri qu’il avoit fait en tombant avoit donné une fausse alarme.

— Est-il sujet à ces accès ? dit Emilie.

— Oui, signora, répliqua le soldat ; mais quand je ne le serois pas, ce que j’ai vu eût effrayé le pape lui-même.

— Qu’est-ce que vous avez vu ? dit Emilie tremblante.

— Je ne puis dire, ni ce que c’étoit, ni ce que j’ai vu, ni comment cela a disparu, dit le soldat, qui sembloit frissonner à ce souvenir.

— Est-ce la personne que vous suiviez sur le rempart, qui vous a causé cette alarme ? dit Emilie, en tâchant de cacher la sienne.

— La personne ! cria l’homme, c’étoit le diable, et ce n’est pas la première fois que je l’ai vu.

— Ce ne sera pas la dernière, dit en riant un de ses camarades.

— Non, non. Je ne voudrois pas le garantir, dit un autre.

— Bon, reprit le soldat, moquez-vous tant qu’il vous plaira ; vous n’étiez pas si gai, vous, Sébastien, quand, l’autre nuit, vous étiez de garde avec Lancelot !

— Lancelot n’a pas à se vanter, dit Sebastien : qu’il se souvienne à quel point il trembloit, et se trouvoit incapable de donner le mot, jusqu’à ce que l’homme eût disparu. Si l’homme n’étoit pas venu si secrètement sur nous, je l’aurois bien saisi, et lui aurois fait dire ce qu’il étoit.

— Quel homme ? demanda Emilie.

— Ce n’étoit pas un homme, mademoiselle, dit Lancelot ; c’étoit le diable, comme dit mon camarade. Quel homme, hors ceux de ce château, pourroit venir au rempart à minuit ? Je pourrois autant me glorifier d’entrer à Venise dans le conseil des sénateurs ; je garantis que j’en sortirois plutôt vivant, qu’un pauvre hère surpris la nuit dans nos murailles. Je pense donc bien avoir prouvé clairement que ce ne peut être un étranger. Maintenant je prouve que ce n’est point un homme du château : s’il l’habitoit, craindroit-il autant d’être vu ? J’espère qu’après tout cela, personne ne me soutiendra que ce pouvoit être quelqu’un. Non, je vous le dis : par le Saint Père ! c’étoit le diable, et Sébastien sait bien que ce n’est pas la première fois que nous l’avons vu.

— Quand avez-vous vu cette figure ? dit Emilie, souriant à demi. Elle trouvoit la conversation longue, et cependant elle y prenoit un intérêt qui ne lui permettoit pas d’y renoncer.

— Il y a environ une semaine, dit Sébastien, qui vouloit commencer une histoire.

— Et où ?

— Sur le rempart du haut, mademoiselle.

— La poursuivîtes-vous, quand elle vous échappa ?

— Non, signora : Lancelot et moi nous étions de garde ensemble ; on auroit entendu une souris trotter. Soudain Lancelot me dit : Sébastien, ne vois-tu rien ? Je tournai ma tête sur la gauche, comme à présent.

— Non, lui dis-je. Paix, dit Lancelot, regarde là… justement auprès du canon. Je regardai et crus voir quelque chose ; mais on n’avoit de clarté que celle des étoiles, et je ne pouvois pas bien distinguer. Nous restâmes en silence, nous observâmes, et nous vîmes passer quelque chose près du mur du château, et en face de nos postes.

— Et que ne le saisîtes-vous ? s’écria un soldat qui n’avoit pas encore parlé.

— Oui, que ne le saisîtes-vous ? dit Roberto.

— Si vous y aviez été, vous l’auriez fait, reprit Sébastien : vous auriez eu la hardiesse de le prendre à la gorge, quand c’eût été le diable même ? Nous n’avons pas pris une pareille liberté, parce que nous ne sommes pas aussi familiers avec lui que vous l’êtes peut-être, vous autres. Mais, comme je le disois, il s’éloigna très-vîte : nous n’étions pas revenus de notre surprise, que déjà il étoit parti ; nous savions bien qu’on le suivroit inutilement ; nous veillâmes toute la nuit, et nous ne le vîmes plus. Le lendemain matin nous dîmes à nos camarades de l’autre rempart ce qui s’étoit passé au nôtre ; mais ils n’avoient rien vu ; ils se moquèrent de nous, et cette nuit seulement, la même figure a reparu.

— Où l’avez-vous perdue, mon ami ? dit Emilie à Roberto.

— Quand je vous ai quittée, mademoiselle, dit le soldat, vous avez pu me voir aller sur le rempart ; mais je n’ai rien vu avant de me trouver à la terrasse d’orient. La lune étoit brillante, et j’ai vu comme une ombre qui fuyoit devant moi d’un peu loin ; je me suis arrêté au coin de la tour où je venois de voir la figure, elle avoit disparu ; j’ai regardé sous cette vieille arcade où j’étois sûr de l’avoir vu passer ; tout de suite j’ai entendu un bruit : ce n’étoit pas un soupir, un cri, un accent, quelque chose, en un mot, que j’eusse entendu dans ma vie. Je ne l’ai entendu qu’une fois, mais c’est assez ; je ne sais pas plus ce qui m’est arrivé jusqu’au moment où je me suis trouvé environné de mes camarades.

— Venez, dit Sébastien, retournons à nos postes, la lune va se coucher. Bonsoir, mademoiselle.

— Bonsoir, dit Emilie ; que la Sainte Vierge vous assiste ! Elle referma la fenêtre, et se retira pour réfléchir à cette étrange circonstance qui se lioit précisément avec les événemens des autres nuits ; elle s’efforçoit d’en tirer quelque résultat plus certain qu’une conjecture ; mais son imagination étoit alors trop enflammée, son jugement étoit obscurci, et les terreurs de la superstition maîtrisoient encore ses idées.


CHAPITRE III.

Le lendemain Emilie trouva madame Montoni à peu près dans le même état : elle avoit peu dormi, et ces trop courts instans de sommeil n’avoient pu la rafraîchir. Elle sourit à sa nièce, et parut se ranimer à sa vue : elle parla peu, et ne nomma point Montoni. Bientôt après lui-même entra chez elle ; sa femme, apprenant que c’étoit lui, parut fort agitée, et garda un silence absolu. Mais Emilie s’étant levée de la chaise qu’elle occupoit auprès de son lit, elle la pria d’une voix foible, de ne la pas abandonner.

Montoni ne venoit point pour consoler sa femme, qu’il savoit bien être mourante, ou pour obtenir son pardon ; il venoit uniquement pour tenter un dernier effort et arracher sa signature, afin qu’après sa mort tous les biens de Languedoc lui appartinssent, au lieu de revenir à Emilie. Ce fut une scène atroce, où l’un fit voir une impudente barbarie, et l’autre une opiniâtreté qui survivoit même à ses forces physiques. Emilie déclara mille fois qu’elle aimoit mieux abandonner ses droits, que de voir les derniers momens de sa tante troublés par ce cruel débat. Montoni, néanmoins, ne quitta pas l’appartement, jusqu’à ce que son épouse, épuisée par une contestation fatigante, eut enfin perdu connoissance. Elle fut long-temps tout à fait insensible ; Emilie commençoit à craindre qu’elle ne fût expirée. Elle revint à la fin ; et regardant Emilie, dont les larmes tomboient sur elle, elle fit un effort pour parler : on ne put l’entendre, et Emilie crut encore qu’elle alloit mourir dans ses bras. Elle retrouva pourtant l’usage de la parole ; et remise assez bien par un cordial qu’on lui donna, elle entretint long-temps sa nièce avec précision et clarté sur ses propriétés de France. Elle lui apprit où se trouvoient des papiers importans qu’elle avoit dérobés aux recherches de Montoni, et la chargea expressément de ne jamais s’en dessaisir.

Après cette conversation, madame Montoni s’assoupit et sommeilla jusqu’au soir, elle sembla se trouver mieux qu’elle n’avoit encore fait depuis son départ de la tour. Emilie ne la quitta pas jusque long-temps après minuit ; elle seroit restée davantage, si sa tante ne l’eût conjurée d’aller prendre un peu de repos : elle obéit d’autant plus volontiers, que la malade lui paroissoit soulagée. Elle donna à Annette les mêmes instructions que l’autre nuit, et se retira dans son appartement. Ses esprits étoient agités ; elle n’auroit pas pu s’endormir, et elle préféra de surveiller cette mystérieuse apparition, qui lui causoit tant d’alarme et tant d’intérêt.

C’étoit alors la seconde garde, et l’heure où la figure avoit déjà paru. Emilie entendit les sentinelles qui se relevoient ; et quand tout fut rentré dans le calme, elle reprit sa place à la fenêtre, et mit sa lampe de côté, afin de ne pas être aperçue. La lune donnoit une lumière foible et incertaine ; d’épaisses vapeurs l’obscurcissoient, et quand elles rouloient sur son disque, les ténèbres étoient absolues. Dans un de ces sombres momens, elle remarqua une flamme légère qui voltigeoit sur la terrasse ; pendant qu’elle regardoit, la flamme s’évanouit. La lune se montrant au travers de nuages plombés et chargés de tonnerres, Emilie contempla les cieux ; de nombreux éclairs sillonnoient une nuée noire, et répandoient une lueur morne sur la masse des bois du vallon. Durant ces éclats passagers, Emilie se plaisoit à observer les grands effets du paysage : quelquefois, au-dessus d’une montagne, un nuage ouvroit ses feux ardens ; cette splendeur subite illuminoit jusqu’aux cavités, puis tout étoit replongé dans une obscurité plus profonde. D’autres fois les éclairs dessinoient tout le château, détachoient l’arcade gothique, la tourelle au-dessus, les fortifications au-dessous ; et alors l’édifice entier, ses tours, sa masse, ses étroites fenêtres, brilloient et disparoissoient à l’instant.

Emilie, en regardant le rempart, revit encore la flamme qu’elle avoit remarquée ; cette flamme étoit en mouvement. Bientôt après Emilie entendit marcher ; la lumière se montroit et s’éclipsoit successivement. Elle la vit passer sous sa fenêtre, et à l’instant elle entendit marcher ; mais l’obscurité étoit telle, qu’on ne pouvoit distinguer que la flamme. Tout à coup la lueur d’un éclair fit voir à Emilie quelqu’un sur la terrasse. Toutes les anxiétés de la nuit se renouvelèrent ; la personne avança, et la flamme, qui sembloit se jouer, paroissoit et s’évanouissoit par momens. Emilie désiroit parler pour terminer ses doutes, et n’assurer si la figure étoit humaine ou bien surnaturelle. Le courage lui manquoit toutes les fois qu’elle ouvroit la bouche ; la lumière se trouvant enfin justement au-dessous de sa fenêtre, elle demanda d’une voix languissante qui c’étoit.

— Ami, reprit une voix.

— Et quel ami dit Emilie qui se sentit encouragée ; qui êtes-vous ? quelle lumière portez-vous ?

— Je suis Antonio, un des soldats du signor, reprit la voix.

— Et quelle est cette lumière ? demanda Emilie ; voyez donc comme elle brille et comme elle s’évanouit !

— Cette lumière, mademoiselle, dit le soldat, a paru cette nuit comme vous la voyez sur la pointe de ma lance. Elle y est depuis ma patrouille ; mais je ne sais pas ce qu’elle signifie.

— Cela est étrange, dit Emilie.

— Mon camarade, continua l’homme, a de même une flamme au bout de sa pique ; il dit qu’il a déjà remarqué le même prodige ; je ne l’ai, moi, jamais observé ; mais je ne suis au château que depuis peu, je suis encore nouveau soldat.

— Comment votre camarade s’explique-t-il ? dit Emilie.

— Il dit que c’est un présage, mademoiselle, et que cela n’annonce rien de bon.

— Et quel mal cela peut-il prédire ?

— Il n’en sait pas si long, mademoiselle.

Que ce présage alarmât ou non Emilie, il est toujours certain qu’elle sentit un grand soulagement en découvrant que cet homme qui passoit n’étoit qu’un soldat de la garde ; elle pensa aussitôt que c’étoit peut-être lui, qui, la nuit précédente, lui avoit causé une aussi vive alarme. Il y avoit néanmoins des circonstances essentielles qui avoient besoin d’explication. Autant qu’au clair de lune elle en pouvoit juger, la figure qu’elle avoit remarquée, ne ressembloit à cet homme ni pour la taille ni pour la forme, et, de plus, ne portoit point d’armes. La légèreté de ses pas, si même c’étoit des pas, ses gémissemens, son étrange fuite, étoient autant de mystères qui ne pouvoient s’accorder avec l’état d’un soldat de la garde.

Elle demanda alors à la sentinelle si elle avoit vu quelqu’un autre que son compagnon se promener à minuit autour de la terrasse, et elle lui raconta alors en très-peu de mots ce qu’elle-même avoit observé.

— Je n’étois pas de garde hier, mademoiselle, reprit le soldat ; mais j’ai appris ce qui étoit arrivé. Il y en a parmi nous qui croient d’étranges choses ; on fait aussi de très-étranges histoires au sujet de ce château ; mais ce n’est pas à moi qu’il convient de les répéter. Pour mon compte je n’ai pas à me plaindre, et notre chef en use généreusement.

— Je vous recommande la prudence, dit Emilie. Bonne nuit ! prenez ceci pour m’obliger, ajouta-t-elle en lui jetant une petite pièce de monnoie ; elle referma ensuite sa fenêtre, et mit fin à de plus longs discours.

Dès que le soldat fut parti, elle la rouvrit, et écouta avec une sorte de plaisir le tonnerre qui grondoit au-delà des montagnes : elle observoit les éclairs qui se croisoient au fond de ce tableau. Le tonnerre rouloit d’une manière terrible ; les montagnes se le renvoyoient, et l’on eût cru qu’un autre orage lui répondoit à l’horizon. Les nuages s’augmentant toujours, finirent par dérober la lune, et prirent cette teinte sulfureuse et pourprée qui annonce les violentes tempêtes.

Emilie resta a la fenêtre ; mais la foudre éclatante, qui de moment en moment découvroit l’horizon, la vallée et le paysage, ne permit plus de s’y tenir avec sûreté ; elle se jeta sur son lit. Incapable de dormir, elle écoutoit dans un respectueux silence les coups épouvantables qui sembloient ébranler le château jusque dans ses fondemens.

Il s’écoula ainsi un temps considérable ; mais au milieu du fracas de l’orage elle crut entendre une voix : elle se leva pour s’en assurer, elle vit la porte s’ouvrir, et Annette s’avancer avec toute l’horreur de l’effroi.

— Elle se meurt ! mademoiselle. Madame se meurt, dit-elle.

Emilie tressaillit, et courut chez sa tante. Quand elle entra, madame Montoni paroissoit évanouie ; elle étoit calme et insensible. Emilie, avec un courage qui ne savoit point céder à la douleur toutes les fois que son devoir exigeoit son activité, Emilie n’épargna aucun moyen de la rappeler à la vie ; mais le dernier effort étoit fait, elle avoit fini pour toujours.

Quand Emilie s’aperçut de l’inutilité de ses soins, elle fit plusieurs questions à la tremblante Annette ; elle apprit que madame Montoni étoit tombée dans une sorte d’assoupissement bientôt après le départ d’Emilie, et qu’elle étoit restée en cet état jusqu’à l’instant qui avoit précédé sa mort.

Je m’étonnois, mademoiselle, dit Annette, que ma maîtresse n’eût pas peur du tonnerre, tandis que j’étois si effrayée. J’allois souvent au lit pour lui parler, mais elle me paroissoit endormie. Tout à coup, à la fin, j’entendis un bruit singulier ; j’allai à elle, elle se mouroit.

Emilie, à ce récit, ne put retenir ses larmes ; elle ne douta pas que le violent changement produit dans l’air par cet orage, ne fut devenu trop funeste à l’épuisement de madame Montoni.

Après une courte délibération, elle décida que Montoni ne seroit pas informé de l’événement avant le lendemain matin ; elle pensoit qu’il lui échapperoit quelques expressions inhumaines ; et que, dans l’état actuel de ses esprits, elle ne pourroit pas les soutenir. Avec la seule Annette, que son exemple encourageoit, elle commença l’office des morts, et veilla toute la nuit auprès du corps de sa tante. Cet acte solennel étoit rendu encore plus imposant par l’effrayante secousse que la foudre en courroux donnoit à la nature. Emilie pria le ciel de répandre sur elle sa force et ses secours, et le Dieu des consolations entendit sa fervente prière.



CHAPITRE IV.

Quand Montoni fut informé de la mort de son épouse, et qu’il considéra qu’elle étoit morte sans lui donner la signature qui étoit si nécessaire à l’accomplissement de ses désirs, aucun sentiment de décence n’arrêta l’expression de son ressentiment. Emilie eut grand soin d’éviter sa présence, et durant deux jours et deux nuits elle veilla presque constamment le corps de sa malheureuse tante. Son cœur, profondément touché du destin de ce triste objet, oublioit toutes ses fautes, ses injustices, et la dureté de sa domination ; elle ne se rappeloit que ses souffrances, et ne pensoit à elle qu’avec une tendre pitié. Cependant elle rêvoit parfois à l’étrange aveuglement devenu si fatal à sa tante, et qui l’enveloppoit elle-même dans un labyrinthe d’infortunes, dont elle ne découvroit aucun moyen de s’échapper. Avoir épousé Montoni ! Mais quand elle méditoit sur une telle circonstance, c’étoit avec chagrin et non avec colère ; elle la plaignoit et ne lui reprochoit rien.

Ses pratiques pieuses ne furent nullement troublées par Montoni : il évitoit la chambre où l’on gardoit les restes de son épouse, et même cette partie du château, comme s’il eût craint la contagion de la mort. Il ne paroissoit pas qu’il eût rien ordonné relativement aux funérailles. Emilie craignit que ce ne fût une insulte à la mémoire de madame Montoni ; mais elle fut délivrée de cette crainte, quand, le soir du second jour, Annette vint l’informer que l’enterrement seroit pour la nuit. Elle savoit bien que Montoni ne s’y trouverait pas ; il lui étoit déchirant de penser que le cadavre de son infortunée tante passeroit au tombeau sans qu’un parent ou un ami lui rendît les derniers devoirs. Elle se décida à les remplir sans qu’aucune considération pût l’en détourner ; sans ce motif, elle eût frémi d’accompagner le convoi sous la voûte froide de la chapelle ; elle devoit y suivre des hommes dont le maintien et la figure annonçoient autant de meurtriers ; à minuit, à cette heure de silence et de mystère, choisie par Montoni pour livrer à l’oubli les restes d’une épouse, dont sa conduite trop barbare avoit du moins précipité la fin.

Emilie pénétrée de douleur et de respect, et secondée par Annette, disposa le corps, pour la sépulture ; elles l’enveloppèrent, le couvrirent d’un linge, et attendirent jusqu’à minuit. Elles entendirent à ce moment venir les hommes qui devoient le déposer au sein paisible de la terre. Emilie eut peine à contenir son agitation quand la porte s’ouvrit, et que leurs figures grossières se distinguèrent à la clarté de leurs torches. Deux d’entr’eux, sans parler, levèrent le corps sur leurs épaules, et le troisième les précédant avec un flambeau allumé, ils descendirent tous au tombeau qui se trouvoit dans le souterrain, sous la chapelle.

Ils avoient à traverser deux cours du côté de l’aile orientale du château ; cette partie tenoit à la chapelle, et étoit, comme elle, tout en ruine. Le silence et l’obscurité de ces cours avoient alors peu de pouvoir sur l’esprit d’Emilie ; elle étoit occupée d’idées bien plus lugubres : elle entendoit à peine le cri sourd et effrayant des oiseaux de nuit nichés dans les décombres, et ne remarquoit même pas le vol croisé des chauve-souris. Quand elle entra dans la chapelle, et qu’elle eut traversé les arcades ruinées, les porteurs s’arrêtèrent au haut de quelques degrés qui conduisoient à une porte basse. Leur camarade descendit pour ouvrir, et Emilie découvrit l’abîme ténébreux ; elle vit le cercueil de sa tante porté jusqu’à la dernière marche, et le brigand qui tenoit la torche, avancer pour le recevoir. Tout son courage s’anéantit dans une inexprimable émotion de douleur et d’effroi ; elle se tourna pour chercher le bras d’Annette, qui restoit froide et tremblante ainsi qu’elle. Elle s’arrêta si long-temps sur le haut de cet escalier, que la lueur de la torche commençoit à passer sur les piliers de la chapelle, et que les hommes étoient déjà loin d’elle. L’obscurité qui l’enveloppoit ayant réveillé ses autres craintes, et le sentiment de ce qu’elle croyoit son devoir ayant vaincu sa répugnance, elle descendit dans le caveau, guidée par le retentissement des pas et le foible rayon qui perçoit les ténèbres : le bruit d’une pesante grille, qui tourna sur ses gonds, pour laisser passer le corps, donna à Emilie une nouvelle secousse.

Après une pause d’un moment, elle avança et entra sous la voûte ; elle vit, entre les arches, les hommes qui déposoient le corps sur le bord d’une fosse ouverte. Là se trouvoit un autre serviteur de Montoni, et un prêtre qu’elle n’aperçut que lorsqu’il commença le service. À ce moment elle leva les yeux, elle vit la figure vénérable d’un religieux, et l’entendit d’une voix basse, mais solennelle et touchante, commencer l’office pour les morts. À l’instant où le corps fut placé dans la terre, le tableau étoit tel, que le sombre pinceau du Dominicain même n’eût pas dédaigné de le saisir. Les traits farouches, le costume bizarre de ces Condottieri penchés avec leurs torches sur le tombeau où le cercueil étoit descendu ; la figure vénérable du moine, enveloppé de longues draperies blanches, et dont le capuchon, rejeté par derrière, faisoit ressortir une figure pâle, où l’éclat des flambeaux laissoit voir l’affliction adoucie par la pitié, et quelques cheveux blancs échappés au ravage du temps ; l’attitude touchante d’Emilie, appuyée sur Annette, à moitié détournée, le visage à demi-couvert d’un voile ; la douceur, la beauté de ses traits, sa douleur trop accablante qui ne pouvoit verser des larmes, en confiant à la terre la dernière parente qu’elle eût encore ; les reflets de lumière sous les voûtes, l’inégalité du terrain, qui récemment avoit reçu d’autres corps, l’obscurité générale du lieu de la scène : tant de circonstances réunies auroient entraîné l’imagination d’un spectateur à quelqu’événement plus horrible peut-être que l’enterrement de l’insensée et malheureuse madame Montoni.

Quand le service fut fini, le Père regarda Emilie avec attention et surprise ; il paroissoit qu’il vouloit lui parler ; mais la présence des Condottieri le retint. En retournant aux cours, ils se permirent d’indécentes plaisanteries sur son état et ses cérémonies. Il les endura en silence, et demanda pour toute grâce qu’on le remenât sain et sauf à son couvent. Emilie l’écouta avec un extrême intérêt, et se sentit glacée d’horreur. Arrivée dans la cour, le moine lui donna sa bénédiction, et, après un regard de pitié, prit le chemin du portail avec un homme qui tenoit une torche. Annette en prit une autre, et conduisit Emilie dans son appartement. La physionomie de ce Père, sa tendre expression de pitié, avoient ému le cœur d’Emilie : c’étoit à ses vives instances que Montoni avoit accordé qu’un prêtre vînt rendre à son épouse les devoirs religieux ; Emilie n’en savoit pas plus. Annette lui dit qu’il habitoit un monastère dans les montagnes, à quelques milles de là. Le supérieur, qui redoutoit Montoni et les siens autant qu’il pouvoit les haïr, avoit probablement craint de l’offenser par un refus, et avoit ordonné au moine d’officier à ces funérailles. La charité chrétienne et la sainteté du devoir qu’il s’agissoit de remplir, avoient vaincu sa répugnance à pénétrer dans les murs du château. Le sol de la chapelle étoit un terrain consacré, et l’on ne pouvoit rien objecter à l’inhumation exigée pour l’infortunée signora.

Emilie passa plusieurs jours dans une retraite absolue, dans la terreur pour elle-même, et dans le regret pour sa malheureuse tante. Elle se détermina enfin à tenter un nouvel effort pour obtenir de Montoni qu’il la laissât retourner en France. Elle n’osoit se livrer à aucune conjecture sur les motifs qu’il pouvoit avoir pour la retenir ; elle étoit trop certaine qu’il vouloit la garder, et son premier refus ne lui laissoit guère d’espérance. L’horreur que sa présence lui causoit, lui faisoit différer de jour en jour son audience. Elle fut enfin tirée de cette incertitude par un message de Montoni lui-même, qui désiroit de lui parler à l’heure qu’il indiquoit. Elle commençoit à se flatter que, sa tante n’étant plus, il alloit renoncer à une autorité usurpée ; elle se rappela tout à coup que ces propriétés si long-temps contestées étoient actuellement les siennes ; elle craignit que Montoni ne mît un stratagème en œuvre pour se les faire livrer, et ne la tînt jusque-là prisonnière. Cette pensée, au lieu de l’abattre, ranima les puissances de son âme et remonta tout son courage ; elle auroit tout livré pour assurer le repos de sa tante, mais elle se résolut à ce qu’aucune persécution personnelle n’eût le pouvoir de lui faire rien céder. C’étoit surtout pour Valancourt qu’elle prétendoit garder son héritage ; il lui ménageroit une aisance qui détermineroit leur bonheur. À cette idée, elle sentit bien toute sa tendresse ; elle anticipa le moment où son amitié généreuse diroit à Valancourt que tous ces biens étoient à lui ; elle voyoit le sourire qui animeroit ses traits, le regard affectueux qui exprimeroit sa joie et toute sa reconnoissance ; elle crut à cet instant qu’elle pouvoit braver tous les maux que l’infernale méchanceté de Montoni pourrait vouloir lui préparer. Elle se souvint alors, et pour la première fois depuis la mort de madame Montoni, qu’elle avoit des papiers relatifs à ces biens, et elle résolut de les chercher aussitôt que Montoni auroit terminé l’entretien.

C’est dans une telle disposition qu’elle vint le trouver à l’heure prescrite ; elle attendoit qu’il eût parlé avant de renouveler sa prière. Il étoit avec Orsino et un autre officier, et près d’une table couverte de papiers dont il paroissoit prendre lecture.

Je vous ai fait demander, Emilie, dit Montoni en levant la tête ; je désire que vous soyez témoin d’une affaire que je termine avec mon ami Orsino. Tout ce qu’on demande de vous, c’est de signer ce papier. Il en prit un, en marmota quelques lignes, le remit sur la table, et lui donna une plume. Elle la prit, et alloit écrire. Le dessein de Montoni lui vint soudainement à l’esprit comme un trait de lumière. Elle trembla, laissa tomber sa plume, et refusa de signer sans lire. Montoni affecta de sourire ; et, reprenant le papier, il feignit de lire une seconde fois, ainsi que déjà il l’avoit fait. Emilie frémit de son danger, et, surprise elle-même de cet excès de crédulité qui avoit pensé la trahir, elle refusa positivement toute espèce de signature. Montoni, quelque temps, continua ses plaisanteries ; mais quant à sa persévérance, il comprit qu’elle le devinoit ; il changea sa manière, et lui commanda de le suivre. Dès qu’ils furent seuls, il lui dit qu’il avoit voulu, et pour elle et pour lui, prévenir un débat inutile dans une affaire où sa volonté étoit la justice, et sauroit devenir une loi ; qu’il aimoit mieux la déterminer que la contraindre, et qu’il falloit qu’elle remplît son devoir.

Moi, comme l’époux de la feue signora Montoni, ajouta-t-il, je deviens l’héritier de tout ce qu’elle possédoit ; les biens qu’elle me refusa pendant qu’elle existoit, ne sauroient plus tomber que dans mes mains. Je voudrois, pour votre intérêt, vous ôter l’idée ridicule qu’elle vous donna en ma présence, que ses biens seroient à vous, si elle mouroit sans me les céder. Elle savoit bien, à ce moment, qu’elle ne pouvoit m’en priver après elle. Je pense que vous avez trop de raison pour provoquer mon ressentiment par une réclamation injuste. Je ne suis pas dans l’habitude de flatter ; vous pouvez donc regarder mes éloges comme sincères. Vous possédez un jugement supérieur à celui de votre sexe ; vous n’avez aucune de ces foiblesses qui marquent trop souvent le caractère des femmes, l’avarice, l’amour du pouvoir, qui fait trouver aux femmes tant de plaisir à contredire, et qui les fait disputer alors même qu’elles ne peuvent dominer ; si je comprends bien votre disposition et vos idées, vous avez un souverain mépris pour les foiblesses de votre sexe.

Montoni s’arrêta, Emilie garda le silence ; elle le connoissoit trop à fond pour croire qu’il condescendît à une flatterie semblable, s’il ne la croyoit nécessaire à son intérêt. Il n’avoit pas nommé la vanité au nombre des foiblesses des femmes, mais il étoit évident qu’il la jugeoit prédominante, puisqu’il sacrifioit à celle d’Emilie le caractère et l’intelligence de son sexe tout entier.

Jugeant comme je le fais, reprit Montoni, je ne puis pas croire que vous cherchiez à élever une contestation inutile. Je ne crois même pas que vous désiriez acquérir ou posséder quelque propriété à laquelle la justice ne vous donne aucun droit. Je crois à propos de vous donner l’alternative. Si vous vous formez une exacte opinion du sujet que nous traitons, vous serez dans peu de temps reconduite en France. Si vous êtes assez malheureuse pour rester dans l’erreur où votre tante vous a mise, vous resterez ma prisonnière jusqu’à ce que vous ouvriez les yeux.

Emilie lui dit d’un ton calme :

Je ne suis pas assez peu instruite des lois relatives à ce sujet pour m’abuser d’après une assertion quelconque : la loi me donne les propriétés en question, ma main ne trahira pas mes droits.

Je me suis trompé, à ce qu’il paroît, dans l’opinion que j’avois de vous, dit Montoni avec sévérité ; vous parlez avec hardiesse, avec présomption, sur un sujet que vous n’entendez même pas. Je veux bien, pour une fois, pardonner l’entêtement de l’ignorance ; la foiblesse de votre sexe, dont vous ne paroissez pas exempte, comporte aussi cette indulgence. Mais si vous persistez, vous avez tout à craindre de ma justice.

— De votre justice, monsieur, répondit Emilie, je n’aurai rien à craindre, j’ai tout à espérer.

Montoni la regarda avec impatience, et sembla méditer sur ce qu’il alloit lui dire.

— Je vois que vous êtes assez foible pour en croire une assertion ridicule ; j’en suis fâché pour vous. Quant à moi, elle m’importe fort peu. Votre crédulité trouvera son châtiment dans ses suites, et je plains la foiblesse d’esprit qui vous expose aux punitions que vous me forcez à vous préparer.

Vous trouverez, monsieur, dit Emilie avec douceur et dignité, vous trouverez la force de mon esprit égale à la justice de ma cause ; et je puis souffrir avec courage quand je résiste à l’oppression.

Vous parlez comme une héroïne, dit Montoni avec mépris ; nous verrons si vous souffrirez de même.

Emilie garda le silence, et il sortit.

En se rappelant qu’elle résistoit ainsi pour les intérêts de Valancourt, elle sourit avec complaisance aux souffrances dont on la menaçoit. Elle alla chercher la place que sa tante avoit indiquée pour le dépôt des papiers relatifs à ses biens ; elle les trouva comme on le lui avoit marqué. Mais comme elle ne connoissoit pas un lieu plus sûr pour les cacher, elle les remit sans examen, et craignit de se laisser surprendre, si elle essayoit de les lire.

Retournée dans sa solitude, elle réfléchit aux paroles de Montoni et aux risques qu’elle courroit en s’opposant à sa volonté. Son pouvoir, en ce moment, lui parut moins terrible qu’il ne l’avoit encore été. Un orgueil sacré pénétroit alors son cœur ; il lui apprenoit à s’élever contre l’oppression de l’injustice, à se glorifier presque dans une résignation tranquille, puisque l’intérêt de Valancourt seroit le principe de son courage. Elle sentit pour la première fois sa supériorité sur Montoni lui-même, et méprisa l’autorité que jusqu’alors elle avoit redoutée.

Pendant qu’elle méditoit, un éclat de rire s’éleva de la terrasse ; et allant à la fenêtre, elle vit avec une surprise inexprimable trois dames, parées à la mode de Venise, qui se promenoient avec plusieurs cavaliers ; elle regardoit avec un étonnement qui la retint à la fenêtre sans qu’elle songeât qu’on pourrait la remarquer. Lorsque le groupe passa au-dessous, une des étrangères leva la tête. Emilie aperçut les traits de la signora Livona, dont les manières l’avoient tant séduite le jour d’après son arrivée à Venise, et qui, ce même jour, avoit été admise à la table de Montoni. Cette découverte causa à Emilie une joie mêlée de quelqu’incertitude ; c’étoit un sujet de satisfaction que de voir une personne aussi aimable que le paroissoit la signora Livona, dans le lieu même qu’elle habitoit. Néanmoins, à son arrivée au château dans une circonstance semblable, au genre de sa parure, qui n’annonçoit pas qu’on l’y forçât, il s’élevoit un soupçon pénible sur ses principes et sur son caractère ; mais cette pensée révoltoit si fort Emilie, dont la séduisante signora avoit gagné les affections, qu’elle aima mieux ne songer qu’à ses grâces, et bannit presqu’entièrement tout le reste de sa pensée.

Lorsqu’Annette entra dans sa chambre, elle lui fit des questions sur l’arrivée des étrangères. Annexe étoit aussi empressée de répondre qu’Emilie elle-même de savoir.

— Elles sont venues de Venise, mademoiselle, dit Annette, avec deux signors. J’ai été bien contente, je vous jure, de voir encore quelques visages chrétiens. Mais que prétendent-elles en venant ici ? il faut qu’elles soient bien folles pour venir dans un lieu pareil ; et elles y viennent très-librement, car je me flatte qu’elles sont assez gaies.

— On les a fait prisonnières peut-être ! dit Emilie.

— Fait prisonnières ! s’écria Annette ; oh ! non, mademoiselle ; non, non, elles ne le sont pas. Je me souviens bien d’avoir vu une d’entr’elles à Venise. Elle est venue deux ou trois fois à la maison. Vous le savez, mademoiselle, et on disoit, mais je n’en crois pas un mot, on disoit que monsieur l’aimoit plus qu’il n’auroit fallu. Pourquoi, dans ce cas, disois-je, pourquoi la conduire chez madame ? C’est vrai, disoit Ludovico ; mais il avoit bien l’air d’en savoir davantage.

Emilie pria Annette de s’informer avec détail de ce qu’étoient ces dames, et de tout ce qui avoit rapport à elles. Ensuite elle changea de sujet, et parla de la France.

— Ah ! mademoiselle, nous ne la verrons plus, dit Annette presqu’en pleurant. Je me repens bien de mes voyages.

Emilie essaya de la consoler et de l’égayer, en lui donnant une espérance qu’elle osoit à peine concevoir.

— Oh ! comment, comment, mademoiselle, avez-vous pu laisser la France et quitter M. de Valancourt ? disoit Annette en sanglotant. Je… je suis sûre que si Ludovico avoit été en France, je ne m’en serois pas éloignée.

— Pourquoi vous plaignez-vous d’avoir quitté la France ? dit Emilie qui s’efforçoit de sourire ; si vous y étiez restée, vous n’auriez pas trouvé Ludovico.

— Ah ! mademoiselle, je désire seulement me voir dehors de cet affreux château, et vous servir en France ; je ne demande rien autre chose.

— Je vous remercie, ma bonne Annette, de ce témoignage d’affection. Le temps viendra, j’espère, où vous vous souviendrez avec plaisir d’avoir formé un pareil vœu.

Annette sortit pour aller aux informations, Emilie chercha à oublier ses inquiétudes en se livrant aux scènes imaginaires que les poètes ont aimé à peindre. Elle put encore s’apercevoir de l’irrésistible empire du moment sur le goût et les facultés. Il faut que l’esprit soit libre pour goûter même les plaisirs les plus abstraits. L’enthousiasme du génie, les peintures les plus vives lui paroissoient froides et sombres. Pendant qu’elle tenoit son livre, elle s’écria involontairement : Sont-ce donc-là ces passages que je lisois avec délices ? Où donc en existoit le charme ? Étoit-ce dans mon esprit ou dans celui du poète ? C’étoit dans tous les deux, dit-elle après un instant de silence ; mais le feu du poète est inutile si l’esprit de son lecteur n’est pas monté au ton du sien, quelqu’inférieur que d’ailleurs il lui soit.

Emilie auroit volontiers suivi des réflexions qui pouvoient au moins la distraire ; mais elle apprit encore que la pensée n’est pas toujours guidée même par la volonté, et la sienne revint à la considération de ses malheurs.

Sur le soir, craignant de se hasarder aux remparts où elle se trouveroit exposée aux regards des associés de Montoni, elle se promena, pour prendre l’air, dans la galerie qui menoit à sa chambre. En arrivant au bout, elle entendit de loin de longs éclats de rire et de gaîté. C’étoient des transports de débauche, et non les élans modérés d’une joie douce et honnête. Ils sembloient venir du côté que Montoni habitoit ordinairement. Un tel bruit, à ce moment, lorsque sa tante étoit à peine expirée, la choqua extrêmement, et lui parut une conséquence de la dernière conduite tenue par Montoni.

En écoutant, elle crut qu’elle distinguoit différentes voix de femmes mêlées avec les autres ; cette découverte confirma ses soupçons sur Livona et ses compagnes : il étoit évident que ce n’étoit pas de force qu’elles se trouvoient dans le château. Emilie se voyoit dans les sauvages retraites des Apennins, entourée par des hommes qu’elle regardoit comme des brigands, et au milieu d’un théâtre de vices qui la faisoit frémir d’horreur. À ce moment, le présent et l’avenir se développèrent à son imagination ; l’image de Valancourt perdit son influence, et la crainte ébranla toutes ses résolutions : elle pensa qu’elle comprenoit toutes les horreurs que Montoni préparoit contre elle, et trembla de la vengeance à laquelle il pourroit se livrer sans remords. Elle se décida presqu’à lui céder les propriétés contestées, s’il l’en sommoit encore, et à racheter ainsi sa sûreté et sa liberté ; mais alors le souvenir de Valancourt revenoit déchirer son âme, et la replonger dans les angoisses du doute.

Elle continua sa promenade jusqu’à ce que les ombres du soir eussent répandu leur obscurité incertaine sur les vitrages colorés des fenêtres, et rembruni les boiseries de chêne qui l’entouroient. L’extrémité du corridor étoit devenue tellement sombre, qu’à peine distinguoit-on la fenêtre qui le terminoit.

Tout le long des voûtes et des passages au-dessous, les éclats de rire se prolongeoient, et venoient retentir jusqu’aux parties les plus écartées. Le calme absolu qui suivoit, en paroissoit plus effrayant. Emilie cependant qui ne vouloit point retourner à sa chambre isolée avant qu’Annette fût revenue, arpentoit toujours la galerie. Elle passa devant l’appartement où elle avoit une fois osé lever un voile, et où elle avoit vu un si hideux spectacle, qu’elle ne pouvoit encore se le rappeler sans horreur. Ce souvenir lui revint tout à coup. Il amena avec lui des réflexions plus terribles que jamais, et telles que la dernière conduite de Montoni pouvoit bien les lui suggérer. Elle se hâta de quitter la galerie pendant qu’elle conservoit encore assez de force pour le faire ; elle entendit quelques pas derrière elle. Ce pouvoit être ceux d’Annette ; mais tournant les yeux avec crainte, elle démêla, au travers de l’obscurité, une grande figure qui la suivoit ; toutes les horreurs de cette chambre lui revinrent à l’esprit, et le moment d’après, elle se trouva serrée dans les bras d’une personne, et entendit une voix qui murmuroit à son oreille.

Quand elle eut le pouvoir de parler ou de distinguer quelques sons, elle demanda qui est-ce qui la tenoit ?

— C’est moi, reprit la voix. Pourquoi donc vous alarmez-vous ?

Elle regarda la figure qui parloit ; mais la foible clarté que répandoit une haute fenêtre, ne laissoit pas reconnoître ses traits.

— Qui que vous soyez, dit Emilie d’une voix tremblante, pour l’amour de Dieu, laissez-moi.

— Ma charmante Emilie, dit l’homme, pourquoi vous séquestrer ainsi dans ce lieu obscur, lorsque tant de gaîté règne en bas ? Suivez-moi au salon de cèdre. Vous en serez le plus bel ornement ; vous ne regretterez pas l’échange.

Emilie dédaigna de répondre, et s’efforça de se délivrer.

— Promettez que vous viendrez, continua-t-il, et je vous lâcherai au même instant. Mais d’abord donnez-m’en la récompense.

— Qui êtes-vous ? demanda Emilie avec autant d’indignation que d’effroi, et faisant effort pour s’échapper ; qui êtes-vous, vous qui avez la cruauté de m’insulter ainsi ?

— Pourquoi m’appeler cruel ? dit l’homme. Je voudrois vous tirer de cette solitude affreuse, et vous mener dans une société riante. Ne me connoissez-vous pas ?

Emilie se ressouvint alors faiblement qu’il étoit un des officiers qui se trouvoient rangés autour de Montoni le matin qu’elle l’alla trouver. — Je vous rends grâce d’une si bonne intention, répliqua-t-elle sans paroître le comprendre ; mais ce que je désire le plus, c’est que vous me lâchiez à cet instant.

— Charmante Emilie, lui dit-il, abandonnez ce goût de solitude. Suivez-moi dans la compagnie, et venez éclipser toutes les beautés qui la composent ; vous seule méritez mon amour. — Il essaya de baiser sa main ; mais la force de l’indignation lui donna celle de se dégager, et elle se sauva dans sa chambre. Elle en ferma la porte avant qu’il y fût arrivé. Elle se barricada, et se jeta sur une chaise, épuisée de frayeur et d’efforts. Elle entendoit sa voix et ses essais pour ouvrir cette porte, sans avoir la force de se lever. Elle aperçut enfin qu’il s’étoit éloigné ; elle écouta long-temps, n’entendit aucun son, et se sentit ranimée. Mais elle se rappela subitement la porte du petit escalier, par laquelle il pourroit pénétrer aisément. Elle s’occupa à s’en assurer, comme déjà elle l’avoit fait. Il lui sembloit que Montoni exécutait déjà ses projets de vengeance, en la privant de sa protection. Elle se repentoit d’avoir témérairement bravé le pouvoir d’un tel homme. Retenir ses propriétés, lui paroissoit désormais impossible. Pour conserver sa vie, peut-être son honneur, elle se promit que si elle échappoit aux horreurs de la nuit prochaine, elle feroit sa cession le lendemain, pourvu que Montoni lui permît de quitter Udolphe.

Après avoir pris ce parti, son esprit se trouva plus calme ; elle écoutoit pourtant avec une extrême inquiétude, et tressailloit aux sons imaginaires qu’elle entendoit dans l’escalier.

Elle resta quelques heures dans une entière obscurité. Annette ne venoit point ; et elle commença à concevoir de sérieuses appréhensions pour elle. Mais n’osant pas se risquer à parcourir le château, il lui fallut rester dans son incertitude sur les motifs de cette absence.

Emilie s’approchoit souvent de l’escalier, pour écouter si personne ne montoit. Elle n’entendit aucune espèce de son. Néanmoins, déterminée à veiller toute la nuit, elle s’étendit sur sa triste couche, et la baigna de ses innocentes larmes. Elle pensoit aux parens qu’elle ne possédoit plus. Elle pensoit à Valancourt, éloigné d’elle. Elle les appeloit fréquemment par leur nom et le calme profond que ses plaintes seules interrompoient, aidoit ses tendres rêveries.

Dans cet état, son oreille saisit tout à coup les accords d’une musique éloignée. Elle écouta attentivement ; et reconnoissant bientôt l’instrument qu’elle avoit entendu à minuit, elle se leva et ouvrit doucement sa fenêtre. Les sons parurent venir de la chambre au-dessous de la sienne.

Peu de momens après, cette touchante mélodie fut accompagnée d’une voix ; et elle étoit si expressive, qu’on ne pouvoit supposer qu’elle chantât des maux imaginaires. Emilie crut qu’elle connoissoit déjà des accens si doux et si extraordinaires. Pourtant si c’étoit un souvenir, c’étoit un souvenir bien foible. Cette musique pénétra son cœur au milieu de son angoisse actuelle, comme une céleste harmonie qui console et qui encourage ; « flatteuse comme le souffle du zéphyr qui murmure à l’oreille du chasseur, quand il s’éveille d’un songe heureux, et qu’il a entendu les concerts des esprits qui habitent les montagnes ». (Ossian.)

Mais pourra-t-on imaginer son émotion, lorsqu’elle entendit chanter avec le goût et la simplicité du véritable sentiment, un des airs populaires de sa province natale ; un de ces airs qu’elle avoit appris dans son enfance avec délices, et que si souvent son père lui avoit répétés ? À ce chant bien connu, que jamais jusque-là elle n’avoit entendu hors de sa chère patrie, tout son cœur s’épanouit à la mémoire des temps passés. Les charmantes, les paisibles solitudes de Gascogne ; la tendresse, la bonté de ses parens, le bonheur, la simplicité de sa vie première, tout se présentoit à son imagination, et formoit un tableau si gracieux, si brillant, si fortement en contraste avec les scènes, les caractères, les dangers qui maintenant l’environnoient ! Son esprit n’avoit plus la force de revenir sur le passé, et ressentait à tout moment l’aiguillon de ses cruelles souffrances.

Ses soupirs étoient profonds et convulsifs : elle ne put plus supporter cette chanson, qui l’avoit tant de fois ravie pendant les jours de sa tranquillité ; elle quitta sa fenêtre, et se retira à l’autre bout de la chambre. On y entendoit encore le chant : la mesure changea, et un air nouveau rappela Emilie à sa fenêtre ; à l’instant elle reconnut cet air pour celui qu’elle avoit entendu dans la pêcherie, en Gascogne. Le mystère, qui alors accompagnoit cette chanson, avoit concouru peut-être à la graver dans sa mémoire, et depuis, elle n’avoit pu l’oublier entièrement. La manière dont on la chantoit la convainquit, malgré l’excessive invraisemblance, que cette voix étoit celle qu’elle avoit entendue. Alors la surprise fit place à d’autres émotions : une pensée s’offrit à elle avec la rapidité de l’éclair, et avec cette pensée une suite d’espérances qui ranima tous ses esprits. Cependant ces espérances étoient si neuves, si inattendues, si surprenantes, qu’elle n’osoit s’y livrer, et ne pouvoit s’en détacher. Elle étoit près de sa fenêtre, ne respirant plus, et balancée entre l’espoir et la crainte ; elle se releva, se pencha pour mieux entendre ; et tour à tour dans le doute et la confiance, elle prononça doucement le nom de Valancourt, et retomba sur sa chaise. Il étoit possible que Valancourt fût près d’elle, et elle se rappeloit des circonstances qui lui persuadoient qu’elle avoit reconnu sa voix. Elle se rappeloit qu’il lui avoit dit plusieurs fois que la pêcherie où elle avoit entendu et cette voix et cet air, où elle avoit trouvé des vers écrits pour elle, avoit été sa promenade favorite, avant même qu’elle le connût. Il étoit donc plus que probable que Valancourt étoit le musicien dont autrefois elle avoit été si contente, et en même temps l’auteur des vers qui exprimoient une si tendre admiration : autrement qui l’auroit été ? Dans le premier moment, il ne lui avoit pas été possible de former même une conjecture sur l’écrivain. Depuis sa liaison avec Valancourt, et depuis surtout qu’il avoit parlé de la pêcherie, elle ne s’étoit pas fait scrupule de lui attribuer les couplets.

À mesure que ses réflexions se consolidoient, la joie, la crainte et la tendresse se réunissoient dans son cœur ; elle se penchoit à la fenêtre pour entendre des sons qui confirmassent ou détruisissent son espérance. Jamais devant elle Valancourt n’avoit chanté ; mais la voix et l’instrument cessèrent bientôt de se faire entendre. Elle considéra un moment si elle risqueroit de parler. Ne voulant pas, si c’était Valancourt, faire l’imprudence de le nommer, trop intéressée néanmoins pour négliger l’occasion de s’éclaircir, elle cria de sa fenêtre : Est-ce une chanson de Gascogne ? Inquiète, attentive, elle attend une réponse, elle n’entend rien. Le silence continua de régner : son impatience augmenta avec ses inquiétudes ; elle répéta la question, mais elle n’entendit d’autre bruit que les sifflemens de l’air à travers les créneaux qui s’avançoient au-dessus d’elle ; elle s’efforça de se consoler, en se persuadant que l’étranger, quel qu’il fût, s’étoit trop éloigné avant qu’elle lui parlât. Si Valancourt eût entendu et reconnu sa voix, il étoit sûr qu’il auroit répondu. Elle réfléchit ensuite que la prudence, et non pas l’éloignement, avoit pu l’engager à se taire ; mais l’ouverture que cette idée lui donna, changea son espoir et sa foie en terreur et en chagrin. Si Valancourt étoit dans le château, sans doute il y étoit prisonnier ; il auroit été pris avec les troupes françaises, qui dans ce moment combattoient en Italie, ou bien il auroit succombé en faisant effort pour la rejoindre. Si même dans ce cas il avoit reconnu la voix d’Emilie, il auroit craint de lui répondre en présence de ses gardiens.

Elle avoit d’abord espéré avec transport : maintenant elle croyoit et redoutoit ; elle redoutoit d’apprendre que Valancourt fût auprès d’elle. Inquiète pour sa sûreté, elle ignoroit elle-même à quel point l’espérance de le revoir bientôt, luttoit en elle avec ses craintes.

Elle resta à la fenêtre, toujours prête à écouter, jusqu’au moment où l’air se rafraîchit, et où la plus haute montagne se colora des premières teintes de l’aurore. Emilie, fatiguée, retourna à son lit : elle ne put y trouver le sommeil ; la joie, la tendresse, le doute, l’appréhension, l’avoient occupée toute la nuit. Elle se relevoit souvent, ouvrait sa fenêtre, écoutoit ; et après avoir vivement traversé la chambre, elle retournoit tristement à son chevet. Jamais heures ne lui parurent si longues que celles de cette nuit fatigante : elle espérait voir revenir Annette, et recevoir d’elle une certitude quelconque, qui mît un terme à ses tourmens actuels.


CHAPITRE V.

Emilie, dans la matinée, fut délivrée des craintes qu’elle avoit conçues pour Annette. Elle la vit entrer de bonne heure.

— Il s’est fait de belles choses au château la nuit derrière ! mademoiselle, lui dit-elle en entrant ; il s’est fait de belles choses ! N’avez-vous pas été effrayée de ne me point voir ?

— J’ai été alarmée pour votre compte et pour le mien, répliqua Emilie. Qui donc vous a retenue ?

— Oui, je le disois bien ; je le lui ai dit, mais il n’a pas voulu. Ce n’a pas été ma faute, mademoiselle, je ne pouvois pas sortir ; ce fripon de Ludovico m’avoit encore enfermée.

— Enfermée ! dit Emilie avec déplaisir : pourquoi permettez-vous que Ludovico vous enferme ?

— Grands saints, s’écria Annette, et comment puis-je l’empêcher ? quand il ferme ma porte, et qu’il en emporte la clef, comment puis-je sortir, à moins que ce ne soit par la fenêtre ? Je ne craindrois pas beaucoup cet expédient, si les fenêtres n’étoient pas si hautes ; mais on auroit de la peine à y grimper du dedans, et je suppose qu’on se romproit le cou en tombant par-dehors. Vous savez, je l’imagine, mademoiselle, quel bacchanal on a fait toute la nuit ; vous l’avez sûrement entendu ?

— Se querelloient-ils encore ? dit Emilie.

— Non, mademoiselle, ils ne se battoient pas, mais cela valoit autant. Il n’y avoir pas, je crois, un seul des signors qui ne fût ivre, et pas une des dames qui ne le fût aussi. Je pensois bien, quand je les vis entrer, que leurs belles étoffes, leurs beaux voiles (car, mademoiselle, leurs voiles étoient brodés d’argent, et bien brodés) ; je pensois bien que tout cela ne pronostiquoit rien de bon ; je devinois bien ce que c’étoit !

— Grand dieu ! s’écria Emilie, que deviendrai-je ?

— Ah ! mademoiselle ; Ludovico en disoit autant de moi. — Grand dieu ! dit-il, Annette, que va-t-il vous arriver en courant dans le château, au milieu de ces signors ivres ?

— Oh ! dis-je, quant à cela, je n’ai affaire que chez mademoiselle. Je prends, vous savez, le long du passage voûté, à travers la grande salle, le grand escalier, la galerie du nord, l’aile occidentale du château, et je suis au corridor en une minute. — Est-ce comme cela dit-il ; et que va-t-il vous arriver, si vous trouvez en route un de ces nobles cavaliers ? — Eh bien ! lui dis-je, si vous croyez qu’il y ait quelque danger, venez avec moi, et gardez-moi. Je n’aurai pas peur quand vous serez là. — Quoi ! dit il, à peine guéri d’une blessure, j’irois risquer d’en gagner une seconde ! si un de ces cavaliers nous rencontre, il y aura bataille certainement. — Non, non, dis-je, j’abrégerai le passage voûté, l’escalier de marbre, la galerie du nord et l’aile occidentale. Vous resterez ici, Annette ; vous n’en sortirez pas de la nuit ; ainsi, avec cela, je dis…

— Bon, bon ! reprit Emilie impatiemment, et pressée de faire d’autres questions, il vous a enfermée !

— Oui, mademoiselle, malgré tout ce que j’ai pu dire, il nous a retenues, Catherine et moi, toute la nuit. Peu de minutes après, je n’en fus pas si fâchée ; le signor Verezzi entra dans le passage, beuglant comme un taureau et tout à fait hors de sens. Il prit la chambre de Ludovico pour celle du vieux Carlo ; il demandoit du vin, parce que tous les brocs étoient déjà à sec, et qu’il se mouroit de soif. Nous nous tenions tranquilles pour qu’il pensât qu’il n’y avoit personne ; mais le signor étoit aussi fin que nous, il appeloit à la porte. — Sortez, mon vieux brave, disoit-il ; il n’y a point d’ennemis, ne vous cachez pas. Sortez, valeureux intendant ! Le vieux Carlo alors ouvrit la porte, et sortit avec un flacon. Le signor, à ce moment, devint aussi doux qu’il pouvoit l’être, et le suivit comme un chien suit le boucher qui porte de la viande. Je vis tout cela par la serrure.

— Eh bien ! Annette, disoit en riant Ludovico, voulez-vous qu’on vous laisse aller ? Oh ! non, disois-je, je ne le veux pas.

— J’ai d’autres questions à vous faire, dit Emilie fatiguée de cette histoire. Sauriez-vous, par hasard, s’il est des prisonniers dans le château, et s’ils sont enfermés dans cette partie du bâtiment ?

— Je n’étois pas en bas, mademoiselle, dit Annette, quand la première troupe revint de la course, et la dernière n’est pas encore de retour ; ainsi j’ignore s’il y a des prisonniers : mais on l’attend ce soir ou demain, et alors je le saurai peut-être.

— Emilie s’informa si les domestiques avoient parlé de prisonniers.

— Ah ! mademoiselle, dit Annette assez finement ; maintenant je l’ose dire, vous pensez à M. Valancourt. Vous croyez qu’il est venu avec les troupes qu’on dit arrivées de France, pour faire la guerre à ce pays-ci. Vous croyez qu’il a rencontré de nos gens, et qu’ils l’auront fait prisonnier. Oh ! seigneur, que je serois contente si c’étoit vrai !

— Vous en seriez contente ? dit Emilie avec un accent de tristesse et de reproche.

— Oui, mademoiselle, soyez-en sûre, reprit Annette ; et ne seriez-vous pas contente de voir M. Valancourt ? Je ne connois pas un chevalier que j’aime davantage ; j’ai vraiment pour lui une très-grande considération.

— On n’en sauroit douter, dit Emilie ; vous désirez le voir prisonnier.

— Non pas de le voir prisonnier, mademoiselle ; mais vous savez qu’on doit être bien aise de le voir. L’autre nuit, pas plus tard, je rêvois ; je rêvois que je le voyois dans un carrosse à six chevaux, qui tournoit dans la cour du château… il avoit un habit brodé et une épée, comme un seigneur qu’il est.

— Emilie ne put s’empêcher de sourire aux idées d’Annette sur Valancourt, et lui demanda encore si elle avoit entendu les domestiques parler entr’eux de prisonniers.

— Non, mademoiselle, répliqua-t-elle, jamais. Dernièrement ils n’ont fait que parler d’une apparition qui s’est promenée toute la nuit sur les remparts, et qui a effrayé les sentinelles jusqu’à les faire tomber en syncope ; ce fut d’abord comme une langue de feu : ils perdirent connoissance, et en la reprenant, ils n’aperçurent plus rien que les vieilles murailles du château. Ils se traînèrent les uns les autres de leur mieux. Vous ne vouliez pas me croire, mademoiselle, quand je vous montrais le canon même où ce prodige se faisoit voir !

— Êtes-vous donc assez simple, Annette ! dit Emilie qui sourit d’une exagération si curieuse, êtes-vous donc assez simple, pour croire à toutes ces histoires !

— Les croire ! mademoiselle ; le monde entier ne sauroit m’en désabuser. Roberto, Sébastien, une demi-douzaine d’entr’eux, pour le moins, s’en sont évanouis de peur, et il n’y auroit pas de raisons pour cela ! Je dis qu’il n’y auroit pas de raisons ! Lorsque l’ennemi viendra, me disois-je, quelle mine feront-ils tous, s’ils tombent en syncope par bandes ? L’ennemi sera peut-être moins civil que le fantôme : il ne s’amusera pas à se promener, et à leur laisser le temps de se remettre ; mais il tombera dessus à grands coups ; et ils ne se relèveront que morts. Non, disois-je, non ; il y a une cause à toute chose. J’aurois pu m’évanouir, moi ; mais ce n’est pas une règle pour eux. Aussi n’est-ce pas mon affaire que d’avoir l’air refrogné, et de combattre à la bataille.

Emilie s’efforça de raisonner avec la trop crédule Annette, quoiqu’elle-même ne se sentît pas entièrement calme ; Annette lui répondit seulement : — Oui, mademoiselle, vous ne croyez rien, et vous êtes presque aussi mécréante que monsieur lui-même, qui s’est mis dans une grande colère quand on lui a dit ce qui s’étoit passé. Il a juré que le premier qui répéterait une pareille extravagance, il le feroit jeter dans le cachot sous la tour de l’orient ; c’est une rude punition, pour avoir dit seulement ce qu’il nomme une extravagance. Mais j’ose dire qu’il a d’autres raisons que vous n’en avez, mademoiselle, pour se servir de ce terme-là.

Emilie parut mécontente, et ne répondit rien. Pendant qu’elle réfléchis soit à cette apparition qui l’avoit si fort alarmée, elle se ressouvint que la figure s’étoit placée devant la fenêtre ; elle fut tentée de croire que c’étoit Valancourt qu’elle pouvoit avoir vu ; cependant, si c’étoit lui, comment ne lui parloit-il pas quand il avoit occasion de le faire ? S’il étoit prisonnier, puisqu’il ne pouvoit habiter au château qu’en cette qualité, comment auroit-il pu errer sur le rempart ? Elle ne pouvoit entièrement décider si le musicien et la figure n’étoient qu’un, et dans ce même cas, si c’étoit Valancourt ; elle pria toutefois Annette de s’informer avec grand soin si le château contenoit des prisonniers, et de tâcher d’en savoir les noms.

— Ah ! ma chère demoiselle, dit Annette, j’oubliois de vous dire ce que j’ai appris relativement à ces prétendues dames qui sont arrivées à Udolphe. C’est la signora Livona que monsieur amena chez madame, à Venise : elle est à présent sa maîtresse, et alors c’étoit, j’ose le dire, à peu près la même chose. Ludovico me dit (mais de grâce, mademoiselle, ne le dites pas) que son excellence ne l’y avoit présentée que pour en imposer au monde. On commençoit à s’égayer sur son compte ; mais quand on vit que madame la voyoit, on crut que tous ces discours n’étoient que des calomnies. Les deux autres sont les maîtresses des deux signors Bertolini et Verezzi. Le signor Montoni les a toutes invitées : hier il a donné un grand repas ; il y avoit tous les vins de Toscane, des ris, des chants qui ébranloient le château. Pour moi, je trouvois ce bruit indécent, si peu de temps après la mort de notre pauvre dame ; il me venoit à l’esprit tout ce qu’elle auroit pensé si elle avoit pu l’entendre ; mais la pauvre âme, disois-je, elle n’entend rien.

Emilie se détourna pour dérober son émotion, et pria Annette de faire d’amples recherches au sujet des prisonniers qui pourroient se trouver au château ; mais elle la conjura de les faire avec prudence, et de ne pas prononcer son nom ni celui de M. de Valancourt.

À présent j’y pense, mademoiselle, dit Annette : je crois qu’il y a des prisonniers. J’ai entendu hier dans l’antichambre un des gens de monsieur qui parloit de rançons : il disoit que c’était une bonne chose pour son excellence que de prendre des hommes, et que c’étoit le meilleur butin à cause des rançons. Son camarade murmuroit, et disoit que cela étoit fort bon pour les capitaines, mais beaucoup moins bon pour les soldats. Nous autres, disoit-il, nous ne partageons pas dans les rançons.

Cette ouverture augmenta l’impatience d’Emilie. Annette la quitta aussitôt pour en apprendre davantage.

La résolution qu’avoit prise Emilie de tout céder à Montoni, fut soumise en ce moment à des considérations nouvelles. La possibilité que Valancourt fût près d’elle ranima son courage, et elle se décida à braver sa vengeance et ses menaces jusqu’au moment du moins où elle pourrait être assurée s’il étoit vraiment au château. Elle étoit dans cette disposition, lorsque Montoni lui fit dire qu’il l’attendoit au salon de cèdre : elle s’y rendit en tremblant, et s’efforça pendant le chemin de ranimer son courage par l’idée de Valancourt.

Montoni étoit seul. Je vous ai fait demander, lui dit-il, pour vous donner l’occasion de revenir sur vos ridicules déclarations au sujet des biens du Languedoc. Je veux bien ne vous donner qu’un conseil, quoique je pusse donner des ordres. Si réellement vous avez été dans l’erreur, si vous avez cru réellement que ces biens vous appartenoient, au moins n’y persistez pas : cette erreur, vous le comprendrez trop tard, vous deviendrait enfin fatale. Ne provoquez pas ma colère, et signez ce papier.

— Si je n’ai aucun droit, monsieur, dit Emilie, de quelle nécessité est-il pour vous que je signe un abandon ? Si les terres sont à vous, vous les pouvez certainement posséder, et sans mon entremise, et sans mon consentement.

— Je n’argumenterai plus, dit Montoni avec un regard qui la fit trembler. J’aurois dû voir que c’était prendre une peine inutile que de vouloir raisonner avec un enfant : on ne m’abusera pas plus long-temps. Que le souvenir de ce que votre tante a souffert en conséquence de son opiniâtre folie, vous serve en ce moment de leçon… Signez ce papier.

La résolution d’Emilie fut pour un moment ébranlée : elle frémit au souvenir et aux menaces qu’on lui mettoit devant les yeux ; mais l’image de Valancourt, qui l’avoit aimée si long-temps, et qui peut-être étoit près d’elle, vint soudain assaillir son cœur, et la forte indignation que, dès l’enfance lui avoit inspirée l’injustice, lui donna dans ce moment un courage imprudent, mais noble.

— Signez ce papier, dit Montoni avec plus d’impatience.

— Jamais, monsieur, dit Emilie ; votre procédé me prouveroit l’injustice de vos prétentions si j’avois ignoré mes droits.

Montoni pâlit de fureur ; ses lèvres trembloient, et ses yeux enflammés firent presque repentir Emilie de la hardiesse de sa réplique.

— Toute ma vengeance tombera sur vous, s’écria-t-il avec un serment exécrable ; elle ne sera point différée. Ni les biens du Languedoc, ni ceux de Gascogne ne seront à vous. Vous avez osé mettre en question mes droits ; osez maintenant y mettre mon pouvoir. J’ai un châtiment prêt, et auquel vous ne vous attendez guère ; il est terrible ! Cette nuit ; cette nuit même !…

— Cette nuit ! dit une autre voix.

Montoni s’arrêta et se tourna à demi ; puis semblant se recueillir, il prononça d’un ton plus bas :

Vous avez vu dernièrement un exemple terrible d’obstination et de folie ; il ne me paroît pourtant pas qu’il ait suffi pour vous épouvanter. Je pourrois vous en citer d’autres, et vous faire trembler seulement par le récit.

Il fut interrompu par un gémissement qui sembloit s’élever de dessous la chambre où ils étoient. Il porta ses regards autour de lui. L’impatience et la rage étinceloient dans ses yeux ; quelque chose néanmoins, comme une ombre de crainte, sembla passer dans sa physionomie. Emilie s’assit sur une chaise près de la porte, parce que les mouvemens qu’elle avoit ressentis, avoient, pour ainsi dire, anéanti ses forces. Montoni fit à peine une pause d’un instant, et commandant à ses traits, il reprit son discours d’une voix plus basse, mais plus sévère :

J’ai dit que je pouvois vous fournir d’autres exemples de mon pouvoir et de mon caractère ; vous ne le concevez pas, ou vous n’oseriez le défier. Je pourrais vous prouver que ma résolution prise… Mais je parle à un enfant. Je le répète, ces exemples terribles que je pourrais vous citer maintenant, ne vous serviroient à rien ; votre repentir finirait vos oppositions, que maintenant il ne m’appaiseroit pas. Je serai vengé ; je me ferai justice.

Un autre gémissement succéda au discours de Montoni.

— Sortez, dit-il, sans paroître prendre garde à un incident si étrange.

Hors d’état d’implorer sa pitié, Emilie se leva pour sortir, mais elle ne pouvoit se soutenir ; succombant sous le poids de la terreur, elle retomba sur la même chaise.

— Ôtez-vous de ma présence, continua Montoni ; cette affectation de crainte convient mal à une héroïne qui a osé braver toute mon indignation.

— N’avez-vous rien entendu, signor ? dit Emilie tremblante et hors d’état de se retirer.

— J’entends ma voix, dit Montoni avec sévérité.

— Rien autre chose ? dit Emilie, qui s’énonçoit avec difficulté. Encore ! n’entendez-vous rien maintenant ?

— Obéissez, répéta Montoni. Quant à ces indécentes plaisanteries, je saurai bientôt découvrir quel est celui qui se les permet.

Emilie se leva encore, et fit un effort pour sortir. Montoni la suivit ; mais au lieu d’appeler ses domestiques pour faire une recherche dans sa chambre, comme une première fois il l’avoit pratiqué, il se retira sur le rempart.

Emilie, dans son corridor, s’arrêta un moment près d’une fenêtre ouverte ; elle vit un détachement des troupes de Montoni qui descendoit des montagnes éloignées. Elle n’y fit attention que parce qu’elle pensa aux infortunés prisonniers que peut-être ils amenoient au château. À la fin, arrivée chez elle, elle se jeta sur un fauteuil, accablée des horreurs nouvelles qui aggravoient sa situation. Elle ne pouvoit ni se repentir, ni s’applaudir de sa conduite ; elle, se rappeloit seulement qu’elle étoit au pouvoir d’un homme qui ne connoissoit de règle que sa propre volonté. La surprise, les terreurs de la superstition, qui d’abord l’avoient agitée, cédèrent un instant à celles de la raison.

Elle fut à la fin tirée de sa rêverie par un mélange de voix et de hennissemens de chevaux, que le vent apportoit des cours. Une soudaine espérance de quelqu’heureux changement s’offrit à elle ; mais elle songea aux troupes qu’elle avoit vues de la fenêtre, et pensa qu’elles étoient celles dont Annette avoit dit qu’on attendoit le retour.

Bientôt après, elle entendit foiblement un grand nombre de voix dans les salles. Le bruit des chevaux cessa, et un silence complet suivit. Emilie écoutoit attentivement, tâchant de reconnoître les pas d’Annette dans le corridor. Tout étoit calme. Tout à coup le château sembla s’ébranler de confusion. Elle entendit retentir les échos de pas précipités, d’allées, de venues, dans les salles, dans les passages, des discours véhémens sur le rempart. Elle courut à la fenêtre ; elle vit Montoni et d’autres officiers, appuyés sur les parapets, et occupés des retranchemens, tandis que des soldats disposoient des canons. Elle regardoit presque sans réfléchir.

Annette à la fin arriva ; mais elle ne savoit rien au sujet de Valancourt. — Ils prétendent tous, mademoiselle, dit Annette, ne rien savoir touchant les prisonniers ; mais il y a ici de belles affaires ! La troupe est arrivée, mademoiselle ; elle revenoit bon train, au risque de tout écraser ; on ne savoit qui, du cheval ou du cavalier, entreroit le premier sous la voûte. Ils ont apporté des nouvelles. — Quelles nouvelles ? — Ils ont apporté la nouvelle qu’un parti des ennemis, comme ils le disent, vient sur leurs pas attaquer le château. Ainsi, je pense, tous les officiers de justice vont l’assiéger, tous ces terribles personnages qu’on rencontroit souvent à Venise.

— Mon Dieu ! je vous rends grâces, dit Emilie avec ferveur. Il me reste quelqu’espérance.

— Que voulez-vous dire, mademoiselle ? Voudriez-vous tomber dans les mains de ces gens-là ? Je tremblois en passant près d’eux, et j’aurois deviné ce qu’ils étoient, si Ludovico ne me l’eût pas dit.

— Nous ne pouvons pas être plus mal que nous ne sommes ici, dit Emilie. Mais quelle raison avez-vous de croire que ce soient des officiers de justice ?

— C’est que tous nos gens, mademoiselle, sont dans une frayeur, dans un trouble ! Je ne connois que la justice qui puisse les faire trembler ainsi. Je pensois que rien ne les épouvanteroit, à moins que ce ne fût un revenant ; mais à présent il y en a qui se fourrent dans les caves. Ne dites pas cela à monsieur, mademoiselle. J’en ai entendu deux qui disoient… — Sainte Vierge ! qu’avez-vous, mademoiselle ? vous êtes bouleversée ; vous ne m’écoutez pas.

— Je vous écoute, Annette ; continuez, je vous prie.

— Eh bien ! mademoiselle, tout le château est en l’air. Les uns chargent le canon, d’autres examinent les portes, les murs ; ils frappent, ils garnissent, ils bouchent, comme si on n’eût pas fait de si longues réparations. Mais qu’arrivera-t-il à moi, mademoiselle, à vous, à Ludovico ? Oh ! si j’entends tirer le canon, je mourrai de peur. Si je pouvois trouver la grande porte ouverte une minute, j’aurois bientôt fait de me glisser le long des murailles. On ne me reverroit jamais.

Emilie saisit ces derniers mots. — Oh ! si je pouvois, s’écria-t-elle, la trouver ouverte un moment, mon repos seroit assuré ! — Le profond soupir qu’elle poussa, l’égarement de ses regards, effrayèrent Annette encore plus que ses paroles. Elle pria Emilie de s’expliquer. Frappée sur-le-champ du secours dont seroit Ludovico s’il y avoit moyen d’échapper, Emilie redit à Annette la substance de son entretien avec M. Montoni. Elle la conjura en même temps de ne le confier qu’au seul Ludovico. — Peut-être, ajouta-t-elle, peut-être il pourra nous sauver. Allez le trouver, Annette, dites-lui ce que j’ai à craindre, et ce que j’ai déjà souffert, et priez-le d’être discret, et de songer à notre délivrance sans perdre un moment. S’il veut l’entreprendre, il en sera récompensé. Je ne puis lui parler moi-même ; nous serions observées, et l’on empêcheroit notre fuite. Mais allez vite, Annette ; surtout soyez discrète. J’attendrai votre retour dans cet appartement.

Cette bonne fille, dont l’ame honnête avoit été pénétrée de ce récit, étoit alors aussi empressée d’obéir qu’Emilie de l’employer. Elle sortit à l’instant.

La surprise d’Emilie augmenta en se rappelant l’idée d’Annette. — Hélas ! dit-elle, que peuvent des officiers de justice contre un château si bien fortifié ? Cela ne peut pas être. — En réfléchissant mieux, elle conclut que Montoni avoit dévasté le pays, que les habitans venoient en armes, et escortaient les officiers de police qu’ils vouloient conduire au château ; ils en ignorent, se disoit-elle, et la force et la garnison ! Hélas ! je n’ai rien à espérer que de la fuite.

Montoni, sans être précisément comme Emilie le supposoit, un capitaine de voleurs, avoit employé ses troupes à des expéditions aussi atroces qu’audacieuses.

Non-seulement elles avoient pillé dans l’occasion tous les voyageurs sans défense, mais elles avoient saccagé des habitations qui, situées au fond des montagnes, n’étoient disposées à aucune résistance. Dans ces expéditions, les chefs ne se montraient pas ; les soldats, en partie déguisés, étoient pris quelquefois pour des bandits ordinaires, d’autres fois pour des bandes étrangères, qui, à cette époque, inondoient l’Italie. Ils avoient pillé des maisons, et rapporté d’immenses trésors ; mais ils n’avoient encore attaqué qu’un château avec des auxiliaires de leur sorte. Ils en avoient été vigoureusement repoussés et poursuivis par des partis ennemis, alliés de ceux qu’ils assiégeoient. Les troupes de Montoni se retirèrent précipitamment sur Udolphe ; mais elles furent suivies de si près dans les défilés des montagnes, qu’étant à peine sur les hauteurs qui entouroient la forteresse, elles aperçurent dans le vallon l’ennemi qui gravissoit les rochers, et qui n’étoit qu’à une lieue. À cette découverte, elles redoublèrent de diligence pour avertir Montoni de se préparer ; et c’étoit leur prompte arrivée qui avoit jeté le château dans une si grande confusion.

Pendant qu’Emilie attendoit avec anxiété le résultat de quelques informations d’Annette, elle vit de sa fenêtre un corps de troupes qui descendoit des hauteurs. Annette étoit sortie depuis quelques momens. Elle avoit à remplir une mission délicate et dangereuse, et cependant Emilie étoit déjà tourmentée d’impatience. Elle écoutoit, ouvroit sa porte, et s’avançoit au bout du corridor au-devant d’elle.

Elle entendit enfin marcher auprès de sa chambre. Elle ouvrit ; elle vit, non pas Annette, mais le vieux Carlo. De nouvelles craintes s’emparèrent d’elle. Il lui dit que M. Montoni l’envoyoit pour l’avertir de se préparer à quitter Udolphe à l’instant, parce que le château alloit être assiégé. Il ajouta qu’on préparoit des mules pour la conduire avec ses guides en lieu de sûreté.

De sûreté ! s’écria Emilie sans y réfléchir. M. Montoni a-t-il donc tant de considération pour moi ?

Carlo baissa les yeux et me répondit rien. Mille différentes émotions agitèrent successivement Emilie à ce message. Celles de la joie, de la douleur, de la défiance, de l’appréhension, paroissoient et disparoissoient avec la rapidité de l’éclair. Un moment elle crut impossible que Montoni prit des mesures pour sa sûreté. Il étoit si étrange qu’il la fît sortir du château, qu’elle n’attribuoit cette conduite qu’au dessein d’exécuter quelque nouveau projet de vengeance, ainsi qu’il l’en avoit menacée. Le moment d’après, elle se trouvoit si heureuse de quitter le château d’Udolphe, de quelque manière que ce fût, qu’elle étoit prête à s’en réjouir et à mieux espérer. Mais tout à coup la probabilité d’avoir Valancourt si près d’elle, rendoit à son esprit sa tristesse et ses regrets. Elle désiroit plus ardemment que jamais, que sa voix ne fût pas celle qu’elle avoit entendue.

Carlo la fit souvenir qu’elle avoit peu de temps à perdre, et que l’ennemi étoit déjà à la vue du château. Emilie le pria de lui dire en quel lieu on devoit la conduire. Il hésita un peu, et lui dit qu’il n’avoit pas d’ordre pour le lui annoncer. Mais elle renouvela la question, et il lui répondit qu’il croyoit qu’elle alloit en Toscane.

En Toscane ! s’écria Emilie ; et pourquoi dans ce pays ?

Carlo lui répondit qu’il n’en savoit pas davantage ; qu’elle alloit être menée, sur les frontières de Toscane, dans une chaumière, aux pieds des Apennins. — Il n’y a pas, dit-il, pour une journée de marche.

Emilie le congédia. Ses tremblantes mains préparèrent le petit paquet qu’elle vouloit emporter avec elle ; et elle s’occupoit de ce soin lorsqu’Annette entra.

— Oh ! mademoiselle, il n’y a rien à tenter. Ludovico assure que le nouveau portier est encore plus vigilant que Bernardin lui-même. Autant se jeter dans la gueule du loup que dans la sienne. Ludovico, mademoiselle, est presqu’aussi désolé pour mon compte que vous l’êtes. Il dit que je ne survivrai pas au premier coup de canon.

Elle se mit à pleurer ; mais apprenant ce qui venoit de se passer, elle pria Emilie de l’emmener avec elle.

— Bien volontiers, dit Emilie, si M. Montoni y veut consentir. — Annette ne lui répondit pas, et courut chercher Montoni qui se trouvoit sur la terrasse, environné de ses officiers. Elle commença une supplique. Il lui ordonna vertement de rentrer, et la refusa absolument. Annette ne plaidoit pas seulement pour elle, mais encore pour Ludovico. Montoni fut contraint de commander qu’on l’emportât avant qu’elle voulût se retirer.

Dans son désespoir, elle retourna près d’Emilie. Celle-ci ne jugea pas d’un bon augure le refus fait à Annette. On vint bientôt après l’avertir de descendre à la grande cour, où les mules et les conducteurs l’attendoient. Emilie essaya vainement de consoler Annette, qui, fondant en larmes, persistoit à répéter qu’elle ne reverroit jamais sa chère demoiselle. Emilie pensoit en elle-même que sa crainte n’étoit que trop fondée. Elle s’efforça pourtant de la calmer, et lui fit ses adieux avec une sérénité apparente. Annette la suivit dans les cours, où les préparatifs réunissoient la foule. Elle la vit monter sur sa mule, partir avec les conducteurs, et elle rentra au château pour y pleurer encore.

Emilie, pendant ce temps, regardoit les sombres cours du château. Ce n’était plus ce silence morne, comme la première fois qu’elle y avoit pénétré. C’étoit le bruit des préparatifs d’une défense, des soldats et des ouvriers qui se heurtoient en courant à leurs postes. Quand elle eut passé le portail, qu’elle eut mis derrière elle cette herse imposante dont elle avoit eu tant d’effroi, quand, en regardant autour d’elle, elle ne vit plus de murailles pour arrêter ses pas, en dépit de l’avenir, elle sentit une joie soudaine, comme celle d’un captif qui recouvre sa liberté. Cette vive émotion ne lui permettoit plus de réfléchir aux dangers qui pouvoient l’attendre encore : les montagnes infestées d’ennemis qui ne demandoient que le pillage ; un voyage commencé avec des guides, dont le seul extérieur donnoit une effroyable idée. Dans le premier moment, elle ne pouvoit éprouver que de la joie. Elle étoit hors de ces murailles, où elle étoit entrée avec de tristes présages. Elle se rappeloit de quels superstitieux pressentimens elle avoit alors été saisie, et sourioit de l’impression que son cœur en avoit reçue.

Elle regardoit avec ce sentiment les tourelles du château, plus élevées que les bois au milieu desquels elle cheminoit. Elle se souvint de l’étranger qu’elle y croyoit détenu ; et la pensée que ce pouvoit être Valancourt, répandit un nuage sur sa joie. Elle réunit toutes les circonstances relatives à cet inconnu, depuis la nuit où elle l’avoit entendu chanter la chanson de son pays. Elle les avoit souvent rappelées et comparées, sans en tirer une sorte de conviction ; et elle croyoit seulement que Valancourt pouvoit être prisonnier à Udolphe. Il étoit possible cependant qu’elle recueillît de ses conducteurs des informations plus précises. Mais craignant de les interroger trop tôt, de peur qu’une défiance réciproque ne les empêchât de s’expliquer en la présence l’un de l’autre, elle attendit l’occasion favorable de les entretenir séparément.

Bientôt après, une trompette retentit au travers des échos des montagnes, mais de fort loin. Les deux guides s’arrêtèrent et regardèrent derrière eux. Les bois épais dont ils étoient entourés, ne laissoient rien découvrir. Un d’eux gravit au haut d’une éminence, pour observer si l’ennemi s’avançoit, puisque sans aucun doute la trompette étoit de son avant-garde. L’autre, pendant cet intervalle, restoit seul avec Emilie. Elle hasarda une question au sujet de l’étranger d’Udolphe. Ugo, c’étoit son nom, répondit que le château renfermoit plusieurs prisonniers ; mais il ne se rappeloit ni leur figure, ni le temps de leur arrivée : il ne pouvoit conséquemment donner aucune information ; mais il y avoit dans ses discours une discrétion sournoise qui l’eût probablement empêché de la satisfaire, lors même qu’il en eût eu le pouvoir.

Elle lui demanda quels prisonniers on avoit faits depuis le temps qu’elle indiqua, c’est-à-dire, depuis celui où elle avoit entendu, pour la première fois, la musique. — Toute la semaine, dit Ugo, j’ai été dehors avec la troupe, et je ne sais rien de ce qui s’est passé au château. Nous avions assez de besogne sur les bras, et une rude besogne !

Bertrand, l’autre homme, étoit alors de retour, Emilie ne demanda plus rien. Bertrand fit à son compagnon le rapport de ce qu’il avoit vu, et l’on continua à marcher dans un profond silence. Entre les ouvertures des bois, Emilie découvroit souvent quelques aperçus du château, les tours occidentales dont les fortifications étoient alors couvertes d’archers, et les remparts au-dessous, dont les soldats tout en rumeur garnissoient les murailles et préparoient le canon.

Les voyageurs sortirent des bois, et tournèrent dans une vallée par une direction contraire à celle que l’ennemi devoit suivre ; Emilie eut alors la vue complète du château ; ses murailles grises, ses tours, ses terrasses, ses effrayans précipices et les sombres forêts qui l’entouroient ; enfin les armures étincelantes de ces Condottieri que frappoient les rayons du soleil. Elle contemploit, les larmes aux yeux, ces murailles où peut-être étoit enfermé Valancourt ; les nuages flottoient avec vitesse, un éclat subit enrichissoit les dehors de cette masse, et tout à coup un voile sombre l’enveloppoit. Les montagnes, dans un tournant, dérobèrent Udolphe à la vue d’Emilie, elle la porta avec regret sur des objets tout diiférens ; le sifflement monotone des vents à travers les sapins, qui se balançaient au-dessus des précipices, le bruissement sourd des torrens éloignés, accompagnoient ses rêveries, et conspiroient, avec le désert qu’elle traversoit, à la remplir d’une émotion profonde. Cette disposition n’étoit pas sans quelque douceur ; mais les coups répétés du canon, qui se prolongeoient dans les montagnes et que répétoient les échos, l’interrompoient à tout moment ; ce bruit apporté par les vents retentissoit toujours plus foiblement, et se perdoit en un murmure confus ; c’étoit la preuve que l’ennemi étoit près de la place, et Emilie trembla pour Valancourt. Elle tourna ses regards inquiets du côté où se trouvoit le château, les hauteurs intermédiaires le cachoient à sa vue ; elle reconnut pourtant le sommet à pic d’une montagne qu’elle découvroit de sa chambre ; elle y fixa ses regards comme si elle eût pu en apprendre ce qui se passoit en face. Les guides lui rappelèrent deux fois qu’elle perdoit du temps, et que la route étoit longue. Emilie ne pouvoit s’arracher à cet intéressant objets après même qu’elle eut repris la marche, elle regardoit souvent derrière elle, jusqu’au moment où les pointes, bleues, éclairées par le soleil, commencèrent à briller par-dessus les montagnes.

Le bruit du canon affectait Ugo, comme le son de la trompette excite un cheval de guerre ; son âme s’enflammoit, il brûloit de voler au combat, et maudissoit Montoni qui l’avoit envoyé si loin. Les sentimens de son compagnon paroissoient d’une autre nature, et bien plus faits pour la cruauté que pour les dangers de la guerre.

Emilie faisoit de fréquentes questions sur le lieu de sa destination : tout ce qu’elle put apprendre, c’est qu’elle alloit à une chaumière en Toscane ; et toutes les fois qu’elle en parloit, elle croyoit découvrir sur la figure de ces deux hommes, une expression de malice et de finesse dont elle se sentoit alarmée.

C’étoit durant l’après-midi qu’ils étoient sortis du château. On voyagea pendant plusieurs heures à travers des régions d’une profonde solitude ; ni le bêlement des brebis, ni l’aboiement des chiens, ne rompoient l’absolu silence, et alors on étoit trop loin pour saisir le bruit du canon. Vers le soir on s’enfonça parmi les précipices, en de noires forêts de cyprès, de pins, et de mélèzes ; c’étoit un désert si sauvage, si reculé, que si la mélancolie pouvoit se choisir une résidence, ce lieu auroit été son séjour de prédilection.

Ce fut dans ce désert qu’ils se proposèrent de se reposer. La nuit va venir, dit Ugo, et les loups seroient à craindre au moment d’une halte. C’étoit pour Emilie une alarme nouvelle, mais inférieure à celle de se trouver livrée la nuit, et en de tels lieux, à de telles gens. Les horribles soupçons qu’elle avoit conçus sur les desseins de Montoni, se présentèrent avec plus de force ; elle s’efforça d’empêcher le repos que les hommes vouloient prendre, et demanda avec inquiétude combien de chemin il lui restoit à faire.

— Plusieurs lieues encore, dit Bertrand : vous pouvez, signora, ne pas manger, si cela vous plaît ; mais pour nous, nous voulons souper tandis que nous le pouvons ; nous en aurons un peu besoin avant que de finir ce voyage. Le soleil va se coucher : arrêtons-nous sous cette roche.

Le camarade y consentit : on détourna les mules, on avança jusqu’au rocher sur lequel croissoient de grands mélèzes. Emilie suivit en tremblant ; ils la descendirent de sa mule, s’assirent sur le gazon, et tirèrent d’une valise quelques alimens : Emilia essaya de manger, pour mieux leur déguiser sa crainte.

Le soleil étoit éclipsé par les hautes montagnes d’occident : le pourpre y répandoit ses nuances foncées sur l’horizon, et le crépuscule s’étendoit sur tous les objets ; le murmure sourd du zéphyr dans les bois ne consoloit plus Emilie, et concouroit, avec l’âpreté du site et l’heure de la soirée, à l’abattement de ses esprits.

L’incertitude avoit tant augmenté son anxiété au sujet du prisonnier d’Udolphe, que, ne pouvant s’entretenir seule avec Bertrand, elle lui fit des questions en la présence d’Ugo ; il affecta une ignorance entière à cet égard. Après cette réponse, il entretint Ugo sur un sujet qui l’amena à parler du signor Orsino, et de l’affaire qui le bannissoit de Venise. Emilie se permit de faire quelques questions. Ugo paroissoit bien savoir les circonstances de ce tragique événement, et rapporta des particularités qui la choquèrent et la surprirent. Il étoit bien extraordinaire que de telles particularités fussent connues par des personnes qui n’auroient pas été témoins de l’assassinat.

— C’étoit un homme de qualité, dit Bertrand ; autrement le sénat ne se seroit pas donné la peine d’en rechercher lui-même les assassins. Jusqu’à présent, le signor est bien heureux. Ce n’est pas la première affaire de ce genre qu’il a sur le corps ; mais quand un gentilhomme n’a pas d’autre moyen de satisfaction, il faut bien prendre celui-là.

— Oui, dit Ugo, pourquoi ne seroit-il pas aussi bon qu’un autre ? C’est la manière d’avoir tout d’un coup bonne justice ; et si vous recourez aux lois, vous attendez tout le temps qu’il plaît aux juges ; vous pouvez perdre votre cause. La meilleure façon est d’assurer son droit soi-même, et de se faire justice.

— Oui, oui, reprit Bertrand, attendez qu’on vous la fasse, vous attendrez long-temps. Si j’ai besoin seulement d’employer un ami, je ne pourrai obtenir vengeance. Dix contre un me diront que l’adversaire a raison, et que moi j’ai tort. Si un particulier s’empare d’un bien que je crois à moi, irai-je mourir de faim en attendant que la loi me le donne, et risquer encore que les juges, après tous les délais, disent qu’il ne m’appartient pas ? Que faut-il faire en pareil cas ? La chose est claire ; prendre d’abord.

L’horreur d’Emilie, à cette conversation, fut encore augmentée par le soupçon qu’elle étoit dirigée contre elle, et que ces hommes avoient l’ordre de Montoni pour exercer sur elle une semblable espèce de justice.

— Mais je parlois du signor Orsino, reprit Bertrand. Il est un de ceux qui aiment à se faire justice tout d’un coup. Je me souviens qu’il y a environ dix ans, il eut une querelle avec un cavalier de Milan. L’histoire m’a été dite, et je l’ai encore toute fraîche. Ils se querellèrent pour une dame que le signor aimoit. Elle avoit la malice de préférer un Milanais ; elle porta le caprice jusqu’à en faire son mari. Cette conduite piqua le signor autant qu’il étoit possible. Il avoit essayé long-temps de lui faire entendre raison. Il envoyoit la nuit des sérénades sous sa fenêtre. Il faisoit des vers pour elle. Il protestoit qu’elle étoit la plus belle de Milan. Tout cela ne fit rien, et ne la mit point à la raison. Comme je disois, elle finit par aller si loin, qu’elle épousa cet autre cavalier. Signor Orsino se sentit enflammé de colère ; il résolut de se venger, et attendit une occasion. Cela ne fut pas long. Après le mariage, les époux se mirent en route pour Padoue, ne s’attendant pas, j’en jurerois bien, à ce qui les attendoit. Le chevalier pensoit qu’il n’avoit plus qu’à triompher ; mais on lui fit bientôt voir qu’il s’agissoit de quelqu’autre chose.

— La dame avoit donc donné parole d’épouser le signor ? dit Ugo.

— Donné parole ! Oh ! non, reprit Bertrand ; elle n’avoit pas même, à ce qu’on m’a conté, assez d’esprit pour dire qu’elle l’aimoit. J’ai même ouï assurer que, dès l’abord, elle avoit dit qu’elle ne le prendroit jamais. C’est ce qui provoqua le signor, et avec bien juste raison ; car, après tout, on se soucie fort peu de passer pour désagréable. Cette femme le lui disoit sans cesse. Encore si elle s’étoit tenue là ; mais se marier avec un autre !

— C’étoit donc uniquement pour faire pièce au signor, dit Ugo, qu’elle finit par se marier ?

— Je n’en sais rien, reprit Bertrand. Ils prétendent que depuis long-temps elle avoit aimé ce cavalier ; mais cela n’auroit rien fait, si elle ne l’eût pas épousé. Elle pouvoit s’attendre à ce qui suivit. Il n’étoit pas à supposer que le signor supporteroit ce mauvais traitement avec patience. Elle ne peut s’en prendre qu’à elle des suites, et de ce qui arriva. Mais, comme je dis, ils se mirent en route pour Padoue, elle et le mari. Ils faisoient route par des déserts comme celui-ci. Cela convenoit bien merveilleusement au signor. Il surveilla le temps du départ, et envoya quelques hommes après eux avec des instructions. Ils se tinrent à une certaine distance, jusqu’à ce qu’ils vissent leur belle ; ce ne fut que le second jour. Le personnage dépêcha son valet jusqu’à la ville prochaine, peut-être pour avoir des chevaux. Les hommes du signor doublèrent le pas, et atteignirent la voiture dans un fond entre deux montagnes, où les bois empêchoient que les serviteurs pussent rien voir. En arrivant, nous fîmes feu, nous manquâmes.

Emilie devint pâle à ces mots. Elle se flatta qu’elle avoit mal entendu. Bertrand continua son récit.

— Le cavalier fit feu aussi ; mais il fut bientôt désarmé. Comme il tournoit la tête pour rappeler ses gens, il fut frappé (ce fut le coup le plus adroit dont j’aie jamais été témoin) ; il fut frappé au dos de trois stylets à la fois. Il tomba, et fut achevé dans la minute. La dame nous échappa. Les domestiques avoient entendu le feu ; ils l’enlevèrent avant qu’on eût le temps d’y penser. Bertrand, dit le signor, quand la troupe fut de retour…

— Bertrand ! s’écria Emilie pâle d’horreur, et ne perdant pas une syllabe.

— Est-ce que j’ai dit Bertrand ? reprit l’homme embarrassé. Non, Giovani. Mais j’ai oublié où j’en étois. Bertrand, dit le signor…

— Bertrand encore ! dit Emilie d’une voix mourante. Pourquoi donc répétez-vous ce nom ?

Bertrand jura. — Et qu’importe, dit-il, comment s’appeloit cet homme. Bertrand, Giovani, Roberto ; c’est égal. Vous m’avez dérangé deux fois avec cette question. Bertrand ou Giovani, ou ce que vous voudrez… Bertrand, dit le signor, si tous vos camarades avoient fait leur devoir comme vous, je n’aurois pas perdu la dame. C’est bien, mon brave, amusez-vous avec ceci. Il lui donna une bourse d’or ; et c’étoit peu en comparaison du service qu’on lui avoit rendu.

— Oui, oui, dit Ugo ; c’étoit peu, c’étoit peu.

Emilie respiroit avec difficulté, et pouvoit à peine se soutenir. Lorsque d’abord elle avoit vu ces hommes, leur extérieur, leur liaison avec Montoni, avoient suffi pour lui inspirer de la défiance. Mais à présent, quand l’un d’eux s’avouoit lui-même pour un meurtrier ; quand, aux approches de la nuit, elle se voyoit sous leur conduite au milieu de montagnes sauvages et solitaires, et sans savoir où elle alloit, une terreur affreuse la saisit, et devint toujours moins supportable par la nécessité d’en dérober tous les symptômes. En réfléchissant bien au caractère, aux menaces de Montoni, il n’étoit pas invraisemblable qu’il l’eût livrée à ces monstres pour être immolée par leurs mains, et qu’il se disposât ainsi à s’emparer, sans plus d’opposition, de ses propriétés, objet de si longues et si funestes contestations. Si néanmoins tel étoit son dessein, étoit-il nécessaire de l’envoyer si loin ? Si la crainte d’être découvert ne lui permettoit pas de consommer le crime au château, on pouvoit le commettre avec sécurité beaucoup plus près. Ces considérations ne se présentèrent pas immédiatement à Emilie ; et tant de circonstances réveilloient sa terreur, qu’elle ne pouvoit y résister, ou les calculer de sang froid. Elle n’osoit plus causer avec ses conducteurs. Le son de leurs voix la faisoit trembler, et quand, par intervalles, elle jetoit sur eux un coup-d’œil, leurs figures à moitié couvertes par les ombres du soir, ne servoient qu’à l’effrayer davantage.

Le soleil étoit couché depuis long-temps ; les nuages étoient lourds, leurs bords étoient rougis d’un cramoisi sulfureux, et répandoient une teinte enflammée sur les pins des forêts. Le zéphyr qui agitoit les arbres murmuroit sourdement entre leurs branches, et faisoit entendre une sorte de gémissement qui ne faisoit qu’ajouter à l’effroi d’Emilie. Les montagnes enveloppées dans l’ombre, les torrens qui mugissoient au loin, les sombres forêts et les profondes vallées, où se rencontroient des cavernes qu’ombrageoient des cyprès avec des sycomores, tout se confondoit avec l’obscurité. Emilie, d’un œil inquiet, cherchoit à découvrir l’extrémité de ce vallon ; elle crut qu’il n’en avoit aucune : ni hameau, ni chaumière ne se découvroient. On n’entendoit ni aboyer les chiens, ni retentir le plus léger bruit. Emilie, d’une voix tremblante, hasarda de rappeler à ses guides qu’il commençoit à être tard, et à leur demander jusqu’où ils avoient à aller. Ils étoient trop occupés de leur entretien pour prendre garde à sa question. Elle s’abstint de la répéter, pour s’épargner quelque réponse insolente. Ils finirent pourtant leur souper, en recueillirent les débris, et reprirent la route du vallon, dans un morne silence. Emilie continuait de rêver à sa propre situation et aux motifs que pouvoit avoir Montoni pour l’y réduire. Il avoit un mauvais dessein contr’elle, on ne pouvoit en douter. S’il ne la faisoit pas périr pour hériter d’elle à l’instant, il ne la faisoit cacher pendant un temps que pour la réserver à de plus sinistres projets, aussi dignes de son avarice, et mieux assortis à sa vengeance. Elle se rappela le signor Brochio, et sa conduite dans le corridor. Son horrible supposition en prit une force nouvelle. Cependant, à quel but l’éloigner du château, où tant de crimes secrets s’étoient probablement déjà commis ?

L’effroi de ce qu’elle alloit trouver devint alors si excessif, qu’elle se vit prête à perdre connoissance. Elle pensoit en même temps à son bien-aimé père, et à ce qu’il auroit souffert s’il avoit pu prévoir les étranges et cruels événemens de sa vie. Avec quel soin n’eût-il pas évité de confier sa fille orpheline à une femme aussi foible que madame Montoni ! Sa position actuelle lui paroissoit à elle-même si romanesque, si invraisemblable ; elle se rappeloit si bien le calme et la sérénité de ses premiers ans, que, dans certains momens, elle se croyoit presque victime de quelque songe épouvantable, et d’une imagination en délire.

La contrainte que lui imposoit la présence de ses guides changea sa terreur en un sombre désespoir. La perspective affreuse de ce qui pouvoit l’attendre la rendoit presqu’indifférente aux dangers qui l’environnoient ; elle considéroit sans émotion les difficultés et l’obscurité de la route, et les montagnes, dont les contours se distinguoient à peine dans les ténèbres ; objets pourtant qui avoient si vivement affecté ses esprits, et dont la teinte sévère ayoit ajouté récemment aux horreurs de son avenir.

Il faisoit alors si noir, qu’en avançant au plus petit pas, les voyageurs, voyoient à peine assez pour se conduire. Les nuages, qui sembloient chargés de foudre, passoient lentement sous la voûte des cieux, et, dans leurs intervalles, laissoient voir les tremblantes étoiles. Les masses de cyprès et de sycomores qui ombrageoient les rochers, se balançoient au gré des vents, et les bois où ils s’engouffroient rendoient au loin le plus triste murmure. Emilie frissonnoit malgré elle.

— Où est la torche ? dit Ugo ; le temps se couvre.

— Non, pas encore, reprit Bertrand, nous voyons le chemin. Il vaut mieux ne pas allumer tout le temps qu’on le pourra.

Si quelque parti ennemi se trouvoit en campagne, notre flambeau pourroit nous trahir.

Ugo lui dit quelques paroles, qu’Emilie ne put entendre. Ils continuèrent d’avancer dans l’obscurité ; et Emilie désirant presque que quelqu’ennemi pût les surprendre, l’idée d’un changement prêtoit à l’espérance ; elle pouvoit à peine imaginer une position plus effroyable que la sienne.

Tout en allant, son attention fut attirée par une légère flamme qui brilloit par momens à la pointe de la pique portée par Bertrand ; elle ressembloit à celle qu’elle avoit observée sur la lance de la sentinelle, la nuit où madame Montoni mourut. La sentinelle lui avoit dit que cette flamme étoit un présage. L’événement qui avoit suivi avoit paru justifier l’assertion, et l’esprit d’Emilie en avoit conservé une impression superstitieuse. L’apparition actuelle la confirma ; elle crut voir le présage de son propre destin. Elle remarquoit dans un morne silence l’éclat et la disparition de la flamme. Bertrand dit à la fin :

Allumons la torche, et cherchons un abri dans les bois. Il se prépare un grand orage : voyez ma lance.

Il la montra, et la flamme brilloit à la pointe[1].

— À la bonne heure, dit Ugo, vous n’êtes pas de ceux qui croient aux pronostics : nous avons laissé des poltrons au château, qui pâliroient à cet aspect. J’ai souvent aperçu la même chose avant le tonnerre ; elle en est le présage. Nous en aurons, soyez-en sûr ; les nuages se fendent en éclairs.

Emilie, par cet entretien, fut soulagée d’une crainte superstitieuse ; mais l’effroi de la raison redoubla quand un éclair pâle eut porté la lumière sur les bois où l’on alloit entrer, et illuminé les traits féroces de ses compagnons de voyage. Ugo cherchoit un caillou et ne pouvoit en trouver. Bertrand s’impatientoit ; le tonnerre grondoit dans l’éloignement, et les éclairs devenoient plus fréquens.

Ugo trouva enfin une pierre ; et la torche fut allumée. Les hommes mirent pied à terre, aidèrent Emilie à descendre, et conduisirent les mules à la bordure du bois, à gauche. Le sol, inégal et rompu, étoit embarrassé de buissons et de plantes sauvages ; il fallut faire un détour pour ne pas tomber au milieu.

Emilie ne pouvoit approcher de ces bois sans éprouver de plus en plus le sentiment de son danger. Le profond silence qui y régnoit, leur épais feuillage que n’agitoit pas le moindre souffle, leur ombre noire que rembrunissoient encore la vive clarté des éclairs, la flamme rougeâtre de la torche, tout contribuoit à renouveler ses plus terribles appréhensions. Elle crut qu’à ce moment la figure de ses conducteurs déployoit une fierté plus farouche, et la joie d’un triomphe qu’ils cherchoient à dissimuler. Son imagination troublée lui suggéra qu’on la menoit dans un bois pour y compléter, par un meurtre, la vengeance de Montoni. Cette horrible pensée arracha un soupir de son cœur. Ses compagnons, surpris, revinrent promptement à elle. Elle leur demanda pourquoi ils la menoient à ces bois, les engagea à continuer le chemin sur la route, et leur représenta que, pendant un orage, elle seroit moins dangereuse que les bois.

— Non, non, lui dit Bertrand : nous savons bien où est le danger. Voyez les nuages qui s’ouvrent sur nos têtes ; en outre, sous les bois, nous risquons moins d’être vus par l’ennemi, si par hasard il passoit dans le chemin. Par Saint Pierre et sa compagnie ! j’ai autant de cœur que les plus braves : il y a bien quelques pauvres diables qui pourraient en convenir, s’ils étoient encore vivans ; mais que peut-on contre le nombre ?

— Que marmotez-vous là ? dit Ugo d’un air de mépris ; Et qui est-ce qui craint le nombre ? Qu’ils viennent, qu’ils viennent ; et tant qu’il en tiendroit au château du signor Montoni, je voudrais leur montrer à quel homme ils auroient affaire. Pour vous, je vous laisserois tranquillement au fond de quelque trou ; vous regarderiez, et vous verriez comme je ferois fuir mes coquins… Qui parle de crainte ?

Bertrand lui répliqua, avec un serment effroyable, qu’il n’aimoit pas les plaisanteries. Il y eut entr’eux une très-violente altercation, le tonnerre la fit cesser ; la foudre tout à coup éclata au-dessus de leurs têtes avec un tel fracas, que la terre parut ébranlée jusque dans ses fondemens. Les brigands firent une pause, et se regardèrent tous deux. Les lueurs bleues de l’éclair sillonnoient le sol entre les touffes des arbres, et Emilie qui regardoit à travers le feuillage, voyoit à tout moment les montagnes se couvrir d’une flamme livide et sulfureuse. Alors, peut-être, elle avoit moins peur de l’orage que de ses guides, et d’autres craintes occupoient son esprit.

Les hommes s’étoient placés sous un grand châtaignier ; ils avoient mis leurs piquet en terre. Emilie plusieurs fois remarqua la flamme légère qui se jouoit autour de leurs pointes.

— Je voudrois bien que nous fussions au château, dit Bertrand, et je ne sais pourquoi le signor nous a chargés de cette affaire. Ô mon dieu ! quel vacarme là-haut ! Je me ferois prêtre, en vérité ! Ugo, dis-moi, aurois-tu un rosaire ?

— Non, répliqua Ugo. Je laisse à des poltrons comme toi le soin de porter des rosaires ; moi, je porte une épée.

— Elle te servira bien pour combattre une tempête ! dit Bertrand.

Un autre coup, répercuté dans les immenses cavités des montagnes, les fit taire pour un moment ; le tonnerre rouloit toujours. Ugo proposa d’avancer : Nous perdons notre temps, dit-il ; les sentiers, dans les bois, sont aussi bien garantis par les feuilles, qu’on l’est ici par celles du châtaignier.

Ils firent marcher les mules entre des massifs d’arbres, sur un gazon glissant qui en cachoit les hautes racines. Le vent s’étoit élevé, et disputoit avec la foudre ; il précipitoit avec rage ses tourbillons au-dessus des bois ; la lueur rougeâtre de la torche en jetoit un éclat plus fort, et laissoit voir alors des retraites faites uniquement pour les loups, dont Ugo avoit d’abord parlé.

À la fin la force du vent parut écarter les orages ; la foudre résonnoit au loin, et ne se faisoit que foiblement entendre. Après une heure de marche dans les bois, les élémens parurent un peu calmés ; les voyageurs du vallon se trouvèrent à la crête brune d’une montagne ; une large vallée s’étendoit à leurs pieds, et se laissoit voir à la clarté douteuse de la lune encore voilée. Quelques nuages parcouroient encore le ciel éclairci de la tempête, et se retiroient lentement aux bords de l’horizon.

Quand Emilie se vit hors de ces bois, elle se sentit ranimée ; elle pensoit que, si ces deux hommes avoient eu l’ordre de la détruire, ils auroient certainement exécuté ce dessein barbare dans le désert affreux dont elle venoit de sortir, et où jamais un regard humain n’en auroit pu trouver la trace. Rassurée par cette réflexion et par la tranquillité de ses guides, elle descendit en silence par un chemin fait pour les troupeaux, et pratiqué à droite aux bords des bois. Emilie ne put sans plaisir contempler la beauté de la vallée, qui lui sembloit entrecoupée de bois, de prairies et de terres cultivées ; elle étoit couronnée au nord et à l’orient par l’amphithéâtre des Apennins. Au couchant et au sud, le paysage s’étendoit dans les belles plaines de la Toscane.

— Voilà la mer au-delà, dit Bertrand, comme s’il avoit deviné qu’Emilie examinoit les objets que le clair de lune lui permettoit d’apercevoir ; elle est au couchant, quoique nous ne puissions la distinguer.

Emilie aperçut déjà une différence dans le climat. Ce n’étoit plus la température des montagnes affreuses qu’elle quittoit ; on descendoit toujours, et l’air la parfumoit des odeurs de mille plantes qui parsemoient la pelouse, et dont la dernière pluie augmentoit l’exhalaison. Le pays qui l’environnoit annonçoit une beauté si douce ; elle contrastoit si fortement avec la grandeur effrayante des lieux où elle s’étoit vue confinée, et avec les mœurs de ceux qui les habitoient, qu’Emilie se crut transportée à la Vallée, sa demeure chérie : elle s’étonnoit que Montoni l’eût envoyée dans cette contrée charmante, et ne pouvoit croire qu’un théâtre si enchanteur fût choisi pour le théâtre d’un crime. Hélas ! ce n’étoit pas le pays, mais les personnes qu’il avoit dû choisir pour l’exécution de ses plans.

Emilie osa demander s’ils approchoient de leur destination. Ugo lui répondit qu’ils n’en étoient pas loin. À ce bois de châtaigniers dans le vallon, dit-il, près du ruisseau où se réfléchit la lune. Je désire bien m’y voir en repos avec un flacon de bon vin et une tranche de jambon.

Emilie reprit courage en apprenant que son voyage alloit finir ; elle vit le bois de châtaigniers dans une partie ouverte du vallon, et au bord du ruisseau.

En peu de momens ils atteignirent l’entrée du bois. Ils aperçurent au travers du feuillage une lumière dans une chaumière éloignée. Ils s’avancèrent en côtoyant le ruisseau. Les arbres qui le couvroient déroboient les rayons de la lune ; mais une longue ligne de lumière, qui venoit de la cabane, se distinguoit sur sa surface tremblante et sombre. Bertrand s’arrêta le premier ; Emilie entendit qu’il frappoit fortement et appeloit à la porte. On ouvrit la petite fenêtre on paroissoit une lumière. Un homme demanda ce que l’on vouloit, descendit aussitôt, et les reçut dans une chaumière propre, mais rustique. Il appela sa femme pour apporter quelques rafraîchissemens aux voyageurs. Cet homme causoit souvent à part avec Bertrand. Emilie l’observa : c’étoit un paysan grand, mais non pas robuste, d’une complexion pâle et d’un regard perçant. Son extérieur n’annonçoit pas un caractère qui pût gagner la confiance d’une jeune personne ; il n’y avoit rien dans ses manières qui pût lui concilier la bienveillance.

Ugo s’impatientant, demandoit à souper, et prenoit même un ton d’autorité qui ne sembloit admettre aucune réplique. — Je vous attendois il y a une heure, dit le paysan ; car j’avois eu vers les trois heures une lettre du signor Montoni. Moi et ma femme, nous ne comptions plus sur vous, nous avions été nous coucher. Comment vous êtes-vous trouvés de l’orage ?

— Mal, répliqua Ugo, fort mal ; et nous serons aussi mal ici, si vous ne vous dépêchez pas davantage. Donnez plus de vin, et dites-nous ce que nous mangerons.

Le paysan plaça devant eux tout ce que contenoit la chaumière ; lard, vin, figues, et des raisins d’un goût exquis et d’une grosseur prodigieuse.

Après qu’Emilie se fut un peu rafraîchie, lu femme du paysan lui indiqua sa chambre. Emilie fit quelques questions au sujet de Montoni ; la femme qui se nommoit Dorine, répondit avec réserve, et prétendit qu’elle ignoroit les intentions de Son Excellence, en envoyant Emilie en ce lieu : elle convint que son époux les connoissoit. Emilie s’aperçut bientôt qu’elle n’obtiendroit aucun renseignement sur sa destinée, elle congédia Dorine, et se mit au lit ; mais les scènes étonnantes qui venoient de se passer, toutes celles qu’elle prévoyoit, se présentèrent ensemble à son esprit inquiet, et concoururent avec le sentiment de sa situation nouvelle pour la priver de tout sommeil.


CHAPITRE VI.

Quand le lendemain matin Emilie ouvrit sa fenêtre, elle fut surprise en contemplant toutes les beautés qui l’entouroient. La chaumière étoit ombragée de bois ; c’étoient surtout des châtaigniers, entremêlés de cyprès, de mélèzes et de sycomores. Sous leurs rameaux épais et étendus, se découvroient, au nord et à l’orient, les Apennins couverts de bois, qui s’élevoient en amphithéâtre avec une extrême majesté ; De noires forêts de sapins ne les encombroient pas de ce côté comme des autres. Leurs sommets les plus hauts étoient couronnés de châtaigniers, de chênes antiques et de platanes d’Orient, que décoroient alors les teintes variées dont l’automne enrichit le feuillage. Des vignobles s’étendoient le long de ces montagnes. Les élégantes maisons de la noblesse toscane ornoient les détails de la scène ; et bornoient des coteaux chargés d’oliviers, de mûriers et d’orangers. La plaine se coloroit des richesses de la culture ; les grappes purpurines pendoient en magnifiques festons des branches du figuier, du cerisier et des autres arbres. Des prairies, dont en Italie il étoit rare de rencontrer la fraîche verdure, embellissoient les bords d’un ruisseau qui descendoit des montagnes, serpentoit au milieu du paysage, en réfléchissoit les beautés, et se perdoit dans la mer. À l’occident, et à une grande distance, les eaux et le ciel, en s’unissant, prenoient une légère teinte de pourpre, et leur séparation ne pouvoit guère se discerner que par les mouvemens des voiles blanches éclairées par le soleil aux extrémités de l’horizon.

La chaumière étoit préservée par les bois, des plus forts rayons du soleil ; elle ne s’ouvroit qu’au couchant. Ses murs étoient couverts de vignes, de figuiers et de jasmins, et jamais Emilie n’avoit trouvé des fleurs, ni si grandes, ni si parfumées. Des raisins mûrs pendoient autour de sa petite fenêtre ; le gazon, sous les arbres, étoit émaillé de fleurs et d’herbes odorantes. À l’autre bord du petit ruisseau, dont le courant rafraîchissoit le bocage, s’élevoit un bosquet de citronniers et d’orangers ; ce bosquet, presqu’en face de la fenêtre d’Emilie, augmentoit les charmes de la vue. Le sombre de la verdure ajoutait aux effets de la perspective. C’étoit pour Emilie un bosquet enchanté, dont les charmes, successivement, communiquèrent à son esprit quelque chose de leur douceur.

Elle fut appelée à l’heure du déjeûner par la fille du paysan : c’étoit une jeune personne d’environ dix-sept ans, et d’un extérieur agréable. Emilie vit avec plaisir qu’elle sembloit animée des plus pures affections de la nature ; tous ceux qui l’entouroient annonçoient plus ou moins de mauvaises dispositions : cruauté, férocité, finesse, duplicité ; ce dernier caractère distinguoit spécialement les traits du paysan et de sa femme. Maddelina parloit peu ; mais ce qu’elle disoit étoit dit d’une voix douce, accompagné d’un air modeste et complaisant, qui intéressoit Emilie. On la fit déjeûner à part avec Dorine, tandis qu’Ugo, Bertrand et leur hôte, prenoient devant la porte un repas de jambon et de vins de Toscane. À peine fut-il fini, que Ugo, se levant à la hâte, alla chercher sa mule. Emilie sut alors qu’il alloit retourner à Udolphe, et que Bertrand resterait à la chaumière. Cette circonstance ne la surprit pas, mais l’affligea.

Quand Ugo fut parti, Emilie proposa une promenade dans les bois. On lui apprit qu’elle ne pourroit sortir sans être accompagnée de Bertrand. Elle aima mieux se retirer dans sa chambre. Ses regards se reposèrent sur la pente des Apennins. Elle se rappela les scènes épouvantables que leurs gorges étroites lui avoient présentées, et les horreurs que la veille elle avoit souffertes, à ce moment surtout où Bertrand s’étoit fait connoître pour un détestable assassin.

Préférant la solitude à la société des gens de la maison, Emilie dîna dans sa chambre, et Maddelina eut la permission de la servir. Sa conversation simple apprit à Emilie que le paysan et sa femme étoient depuis long-temps habitans de la chaumière ; qu’elle étoit un présent de Montoni, et la récompense d’un service que lui avoit rendu Marco, parent très-proche du vieux Carlo, son intendant. — Il y a tant d’années, signora, dit Maddelina, que j’en sais très-peu de chose ; mais mon père, sans doute, fit un grand bien au signor, puisque ma mère a dit souvent que cette chaumière étoit le moins qu’on pût lui donner.

Emilie écoutoit ce détail avec un pénible intérêt. Il donnoit une couleur effroyable au caractère de ce Marco. Un service que Montoni récompensoit ainsi, ne pouvoit guère être que criminel. Elle croyoit donc de plus en plus qu’elle n’étoit remise en de telles mains que pour un coup désespéré. — Savez-vous combien il y a de temps, dit Emilie, qui songeoit à celui où la signora Laurentini avoit disparu d’Udolphe ; savez-vous combien il y a de temps que votre père a rendu au signor le service dont vous me parlez ?

— Ce fut un peu avant d’habiter cette chaumière, répondit Maddelina ; il y a environ dix-huit ans.

C’étoit à peu près le temps où l’on disoit que la signora Laurentini avoit disparu. Il vint à l’esprit d’Emilie que Marco avoit pu servir dans cette mystérieuse affaire, et peut-être avoit pu seconder un meurtre. Cette horrible pensée la plongea dans une telle rêverie, que Maddelina s’éloigna sans qu’elle s’en aperçût, et elle resta longtemps étrangère à ce qui l’entouroit. Les pleurs enfin arrivèrent à son secours ; ses esprits se calmèrent. Elle cessa de trembler a la vue des malheurs qui pouvoient bien ne pas tomber sur elle, et prit assez de résolution pour détourner sa pensée de dessus ses propres intérêts. Elle se souvint des livres que, dans son départ précipité, elle avoit pourtant mis dans son petit paquet. Elle en prit un, et se plaça auprès de sa délicieuse fenêtre. Ses regards, bien souvent, alloient du livre au paysage ; la nature enchanteresse calmoit peu à peu sa douleur, et ne lui laissoit qu’une douce mélancolie.

Elle resta seule jusqu’au soir ; elle vit le soleil descendre à l’occident, dorer la cime des montagnes, et prolonger leur ombre dans la plaine ; elle le vit étinceler sur les voiles flottantes, et se plonger au fond des flots. Au moment du crépuscule, sa rêverie plus douce la reporta vers Valancourt. Elle réunit les circonstances qui se lioient à la musique nocturne, et tout ce qui appuyoit ses conjectures sur son emprisonnement au château. Confirmée dans l’idée qu’elle avoit entendu sa voix, elle se remit à songer à ce triste séjour, avec une douloureuse émotion et des regrets momentanés.

Rafraîchie par un zéphyr parfumé, et ramenée à une douce mélancolie, elle resta à sa fenêtre long-temps après le soleil couché. Elle observa la gradation de la nuit jusqu’au moment où le contour des montagnes couvertes d’ombres demeura seul visible à l’horizon. Un clair de lune brillant, qui succéda bientôt, vint produire sur le paysage l’effet du temps sur les événemens passés. Il en adoucit l’âpreté, et répandit sur le tout ce ton vaporeux qui affaiblit et aide à confondre les objets éloignés. Le matin de sa vie, si doucement écoulé à la Vallée ; la protection, l’amour de ses parens, s’embellissoient encore par le souvenir, comme le tableau touchant qu’elle avoit sous les yeux, et donnoient lieu à des comparaisons affligeantes. Peu disposée à supporter les entretiens grossiers de la paysanne, Emilie resta, sans souper, dans sa chambre. Elle pleuroit sur sa position périlleuse et abandonnée. Une considération nouvelle avoit achevé d’abattre son courage. Désolée, sans espoir, elle désiroit de se décharger du pesant fardeau de la vie ; elle prioit le ciel de la recevoir dans sa miséricorde, et de la rejoindre à ses parens.

Épuisée de larmes, elle se jeta sur son petit lit, et céda enfin au sommeil. Un coup frappé à sa porte, ne tarda pas à l’éveiller. Elle entendit une voix, et tressaillit de terreur. L’image de Bertrand, un stylet à la main, s’offrit à son cerveau troublé. Elle n’ouvroit point, ne répondoit point, et gardoit un profond silence. La voix enfin ayant tout bas répété son nom, elle demanda qui l’appelait. — C’est moi, signora, reprit la voix ; c’étoit celle de Maddelina. De grâce, ouvrez la porte ; n’ayez pas peur, c’est moi.

— Qui vous amène si tard, Maddelina ? dit Emilie en la faisant entrer. — Chut ! signora ; pour l’amour de Dieu, ne faisons pas de bruit. Si l’on nous entendoit, on ne me le pardonneroit pas. Mon père, ma mère, et Bertrand, sont couchés, dit-elle en refermant la porte. Je vous apporte à souper, signora. Vous n’avez pas soupé en bas. Ce sont des raisins, des figues, et un demi-verre de vin. Emilie la remercia, mais témoigna sa crainte qu’elle ne fut exposée au ressentiment de Dorine, quand on s’apercevroit que le fruit étoit ôté. — Reprenez-le, Maddelina, dit Emilie ; je souffrirai moins en ne l’acceptant pas, que je n’aurois à souffrir si votre bonté mécontentoit votre mère.

— Ô signora ! il n’y a point de danger, reprit Maddelina. Ma mère ne s’en apercevra point. C’est de mon souper. Vous me rendriez malheureuse si vous me refusiez, signora. — Emilie fut tellement attendrie de la générosité de cette bonne fille, qu’elle demeura sans réplique. Maddelina qui la regardoit, se méprit à son émotion. — Ne pleurez pas, signora, lui dit-elle. Ma mère est un peu vive ; mais c’est bientôt passé. Ne le prenez pas si fort à cœur. Elle me gronde bien souvent ; mais j’ai appris à le souffrir ; et si je peux, quand elle a fini, m’échapper dans les bois, et jouer des castagnettes, je l’oublie tout aussitôt.

Emilie sourit malgré ses larmes. Elle dit à Maddelina qu’elle avoit un bon cœur, et elle accepta son présent. Elle désiroit beaucoup de savoir si Bertrand et Dorine avoient parlé de Montoni et de ses desseins en présence de Maddelina ; mais elle se refusa à séduire cette innocente fille, et à lui faire trahir les entretiens de ses parens. Quand elle se retira, Emilie la pria de venir chez elle aussi souvent qu’elle l’oseroit, sans offenser sa mère. Maddelina le promit, et s’éloigna très-doucement.

Plusieurs jours se passèrent. Emilie restoit dans sa chambre. Maddelina venoit seulement à ses repas. Sa douce physionomie, ses manières intéressantes consoloient Emilie, mieux que depuis plusieurs mois elle ne l’avoit été. Elle aimoit sa chambre, qui sembloit tenir au berceau ; elle commençoit à y goûter ce sentiment de sécurité qui nous attache naturellement à notre demeure. Pendant cet intervalle aussi, son esprit n’ayant reçu aucune secousse nouvelle de douleur ou de crainte, elle reprit assez de force pour jouir de ses lectures. Elle retrouva quelques esquisses, quelques feuilles de papier blanc, ses crayons, et se sentit en état de s’amuser, en choisissant quelques parties de l’agréable perspective qu’elle avoit sous les yeux. Elle en faisoit des tableaux auxquels son goût naturel donnoit une extrême grâce. Elle y plaçoit ordinairement des groupes qui caractérisoient la scène, et indiquoient quelque simple et touchante aventure. Pendant qu’une larme de ses yeux mouilloit cette expression de douleur imaginaire, elle oublioit ses souffrances réelles. Elle laissoit écouler les heures trop lentes de son malheur, et attendoit avec une douce patience les événemens de l’avenir.

Une belle soirée, à la suite d’un jour fort chaud, engagea enfin Emilie à essayer d’une promenade, quoique Bertrand dût l’y accompagner. Elle prit Maddelina, et sortit suivie de Bertrand, qui lui laissa le choix du chemin. Le temps étoit doux et frais ; Emilie ne put voir sans plaisir la belle contrée qui l’entouroit. Le ciel pur et brillant étoit d’un bleu d’azur que doroient au couchant les derniers rayons de l’astre du jour. Des traits de feu frappoient encore la cime des plus grands arbres, et la pointe des roches les plus élevées. Emilie suivit le cours du ruisseau, marchant à l’ombre des bois qui le bordoient. Sur la rive opposée, quelques brebis blanches comme la neige décoroient la verdure. Au-delà se voyoient des bosquets de citronniers et d’orangers, chargés de fleurs et de fruits dorés. Emilie marcha vers la mer, qui réfléchissoit tous les feux du couchant. La vallée se terminoit à droite par un cap fort élevé, dont le sommet élancé au-dessus des vagues, supportait une tour en ruines : elle servoit alors de phare ; ses créneaux brisés, les oiseaux de mer, dont elle étoit le refuge, et qui voltigeoient autour d’elle, recevoient encore la lumière du soleil, dont le disque avoit disparu sous les eaux ; et les fondemens de l’édifice, ainsi que le rocher qui lui servoit de base, étoient déjà couverts des ombres du crépuscule.

Arrivée à cette éminence, Emilie vit avec plaisir les rochers qui bordoient le rivage ; les uns garnis de sapins, d’autres stériles, où l’on remarquoit seulement des blocs de marbre grisâtre, et tout au plus quelques buissons de myrtes, ou d’autres arbustes odorans. La mer unie, calme, ne faisoit aucun mouvement ; ses vagues arrivoient lentement, et mouraient tranquillement sur la plage. Emilie, en regardant la mer, pensoit à la France, pensoit aux temps passés ; elle désiroit, oh ! combien elle désiroit, que ces vagues la reportassent au pays de sa naissance.

— Ah ! disoit-elle, ce vaisseau, ce vaisseau qui fend si majestueusement les ondes, et dont les grandes voiles blanches se répètent sur leur miroir ? peut-être est-il parti pour la France ! Heureux, heureux navire ! Elle le regarda aller, dans la plus violente émotion, jusqu’à ce que les ombres du soir eussent obscurci les lointains, et l’eussent dérobé à sa vue. Le bruit monotone des vagues augmentait la tendresse qui faisoit couler ses pleurs. Ce fut long-temps l’unique son qui troubla les airs. Emilie côtoya le rivage. Tout à coup un chœur de voix se fit entendre. Elle s’arrête, elle écoute ; mais elle craint de se faire voir. La première fois elle regarde Bertrand comme un protecteur. Il la suivoit d’assez près, en s’entretenant avec un homme. Rassurée par cette certitude, elle s’avance derrière un petit promontoire. La musique avoit cessé : bientôt une voix de femme chanta seule. Emilie double le pas, elle tourne le rocher, et voit une baie couronnée de grands arbres. Elle y remarque deux groupes de paysans, l’un assis sous les berceaux, l’autre au bord de la mer, autour d’une jeune fille qui chantoit, et tenoit une guirlande qu’elle sembloit prête à laisser tomber dans la mer. Emilie, surprise, écoute attentivement. Elle entend une jolie invocation adressée, en style poétique, aux nymphes de la mer. Les expressions élégantes de l’idiome toscan, étoient ornées d’un chant gracieux et facile, et quelques instrumens champêtres soutenoient la mélodie.

Les refrains se répétoient en chœur : au dernier, ou jeta dans la mer la guirlande de fleurs. Le chant finit, et peu à peu tout rentra dans le silence.

— Qu’est-ce que cela veut dire, Maddelina ? dit Emilie, que la musique avoit enchantée. — C’est la veille d’une fête, signora, dit Maddelina. Les paysans s’amusent à toutes sortes de jeux.

— Mais ils parloient des nymphes de la mer, dit Emilie. D’où ces bonnes gens connoissent-ils cela ?

— Oh ! signora, dit Maddelina, qui n’entendoit pas bien le sujet de la surprise d’Emilie, personne ne croit à ces choses-là. Nos vieilles chansons en parlent, dans nos jeux nous les répétons, et nous jetons des fleurs dans la mer.

Emilie dès l’enfance avoit appris à révérer Florence comme le siège de la littérature et des beaux-arts ; mais ce goût des histoires classiques, trouvé parmi les paysans, occasionnoit en elle autant de surprise que d’admiration. L’air arcadien de ces jeunes filles contribuoit encore à l’étonner. Leur vêtement étoit un jupon court d’un joli vert, bordé d’un ruban blanc ; leurs corsets sans manches étoient rattachés aux épaules avec des fleurs ou des nœuds de rubans ; leurs cheveux flottant en grosses boucles, étoient parsemés de fleurs ; un petit chapeau de paille derrière la tête, et mis un peu de côté, donnoit à tout l’ensemble un air de gaîté et de finesse. Lorsque la chanson fut finie, plusieurs de ces bergères s’approchèrent d’Emilie, la firent asseoir au milieu d’elles, et lui offrirent, ainsi qu’à Maddelina, qu’elles connoissoient, des raisins et des figues.

Emilie accepta leur politesse : leurs grâces, leurs manières lui plaisoient, d’autant plus qu’elle les croyoit entièrement naturelles. Bertrand s’approcha d’elle, et voulut la faire retirer ; un paysan vint l’inviter à boire, et Bertrand ne résista pas à de semblables tentations.

Laissez danser cette jeune dame, mon ami, lui dit le paysan ; nous viderons ce flacon pendant ce temps-là : les voilà qui vont commencer. Allons, mes camarades, le tambourin, la flûte.

On les entendit aussitôt : les paysans se mirent en rond ; Emilie s’y seroit jointe de bon cœur, si sa position eut été d’accord avec leur gaîté. Maddelina dansa avec légèreté : Emilie regarda ce groupe heureux, et perdit le sentiment de ses maux, dans celui d’une douce et généreuse satisfaction ; mais bientôt la mélancolie reprit son empire. Seule, assise à quelque distance du groupe, elle écoutoit le son des instrumens, elle voyoit la lune s’élever silencieusement, projeter sur les flots de longs traits de lumière, et éclairer ces rochers couverts de bois qui bordent les côtes de la Toscane.

Cependant Bertrand, satisfait du premier flacon, en avoit attaqué un autre. Il étoit tard avant qu’Emilie regagnât la chaumière, et ce ne fut pas sans avoir eu quelque frayeur.

Après cette soirée, elle se promena souvent avec Maddelina, mais jamais sans la compagnie de Bertrand. Son esprit par degrés devint aussi tranquille que sa situation et les circonstances le permettoient. Le repos où elle vivoit l’engageoit à croire qu’on n’avoit point de mauvais desseins contre elle ; et sans l’idée probable que Valancourt, en ce moment, habitoit Udolphe, elle eût voulu rester à la chaumière, jusqu’à l’instant de retourner au lieu de sa naissance. Cependant, en réfléchissant aux motifs de Montoni pour la faire aller en Toscane, son inquiétude ne diminuoit pas ; elle ne pouvoit croire que le seul intérêt de sa sûreté eût déterminé cette conduite.

Emilie avoit passé quelque temps dans la chaumière, avant de se souvenir que, dans son départ précipité, elle avoit laissé à Udolphe ceux des papiers de sa tante qui étoient relatifs aux propriétés du Languedoc. Ce souvenir lui fit de la peine ; mais à la fin elle espéra, que, dans le lieu obscur où ils étoient cachés, ils échapperoient aux recherches de Montoni.

CHAPITRE VII.

Retournons pour un moment à Venise, où le comte Morano gémit sous une complication de malheurs. Bientôt après son arrivée dans cette ville, il avoit été arrêté par ordre du sénat ; et sans savoir de quoi il étoit accusé, il avoit été mis dans une prison si rigoureuse, que les recherches de ses amis n’avoient pu les aider à retrouver sa trace. Il n’avoit pu deviner à quel ennemi il devoit sa captivité, à moins que ce ne fût à Montoni, sur lequel ses soupçons s’arrêtoient. Ils étoient non-seulement probables, mais encore très-fondés.

Dans l’affaire de la coupe empoisonnée, Montoni avoit soupçonné Morano ; mais ne pouvant acquérir le degré de preuve nécessaire à la conviction de ce crime, il avoit eu recours à d’autres genres de vengeance, et espéré beaucoup de ses persécutions. Il employa une personne à laquelle il croyoit pouvoir se fier pour jeter une lettre d’accusation dans le dépôt des dénonciations secrètes, ou gueules de lion, qui se trouve à la galerie du doge, et sert à recevoir les avis anonymes relatifs aux personnes qui conspirent contre l’état. Comme dans ce cas l’accusateur ne peut pas être confronté, un homme peut perdre son ennemi et assouvir une vengeance injuste, sans crainte d’être puni ou d’être découvert. Il n’est pas surprenant que Montoni eût eu recours à cet expédient diabolique, pour perdre une personne qu’il soupçonnoit d’un attentat contre sa vie. Dans la lettre qu’il avoit combinée, il accusoit Morano de conspirer contre l’état, et essayoit de le démontrer avec cette simplicité spécieuse qu’il savoit si bien mettre en usage. Le sénat qui, dans ce temps, regardoit un soupçon comme une preuve, fit aussitôt arrêter le comte. On ne lui expliqua pas son crime, on le jeta dans une de ces prisons secrètes qui sont l’effroi des Vénitiens, et où plus d’un individu a langui, et est mort sans que ses amis aient pu le découvrir.

Morano avoit encouru le ressentiment des principaux membres de l’état : ses manières l’avaient rendu importun à plusieurs ; l’ambition, la hauteur qu’il dévoiloit trop souvent en public, le faisoient haïr des autres ; ou ne devoit pas s’attendre à ce qu’aucune pitié modérât la rigueur d’une loi, dont ses ennemis déterminoient l’application.

Montoni, pendant ce temps, faisoit tête à d’autres dangers. Son château étoit assiégé par des troupes qui sembloient décidées à tout oser, à tout souffrir pour triompher. La force de la place résista à une si violente attaque ; la garnison fit une défense vigoureuse, et la disette que l’on éprouvoit sur ces montagnes arides, obligea les assaillans à la retraite.

Quand Montoni se vit de nouveau paisible possesseur d’Udolphe, il envoya Ugo pour chercher Emilie ; il avoit voulu s’assurer d’elle dans un lieu moins exposé qu’un château, où l’ennemi, après tout, pouvoit pénétrer. La tranquillité rétablie, il étoit impatient de la tenir dans les murailles d’Udolphe. Il chargea Ugo d’aider Bertrand à la ramener au château. Forcée de partir, Emilie dit un tendre adieu à la douce Maddelina. Elle avoit passé quinze jours en Toscane, et y avoit goûté un intervalle de repos ; elle en avoit besoin pour remettre ses esprits, elle s’en vit enlever à regret. Elle remonta les Apennins ; de leurs hauteurs elle jeta un long et triste regard sur la contrée charmante qui s’étendoit à ses pieds, et sur cette Méditerranée, dont elle avoit tant désiré que les vagues la reportassent en France ; mais le chagrin qu’elle sentoit en retournant au théâtre de ses souffrances, étoit néanmoins adouci par l’idée que Valancourt l’habitoit. Elle trouvoit une consolation dans la pensée d’être près de lui, quoique sans doute il fût prisonnier.

Il étoit tard quand elle partit de la chaumière, et la nuit étoit déjà close avant qu’elle arrivât au voisinage d’Udolphe. La nuit étoit très-sombre, et la lune ne brilloit que par intervalles. Les voyageurs marchoient à la clarté d’une torche que portoit Ugo. Emilie méditoit sur sa situation. Bertrand et Ugo anticipoient sur le plaisir d’un bon souper et d’un bon feu ; ils avoient remarqué la différence du climat chaud de Toscane à l’air piquant de ces régions élevées. Emilie fut enfin réveillée de sa rêverie par le son de l’horloge du château ; elle ne put l’entendre sans un certain frémissement. Plusieurs coups se succédèrent, et le son, répété par mille échos, se perdit en murmures. Son imagination frappée crut entendre marquer l’instant d’une effroyable catastrophe.

— C’est la vieille horloge, dit Bertrand ; elle y est encore ! les canons ne l’ont pas fait taire !

— Non, dit Ugo ; elle ronfloit aussi bien qu’eux au milieu de leur fracas : elle sonna au travers du feu le plus vif que j’aie jamais vu. Je comptois bien que l’ennemi lui donneroit quelque leçon, mais elle a échappé aussi bien que sa tour.

La route tournoit autour d’une montagne. Les voyageurs virent enfin le château ; il se trouvoit en perspective à l’extrémité du vallon. Un rayon de la lune le découvrit, et l’obscurité le déroba aussitôt. Ce foible aperçu avoit suffi pour percer le cœur d’Emilie. Les murs massifs et ténébreux lui présentoient l’idée terrible de l’emprisonnement et d’une longue souffrance. Cependant, à mesure qu’elle avançoit, quelque mélange d’espérance diminuoit sa terreur. Ce lieu étoit assurément la résidence de Montoni, mais il étoit possible aussi qu’il fût celle de Valancourt. Elle ne pouvoit se rapprocher de l’endroit où il pouvoit être, sans éprouver un mouvement de joie et d’espoir.

Les voyageurs continuèrent de suivre le vallon : Emilie, au clair de la lune, revit les tours et les antiques murailles ; sa clarté, devenue plus forte, lui permit de remarquer les ravages causés par le siège et les fortifications renversées. On étoit au pied du rocher sur lequel Udolphe étoit bâti. De lourds débris avoient roulé jusque dans le bois par lequel on montoit, et se trouvoient mêlés de terre et d’éclats de roches qu’ils avoient entraînés. Les bois aussi avoient beaucoup souffert des batteries placées au-dessus, parce que l’ennemi avoit voulu s’en faire un abri contre le feu des remparts. Plusieurs des plus beaux arbres étoient à bas ; d’autres, jusqu’à une grande distance, étoient entièrement dépouillés de leurs branches supérieures. — Il faut descendre, dit Ugo, et conduire nos mules par la bride jusqu’au haut de la montagne ; autrement, nous pourrions tomber dans quelques-uns des trous qu’ont faits les boulets ; il n’en manque pas. Donnez-moi la torche, dit Ugo, quand on fut descendu : prenez garde de vous heurter ; le terrain n’est pas encore balayé d’ennemis.

— Comment ! s’écria Emilie, y a-t-il encore des ennemis ?

— Oui, dit Ugo. Je ne sais pas comment cela est à présent ; mais en revenant, j’ai trouvé deux ou trois corps gisans auprès des arbres.

La torche répandoit une lueur sombre sur le terrain et sur les bois. Emilie craignoit, en regardant, que quelqu’objet horrible ne vînt s’offrir à sa vue. Le sentier étoit semé de tronçons de lances, d’armures brisées, et de tout ce qui servoit à cette époque à garantir les gens de guerre. — Apportez la lumière, dit Bertrand ; j’ai donné contre quelque chose qui sonne. — Ugo porta la torche : ils virent une cuirasse d’acier percée de part en part, et dont les bords étaient teints de sang. Bertrand la releva ; mais Emilie ayant demandé qu’on ne s’arrêtât point, Bertrand, après quelques plaisanteries cruelles sur l’infortuné à qui elle avoit appartenu, rejeta la cuirasse sur l’herbe, et poursuivit son chemin.

À chaque pas, Emilie trembloit de rencontrer quelque vestige de mort. On arriva bientôt à une lacune des bois ; Bertrand s’arrêta pour en examiner la place. Les futaies magnifiques qui naguère en faisoient l’ornement, n’étoient maintenant qu’un amas confus de troncs et de branches. Ce lieu sembloit surtout être devenu fatal aux assiégeans ; la destruction des arbres annonçoit que le feu le plus vif y avoit été dirigé. Comme Ugo penchoit son flambeau, l’acier brilla entre les feuilles. La terre, sous ces débris, étoit jonchée d’armes et de vêtemens, et Emilie s’attendoit presqu’à y voir des membres ou des corps humains. Elle pria ses guides de poursuivre ; trop occupés de leur examen, ils ne l’entendirent même pas. Elle détourna les yeux de ce spectacle de désolation, les leva sur le château, et distingua quelques lumières sur les remparts. L’horloge sonna minuit. Une trompette retentit aussitôt, et Emilie en demanda la cause.

— Oh ! c’est qu’on change la garde, dit Ugo. — Je ne me souviens pas de cette trompette, dit Emilie ; c’est un nouvel usage. — C’est une ancienne coutume, mademoiselle, qu’on a remise depuis peu. Nous l’avons toujours en temps de guerre, et nous avons sonné la trompette à minuit depuis le siège du château.

Pendant que la trompette sonnoit encore, Emilie entendit un léger cliquetis d’armes. Le mot d’ordre fut donné sur la terrasse, répondu de toutes les parties du château, et tout rentra dans le calme. Emilie se plaignit du froid, et demanda à entrer. — Oui, mademoiselle, dit Bertrand en remuant quelques pièces d’armures avec sa pique. Mais qu’est-ce donc ?

— Grand Dieu ! s’écria Emilie, quel bruit est-ce-là ?

— Quel bruit est-ce-là ? reprit Ugo, surpris et attentif.

— Paix ! leur dit Emilie, il vient des remparts. Ils regardèrent, virent une lumière qu’on promenoit sur la muraille ; et l’instant d’après, le vent apporta une voix qui résonnoit avec plus de force.

— Qui va là ? crioit la sentinelle ; répondez, ou malheur à vous.

Bertrand poussa un cri de joie. — Ah ! mon brave camarade, est-ce vous ? dit la sentinelle. — Il donna un grand coup de sifflet ; un autre y répondit. Les voyageurs sortirent des bois à la hâte, et gagnèrent le chemin creux qui conduisoit aux portes du château. Emilie sentit renouveler sa terreur en contemplant tout à la fois sa surprenante architecture. Hélas ! se disoit-elle, je rentre dans ma prison !

— Par saint Marc ! dit Bertrand en tournant son flambeau, il y a eu ici de chaude besogne ; les boulets ont furieusement sillonné le terrain.

— Oui, répliqua Ugo, ils firent feu de cette redoute, et un rude feu. L’ennemi fit une attaque terrible sur la grande porte ; mais il pouvoit bien croire qu’il n’en viendroit jamais à bout. Outre le canon des murailles, nos archers, sur les deux tours rondes, ne se donnoient pas de quartier ; et par saint Pierre ! il n’étoit pas moyen d’y tenir. Je n’ai jamais vu meilleure fête dans ma vie ; je riois à m’en tenir les côtés, de voir décamper tous ces lâches. Bertrand, mon pauvre garçon, tu aurais dû être avec nous ; cela t’auroit donné un peu de cœur.

— Ah ! vous revenez à vos mauvais propos, dit Bertrand d’un ton sinistre. Il est heureux pour toi que le château soit si près, tu aurois vu que j’ai tué mon homme plus d’une fois. — Ugo se mit à rire, et continua le récit du siège. Emilie écoutoit ; et pendant qu’il parloit, elle fut frappée du contraste entre l’état actuel de ce lieu et celui où il avoit été.

Le bruit confus du canon, des tambours, des trompettes, les gémissemens des vaincus, les cris d’allégresse des vainqueurs, avoient fait place à un silence si complet, qu’il sembloit que la mort eût triomphé tout à la fois et des vainqueurs et des vaincus. Le délabrement d’une des tours du portail, ne confirmoit nullement la forfanterie d’Ugo, qui avoit parlé d’une lâche fuite. Il étoit évident que l’ennemi avoit tenu, et qu’il avoit causé un grand désordre avant sa retraite. Autant qu’un clair de lune vaporeux permettoit d’en juger, la tour étoit ouverte de tous côtés, et ses fortifications étoient presque toutes renversées. Pendant qu’elle regardoit, une lumière parut derrière un des créneaux. Les trous de la muraille laissèrent distinguer un soldat qui remontoit, avec une lampe, par un petit escalier pratiqué dans la tour. Elle reconnut cet escalier pour celui où elle avoit passé pendant la nuit, quand Bernardin la trompa par l’espérance de voir madame Montoni. Son imagination sentit encore, un ébranlement de l’effroi qu’elle y avoit eu. Elle étoit près des portes ; le soldat ouvrit la chambre du portail, et la lampe lui laissa distinguer dans les ténèbres cet effroyable appartement. Elle succomba presqu’à l’horreur de ses pensées, en se souvenant du rideau qu’elle avoit tiré, et de ce qu’elle avoit vu derrière.

Peut-être, se disoit-elle, peut-être cette chambre sert maintenant à une pareille destination ; peut-être à cette heure sinistre ce soldat va-t-il y veiller le corps de son ami ! Les foibles restes de son courage l’abandonnèrent ; l’avenir et le passé l’accabloient à la fois. Le destin de madame Montoni sembloit trop lui prédire le sien. Elle songeoit que la cession des biens du Languedoc, en satisfaisant l’avarice de Montoni, n’appaiseroit pas sa vengeance ; il lui faudroit un affreux sacrifice. Elle pensoit même qu’en signant l’abandon, la crainte de la justice pourroit conduire Montoni à la retenir prisonnière, ou même à lui ôter la vie.

On arriva enfin aux portes du château. Bertrand, apercevant une lumière dans la chambre du portail, appela fort haut. Le soldat regarda, et demanda qui c’étoit. — Je vous amène un prisonnier, dit Ugo ; ouvrez la porte, et laissez-nous entrer.

— Dites-moi d’abord qui est-ce qui demande à entrer ? dit le soldat.

— Quoi ! mon vieux camarade, s’écria Ugo, ne me reconnois-tu pas ? ne reconnois-tu pas Ugo ? J’amène un prisonnier, pieds et poings liés, un malheureux qui s’est gorgé de vin en Toscane pendant que nous nous battions ici.

— Vous ne le porterez pas loin, reprit Bertrand avec humeur. — Ah ! mon camarade, c’est vous, dit le soldat ; j’y vais tout de suite.

Emilie entendit descendre, tomber les chaînes, et tirer les verroux d’une petite porte par laquelle on entra. Le soldat tenoit la lampe fort bas, pour montrer le pas de la porte. Emilie se retrouva sous cette arcade ténébreuse, et elle entendit fermer ce guichet, qui sembloit à jamais la séparer du monde. Elle pénétra dans la première cour du château ; elle revit son enceinte spacieuse et solitaire avec une sorte de désespoir. À cette heure avancée de la nuit, l’obscurité gothique des bâtimens, les échos prolongés et confus, qui retentissoient à l’entretien d’Ugo et du soldat, secondoient les mélancoliques pressentimens de son cœur. En rentrant dans la seconde cour, un bruit éloigné rompoit le silence ; il augmenta à mesure qu’on avançoit, et Emilie distingua des rires et des accens de débauche bien différens de ceux de la joie. Vous avez aussi du vin de Toscane chez vous, dit Bertrand, du moins si l’on en juge par le tintamare que j’entends. Je parie qu’Ugo en a mieux pris sa part que du combat. Qui tient donc table si tard ?

— Son excellence et ces messieurs, répondit le soldat. C’est une preuve que vous êtes étranger au château, puisque vous faites cette question. Ce sont des esprits braves qui ne dorment point ; ils passent les nuits à faire bonne chère. Nous, qui sommes de garde, nous voudrions bien en prendre une petite part. Il fait bien froid à se promener sur une terrasse pendant la nuit ; il faudroit un peu de liqueur pour nous réchauffer.

— Le courage, mon enfant, le courage échauffe le cœur, dit Ugo. — Le courage ? dit le soldat vivement et d’un ton de menace. Ugo le remarqua et l’empêcha d’en dire davantage. En revenant à la gaîté des signors : c’est un nouvel usage ; autrefois on passoit la nuit en conseil.

— Oui ; mais depuis le siège ils ne font plus que bombance, et si j’étois à leur place, je finirois ainsi toutes mes expéditions. Ils traversèrent la seconde cour, et ils se trouvèrent à la porte du vestibule ; le soldat leur donna le bonsoir, et retourna à son poste. Pendant qu’on attendoit, Emilie considérait comment elle éviteroit la vue de Montoni, et pourroit se retirer à son ancien appartement sans être aperçue ; elle frémissoit de rencontrer si tard, ou lui, ou quelqu’un de sa compagnie. Le train qui se faisoit au château étoit alors tellement bruyant, qu’Ugo frappoit à la porte sans pouvoir se faire entendre des domestiques. Cette circonstance augmenta les alarmes d’Emilie, et lui laissa le temps de délibérer. Elle pouvoit peut-être arriver au grand escalier, mais elle ne pouvoit regagner sa chambre sans lumière. La difficulté de s’en procurer, et le danger de parcourir le château sans en avoir, furent les premières idées qui la frappèrent. Bertrand n’avoit qu’une torche, et elle savoit que les domestiques n’apportoient jamais de lumière à la porte, parce que la grande lampe, suspendue à la voûte, éclairoit assez le vestibule. Si elle risquoit d’attendre qu’Annette apportât un flambeau, Montoni ou ses compagnons pouvoient fort bien la découvrir.

Carlo enfin ouvrit la porte ; Emilie le pria d’envoyer aussitôt Annette avec une lumière dans la grande galerie, où elle se décida à l’attendre. Elle s’élança vers l’escalier ; Bertrand et Ugo, avec leurs torches, suivirent le vieux Carlo à l’antichambre, impatiens de souper et de trouver un bon feu. Éclairée seulement par les foibles rayons que jetoit la lampe entre les arcades de cette salle immense, Emilie s’efforcoit de gagner l’escalier, que l’obscurité lui cachoit. Les éclats désordonnés qui partoient de l’appartement, redoubloient sa terreur, et augmentoient sa perplexité. Elle s’attendoit à chaque instant à voir ouvrir la porte, et à voir sortir Montoni avec ses compagnons : enfin elle trouva l’escalier, monta jusqu’en haut, et s’assit sur la dernière marche, en attendant Annette. Les ténèbres de la galerie la détournoîent de s’y engager ; elle écoutoit pour entendre des pas, et n’entendoit que le bruit éloigné de la débauche, que les sourds échos de la voûte prolongeoient jusqu’à elle. Une fois, elle crut qu’elle entendoit un son fort bas dans la galerie obscure derrière elle ; elle y jeta les yeux, et crut y voir mouvoir un objet lumineux : ne pouvant en ce moment surmonter la foiblesse où la réduisoient ses craintes, elle quitta la place, et descendit quelques marches plus bas.

Annette ne venoit point ; Emilie conclut qu’elle étoit couchée, et que personne ne l’avoit avertie. Elle savoit bien que, dans le dédale des corridors, elle ne pourroit pas trouver son chemin ; elle n’avoit plus que la perspective de passer la nuit dans l’obscurité, soit dans la place où elle étoit, soit dans quelqu’autre semblable. Un mélange de terreur et de découragement lui arracha des larmes.

Elle crut alors entendre un son étrange dans la galerie ; elle écouta, n’osant pas respirer, mais le murmure croissant des voix dans le vestibule, étouffa tout autre bruit. Elle entendit Montoni et ses compagnons qui se précipitoient dans la salle, parloient comme des gens ivres, et sembloient venir à l’escalier. Elle se souvint alors que c’était le chemin de leurs chambres, et oubliant l’effroi que lui causoit la galerie, elle s’y enfonça, dans l’espoir qu’un des nombreux passages qui y donnoient la mettroit à l’abri des recherches, et qu’après la retraite de tous ces hommes, elle essaieroit de retrouver sa chambre ou celle d’Annette, qui étoit aussi écartée.

Elle se glissa, les bras étendus, le long de la galerie, toujours attentive aux voix qui résonnoient en bas. On sembloit s’être arrêté pour causer au pied de l’escalier. Elle s’arrêta elle-même pour écouter ; effrayée d’ailleurs de pénétrer dans ces ténèbres, où le bruit qu’elle avoit entendu lui faisoit soupçonner qu’on la guettoit. Ils savent mon arrivée, se disoit-elle, Montoni vient pour me chercher ; dans l’état où il est, ses projets, sont désespérés. Elle se rappeloit la scène du corridor, le soir qui avoit précédé son départ. — Ô Valancourt ! ajoutoit-elle, il faut à jamais renoncer à vous ! Braver plus long-temps Montoni, ne seroit plus du courage, mais de la témérité. Les voix ne se rapprochoient pas, mais elles devenoient plus hautes, et par-dessus toutes, elle distinguoit celles de Bertolini et de Verezzi. Le peu de mots qu’elle saisit redoubla son attention ; on parloit d’elle : elle risqua de revenir un peu sur ses pas, et elle découvrit qu’ils disputoient à son sujet ; chacun sembloit réclamer quelque promesse ancienne faite par Montoni. Il parut que d’abord il s’occupoit de les pacifier et de les ramener à la table ; mais las enfin de leur contestation, il leur dit qu’il les laissoit s’arranger, et il retourna avec les autres à l’appartement dont ils sortoient. Verezzi l’arrêta. — Où est-elle, signor ? lui dit-il avec impatience ; dites-nous où elle est. — Je vous ai déjà dit que je ne le savois pas, répliqua Montoni qui sembloit pris de vin. Elle est probablement dans son appartement. Verezzi et Bertolini n’en demandèrent pas davantage ; ils coururent ensemble à l’escalier. Emilie, qui, pendant ce colloque, avoit tremblé si fort qu’elle pouvoit à peine se soutenir ; Emilie, en les entendant marcher, sembla trouver de nouvelles forces, et s’élança dans la galerie obscure avec la vitesse d’une biche. Mais, bien longtemps avant qu’elle eût gagné l’extrémité, la lumière que portoit Verezzi avoit brillé sur les murs : tous deux parurent, et voyant Emilie, ils se mirent à la poursuivre. À ce moment Bertolini, dont la marche précipitée n’étoit pas sûre, et dont l’impatience écartoit toutes les précautions, tomba tout de son long, et fit tomber avec lui la lampe, qui s’éteignit sur le plancher, Verezzi, sans songer à la rallumer, prit l’avantage que lui donnoit cet accident sur son rival ; il suivit Emilie, à qui cependant la lumière avoit montré un des passages, et qui s’y étoit jetée ; Verezzi avoit distingué le chemin qu’elle avoit pris ; mais le son de ses pas se perdant par la distance, Verezzi, moins accoutumé au passage, fut obligé d’avancer avec précaution pour ne pas rencontrer des escaliers qui, dans ce vaste château, terminoient presque partout les détours. Le passage, à la fin, conduisit Emilie au corridor où se trouvoit sa propre chambre : n’entendant plus marcher, elle s’arrêta pour prendre haleine et considérer le parti qu’elle avoit à prendre ; elle avoit suivi ce passage, parce qu’il s’étoit offert le premier : maintenant qu’elle étoit au bout, la perplexité restoit la même. Où aller, comment se retourner ? elle l’ignoroit. Elle concevoit seulement qu’elle devoit éviter sa chambre, où certainement on iroit la chercher : son danger devenoit plus grand par la proximité de cette chambre ; mais ses esprits, sa respiration étoient épuisés à tel point, qu’il lui fallut se reposer quelques minutes à l’extrémité du passage ; elle n’entendoit plus rien. Pendant ce repos, elle vit briller une lumière sous la porte d’une des chambres ; elle reconnut à sa situation, que c’étoit la chambre même où elle avoit découvert un spectacle que jamais elle ne se rappeloit sans horreur. Elle fut violemment surprise que, dans cette chambre et à cette heure, il se trouvât de la lumière ; elle se sentit une terreur telle que, dans la foiblesse de ses esprits, elle n’osoit plus la regarder ; elle s’attendoit presqu’à voir lentement ouvrir la porte et paroître un objet hideux. Elle écouta dans le passage, elle regarda sans y rien voir, et conclut que Verezzi avoit été chercher une lampe ; elle crut qu’il reviendront bientôt, et en fut plus incertaine sur la route qu’elle choisiroit, ou plutôt sur celle qu’elle pourroit prendre dans l’ombre.

Une clarté foible brilloit encore sous la porte opposée ; mais son horreur pour cette chambre étoit si forte et si bien fondée, qu’elle ne put se résoudre à en tenter l’entrée, quoiqu’elle pût y trouver une lumière, si nécessaire à sa sûreté. Elle respiroit à peine, et restoit au bout du passage, quand elle entendit un frottement, et enfin une voix basse, mais si près d’elle, qu’elle donna dans son oreille. Elle eut assez de présence d’esprit pour réprimer son émotion, et rester immobile. L’instant d’après elle reconnut la voix de Verezzi, qui ne paroissoit pas savoir qu’elle étoit là, et qui se parloit à lui-même. L’air est plus frais, dit-il ; sans doute c’est le corridor. Peut-être étoit-il de ces héros dont le courage défieroit un ennemi plus volontiers que les ténèbres, et qui se rassurent en parlant. Quoi qu’il en soit, il tourna en chancelant vers l’appartement d’Emilie. Il semblent oublier que même, dans la chambre, l’obscurité lui donneroit le moyen d’éluder sa poursuite ; et, comme un homme ivre, il s’attachoit à l’idée unique dont son imagination étoit frappée.

Dans le moment qu’elle l’entendit s’éloigner, elle quitta la place, et se dirigea tout doucement à l’autre bout du corridor. Elle étoit décidée à se confier au hasard, et à sortir par le premier chemin qu’elle trouveroit. Avant qu’elle y fût, une lumière frappa les murailles, et elle vit Verezzi qui alloit à sa chambre. Elle se glissa dans un passage à gauche, ne croyant point avoir été aperçue ; mais à l’instant une autre lumière brillant à l’autre extrémité, la jeta dans un nouvel effroi. Elle s’arrêta, hésita, et reconnut Annette ; elle se hâta de la rejoindre, mais son imprudence lui causa une nouvelle crainte. Annette, en la voyant, fit un cri de joie, et fut quelques minutes avant de pouvoir, ou se taire, ou relâcher Emilie de l’étroit embrassement où elle la tenoit. Emilie, à la fin, lui fit comprendre son danger. Elles se sauvèrent dans la chambre d’Annette, qui se trouvoit très-écartée des autres. Aucune crainte néanmoins ne pouvoit faire taire Annette. — Oh ! ma chère demoiselle, disoit-elle en marchant, que de peurs j’ai eues ! Ah ! j’ai cru mourir cent fois. Je ne croyois pas vivre assez pour vous revoir. Je n’ai jamais été si contente de voir quelqu’un, que je le suis de vous retrouver. — Paix ! crioit Emilie, nous sommes poursuivies, c’est l’écho de leurs pas. — Non, mademoiselle, disoit Annette, c’est une porte que l’on ferme ; le son court sous les voûtes, et l’on y est souvent trompé. Quand on ne feroit que dire un mot, cela retentit comme un coup de canon. — Il est donc, disoit Emilie, bien essentiel de nous taire. De grâce, ne parlons pas Avant d’être à votre chambre. Elles s’y trouvèrent enfin, sans avoir rien rencontré. Annette ouvrit la porte, et Emilie se mit sur le lit pour reprendre un peu de force et de respiration. Sa première demande fut si Valancourt n’étoit pas prisonnier. Annette lui répondit qu’elle n’avoit pu le savoir, mais, qu’elle étoit certaine qu’il y avoit plusieurs, prisonniers au château. Ensuite elle commença, à sa manière, à raconter le siège, ou plutôt le détail des terreurs et de toutes les souffrances qu’elle avoit éprouvées pendant l’attaque. — Mais, ajouta-t-elle, quand j’entendis les cris de victoire sur les remparts, je crus que nous étions tous pris, et je me tenois pour perdue. Au lieu de cela, nous avions chassé les ennemis. J’allai à la galerie du nord, et j’en vis un grand nombre qui s’enfuyoient dans les montagnes, Au reste, on peut dire que les remparts sont en ruines. C’étoit affreux de voir dans les bois au-dessous tant de malheureux entassés, que leurs camarades retiroient. Pendant le siège, monsieur étoit ici, il étoit là ; il étoit partout à la fois, à ce que m’a dit Ludovico. Pour moi, Ludovico ne me laissoit rien voir. Il m’enfermoit souvent dans une chambre au milieu du château. Il m’apportoit à manger, et venoit causer avec moi aussi souvent qu’il le pouvoit. Je l’avoue, sans Ludovico je serois sûrement morte tout de bon.

— Eh bien ! Annette, dit Emilie, comment vont les affaires depuis le siège ?

Oh ! il se fait un fracas terrible, reprit Annette ; les signors ne font autre chose que manger, boire et jouer. Ils tiennent table toute la nuit y et jouent entr’eux toutes ces riches et belles choses, qu’ils ont fait apporter dans le temps qu’ils alloient au pillage ou à quelque chose d’approchant. Ils ont des querelles épouvantables sur la perte et sur le gain ; le fier signor Verezzi perd toujours, à ce qu’ils disent. Le signor Orsino le gagne ; cela le fâche, et ils ont eu des altercations. Toutes les belles dames sont encore dans le château, et je vous avoue qu’elles me font peur, quand il m’arrive d’en rencontrer.

— Sûrement, Annette, dit Emilie en tressaillant, j’entends du bruit, écoutez.

— Non, mademoiselle, dit Annette ; ce n’est que le vent dans la galerie. Je l’entends souvent, quand il ébranle les vieilles portes à l’autre bout. Mais pourquoi ne vous couchez-vous pas, mademoiselle ; vous n’avez pas envie de rester ainsi toute la nuit ? Emilie s’étendit sur la couchette, et pria Annette de laisser brûler la lampe. Annette se mit ensuite à côté d’elle ; mais Emilie ne pouvoit dormir, et elle croyoit toujours entendre quelque bruit. Annette essayoit de lui persuader que c’étoit le vent ; on distingua des pas auprès de la porte. Annette alloit sauter à bas du lit, Emilie la retint, et écouta avec elle dans l’angoisse terrible de l’attente. Les pas ne s’éloignoient pas de la porte ; on mit la main sur la serrure, et l’on appela. — Pour l’amour de Dieu, Annette, ne répondez pas, dit Emilie bien doucement, restez tranquille. Nous devrions éteindre notre lampe, sa clarté nous trahira. — Vierge Marie, s’écria Annette, sans songer à la discrétion, je ne resterois pas à présent dans l’obscurité pour tout l’or du monde. Pendant qu’elle parloit, la voix devint plus forte, et répéta le nom d’Annette. — Sainte Vierge, s’écria Annette tout à coup, ce n’est que Ludovico. Elle se levoit pour ouvrir la porte, mais Emilie l’en empêcha, jusqu’à ce qu’elle fût plus certaine qu’il étoit seul. Annette lui parla quelque temps, et lui dit que l’ayant laissé sortir pour aller trouver Emilie, il venoit la renfermer de nouveau. Emilie trembloit qu’on ne les surprît, s’ils continuoient de causer au travers de la porte ; elle consentit qu’Annette le fît entrer. Le jeune homme parut, et sa physionomie franche et ouverte confirma l’opinion favorable que ses soins pour Annette avoient fait concevoir à Emilie. Elle lui demanda son secours, si Verezzi le lui rendoit nécessaire. Ludovico offrit de passer la nuit dans une chambre du corridor qui tenoit à celle d’Annette, et de les défendre à la première alarme.

Emilie fut rassurée par cette promesse ; Ludovico alluma la lampe, se rendit à son poste, et Emilie essaya de reposer. Une trop grande variété d’intérêts occupoit son attention ; elle pensoit au récit d’Annette, sur les mœurs dépravées de Montoni et de ses compagnons. Elle pensoit à sa conduite envers elle, et au danger auquel elle venoit d’échapper. À la vue de sa situation actuelle, elle frémit comme à une nouvelle image de terreur : elle se voyoit dans un château, habité par le vice et la violence, hors de la protection des lois et de la justice ; enfin, en la puissance d’un homme dont la persévérance étoit toujours égale, et en qui les passions, et surtout la vengeance, tenoient la place des principes : elle fut forcée de reconnoître encore une fois que ce seroit folie et non pas courage, de braver plus long-temps son pouvoir. Elle abandonna toute espérance d’être jamais heureuse avec Valancourt : elle se décida à traiter le lendemain avec Montoni, et à lui tout abandonner, pourvu qu’il lui permît de retourner en France à l’instant. Ces réflexions la tinrent éveillée fort long-temps ; mais la nuit se passa sans que Verezzi lui causât de nouvelles alarmes.

Dès le matin, Emilie eut un long entretien avec Ludovico ; elle apprit de lui des circonstances relatives au château, et reçut des ouvertures sur les projets de Montoni, qui ne firent qu’augmenter son effroi. Elle montra une grande surprise de ce que Ludovico, qui paroissoit si touché de la triste position où elle se trouvoit dans le château, consentait à y demeurer. Il l’assura que ce n’étoit pas son intention d’y rester, et elle hasarda de lui demander s’il voudroit seconder sa fuite. Ludovico lui assura qu’il étoit prêt à la tenter, mais il lui représenta les difficultés de l’entreprise ; sa perte certaine en seroit la suite, si Montoni les atteignoit avant qu’ils fussent hors des montagnes. Il promit néanmoins d’en chercher avec soin les occasions, et de travailler à un plan d’évasion.

Emilie en ce moment lui confia le nom de Valancourt, et le pria de s’informer si, dans les prisonniers, il s’en trouvoit un de ce nom. Le foible espoir que ranima cette conversation, détourna Emilie de traiter sur-le-champ avec Montoni ; elle se détermina, si cela étoit possible, à retarder son entrevue jusqu’au moment où elle auroit appris quelque chose de Ludovico, et à ne faire sa cession que si tous les moyens de fuir étoient impraticables. Elle y rêvoit, quand Montoni, revenu de son ivresse, l’envoya demander sur-le-champ. Elle obéit : il étoit seul. — J’apprends, dit-il, que vous n’avez pas été cette nuit dans votre chambre : où l’avez-vous passée — Emilie lui détailla quelques circonstances de sa frayeur, et lui demanda sa protection pour en prévenir le retour. — Vous connoissez les conditions de ma protection, lui dit-il : si réellement vous en faites cas, vous ferez en sorte de vous l’assurer. Cette déclaration précise qu’il ne la protégeroit que sous condition, pendant sa captivité dans le château, convainquit Emilie de la nécessité de se rendre ; mais d’abord elle lui demanda s’il permettroit son départ immédiatement après qu’elle auroit signé l’abandon. Il le promit solennellement, et lui présenta le papier, par lequel elle lui transportait tous ses droits.

Elle fut long-temps incapable de signer, son cœur étoit déchiré par divers intérêts opposés ; elle alloit renoncer à la félicité de sa vie, à l’espérance qui l’avoit soutenue pendant une si longue suite d’adversités.

Montoni lui répéta les conditions de son obéissance ; il lui observa de nouveau que ses momens étoient précieux ; elle prit le papier et le signa. À peine avoit-elle fini, qu’elle retomba sur sa chaise ; mais, bientôt remise, elle le pria d’ordonner son départ, et de lui laisser emmener Annette. — Montoni sourit alors. Il étoit nécessaire de vous tromper, dit-il, c’était l’unique moyen de vous faire agir raisonnablement : vous partirez, mais pas à présent. Il faut d’abord que je prenne possession de ces biens ; quand cela sera fait, vous pourrez, si vous voulez, retourner en France.

La froide scélératesse avec laquelle il violoit un engagement formel qu’il venoit de prendre, mit Emilie au désespoir ; elle demeura certaine que son sacrifice n’auroit aucune utilité, et qu’elle resteroit prisonnière ; elle n’avoit point de mots pour exprimer ses sentimens, et sentait bien que tout discours seroit sans effet ; elle regardoit Montoni de la manière la plus touchante. Il détourna les yeux, et la pria de se retirer. Incapable de le faire, elle se jeta sur une chaise près de la porte, et poussa de profonds soupirs sans trouver de larmes ni de paroles.

— Pourquoi vous livrer à cette douleur d’enfant ? lui dit-il ; efforcez-vous de supporter avec courage ce que maintenant vous ne pouvez éviter. Vous n’avez aucun mal réel à pleurer ; prenez patience, et l’on vous renverra en France. À présent retournez chez vous.

— Je n’ose pas ; monsieur, reprit-elle, je n’ose pas aller dans un lieu où le signor Verezzi peut s’introduire. — Ne vous ai-je pas promis de vous protéger ? dit Montoni. — Vous l’avez promis, monsieur ! dit Emilie en hésitant. — Ma promesse n’est-elle pas bien suffisante ? ajouta-t-il avec sévérité. — Rappelez-vous votre première promesse, signor, dit Emilie tremblante, et vous jugerez vous-même du cas que je dois faire de l’autre ! — Prenez garde, dit Montoni en colère, que je ne vous annonce que je ne vous protégerai pas. Retirez-vous avant que je rétracte ma promesse ; vous n’avez rien à craindre dans votre appartement. Emilie se retira lentement ; mais quand elle fut dans la salle, la crainte de rencontrer Verezzi ou Bertolini, lui fit doubler le pas malgré son excessif accablement, et elle se rendit dans sa chambre. Elle examina avec crainte si personne n’y étoit caché ; elle ferma ensuite la porte, et se plaça près d’une fenêtre ; elle y resta pour ranimer ses esprits abattus. Trop long-temps harassée, oppressée, elle auroit perdu la raison peut-être, si elle n’eût lutté fortement contre le poids de ses infortunes. Elle s’efforçoit de croire que Montoni se proposoit réellement de la renvoyer en France, aussitôt qu’il se seroit assuré ses biens, et qu’il saurait en attendant la garantir de toute insulte. Son principal espoir néanmoins, c’étoit Ludovico : elle ne doutoit pas de son zèle, quoiqu’il parût lui-même trop peu compter sur le succès ; elle avoit un motif aussi pour s’applaudir. Sa prudence, ou plutôt ses craintes, l’avoient empêchée de prononcer à Montoni le nom de Valancourt ; elle avoit été mille fois au moment de le faire avant de signer, et de stipuler sa délivrance, si réellement il étoit prisonnier ; mais si elle l’eût fait, les craintes jalouses de Montoni n’eussent fait que rendre plus pesans les fers de Valancourt ; et peut-être eût-il trouvé de l’avantage à le tenir captif toute sa vie.

Ce triste jour se passa comme tant d’autres s’étoient écoulés, dans la même chambre. Quand la nuit vint, Emilie se seroit retirée chez Annette, si un plus fort intérêt ne l’eût retenue chez elle, en dépit de ses frayeurs : quand tout seroit calme et que l’heure ordinaire seroit venue, Emilie se proposoit d’attendre le retour de la musique. Ces accords ne pouvoient l’assurer positivement que Valancourt fût dans le château ; mais ils pouvoient confirmer son idée, et lui procurer une consolation si nécessaire à son accablement actuel : d’un autre côté, si rien ne troubloit le silence, elle n’osoit pas songer à cette possibilité ; mais elle attendoit l’heure dans une grande impatience.

La nuit étoit fort orageuse ; les bâtimens du château résistoient aux ouragans avec la fermeté d’un roc. De longs gémissemens sembloient traverser les airs ; et c’est ainsi que, dans les tempêtes et au milieu de la désolation de la nature, les cœurs affligés s’abusent. Emilie entendit, comme à l’ordinaire, les sentinelles qui se rendoient à leurs postes ; et regardant de sa fenêtre, elle vit que la garde étoit doublée. Cette précaution lui parut nécessaire, lorsqu’elle eut remarqué le délabrement des murailles. Le bruit qu’elle connoissoit de la marche des soldats, celui de leurs voix éloignées, qui s’approchoit et se perdoit au gré des vents, rappelèrent à sa mémoire les sensations pénibles qu’elle en avoit reçues la première fois. Elle en revint à comparer les deux situations : ce n’étoit pas le moyen de se maintenir dans le repos. Elle arrêta sagement le cours de ses pensées ; et l’heure de la musique n’étant pas encore arrivée, elle referma sa fenêtre, et s’efforça d’attendre patiemment. Elle essaya d’assujétir la porte de l’escalier avec des meubles, comme déjà elle l’avoit fait ; mais ces craintes lui firent comprendre combien cet expédient arrêteroit peu la force et la persévérance de Verezzi. Elle regardoit une grande et pesante armoire, et désiroit qu’Annette et elle eussent la force de la mouvoir. Elle accusoit la lenteur d’Annette, qui restoit avec Ludovico et les domestiques, sans venir la trouver. Elle ralluma son feu pour égayer un peu sa chambre ; elle prit un livre et se plaça auprès. Mais tandis que ses yeux lisoient, son cœur et ses pensées étoient à Valancourt et à ses propres malheurs. Elle pensa, dans un moment où le vent ne faisoit pas de bruit, avoir distingué de la musique. Elle alla écouter, mais les sifflemens redoublés étouffèrent tout autre son. Dans un nouveau calme, elle entendit distinctement les douces cordes d’un luth. La tempête se releva encore, et dissipa les notes ; mais quand elle se fut appaisée, tremblante d’espoir et de crainte, Emilie ouvrit sa fenêtre pour écouter, et pour tenter d’être entendue du musicien. Endurer plus long-temps les tourmens de l’incertitude au sujet de Valancourt, lui paroissoit entièrement impossible. Il régnoit un si grand silence, qu’elle pouvoit distinguer au-dessous d’elle les tendres accens de ce luth, accompagnés d’une voix plaintive, et rendus plus touchans par le murmure sourd des vents éloignés, qui rasoient la surface des bois, et finissoient par tout ébranler.

Emilie écoutoit avec respect, avec espoir, avec effroi ; elle retrouva la douceur mélodieuse du luth et de la voix qu’elle connoissoit. Convaincue que les sons partoient d’en bas, elle se pencha pour découvrir une lumière ; mais les fenêtres, en bas aussi bien qu’au-dessus, étoient enfoncées à tel point dans les murs épais du château, qu’elle ne pouvoit les voir, ni saisir même la clarté foible qui brilloit sans doute derrière leurs barreaux. Elle essaya d’appeler ; le vent portoit sa voix à l’extrémité de la terrasse ; la musique continuoit, et dans les intervalles du vent, on en entendoit les accords. Soudain elle crut entendre un bruit dans sa chambre même ; elle se retira précipitamment de la fenêtre, et le moment d’après, elle distingua la voix d’Annette à sa porte. Elle jugea que c’étoit elle qu’elle avoit entendue, et lui ouvrit. — Allez, doucement jusqu’à la fenêtre, Annette, lui dit-elle, et écoutez avec moi ; la musique est de retour. — Elles se turent ; la mesure changea ; Annette s’écria : Vierge Marie ! je connois cette chanson ; c’est une chanson française, une des chansons favorites de mon cher pays. C’étoit la ballade qu’Emilie avoit entendue la première fois, mais non pas celle de la pêcherie de Gascogne. — C’est un Français qui chante, dit Annette ; ce doit être M. Valancourt. — Paix, Annette, dit Emilie ; ne parlez pas si haut, on pourroit nous entendre. — Qui ? le chevalier ? dit Annette. — Non, dit Emilie tristement ; mais quelqu’un pourroit nous trahir près de M. Montoni. Pourquoi penseriez-vous que c’est M. Valancourt qui chante ? Mais chut ! la voix devient plus forte. En reconnoissez-vous le son ? Je crains de m’en fier à mon jugement. — Mademoiselle, reprit Annette, je n’ai jamais ouï chanter le chevalier. — Emilie fut affligée de savoir que l’unique motif d’Annette, pour croire que c’étoit Valancourt, fût que le musicien étoit français. Bientôt après elle entendit la romance de la pêcherie ; elle distingua son nom, si souvent répété qu’Annette elle-même l’entendit. Emilie trembla, retomba sur sa chaise ; et Annette appela tout haut ; Monsieur Valancourt ! monsieur Valancourt ! Emilie essayoit de la retenir ; elle crioit toujours plus fort, et tout à coup la voix et l’instrument cessèrent. Emilie écouta quelque temps dans une attente insupportable. Personne ne répondit. — Cela ne fait rien, mademoiselle, dit Annette ; c’est le chevalier, et je veux lui parler. — Non, non, Annette, dit Emilie ; je veux moi-même lui parler. Si c’est lui, il reconnoîtra ma voix, il parlera. Qui est-ce, dit-elle, qui chante si tard ?

Il se fit un très-long silence. Elle répéta et distingua de foibles accens ; mais le vent les confondit : d’ailleurs, ils venoient de si loin, ils passèrent si vîte, qu’elle pouvoit à peine les entendre, beaucoup moins en distinguer le sens, ou en reconnoître la voix. Après une nouvelle pause, Emilie appela encore ; elles entendirent une voix aussi foible qu’auparavant ; elles s’aperçurent que la force et la direction du vent n’étoient pas les seules causes qui l’étouffassent. La profondeur des fenêtres nuisoit plus que la distance. On entendoit en général des sons, mais les articulations ne pouvoient parvenir. Emilie osa penser que, puisque l’on n’avoit répondu qu’à sa voix, l’étranger étoit Valancourt sans doute ; il l’avoit reconnue. Elle se livra aux transports de sa joie. Annette n’avoit pas perdu la parole ; elle continua de crier, et ne reçut aucune réponse. Craignant qu’une plus longue recherche, à cette heure très-dangereuse, ne fût remarquée par les gardes, et n’aboutît à rien, Emilie insista pour qu’elle cessât les épreuves, et se détermina à questionner Ludovico le lendemain avec plus de détails qu’elle n’avoit fait la veille ; sûre que l’étranger étoit encore au château, elle pouvoit diriger Ludovico à la partie qu’il habitoit.

Emilie et Annette se tinrent long-temps à la fenêtre ; mais tout resta dans le calme. Elles n’entendirent ni luth ni voix, et Emilie se trouva aussi oppressée de la joie, qu’elle l’avoit été par le sentiment de ses malheurs. Elle traversoit la chambre à pas précipités, appelant à demi-voix Valancourt, et retournoit à la fenêtre, où elle n’entendoit que le murmure du vent dans l’épaisseur des bois. Quelquefois son impatience d’entretenir Ludovico l’engageoit à dire à Annette de l’appeler. L’inconvenance de cette démarche, à minuit, la retenoit. Annette, pendant ce temps, aussi impatiente que sa maîtresse, alloit aussi souvent à la fenêtre pour écouter, et revenoit presqu’aussi consternée… À la fin, elle parla du signor Verezzi, et de la crainte qu’elle avoit qu’il ne pénétrât dans la chambre par la porte de l’escalier. — Mais la nuit est presque passée, mademoiselle, ajouta-t-elle, après quelques réflexions ; l’aube commence déjà à blanchir au-dessus des montagnes à l’orient.

Emilie avoit oublié que Verezzi fût au monde. Ce nom renouvela ses alarmes ; elle se rappela la vieille armoire qu’elle avoit désiré de placer contre la porte, et aidée par Annette, elle essaya de l’y conduire ; elle étoit si pesante, qu’elles ne purent pas même la remuer. Que peut il y avoir dans cette grande vieille armoire, mademoiselle, dit Annette, pour la rendre si lourde ? Emilie répondit qu’elle l’avoit trouvée dans sa chambre à son arrivée au château, et ne l’avoit jamais examinée. — Je vais le faire, mademoiselle, dit Annette. Elle essaya de lever la serrure ; mais cette serrure avoit un cadenas dont Annette n’avoit pas la clef, et qui d’ailleurs paroissoit s’ouvrir par un ressort. Le matin commençoit à éclairer les fenêtres, et le vent s’étoit calmé. Emilie regarda les bois encore obscurs, et les montagnes qui commençoient à se colorer : elle vit tout le paysage dans une paix profonde après une horrible tourmente. Les bois étoient sans mouvement ; les nuages que le jour, encore douteux, commençoit à rendre transparens, sembloient à peine se mouvoir dans l’atmosphère. Un soldat, à pas mesurés, se promenoit sur la terrasse ; deux autres, plus éloignés, fatigués de leur garde, dormoient au bord du parapet. Emilie respira les parfums de l’air et de la végétation ranimée par la pluie de la nuit ; elle écouta encore, cherchant à entendre quelques sons de musique, n’entendit rien, ferma sa fenêtre, et alla chercher un peu de repos.


CHAPITRE VIII.

Plusieurs jours se passèrent dans l’attente. Ludovico avoit seulement appris par des soldats qu’il se trouvoit un prisonnier dans l’appartement indiqué, que ce prisonnier étoit français, et qu’il avoit été pris dans une escarmouche qui avoit eu lieu avec un détachement de ses compatriotes. Durant cet intervalle, Emilie échappa aux persécutions de Bertolini et de Verezzi en se confinant dans sa chambre. Quelquefois, le soir, elle se promenoit dans le corridor. Montoni paroissoit respecter sa dernière promesse, quoiqu’il eût violé la première. Elle ne pouvoit attribuer son repos qu’à la faveur de sa protection. Elle s’en tenait alors si assurée, qu’elle ne désiroit pas de quitter le château avant d’obtenir quelque certitude au sujet de Valancourt. Elle l’attendoit sans que, jusqu’alors, cette attente lui coûtât de sacrifice ; aucune circonstance n’avoit rendu sa fuite probable.

Le quatrième jour Ludovico vint lui apprendre qu’il avoit l’espoir de voir le prisonnier. Un soldat avec lequel il étoit lié, devoit le garder la nuit suivante. Son espérance ne fut pas vaine ; sous prétexte d’apporter de l’eau, il entra dans la prison. Mais la prudence l’avoit empêché de confier à la sentinelle le motif réel de sa visite, et son entretien fut très-court.

Emilie dans sa chambre en attendoit le résultat. Ludovico avoit promis que sur le soir il accompagneroit Annette dans le corridor. Après plusieurs heures impatiemment comptées, il arriva. Emilie prononça le nom de Valancourt, n’en pût dire davantage, et resta toute tremblante. — Le prisonnier, signora, lui dit Ludovico, n’a pas voulu me confier son nom. Quand j’ai prononcé le vôtre, il a paru comblé de joie, mais moins surpris que je ne l’imaginois. — Se souvient-il de moi ? s’écria enfin Emilie.

— Oh ! c’est M. de Valancourt, dit Annette, qui regardoit impatiemment Ludovico. Il la comprit, et dit à Emilie : — Oui, mademoiselle, il s’en souvient, et, j’ose le dire, prend autant d’intérêt à vous que vous en montrez pour lui. Il a demandé comment vous saviez qu’il étoit ici, et si je lui parlois de votre part. Je n’ai pu répondre à la première question, mais à la seconde, j’ai dit que oui. Il a paru ravi ; et j’ai craint que son extrême joie ne nous trahît à l’égard de la sentinelle.

— Comment est-il, Ludovico ? interrompit Emilie. N’est-il pas triste et bien malade, après cette longue captivité ? — Quant à sa mélancolie, je n’en ai vu aucun symptôme pendant notre entretien. Il sembloit dans le plus grand contentement où jamais j’aie vu un mortel. Sa figure étoit toute joyeuse ; et si j’en juge par-là, il se porte fort bien ; mais je ne le lui ai pas demandé. — Ne vous a-t-il rien remis pour moi ? dit Emilie. — Oh ! oui, signora, reprit Ludovico, qui cherchoit dans ses poches. Sûrement, ajouta-t-il, je ne l’aurai pas perdu. Le prisonnier m’a dit, mademoiselle, qu’il vous auroit écrit s’il avoit de l’encre et du papier. Il alloit me charger d’un long message, quand la sentinelle est rentrée. Mais il m’avoit donné ceci. Ludovico tira de son sein une miniature. Emilie la reçut d’une main tremblante, et reconnut son propre portrait, le même que sa mère avoit perdu d’une manière si singulière, dans la pêcherie, à la Vallée.

Des larmes de joie et de tendresse coulèrent de ses yeux. Ludovico continua : — Dites à votre maîtresse, m’a-t-il dit en me donnant ce portrait, que cet objet a été le compagnon et la seule consolation de mes malheurs. Dites-lui que je l’ai toujours porté sur mon cœur, et que je le lui envoie comme le gage d’une affection qui ne finira jamais : le monde entier ne m’en sépareroit pas. C’est pour elle seule que je l’abandonne, et dans l’unique espoir de le recevoir bientôt de sa main. Dites-lui… À ce moment, signora, la sentinelle entra. Le prisonnier n’en dit pas davantage. Mais il m’avoit prié auparavant de lui procurer une entrevue avec vous. Je lui avois représenté combien il me paroissoit difficile d’y faire consentir son garde. Il avoit répondu que cela étoit peut-être moins difficile que je ne pensois ; et que si je lui rapportois votre réponse, il pourroit s’expliquer mieux. Voilà, mademoiselle, tout ce qui s’est passé entre nous.

— Comment pourrai-je, Ludovico, dit Emilie, comment pourrai-je jamais récompenser votre zèle ? À présent je n’en ai pas les moyens. Quand reverrez-vous le chevalier ? — Cela est incertain, signora, lui répondit Ludovico ; cela dépend de ceux qui sont de garde. Il n’y en a tout au plus qu’un ou deux à qui j’ose demander l’entrée de la prison.

— Je n’ai pas besoin de vous rappeler, reprit Emilie, combien j’ai d’intérêt à ce que vous le revoyiez bientôt. Dites-lui que j’ai reçu le portrait avec le sentiment qu’il désire. Dites-lui que j’ai beaucoup souffert ; que je souffrirai encore… Elle s’arrêta. — Mais lui dirai-je que vous consentez à le voir ? interrompit Ludovico. — Oh ! certainement, répliqua Emilie. — Mais quand, signora ; en quel lieu ? — Cela dépend des circonstances, dit Emilie. Ce seront elles qui régleront l’heure et le lieu.

— Quant au lieu, mademoiselle, dit Annette, il n’y a dans le château que ce corridor où nous puissions le voir en sûreté ; et pour l’heure, ce doit être celle où ces messieurs sont endormis, si jamais cela leur arrive. — Vous expliquerez ces circonstances au chevalier, Ludovico, dit Emilie. Je remets tout à son jugement et à la possibilité. Dites-lui que mon cœur est le même ; et surtout voyez-le aussitôt que vous le pourrez. Il est superflu de vous dire, Ludovico, avec quelle impatience je vous attendrai. Ludovico lui souhaita le bonsoir et descendit. Emilie se coucha, mais non pas pour dormir. La joie la tenoit éveillée comme l’avoit fait la douleur. Montoni, son château, s’étoient évanouis devant elle comme une horrible vision fantastique, et son imagination n’étoit ouverte qu’aux douces illusions du bonheur.

Une semaine s’écoula avant que Ludovico rentrât dans la prison. Les sentinelles, durant cet espace de temps, étoient des hommes en qui il ne pouvoit se confier, et il craignoit d’éveiller leur curiosité, en demandant à voir leur captif. Pendant cet intervalle, il communiqua à Emilie d’affreux rapports de ce qui se passoit au château : débauches, querelles, entretiens de plus en plus alarmans. D’après quelques circonstances qu’il lui apprit, Emilie douta sérieusement que Montoni comptât jamais la relâcher, et craignit même qu’il n’eût toujours sur elle les desseins que d’abord elle avoit redoutés. Son nom étoit souvent prononcé dans les conversations que Bertolini et Verezzi avoient ensemble, et devenoit toujours l’occasion d’une dispute. Montoni avoit perdu des sommes énormes contre Verezzi ; il devenoit d’une probabilité terrible qu’il la destinoit à s’acquitter envers lui. Mais comme Emilie ignoroit qu’après un service signalé, Montoni avoit encouragé l’espoir que Bertolini entretenait sur elle, elle ne pouvoit s’expliquer les contestations de Bertolini et de Verezzi. Au reste, leurs motifs lui importoient fort peu. Elle croyoit voir sa perte multipliée sous toutes les formes. Elle conjuroit Ludovico plus instamment que jamais de revoir le prisonnier, et de ménager leur évasion.

Enfin Ludovico lui dit qu’il avoit revu le chevalier ; que celui-ci l’avoit engagé à se confier au gardien de sa prison, dont il avoit déjà éprouvé la bienveillance, et qui lui avoit accordé la permission d’aller une demi-heure dans le château, la nuit suivante, quand Montoni et ses compagnons seroient ensevelis dans le plaisir. Cela est honnête, assurément, ajouta Ludovico mais Sébastien sait bien qu’il ne court aucun risque en laissant sortir le prisonnier, car s’il peut échapper aux barreaux et aux portes de fer, il faudra qu’il soit bien habile. Le chevalier m’a envoyé à vous, signora, pour vous demander de permettre qu’il vous voie cette nuit, ne fût-ce qu’un moment : il ne pourroit plus vivre sous le même toit sans vous voir : quant à l’heure, il ne peut la spécifier ; elle dépend des circonstances (comme vous le disiez, signora). Il vous prie de choisir le lieu, parce que vous devez savoir celui où vous serez le plus en sûreté.

Emilie étoit si agitée par l’espoir si prochain de revoir Valancourt, qu’il se passa du temps avant qu’elle pût répondre ou déterminer un endroit propre au rendez-vous. Enfin elle n’en vit aucun qui lui promît autant de sécurité que son corridor. Elle n’osoit en sortir, dans la crainte de rencontrer Montoni ou quelqu’un de ses hôtes sur la route de leurs chambres. Elle bannit les scrupules de la délicatesse, pour éviter un danger très-réel. Il fut convenu que le chevalier viendroit dans la nuit au corridor, et que Ludovico choisiroit l’heure la plus sûre. Emilie, comme on peut le croire, passa cet intervalle dans un tumulte d’espérance, de joie, d’anxiété et d’impatience. Jamais, depuis son arrivée au château, elle n’avoit observé avec autant de plaisir le soleil qui passoit derrière les hautes montagnes, l’ombre du crépuscule, et le voile obscur qui se répandoit sur l’horizon. Elle comptait les coups de l’horloge ; elle écoutoit les pas des sentinelles qui relevoient la garde, et se réjouissoit lorsqu’une heure étoit écoulée. — Ô Valancourt ! disoit-elle, après tout ce que j’ai souffert, après notre longue séparation, quand je pensois que jamais je ne vous reverrois, que jamais je ne devois vous revoir ! nous allons nous retrouver ! Oh ! j’ai enduré la douleur, l’anxiété, l’effroi de succomber aux transports de ma joie ! Elle ne pouvoit en ce moment sentir ni regret, ni mélancolie pour des intérêts ordinaires. Le souvenir même d’avoir cédé des biens qui pouvoient assurer la fortune de Valancourt et la sienne, ne jetoit sur son esprit qu’une ombre foible et passagère. L’idée de Valancourt, et celle qu’elle le verroit bientôt, étoient les seules qui occupassent son cœur.

Enfin l’horloge sonna minuit. Elle ouvrit sa porte pour écouter s’il se faisoit quelque bruit dans le château. Elle entendit seulement, dans le lointain, les bruyans éclata d’une conversation animée, que les échos prolongeoient sous les voûtes. Elle jugea que Montoni et tous ses hôtes étoient à table. — Ils sont occupés pour la nuit, se dit-elle, et Valancourt sera bientôt ici. Elle referma doucement sa porte, et parcourut sa chambre avec l’agitation et l’impatience. Elle alloit à sa fenêtre écouter si le luth résonnoit. Tout gardoit le silence ; son émotion croissoit à chaque moment. Incapable de se soutenir, elle s’assit auprès de sa fenêtre. Annette, qu’elle avoit retenue, étoit pendant ce temps-là aussi bavarde que de coutume ; mais à peine Emilie entendit-elle un seul mot de ses discours. Elle avança la tête hors de la fenêtre, et alors elle entendit le luth qui rendoit une expression touchante, et que la voix accompagnoit.

Emilie ne put retenir des larmes de joie et de tendresse. Quand la romance fut achevée, elle la considéra comme un signal ; il annonçoit que Valancourt alloit sortir. Bientôt elle entendit marcher ; c’étaient les pas vifs et légers de l’espérance. Elle pouvoit à peine se soutenir. On ouvrit la porte ; elle courut au-devant de Valancourt, et se trouva entre les bras d’un homme qu’elle n’avoit jamais vu. La figure, le son de voix de l’étranger, tout à l’instant la détrompa ; elle tomba sans connoissance.

En revenant à elle, elle se trouva soutenue par cet homme, qui la considéroit avec une vive expression de tendresse et d’inquiétude. Elle n’avoit de force, ni pour répondre, ni pour interroger. Elle ne fit aucune question, fondit en larmes, et se dégagea de ses bras. L’étranger changea de physionomie. Surpris, consterné, il regardoit Ludovico pour chercher quelqu’éclaircissement ; mais Annette lui donna l’explication que Ludovico même cherchoit. — Oh ! monsieur, s’écria-t-elle en sanglotant, monsieur, vous n’êtes pas l’autre chevalier. Nous attendions M. de Valancourt ; ce n’est pas vous. Ah ! Ludovico, avez-vous pu nous tromper ainsi ? Ma pauvre maîtresse ne s’en relèvera jamais ! jamais ! L’étranger, qui sembloit fort agité, essaya de lui parler ; mais les mots expirèrent sur ses lèvres ; et frappant son front de sa main, comme dans un soudain désespoir, il se retira tout à coup à l’autre bout du corridor.

Annette sécha ses larmes, et s’adressant à Ludovico : — Peut-être, après tout, lui dit-elle, l’autre chevalier n’est pas celui-ci. Peut-être le chevalier Valancourt est-il encore en bas ? Emilie leva la tête. — Non, répliqua Ludovico ; M. de Valancourt ne fut jamais là-bas, si ce cavalier n’est pas lui. Si vous aviez eu la bonté de me confier votre nom, monsieur, dit-il à l’étranger, cette méprise n’eût point eu lieu. — Il est vrai, lui dit l’étranger en mauvais italien ; mais il étoit fort important pour moi que mon nom demeurât ignoré de Montoni. Madame, ajouta-t-il, en s’adressant en français à Emilie, permettez-moi un mot d’apologie pour la peine que je vous occasionne. Souffrez que j’explique à vous seule, et mon nom, et les circonstances qui m’ont jeté dans l’erreur. Je suis Français ; je suis votre compatriote. Nous nous trouvons dans une terre étrangère. Emilie essaya de se remettre. Elle hésitoit pourtant à lui accorder sa demande ; à la fin elle pria Ludovico d’aller attendre sur l’escalier ; elle retint Annette, et dit à l’étranger que cette fille entendoit mal l’italien, et qu’il pourroit lui communiquer en cette langue ce qu’il désiroit lui confier. Ils se retirèrent dans une extrémité du corridor, et l’étranger lui dit, avec un long soupir : — Vous, madame, vous ne m’êtes pas inconnue, quoique je sois assez malheureux pour l’être moi-même à vos yeux. Je me nomme Dupont, je suis Français, de Gascogne, votre province natale. Depuis long-temps je vous admire ; que dis-je, et pourquoi le déguiser ? depuis long-temps je vous adore. Il s’arrêta quelque temps, puis continua : — Ma famille, madame, ne doit pas vous être étrangère. Je m’appelle Dupont ; mes parens vivoient à quelques lieues de la Vallée, et j’ai eu le bonheur de vous rencontrer quelquefois en visites dans le voisinage. Je ne vous offenserai point en vous répétant combien vous avez su m’intéresser, combien j’aimois à m’égarer dans les lieux que vous fréquentiez ! combien j’ai visité votre pêcherie favorite, et combien je gémissois alors des circonstances qui m’empêchoient de vous déclarer ma passion ! Je ne vous expliquerai pas comment je succombai à la tentation, et devins possesseur d’un trésor pour moi sans prix, un trésor que je confiai, il y a quelques jours, à votre messager, dans un espoir bien différent de celui qui me reste aujourd’hui. Je ne m’étendrai pas sur ces détails. Laissez-moi implorer votre pardon ; et le portrait que si mal à propos j’ai rendu, votre générosité en excusera le vol, et me le restituera. Mon crime lui-même est devenu ma punition. Ce portrait que j’ai dérobé, a nourri une passion qui doit encore être mon tourment.

Emilie voulut l’interrompre. Je laisse, monsieur, à votre conscience à décider si, après ce qui vient d’arriver au sujet de M. Valancourt, je dois vous rendre ce portrait. Ce ne seroit pas une action généreuse. Vous le reconnoîtrez vous-même, et vous me permettrez d’ajouter que ce seroit me faire une injure que d’insister pour l’obtenir. Je me trouve honorée de l’opinion flatteuse que vous avez conçue de moi. Mais… (elle hésita) ; la méprise de ce soir me dispense de vous en dire davantage.

— Oui, madame ; hélas ! oui, répliqua l’étranger : après un long silence, il continua : Accordez-moi du moins de vous montrer mon désintéressement, si ce n’est pas mon amour. Acceptez mes services : mais, hélas ! quels services puis-je offrir ? je suis moi-même prisonnier, victime ainsi que vous ! Mais quelque chère que me soit la liberté, je ne la chercherois pas à travers la moitié des hasards que je voudrois affronter pour vous tirer de cet infâme repaire. Acceptez les services d’un ami, et ne me refusez pas la récompense d’avoir tenté du moins de mériter votre reconnoissance.

— Vous la méritez déjà, monsieur, dit Emilie ; le vœu que vous exprimez mérite tous mes remercîmens. Excusez-moi si je vous rappelle le danger que vous courez en prolongeant cette entrevue. Ce sera une grande consolation pour moi, soit que vos tentatives échouent, soit qu’elles réussissent, d’avoir un compatriote généreux, disposé à me protéger. M. Dupont prit la main d’Emilie ; elle essaya foiblement de la retirer ; il la pressa respectueusement contre ses lèvres. — Permettez-moi, lui dit-il, de soupirer vivement pour votre bonheur, et de m’applaudir d’une passion qu’il m’est impossible de vaincre. Comme il achevoit de prononcer ces mots, Emilie entendit un bruit qui venoit de son appartement. Elle se retourna, vit la porte de l’escalier s’ouvrir, et un homme se précipiter dans sa chambre. — Je vous apprendrai à la vaincre, s’écria-t-il en se précipitant dans le corridor, un stylet à la main. Il vouloit en frapper Dupont, qui se trouvoit alors sans armes. Dupont fit un mouvement, évita le coup, se jeta sur Verezzi, et lui arracha le stylet. Pendant cette lutte, Annette et Emilie coururent dans le corridor, et appelèrent Ludovico. Il n’étoit plus à l’escalier. Emilie, à mesure qu’elle avançoit, étoit plus effrayée, plus incertaine. Un bruit éloigné qu’elle entendit la fit souvenir de son danger. Elle envoya Annette chercher Ludovico, et retourna dans la galerie où Dupont et Verezzi étoient encore aux prises. C’étoit sa propre cause qui se décidoit avec celle du premier ; et la conduite de M. Dupont l’auroit intéressée à son succès, quand même elle n’auroit pas détesté et redouté Verezzi. Elle se jeta sur une chaise, et les conjura de cesser leur combat : Dupont enfin renversa Verezzi à terre, et l’y laissa tout étourdi de sa chute. Elle pria Dupont de s’échapper avant que Montoni ou quelqu’un de ses compagnons se montrassent ; il refusa de la laisser sans défense ; et pendant qu’Emilie, plus effrayée pour lui que pour elle-même, redoubloit ses sollicitations, ils entendirent des pas dans le petit escalier.

_ Vous êtes perdu, s’écria-t-elle ; ce sont les gens de Montoni. Dupont ne répondit rien, mais soutint Emilie ; et d’un air ferme et animé, il attendit que ses adversaires parussent. L’instant d’après, Ludovico seul entra ; il jeta à la hâte un coup-d’œil : — Suivez-moi, leur dit-il, si vous aimez la vie ; nous n’avons pas un instant à perdre.

Emilie demanda, ce qui arrivoit, où il falloit aller.

— Je n’ai pas le temps de vous le dire, mademoiselle, reprit Ludovico ; fuyez, fuyez.

Elle le suivit sur-le-champ, accompagnée de M. Dupont. Ils descendirent l’escalier, traversèrent le passage voûté ; tout à coup elle se souvint d’Annette, et demanda où elle étoit. — Elle nous attend, mademoiselle, lui dit Ludovico presque hors d’haleine. On a ouvert les portes tout à l’heure pour un détachement qui venoit des montagnes ; je crains qu’on ne les ferme avant que nous n’y soyons arrivés. — Par cette porte, mademoiselle, reprit Ludovico en tenant sa lampe ; prenez garde, il y a deux marches.

Emilie suivoit, plus tremblante depuis qu’elle avoit su que sa fuite dépendoit d’un instant. Dupont la soutenoit, et tâchoit, en marchant, de ranimer son courage.

— Parlez tout bas, monsieur, lui dit Ludovico ; ces passages renvoient des échos par tout le bâtiment.

— Prenez garde à la lumière, s’écrioit Emilie ; vous allez si vite, que le vent l’éteindra.

Ludovico ouvrit une autre porte, derrière laquelle ils trouvèrent Annette, et descendirent quelques marches. Ludovico leur dit que ce passage conduisoit à la seconde tour, et ouvroit sur la première. À mesure qu’ils avançoient, des sons tumultueux et confus, qui sembloient venir de la seconde cour, alarmèrent Emilie. — Non, mademoiselle, lui dit Ludovico, notre seul espoir est dans ce tumulte : tandis que les gens du château sont occupés de ceux qui arrivent, nous pourrons peut-être passer les portes sans qu’on nous aperçoive. Mais chut ! ajouta-t-il en s’approchant d’une petite porte qui ouvroit sur la première cour. Restez ici un moment ; je vais voir si les portes sont ouvertes, et s’il se trouve quelqu’un dans le chemin. Je vous prie, monsieur, éteignez la lumière si vous m’entendez parler, reprit Ludovico en donnant sa lampe à Dupont ; et dans ce cas, restez en silence.

À ces mots, il sortit ; et en fermant la porte, ils écoutoient le bruit de ses pas. On n’entendoit aucune voix dans la cour qu’il traversoit, quoique la seconde retentît d’un bruit considérable. Nous serons bientôt hors des murs, disoit Dupont à Emilie. Soutenez-vous encore quelques momens ; tout ira bien.

Mais aussitôt ils entendirent Ludovico qui parloit haut, et distinguèrent aussi une autre voix. Dupont souffla vite la lampe. Hélas ! il est trop tard, s’écria Emilie ; qu’allons-nous devenir ? Ils écoutèrent encore, et s’aperçurent que Ludovico s’entretenoit avec la sentinelle. Le chien d’Emilie, qui l’avoit suivie depuis sa chambre, se mit à aboyer. — Le chien nous trahira, dit Dupont, il faut que je le tienne. — Je crains, dit Emilie, qu’il ne nous ait déjà trahis. Dupont le prit, et pendant qu’ils écoutoient tous, ils entendirent Ludovico qui disoit à la sentinelle : Je tiendrai votre place pendant ce temps-là.

— Attendons une minute, répliqua la sentinelle, et vous n’aurez pas cet embarras. Ou va envoyer les chevaux aux écuries du voisinage ; on refermera les portes, et je pourrai quitter un moment. — Je n’appelle pas cela un embarras, mon camarade, lui dit Ludovico : vous me rendrez le même service une autre fois. Allez, allez goûter de ce vin ; les compères qui viennent d’arriver, en boivent assez sans vous.

Le soldat hésita, et appela dans la seconde cour pour savoir si l’on n’emmèneroit pas les chevaux, et si l’on pourroit refermer les portes. Ils étoient tous trop occupés pour lui répondre, quand même ils l’auroient entendu.

— Oui, oui, lui dit Ludovico, ils ne sont pas si fous ; ils partagent tout entre eux. Si vous attendez que les chevaux partent, vous attendrez que le vin soit bu. J’ai pris ma part ; mais puisque vous ne voulez pas de la vôtre, je ne sais pas pourquoi je ne chercherois pas à l’avoir.

— Halte-là ! s’il vous plaît, cria la sentinelle. Prenez ma place un instant, je ne serai pas long.

— Ne vous pressez pas, reprit froidement Ludovico. J’ai monté la garde en ma vie. Laissez-moi votre mousqueton : si l’on attaque le château, je défendrai le poste comme un héros.

— Le voilà, mon brave ! répondit le soldat. Tenez, prenez-le ; il a vu du service, mais il ne serviroit pas de grand’chose pour défendre un château. Je vous dirai une bonne histoire au sujet de ce mousqueton.

— Vous là direz mieux lorsque vous aurez bu, reprit Ludovico. Les voilà déjà qui reviennent.

— Oh ! pourvu que j’aie du vin, dit la sentinelle en courant, je ne vous laisserai pas morfondre.

— Prenez votre temps, je ne suis pas pressé, lui dit Ludovico, qui déjà traversoit la cour. Le soldat revint sur ses pas : — N’allez pas si loin, mon ami, pas si loin. Si c’est ainsi que vous montez la garde, il ne faut pas que je quitte, je le vois bien.

— Vous faites bien de revenir, lui répliqua Ludovico ; je n’ai pas eu la peine de courir après vous. Je voulois vous dire que le vin de Toscane étoit entre les mains de Sébastien ; il en est déjà ivre. Celui que tient Frédéric ne le vaut pas. Mais vous n’en aurez guère, car je les vois qui reviennent.

— Oui, par saint Pierre ! dit le soldat ; et il se mit à courir. Ludovico, en liberté, se hâta d’ouvrir le passage. Emilie succomboit presqu’aux anxiétés que lui avoit causées ce long colloque. Ludovico leur dit que la cour étoit libre. Ils le suivirent sans perdre un instant, et ils entraînèrent deux chevaux qui se trouvoient écartés de la seconde cour, et qui mangeoient, dans la première, quelques-unes des grandes herbes qui croissoient entre les pavés.

Ils franchirent sans obstacle ces redoutables portes, et prirent la route qui conduisoit au bois. Emilie, M. Dupont, Annette, étoient à pied ; Ludovico, sur un cheval, conduisoit l’autre. Arrivés dans les bois, Emilie et Annette se mirent à cheval avec leurs deux protecteurs. Ludovico marcha le premier, et ils échappèrent aussi vite que le permettoient une route brisée, et la lune encore foible qui brilloit au travers du feuillage.


fin du quatrième volume.





LES MYSTÈRES


D’UDOLPHE.





Tom. 5.
Pag. 155.

La couverture s’agite s’écarte, et laisse voir…, une figure humaine.





LES


MYSTÈRES D’UDOLPHE,


PAR ANNE RADCLIFFE :


TRADUIT DE L’ANGLOIS


sur la troisième édition,


PAR VICTORINE DE CHASTENAY.


TOME CINQUIÈME.


―――――――


À PARIS


Chez Maradan, Libraire, rue du Cimetière-
André-des-Arts, n°9.


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an vi — 1798.



TOME V


CHAPITRE PREMIER.

Emilie étoit si étonnée de ce départ soudain, qu’à peine osoit-elle se croire éveillée : elle doutoit néanmoins beaucoup si cette aventure se termineroit heureusement ; et ce doute n’étoit que trop raisonnable. Avant d’être hors des bois, ils entendirent de grands cris apportés par le vent ; et en sortant des bois, ils virent plusieurs lumières qui cheminoient fort vite près du château. Dupont frappa son cheval, et avec un peu de peine il le força d’aller plus vîte.

Ah ! pauvre bête ! s’écria Ludovico ; il doit être assez las. Il a été dehors tout le jour. Mais, signor, fuyons par ici ; les lumières prennent cet autre chemin.

Il donna un grand coup à son cheval, et tous deux se mirent au grand galop. Après une course assez longue, ils regardèrent derrière eux ; les lumières étoient si éloignées, qu’à peine les distinguoit-on ; les cris avoient fait place au plus profond silence. Les voyageurs alors modérèrent leurs pas, ils tinrent conseil sur la direction qu’ils dévoient suivre. Ils se décidèrent à se rendre en Toscane, à tâcher de gagner la Méditerranée, et à s’embarquer promptement pour la France. M. Dupont avoit le projet d’y accompagner Emilie, s’il pouvoit découvrir que son régiment en eût repris la route.

Ils étoient alors dans le chemin qu’Emilie avait suivi avec Ugo et Bertrand. Ludovico, le seul de la troupe qui connût les passages de ces montagnes, assura qu’un peu plus avant, à une croisière des chemins, ils en trouveroient un qui descendroit aisément en Toscane ; et qu’à peu de distance, on rencontreroit une petite ville où l’on pourroit se procurer les choses nécessaires au voyage.

— J’espère seulement, ajouta-t-il, que nous ne trouverons pas les pelotons des bandits : il y en a plusieurs en campagne, je le sais. Néanmoins, j’ai toujours un bon mousqueton qui sera de service en cas de rencontre. N’avez-vous aucune arme, monsieur ? — Oui, répliqua Dupont ; j’ai le stylet de l’infâme qui vouloit me percer. Mais réjouissons-nous d’être échappés d’Udolphe, et ne nous tourmentons pas d’un danger qui peut ne pas arriver.

La lune s’élevoit au-dessus des bois qui couvroient un des côtés de l’étroit vallon qu’ils suivoient : elle leur donnoit assez de lumière pour distinguer leur chemin, éviter les roches, qui souvent l’embarrassoient. Ils voyageoient alors à loisir, et dans le plus profond silence ; ils n’étoient point encore remis de l’étonnement où cette fuite subite les avoit jetés. L’esprit d’Emilie, particulièrement, étoit absorbé dans les émotions différentes qu’elle avoit reçues. Elle restoit dans une rêverie vague, dont la beauté de la scène et le murmure du zéphyr dans le feuillage, contribuoient à augmenter la douceur. Elle pensoit à Valancourt, elle pensoit à la France avec espoir ; elle y auroit pensé avec joie, si les premiers événemens de la soirée ne l’avoient pas épuisée. Une sensation vive étoit alors au-dessus de ses forces ; mais pendant ce temps, Emilie seule étoit l’objet des réflexions mélancoliques de Dupont. Cependant le chagrin qu’il éprouvoit de sa méprise étoit adouci par le plaisir de la voir. Ils ne se disoient pas un seul mot ; Annette pensoit à cette surprenante fuite, et au train que devoient faire Montoni et les siens, qui sans doute ne l’ignoroient plus. Elle pensoit à sa patrie ; elle avoit l’espoir d’y retourner, et d’épouser Ludovico sans nul obstacle. La pauvreté ne lui en paroissoit pas un. Ludovico, de son côté, se félicitoit d’avoir arraché son Annette et la signora Emilie, au danger qui les menaçoit. Il s’applaudissoit d’échapper lui-même à des hommes dont les mœurs lui faisoient horreur. Il procuroit la liberté à M. Dupont ; il espéroit un bonheur très-prochain avec l’objet de ses amours. Enfin il avoit eu l’adresse de tromper la sentinelle, et de conduire toute l’affaire.

Occupés de leurs pensées, les voyageurs furent plus d’une heure en silence, sauf une question de temps à autre que faisoit Dupont sur la route, ou une exclamation d’Annette, sur un objet que le crépuscule ne laissoit voir qu’imparfaitement. À la fin, on vit des lumières sur le revers d’une montagne ; Ludovico ne douta pas qu’elles ne vinssent de la ville dont il avoit parlé. Satisfaits de cette assurance, ses compagnons se replongèrent dans la rêverie ; Annette l’interrompit la première. — Saint Pierre, dit-elle, où trouverons-nous de l’argent ? Je sais que, ni moi, ni ma maîtresse, nous ne possédons pas un sequin. M. Montoni y a mis bon ordre.

Cette remarque produisit un examen, qui se termina par un embarras fort sérieux. Dupont avoit été dépouillé de presque tout son argent quand on l’avoit fait prisonnier ; il avoit donné le reste à la sentinelle, qui lui avoit permis de sortir de la prison. Ludovico, qui depuis long-temps ne pouvoit obtenir le paiement de ses gages, avoit à peine sur lui de quoi fournir aux premiers rafraîchissemens dans la ville où ils arrivoient.

Leur pauvreté étoit d’autant plus affligeante, qu’elle pouvoit les retenir plus long-temps dans les montagnes ; et là, quoique dans une ville, ils pouvoient se croire encore presque au pouvoir de Montoni. Les voyageurs, pourtant, n’avoient d’autre parti que celui d’avancer et de tenter la fortune. Ils poursuivirent leur route à travers des vallons sauvages et obscurs, dont les forêts obstruoient quelquefois toute clarté, et ne la rendoient que par intervalles ; lieux, si déserts, qu’on doutoit au premier coup-d’œil, si jamais être humain y avoit mis les pieds. Le chemin qu’ils tenoient pouvoit confirmer cette erreur : des herbes hautes, une prodigieuse végétation, annonçoient que du moins les passans y étoient rares.

À la fin, on entendit de très-loin les clochettes d’un troupeau : bientôt après, ce fut le bêlement des brebis, et l’on reconnut le voisinage de quelque habitation humaine. Les lumières que Ludovico avoit vues, avoient été long-temps dérobées par de hautes montagnes. Ranimés par cette espérance, les voyageurs doublèrent le pas ; et sortant de leur défilé, ils découvrirent une des vallées pastorales des Apennins, faite pour donner l’idée de l’heureuse Arcadie. Sa fraîcheur, sa belle simplicité, contrastoient majestueusement avec les sommets neigeux des montagnes d’à l’entour.

L’aube du matin blanchissoit l’horizon : à peu de distance, sur le flanc d’une colline, qui sembloit naître aux premiers regards du jour, la petite troupe distingua la ville qu’elle cherchoit, et à laquelle elle arriva bientôt : ce ne fut pas sans peine qu’ils y trouvèrent asyle et pour eux et pour leurs chevaux. Emilie demanda qu’on ne s’y arrêtât pas plus de temps qu’il ne seroit nécessaire ; sa vue excitoit la surprise, elle étoit sans chapeau, et n’avoit eu que le temps de prendre un voile. Elle regrettoit le dénuement d’argent, qui ne lui permettoit pas de se procurer cet article essentiel.

Ludovico examina sa bourse ; elle ne pouvoit suffire à payer le rafraîchissement. Dupont hasarda de se confier à leur hôte ; il paroissoit bon et honnête ; Dupont lui expliqua leur position, et le pria de les aider à continuer leur voyage. L’hôte promit de s’y prêter autant qu’il le pourroit, puisqu’ils étoient des prisonniers qui échappoient à Montoni ; il avoit des raisons personnelles pour le haïr : il consentit à leur procurer des chevaux frais pour gagner une ville prochaine ; mais il n’étoit pas assez riche pour leur donner de l’argent ; ils étoient à se lamenter, lorsque Ludovico, après avoir conduit les chevaux à l’écurie, rentra ivre de joie, et la leur fit vite partager ; en levant la selle d’un des chevaux, il avoit trouvé un petit sac rempli, sans doute, du butin fait par un des condottieri. Ils revenoient du pillage lorsque Ludovico s’étoit sauvé, et le cheval étant sorti de la seconde cour où buvoit son maître, avoit emporté le trésor sur lequel le brigand comptoit.

Dupont trouva que cette somme étoit très-suffisante pour les conduire tous en France : il étoit alors résolu d’y accompagner Emilie, quelles que fussent les nouvelles qu’il apprendroit de son régiment. Il se fioit à Ludovico autant que le permettoit une connoissance si courte, et pourtant il ne souffroit pas la pensée de lui confier Emilie pour un si long voyage. D’ailleurs, peut-être il n’avoit pas le courage de se refuser au plaisir dangereux qu’il trouvoit à la voir.

On tint conseil sur le port vers lequel on devoit se diriger. Ludovico, bien informé de la géographie de son pays, assura que Livourne étoit le port le plus accrédité et le plus proche. Dupont savoit aussi qu’il étoit le mieux assorti au succès de leurs plans, puisque chaque jour il en partoit des vaisseaux de toutes nations. Il fut déterminé qu’on s’y achemineroit promptement.

Emilie acheta un chapeau de paille, tel que le portoient les paysannes de Toscane, et quelques petits objets nécessaires au voyage. Les voyageurs échangèrent leurs chevaux fatigués contre de meilleurs, et se remirent joyeusement en route avec le soleil levant. Après quelques heures de voyage à travers un pays romantique, ils commencèrent à descendre dans la vallée de l’Arno. Emilie contempla tous les charmes d’un paysage pastoral et agreste, unis au luxe des maisons qu’y possédoient les nobles de Florence, et aux richesses d’une culture variée. De loin, vers l’orient, Emilie découvrit Florence ; ses tours s’élevoient sur le plus brillant horizon. Sa plaine fertile alloit joindre les Apennins. Des palais, des jardins magnifiques la décoroient de tous côtés. Des bosquets d’orangers, de citronniers, de vignes et d’arbres fruitiers, des plantations d’oliviers et de mûriers, la coupoient en tout sens. À l’occident, cette belle plaine se terminoit à la mer. La côte étoit si éloignée, qu’une ligne bleuâtre l’indiquoit seule à l’horizon, et une légère vapeur de marine se distinguoit au-dessus dans l’atmosphère.

Emilie, du fond de son cœur, salua les vagues qui alloient la reporter dans sa patrie. Le souvenir de cette patrie lui coûtoit pourtant un soupir ; elle n’avoit point de maison pour l’y recevoir, point de parens pour la féliciter. Pèlerine affligée, elle alloit répandre des larmes sur le tombeau de son père. Elle ne se réjouissoit pas non plus en songeant au long intervalle qui pourroit s’écouler avant qu’elle revît Valancourt. Peut-être seroit-il retenu à son corps, dans une province très-éloignée. Mais quand ils se rencontreroient, ce seroit seulement pour déplorer l’heureuse scélératesse de Montoni. Cependant elle auroit encore senti un plaisir inexprimable à se retrouver dans le pays qu’habitoit Valancourt, quand même elle eût été certaine de ne pas l’y voir.

La chaleur étoit excessive. Il étoit midi. Les voyageurs cherchèrent une retraite pour se reposer à l’ombre. Les bocages qu’ils parcouroient, remplis de raisins sauvages, de framboises et de figues, leur promettoient un rafraîchissement agréable. Ils s’arrêtèrent sous un berceau dont le feuillage épais affoiblissoit l’ardeur du soleil. Une fontaine qui jaillissoit du roc donnoit à l’air quelque fraîcheur. On laissa paître les chevaux. Annette avec Ludovico allèrent cueillir des fruits, et en apportèrent abondamment. Les voyageurs s’assirent à l’ombre d’un bosquet de sapins et de hêtres. La pelouse autour d’eux étoit émaillée de tant de fleurs parfumées, que, même au sein des Pyrénées, Emilie en avoit moins vu. Ils y prirent leur frugal repas ; et sous l’ombrage impénétrable de ces gigantesques sapins, ils contemploient le paysage qui, couvert des feux du soleil, descendoit jusqu’à la mer.

Emilie et Dupont redevinrent peu à peu silencieux et pensifs. Annette étoit joyeuse et babillarde. Ludovico étoit fort gai, sans oublier les égards qu’il devoit à ses compagnons de voyage. Le repas fini, Dupont engagea Emilie à tâcher de goûter le sommeil pendant l’extrême chaleur. Il conseilla aux domestiques d’en faire autant, et proposa de veiller. Ludovico voulut lui en épargner la peine. Emilie et Annette, fatiguées du voyage, essayèrent de reposer, et Ludovico fit la garde, armé de son mousqueton.

Quand Emilie s’éveilla, elle trouva la sentinelle endormie à son poste, et Dupont éveillé, mais enseveli dans ses tristes pensées. Le soleil étoit trop élevé pour leur permettre de continuer le voyage. Il étoit nécessaire que Ludovico, fatigué de tant de peines qu’il avoit prises, pût achever en paix son sommeil. Emilie prit ce moment pour savoir, par quel accident Dupont étoit devenu prisonnier de Montoni. Flatté de l’intérêt que lui témoignoit cette question, et de l’occasion, qu’elle fournissoit pour l’entretenir de lui-même, Dupont la satisfit promptement.

— Je vins en Italie, madame, dit Dupont, au service de mon pays. Un engagement dans les montagnes, avec les bandes de Montoni, mit en déroute mon détachement. Je fus pris avec quelques-uns de mes camarades. Quand on m’apprit que j’étois captif, le nom de Montoni me frappa. Je me rappelai que votre tante avoit épousé un Italien de ce nom, et que vous les aviez suivis en Italie. Ce ne fut pourtant que long-temps après que je fus certain, madame, et que ce Montoni étoit le même, et que vous habitiez sous le même toit que moi. Je ne vous fatiguerai pas en vous peignant mon émotion lorsque j’appris cette nouvelle. Je le dus à une sentinelle, et je sus le gagner au point de m’accorder plusieurs jouissances, dont l’une sur-tout m’importoit extrêmement, et n’étoit pas sans danger pour cet homme. Il persista pourtant à ne se charger d’aucune lettre, et à refuser de me faire connoître à vous. Il trembloit d’être découvert, et d’éprouver toutes les vengeances de Montoni. Il me fournit les occasions de vous voir plusieurs fois. Vous en êtes surprise, madame, et je vais m’expliquer mieux. Ma santé souffroit extrêmement du défaut d’air et d’exercice, et j’obtins à la fin, ou de la pitié ou de l’avarice, le moyen de me promener la nuit sur la terrasse.

Emilie devint très-attenvive, et Dupont continua.

— En m’accordant cette permission, mon garde savoit bien que je ne pourrois m’évader. Le château étoit gardé avec une extrême vigilance, et la terrasse étoit élevée sur un roc perpendiculaire. Il me montra aussi une porte cachée dans la boiserie de la chambre où j’étois détenu, il m’apprit à l’ouvrir. Cette porte donnoit sur un passage formé dans l’épaisseur des murs ; il s’étendoit le long du château, et venoit aboutir au coin du rempart oriental. J’ai appris depuis qu’il se trouvoit d’autres couloirs dans les murailles énormes de ce prodigieux édifice. On les destinoit certainement à faciliter les évasions en temps de guerre. C’est par ce chemin que, pendant la nuit, je me rendois à la terrasse. Je m’y promenois avec une extrême précaution, de peur que mes pas ne me trahissent. Les sentinelles étoient placées assez loin, parce que les murailles, de ce côté, suppléoient aux soldats. Dans une de ces promenades nocturnes, je remarquai une lumière qui venoit d’une fenêtre au-dessus de ma prison. Il me vint à l’esprit que cet appartement pouvoit être le vôtre, et dans l’espérance de vous voir, je me plaçai vis-à-vis de la fenêtre.

Emilie, se rappelant la figure qu’elle avoit vue sur la terrasse, et qui l’avoit jetée dans une perplexité si grande, s’écria tout-à-coup : C’étoit donc vous, monsieur Dupont, qui me causiez une si ridicule terreur ? De longues souffrances avoient tant affoibli ma tête, que le moindre incident m’alarmoit. — Dupont se reprocha de lui avoir occasionné quelque crainte ; puis il ajouta : Appuyé sur le parapet en face de votre fenêtre, la considération de votre situation mélancolique et de la mienne m’arracha d’involontaires gémissemens qui vous attirèrent à la fenêtre, du moins je l’imagine. Je vis une personne que je crus être vous. Oh ! je ne vous dirai rien de mon émotion à ce moment. Je desirois parler ; la prudence me retint, et un mouvement de la sentinelle m’obligea de fuir à l’instant.

Il se passa du temps avant que je pusse tenter une seconde promenade. Je ne pouvois sortir que lorsque l’homme que j’avois gagné étoit de garde ; il me falloit attendre son tour. Pendant ce temps, je me convainquis de la réalité de mes conjectures sur la situation de votre appartement. À ma première sortie ; je retournai à votre fenêtre, et je vous vis sans oser vous parler. Je saluai de la main, vous disparûtes. J’oubliai ma prudence ; je poussai une plainte. Vous revîntes, vous parlâtes. J’entendis les accens de votre voix. Ma discrétion m’auroit abandonnée ; mais j’entendis une sentinelle, je me retirai promptement, et cet homme m’avoit vu. Il me suivit ; il alloit me joindre, si un stratagème ridicule n’eût en ce moment fait ma sûreté. Je connoissois la superstition de ces gens-là ; je poussai un cri lugubre, dans l’espérance qu’on cesseroit de me poursuivre. Heureusement je réussis. L’homme étoit sujet à se trouver mal ; la frayeur que je lui fis lui procura un de ces accès, ce qui assura ma retraite. Le sentiment du danger que j’avois couru, et que le doublement des gardes, à cette occasion, rendoit plus grand, me détourna d’errer encore sur la terrasse. Mais, dans le silence des nuits, je m’amusois d’un vieux luth que m’avoit procuré le soldat ; je l’accompagnois de ma voix, et quelquefois, je l’avouerai, j’avois l’espoir d’être entendu par vous. Il y a bien peu de soirées que cet espoir fut accompli. Je crus entendre une voix qui m’appeloit ; je craignis de répondre, à cause de la sentinelle. Avois-je raison, madame, de me le persuader ainsi ? Étoit-ce vous qui parliez ?

— Oui, lui dit Emilie avec un soupir involontaire, vous aviez raison.

Dupont, en observant la pénible émotion que ce sujet causoit à Emilie, changea alors de conversation. Pendant une de mes excursions dans le passage dont je vous ai parlé, j’ai entendu, dit-il, un très-singulier entretien.

— Dans le passage ! dit Emilie avec surprise.

— Je l’entendis dans le passage, dit Dupont ; mais il venoit d’un appartement contre le mur duquel le passage étoit pratiqué. Le mur étoit, en cet endroit, si mince, et même si dégradé, que j’entendois distinctement la conversation de l’autre côté. Montoni et ses compagnons étoient rassemblés dans une salle. Montoni commença le récit de l’extraordinaire histoire dont l’ancienne dame du château étoit le sujet. Il raconta d’étranges circonstances ; sa conscience doit savoir à quel point elles sont vraies, et je crains que sa conscience ne prononce contre lui. Mais vous, madame, vous connoissez sans doute le rapport qu’il fait circuler sur le destin mystérieux de cette dame ?

— Je le connois, monsieur, dit Emilie, et je m’apperçois que vous n’y croyez pas.

— J’en doutois, répliqua Dupont, avant l’époque dont je vous parle ; mais le récit de Montoni aggrava mes soupçons. Je demeurai presque persuadé qu’il était un assassin. Je tremblai pour vous. J’avois entendu les convives prononcer votre nom d’une manière inquiétante ; et sachant que les plus impies des hommes sont aussi les plus superstitieux, je me décidai à épouvanter leur conscience, et à les détourner du crime que je redoutois. J’écoutai attentivement Montoni, et dans les plus frappans détails de son histoire, je joignis ma voix à la sienne, et répétai ses derniers mots, en déguisant et renforçant mes tons.

— N’aviez-vous pas peur d’être découvert ? dit Emilie.

— Non, reprit Dupont ; je savois que si Montoni avoit connu le secret du couloir, il ne m’auroit pas enfermé dans l’appartement où il conduisoit. Mais j’étois d’ailleurs assuré qu’il ne le connoissoit pas. La compagnie, pendant quelques momens, ne fit pas attention à ma voix. À la fin cependant, l’alarme fut si grande, que tous prirent le parti de déserter l’appartement. Montoni ordonna aux domestiques de faire des recherches. Je retournai à ma prison, dont cette place étoit éloignée.

— Je me souviens parfaitement, dit Emilie, de la conversation dont vous parlez ; elle effraya beaucoup la société de Montoni ; et j’avouerai que je fus assez foible pour partager cet effroi.

M. Dupont et Emilie continuèrent à parler de Montoni, de la France, et du plan de leur voyage. Emilie lui apprit qu’elle avoit l’intention de se retirer en Languedoc, dans un couvent où elle avoit reçu de grandes marques d’intérêt ; elle comptoit de-là écrire à son parent M. Quesnel, pour l’informer de sa conduite ; elle avoit le projet d’attendre que la Vallée revînt entre ses mains, et espéroit que sa fortune lui permettroit alors de l’habiter. Dupont lui donna lieu de croire que les propriétés dont Montoni avoit voulu la dépouiller, n’étoient pas à jamais perdues ; il la félicita d’avoir échappé à Montoni, qui sans doute l’eût gardée prisonnière toute la vie. La possibilité de retrouver les biens de sa tante, et pour Valancourt et pour elle, répandit un rayon de joie dans le cœur d’Emilie. Depuis plusieurs mois elle n’avoit rien éprouvé de semblable ; elle s’efforça néanmoins de le dissimuler à Dupont, pour lui éviter le chagrin d’entendre parler de son rival.

Ils continuèrent leur entretien jusqu’au moment où le soleil commença à baisser : Dupont éveilla Ludovico, et ils se remirent tous en route. Ils descendirent jusqu’au fond de la vallée, se trouvèrent au bord de l’Arno, et côtoyèrent ses rives, ravis des sites qui les environnoient, et sensibles aux souvenirs que rappeloient ces ondes poétiques. De loin, ils entendirent les chants joyeux des paysans dispersés dans les vignes ; le soleil à son coucher teignoit les vagues d’un jaune d’or, et le crépuscule tirant un voile pourpré sur les montagnes, les enveloppa enfin dans les ténèbres ; la mouche luisante couvrit de ses paillettes le feuillage des bosquets.

Les voyageurs traversèrent l’Arno au clair de la lune, dans un bac. Apprenant que la ville de Pise n’étoit située qu’à quelques milles sur ses bords, ils auroient désiré qu’un bateau les y conduisît ; il ne s’en trouvoit pas, et ils reprirent leurs chevaux harassés, à l’effet de gagner cette ville. À mesure qu’ils approchoient, la vallée s’élargissoit, et devenoit une plaine couverte de bleds, parsemée de vignobles, d’oliviers et de mûriers. Il étoit tard avant qu’ils fussent aux portes : Emilie fut surprise d’entendre le bruit des danses et celui des instrumens, et de voir les groupes heureux qui remplissoient les rues, elle se croyoit presque à Venise ; mais elle n’appercevoit ni la mer brillant au clair de lune, ni les riantes gondoles qui sillonnoient les flots, ni ces palais élégans qui sembloient réaliser les rêves de l’imagination, et les féeries et les merveilles. L’Arno promenoit ses eaux au travers de la ville ; mais des concerts sur les balcons n’en augmentoient pas le charme ; on n’entendoit que les cris des matelots qui amenoient les vaisseaux de la Méditerranée, la chute de leurs ancres, et le sifflet des contre-maîtres. Dupont imagina que l’on pourroit trouver à Pise, un vaisseau prêt à faire voile pour la France, et s’épargner ainsi le voyage de Livourne. Aussi-tôt qu’Emilie fut établie dans une auberge, il alla prendre des informations ; mais ses efforts et ceux de Ludovico, ne purent faire découvrir une seule barque frétée pour France. Dupont fit aussi de vaines recherches sur le sort de son régiment ; il n’en put rien apprendre. Les voyageurs fatigués de la marche du jour, se retirèrent de bonne heure : ils partirent le lendemain matin ; et sans s’arrêter aux antiquités de cette ville célèbre, aux merveilles de la tour penchée, ils profitèrent de la fraîcheur, et traversèrent une contrée riche et fertile. Les Apennins avoient perdu leur hauteur imposante, et augmentoient les charmes d’un paysage pastoral ; Emilie en y descendant, regardoit avec admiration Livourne, et sa large baie couverte de vaisseaux, et bordée de montagnes.

Elle n’eut pas moins de plaisir que de surprise, quand elle trouva la ville remplie de personnes de toutes nations. Tant de costumes divers lui rappeloient les mascarades de Venise, au temps du carnaval ; mais c’étoit en ce lieu une foule sans gaîté, du bruit et non de la musique, et l’élégance ne se trouvoit que dans les points de vue.

M. Dupont en arrivant se rendit au port ; on lui parla de plusieurs vaisseaux français, et d’un entre autres qui devoit, sous peu de jours, lever l’ancre pour aller à Marseille. On pourrait dans cette ville s’en procurer facilement un autre, pour traverser le golfe de Lyon, et gagner Narbonne. C’étoit près de cette ville qu’étoit situé le couvent où Emilie se proposoit de se retirer. Dupont engagea le capitaine à les conduire jusqu’à Marseille, et Emilie fut bien aise d’apprendre que son passage en France étoit désormais assuré. Soulagée de la crainte qu’on ne la poursuivît, heureuse de l’espoir de revoir bientôt sa patrie et le pays qu’habitoit Valancourt, elle reprit une gaîté qu’elle n’avoit guère connue depuis la mort de son père. Dupont découvrit à Livourne que son régiment étoit embarqué pour la France ; il en eut une extrême joie, parce qu’autrement, il n’auroit pu y accompagner Emilie, sans encourir les reproches de sa conscience, et le mécontentement de ses chefs. Il sut contraindre sa passion, jusqu’au point de ne la point exprimer à Emilie, et la força elle-même de l’estimer et de le plaindre, puisqu’elle ne pouvoit pas l’aimer. Il s’occupa de l’amuser, en lui montrant les environs de la ville ; ils se promenoient sur le rivage, sur les quais couverts de peuple. Emilie prenoit intérêt à l’arrivée, au départ des vaisseaux ; elle partageoit la joie du retour ; et quelquefois attendrie par la douleur des amis qui se séparoient, elle mêloit une larme à celles qu’elle leur voyoit répandre.

CHAPITRE II.

Retournons maintenant en Languedoc, et occupons-nous du comte de Villefort, ce seigneur qui avoit hérité des terres du marquis de Villeroy, près du monastère de Sainte-Claire. On peut se souvenir que ce château n’étoit pas habité quand Emilie se trouva avec son père dans le voisinage, et que Saint-Aubert parut fort affecté en apprenant qu’il étoit aussi près du château de Blangy. Le bon Voisin avoit tenu, au sujet de ce château, quelques propos alarmans pour la curiosité d’Emilie.

C’est en 1584, l’année que Saint-Aubert mourut, que François de Beauveau, comte de Villefort, prit possession d’un immense domaine, appelé Blangy, situé en Languedoc, sur les bords de la mer. Cette terre, pendant plusieurs siècles, avoit appartenu à sa famille ; elle lui revenoit par la mort du marquis de Villeroy son parent, homme d’un caractère austère et de manières très-réservées. Cette circonstance, jointe aux devoirs de sa profession, qui l’appeloient souvent à la guerre, avoit prévenu toute espèce d’intimité entre lui et le comte de Villefort. Ils se connoissoient peu, et le comte n’apprit sa mort qu’en recevant le testament qui lui donnoit Blangy. Ce ne fut que l’année suivante qu’il se détermina à le visiter, et à y passer tout l’automne. Il se rappeloit souvent Blangy avec les vives couleurs que prête l’imagination au souvenir des plaisirs de la jeunesse. Dans ses premières années il avoit connu la marquise ; il avoit visité ce séjour dans l’âge où les impressions des plaisirs demeurent sur-tout sensibles. L’intervalle qui s’étoit depuis écoulé dans les secousses et le tumulte des affaires, qui trop souvent corrompent le cœur et gâtent le goût, n’avoit point effacé de sa mémoire les ombrages du Languedoc, et jamais ce souvenir ne l’avoit trouvé indifférent.

Pendant plusieurs années, le feu marquis avoit abandonné le château. Le vieux concierge et sa femme l’avoient laissé dégrader à l’excès. Le comte prit le parti d’y passer un automne pour veiller aux réparations. Les prières, les larmes même de la comtesse qui, au besoin, savoit pleurer, n’avoient pas eu le pouvoir de changer sa résolution. Elle se prépara donc à souffrir ce qu’elle ne pouvoit empêcher, et à s’absenter de Paris. Sa beauté y réunissoit les suffrages, mais son esprit y avoit peu de droits. Le mystérieux ombrage des bois, la grandeur sauvage des montagnes, la solitude imposante des salles gothiques, des longues galeries qui ne résonnoient qu’aux pas d’un domestique ou aux sons de l’horloge du château, tous ces objets ne lui offroient qu’une triste perspective. Elle s’efforçoit de prendre courage, en pensant aux récits des jolies vendanges de Languedoc. Mais, hélas ! en Languedoc, on ignoroit les contre-danses de Paris, et les fêtes rustiques des paysans étoient peu propres à flatter un cœur dont le luxe et ses habitudes avoient banni depuis long-temps les goûts simples et les bons penchans.

Le comte avoit un fils et une fille, enfans de son premier mariage ; il désira qu’ils vinssent avec lui. Henri, alors dans sa vingtième année, étoit au service de France. Blanche, qui n’avoit pas encore dix-huit ans, étoit toujours dans le couvent où on l’avoit placée, lors du second mariage de son père. La comtesse, n’avoit ni assez de talens pour élever sa belle-fille, ni assez de courage pour l’entreprendre. Elle avoit conseillé ce parti ; et la crainte qu’une beauté naissante ne vînt à éclipser la sienne, lui avoit fait depuis employer mille moyens pour prolonger la réclusion de Blanche. Elle n’apprit pas, sans une grande mortification, le dessein qu’avoit son époux ; elle se consoloit néanmoins en considérant que, si Blanche sortoit du couvent, l’obscurité de la province enseveliroit pendant quelque temps ses charmes.

Le jour du départ, les postillons s’arrêtèrent au couvent, par ordre du comte, pour prendre Blanche. Son cœur palpitoit de plaisir, aux idées de nouveauté et de liberté qui s’offroient à elle. À mesure que l’époque du voyage s’étoit rapprochée, son impatience étoit devenue plus forte ; et pendant cette nuit, la plus ennuyeuse qu’elle eût passée, elle avoit compté les minutes. L’aube du jour avoit paru ; la cloche du matin avoit sonné ; elle avoit entendu les religieuses sortir de leurs cellules, et s’étoit élancée de son lit pour saluer ce beau jour. Elle alloit se voir délivrée des entraves du cloître, et goûter la liberté dans un monde où le plaisir sourioit toujours, ou la bonté ne s’altéroit jamais, où le plaisir et la bonté régnoient sans nul obstacle. Quand on sonna à la porte de clôture, Blanche courut à la grille ; elle entendit le bruit des roues, vit dans la cour la voiture de son père ; elle sauta de joie en parcourant les corridors. Une religieuse vint la chercher, par ordre de l’abbesse, qui étoit au parloir à recevoir la comtesse, celle-ci parut à Blanche un ange qui alloit la conduire au temple du bonheur. L’émotion de la comtesse en la voyant ne fut pas de la même nature. Blanche n’avoit jamais paru aussi aimable, et le sourire de la joie donnoit à tous ses traits la beauté de l’innocence heureuse.

Après un entretien fort court, la comtesse prit congé de l’abbesse : c’étoit le moment que Blanche attendoit impatiemment, comme l’instant où alloient commencer son bonheur et le charme de sa vie. Étoit-ce donc le moment des larmes et des regrets ? Il le fut pourtant. Elle se retourna, d’un œil attendri, vers ses jeunes compagnes, qui pleuroient en lui disant adieu. Madame l’abbesse elle-même, si grave, si imposante, la quitta avec un degré de chagrin dont une heure auparavant elle ne se seroit pas crue capable. On peut le comprendre, si l’on considère avec quelle répugnance nous quittons des objets même désagréables, quand nous savons que c’est pour toujours. Elle embrassa les religieuses, et suivit la comtesse. Elle sortoit tout en larmes d’un séjour qu’elle avoit cru quitter en riant.

La présence de son père, les distractions de la route absorbèrent bientôt ses idées, et dispersèrent ce nuage de sensibilité. Peu attentive à l’entretien de la comtesse et de mademoiselle Béarn son amie, Blanche se perdoit en une rêverie douce ; elle voyoit les nuages qui flottoient en silence sur le vague bleu des airs ; ils voiloient le soleil, promenoient les ombres sur la contrée, et quelquefois la découvroient toute rayonnante. Ce voyage fut pour Blanche une succession de plaisirs ; la nature, à ses yeux, varioit à chaque instant, et lui fournissoit les plus belles et les plus charmantes images.

Sur le soir du septième jour, les voyageurs apperçurent Blangy. Sa situation romantique fit une forte impression sur Blanche ; elle observoit avec étonnement les montagnes des Pyrénées, qu’elle n’avoit vues que de loin pendant le jour. Elles s’élevoient alors à quelques lieues, avec leurs crêtes à pic, leurs précipices immenses ; et les nuages du couchant qui flottoient autour d’elles, les découvroient ou les confondoient tour-à-tour. Les derniers rayons du soleil donnoient une teinte rougeâtre à leurs sommets de neige ; les pointes inférieures étoient toutes revêtues d’un coloris varié, et la nuance bleuâtre qui marquoit leurs sombres profondeurs, contrastoit avec la splendeur de la lumière. Les plaines du Languedoc, rougies de grappes purpurines, plantées de mûriers, d’amandiers et d’oliviers, s’étendoient à l’orient et au nord. Au sud la Méditerranée, claire comme un cristal, bleue comme le ciel qu’elle réfléchissoit, portoit une foule de voiles blanches que frappoit le soleil, et dont le mouvement vivifioit la scène. Sur un promontoire élevé, baigné des eaux de la Méditerranée, étoit placé le château du comte ; des forêts de sapins, de chênes, de châtaigniers qui descendoient jusques dans la plaine, et ne permettoient pas de le distinguer en entier, s’étendoient au loin sur les bords de la mer.

À mesure que Blanche approchoit, les traits gothiques de cette antique demeure se dessinoient successivement. D’abord une tour fortifiée s’élevoit entre les arbres, puis l’arcade ruinée d’une porte immense ; Blanche croyoit presque approcher du château célébré dans les vieilles histoires, où les chevaliers, voyaient à travers les créneaux un champion et sa suite revêtus d’armes noires, et qui venoit arracher la dame de ses pensées à l’oppression d’un rival orgueilleux. Elle avoit lu cette légende dans la bibliothèque du monastère, qui, comme celle de presque tous les couvens, étoit remplie d’anciennes chroniques.

Les voitures s’arrêtèrent à une porte qui conduisoit à l’enceinte du château, et qui alors étoit fermée. La grosse cloche qui devoit servir à annoncer les étrangers, étoit depuis long-temps tombée de sa place ; un domestique monta sur un mur ruiné, pour avertir les gens du château que leur maître arrivoit.

Blanche, appuyée à la portière, s’abandonnoit aux douces et charmantes émotions que l’heure et le lieu lui causoient. Le soleil avoit quitté les cieux ; le crépuscule brunissoit les montagnes ; les flots très-éloignés, réfléchissant encore les nuances ternes de l’occident, sembloient comme une trace de lumière qui bordoit l’horizon. On entendoit le bruit monotone des vagues qui venoient se briser sur le rivage. Chaque personne de la compagnie rêvoit aux objets dont elle étoit occupée. La comtesse regrettoit les plaisirs de Paris, voyoit avec dégoût ce qu’elle appeloit de tristes bois et une solitude sauvage ; et frappée de l’idée qu’elle seroit séquestrée dans ce vieux château, elle étoit disposée à ne rien voir qu’avec mécontentement. Les sentimens de Henri étoient à peu de chose près les mêmes ; il donnoit un triste soupir aux délices de la capitale, et au souvenir d’une dame qu’il aimoit, du moins le croyoit-il, et il est sûr que son imagination en étoit occupée ; mais le pays, un genre de vie différent, avoient pour lui les charmes de la nouveauté, et ses regrets étoient mélangés des riantes illusions de la jeunesse. Les portes s’ouvrirent à la fin ; la voiture avança lentement sous de grands châtaigniers, qui achevoient d’obscurcir le jour. On suivoit une ancienne avenue, que de grandes herbes et d’autres plantes rendoient alors presque impraticable, et qu’on ne distinguoit plus qu’à l’éloignement des arbres. Cette avenue avoit un quart de lieue de long : c’étoit celle où Saint-Aubert et Emilie s’étoient engagés une fois en arrivant dans le voisinage, par l’espoir de trouver un asyle. La solitude de ce lieu, et une figure que, le postillon avoit prise pour un voleur, leur avoient fait tout-à-coup rebrousser chemin.

Quelle déplaisante habitation, s’écria la comtesse, à mesure que la voiture avançoit au milieu des bois ! Sûrement, monsieur, vous ne comptez pas rester l’automne entier dans cette barbare solitude ? Il y faudroit porter une coupe d’eau du Léthé, afin qu’au moins le souvenir d’un pays moins affreux n’augmentât pas la laideur de celui-ci.

Je me conduirai suivant les circonstances, dit le comte. Cette solitude barbare étoit l’habitation de mes ancêtres.

La voiture s’arrêta au château, et devant la porte du vestibule attendoient le vieux concierge et les domestiques de Paris, qu’on avoit envoyés pour disposer le château. Blanche s’appercut que l’édifice n’étoit pas entièrement dans le style gothique, et qu’il s’y trouvoit beaucoup d’additions très-modernes. La salle énorme et sombre où elle entra, n’étoit pas à la vérité de ce nombre : une tapisserie somptueuse, qu’on ne pourvoit alors distinguer, représentoit sur les murailles quelques traits des romans provençaux. La grande fenêtre étoit parée d’églantiers et de pampres en berceaux. Ouverte en ce moment, elle laissoit voir au travers un plan incliné de verdure, que formoit la cime des bois sur la pente du promontoire. Au-delà se découvroient les flots de la Méditerranée, qui, au sud et à l’orient, se perdoient avec l’horizon.

Blanche, qui traversoit la salle, s’arrêta un moment pour observer un si beau coup-d’œil ; l’obscurité du soir ne le déroboit pas tout-à-fait. Mais elle fut bientôt tirée de la situation charmante où cette vue l’avoit mise ; la comtesse mécontente de tout, impatiente de se rafraîchir et de se reposer, se hâtoit de gagner un très-vaste salon. La boiserie de cèdre, les fenêtres étroites, les lambris de noir cyprès, donnoient à cet appartement une profonde tristesse. Le velours vert des meubles passés, les franges d’or rougies qui les ornoient, ne servoient qu’à les rendre plus lugubres.

Tandis que la comtesse demandoit quelques rafraîchissemens, le comte avec son fils visitoit d’autres parties de la maison. Blanche restoit témoin malgré elle de la mauvaise humeur et du mécontentement de sa belle-mère.

Combien avez-vous passé de temps dans ce triste séjour, dit la comtesse à la vieille femme de charge quand elle vint lui offrir ses respects ? — Environ vingt ans, madame, à la Saint-Jérôme qui vient.

— Comment avez-vous pu y rester si long-temps, et presque seule encore ? On m’a dit que le château avoit été fermé durant quelques années ?

— Oui, madame ; ce fut quelques années après que feu M. le marquis, mon maître, fut parti pour la guerre. Mais il y a plus de vingt ans que, mon mari et moi, nous sommes à son service. La maison est si grande, elle étoit si déserte, que nous nous y croyions perdus. Au bout de quelque temps, nous allâmes vivre au bord des bois, dans le voisinage de quelques habitans. Nous venions seulement surveiller le château de temps à autre. Quand mon maître eut fini ses campagnes, il avoit pris ce château en aversion ; il n’y revint plus, et il trouva bon que nous ne quittassions pas la chaumière. Hélas ! hélas ! combien ce château est changé de ce qu’il étoit autrefois ! Quel plaisir ma maîtresse y prenoit ! Je me ressouviendrai toujours du temps qu’elle vint ici tout nouvellement mariée ! Qu’elle étoit belle ! Mais, depuis ce temps-là, on a tant négligé ce château ! il est tellement tombé en ruines ! Je ne verrai plus de pareils jours !

La comtesse parut presque offensée des regrets naïfs de la bonne femme sur les temps passés. Dorothée ajouta : Mais le château va être encore habité et vivant ; le monde entier ne m’y feroit pas demeurer toute seule.

On n’en fera pas l’expérience, à ce que je crois, dit la comtesse. Elle étoit contrariée que son silence constant n’eût pas contenu le bavardage de cette rustique concierge ; l’entrée du comte l’en délivra. Il dit qu’il avoit vu une partie du château, et qu’il falloit de grandes réparations et des changemens avant qu’on pût l’habiter. — J’en suis fâchée, monsieur, dit la comtesse. — Pourquoi, madame ? — C’est que ce lieu répondra mal à tant de soin ; et même un paradis ne seroit pas supportable à une pareille distance de Paris.

Le comte ne répliqua point, et il se tourna brusquement vers une fenêtre. — Il y a des fenêtres, monsieur, mais elles ne donnent ni plaisir ni clarté ; elles ne laissent voir qu’une nature sauvage.

— Je ne conçois pas, madame, dit le comte, ce que vous entendez par une nature sauvage. Ces plaines, ces bois, cette immensité d’eau ne méritent pas cette épithète.

— Ces montagnes la méritent sûrement, dit la comtesse en lui montrant les Pyrénées. Ce château, il est vrai, n’est pas l’ouvrage de la nature, mais bien, à mon avis, celui d’un art grossier. Le comte rougit. — Cet édifice, madame, fut bâti par mes ancêtres, dit-il ; permettez-moi de vous observer que votre conversation n’annonce en ce moment ni goût ni politesse. Blanche, effrayée d’une telle altercation qui paroissoit devenir sérieuse, se levoit et alloit sortir. La femme-de-chambre de la belle-mère entra ; la comtesse demanda qu’on la menât à son appartement, et se retira accompagnée de mademoiselle Béarn.

Blanche, profitant du peu de jour qui restoit, courut à de nouvelles découvertes. Elle sortit du salon, et passa du vestibule en une immense galerie, dont les murailles ornées de pilastres en marbre soutenoient un toit voûté composé de riches mosaïques. Une fenêtre qui sembloit la terminer, laissoit voir les nuages de pourpre. Le paysage légèrement voilé, commençoit à confondre ses traits qu’enveloppoit déjà l’ombre au loin répandue.

Cette galerie donnoit sur un salon ouvert dont dépendoit cette fenêtre. L’obscurité qui augmentoit, ne laissoit voir qu’imparfaitement cet appartement magnifique. Il étoit orné à la moderne, mais on ne l’avoit pas entretenu, et peut-être ne l’avoit-on jamais achevé. Les fenêtres larges et multipliées descendoient jusqu’en bas, et présentoient une vue très-étendue, que Blanche supposoit charmante. Elle resta quelque temps à contempler cette obscurité grisâtre, à s’y peindre des bois, des montagnes, des vallons, des rivières. Sa rêverie étoit plutôt augmentée qu’interrompue par les aboiemens d’un chien de cour, et par le zéphyr qui effleuroit le feuillage. De temps en temps on voyoit dans les bois la lumière d’une chaumière, et à la fin on entendit la cloche argentine d’un couvent, dont le son s’évanouissoit dans les airs. Blanche sortit enfin de cette espèce d’extase ; le silence, les ténèbres qui l’environnoient commencèrent à l’effrayer. Elle chercha la porte de la galerie, et suivant au hasard un long passage qu’elle rencontra, elle parvint à une salle entièrement différente. Le crépuscule mourant, qui pénétroit par un portique ouvert, lui laissa distinguer une construction légère et élégante, un pavé de marbre blanc et des colonnes de même matière qui soutenoient une voûte bâtie à la moresque. Blanche s’arrêta sur les marches de ce portique. La lune s’éleva sur la mer, et découvrit graduellement la beauté de l’éminence sur laquelle Blanche étoit placée. Une pelouse en pente douce descendoit jusqu’aux bois qui entouroient presque le château, et du côté du sud, alloit se perdre à l’Océan. Au-delà des bois, vers le nord, se trouvoient les plaines de Languedoc ; à l’orient, le paysage qu’elle avoit déjà vu malgré l’obscurité, et les tours d’un monastère que la clarté de la lune faisoit ressortir au-dessus des bois.

Les teintes douces et incertaines qui se répandoient sur la scène, l’ondulation des vagues au clair de lune, leur murmure sourd et mesuré, étoient autant de moyens pour élever l’esprit neuf de Blanche aux émotions de l’enthousiasme.

— Ai-je donc vécu si long-temps en ce monde, se disoit-elle, sans avoir vu ce spectacle, sans avoir éprouvé ces délices ! La plus pauvre paysanne des domaines de mon père a vu depuis son enfance le coup-d’œil de la nature, a parcouru en liberté ces situations pittoresques ; et moi, au fond d’un cloître, on m’a privée de ces merveilles qui doivent enchanter les yeux et ravir tous les cœurs. Comment ces pauvres nonnes, comment ces pauvres moines, peuvent-ils sentir une violente ferveur s’ils ne voient ni lever ni coucher le soleil ? Jamais, jusqu’à ce soir, je n’ai connu ce qu’étoit la dévotion. Jamais, jusqu’à ce soir, je n’avois vu le soleil quitter cet hémisphère. Demain pour la première fois de ma vie, demain je le verrai lever. Oh ! qui pourrait vivre à Paris ? ne voir que des murs noirs et de sales rues, quand, au milieu de la campagne, on peut voir et l’azur des cieux et le vert gazon de la terre !

Ce monologue d’enthousiasme fut troublé par un bruit qui retentit dans la salle. La solitude de ce lieu pouvoit laisser place à la crainte. Blanche crut voir un objet qui se glissoit entre les colonnes. Elle observa un moment en silence ; mais honteuse de cette crainte ridicule, elle reprit assez de courage pour demander qui c’étoit. — Ah ! mademoiselle, est-ce vous ? dit la vieille concierge qui venoit fermer les fenêtres. Je suis bien aise que ce soit vous. Le ton dont elle prononça ces paroles, l’émotion vive qu’il indiquoit, surprirent beaucoup la jeune Blanche. — Vous semblez effrayée, Dorothée, lui dit-elle ; qui donc vous fait si peur ?

— Non, non, je ne suis pas effrayée, mademoiselle, répliqua Dorothée en hésitant, et tâchant de paroître calmé. Je suis vieille, et peu de chose me trouble. Blanche sourit. — Je suis bien aise que M. le comte soit venu vivre au château, mademoiselle, continua Dorothée. Il a été désert bien des années. Cela faisoit trembler. À présent le château ressemblera un peu à ce qu’il étoit du temps que ma pauvre dame étoit vivante. Blanche demanda combien il s’étoit passé de temps depuis la mort de la marquise. — Hélas ! mademoiselle, si long-temps, reprit Dorothée, que j’ai cessé de compter les années. Le château, depuis cette époque, m’a toujours paru en deuil, et je suis sûre que les vassaux l’ont toujours au fond de leurs cœurs. Mais vous vous êtes égarée, mademoiselle ; voulez-vous revenir à l’autre partie de la maison ?

Blanche demanda depuis quand celle où elle se trouvoit étoit bâtie. — Peu après le mariage de mon maître, mademoiselle, reprit Dorothée. Le château étoit assez grand sans cette augmentation. Il y a dans l’ancien bâtiment beaucoup de pièces qui n’ont jamais servi. C’est une habitation de prince ; mais mon maître la trouvoit triste, et triste elle est effectivement. Blanche désira de retourner au côté habité ; et comme tous les passages étoient complètement obscurs, Dorothée la mena par-dehors, en côtoyant le bâtiment ; elle ouvrit la grande salle, et trouva mademoiselle Béarn. — Où avez-vous donc été si long temps ? lui dit celle-ci. Je commençois à croire que quelqu’aventure surprenante vous étoit arrivée, et que le géant de ce château enchanté, l’esprit qui sans doute y revient, vous avoit jetée par une trappe en quelque voûte souterraine, d’où vous ne reviendriez jamais.

— Non, répondit Blanche en riant ; vous paroissez aimer si fort les aventures, que je vous les abandonne toutes.

Eh bien ! je consens à les achever, pourvu qu’un jour je puisse les raconter.

— Ma chère demoiselle Béarn, dit Henri qui entroit, les revenans de ce temps-ci ne seroient pas assez mal appris pour essayer de vous faire taire. Nos revenans sont trop civilisés pour condamner une dame à un purgatoire plus cruel que le leur, quel qu’il soit.

Mademoiselle Béarn ne fit que rire ; le comte entra, et l’on servit le souper. Le comte parla fort peu, parut distrait, et fit souvent l’observation que, depuis qu’il n’avoit vu ce lieu, il étoit bien changé ! Il s’est écoulé bien des années depuis cette époque, dit-il ; les grands traits du site sont les mêmes, mais ils me font une impression bien différente de celle que je sentois autrefois. — Est-ce que ce théâtre, dit Blanche, vous a paru jadis plus agréable qu’aujourd’hui ? cela me semble à peine possible. Le comte la regarda avec un sourire mélancolique ; il étoit autrefois aussi délicieux à mes regards, qu’il l’est maintenant, aux vôtres. Le paysage n’a pas changé ; mais j’ai changé, moi, avec le temps. L’illusion de mon esprit prêtoit son coloris à la nature ; elle est perdue ! Si dans votre vie, ma chère Blanche, vous revenez en ce lieu après en avoir été absente pendant plusieurs années, vous vous rappellerez peut-être les sentimens de votre père, et vous les comprendrez alors.

Blanche affligée de ces paroles, garda le silence : elle porta ses idées sur l’époque que le comte lui faisoit envisager. Elle conçut que celui qui parloit, probablement alors, n’existeroit plus ; elle baissa les yeux, et les sentit se remplir de larmes. Elle donna sa main à son père, il lui sourit avec tendresse ; et se levant de sa chaise, fut chercher une fenêtre pour dérober son émotion.

Les fatigues de la journée engagèrent la compagnie à se séparer de bonne heure. Blanche, à travers une longue galerie boisée de chêne, se rendit à son appartement. Il étoit spacieux, fort élevé, les fenêtres gothiques en étoient hautes, et son air lugubre n’étoit pas propre à la dédommager de la position écartée où il se trouvoit. Les meubles étoient fort antiques ; le lit étoit de damas bleu, garni de franges d’argent, et relevé en baldaquin comme les tentes qu’on voit dans les anciens tableaux, et fort semblables à celles que représentait la tapisserie de cette chambre. Tout étoit pour la jeune Blanche un objet de curiosité. Elle prit la lumière de sa suivante pour examiner cette tenture ; elle reconnut un événement du siège de Troyes. Le travail presque décoloré, indiquoit à peine les objets qu’il avoit représentés jadis. Elle s’amusa d’abord des absurdités de la composition ; mais quand elle vint à penser que l’artiste qui l’avoit exécutée, et le poète, dont il avoit voulu imiter le génie, n’étoient plus qu’une froide poussière, la mélancolie s’empara d’elle, et elle fut au moment de pleurer.

Elle donna l’ordre positif qu’on l’éveillât avant le lever du soleil : elle renvoya ensuite sa femme-de-chambre, et voulant dissiper le nuage que sa triste réflexion avoit répandu sur elle, elle ouvrit une de ses fenêtres, et se ranima à la vue de la nature. La terre obscurcie, l’air, l’océan, tout étoit calme. Les cieux étoient sereins ; quelques vapeurs légères flottoient lentement dans leurs plus hautes régions, et augmententoient le scintillement des étoiles, qu’elles laissoient ensuite briller d’un éclat plus vif et plus pur. Les pensées de Blanche s’élevèrent involontairement au grand auteur de ces sublimes objets. Elle fit une prière plus fervente que jamais elle n’en avoit prononcé sous les tristes voûtes du cloître. Elle resta en contemplation, jusqu’à ce que, vers minuit, l’obscurité s’étendît sur toute la contrée ; alors elle se coucha, et ne fit que d’heureux songes. Doux sommeil, que connoissent seuls la santé, le bonheur et l’innocence !


CHAPITRE III.

Le sommeil de Blanche se prolongea bien long-temps après l’heure que la veille elle avoit si impatiemment désirée : sa femme-de-chambre, fatiguée du voyage, ne l’appela que pour déjeûner. Ce désagrément fut oublié bien vîte, quand en ouvrant la fenêtre, elle vit d’un côté la grande mer étincelante aux rayons du matin ; les voiles légères, et les rames qui fendoient l’onde ; de l’autre, les bois, leur fraîcheur, les vastes plaines, les montagnes bleues, qui se coloroient de l’éclat du jour.

En respirant cet air si pur, la santé s’épanouit sur ses joues, et la gaîté pétilla dans ses yeux.

Qui donc a pu inventer les couvens, se disoit-elle ? Qui donc a pu le premier persuader à des humains de s’y rendre, et prenant la religion pour prétexte les éloigner de tous les objets qui l’inspirent ? L’hommage d’un cœur reconnoissant, est celui que Dieu nous demande ; et quand on voit sa gloire, n’est-on pas bien reconnoissant ? Je n’ai jamais senti tant de dévotion, pendant les heures d’ennui que j’ai passées au couvent, que pendant le peu de minutes que j’ai passées ici. Je regarde autour de moi, et j’adore Dieu du fond de mon cœur.

En disant ces mots, elle quitta la fenêtre, parcourut la galerie, et se trouva dans la salle du déjeûner, où le comte étoit déjà. La gaîté d’un soleil brillant avoit dissipé sa tristesse ; le sourire étoit sur ses lèvres : il parla à sa fille avec sérénité, et le cœur de Blanche répondit à cette douce disposition. Henri, bientôt après, la comtesse et mademoiselle Béarn parurent, et toute la compagnie sembla ressentir l’influence de l’heure et du lieu ; la comtesse même étoit si bien disposée, qu’elle recevoit avec complaisance les civilités de son époux. Elle ne perdit sa bonne humeur qu’un moment, ce fut quand elle demanda s’il y avoit des voisins qui pussent rendre cette barbare solitude supportable, et si le comte croyoit possible qu’elle pût y vivre sans quelques distractions ?

On se sépara après le déjeûner. Le comte se fit suivre à son cabinet, par son intendant, pour examiner ses baux, et recevoir quelques habitans. Henri courut sur le rivage pour examiner un bateau, dont ils devoient tous se servir le même soir, et auquel il faisoit ajuster un petit pavillon. La comtesse et mademoiselle Béarn allèrent voir un appartement dans la partie moderne, construit avec élégance ; les fenêtres ouvroient sur des balcons qui faisoient face à la mer, et sauvoient conséquemment la vue des affreuses Pyrénées. La comtesse se jeta sur un sofa, et portant un regard languissant sur les flots qu’on découvroit au-delà des bois, elle se livra avec emphase aux dissertations de l’ennui ; sa compagne lui lut tout un conte, fait à Paris, sur quelque aventure de la cour ; nouvelle sentimentale. La comtesse étoit, dans toute l’étendue du terme, une femme à la mode ; et dans un certain cercle, ses opinions étoient attendues avec impatience, et adoptées comme des oracles.

Blanche pendant ce temps, se hâtoit de goûter, sous les futaies qui entouraient le château, un enthousiasme si nouveau pour elle ; l’ombre sous laquelle elle erroit, fit céder peu à peu la gaîté à des impressions plus sérieuses. Tantôt elle avançoit lentement sous un couvert impénétrable, dont les branches s’entrelaçoient, et sous lequel les gouttes de rosée baignoient encore les fleurs qui émailloient le gazon ; tantôt elle folâtroit dans un sentier où le soleil dardoit ses rayons, et où le zéphyr balançoit le feuillage : le hêtre, l’acacia, le frêne, unissoient leur verdure claire aux teintes foncées des pins et des cyprès ; tandis que le chêne opposoit sa force majestueuse à la légèreté du liège et à la grâce du peuplier.

Quand Blanche retourna au château, au lieu d’aller chez la comtesse, elle s’amusa à parcourir les parties de l’édifice, qu’elle ne connoissoit pas encore. La plus ancienne attira d’abord sa curiosité : elle trouvoit la moderne, agréable, élégante ; mais il y avoit dans l’antique bâtiment quelque chose d’attrayant pour elle. Elle monta le grand escalier, traversa une galerie boisée de chêne ; et suivit une enfilade de pièces, dont les murailles étoient tendues de tapisseries, ou boisées de cèdre ; les meubles paroissoient de même date que le château ; les énormes cheminées où ne restoit aucun vestige de feu, offroient la froide image de l’abandon et de la désolation ; toutes ces chambres portoient si bien l’empreinte de la solitude et de la désolation, que ceux dont les portraits étoient sur les murailles, sembloient avoir été leurs derniers habitans.

En sortant de là, elle se trouva dans une autre galerie ; une des extrémités aboutissoit à un escalier, l’autre à une porte qui paroissoit devoir conduire dans la partie du nord. Cette porte étoit fermée ; elle descendit par l’escalier, et se trouva dans un petit quarré qui tenoit à une tourelle à l’ouest du château. Trois fenêtres y présentoient trois aspects différens et sublimes ; au nord, c’étoit le Languedoc, à l’occident, les montagnes des Pyrénées, dont les sommets couronnoient le paysage ; au sud, la Méditerranée et une partie des côtes du Roussillon.

Elle sortit de la tour, et descendit un escalier étroit. Elle se trouva dans un passage obscur ; elle essaya vainement d’y retrouver son chemin, et l’impatience faisant place à la crainte, elle appela au secours. Des pas approchoient ; une lumière brilloit sous une porte à l’extrémité du passage, et une personne l’ouvrit avec précaution, et ne s’aventura pas plus loin. Blanche l’observoit en silence, la porte alloit se refermer ; Blanche appela de nouveau, et se hâtant de courir, elle reconnut la vieille concierge.

— Ah ! ma chère demoiselle, c’est vous ! dit Dorothée ; comment avez-vous pu prendre votre chemin par ici ? Si Blanche avoit été moins préoccupée de sa frayeur, elle auroit observé probablement la forte expression de terreur et de surprise qui défiguroit Dorothée. Celle-ci la conduisit à travers des passages et des pièces sans nombre, qui ne paroissoient pas avoir été habitées depuis un siècle. Elles arrivèrent enfin à la résidence du concierge, et Dorothée la pria de s’asseoir et de se rafraîchir. Blanche accepta, et parlant de la tour charmante et de la découverte qu’elle en avoit faite, elle annonça le désir de se l’approprier. Soit que Dorothée fût moins sensible que la jeune personne aux beautés du paysage, soit que l’habitude lui eut rendu moins touchans les charmes qui l’embellissoient, elle n’encouragea pas l’enthousiasme de Blanche ; mais elle garda le silence, et ne le condamna pas. Blanche demanda où conduisoit la porte qu’elle avoit trouvée fermée au bout de la galerie. Dorothée répondit qu’elle donnoit sur une enfilade d’appartemens, où depuis maintes années on n’étoit point entré. — C’est là, ajouta-t-elle, que notre défunte dame est morte, et je n’ai pas eu la force d’y pénétrer depuis ce temps-là.

Blanche, qui desiroit voir cet appartement, s’abstint de le demander à Dorothée, parce qu’elle observa que ses yeux étoient remplis de larmes ; et elle alla faire sa toilette pour le dîner. La société s’y réunit en bonne disposition, excepté la comtesse. Son esprit, absolument vide, accablé de son oisiveté, ne pouvoit ni la rendre heureuse, ni contribuer au bonheur de personne. Mademoiselle Béarn, qui essayoit d’être amusante, dirigeoit son badinage contre Henri ; et il y répondoit plutôt par nécessité que par aucune inclination ; la volubilité de son adversaire le divertissoit quelquefois, mais sa médiocrité, son défaut de sensibilité, le rebutoient presque toujours.

La gaîté qu’avoit eue Blanche en rejoignant la famille, se modéra lorsqu’elle fut sur le bord de la mer ; elle regarda avec effroi une si immense étendue d’eau. De loin elle ne l’avoit remarquée qu’avec ravissement et surprise ; mais elle eut besoin d’un grand effort pour surmonter sa crainte, et suivre son père dans le bateau.

Elle contemploit en silence le vaste horizon qui bornoit seul la vue de l’océan. Une émotion sublime luttoit contre le sentiment du danger ; un zéphyr léger se jouoit à la surface des ondes, caressoit les voiles, et agitoit le feuillage des forêts qui couronnoient plusieurs milles sur la côte. Le comte, en les voyant, sentoit l’orrgueil de la propriété autant que le plaisir d’une vive admiration.

À quelque distance, dans ces bois, se trouvoit un pavillon, autrefois l’asyle des plaisirs, et toujours, par sa situation, intéressant et romantique. Le comte y avoit fait porter du café et des rafraîchissemens. Les rameurs y dirigèrent leur course, en côtoyant les sinuosités du rivage ; on suivoit un promontoire couvert de bois, et la circonférence d’une baie, tandis que dans un bateau de leur suite, les domestiques donnoient du cor et d’autres instrumens à vent, dont les sons, secondés par les échos des rochers, alloient expirer sur les vagues. Blanche ne craignoit plus ; une délicieuse tranquillité s’étoit emparée d’elle, et la tenoit en silence. Elle étoit trop heureuse pour se rappeler et son couvent et ses premiers ennuis, même comme objets de comparaison.

La comtesse se trouvoit moins malheureuse que depuis son départ de Paris ; elle s’imposoit d’ailleurs une sorte de contrainte, craignoit de se livrer à ses maussades contrariétés, et même desiroit de regagner la bonne volonté du comte. Pour lui, ses regards satisfaits et contens se promenoient sur sa famille et sur la nature qui l’entouroit. Son fils, dans toute l’ardeur de la jeunesse, songeoit à de nouveaux plaisirs, et n’en regrettoit aucun.

Après une navigation d’une heure, on prit terre, et on monta par un étroit sentier semé de fleurs et de verdure. À peu de distance, et sur la pointe d’une éminence, paroissoit le pavillon ombragé par les bois, et dont Blanche apperçut les portiques revêtus de marbre. En suivant la comtesse, elle tournoit souvent ses regards enchantés sur l’océan et sur les bois qu’elle parcouroit ; leur silence, leur ombre impénétrable, en l’excitant à des émotions plus graves, ne lui sembloient pas moins charmans.

Le pavillon, préparé à la hâte, l’étoit pourtant aussi bien qu’il étoit possible ; mais ses peintures effacées, ses draperies déchirées, autrefois magnifiques, attestoient le passage du temps, et indiquoient celui qui s’étoit écoulé depuis qu’on ne le soignoit plus. La compagnie prit des rafraîchissemens, goûta des fruits ; et les cors, placés dans les bois, faisoient retentir un écho qui prolongeoit, et même adoucissoit leurs tons mélancoliques. Leur harmonie interrompoit seule un calme parfait. Ce lieu obtint jusqu’au suffrage de la comtesse, et peut-être le plaisir de parler meubles et ornemens l’engagea à s’étendre fort longuement sur la nécessité de l’embellir. Le comte, qui mettoit son bonheur à voir ses goûts se rapprocher de la nature, acquiesça à tous ses projets : il falloit renouveler les peintures et les corniches, les sofas seroient en damas vert ; des statues de marbre, représentant les nymphes des bois, et portant sur la tête des corbeilles de fleurs naturelles, seroient placées entre les fenêtres. Ces fenêtres s’ouvroient jusqu’en bas : comme le salon étoit octogone, on y entroit de tous côtés ; chacune offroit un point de vue différent, chacune présentoit un sentier pour conduire à quelque objet curieux ou pittoresque.

Après une assez longue promenade, la famille revint au rivage et s’embarqua. La beauté de la soirée l’engagea à prolonger sa course, et à s’avancer dans la baie. Un calme parfait avoit suspendu le zéphyr qui, jusqu’alors, avoit poussé la barque, et les rameurs prirent leurs rames. Les eaux, comme une glace polie, réfléchissoient les roches grises, les arbres élevés, les teintes brillantes du couchant, et les nuages noirs qui montoient lentement de l’orient. Blanche se plaisoit à voir plonger les rames ; elle regardoit les cercles concentriques que formoient leurs touches sur les eaux, et le tremblement qu’elles imprimoient au tableau du paysage, sans en défigurer l’harmonie.

Au-dessus de l’obscurité des bois, elle distingua un groupe de tourelles qu’illuminoient encore les rayons du couchant, et quand les cors eurent fait silence, elle entendit un chœur de voix.

Quelle voix sont-ce là ? dit le comte en regardant autour de lui, et prêtant soigneusement l’oreille. Le chant cessa. — C’est une hymne des vêpres, dit Blanche, et je l’ai entendue au couvent.

— Nous sommes donc près d’un monastère ? dit le comte ; et le bateau ayant doublé un cap fort élevé, le couvent de Sainte-Claire parut. Il étoit bâti sur le bord de la mer, au fond d’une petite baie dont la côte étoit basse ; les bois qui l’environnoient laissoient voir une partie de l’édifice, la grande porte, la fenêtre gothique du vestibule, les cloîtres, et un côté de la chapelle ; une arcade vénérable, qui autrefois joignoit la maison à une autre portion des bâtimens, démolie alors, restoit comme une ruine majestueuse détachée de tout l’édifice. On ne voyoit au-delà que des bois ; la mousse couvroit ces antiques murailles, et les fenêtres de la chapelle soutenoient les touffes de lierre et de brioine, qui retomboient comme des guirlandes.

Tout étoit en silence. Blanche regardoit avec admiration cette arche majestueuse, dont l’effet augmentoit par les masses de lumières et d’ombres que répandoit le couchant couvert de nuages. Le son de plusieurs voix qui chantoient posément s’éleva tout-à-coup derrière. Le comte fit arrêter ses rameurs ; les religieuses chantoient l’hymne des vêpres, et l’orgue se mêlant à leurs voix, les soutenoit, et donnoit au chant une harmonie imposante. Le chœur cessa, mais il reprit bientôt dans un ton plus doux, et plus majestueux ; il s’affoiblit par degrés, et enfin on cessa de l’entendre. Blanche soupiroit, versoit presque des larmes, et ses pensées, comme les accords, sembloient monter jusqu’au ciel. Tandis que le ravissement et le respect maintenoient le silence dans le bateau, une procession de religieuses voilées de blanc sortit lentement du cloître, et passa dans les bois pour faire le tour de l’édifice.

La comtesse fut la première à retrouver la parole. — Cette hymne et ces religieuses sont d’une tristesse accablante, dit-elle ; la nuit nous gagne, retournons au château, il sera nuit avant que nous soyons arrivés.

Le comte leva les yeux, et s’apperçut qu’une tempête menaçante avoit avancé les ténèbres. Elle se formoit à l’orient, et la pesante obscurité qu’elle répandoit, contrastoit avec le brillant éclat du couchant. Les bruyans oiseaux de mer tournoyoient sur les flots, y plongeoient leur plumage, et fuyoient vers quelque retraite éloignée. Les matelots faisoient force de rames ; mais le tonnerre qui grondoit de loin, les larges gouttes qui commençoient à tomber, déterminèrent le comte à chercher un abri dans le monastère. Le bateau changea de direction. À mesure que les nuages approchoient vers l’occident, leurs flancs noirâtres jetoient de sombres éclairs, qui sembloient, en se réfléchissant, enflammer le sommet des bois et les combles du couvent.

L’apparence des cieux alarma la comtesse et mademoiselle Béarn ; leurs cris et leurs frayeurs inquiétoient le comte, et troubloient leurs rameurs. Blanche se contenoit en silence, tantôt agitée par la crainte, et tantôt par l’admiration ; elle observoit la grandeur des nuages, leur effet sur la scène, et écoutoit les roulemens prolongés de la foudre, qui ébranloient les airs.

Le bateau s’arrêta en face du monastère. Le comte envoya un de ses gens pour annoncer son arrivée à la supérieure, et lui demander asyle. L’ordre de Sainte-Claire étoit dès-lors assez peu austère ; cependant les femmes seules pouvoient être admises dans le couvent. Le domestique rapporta une réponse, qui respiroit tout-à-la-fois l’hospitalité et l’orgueil, mais un orgueil déguisé en soumission. On débarqua, on traversa promptement la pelouse, à cause d’une abondante pluie, et l’on fut reçu par la supérieure, qui d’abord étendit la main et donna sa bénédiction. On passa dans une grande salle, où se trouvoient quelques religieuses, toutes vêtues de noir, et voilées de blanc. Le voile de l’abbesse pourtant étoit à demi-relevé, et découvroit une dignité douce, que tempéroit un sourire obligeant. Elle conduisit la comtesse. Blanche et mademoiselle Béarn dans un salon de son couvent, et le comte avec Henri restèrent au parloir.

La comtesse, fatiguée, mécontente, reçut les politesses de l’abbesse avec une dédaigneuse hauteur ; elle la suivit d’un air indolent. Les vitrages coloriés, la boiserie de mélèse, qui en tout temps rendoient l’appartement triste et fort sombre, ajoutaient ce soir à l’obscurité générale.

L’abbesse demanda des rafraîchissemens, et entretint la comtesse. Blanche s’approcha d’une fenêtre, et les carreaux d’en bas n’étant pas coloriés, elle put considérer les progrès de la tempête. Les vagues sombres de la mer, qui, l’instant d’auparavant, sembloient encore endormies, s’enfloient avec hardiesse, et venoient sans interruption se briser contre la côte. Un rouge sulfureux bordoit les nuages, qui s’entassoient à l’occident, tandis que les éclairs rougeâtres, qui perçoient par-dessous, éclairoient au loin les rives du Languedoc, les touffes de bois plus rapprochées, et quelque partie de la mer, qui touchoit à l’horizon : le reste étoit profondément obscur. Par intervalles, un éclair échappé dans les nuages doroit les ailes d’un oiseau de mer, qui voltigeoit dans les plus hautes régions, ou tomboit sur les voiles d’un, vaisseau qui servoit de jouet à l’orage. Blanche observa quelque temps les secousses de ce bâtiment, qui faisoient écumer les vagues, et quand l’éclair fendoit la nue, elle regardoit les cieux, et soupiroit sur le destin des pauvres passagers.

Le soleil à la fin quitta cet hémisphère, et les nuages s’amoncelèrent sur la trace lumineuse qui indiquoit son cours. Le vaisseau se distinguoit à peine. La rapide succession des éclairs qui sillonnoient les vapeurs noires de l’horizon, avertit Blanche de se retirer de la fenêtre ; et l’abbesse, qui avoit épuisé avec la comtesse les lieux communs de la conversation, eût le loisir de la remarquer.

Leur entretien fut bientôt dérangé par les coups répétés du tonnerre, et la cloche sonna pour inviter les religieuses à la prière. Blanche, en passant près d’une fenêtre, jeta un regard à l’horizon, et l’éclat subit d’un éclair, qui pénétra le vaste abîme des flots, lui fit distinguer le vaisseau qu’elle avoit déjà remarqué ; il s’agitoit au milieu d’une mer écumeuse, disparoissoit entre les vagues, et tout-à-coup s’élevoit jusqu’aux nues.

Elle soupira à cette vue, et suivit la comtesse et l’abbesse dans la chapelle. Les domestiques du comte étoient allés au château pour faire venir des voitures ; elles arrivèrent à la fin de l’office. La tempête étoit moins violente : le comte et sa famille retournèrent au château. Blanche fut surprise de découvrir combien les sinuosités du rivage l’avoient trompée sur la distance. C’étoit la cloche de ce monastère, qu’elle avoit entendue la veille dans le salon occidental, et elle auroit pu voir les tours, si les ombres de la nuit ne l’en eussent empêchée.

En arrivant, la comtesse affecta plus de lassitude que réellement elle n’en sentoit, et se retira chez elle. Le comte, sa fille et Henri, se réunirent au salon ; mais à peine y étoient-ils, que dans un intervalle d’ouragan, ils entendirent un coup de canon. Le comte reconnut le signal de détresse d’un vaisseau ; il ouvrit une fenêtre, qui donnoit sur la Méditerranée, mais la mer étoit enveloppée d’épaisses ténèbres, et le fracas de la tempête étouffoit tout autre son. Blanche se souvint de la barque, et toute tremblante, en avertit son père. En peu de momens, les coups de canon retentirent encore sur les vents, et s’envolèrent avec eux. La foudre s’élança des nues, avec un déchirement effroyable ; mais l’éclair qui la précédoit, et qui avoit frappé l’immensité des flots, avoit laissé voir une chaloupe, luttant avec effort contre les vagues écumantes. Une nuit impénétrable avoit soudain tout enveloppé. Un second éclair laissa revoir la barque ; elle n’avoit qu’une seule voile, et cherchoit à gagner la côte. Blanche saisit le bras de son père, avec un regard de douleur, où se peignoient l’effroi et la compassion. Ce moyen n’étoit pas nécessaire pour toucher le cœur du comte : il regardoit la mer avec une expression de pitié ; mais voyant bien qu’un bateau ne pourroit tenir contre l’orage, il défendit d’en risquer un, et fit porter des torches sur les pointes des rochers. Il espéroit en faire une espèce de fanal, et avertir le bâtiment des écueils qu’il alloit rencontrer. Henri sortit pour diriger les domestiques ; Blanche, avec son père, resta près de la fenêtre, et les éclairs, par intervalles, montraient le malheureux vaisseau. Blanche vit enfin, avec un mouvement d’espérance, les torches qui faisoient briller leurs flammes au milieu des ténèbres de la nuit, et dont l’éclat rougeâtre se répandoit sur les vagues. Quand le canon répétoit ses coups, on répondoit en élevant les flambeaux, et le bâtiment à son tour répondoit à ce signal par le canon. Le vent emportoit le son. Mais à la lueur des éclairs, elle, croyoit voir le vaisseau bien plus près du rivage, que le bruit ne le faisoit juger.

Alors on vit les domestiques du comte courir de tous côtés, s’avancer à la pointe des roches, se pencher, tendre leurs flambeaux ; d’autres, dont on ne distinguoit la direction qu’au mouvement des lumières, descendoient par de dangereux sentiers jusqu’au bord de la mer, et appeloient à grands cris les matelots : on entendoit leurs sifflets, leurs foibles voix, qui s’efforçoient de répondre, et qui par intervalles, se mêloient avec la tempête. Ces cris subits, qui partoient des rochers, augmentoient la terreur de Blanche à un degré insupportable ; mais son tendre intérêt fut bientôt soulagé quand Henri, accourant hors d’haleine, lui apprit que le vaisseau avoit jeté l’ancre au fond de la baie, mais dans un tel délabrement, qu’il s’entr’ouvriroit peut-être avant que l’équipage fût débarqué. Le comte fit aussi-tôt partir tous les bateaux, et fit dire aux infortunés étrangers qu’il recevroit dans son château ceux qui ne pourroient trouver asyle dans le village voisin. De ce nombre furent Emilie Saint-Aubert, Dupont, Ludovico et Annette, qui, s’étant embarqués à Livourne, et étant arrivés à Marseille, traversoient le golfe de Lyon quand la tempête les avoit accueillis. Ils furent tous reçus par le comte avec une extrême affabilité. Emilie eût voulu, dès le soir, se rendre au couvent de Sainte-Claire ; mais il ne voulut point consentir à ce qu’elle sortît du château. Il est bien vrai qu’après tant d’effroi et de fatigue, elle auroit pu difficilement aller plus loin.

Le comte retrouva en M. Dupont une de ses anciennes connoissances ; il y eut entre eux beaucoup de joie et de félicitations. Emilie fut nommée à la famille du comte, et l’hospitalité obligeante avec laquelle on la reçut dissipa l’embarras léger où son entrée l’avoit mise. On se mit à table ; la politesse naturelle de Blanche, la joie vive qu’elle exprimoit sur le salut des étrangers, qu’elle avoit plaints si sincèrement, remontèrent peu à peu les esprits d’Emilie. Dupont, délivré de la crainte qu’il avoit sentie et pour elle et pour lui, sentoit la différence de sa situation. Sortant d’une mer en fureur, prête à les engloutir, il se trouvoit dans une maison charmante, où régnoient l’abondance et le goût, et dans laquelle il recevoit l’accueil le plus obligeant.

Annette, pendant ce temps-là, avec les domestiques, racontoit les dangers qu’elle venoit d’essuyer ; elle se félicitoit de sa délivrance et de celle de Ludovico ; enfin elle éveilloit le rire et la gaîté dans cette partie de la maison. Ludovico étoit tout aussi content qu’elle, mais il avoit assez de mesure pour se contenir, et tâchoit en vain de retenir Annette. À la fin, les éclats de rire furent entendus de la chambre de madame ; elle envoya savoir d’où venoit ce vacarme, et recommander le silence.

Emilie se retira de bonne heure pour chercher le repos dont elle avoit besoin ; mais elle fut long-temps sans dormir : son retour dans sa patrie réveilloit d’intéressans souvenirs. Les événemens qui lui étoient arrivés, les souffrances qu’elle avoit éprouvées depuis son départ, se représentoient à elle avec force, et ne cédoient qu’à l’image de Valancourt. Savoir qu’elle habitoit la même terre après une séparation si longue, si distante, étoit pour elle une source de jouissances. Elle passoit ensuite à l’inquiétude, à l’anxiété, quand elle considéroit l’espace de temps écoulé depuis la dernière lettre qu’elle avoit reçue, et tous les événemens qui, dans cet intervalle, avoient pu conspirer contre son repos et son bonheur ; mais cette pensée, que Valancourt n’existoit plus, ou que, s’il vivoit il l’avoit oubliée, étoit si terrible pour son cœur, qu’elle ne pouvoit s’y arrêter. Elle se détermina à l’informer dès le lendemain qu’elle étoit arrivée en France. Une lettre d’elle étoit presque l’unique moyen de l’en instruire. Enfin l’espoir d’apprendre bientôt qu’il étoit bien portant, qu’il étoit peu éloigné d’elle, et sur-tout qu’il l’aimoit toujours, vint calmer son agitation. Son esprit s’appaisa, ses yeux se fermèrent, et elle s’endormit.


CHAPITRE IV.

Blanche avoit pris tant d’intérêt à Emilie qu’en apprenant qu’elle vouloit résider au monastère voisin, elle pria le comte de l’engager à prolonger son séjour au château. Vous concevez, ajouta Blanche, combien je serois contente d’avoir une telle compagne. À présent, je n’ai point d’amie avec qui je puisse lire ou me promener. Mademoiselle Béarn n’est que l’amie de maman.

Le comte sourit de cette simplicité enfantine, qui faisoit céder sa fille aux premières impressions. Il se proposa bien de lui en démontrer le danger ; mais en ce moment, il applaudit par son silence à cette bienveillance de caractère, qui la portoit à se confier dès le premier moment à une personne inconnue.

Il avoit observé Emilie avec attention, et elle lui avoit plu autant qu’une si courte connoissance pouvoit le comporter. La manière dont M. Dupont lui avoit parlé d’elle avoit même confirmé sa présomption ; mais très-soigneux pour les liaisons de sa fille, et apprenant qu’Emilie étoit connue au couvent de Sainte-Claire, il se détermina à visiter l’abbesse ; et si son témoignage répondoit à son désir, il vouloit inviter Emilie à passer quelques jours au château. Il avoit en vue, sous ce rapport, l’agrément de la jeune Blanche, plus que le désir d’obliger l’orpheline Emilie ; néanmoins il prenoit à elle un véritable intérêt.

Le lendemain matin, Emilie, trop fatiguée, ne put descendre. Dupont étoit à déjeuner quand le comte entra dans la salle, et le pria, comme ancienne connoissance et le fils d’un de ses amis, de prolonger son séjour au château. Dupont y consentit volontiers, parce que cette circonstance pouvoit le retenir auprès d’Emilie. Il ne pouvoit, au fond de son ame, entretenir l’espérance qu’elle répondît jamais à sa vive affection ; mais il n’avoit pas le courage de travailler à la vaincre.

Emilie, quand elle fut reposée, se promena avec sa nouvelle amie sur la pelouse qui entourait le château, et fut aussi sensible à la beauté de ses points de vue, que Blanche, dans la franchise de son cœur, avoit pu le désirer. Elle apperçut au-delà des bois les tours du monastère, et annonça que c’étoit en ce lieu qu’elle avoit le projet de se rendre.

— Ah ! lui dit Blanche avec surprise, je ne fais que sortir du couvent, et vous voulez vous y enfermer ! Si vous saviez quel plaisir je ressens à me promener ici en liberté, à voir le ciel, les champs, les bois autour de moi, je pense que vous n’auriez plus cette idée. Emilie sourit de la chaleur avec laquelle Blanche s’exprimoit, et observa qu’elle n’avoit pas le projet de se mettre au couvent pour la vie.

— Non, lui dit Blanche, vous n’y pensez pas maintenant, mais vous ne savez pas ce que les religieuses pourront vous persuader. Je sais combien elles paroissent bonnes, combien elles paroissent heureuses. Je les ai assez vues pour connoître leurs ruses.

En rentrant au château, Blanche conduisit Emilie à la tour qu’elle aimoit, et elles parcoururent les anciennes chambres que Blanche avoit déjà visitées. Emilie s’amusa à en examiner les distributions, à considérer le genre et la magnificence de leurs meubles antiques, et à les comparer avec ceux du château d’Udolphe, qui étoient cependant plus vieux et plus extraordinaires. Elle remarqua aussi Dorothée qui les accompagnoit, et qui sembloit presque aussi ancienne que tout ce qui étoit autour d’elle. Elle parut voir Emilie avec un intérêt extrême ; elle la regardoit même avec tant d’attention, qu’à peine entendoit-elle ce qu’on pouvoit lui dire.

Emilie placée à une des fenêtres, jeta les yeux sur la campagne, et vit avec surprise beaucoup d’objets dont sa mémoire gardoit le souvenir ; les champs, les bois, le ruisseau, qu’elle avoit traversés avec Voisin un soir après la mort de M. Saint-Aubert, en revenant du couvent à la chaumière. Elle reconnut que ce château étoit celui qu’elle avoit alors évité, et sur lequel il avoit tenu d’étranges discours.

Frappée de cette découverte, effrayée sans savoir pourquoi, elle resta quelque temps en silence, et se rappela l’émotion qu’avoit montrée son père en se trouvant si près de cette demeure. La musique aussi qu’elle avoit entendue, et sur laquelle Voisin lui avoit fait un conte si ridicule, lui revenoit à l’esprit. Curieuse d’en apprendre davantage, elle demanda à Dorothée, si l’on entendoit encore de la musique à minuit, comme autrefois, et si l’on connoissoit le musicien.

— Oui, mademoiselle, répondit Dorothée, on entend toujours cette musique ; mais le musicien n’est pas connu, et, je crois, ne le sera jamais, il y a des gens qui devinent ce que c’est.

— Vraiment, dit Emilie, et pourquoi ne pas poursuivre cette recherche ?

— Ah ! mademoiselle, on a assez cherché ? mais qui peut suivre un esprit ?

Emilie sourit, et se rappelant combien tout récemment elle avoit souffert par la superstition, elle résolut alors d’y résister. Néanmoins, en dépit de ses efforts, elle sentoit une certaine crainte se mêler sur ce point à sa curiosité. Blanche qui jusqu’alors avoit écouté en silence, demanda ce que c’étoit que cette musique, et depuis quand on l’entendoit.

— Toujours depuis la mort de notre chère dame, répondit Dorothée.

— Mais sans doute qu’il n’y a pas de revenant dans le château, dit Blanche moitié riante et moitié sérieuse ?

— J’ai entendu cette musique presque toujours depuis que madame est morte, dit Dorothée, jamais auparavant ; mais cela importe peu à quelque chose que je voulois vous dire.

— Dites, je vous prie, dites-nous, reprit Blanche, plus empressée de savoir que de plaisanter. J’ai pris bien de l’intérêt à ce que sœur Henriette et sœur Sophie m’ont dit au couvent sur de pareilles apparitions, dont elles-mêmes avaient été témoins.

— Vous n’avez jamais su, mademoiselle, ce qui nous fit quitter le château pour aller vivre dans la chaumière, dit Dorothée ? — Jamais, reprit Blanche impatiemment, ni la raison pour laquelle M. le marquis… Dorothée s’arrêta, hésita, voulut changer de conversation ; mais la curiosité de Blanche étoit trop éveillée pour la laisser échapper facilement. Elle pressa la vieille de continuer son histoire ; mais rien ne put l’y déterminer. Il devint évident que sa propre imprudence l’alarmoit, et qu’elle s’étoit trop avancée.

— Je m’apperçois, dit Emilie en souriant, que toutes les vieilles maisons sont fréquentées par les esprits. J’arrive d’un théâtre de prodiges ; mais malheureusement, depuis que j’en suis partie, j’en ai reçu l’explication.

Blanche se taisoit, Dorothée paroissoit sérieuse et soupiroit. Emilie se sentoit portée à en croire plus qu’elle ne vouloit se l’avouer. Elle se rappeloit le spectacle dont elle avoit été témoin dans une chambre à Udolphe, et par une bizarre liaison, les paroles alarmantes qu’elle avoit trouvées sans dessein dans les papiers qu’elle avoit détruits par obéissance aux ordres de son père. Elle frémit à la signification qu’ils sembloient avoir, presqu’autant qu’à l’horrible objet découvert sous le funeste voile.

Blanche, cependant, ne pouvant engager Dorothée à expliquer ce qu’elle avoit voulu dire, l’avoit priée, en se retrouvant auprès de la porte fermée, de lui faire voir tous les appartemens. — Ma chère demoiselle, lui répondit la concierge, je vous ai dit ma raison pour ne la pas ouvrir. Je ne l’ai jamais revu depuis la mort de ma bonne maîtresse ; il seroit affreux pour moi d’y entrer. De grâce, ne me le demandez pas.

— Non certainement, répondit Blanche, si c’est votre véritable raison.

— Hélas ! c’est l’unique, dit la vieille femme. Nous l’aimions si tendrement ! je la pleurerai toujours. Le temps passe ! il y a bien des années qu’elle est morte, et je me souviens pourtant de tout ce qui arriva alors, comme si c’étoit hier. Plusieurs choses très-nouvelles sont sorties de ma mémoire ; mais les anciennes, je les vois comme dans une glace. Elle se tut, et en avançant dans la galerie, elle reprit en regardant Emilie : Cette jeune dame me rappelle madame la marquise. Je me souviens qu’elle étoit aussi fraîche, et qu’elle avoit le même sourire. Pauvre dame ! qu’elle étoit gaie, lorsqu’elle fit son entrée ici.

— Elle ne fut donc pas gaie ensuite ? demanda Blanche.

Dorothée secoua la tête. Emilie l’observoit avec des regards expressifs, et se sentoit pénétrée d’intérêt. — Asseyons-nous sur cette fenêtre, dit Blanche, au bout de la galerie ; et je vous prie, Dorothée, si cela ne vous afflige pas, dites-nous quelque chose de la marquise. Je voudrois regarder dans la glace dont vous parliez, et voir quelques-unes des circonstances, qui, à ce que vous dites, s’y peignent souvent.

— Non, mademoiselle, répliqua Dorothée, si vous en saviez autant que moi, vous ne le voudriez pas ; vous les trouveriez trop pénibles. Je voudrois bien souvent en éviter le souvenir, mais elles me reviennent sans cesse. Je vois ma chère maîtresse à son lit de mort, ses regards ; je me souviens de ses discours. Oh quelle terrible scène !

— Qu’eut-elle donc de si terrible ? dit Emilie avec émotion.

— Ah ! ma chère demoiselle ; la mort, répondit Dorothée, n’est-elle donc pas toujours terrible ?

Dorothée garda le silence à toutes les questions que lui fit Blanche. Emilie remarquant des pleurs dans ses yeux, cessa de la presser davantage, et s’efforça d’attirer l’attention de sa jeune amie sur quelque partie des jardins. Le comte, la comtesse, et M. Dupont s’y promenoient ; elles allèrent les y joindre.

Quand le comte apperçut Emilie, il avança vers elle, et la présenta à la comtesse d’une manière si flatteuse et si obligeante, qu’il rappela à Emilie l’idée de son propre père. Elle sentit plus de reconnoissance pour lui que d’embarras, en abordant la comtesse : elle en fut reçue avec ce sourire aimable, que son caprice lui permettoit quelquefois, et qui étoit alors le résultat d’un entretien avec le comte au sujet d’Emilie. Quel qu’il pût être, quel qu’eût été le résultat de la conversation de l’abbesse, l’estime, l’intérêt s’exprimoient fortement dans les manières du comte à l’égard d’Emilie : pour elle, elle éprouva cette douce satisfaction que donne le suffrage des gens de bien. Dès le premier moment, elle s’étoit sentie portée à la confiance.

Avant d’avoir achevé ses remercîmens pour l’hospitalité qu’elle avoit reçue, et d’avoir exprimé le désir de se rendre aussitôt au couvent, elle fut interrompue par une pressante invitation de prolonger son séjour au château. Le comte et la comtesse parurent y mettre tant de sincérité, que, malgré le désir qu’elle avoit de revoir ses anciennes amies du monastère, et de soupirer encore sur le tombeau d’un père chéri, elle consentit à rester quelques jours.

Elle écrivit néanmoins à l’abbesse pour l’informer de son arrivée, et lui demander à être reçue au couvent comme pensionnaire. Elle écrivit aussi à M. Quesnel et à Valancourt ; et comme elle ne savoit où adresser précisément cette dernière lettre, elle l’envoya en Gascogne chez le frère du chevalier.

Sur le soir, Blanche et M. Dupont accompagnèrent Emilie à la chaumière de Voisin : elle sentit, en s’en rapprochant, une sorte de plaisir mêlé d’amertume. Le temps avoit calmé sa douleur, mais la perte qu’elle avoit faite ne pouvoit cesser de lui être sensible : elle se livra avec une douce tristesse aux souvenirs que ce lieu lui rappeloit. Voisin vivoit encore, et sembloit jouir, comme autrefois, du soir paisible d’une vie sans reproche. Il étoit assis devant sa porte, veillant sur quelques-uns de ses petits-enfans qui jouoient autour de lui, et tour-à-tour son sourire ou ses paroles excitoient leur émulation. Il reconnut à l’instant Emilie, et fut bien aise de la revoir. Elle apprit avec joie, que depuis son départ, la famille n’avoit point éprouvé de pertes.

— Oui, mademoiselle, dit le vieillard, nous vivons gaîment tous ensemble, grâce à Dieu. Je ne crois pas qu’il y ait en Languedoc une famille plus heureuse que la nôtre.

Emilie n’osa prendre sur elle d’entrer dans la chambre où Saint-Aubert étoit mort ; et après une demi-heure d’entretien avec Voisin et sa famille, elle sortit de la chaumière.

Pendant les premiers jours qu’elle passa, au château de Blangy, elle vit avec chagrin la mélancolie profonde, quoique muette, qui trop souvent absorboit M. Dupont. Emilie plaignoit l’aveuglement qui le détournoit de s’éloigner d’elle, et elle résolut de se retirer aussi-tôt qu’elle le pourroit sans désobliger le comte et la comtesse de Villefort. L’abattement de son ami ne tarda pas à alarmer le comte, et Dupont lui confia enfin le secret d’un amour sans espoir. Le comte ne put que le plaindre ; mais il se détermina en lui-même à ne pas négliger un moyen de favoriser ses prétentions. Quand il connut la dangereuse situation de Dupont, il ne s’opposa que foiblement au désir qu’il témoigna de quitter le château de Blangy dès le lendemain ; il lui fit promettre d’y venir passer avec lui un temps plus long, quand son cœur seroit en repos. Emilie, qui ne pouvoit encourager son amour, estimoit ses bonnes qualités, et étoit très-reconnoissante de ses services ; elle éprouva une tendre émotion quand elle le vit partir pour la Gascogne. Il se sépara d’elle avec une expression si touchante d’amour et de douleur, que le comte embrassa sa cause bien plus chaudement qu’il ne l’avoit encore fait.

Peu de jours après, Emilie elle-même quitta le château, mais ce ne fut pas sans, promettre au comte et à la comtesse de venir souvent les voir. L’abbesse la reçut avec cette bonté maternelle dont elle lui avoit déjà donné des preuves ; et les religieuses lui témoignèrent leur amitié. Ce couvent, qu’elle avoit si bien connu, réveilla ses tristes souvenirs, mais il s’en mêloit d’autres ; elle rendoit grâces au ciel de l’avoir fait échapper à tant de dangers ; elle sentoit le prix des biens qui lui restoient ; et quoique le tombeau de son père fût souvent arrosé de ses larmes, sa douleur n’avoit plus la même amertume.

Quelque temps après son arrivée au monastère, Emilie reçut une lettre de son oncle, M. Quesnel, en réponse à la sienne, et à ses questions sur ses affaires qu’il avoit prétendu gérer en son absence. Elle s’étoit informée sur-tout du bail de la Vallée, qu’elle desiroit d’habiter si sa fortune le permettoit. La réponse de M. Quesnel étoit froide et sèche comme elle s’y étoit attendue ; elle n’exprimoit ni intérêt pour ses souffrances, ni plaisir de ce qu’elle s’y étoit dérobée. Quesnel ne perdoit pas cette occasion de lui reprocher son refus à l’égard du comte Morano, qu’il affectoit de représenter comme riche et homme d’honneur ; il déclamoit avec véhémence contre ce même Montoni, auquel jusqu’à ce moment, il s’étoit reconnu si inférieur ; il étoit laconique sur les intérêts pécuniaires d’Emilie ; il lui apprenoit cependant que le terme du bail de la Vallée expiroit ; il ne l’invitoit point à venir chez lui, et ajoutoit que ne pouvant, dans l’état de sa fortune, habiter la Vallée, elle feroit bien de rester à Sainte-Claire.

Il ne répondoit point à ses questions sur le sort de la pauvre vieille Thérèse, la servante de son père. Par post-scriptum, M. Quesnel parloit de M. Motteville, entre les mains duquel Saint-Aubert avoit placé la majeure partie de son bien ; il annonçoit que ses affaires étoient au moment de s’arranger, et qu’elle en retireroit plus qu’elle n’auroit dû s’y attendre. La lettre contenoit encore un billet à l’ordre d’Emilie, pour toucher une modique somme sur un marchand de Narbonne.

La tranquillité du monastère, la liberté qu’on lui laissoit de parcourir les bois et les rivages de ce charmant pays, tranquillisèrent peu à peu l’esprit d’Emilie : cependant elle éprouvoit quelqu’inquiétude au sujet de Valancourt, et voyoit avec impatience approcher l’instant de recevoir enfin sa réponse.

CHAPITRE V.

Blanche, qui pendant ce temps se trouvoit seule devint impatiente de revoir sa nouvelle amie, et de partager avec elle le plaisir que lui faisoit le spectacle de la nature. Elle n’avoit plus personne à qui exprimer son admiration ou communiquer ses plaisirs ; personne dont les yeux s’animassent à son sourire, ou dont les regards, pussent réfléchir son bonheur. Le comte observant son chagrin, fit souvenir Emilie de la visite qu’elle avoit promis de lui faire ; mais le silence de Valancourt, prolongé au-delà du temps où sa réponse auroit pu arriver d’Estuvière, pénétroit Emilie d’une inquiétude si cruelle qu’elle fuyoit la société, et eût voulu différer le moment de s’y réunir, jusqu’à celui où ses peines seroient calmées. Le comte et sa famille la pressèrent cependant si vivement, que, ne pouvant expliquer le motif qui l’attachoit à la solitude, elle craignit que ses refus n’eussent l’air d’un caprice, et n’offensassent des amis dont elle vouloit se conserver l’estime. Elle retourna au château de Blangy ; l’amitié du comte de Villefort encouragea Emilie à lui parler de sa position relativement aux biens de sa tante, et à le consulter sur la manière de les recouvrer : il n’y avoit pas de doute que la loi ne fût en sa faveur. Le comte lui conseilla de s’en occuper, et lui offrit même d’écrire à un avocat d’Aix, sur l’avis duquel on pourroit s’appuyer. Cette offre fut acceptée par Emilie ; et les procédés obligeans qu’elle éprouvoit chaque jour l’eussent encore une fois rendue heureuse, si elle eût pu être certaine que Valancourt se portait bien, et qu’il l’aimoit toujours. Elle avoit passé plus d’une semaine au château sans recevoir aucune nouvelle ; elle savoit bien que, si Valancourt n’étoit pas chez son frère, il étoit fort douteux que la lettre qu’elle lui avoit écrite lui fût parvenue, et cependant une inquiétude, une crainte qu’elle ne pouvoit modérer, troubloient absolument son repos. Elle repassoit tant d’événemens qui, depuis sa captivité à Udolphe, avoient pu devenir possibles. Elle étoit quelquefois si frappée de la crainte, ou que Valancourt n’existât plus, ou qu’il n’existât plus pour elle, que même la compagnie de Blanche lui devenoit insupportable. Elle restoit seule des heures entières au fond de son appartement, quand les occupations de la famille lui permettoient de le faire sans incivilité.

Dans un de ces momens de solitude, elle ouvrit une petite boîte qui contenoit les lettres de Valancourt, et quelques-unes des esquisses qu’elle avoit faites pendant son séjour en Toscane ; mais ces derniers objets l’intéressoient peu. Elle cherchoit dans ces lettres le plaisir de se retracer une tendresse qui avoit fait toute sa consolation, et dont la touchante expression lui avoit quelquefois fait oublier les chagrins de l’absence. Leur effet n’étoit plus le même ; elles augmentoient les angoisses de son cœur ; elle songeoit que peut-être Valancourt avoit pu céder au pouvoir du temps ou de l’absence ; et la vue même de son écriture lui rappela tant de souvenirs pénibles, que, ne pouvant achever la première lettre, elle resta la tête appuyée sur sa main, et donna cours à des flots de larmes. À cet instant la vieille Dorothée entra chez elle pour l’avertir que l’on dîneroit une heure plutôt. Emilie tressaillit en l’appercevant ; elle se hâta de ramasser ses papiers, mais Dorothée avoit remarqué son agitation et ses larmes.

— Ah ! mademoiselle, s’écria-t-elle ; vous qui êtes si jeune, avez-vous des sujets de chagrin ?

Emilie tâcha de sourire, mais elle ne pouvoit parler.

— Hélas ! ma chère demoiselle, quand vous serez à mon âge, vous ne pleurerez pas pour des bagatelles. Sûrement rien de sérieux ne peut vous affliger ?

— Non, Dorothée, rien d’important, répliqua Emilie. Dorothée se baissa pour relever quelque chose, et s’écria soudain : — Vierge Marie ! que vois-je ? Elle devint tremblante, et tomba sur une chaise près de la table.

— Que voyez-vous donc ? dit Emilie, alarmée de son cri, et regardant autour d’elle.

— C’est elle-même, dit Dorothée, c’est elle-même, et justement comme elle étoit peu de temps avant sa mort.

Emilie, encore plus effrayée, craignit que Dorothée n’eût un accès de délire, et la pria de s’expliquer.

— Ce portrait, lui dit-elle, où l’avez-vous trouvé ? c’est ma bien-aimée maîtresse ; c’est elle-même !

Elle rejeta sur la table cette miniature qu’Emilie autrefois avoit trouvée dans les papiers que son père lui avoit ordonné de brûler ; c’étoit sur ce portrait qu’elle l’avoit vu une fois verser des larmes si tendres. Se rappelant à ce sujet les circonstances de sa conduite qui l’avoient tant surprise, l’émotion d’Emilie s’augmenta à un tel excès, qu’elle n’eut pas la force d’interroger Dorothée ; elle trembloit des réponses qu’elle pourroit lui faire, et ne put que lui demander si elle étoit certaine que ce portrait fût celui de la marquise.

— Ah ! mademoiselle, répondit-elle, comment m’eût-il frappée à ce point, s’il n’étoit pas l’image de ma maîtresse ? Ah ! ciel, ajouta-t-elle en reprenant la miniature, voilà bien ses yeux bleus, ce regard si caressant et si doux ! Voilà son expression quand elle avoit rêvé seule quelque temps, et que des larmes couloient sur ses Joues ; mais jamais elle ne voulut se plaindre ! Voilà cet air de patience et de résignation qui me fendait le cœur, et qui me la faisoit adorer !

— Dorothée, dit Emilie, je prends à cette affliction un intérêt plus grand que peut-être vous ne pouvez croire. Je vous demande de ne pas vous refuser davantage à satisfaire ma curiosité ; elle n’est pas frivole.

Emilie en disant ces mots, se rappela les papiers parmi lesquels s’étoit trouvé le portrait, et ne douta presque plus qu’ils ne fussent relatifs à la marquise de Villeroy. Mais cette supposition amena un scrupule. Elle craignoit que ce secret ne fût celui que son père avoit voulu lui dérober, et que ce ne fût manquer à sa mémoire que de chercher à l’approfondir. Quelle que fût sa curiosité sur le destin de la marquise, il est probable qu’elle y auroit encore résisté si elle eût été sûre que ces terribles mots dont elle n’avoit jamais perdu le souvenir, tinssent à l’histoire de cette dame, ou que les particularités que lui confieroit Dorothée entrassent aussi dans la défense de son père. Ce que Dorothée savoit, plusieurs autres le savoient. Il n’étoit pas à présumer que Saint-Aubert eût le projet de cacher à sa fille ce qu’elle pouvoit apprendre par des moyens ordinaires. Emilie en conclut que, si les papiers se rapportoient à la marquise, ce n’étoit pas un sujet que Dorothée pût expliquer ; ainsi elle n’hésita plus, et commença toutes ses questions.

Ah ! mademoiselle, dit Dorothée, c’est une triste histoire, et je ne puis vous la dire maintenant ; mais, que dis-je ? jamais je ne vous en parlerai. Il y a bien des années que ce malheur est arrivé, et je n’ai jamais aimé à parler de madame la marquise qu’à mon mari. Il étoit dans la maison aussi bien que moi, et savoit par moi des détails que tout le monde ignoroit. J’étois auprès de madame dans sa dernière maladie ; j’en sus, j’en entendis autant et plus que M. le marquis lui-même. Aimable sainte ! Comme elle était patiente ! Quand elle mourut, je croyois mourir avec elle.

— Dorothée, interrompit Emilie, vous pouvez être sûre que ce que vous me direz ne sortira jamais de ma bouche. Je vous le répète, j’ai des raisons particulières pour chercher des lumières sur ce sujet, et je me lierai par les engagemens les plus sacrés à ne jamais révéler vos secrets.

Dorothée parut étonnée de la vivacité d’Emilie ; elle la regarda en silence, puis elle reprit : — Ma belle demoiselle, votre physionomie plaide pour vous. Vous ressemblez si bien à ma chère maîtresse, que je crois la voir devant moi. Vous seriez sa propre fille, que vous ne pouvez mieux me la rappeler. Mais on va dîner. N’allez-vous pas descendre ?

— Promettez-moi d’abord de remplir mon désir, dit Emilie.

— Et vous, mademoiselle, ne me direz-vous pas d’abord comment ce portrait est tombé dans vos mains, et les motifs de votre curiosité au sujet de ma maîtresse ?

— Non, Dorothée, répliqua Emilie en se recueillant. J’ai aussi des raisons particulières pour garder le silence, au moins jusqu’à ce que j’en sache davantage. Souvenez-vous que je ne promets rien, et ne contentez pas ma curiosité dans l’idée que je pourrai satisfaire la vôtre. Ce que je ne veux pas découvrir ne m’intéresse pas seule. Autrement je craindrois moins d’en parler. Vous ne pouvez m’apprendre ce que je désire que par confiance en mon honneur.

— Eh bien ! mademoiselle, dit Dorothée après l’avoir regardée long-temps, vous montrez un si grand intérêt ; ce portrait, votre figure sur-tout, me font penser que vous pouvez si réellement en prendre, que je vous confierai, je vous dirai des choses que je n’ai dites à personne qu’à mon mari, quoique beaucoup de gens en aient soupçonné une partie. Je vous dirai les détails de la mort de madame, mes idées à ce sujet. Mais d’abord, vous me promettrez par tous les saints…

Emilie l’interrompit, et lui promit solennellement de ne jamais révéler sans son consentement ce qu’elle lui auroit dit.

— J’entends la cloche qui sonne le dîner, mademoiselle, dit Dorothée, il faut que je parte.

— Quand vous reverrai-je ? demanda Emilie.

Dorothée réfléchit, et lui dit : — Si l’on sait que je viens chez vous, cela donnera de la curiosité, et cela me feroit de la peine. Je viendrai quand on ne pourra pas m’observer. J’ai peu de loisir dans le jour. J’en ai bien long à dire. Si vous voulez, mademoiselle, je viendrai quand tout le monde dormira.

— Cela me convient, dit Emilie, souvenez-vous-en. À ce soir.

— Oui, reprit Dorothée, je m’en souviendrai. Mais je crains, mademoiselle, de ne pouvoir venir ce soir ; car on dansera aujourd’hui à cause de la vendange. Il sera tard avant que les domestiques se retirent ; et quand une fois l’on danse à la fraîcheur, cela dure jusqu’au matin. Au moins cela étoit ainsi de mon temps.

— Ah ! c’est la fête de la vendange, dit Emilie avec un profond soupir ; elle se ressouvint que c’étoit le soir de cette fête que, l’année précédente, Saint-Aubert et elle s’étoient trouvés dans le voisinage du château de Blangy. Elle se tut un moment, frappée de ce souvenir. — Mais cette danse, ajouta-t-elle, se fera en plein air ; on n’aura pas besoin de vous, et vous pourrez venir me trouver.

Dorothée répondit qu’elle étoit dans l’usage d’assister à la danse, et qu’elle ne vouloit pas y manquer. — Si je peux m’échapper, dit-elle, je le ferai avec plaisir.

Emilie se hâta de descendre : le comte avoit dans ses manières cette politesse inséparable de la vraie dignité ; la comtesse n’étoit pas toujours de même, mais Emilie avoit obtenu d’elle une exception. La comtesse avoit renoncé à la plupart des vertus de son sexe, et leur préféroit des qualités qu’elle leur trouvoit bien supérieures : elle n’avoit plus les grâces de la modestie ; mais elle savoit prendre un air d’assurance. Elle avoit peu conservé de cette douceur qui rend les femmes intéressantes ; mais elle prenoit dans l’occasion ce ton décisif qui en impose. En province, pourtant, elle affectoit, en général, une langueur élégante qui faisoit croire qu’elle alloit s’évanouir, lorsque sa favorite lui lisoit quelque conte sentimental ; mais sa figure ne varioit pas quand une véritable infortune venoit solliciter ses secours ; son cœur ne palpitoit pas à la pensée de la soulager : elle étoit étrangère aux plus douces jouissances de l’humanité, car jamais acte de bonté de sa part n’avoit rappelé le sourire sur les traits de l’indigence.

Le soir, le comte et sa famille, excepté la comtesse et mademoiselle Béarn, allèrent se promener dans les bois, pour partager la joie des paysans. La scène se passoit dans une clairière, où les arbres formoient un salon de verdure ; des branches de vignes, chargées de grappes mûres, pendoient en festons de leurs rameaux ; dessous étoient des tables, où le fruit, le vin, le laitage, sous diverses formes, composoient des mets champêtres : on avoit préparé des sièges, pour le comte et sa société ; à peu de distance étoient des bancs pour les vieillards, mais la plupart cherchoient à se joindre à la danse : elle commença après le soleil couché, et des vieillards de soixante ans, chantoient peut-être avec plus de mesure et de gaîté, que ne faisoient les jeunes gens.

Les ménétriers assis à terre au pied des arbres, sembloient participer eux-mêmes à la gaîté que répandoient leurs instrumens ; c’étoient le galoubet et une espèce de longue guitare. Il y avoit, en outre, un enfant qui frappoit un tambourin, et dansoit seul, à moins que, jetant son instrument, il ne se mêlât aux danseurs, et par ses gestes ridicules, ne redoublât les éclats de rire et le mouvement de cette fête rustique.

Le comte jouissoit de ces plaisirs auxquels sa libéralité avoit contribué ; Blanche prit part à la danse avec un jeune gentilhomme du voisinage. M. Dupont demandoit Emilie ; mais elle étoit trop triste pour participer à tant de gaîté. Cette fête lui rappeloit celle de l’année précédente, les derniers momens de la vie de Saint-Aubert, et l’événement affreux qui l’avait terminée.

Remplie de ce souvenir, elle s’éloigna de la danse, et s’enfonça lentement dans les bois : les sons adoucis de la musique tempéroient sa mélancolie ; la lune répandoit à travers le feuillage une lumière mystérieuse ; l’air étoit doux et frais : Emilie absorbée dans sa rêverie, alloit toujours, sans prendre garde à la distance ; elle s’apperçut enfin que les instrumens ne s’entendoient plus, et qu’un silence absolu régnoit autour d’elle ; Emilie se trouva près de l’avenue, où la nuit de l’arrivée de son père, Michel avoit cherché à lui procurer un asyle. Cette avenue étoit presque aussi sauvage, presque aussi désolée qu’elle le lui avoit paru alors. Le comte avoit été si occupé de réparations indispensables, qu’il avoit négligé celle-là ; la route étoit encore brisée, et les arbres encore encombrés par des branchages.

En considérant le chemin elle se rappela les émotions qu’elle y avoit souffertes, et tout-à-coup se représenta la figure quelle avoit vue se dérober dans les arbres, et qui n’avoit pas répondu aux appels répétés de Michel ; elle éprouva quelque retour de la frayeur qu’elle avoit eue alors. Il n’étoit pas impossible que les bois servissent de repaire à des bandits : elle retourna promptement sur ses pas, et chercha à retrouver les danseurs ; en ce moment elle entendit des pas qui venoient de l’avenue. Éloignée encore des paysans, dont elle n’entendoit ni les voix, ni la musique, elle précipita sa course. La personne qui la suivoit la gagna de vîtesse : elle distingua enfin la voix d’Henri, et ralentit sa marche pour qu’il pût la rejoindre ; il exprima quelque surprise de la rencontrer aussi loin ; elle lui dit que les agrémens du clair de la lune l’avoient égarée plus loin qu’elle ne l’avoit compté. Une exclamation échappa au compagnon d’Henri, elle crut avoir reconnu Valancourt, c’étoit lui-même ; la rencontre fut telle qu’on peut se l’imaginer entre deux personnes si chères l’une à l’autre, et depuis si long-temps séparées.

Dans l’ivresse de ce moment Emilie oublia toutes ses peines : Valancourt sembloit oublier lui-même qu’il existât au monde une autre personne qu’Emilie ; et Henri surpris, considèrent cette scène en silence.

Valancourt lui fit mille questions sur elle, sur Montoni, et elle n’avoit pas le temps d’y répondre. Elle apprit que sa lettre avoit été envoyée à Paris, qu’il revenoit alors en Gascogne, que cette lettre enfin, lui étoit parvenue, et qu’il étoit parti sur-le-champ pour se rendre en Languedoc. En arrivant au monastère, d’où elle avoit daté sa lettre, il avoit, à son extrême regret, trouvé les portes fermées pour la nuit. Croyant ne voir Emilie que le lendemain, il étoit retourné à son auberge pour lui écrire, il avoit rencontré Henri, qu’il avoit intimement connu à Paris, et se trouvoit conduit vers celle qu’il n’espéroit voir que le lendemain.

Emilie, Valancourt et Henri, retournèrent à la pelouse : ce dernier présenta Valancourt au comte ; Emilie crut s’appercevoir qu’il ne le recevoit pas avec sa bienveillance ordinaire : il paroissoit cependant qu’ils s’étoient déjà vus. On l’invite à partager les divertissemens de la soirée ; et quand il eut rendu ses devoirs au comte, il laissa les danseurs à la fête, se plaça auprès d’Emilie, et put l’entretenir sans contrainte. Les lumières suspendues sous les arbres, permirent à Emilie de considérer cette figure, dont pendant son absence elle avoit essayé de recueillir tous les traits : elle vit avec regret qu’elle n’étoit plus la même. Elle pétilloit comme autrefois d’esprit et de feu, mais elle avoit perdu beaucoup de cette simplicité, et quelque chose de cette bonté franche, qui en faisoient le principal caractère : c’étoit toujours pourtant une figure intéressante. Emilie croyoit voir dans les traits de Valancourt un mélange d’inquiétude et de mélancolie. Il tomboit quelquefois dans une rêverie passagère, et sembloit faire effort pour en sortir ; d’autres fois, il regardoit fixement Emilie, et une espèce de frémissement sembloit agiter son ame : il retrouvoit dans Emilie la même bonté, la même beauté simple, qui l’avoient enchanté quand il l’avoit connue. Le coloris de son teint avoit un peu pâli, mais la douceur s’y peignoit toujours, et cette teinte mélancolique, mêlée à son sourire, le rendoit encore plus touchant.

Elle lui raconta les plus importantes circonstances de ce qui lui étoit arrivé depuis qu’elle étoit partie de France. La pitié, l’indignation, tour-à-tour pénétroient Valancourt au récit des atrocités de Montoni. Plus d’une fois, tandis qu’elle parloit de sa conduite, dont elle adoucissoit plutôt qu’elle n’exagéroit la peinture, il se levoit de son siège, et se promenoit au hasard, comme si le remords, autant que le ressentiment, avoient soulevé son cœur. Il ne parla que des maux qu’elle avoit soufferts, dans le peu de paroles qu’il put lui adresser : il n’écouta pas ce qu’elle lui dit, quoique très-clairement, du sacrifice nécessaire des biens de madame Montoni, et du peu d’espérance qu’elle avoit de les recouvrer. Valancourt, à la fin, resta abîmé dans ses pensées ; il sembloit tourmenté de quelque peine secrète, et il la quitta brusquement. Quand il revint, elle s’apperçut qu’il avoit répandu des larmes, et le pria tendrement de se remettre. — Mes souffrances sont finies, lui dit-elle ; j’ai échappé à la tyrannie de Montoni. Je vous trouve bien portant, laissez-moi aussi vous voir heureux.

Vaiancourt, plus agité que jamais, répondit : Je suis indigne de vous, Emilie, je suis indigne de vous. Ces mots, et plus encore, l’accent avec lequel ils étoient prononcés, affectèrent vivement Emilie ; elle jeta sur lui un regard triste et inquiet. Ne me regardez pas ainsi, lui dit-il en se retournant et lui serrant la main ; je ne puis supporter ces regards.

— Je voudrois vous demander, dit Emilie d’une voix douce, mais émue, ce que signifie ce discours. Mais je m’apperçois qu’en ce moment une telle question vous affligeroit. Parlons d’autre chose. Demain, peut-être, vous serez plus calme. Observez le clair de lune sur les bois, et ces tours qui se détachent dans cette perspective obscure. Vous étiez autrefois admirateur de la nature ; vous me disiez que la faculté de se consoler sous le poids du malheur, par une contemplation sublime, étoit l’avantage de l’innocence, et que ni l’oppression ni l’excès de la pauvreté ne pouvoient jamais nous l’enlever. Valancourt fut profondément attendri. Oui, lui répondit-il, autrefois j’aimois les plaisirs-simples, autrefois je goûtois les plaisirs innocens, autrefois j’avois le cœur pur. Puis se reprenant, il ajouta : Vous rappelez-vous notre voyage des Pyrénées ?

— Puis-je l’oublier, dit Emilie ? — Je voudrois le pouvoir, répliqua-t-il. Ce fut l’époque la plus heureuse de ma vie : alors j’aimois avec enthousiasme tout ce qui étoit vraiment grand, vraiment bon. Il se passa quelques momens avant qu’Emilie pût retenir ses larmes et contenir son émotion. Si vous desirez oublier ce voyage, lui dit-elle, je dois aussi désirer de l’oublier. Elle fit une pause, et ajouta : Vous m’affligez ; mais ce moment n’est pas celui d’en demander davantage. Cependant, comment puis-je supporter même un instant l’idée que vous êtes moins digne de mon estime ? Je me fie assez à votre candeur pour croire que vous me donnerez une explication quand je pourrai vous la demander. — Oui, lui dit Valancourt, oui, Emilie. Je n’ai pas perdu ma candeur ; si je l’avois perdue, j’aurois mieux déguisé mes émotions en apprenant vos souffrances, vos vertus. Tandis que moi, moi… Mais je ne veux pas en dire plus long ; je ne croyois pas en dire autant ; je me suis trahi par les reproches que je m’adresse à moi-même. Dites-moi, Emilie, que vous n’oublierez jamais le voyage des Pyrénées, que vous ne désirerez jamais de l’oublier, et je serai tranquille. Je ne voudrois pas, pour l’univers entier, en perdre le souvenir.

Quelle contradiction ! dit Emilie, Mais on peut nous entendre. Mon souvenir dépendra du vôtre ; je m’efforcerai de le perdre ou de le conserver, comme il vous arrivera de le faire. Allons rejoindre le comte. — Dites-moi d’abord, dit Valancourt, que vous me pardonnez la peine que je vous ai causée ce soir, et que vous m’aimez encore. — Je vous pardonne bien sincèrement, dit Emilie ; vous savez mieux que moi si je continuerai à vous aimer, car vous savez si vous méritez mon estime. À présent, je le crois. Il seroit superflu de vous dire, ajouta-t-elle en voyant sa douleur, quelle peine je souffrirois s’il en étoit autrement. La jeune personne qui s’approche est la fille du comte.

Valancourt et Emilie joignirent Blanche, et tous les trois, avec le comte, son fils, et Dupont, se mirent à table sous la feuillée. Il se trouvoit à cette même table les plus vénérables vassaux du comte, et ce fut une fête pour tous les convives, excepté pour Valancourt et Emilie. Quand le comte retourna au château, il n’invita pas Valancourt à le suivre ; il prit donc congé d’Emilie, et se retira pour la nuit à son auberge. Emilie rentra chez elle, et rêva quelque temps sur la conduite de Valancourt et sur la réception du comte. Son attention étoit tellement absorbée, qu’elle oublia Dorothée et son rendez-vous. Le matin étoit avancé avant qu’elle s’en souvînt, et pensant bien qu’alors la bonne vieille femme ne viendroit pas, elle se coucha pour prendre un peu de repos.

Le soir suivant, le comte rencontra par hasard Emilie dans une des allées du jardin. Ils parlèrent de la fête, et vinrent à nommer Valancourt. — Le jeune homme a des talens, dit le comte ; vous le connoissiez depuis long-temps ? Emilie dit que cela étoit vrai. — On me le présenta à Paris, dit le comte, et j’en fus d’abord très-content. Il s’arrêta ; Emilie trembloit, desiroit d’en apprendre davantage, et craignoit de montrer au comte l’intérêt qu’elle y pouvoit prendre. — Puis-je vous demander, dit-il enfin, combien il y a que vous connoissez monsieur Valancourt ? — Puis-je, monsieur, vous demander le motif de cette question, dit-elle, et j’y répondrai aussitôt ? — Sûrement, dit le comte, cela est juste ; je vous dirai mes motifs. Il est bien évident que M. Valancourt vous aime, et cela n’est pas extraordinaire, tout ce qui vous voit en fait autant ; je ne vous dis pas cela comme un compliment, je parle avec sincérité : ce que je crains, c’est qu’il ne soit amant écouté et préféré. — Pourquoi le craignez-vous, monsieur, dit Emilie en tâchant de cacher son émotion ? — Parce que, dit le comte, je ne pense pas qu’il en soit digne. Emilie agitée le pria de s’expliquer mieux — Je le ferai, répondit-il, si vous êtes bien convaincue que le vif intérêt que je prends à vous m’a seul engagé à vous en parler. — Je le crois, monsieur, dit Emilie.

— Restons sous ces arbres, continua le comte, qui remarquoit sa pâleur. Voici un siège, vous êtes fatiguée. Ils s’assirent, et le comte poursuivit : — Plus d’une jeune personne, dans la position où vous êtes, trouveroit après une connoissance aussi peu ancienne que la nôtre, la conduite que je tiens plus impertinente qu’amicale ; mais l’étude que j’ai faite de votre esprit et de votre caractère m’empêche de craindre cela de vous. Notre connoissance est nouvelle, mais elle a assez duré pour vous assurer mon estime, et m’inspirer pour votre bonheur un tendre et vif intérêt. Vous méritez d’être heureuse, et je suis persuadé que vous le serez. Emilie remercia d’un signe, et fit un soupir. Le comte reprit : — Je me trouve dans une position délicate, mais le désir de vous rendre un service important doit l’emporter sur tout le reste. Voudriez-vous m’informer de la manière dont vous avez connu le chevalier Valancourt, si le sujet ne vous afflige pas trop ?

Emilie raconta brièvement comment il l’avoit rencontrée avec son père ; elle pria ensuite le comte avec tant d’instance de lui déclarer ce qu’il savoit, que sa violente émotion devint visible, et que, jetant sur elle un regard de tendre compassion, le comte en devint plus embarrassé.

Le chevalier et mon fils, lui dit-il, firent connoissance chez un de leurs camarades, où moi-même je le rencontrai. Je l’invitai à venir chez moi ; j’ignorois alors ses liaisons avec une espèce d’hommes, rebut de la société, qui vivent du jeu et passent leur vie dans la débauche. Je connoissois seulement quelques parens du chevalier, et je regardois ce motif comme suffisant pour le recevoir chez moi. Mais vous souffrez… je cesserai ce discours. — Non, monsieur, lui dit Emilie ; je vous supplie de continuer, je suis seulement au désespoir. — Seulement, reprit le comte ! J’appris bientôt que ses liaisons l’avoient entraîné dans un cours de dissipation, et dont il ne paroissoit pas avoir le pouvoir ou la volonté de se retirer. Il perdit au jeu une somme énorme ; ce goût devint une passion, il s’y ruina. J’en parlai avec intérêt à ses parens ; ils m’assurèrent que leurs remontrances avoient été vaines, qu’ils étoient fatigués d’en faire. J’appris ensuite qu’en considération de ses talens pour le jeu, presque toujours heureux quand la mauvaise foi n’en arrêtoit pas le succès, on l’avoit initié aux secrets de la profession, et qu’il avoit eu sa part dans certains profits. — Impossible, dit soudain Emilie ! Mais pardonnez-moi, monsieur, je sais à peine ce que je dis ; pardonnez à ma douleur : je crois, je dois croire que l’on vous a mal informé ; le chevalier, sans doute, a des ennemis qui ont envenimé ces rapports. — Je voudrais le croire, dit le comte, mais je ne le puis ; il n’y a que ma conviction, et l’intérêt que je prends à votre bonheur, qui aient pu m’engager à vous les répéter.

Emilie gardoit le silence ; elle se rappelloit les paroles de Valancourt, qui avoient découvert tant de remords, et sembloient confirmer le discours du comte : elle n’avoit pourtant pas le courage d’accueillir sa conviction ; son cœur étoit abîmé d’angoisses au seul soupçon du crime, et elle ne pouvoit en supporter l’assurance. Après une longue pause, le comte lui dit : — Je m’apperçois de vos doutes, je les trouve naturels ; il est juste que je vous donne la preuve de tout ce que je viens d’avancer : cependant je ne le puis, sans exposer quelqu’un qui m’est bien cher. — Quel danger appréhendez-vous, monsieur, dit Emilie ? Si je puis le prévenir, confiez-vous à mon honneur. — Je me confie sans doute à votre honneur, dit le comte ; mais puis-je aussi me fier à votre courage ? Croyez-vous pouvoir résister aux prières d’un amant aimé, qui, dans sa douleur, voudra savoir le nom de celui qui le prive de sa félicité ? — Je ne serai pas exposée à une telle tentation, monsieur, dit Emilie, avec un modeste orgueil ; je ne puis aimer long-temps une personne que je ne dois plus estimer : cependant je donne ma parole. Ses pleurs, au même instant, désavouèrent sa première assertion ; elle sentit que le temps et ses efforts pouvoient seuls déraciner une tendresse dont une estime vertueuse étoit la base, et qu’avoient fortifiée les difficultés et l’habitude.

— Je vous dirai donc tout, reprit le comte ; la conviction est nécessaire à votre paix future, et ma confidence toute entière est le seul moyen de vous la donner. Mon fils a trop souvent été témoin de la mauvaise conduite du chevalier ; il y a presque été entraîné lui-même ; il s’est livré à mille extravagances ; mais je l’ai préservé du crime et d’une perte totale. Jugez donc, mademoiselle, si un père à qui l’exemple du chevalier a presque enlevé son fils unique, n’a, pas un titre suffisant pour avertir ceux estime de ne pas confier leur bonheur à de telles mains. J’ai vu moi-même le chevalier engagé au jeu avec des hommes que je frémissois de regarder : si vous doutez encore, vous pouvez consulter mon fils.

— Je ne doute pas, monsieur, des faits dont vous avez été témoin, ou que vous affirmez, dit Emilie en succombant à sa douleur ; le chevalier peut-être a été jeté dans des excès où il ne retombera plus ; si vous aviez connu la pureté de ses premiers principes, vous pourriez excuser mon incrédulité actuelle.

— Hélas ! répondit le comte, il est bien difficile de croire ce qui nous afflige ; mais je ne veux point vous consoler par de fausses espérances. Nous savons tous combien la passion du jeu a d’attraits, combien il est difficile de la vaincre. Le chevalier peut-être se corrigeroit pour un temps, mais il retourneroit bientôt à ce funeste penchant. Je crains la force de l’habitude, je crains même, que son cœur ne soit corrompu. Et pourquoi voudrois-je vous le cacher ? le jeu n’est pas son unique vice ; il paroît avoir pris le goût de tous les plaisirs honteux.

Le comte hésita, et se tut ; Emilie, presque hors d’état de se soutenir, attendoit dans un trouble toujours croissant, ce qu’il avoit encore à dire. Il se fit un très-long silence ; le comte, visiblement agité, dit enfin : — Ce seroit une délicatesse cruelle que de persister à me taire ; je dois vous dire que deux fois les extravagances du chevalier l’ont fait conduire dans les prisons de Paris ; il en a été retiré, m’ont dit des personnes dignes de foi, par une certaine comtesse bien connue, et avec laquelle il vivoit encore quand j’ai quitté Paris.

Le comte cessa de parler ; et regardant Emilie, il s’apperçut qu’elle tomboit de son siège : il la soutint ; elle étoit évanouie ; il éleva la voix pour appeler du secours : ils étoient fort loin du château ; il craignoit de la laisser pour aller chercher du monde ; c’étoit pourtant le seul parti à prendre. Voyant enfin une fontaine assez proche, il s’efforça d’appuyer Emilie contre l’arbre, pendant qu’il iroit chercher de l’eau. Il étoit fort embarrassé, n’ayant rien pour apporter cette eau ; mais tandis qu’il la considéroit avec une extrême inquiétude, il crut voir dans ses traits qu’elle commençoit à respirer. Il se passa néanmoins beaucoup de temps avant qu’elle reprît connoissance ; alors elle se trouva soutenue, non par le comte, mais par Valancourt ; il observoit tous ses mouvemens avec un regard effrayé, et lui adressoit la parole d’une voix tremblante. Au son de cette voix si connue, Emilie rouvrit les yeux ; mais à l’instant elle les referma, et perdit encore connoissance.

Le comte, avec un regard sévère, fit signe à Valancourt de se retirer. Celui-ci ne fit que soupirer et nommer Emilie ; il lui présentoit l’eau qu’on avoit apportée. Le comte répéta son geste, et l’accompagna de quelques paroles ; Valancourt répondit par un regard plein d’un profond ressentiment ; il refusa de quitter la place jusqu’à ce qu’Emilie fût remise, et ne permit plus que personne s’approchât : mais à l’instant sa conscience parut l’informer de ce qui avoit fait le sujet de l’entretien du comte et d’Emilie ; l’indignation enflamma ses yeux ; l’expression d’une profonde douleur la réprima bientôt ; et le comte, en le remarquant, sentit plus de pitié que de colère. Emilie, qui avoit repris ses sens, en fut tellement touchée, qu’elle se mit à pleurer amèrement : elle tâcha de retenir ses larmes ; et rassemblant son courage, elle remercia le comte et Henri, avec qui Valancourt étoit entré dans le parc, et elle reprit le chemin du château sans rien dire à Valancourt. Frappé jusqu’au fond du cœur par cette conduite, il s’écria d’une voix étouffée : — Grand dieu ! comment ai-je mérité ce traitement ? qu’a-t-on dit pour vous changer de la sorte ?

Emilie, sans répondre, mais toujours plus émue, doubla le pas. — Qui vous a mise en cet état, Emilie ? lui dit-il en avançant à côté d’elle : accordez-moi un moment d’entretien, je vous, en conjure : je suis bien malheureux !

Quoique ces paroles fussent dites à voix basse, le comte les entendit, et répliqua que mademoiselle Saint-Aubert se trouvoit trop indisposée pour entretenir personne ; mais qu’il osoit assurer qu’elle verroit M. Valancourt le lendemain, si elle se trouvoit mieux.

Valancourt rougit, regarda le comte avec fierté, puis Emilie avec une expression de surprise, de douleur et de supplication : elle ne put s’y méprendre ni résister ; elle dit languissamment : — Je serai mieux demain ; si vous voulez profiter de la permission du comte, je vous verrai.

— Me voir ! s’écria Valancourt, en jetant sur le comte un coup-d’œil plein d’orgueil et de colère ; mais se recueillant il ajouta : Je viendrai, mademoiselle ; je profiterai de la permission du comte.

En arrivant aux portes du château, il s’arrêta un moment ; son ressentiment ne l’occupoit plus. Il regarda Emilie avec tant de tendresse et de douleur, qu’elle en eut le cœur pénétré. Il lui souhaita le bonjour ; et faisant au comte une légère inclination, il s’éloigna.

Emilie, retirée chez elle, sentit une oppression qu’elle avoit rarement éprouvée ; elle essaya de rassembler ce que le comte lui avoit dit, et de peser les circonstances dont il paroissoit si instruit et si persuadé. Elle songeoit à la conduite qu’il faudroit à l’avenir tenir envers Valancourt ; incapable de penser et de réfléchir, elle ne pouvoit que sentir l’excès de son malheur. Un moment, elle se représentoit que Valancourt n’étoit plus l’homme qu’elle avoit si tendrement aimé, et dont l’idée l’avoit jusques-là soutenue sous le poids de l’affliction par l’espérance d’un avenir plus heureux : c’étoit un caractère avili, dégradé. Elle devoit tâcher de le mépriser, si elle ne pouvoit l’oublier ; mais ne pouvant admettre une supposition si terrible, elle la rejetoit : elle se refusoit à croire sa conduite semblable au tableau qu’en faisoit le comte, et conclut que des ennemis le lui avoient peint sous de fausses couleurs. Quelquefois même elle alloit jusqu’à douter de la bonne foi du comte, et à lui supposer quelques motifs secrets pour rompre les nœuds qui l’attachoient à Valancourt : cette erreur fut bien courte. Le caractère du comte, tel que Dupont, d’autres personnes, et elle-même avoient pu le juger, ne permettoit pas de l’en croire capable ; mais, de plus, il ne pouvoit exister aucun motif pour qu’il se fût abaissé à une si cruelle trahison. Emilie ne put long-temps conserver l’espérance que le comte eût été égaré par de faux rapports sur Valancourt ; il avoit dit qu’il lui parloit d’après sa propre observation, et la fatale expérience de son fils. Il falloit quitter Valancourt pour jamais. Quel bonheur, quel repos attendre, avec un homme dont les inclinations étoient si belles, et pour qui le vice étoit devenu une habitude ? Elle ne devoit plus l’estimer ; mais le souvenir de ce qu’il avoit été, la longue habitude de l’aimer, ne souffroient guère qu’Emilie le méprisât.

— Oh Valancourt ! s’écrioit-elle ; après une séparation si longue, ne nous retrouvons-nous que pour être si malheureux ? que pour nous séparer pour toujours ?

Au milieu du tumulte de ses idées, elle se rappela sa candeur, sa simplicité, que la veille encore il lui avoit montrées. Si elle avoit osé s’en fier à son propre cœur, elle en auroit tout espéré. Elle ne pouvoit se résoudre à s’éloigner de lui pour toujours, avant d’avoir acquis une preuve nouvelle de sa mauvaise conduite : mais étoit-il probable qu’elle pût se la procurer ? et pouvoit-elle, d’ailleurs, chercher une preuve plus positive ? Il falloit prendre un parti ; elle se détermina presque à le faire, selon la manière dont Valancourt recevroit ses questions, relativement à la conduite qu’il avoit tenue.

L’heure du dîner arriva ; Emilie lutta contre l’accablement de sa douleur, sécha ses larmes, et descendit. Le comte lui témoigna les plus délicates attentions. La comtesse et mademoiselle Béarn la regardèrent un moment avec surprise, et commencèrent, suivant l’usage, à s’entretenir de bagatelles. Les regards de Blanche interrogeoient vivement son amie ; mais elle ne répondoit que par un douloureux sourire.

Emilie se retira aussi-tôt qu’il lui fut possible ; Blanche la suivit, mais ses questions empressées n’obtinrent aucune réponse. Emilie la pria de l’épargner : parler de choses indifférentes, lui étoit trop pénible. Elle y renonça bientôt, et Blanche la quitta en la plaignant, puisqu’elle ne pouvoit pas lui offrir de consolation. Emilie se détermina secrètement à retourner au couvent, pour y passer un jour ou deux. Dans l’état où elle étoit, la société, sur-tout celle de la comtesse et de mademoiselle Béarn, lui devenoit insupportable. Elle espéroit que la solitude du cloître et la bonté de l’abbesse l’aideroient à reprendre un peu d’empire sur elle-même, et à soutenir le dénouement qu’elle ne prevoyoit que trop.

Il lui sembloit qu’elle eût été moins affligée si Valancourt lui eût été enlevé par la mort, ou s’il eût épousé quelque rivale préférée. Ce qui la mettoit au désespoir, c’étoit de voir son amant déshonoré, de le voir couvert d’un opprobre qui devoit finir par le perdre lui-même, et qui la forçoit d’arracher de son cœur cette image si long-temps adorée. Ces tristes réflexions furent interrompues par un billet de Valancourt ; il peignoit le désordre de son ame ; il la conjuroit de le recevoir dans la soirée de ce jour, plutôt que le lendemain matin. Elle sentit une agitation si violente, qu’elle n’eut pas la force de répondre. Elle desiroit de le voir, et de sortir de cet état d’incertitude. Elle frémissoit de l’idée de cette entrevue ! Elle fit demander au comte un moment d’entretien, le vint trouver dans son cabinet, lui remit le billet, et lui demanda conseil. Il répondit que, si elle se croyoit la force de supporter une pareille scène, il croyoit utile aux deux parties de l’accélérer plutôt que de la reculer.

— On ne peut douter de sa tendresse, dit le comte ; il me paroît si affligé ! Vous, mon aimable amie, vous êtes si accablée ! plutôt l’affaire se décidera, et mieux sans doute cela vaudra.

Emilie répondit à Valancourt qu’elle consentoit à le voir : elle tâcha ensuite de recueillir les forces et le courage dont elle auroit besoin pour soutenir cette scène si triste, qui devoit détruire ses plus douces, ses plus chères espérances.


CHAPITRE VI.

On vint avertir Emilie que le comte de Villefort demandoit à la voir. Elle devina que Valancourt étoit chez lui. En approchant de la bibliothèque, où elle imaginoit qu’il devoit être, son émotion devint si forte, que, n’osant encore paroître, elle retourna dans le vestibule pour calmer son agitation.

S’étant enfin remise, elle entra dans le cabinet, et trouva Valancourt assis avec le comte. Ils se levèrent tous deux. Elle n’osoit regarder Valancourt. Le comte se retira.

Emilie restoit les yeux baissés, ne pouvant parler, et respirant à peine. Valancourt se jeta sur une chaise auprès d’elle ; il soupiroit et gardoit le silence. Enfin, d’une voix tremblante, il lui dit : J’ai désiré vous voir ce soir pour sortir au moins de l’horrible incertitude où m’a plongé votre changement. Quelques paroles du comte viennent de m’en éclaircir une partie. Je m’apperçois que j’ai des ennemis, Emilie, des ennemis envieux de mon bonheur, et qui sont acharnés à le détruire. Je m’apperçois aussi que le temps et l’absence ont affaibli vos sentimens pour moi.

Ces derniers mots expirèrent sur ses lèvres. Emilie ne put répondre.

— Quelle rencontre que la nôtre, s’écria Valancourt en s’élançant de son siège et parcourant l’appartement ! quelle rencontre, après une longue, une si longue séparation ! Il reprit sa chaise, et, d’un ton ferme, il ajouta : Cruelle Emilie, ne me parlerez-vous point ?

Il couvrit son visage d’une main, comme pour cacher son émotion, et prit celle d’Emilie, qui ne la retira pas. Elle ne put retenir ses larmes. Il s’en apperçut. Toute sa tendresse revint ; un rayon d’espérance pénétra rapidement au fond de son ame. Eh quoi ! vous me plaignez, s’écria-t-il ! vous m’aimez encore ! vous êtes toujours mon Emilie ! souffrez que j’en croie vos larmes.

— Oui, je vous plains, lui dit-elle ; mais dois-je encore vous aimer ? Croyez-vous être encore ce même Valancourt estimable que j’aimois autrefois ?

— Que vous aimiez autrefois, s’écria-t-il ! Le même ! le même ! Il s’arrêta dans l’excès de son émotion, et reprit douloureusement : Non, je ne suis plus le même ; je suis perdu ! je ne suis plus digne de vous !

Il couvrit encore son visage. Emilie étoit trop touchée d’un aveu si sincère pour pouvoir répondre aussi-tôt. Elle luttoit contre son cœur ; elle sentoit le danger de se fier long-temps à sa résolution en la présence de Valancourt. Elle étoit empressée de terminer une entrevue qui les désoloit tous les deux. Cependant quand elle pensoit que ce seroit probablement la dernière, tout son courage l’abandonnoit ; elle ne sentoit plus que sa tendresse et sa douleur.

Valancourt, pendant ce temps, dévoré de remords et de chagrin, n’avoit ni le pouvoir ni la volonté d’exprimer tout ce qui l’agitoit. À peine paroissoit-il sensible à la présence d’Emilie. Son visage étoit caché, sa poitrine soulevée de sanglots.

— Épargnez-moi, lui dit Emilie, le chagrin de revenir sur les détails de votre conduite, qui m’obligent de rompre avec vous ; il faut nous séparer, et je vous vois pour la dernière fois.

— Non, s’écria Valancourt, vous ne pouvez penser ce que vous dites ; vous ne pouvez pas penser à me rejeter de vous pour toujours.

— Il faut nous séparer, répéta Emilie, et pour toujours ; votre conduite nous en fait une nécessité.

— C’est la décision du comte, reprit-il avec fierté, ce n’est pas la vôtre ; et je saurai de quel droit il se met entre nous. Il se leva à ces mots, et parcourut la chambre à pas précipités.

— Laissez-moi vous désabuser, dit Emilie non moins émue. La décision est de moi : mon repos l’exige.

— Votre repos exige que nous nous séparions, que nous nous séparions pour toujours, dit Valancourt ! Je n’attendois pas un pareil discours de votre bouche.

Il se tut un moment. Enfin, dans une douleur passionnée, Valancourt déplora ses torts et le malheur où l’abandon d’Emilie le plongeoit ; il fondit en larmes, et ne poussa plus que des soupirs entrecoupés.

— Il est vrai, reprit-il, que je suis déchu de ma propre estime ; mais auriez-vous pu si promptement renoncer à moi si vous n’aviez déjà cessé de m’aimer, ou si vous ne cédiez, le dirai-je, aux projets d’un autre ?

Emilie versoit un torrent de larmes. Non, Emilie, non, vous n’y consentiriez pas si vous m’aimiez encore ; vous trouveriez votre bonheur à conserver le mien.

— Serois-je excusable, répondit-elle, en vous confiant le repos de ma vie ? Comment me le conseilleriez-vous, si je vous étois chère ?

— Si vous m’étiez chère, s’écria Valancourt ! Est-il possible que vous doutiez de mon amour ! Mais oui, vous avez raison d’en douter, puisque je suis moins disposé à l’horreur de me séparer de vous, qu’à celle de vous envelopper dans ma ruine. Oui, je suis ruiné, ruiné sans ressources ; je suis accablé de dettes, et je ne saurois les acquitter. Les yeux de Valancourt étoient égarés quand il disoit ces mots ; ils prirent à l’instant l’expression d’un affreux désespoir. Emilie fut forcée d’admirer sa franchise ; elle sembla, durant quelques minutes, résister à sa propre douleur, et lutter contre elle-même. Je ne prolongerai pas, dit-elle enfin, un entretien dont l’issue ne sauroit être heureuse. Valancourt, adieu.

— Non, vous ne partirez pas, dit-il impétueusement ; vous ne me laisserez pas ainsi ! vous ne m’abandonnerez pas avant que mon esprit ait recueilli la force dont il a besoin pour soutenir ma perte. Emilie, effrayée par le feu sombre de ses regards, lui dit d’une voix douce : — Vous avez reconnu vous-même que nous devions nous séparer ; si vous desirez me faire croire que vous m’aimez, vous le reconnoîtrez encore. — Jamais, jamais, s’écria-t-il ! j’étois un insensé quand j’avouois… Emilie, c’en est trop : vous ne vous trompez pas sur mes fautes ; mais le comte est la barrière qui nous sépare, il ne sera pas long-temps un obstacle à ma félicité.

— C’est à présent, dit Emilie, que vous parlez en insensé : le comte n’est pas votre ennemi, Valancourt ; il est mon ami, cette considération seule devroit vous le faire regarder comme le vôtre. — Votre ami, dit vivement Valancourt : depuis quel temps est-il donc votre ami, pour vous faire si promptement oublier votre amant ? Est-il votre ami ? celui qui vous a demandé de préférer M. Dupont ; Dupont, qui, dites-vous, vous a ramenée d’Italie ! Dupont qui je le dis, moi, m’a ravi votre cœur ! Mais je n’ai pas le droit de vous interroger : vous êtes maîtresse de vous-même ; ce Dupont, peut-être, ne triomphera pas long-temps de mon malheur. Emilie, plus épouvantée que jamais de la fureur de Valancourt, lui dit : — Au nom du ciel, soyez raisonnable ! Calmez-vous ! M. Dupont n’est pas votre rival, le comte n’est pas son défenseur : vous n’avez point de rival ; vous n’avez d’ennemi que vous-même ! je vois plus que jamais que vous n’êtes plus ce Valancourt que j’ai tant aimé.

Il ne répondit point : les bras appuyés sur la table, il gardoit un morne silence. Emilie restoit muette et tremblante, et n’osoit le quitter.

— Malheureux, s’écria-t-il soudain ! je ne puis me plaindre sans m’accuser ! Pourquoi fus-je entraîné dans Paris ? pourquoi ne me suis-je pas défendu des séductions qui devoient à jamais me rendre méprisable ? Il se tourna vers elle, il prit sa main, et lui dit d’une voix tendre : — Emilie ! pouvez-vous supporter que nous nous séparions ! pouvez-vous abandonner un cœur qui vous aime comme le mien ! un cœur, qui malgré ses erreurs, n’appartiendra jamais qu’à vous ! Emilie ne répondit que par ses larmes. — Je n’avois pas, ajouta-t-il, une pensée que je voulusse vous cacher, pas un goût, pas un plaisir, auxquels vous ne pussiez prendre part.

Ces vertus pourroient encore être les miennes, si votre tendresse qui les avoit nourries n’étoit pas changée sans retour ; mais vous ne m’aimez plus : les heures si douces que nous avons passées ensemble se retraceroient à votre souvenir, vous ne pourriez y revenir sans émotion ! Je ne vous affligerai pas plus long-temps ; mais avant que je parte, laissez-moi vous les répéter. Quel que puisse être mon destin, quelles que doivent être mes souffrances, je ne cesserai pas de vous aimer, de vous aimer tendrement ! Je pars, Emilie, je vais vous quitter, et pour toujours. À ces mots, sa voix s’affoiblit : il retomba sur sa chaise avec abattement. Emilie ne pouvoit ni sortir, ni lui dire adieu. Toutes ses folies étoient presque effacées de son esprit, elle ne sentoit que sa douleur et sa pitié.

— Dites au moins, reprit Valancourt, que vous me verrez encore une fois ! Le cœur d’Emilie fut en quelque sorte soulagé par cette prière : elle s’efforça de croire qu’elle ne devoit pas s’y refuser ; néanmoins elle éprouvoit de l’embarras, en songeant qu’elle étoit chez le comte, et qu’il pouvoit s’offenser du retour de Valancourt ; elle consentit pourtant, à condition qu’il ne verroit, ni dans le comte un ennemi, ni dans Dupont un rival : alors il sortit tellement consolé par les deux mots d’Emilie, qu’il perdit le premier sentiment de son malheur.

Emilie se retira chez elle pour composer son maintien, et dérober la trace de ses larmes ; elle craignoit la censure de la comtesse et la curiosité de la famille ; elle eut cependant de la peine à rendre le calme à son esprit ; elle ne pouvoit bannir le souvenir de cette dernière scène, ni l’idée qu’elle reverroit Valancourt le lendemain : cette entrevue lui paroissoit plus terrible que la précédente.

Valancourt avoit fait une forte impression sur elle : en dépit de ce qu’elle savoit, de ce qu’elle croyoit à son désavantage, son estime reprenoit de nouvelles forces. Il lui paroissoit impossible qu’il eût pu se dépraver au point où certaines personnes le lui disoient ; sa candeur, sa sensibilité le lui promettoient : elle eût cédé sans doute aux flatteuses persuasions de son cœur, sans la prudence supérieure du comte qui lui représenta clairement le danger de sa situation, celui d’écouter la promesse d’une réforme que révoqueroit toujours l’ardeur de sa passion ; enfin le peu d’espérance que pouvoit donner une liaison, dont le bonheur tiendroit au rétablissement d’une fortune entièrement détruite, à l’oubli de vicieuses habitudes. Il s’affligea de ce qu’Emilie avoit promis une seconde entrevue.

Emilie ne songeoit plus à la vieille concierge, à l’histoire promise. La nuit vint ; Dorothée ne parut pas. Emilie ne ferma pas l’œil ; plus sa mémoire lui retraçoit sa dernière scène avec Valancourt, moins elle conservoit de force. Il fallut que les argumens du comte, les préceptes de son père sur le besoin de se maîtriser soi-même, lui suggérassent en ce moment la prudence, la dignité dont elle avoit besoin dans la plus délicate circonstance de sa vie.

CHAPITRE VII.

Valancourt, pendant ce temps, enduroit les angoisses du désespoir. La vue d’Emilie avoit renouvelé toute l’ardeur de son premier amour ; l’absence, les distractions d’une vie tumultueuse, ne l’avoient affaiblie que passagèrement. Quand en recevant sa lettre il étoit parti pour le Languedoc, il savoit bien que sa folie l’avoit ruiné, et il n’avoit aucun projet de le cacher à Emilie ; il s’affligeoit seulement du retard que sa mauvaise conduite pourroit causer à leur mariage, et ne prévoyoit pas que cette information pourroit la conduire à briser tous leurs nœuds. Accablée par l’idée de cette éternelle séparation, et le cœur pénétré de remords, il attendait cette seconde entrevue dans un état qui approchoit de l’égarement ; il espéroit pourtant encore obtenir d’elle par ses prières quelque changement de résolution.

Le matin il fit demander à quelle heure elle le recevroit. Emilie, quand on lui remit ce billet, étoit avec le comte, et ce fut pour celui-ci un prétexte nouveau pour lui parler de Valancourt. Il voyoit le désespoir de sa jeune amie, et redoutoit plus que jamais que son courage ne l’abandonnât. Emilie répondit au billet, et le comte revint sur le sujet de la dernière conversation. Il parut craindre les sollicitations de Valancourt, et il lui peignit les malheurs auxquels elle s’exposoit pour l’avenir, si elle ne résistoit à un chagrin actuel et passager ; ces représentations répétées pouvoient seules la prémunir contre l’effet de son affection, et elle résolut de suivre ses conseils.

L’heure de l’entrevue à la fin arriva. Emilie se présenta avec un extérieur composé ; mais Valancourt, trop agité, fut quelques minutes sans pouvoir parler ; ses premières phrases furent tour à tour plaintes, prières, reproches contre lui-même ; ensuite il dit : — Emilie, je vous ai aimée, je vous aime plus que ma vie ; je suis ruiné par ma faute, et cependant je ne puis nier que je n’aimasse mieux vous entraîner dans une union malheureuse de misère, que d’endurer, en vous perdant, la punition que je mérite… Je suis un malheureux, mais je ne veux plus être un lâche ; je ne chercherai plus à ébranler vos résolutions par les instances d’une passion égoïste. Je renonce à vous, Emilie, et je tâcherai de me consoler en songeant que, si je suis infortuné, vous pouvez au moins être heureuse. Je n’ai pas, il est vrai, le mérite du sacrifice ; et je n’eusse jamais eu la force de vous rendre à vous-même, si votre prudence ne l’eût exigé.

Il s’arrêta un moment. Emilie tâchoit de retenir ses larmes ; elle étoit prête à lui dire : — Vous parlez à présent comme vous parliez autrefois. Mais elle garda le silence. — Pardonnez-moi, Emilie, reprit-il, toutes les souffrances que je vous ai causées. Pensez quelquefois à l’infortuné Valancourt ; souvenez-vous que sa seule consolation sera de savoir que sa folie ne vous a pas rendue malheureuse. Les larmes inondoient les joues d’Emilie. Il alloit retomber dans les accès du désespoir. Emilie s’efforça de rappeler son courage, et de terminer une entrevue qui augmentoit leur commune affliction. Valancourt vit ses pleurs, il la vit se lever ; il fit un nouvel effort pour maîtriser ses sentimens et calmer ceux d’Emilie. Le souvenir de ce douloureux moment, lui dit-il, sera pour l’avenir ma sauve-garde. Oh ! jamais l’exemple, la tentation ne pourront ni me séduire, ni m’entraîner. Le souvenir de ces pleurs que vous versez pour moi, élèvera mon ame au-dessus du danger.

Emilie, un peu consolée par cette assurance, répondit : — Nous nous séparons pour toujours. Mais si mon bonheur vous est cher, souvenez-vous à jamais que rien ne peut y contribuer davantage que de savoir que vous avez recouvré votre propre estime. Valancourt prit sa main ; il avoit les yeux couverts de larmes, et l’adieu qu’il vouloit lui dire étoit étouffé par ses soupirs. Après quelques momens Emilie prononça avec difficulté et émotion : — Adieu, Valancourt, puissiez-vous être heureux ! adieu, répéta-t-elle. Elle essaya de retirer sa main ; il la retenoit et la baignoit de larmes. — Pourquoi prolonger ces momens, lui dit Emilie d’une voix à peine articulée ? ils sont trop pénibles pour nous. — Trop, beaucoup trop, s’écria Valancourt en quittant sa main et retombant sur son siège ! Il se cachoit le visage, et paroissoit suffoqué par ses soupirs. Après un très-long intervalle, pendant lequel Emilie pleuroit en silence, et Valancourt luttoit contre sa douleur, elle se leva encore pour sortir. Il tâcha de prendre un maintien plus assuré. — Je vous afflige, dit-il, mais l’angoisse que je souffre doit être mon excuse ; il ajouta d’une voix entrecoupée : — Adieu, Emilie, vous serez toujours l’unique objet de ma tendresse. Vous penserez quelquefois à l’infortuné Valancourt ; ce sera avec pitié, si ce ne peut être avec estime. Oh ! qu’est-ce pour moi que le monde entier sans vous, sans votre estime ? Il se reprit : Je retombe dans la faute que je me reprochois ; je ne dois plus fatiguer votre patience, je retomberois dans le désespoir.

Il dit encore une fois : — Adieu, Emilie pressa sa main contre ses lèvres, la regarda pour la dernière fois, et s’enfuit hors de la chambre.

Emilie resta dans le fauteuil où il l’avoit laissée, le cœur si oppressé qu’elle ne respiroit plus ; elle entendoit ses pas, dont la bruit s’affoiblissoit à mesure qu’ils s’éloignoient. Elle fut tirée de cet état par la voix de la comtesse qui parloit dans le jardin. En revenant à elle, le premier objet qui frappa sa vue, fut le fauteuil vide sur lequel Valancourt avoit été assis. Le saisissement, et son départ, avoient comme suspendu ses larmes ; elles, revinrent alors la soulager, et elle reprit la force de regagner sa chambre.

CHAPITRE VIII.

Retournons à Montoni, dont la rage et la surprise firent bientôt place à de plus pressans intérêts. Ses excès et ses déprédations s’étoient tellement multipliés, que le sénat de Venise, alors composé de négocians, malgré sa foiblesse et l’utilité que dans l’occasion il auroit pu tirer de Montoni, ne put plus long-temps les supporter. Il fut arrêté qu’on travailleroit à anéantir ses forces et à punir ses brigandages. Un corps considérable de troupes alloit recevoir des ordres pour marcher sur Udolphe. Un jeune officier, qu’animoit contre Montoni le ressentiment de quelqu’injure particulière, et peut-être aussi l’envie de se distinguer, sollicita une audience du ministre qui conduisoit cette entreprise. Il lui représenta qu’Udolphe étoit une forteresse trop bien située pour être enlevée de vive force. Montoni venoit de montrer combien l’habileté du commandement ajoutait aux avantages de la place. Un corps de troupes, tel que celui qu’on formoit, ne pouvoit approcher d’Udolphe sans que Montoni en fût instruit. L’honneur de la république s’opposoit à ce qu’une année régulière vînt assiéger Udolphe. Il ne falloit qu’une poignée d’hommes déterminés. Il étoit très-possible de rencontrer Montoni et les siens hors de leurs murs, et de les attaquer ; ou bien l’on approcheroit du château avec le secret que pouvaient comporter de petits pelotons, et l’on prendroit avantage de quelque trahison ou de quelque négligence pour pénétrer à l’improviste jusques dans l’enceinte d’Udolphe.

Cet avis fut sérieusement médité, et l’officier qui l’avoit conçu eut la disposition des troupes. Il ne s’occupa d’abord que de ruses ; il se posta dans le voisinage d’Udolphe, et chercha à se ménager l’assistance de plusieurs des condottieri. Il n’en trouva aucun qui ne fût prêt à punir un maître impérieux, et à s’assurer ainsi le pardon du sénat. Il apprit le nombre des troupes de Montoni, et sut que ses derniers succès l’avoient fort augmenté. L’entreprise fut bientôt mise à fin : l’officier approcha avec sa troupe ; ses intelligences dans l’intérieur, qui lui avoient procuré le mot d’ordre, lui donnèrent toute sorte de secours ; Montoni et ses officiers furent surpris par un détachement qui s’empara de leur appartement, pendant qu’un autre, après un combat fort léger, faisoit rendre les armes à toute la garnison. Parmi les personnes qu’on enleva avec Montoni, se trouvoit Orsino, l’assassin. Il avoit rejoint Montoni à Udolphe, et Morano l’ayant appris après le malheureux effort qu’il avoit fait pour enlever Emilie, en avoit averti le sénat. Le désir de prendre cet homme, qui avoit fait tuer un sénateur, étoit un des motifs qui avoit fait presser l’entreprise. Le succès en fut si agréable à tout le corps, que, malgré les soupçons politiques et l’accusation secrète de Montoni, Morano fut relâché sans délai. La célérité, la facilité de cette expédition, prévinrent l’éclat et la rumeur publique. Emilie, en Languedoc, ignora la défaite et l’humiliation de son cruel persécuteur.

Son esprit étoit si accablé par ses chagrins, qu’aucun effort de sa raison ne pouvoit en surmonter l’effet. Le comte de Villefort essaya tous les moyens de consolation. Quelquefois il l’abandonnoit à la plus entière solitude ; quelquefois il l’attiroit à des réunions paisibles, et la protégeoit de son mieux contre les questions trop curieuses et les critiques de la comtesse : il l’invitoit souvent à de longues promenades avec lui et sa fille, et sans paroître le chercher, il amenoit la conversation sur des sujets assortis à son goût ; il espéroit l’enlever par degrés au sujet de sa douleur, et réveiller en elle des idées différentes. Emilie croyoit voir en lui l’ami éclairé, le protecteur de sa jeunesse ; elle lui voua bientôt une affection filiale. Son cœur s’épancha avec Blanche comme avec une sœur. La bonté, la simplicité de cette jeune personne compensoit bien la privation de quelques avantages plus brillans. Il se passa bien du temps avant qu’Emilie pût se distraire assez de Valancourt pour écouter l’histoire que la vieille Dorothée lui avoit promise. Dorothée, à la fin, l’en fit souvenir elle-même, et Emilie, l’attendit chez elle le même soir.

Cependant son esprit étoit encore occupé de réflexions qui affoiblissoient sa curiosité, quand, après minuit, Dorothée frappa à sa porte ; elle fut presque aussi surprise que si elle ne l’avoit pas attendue. — Je suis venue tard, mademoiselle, dit Dorothée. Je ne conçois pas ce qui me fait si fort trembler ce soir ; j’ai cru, une fois ou deux, que je tomberois en chemin. — Emilie la fit asseoir, et la pria de se remettre avant d’entamer le sujet pour lequel elle étoit venue. — Hélas ! dit Dorothée, je crois que c’est pour y avoir pensé, que je me suis ainsi troublée : dans mon chemin, j’ai passé devant la chambre où ma pauvre chère dame est morte. Tout étoit si tranquille, si sombre autour de moi, que je croyois presque la voir telle que je l’ai vue sur son lit de mort.

Emilie rapprocha sa chaise. Dorothée continua. — Il y a maintenant environ vingt ans que madame la marquise arriva dans ce château. Hélas ! je m’en souviens bien. Qu’elle étoit belle quand elle parut dans la grande salle, où nous autres domestiques nous étions tous rassemblés pour la recevoir ! Combien M. le marquis paroissoit heureux ! Ah ! qui alors eût pu le penser ! Mais, que dis-je ? mademoiselle, il me sembla que la marquise avec ses doux regards avoit le cœur triste. Je le dis à mon mari. Il me dit que c’étoit une idée chimérique. Je ne lui en parlai plus, et je gardai pour moi mes observations. Madame la marquise étoit à-peu-près de votre âge ; et, comme je l’ai souvent remarqué, elle vous ressembloit beaucoup. M. le marquis tint fort long-temps maison ouverte, et donna des repas si nombreux, que jamais depuis le château n’a été si brillant. J’étois plus jeune, mademoiselle, que je ne le suis à présent ; j’étois tout aussi gaie qu’une autre. Je dansois, je m’en souviens, avec Philippe le sommelier ; j’avois une robe à fleurs, des rubans jaunes, et un bonnet, non pas comme on les porte à présent, mais très-élevé, avec des rubans tout autour. Cela m’alloit très-bien. M. le marquis me remarqua. Ah ! c’étoit bien alors le plus honnête seigneur. Qui auroit pu penser que lui !…

— Mais la marquise, Dorothée, vous me parliez d’elle, dit Emilie.

— Ah ! oui. Madame la marquise, je pensois qu’au fond du cœur elle n’étoit pas heureuse. Je la surpris une fois tout en pleurs dans sa chambre. Quand elle me vit, elle essuya ses yeux, et s’efforça de sourire. Je n’osai pas lui demander ce qu’elle avoit ; mais la seconde fois que je la vis dans cet état, je lui en demandai la cause, et elle en parut offensée. Ainsi je ne dis plus rien. J’en devinai pourtant quelque chose. Son père, à ce qu’il paroît, l’avoit forcée d’épouser le marquis à cause de sa fortune. Il y avoit un autre gentilhomme, ou autrement un chevalier, qu’elle aimoit mieux, et qui étoit très-épris d’elle. Elle s’affligeoit de l’avoir perdu, à ce que j’imagine ; mais elle ne m’en a jamais parlé. Ma maîtresse essayoit de cacher ses pleurs au marquis. Je la voyois souvent après ses accès de tristesse, prendre un air calme et doux quand il entroit chez elle. Mon maître tout-à-coup devint sombre, brusque et fort dur pour madame. Elle s’en affligea beaucoup, mais sans jamais se plaindre. Dans ces momens, elle étoit toute charmante pour se remettre en bonne humeur. Mon cœur saignoit de voir cela. Mais il étoit si sauvage, il lui répondoit si durement, qu’elle s’enfuyoit dans sa chambre en pleurant. Je l’écoutois dans l’antichambre. Pauvre chère dame ! Mais rarement j’osois m’approcher. Quelquefois je pensois que monsieur étoit jaloux. Ma maîtresse étoit admirée de bien du monde ; mais elle étoit trop honnête pour mériter le moindre soupçon. Parmi les chevaliers qui visitaient le château, il y en avoit un que je pensois toujours qui étoit fait pour madame. Il étoit si poli, si spirituel ; il y avoit tant de grâce dans ses actions, dans ses discours. J’ai toujours observé que lorsqu’il étoit là, M. le marquis étoit toujours plus mécontent, et madame plus pensive. Il me vint dans la tête que c’étoit celui-là même qu’elle devoit épouser ; mais jamais je n’en ai été bien sûre.

— Quel étoit le nom de ce chevalier ? Dorothée, lui dit Emilie.

— Je ne puis vous le dire, mademoiselle ; cela auroit trop d’inconvéniens. Une personne qui est morte depuis, m’a assuré que la marquise n’étoit pas en bonne règle la femme du marquis, et qu’elle avoit d’abord épousé secrètement le chevalier qu’elle aimoit tant. Elle n’osa pas le confesser à son père qui étoit un homme dur ; mais cela n’est pas vraisemblable, et je n’y ai jamais donné une grande confiance. Comme je disois, le marquis, à ce qu’il me sembloit, étoit hors de lui-même quand ce chevalier se trouvoit au château. Le traitement qu’il faisoit à madame la rendit à la fin misérable à l’excès. Il ne vouloit plus qu’elle vît personne, et la laissoit vivre toute seule. Je la servois toujours. Je voyois ce qu’elle souffroit, mais elle ne se plaignoit pas.

Après un an passé de la sorte, madame tomba malade. Je crus d’abord que son chagrin en étoit la cause ; mais, hélas ! je crains bien que cette cause ne fût plus fâcheuse.

— Plus fâcheuse ! dit Emilie ; et comment ?

— Je le crains, mademoiselle ; il y eut d’étranges circonstances ; mais je vous dirai seulement ce qui arriva : M. le marquis…

— Paix, Dorothée. Qu’est-ce que j’entends ? dit Emilie.

Dorothée changea de visage. Elles écoutèrent toutes deux, et entendirent quelques sons d’une douceur singulière.

— J’ai sûrement déjà entendu cette voix, dit Emilie.

— Je l’ai souvent entendue, et à cette même heure, dit Dorothée gravement. Si les esprits peuvent faire de la musique, celle-ci ne peut venir que d’eux.

À mesure que les sons approchoient, Emilie les reconnut pour ceux qu’elle avoit entendus dans le temps de la mort de son père. Soit que le souvenir qu’ils lui rappeloient réveillât sa mélancolie, soit qu’elle fût frappée d’un respect superstitieux, elle fut prête à perdre connoissance.

— Je crois vous avoir dit, mademoiselle, reprit Dorothée, que j’entendis cette musique bientôt après la mort de ma chère dame. Je me souviens encore de cette nuit-là.

— Paix, elle approche, dit Emilie ; ouvrons la fenêtre, et écoutons.

Elles écoutèrent ; mais les sons s’éloignèrent peu à peu : et tout rentra dans le calme. Il sembloit qu’ils se fussent évanouis dans les bois, dont les sommets touffus se détachoient sur un horizon clair. Tout le reste du paysage étoit enveloppé dans l’ombre de la nuit, et ne laissoit voir que très-imparfaitement quelques parties du jardin.

Emilie appuyée sur la fenêtre, considéroit ces ténèbres avec un respect qui la glaçoit ; elle levoit les yeux sur un firmament sans nuages, qu’éclairoient seulement les étoiles. Dorothée reprit à voix basse :

— Je vous disois donc, mademoiselle, que je me rappelois la première fois que j’avois entendu cette musique ; c’étoit une nuit, peu de temps après la mort de madame ; j’étois restée plus tard qu’à l’ordinaire, je ne sais pas comment cela s’étoit fait ; j’avois rêvé long-temps à ma pauvre maîtresse, et à la triste scène dont je venois d’être témoin. Tout au château étoit tranquille ; j’étois fort loin de tous les domestiques ; cette solitude, les tristes choses auxquelles j’avois pensé, m’avoient presque épuisée ; je me sentois isolée ; je cherchois à entendre quelque bruit : vous savez, mademoiselle, que quand on entend du mouvement, on ne craint pas si fort. Tout le monde étoit couché ; je restois là songeant et méditant ; j’avois peur de regarder dans la chambre, et la figure de ma pauvre dame me revenoit à l’esprit, comme je l’avois vue quand elle étoit mourante. Une ou deux fois je crus la voir réellement devant moi ; tout-à-coup j’entendis une musique si douce ! elle sembloit presque à ma fenêtre : je n’oublierai jamais ce que je sentis ; je n’avois pas la force de me lever, mais je pensai que c’étoit la voix de madame, et les larmes me vinrent aux yeux. Je l’avois entendue chanter pendant sa vie, et elle avoit une très-belle voix : je pleurois quelquefois en l’entendant, quand assise dans son oratoire, et tenant son luth, elle chantoit le soir des romances si tristes, et de quels accens ! oh ! cela alloit au cœur, J’écoutois de l’antichambre. Dans l’été, la fenêtre ouverte, elle chantoit quelquefois une heure de suite ; quand j’entrois pour fermer, elle ne se doutoit pas du temps qu’elle y avoit passé. Mais comme je le disois, mademoiselle, continua Dorothée ; quand j’entendis pour la première fois cette musique, je pensois qu’elle venoit de madame, et je l’ai encore souvent cru depuis que je l’ai entendue par intervalles : elle avoit cessé depuis quelques mois, mais la voilà revenue.

— Il est extraordinaire, observa Emilie, que l’on n’ait point encore découvert quel est le musicien.

— Oh ! mademoiselle, si c’étoit une personne naturelle, on la connoîtroit depuis long-temps ; mais qui auroit le courage d’aller suivre un esprit ? et même quand on seroit assez hardi, à quoi cela mèneroit-il ? Les esprits, vous le savez, mademoiselle, peuvent prendre la figure qu’ils veulent ; ils sont là, ils sont ici, l’instant d’après ils sont ailleurs.

— De grâce, reprenez l’histoire de la marquise, dit Emilie, et informez-moi de son genre de mort.

— Je le veux bien, dit Dorothée ; mais retirons-nous de la fenêtre.

— Cet air pur me fait du bien, dit Emilie ; j’aime à l’entendre murmurer au bord des bois, et à regarder ce paysage obscur : vous parliez de M. le marquis, quand la musique vous a interrompue.

— Oui, mademoiselle ; M. le marquis devint de plus en plus sombre, et madame empiroit tous les jours. Une nuit elle fut très-mal ; on vint m’appeler ; je courus auprès de son lit, et je fus effrayée de son état. Quel changement ! elle me regarda de manière à pénétrer de compassion ; elle me pria d’appeler le marquis, qui n’étoit pas encore venu chez elle, et de lui dire qu’elle avoit des choses secrètes à lui communiquer. Il vint, parut affligé de la voir si mal, et parla fort peu. Ma maîtresse lui dit qu’elle se sentoit mourante, et desiroit de l’entretenir seul ; je sortis, et je n’oublieroi jamais le regard qu’elle me jeta en ce moment.

Lorsque je revins, j’osai dire à monsieur d’envoyer chercher un médecin, imaginant que la douleur l’empêchoit d’y penser ; madame dit qu’il étoit trop tard : monsieur, bien loin de la croire, sembloit regarder sa maladie comme légère. Elle eut une affreuse convulsion : je n’oublierai jamais ses cris. Monsieur fit partir un homme à cheval pour chercher un médecin, et parcourut tout le château dans l’égarement de la douleur. Je restois près de madame, et j’essayois de la soulager. Elle avoit des intervalles ; et pendant un de ces momens, elle envoya encore chercher monsieur : il vint ; j’allois me retirer ; elle désira que je ne m’écartasse pas. Oh ! je n’oublierai jamais la scène qui se passa ; à peine si maintenant je puis y penser. Monsieur perdoit presque la raison. Madame y mettoit tant de bonté, prenoit tant de peines pour le consoler, que si jamais il avoit eu quelques soupçons, ils devoient être dissipés. Il sembloit accablé au souvenir de ses mauvais traitemens. Elle en fut si touchée, qu’elle s’évanouit.

Nous fîmes sortir monsieur ; il courut dans son cabinet, se jeta par terre, et ne voulut rien entendre. Quand madame fut remise, elle demanda de ses nouvelles ; mais elle dit ensuite que sa douleur l’affligeoit trop, et qu’il falloit la laisser mourir tranquillement. Elle mourut dans mes bras, mademoiselle, avec le calme d’un enfant ; la crise violente étoit passée.

Dorothée s’arrêta et pleura. Emilie pleura avec elle ; elle étoit attendrie par la bonté de la marquise, et par la douce patience avec laquelle elle avoit souffert.

— Quand le médecin vint, reprit Dorothée, hélas ! il étoit trop tard ! Il parut étonné en voyant le corps de ma maîtresse ; sa figure étoit devenue noire. Il fit sortir tout le monde, et me fit de singulières questions au sujet de la marquise et de sa maladie. Il secouoit la tête à mes réponses, et paroissoit en penser plus qu’il n’en vouloit dire. Je le compris trop bien ; néanmoins je gardai mes conjectures pour moi ; je n’en fis part qu’à mon mari, qui me recommanda de me taire. Quelques autres domestiques formèrent pourtant les mêmes soupçons ; ils circulèrent dans le voisinage, mais jamais on ne les publia. Quand le marquis sut que madame étoit morte, il s’enferma, et ne voulut voir que le médecin. Ils restèrent plus d’une heure ensemble, et le docteur ne me parla plus de madame. On l’enterra dans l’église du couvent. Tous les vassaux suivirent les funérailles ; tous fondoient en larmes, car elle étoit très-bienfaisante. Quant à M. le marquis, jamais je ne vis une mélancolie comme la sienne ; quelquefois c’étoient des accès de violence où il perdoit le sentiment. Il ne demeura pas long-temps au château ; il partit pour son régiment. Peu-après tous les domestiques reçurent leur congé, sauf mon mari et moi, parce que notre maître étoit parti pour la guerre. Je ne l’ai pas revu depuis ; il n’a jamais, voulu revenir à ce château, quoique ce soit un si beau lieu, et jamais n’a voulu finir ce beau bâtiment au couchant qu’il avoit fait construire, et qui est toujours testé fermé jusqu’à l’arrivée de M. le comte.

— La mort de la marquise paroît extraordinaire, dit Emilie, qui desiroit en savoir plus qu’elle n’osoit en demander.

— Oui, mademoiselle, dit Dorothée, elle fut extraordinaire. Je vous dis tout ce que j’ai vu ; vous pouvez deviner ce que je pense ; je ne puis vous en dire davantage, et je ne veux pas semer des bruits qui pourroient offenser M. le comte.

— Vous avez bien raison, dit Emilie. Où le marquis est-il mort ? — Dans le nord de la France, à ce que je crois, mademoiselle, dit Dorothée. J’eus bien de la joie lorsque j’appris que M. le comte arrivoit. Ce lieu a été bien long-temps dans une triste désolation. Nous y entendîmes des bruits étranges peu après la mort de madame ; et mon mari et moi nous nous retirâmes dans une chaumière. Maintenant, mademoiselle, je vous ai dit cette tragique histoire ; je vous ai dit toutes mes pensées, et vous m’avez promis, tous le savez bien, de n’en jamais rien laisser transpirer. — Je serai fidelle à ma promesse, dit Emilie ; ce que vous m’avez appris m’intéresse plus que vous ne croyez vous-même. Je voudrois seulement vous engager à me nommer le chevalier qui, selon vous, convenoit si bien à la marquise.

Dorothée s’y refusa constamment, et revint à la ressemblance d’Emilie avec la marquise. Il y a un autre portrait d’elle, ajouta Dorothée ; il est dans une des pièces qui sont restées fermées. Il fut fait avant son mariage, et vous ressemble bien plus que la miniature. Emilie montra un extrême désir de le voir. Dorothée répondit qu’elle ne se soucioit pas d’entrer dans cet appartement. Emilie lui rappela que le comte, le jour précédent, avoit parlé de le faire ouvrir. Dorothée réfléchit, et convint qu’elle aimeroit mieux le parcourir d’abord avec Emilie seule. Elle promit donc de lui montrer le tableau.

La nuit étoit trop avancée, et Emilie trop affectée du récit qu’on venoit de lui faire, pour visiter si tard l’appartement ou cet événement s’étoit passé. Elle pria Dorothée de venir la nuit suivante, à une heure où on ne pût la voir, et de la conduire. Outre son désir de voir le portrait, elle sentoit une pressante curiosité de voir la chambre où la marquise étoit morte, et qui, suivant le rapport de Dorothée, étoit restée dans le même état où elle étoit lors de l’enterrement. L’émotion que l’attente d’une telle scène lui causoit étoit alors conforme à l’état de son esprit. Elle étoit accablée du changement de son sort ; les objets rians ajoutoient à sa mélancolie, au lieu de la dissiper : peut-être avoit-elle tort de pleurer si amèrement un malheur qu’elle n’avoit pu éviter ; mais aucun effort de raison ne pouvoit lui laisser voir avec indifférence l’abaissement de celui qu’elle avoit jadis estimé autant qu’aimé.

Dorothée promit de revenir la nuit suivante avec les clefs de l’appartement ; elle souhaita le bonsoir à Emilie, et se retira. Emilie resta à la fenêtre, rêvant tristement sur le destin de l’infortunée marquise, et attendant avec intérêt la musique nocturne. Le calme de la nuit ne fut troublé que par le murmure des bois, dont un léger zéphyr agitoit le feuillage. La cloche du couvent sonnoit aussi par intervalle. Emilie se retira de la fenêtre, et s’assit près de son lit, dans une mélancolie que cette heure solitaire entretenoit. Le cahrme fut interrompu soudain, non par de la musique, mais par un bruit fort singulier, qui sembloit venir de la chambre voisine ou de celle qui étoit au-dessous. La catastrophe terrible qu’on venoit de lui raconter, les circonstances mystérieuses liées avec ce château, avoient si fort ébranlé ses esprits, qu’elle céda un moment à une crainte superstitieuse. Le bruit ne se renouvela pourtant pas, et elle chercha à s’endormir, pour oublier dans le sommeil la désastreuse histoire qu’elle avoit entendue.

CHAPITRE IX.

La nuit suivante, à-peu-près à la même heure, Dorothée vint prendre Emilie, et apporta les clefs de l’appartement de la marquise. Il se trouvoit dans la partie du nord qui formoit l’ancien bâtiment. Celui d’Emilie étoit dans la partie du midi. Il leur falloit passer près des chambres de plusieurs domestiques. Dorothée desiroit échapper à leur observation, dans la crainte d’une recherche et des rapports, qui pourroient indisposer le comte. Elle pria donc Emilie d’attendre encore une demi-heure avant de sortir, pour s’assurer que tous les domestiques dormoient. Il étoit près d’une heure avant que tout dans le château fût assez calme pour que la prudente Dorothée consentît à se mettre en marche. Pendant cet intervalle, Dorothée paroissoit fort agitée, et du souvenir des événemens, et de l’idée d’en revoir le théâtre, qui, depuis tant d’années, avoit été fermé pour elle. Emilie se sentoit émue, mais son émotion tenoit à une sorte de vénération plutôt qu’à la crainte. Elles se réveillèrent enfin du silence absolu où les plongeoient la réflexion et l’attente, et elles sortirent toutes deux. Dorothée marchoit devant, et portoit une lampe ; mais sa main, affaiblie par la crainte et la vieillesse, trembloit si fort, qu’Emilie prit elle-même la lampe, et offrit son bras à Dorothée pour soutenir ses pas chancelans.

Il falloit descendre le grand escalier, traverser une grande partie du château, et en remonter un autre qui conduisoit à l’appartement en question. Elles marchèrent avec précaution dans le corridor autour de la grande salle : c’étoit là que donnoient les appartemens du comte, de la comtesse et de Blanche. Elles traversèrent ensuite le vestibule ; elles trouvèrent le commun des domestiques, où les tisons fumoient encore, et où les chaises, encore disposées autour de la table du souper, obstruoient le passage. Elles se trouvèrent enfin au pied de l’escalier qu’elles cherchoient. Dorothée s’arrêta, et regarda autour d’elle. Écoutons bien, dit-elle, si nous n’entendons rien. Mademoiselle, entendez-vous quelque voix ? — Aucune, dit Emilie ; personne, sans doute, excepté nous, ne veille à présent dans le château. — Non, mademoiselle, dit Dorothée ; mais je ne suis jamais venue ici à pareille heure, et d’après ce que je sais, mes craintes n’ont rien d’étonnant. — Que savez-vous ? dit Emilie. — Oh ! mademoiselle, nous n’avons pas à présent le temps de causer. Montons ; la porte à gauche est celle qu’il nous faudra ouvrir.

Arrivées au palier, Dorothée mit la clef dans la serrure. Ah ! dit-elle en s’efforçant de la tourner, il y a si long-temps qu’on n’y a touché, que peut-être elle ne pourra s’ouvrir. Emilie, plus adroite, tourna la clef, ouvrit la porte, et elles entrèrent dans une pièce antique et spacieuse.

— Hélas ! s’écria Dorothée en entrant, la dernière fois que j’ai passé cette porte, je suivois le corps de ma pauvre maîtresse !

Emilie, frappée de cette circonstance, et affectée de la vaste obscurité de cette salle, garda le silence. Elles parcoururent une enfilade de pièces, et parvinrent dans une grande chambre, où l’on distinguoit encore un reste de magnificence.

— Reposons-nous ici, mademoiselle, dit Dorothée d’une voix foible ; nous allons entrer dans la chambre où ma chère dame est morte. Cette porte y conduit. Ah ! mademoiselle, pourquoi m’avez-vous fait venir ici ?

Emilie tira un des fauteuils massifs qui meubloient l’appartement ; elle engagea Dorothée à s’asseoir et à se tranquilliser.

— Comme la vue de cet appartement rappelle à mon esprit les images du temps passé ! il semble que ce soit hier.

— Chut ! quel bruit est-ce-là ? dit Emilie.

— Dorothée tressaillit, parcourut la chambre des yeux ; elles écoutèrent ; tout parut tranquille. La vieille femme reprit le sujet de sa tristesse. — Ce salon, mademoiselle, étoit, du temps de madame, la plus belle pièce du château. Elle étoit meublée de son goût ; vous ne pouvez voir cette tapisserie ; la poussière la couvre, et notre lumière n’est pas brillante. Ah ! comme j’ai vu tout ceci éclairé du temps de madame ! Tout ce meuble venoit de Paris : on l’avoit fait faire pareil à ceux du Louvre ; ces grandes glaces venoient des pays étrangers, ainsi que la tenture. Comme les couleurs se sont fanées, depuis que je ne les ai vues !

— On m’a dit qu’il y avoit vingt ans, dit Emilie.

— Environ, mademoiselle, dit Dorothée : je me souviens de cette époque, et l’intervalle ne me semble rien. — On admiroit cette tapisserie ; elle représente une histoire tout entière que l’on trouve dans un livre : mais j’en ai oublié le nom.

Emilie se lève pour examiner les dessins. Quelques vers en langue provençale, qui se trouvoient au bas, faisoient reconnoître les aventures de quelque roman célèbre. Dorothée étant un peu rassurée, ouvrit enfin la fatale porte. Emilie se trouva dans une chambre fort élevée, tendue d’une tapisserie sombre, et si spacieuse, que la lueur de la lampe n’en montroit pas toute l’étendue. Dorothée, en entrant, s’étoit jetée sur une chaise, poussoit de profonds soupirs, et osoit à peine regarder un lieu si affligeant pour elle. Emilie, au travers de l’obscurité, remarqua le lit où l’on disoit que la marquise étoit morte. Elle s’avança vers le fond de la chambre où il étoit, et distingua la housse de damas vert et les rideaux qui venoient jusqu’en bas en façon de tente, et qui étoient restés à demi-tirés, comme on les avoit laissés sans doute vingt ans auparavant. On avoit jeté sur le lit un grand drap de velours noir, qui le couvroit tout entier, et tomboit jusqu’à terre. Emilie frémit en approchant la lampe ; elle regardoit entre ces sombres rideaux, s’attendant presque à y voir une figure humaine. Elle se rappela soudain l’horreur qu’elle avoit éprouvée, en découvrant madame Montoni mourante dans une tour à Udolphe : le courage lui manqua ; elle se tourna vers Dorothée, et cette vieille femme s’écria tout-à-coup : Vierge Marie ! il me semble que je vois ma maîtresse étendue sur cette couche, telle que je l’ai vue pour la dernière fois.

Emilie, effrayée par cette exclamation, regarde involontairement sur le lit, et ne vit que la sombre couverture. Dorothée fut forcée de s’appuyer sur le lit, et quelques larmes vinrent la soulager.

— Ah ! reprit-elle après avoir pleuré, j’étois là, pendant cette nuit terrible ; je tenois la main de madame ; j’entendis ses dernières paroles ; je vis toutes ses souffrances : c’est-là qu’elle mourut dans mes bras.

— Ne vous livrez pas à ce souvenir, dit Emilie ; sortons d’ici : montrez-moi le tableau dont vous m’avez parlé, si cela ne vous afflige pas trop.

Il est dans l’oratoire, dit Dorothée, en montrant une petite porte à la tête du lit. — Elle l’ouvrit, et Emilie, avec la lumière, entra dans le cabinet de la marquise.

— Hélas ! la voilà, mademoiselle, dit Dorothée en montrant un portrait ! la voilà bien ! Voilà comme elle étoit en arrivant dans ce château. Vous voyez, mademoiselle, elle étoit aussi fraîche que vous. Sitôt moissonnée !

Pendant que Dorothée parloit, Emilie regardoit le portrait ; il ressembloit beaucoup à la miniature qu’elle avoit : seulement l’expression du visage étoit différente ! encore crut-elle voir dans ce tableau une teinte de cette mélancolie pensive qui caractérisoit si fortement le portrait en miniature.

— Je vous prie, mademoiselle, dit Dorothée, placez-vous auprès du portrait, pour que je puisse vous comparer. — Emilie s’y prêta, et Dorothée renouvela les exclamations sur sa ressemblance. Emilie, en regardant de nouveau, pensa avoir vu, quelque part, une personne qui lui rappeloit celle-là ; mais elle ne put s’en souvenir plus précisément.

Dans ce cabinet étoient encore plusieurs effets à l’usage de la marquise. Une robe, quelques ajustemens dispersés sur les chaises, comme si l’on venoit de les quitter ; à terre étoit une paire de mules en satin noir ; sur une toilette, des gants et un très-long voile noir. Emilie le prit pour l’examiner, et s’apperçut qu’il tomboit en lambeaux par vétusté.

— Ah ! lui dit Dorothée, en voyant le voile ; c’est ma maîtresse qui, de sa main, l’avoit déposé là ; on n’y avoit pas touché depuis.

Emilie tressaillit, et le remit à sa place. — Je me souviens, continua Dorothée, de le lui avoir vu ôter en revenant de faire une petite promenade. Je l’avois engagée à descendre au jardin ; elle sembloit en être rafraîchie. Je lui dis qu’elle paroissoit mieux, et je me souviens encore du sourire languissant qu’elle me fit. Hélas ! elle et moi ne pensions guère qu’elle dût mourir dans la nuit.

Dorothée versa quelques larmes, prit le voile, et tout-à-coup le mit sur Emilie ; elle frémit de se trouver ainsi couverte jusqu’aux pieds. Elle s’efforçoit de rejeter le voile, et Dorothée la prioit de le garder un moment. — Avec ce voile, mademoiselle, vous êtes absolument comme ma maîtresse. Puissent vos jours être plus heureux que les siens !

Emilie se dégagea du voile, le remit sur la table, et parcourut le cabinet où chaque objet sembloit parler de la marquise. Dans l’enfoncement d’une fenêtre dont le vitrage étoit colorié, étoient une table, un crucifix d’argent et un livre de prières entr’ouvert. Emilie se rappela avec émotion ce qu’avoit dit Dorothée sur l’usage où étoit la marquise de jouer du luth à cette fenêtre ; elle apperçut le luth lui-même sur un coin de la table, comme s’il y eût été mis au hasard par la même main qui l’animoit si souvent.

— Cette pièce est bien triste et bien mal rangée, dit Dorothée. Quand ma chère maîtresse fut morte, je n’eus jamais le courage de la remettre en ordre, ni sa chambre, non plus. Monsieur n’y est jamais rentré : tout est resté comme il étoit le jour de l’enterrement.

Pendant que Dorothée parloit, Emilie considéroit le luth. Il étoit espagnol, et d’une grandeur remarquable. Elle le prit d’une main tremblante, et promena ses doigts sur les cordes : elles n’étoient pas d’accord ; mais elles rendirent un son grave et plein. Dorothée tressaillit en reconnoissant les sons du luth, et en le voyant dans les mains d’Emilie. — Voilà ce luth, dit-elle, que madame la marquise aimoit tant ! Je me souviens qu’elle le toucha le soir même d’avant sa mort. Je venois pour la déshabiller ; j’entendis en entrant de la musique dans l’oratoire, je m’apperçus que madame étoit assise ; et, pour écouter, je m’approchai doucement jusqu’auprès de la porte entr’ouverte : la musique étoit bien triste ; mais elle étoit bien douce. Je vis madame qui tenoit son luth ; des larmes couloient sur ses joues : elle chantoit une hymne de vêpres : si tendre, si touchante ! Sa voix trembloit : elle s’arrêtoit pour essuyer ses larmes, et reprenoit avec plus de douceur. J’avois souvent entendu chanter madame ; mais jamais je n’avois rien entendu de si délicieux. Je pleurai presque en l’écoutant : elle avoit été en prières, à ce que je crois ; car son livre étoit ouvert sur la table auprès d’elle. Hélas ! il est encore ouvert. Sortons de cet oratoire, mademoiselle, ajouta Dorothée ; mon cœur y souffre trop.

Elles rentrèrent dans la chambre ; Emilie voulut encore revoir le lit. Lorsqu’elle fut devant la porte qui conduisoit dans le salon, elle crut, à la foible lueur de la lampe, voir quelque chose se glisser dans la partie la plus obscure de cette pièce. Son imagination probablement avoit été trop ébranlée par les objets dont elle étoit environnée, sans quoi cette circonstance imaginaire ou réelle ne l’eût point autant affectée ; elle s’efforça de cacher son émotion à Dorothée : mais celle-ci la vit changer de figure, et lui demanda si elle se trouvoit mal.

Allons-nous-en, dit Emilie d’une voix foible, l’air de ces chambres n’est pas sain. Mais, quand elle voulut s’éloigner, elle pensa qu’il faudroit traverser l’appartement où avoit paru le fantôme qui l’avoit effrayée ; sa terreur augmenta, et trop foible pour la soutenir, elle s’assit sur un côté du lit.

Dorothée ne la croyant affectée que des réflexions qu’elle faisoit sur la terrible catastrophe arrivée en ce lieu, travaillait à la ranimer. Cependant elle s’assit près d’elle, et commença le détail de quelques autres particularités, sans songer qu’elle alloit augmenter l’émotion d’Emilie, et uniquement occupée de l’intérêt que ces détails avoient pour elle. Un peu avant la mort de madame, dit-elle, et quand les douleurs furent passées, elle m’appela, et me tendit la main. J’étois justement là où le rideau tombe sur le lit. Comme son regard m’est présent ! La mort y étoit ! Je crois encore la voir. Elle étoit là, madame ; son visage étoit appuyé sur l’oreiller que voilà. Ce drap noir n’y étoit pas alors ; on ne l’y mit qu’après sa mort, son cercueil fut déposé dessus.

Emilie regarda entre ces rideaux obscurs, comme si elle eût pu voir cette figure dont parloit Dorothée : elle ne vit que le bord blanc de l’oreiller qui sortoit de dessous le velours noir. Mais pendant que ses regards erroient sur cette couverture, elle crut y appercevoir un mouvement. Sans parler, elle prit le bras de Dorothée, qui, surprise de l’action et de la terreur dont elle paroissoit accompagnée, tourna les yeux sur le lit ; elle vit le velours se soulever et s’abaisser ensuite.

Emilie vouloit fuir. Dorothée, les yeux fixés sur le lit, dit à la fin : — C’est le vent qui souffle, mademoiselle ; nous avons laissé toutes les portes ouvertes. Voyez comme l’air agite aussi la lampe ; ce n’est que le vent.

À peine eut-elle achevé ces mots, que le manteau s’agita plus violemment. Emilie, honteuse de sa terreur, se rapproche du lit ; elle veut s’assurer que le vent seul avoit causé sa crainte : elle regarde entre les rideaux, la couverture s’agite encore, s’écarte, et laisse voir… une figure humaine. Toutes deux firent un cri, et laissant toutes les portes ouvertes, s’enfuirent aussi vite que leurs jambes tremblantes purent le permettre. Lorsqu’elles furent parvenues à l’escalier, Dorothée ouvrit une chambre où couchoient deux servantes, et tomba sans connoissance sur un lit. Emilie privée de sa présence d’esprit, ne fit qu’un foible effort pour cacher aux servantes surprises la véritable cause de sa terreur. Dorothée, en reprenant ses sens, essaya de rire de sa frayeur. Emilie fit comme elle ; mais les servantes promptement alarmées ne se déterminèrent point à achever leur sommeil dans le voisinage d’un si terrible appartement.

Dorothée reconduisit Emilie chez elle, et elles commencèrent à parler plus froidement de l’étrange incident qui venoit de leur arriver. Emilie auroit presque douté de la vision, si Dorothée ne lui en eût attesté la réalité. Elle raconta alors ce qu’elle avoit cru voir dans le salon, et demanda à Dorothée si elle étoit bien sûre que personne n’eût pu secrètement s’y introduire. Dorothée répliqua que les clefs n’étoient pas sorties de ses mains ; qu’en faisant sa ronde autour du château, ce qui lui arrivoit souvent, elle avoit plusieurs fois examiné les portes, et les avoit toujours trouvées fermées. — Il est donc impossible, ajouta-t-elle, que personne ait pu s’introduire dans cet appartement ; et quand on l’auroit pu, est-il probable que, par choix, on allât coucher dans un lieu si froid et si solitaire ?

Emilie observa que leur visite nocturne pouvoit avoir été épiée ; que peut-être quelqu’un par plaisanterie les avoit suivies dans le dessein de leur faire peur, et que pendant qu’elles examinoient l’oratoire, on s’étoit caché dans le lit. Dorothée convint d’abord que la chose étoit possible, mais ensuite elle se rappela qu’en entrant dans l’appartement, elle avoit pris le soin d’ôter la clef de la première porte, pour qu’on ne s’apperçût pas qu’elles y étoient. Personne donc n’avoit pu y pénétrer, et Dorothée affirma que le fantôme qu’elles avoient vu n’avoit en lui rien d’humain, et n’étoit qu’une apparition effroyable.

Emilie étoit gravement affectée ; de quelque nature que fût l’apparition, soit humaine, soit surnaturelle, le destin de la marquise étoit une vérité incontestable. L’inexplicable incident arrivé dans le lieu même où elle étoit morte, pénétroit Emilie d’un effroi superstitieux. La découverte des illusions d’Udolphe auroit pu l’empêcher d’y céder alors ; elle n’avoit pas su la malheureuse histoire que lui avoit racontée la concierge ; elle la conjura très-sérieusement de cacher cet événement, et de dissiper l’impression de terreur qu’elle avoit déjà montrée ; autrement le comte seroit importuné de rapports qui répandroient l’alarme et la confusion dans la maison. — Le temps, ajouta-t-elle, le temps peut expliquer cette mystérieuse affaire ; attendons-en le dénouement en silence.

Dorothée consentit volontiers ; mais alors elle se rappela que tout l’appartement du nord étoit resté ouvert : elle n’avoit pas le courage de retourner seule pour en fermer la première porte. Emilie, non sans quelque effort, surmonta assez bien sa crainte, pour offrir de l’accompagner jusqu’au pied de l’escalier, et de l’y attendre. Rassurée par cette complaisance, Dorothée se remit en marche, et sortit avec Emilie.

Aucun bruit ne troubloit le silence dans les salles et dans les galeries. Quand Dorothée fut au pied de l’escalier, la résolution lui manqua : elle s’arrêta quelques momens pour écouter, n’entendit rien, et monta, pendant qu’Emilie restoit en bas. Les yeux de Dorothée n’osèrent pas se porter sur l’appartement, dont elle se contenta de fermer bien vîte la première porte, et elle revint joindre Emilie.

En avançant le long du passage qui conduisoit dans la grande salle, elles entendirent des soupirs et de profondes lamentations qui sembloient venir de cette même salle. Emilie écouta effrayée de nouveau, mais elle reconnut bientôt la voix d’Annette, qu’elle trouva dans la salle avec une autre servante, et si épouvantée du récit qu’avoient déjà semé les autres, que ne pouvant se croire en sûreté ailleurs qu’auprès de sa maîtresse, elle alloit se réfugier dans son appartement. Emilie essaya en vain de plaisanter et de la tranquilliser ; elle eut pitié de sa frayeur, et consentit à lui laisser passer toute la nuit dans sa chambre.


CHAPITRE X.

Les injonctions précises d’Emilie à Annette sur le silence qu’il falloit garder, ne furent d’aucun effet. Le sujet de sa terreur avoit répandu une alarme si vive parmi les domestiques, que tous affirmoient alors avoir entendu dans le château les bruits les plus extraordinaires. Le comte en fut informé, et on lui dit que la partie du nord étoit très-certainement fréquentée par des esprits. Il en rit d’abord, et tourna le conte en ridicule ; mais s’appercevant bientôt qu’il produisoit des effets sérieux, et qu’il excitoit dans le château une extrême confusion, il défendit à tout le monde de le répéter sous peine d’en être puni.

L’arrivée de quelques amis réussit à le distraire entièrement ; ses domestiques eux-mêmes avoient peu le loisir de s’étendre sur ce sujet, excepté les après-soupers. Réunis dans leur salle, ils racontoient des histoires de revenans, jusqu’à ne plus oser lever les yeux : on tressailloit alors à la secousse d’une porte qui retomboit dans le passage, et l’on refusoit d’aller seul dans quelque partie que ce fût de la maison.

Annette, en pareil cas, se distinguoit : elle racontoit non-seulement les prodiges dont elle avoit été témoin, mais encore tout ce qu’elle avoit imaginé dans les murs du château d’Udolphe. Elle n’oublioit pas l’étrange disparition de la signora Laurentini, qui faisoit une forte impression sur l’esprit de ses auditeurs. Annette auroit même tout naturellement expliqué les soupçons qu’elle formoit sur Montoni, si le prudent Ludovico, actuellement au service du comte, ne l’eût toujours interrompue quand elle en venoit à ce chapitre.

Parmi ces étrangers qui étoient venus voir le comte dans son château, étoient le baron de Sainte-Foix, son ancien ami, et son fils le chevalier de Sainte-Foix. C’étoit un jeune homme aimable et sensible. Il avoit connu Blanche à Paris l’année précédente, et avoit conçu pour elle une véritable passion. L’ancienne amitié du comte pour son père, les convenances mutuelles de cette alliance, avoient intérieurement fait désirer au comte qu’elle s’accomplît. Mais trouvant alors sa fille trop jeune pour fixer le choix de sa vie ; voulant d’ailleurs éprouver la constance du chevalier, il avoit différé d’agréer sa demande, sans pourtant lui ôter l’espoir. Ce jeune homme arrivoit avec le baron, son père, pour réclamer le prix de sa persévérance ; le comte l’accorda, et Blanche ne s’y opposa pas.

Le château, si bien habité, devint aussi riant que magnifique. Le pavillon dans les bois, étoit fort souvent visité : on y soupoit quand le temps étoit beau, et la soirée se terminoit ordinairement par un concert. Le comte et la comtesse étoient bons musiciens. Henri, le jeune Sainte-Foix, Blanche, Emilie, avoient tous de la voix, et le goût suppléoit en eux à la méthode. Plusieurs des domestiques du comte, avec des cors et d’autres instrumens à vent, étoient placés dans le bois, et répondoient par leur douce harmonie à celle qui venoit du pavillon.

Dans tout autre temps ces parties eussent été délicieuses pour Emilie : trop accablée alors par sa mélancolie, elle trouvoit que rien de ce qu’on nomme amusement n’avoit le pouvoir de la distraire, et très-souvent elle observoit que la touchante mélodie de ces concerts augmentoit sa tristesse à un degré insupportable.

Elle préféroit de se promener seule dans les bois qui ombrageoient le promontoire. Leur ombre épaisse favorisoit sa rêverie ; et dans les échappées de vue qu’ils offroient, elle découvroit la Méditerranée, ses voiles flottantes, et le repos uni avec la majesté. Les sentiers de ces bois n’étoient point fréquentés ; une végétation abondante les semoit de plantes et de verdure ; le goût du possesseur y permettoit à peine l’élaguement de quelques branches. Sur une éminence, au fond de ces bois, étoit un siège rustique formé sur le tronc d’un vieux chêne renversé. Cet arbre avoit été superbe, et quelques-uns de ses rameaux encore verts, formoient avec le hêtre et le sapin un dais naturel à ce trône champêtre. La vue, sous leur ombrage, se prolongeoit jusqu’à la mer, en passant sur les sommets des autres bois. À gauche, par une ouverture, on voyoit une tour ruinée située sur la pointe d’un roc, et dont le faîte s’élevoit au-dessus des plus hautes cimes.

C’est-là que, dans le silence du soir, Emilie se rendoit souvent seule. Le calme du lieu influoit sur celui de son cœur, et elle revenoit au château quand l’obscurité l’obligeoit de rentrer. Souvent aussi elle visitoit cette tour qui commandoit à l’horizon, elle s’appuyoit sur ses ruines ; elle pensoit à Valancourt, et n’imaginoit pas, ce qui pourtant étoit vrai, qu’il y étoit souvent venu lui-même depuis que le château lui étoit interdit.

Un soir elle y resta fort tard. Assise sur les marches de ce vieux bâtiment, elle observoit, dans une mélancolie tranquille, le progrès des ombres sur l’espace étendu devant elle. Peu à peu la lune, qui vint à se lever, monta sur l’horizon, et revêtit successivement de sa douce lumière, les flots, les bois et la tour elle-même. Emilie pensive, contemploit et rêvoit. Tout-à-coup un son frappe son oreille ; c’étoit la voix et la musique dont quelquefois, à minuit, elle avoit entendu les accords. L’émotion qu’elle sentit, ne fut pas sans mélange de terreur, quand elle considéra son isolement. Les sons se rapprochèrent. Elle se seroit levée, mais ils sembloient venir par le chemin qu’il lui falloit prendre, et toute tremblante elle attendit l’événement : les sons s’approchèrent pendant quelque temps, puis ils cessèrent. Emilie écoutoit, regardoit, et ne pouvoit faire aucun mouvement. Tout-à-coup elle vit une figure sortir des bois, et passer fort près d’elle. La figure passa vite, et l’émotion d’Emilie fut si grande, qu’en la voyant elle ne distingua presque rien.

Elle s’éloigna enfin, bien résolue de ne plus revenir seule en ce lieu, et si tard. En retournant au château, elle entendit plusieurs voix qui l’appeloient ; c’étoient les gens du comte qui la cherchoient. Quand elle entra dans le salon, le comte s’y trouvoit avec Henri et Blanche. Ses reproches ne s’exprimèrent que par un regard, et Emilie rougit de l’avoir mérité.

Ce léger événement avoit produit une impression profonde sur son esprit. Retirée chez elle, il lui rappela si bien l’autre circonstance effrayante dont tout récemment elle avoit été témoin, qu’à peine elle se sentit le courage de rester seule. Elle veilla fort long-temps ; aucun bruit ne renouvela ses craintes, et elle chercha à goûter un peu de repos. Il fut court ; un bruit affreux et singulier sembla s’élever du corridor ; des gémissemens se firent entendre distinctement ; un corps pesant frappa contre la porte, et la violence du coup faillit l’ouvrir. Elle appela pour savoir ce que c’était, on ne lui répondit point ; mais, par momens, elle entendoit des gémissemens sourds. La frayeur la priva d’abord de l’usage de ses facultés ; mais quand ensuite elle entendit des pas dans la galerie, elle appela encore plus haut. Les pas s’arrêtèrent à sa porte ; elle distingua les voix de quelques servantes, et toutes sembloient trop occupées pour pouvoir répondre à ses cris. Annette entra cependant pour prendre de l’eau ; Emilie comprit alors qu’une des servantes se trouvoit mal ; elle la fit apporter chez elle, et travailla à la secourir. Quand cette fille eut recouvré la voix, elle affirma qu’en montant l’escalier, pour aller à sa chambre, elle avoit vu un fantôme sur le second quarré. Elle tenoit, disoit-elle, sa lampe fort bas, à cause du mauvais état des marches. En relevant les yeux, elle avoit vu le revenant. Ce fantôme d’abord étoit resté immobile dans un coin, puis s’étoit glissé dans l’escalier, et s’étoit enfin évanoui à la porte de l’appartement qu’Emilie avoit visité dernièrement. Un son lugubre avoit succédé à ce prodige.

— Le diable, sans doute, ajouta Dorothée, a pris une clef de cet appartement ; ce ne peut être que lui ; j’ai fermé la porte moi-même.

La fille avoit redescendu l’escalier, avoit couru en faisant un cri, et étoit tombée éperdue à la porte d’Emilie.

Emilie la reprit doucement de la peur qu’elle lui avoit faite, et essaya de lui faire honte de son effroi. La fille persista à soutenir qu’elle avoit vu une véritable apparition. Toutes les servantes l’accompagnèrent dans sa chambre, excepté Dorothée, qu’Emilie retint pour la nuit. Emilie étoit dans l’embarras ; Dorothée, dans la plus grande terreur, racontoit d’anciennes circonstances qui appuyoient l’excès de sa superstition. De ce nombre étoit une semblable, apparition qu’elle avoit vue dans le même lieu ; ce souvenir l’avoit fait hésiter avant de monter l’escalier, et avoit augmenté sa répugnance pour ouvrir l’appartement du nord. Quelle que fût sur ce point l’opinion d’Emilie, elle s’abstint de la communiquer ; elle écouta Dorothée attentivement, et n’en eut que plus d’inquiétude.

Depuis cette nuit, la terreur des domestiques s’accrut au point qu’elle en détermina une partie à quitter le château, et à demander leur congé. Si le comte ajoutoit foi à leurs alarmes, il avoit soin de le dissimuler ; et voulant prévenir l’inconvénient qui le menaçoit, il employoit le ridicule et le raisonnement pour détruire ces craintes et ces frayeurs surnaturelles. La peur avoit rendu tous les esprits inaccessibles à la raison. Ludovico prit ce moment pour prouver à-la-fois son courage et toute la reconnoissance que lui causoient les bons traitemens du comte. Il offrit de passer une nuit dans la partie de ce château qu’on prétendoit habitée par les revenans ; il ne craignoit, assuroit-il, aucun esprit ; et si quelque figure vivante paroissoit, il feroit voir qu’il ne la craignoit pas davantage.

Le comte réfléchit à cette proposition ; les domestiques qui l’entendirent se regardoient l’un l’autre, dans le doute et dans la surprise. Annette, effrayée pour la sûreté de Ludovico, employoit larmes et prières pour le dissuader de son dessein.

— Vous êtes un brave garçon, dit le comte en souriant. Pensez bien à votre entreprise avant que de vous y livrer. Si vous persévérez, j’accepte, et une telle intrépidité ne demeurera pas sans récompense.

— Je ne désire point de récompense, Excellence, reprit Ludovico, mais votre approbation. Votre Excellence a déjà eu trop de bontés pour moi. Je désire seulement d’avoir des armes, pour être en état de répondre à l’ennemi, s’il en paroît.

— Une épée ne vous défendra pas contre un esprit, dit le comte en regardant ironiquement ses serviteurs : ils ne craignent ni barrières, ni verroux : un revenant, vous le savez, se glisse par le trou d’une serrure comme par une porte ouverte.

— Donnez-moi une épée, monsieur le comte, reprit Ludovico, et je me charge d’envoyer dans la mer Rouge tous les esprits qui voudront m’attaquer.

— Eh bien ! dit le comte, vous aurez une épée, et de plus, un bon souper. Vos camarades peut-être auront le courage de demeurer encore une nuit dans le château. Il est certain que, du moins pour cette nuit, votre hardiesse attirera sur vous seul tous les maléfices du spectre.

Une extrême curiosité luttoit alors avec la crainte dans l’esprit des auditeurs. Ils résolurent d’attendre l’événement qui alloit suivre la témérité de Ludovico.

Emilie, surprise et effrayée de ce projet, fut au moment d’avouer au comte ce dont elle-même avoit été témoin dans les appartemens du nord ; elle ne pouvoit être exempte de craintes sur la sûreté de Ludovico, quoique sa raison lui en montrât l’absurdité. La nécessité néanmoins de cacher les secrets que lui avoit dits Dorothée, et qu’il auroit fallu rapporter pour excuser sa visite nocturne, lui fit garder le silence ; elle essaya seulement de consoler Annette, qui croyoit voir Ludovico perdu. Mais tous les efforts d’Emilie faisoient bien moins d’effet sur elle que les manières de la vieille Dorothée ; et cette bonne femme levoit les yeux au ciel, et soupiroit sans cesse en regardant Ludovico.


CHAPITRE XI.

Le comte avoit ordonné que l’appartement fût ouvert et préparé pour la réception de Ludovico ; mais Dorothée se rappelant ce qu’elle y avoit vu, n’eut pas le courage d’obéir, pas un des domestiques n’osa s’aventurer, et tout resta fermé jusqu’au moment où Ludovico devoit y entrer pour la nuit, moment que toute la maison attendoit avec impatience.

Après le souper, Ludovico suivit le comte dans son cabinet ; ils y restèrent une demi-heure, et le comte en sortant lui remit une épée.

— Elle a servi dans des combats entre des mortels, dit le comte en riant, vous en ferez sans doute un usage honorable dans une querelle toute spirituelle ; et j’apprendrai probablement demain qu’il ne reste pas un revenant dans le château.

— Ludovico reçut l’épée avec un salut respectueux : Vous serez obéi, monsieur, répliqua-t-il, et je m’engage à ce qu’aucun spectre ne puisse troubler dorénavant le repos de cette demeure.

Ils se rendirent à la salle où les hôtes du comte l’attendoient pour l’accompagner jusqu’à l’appartement du nord : on demanda les clefs à Dorothée, elle les remit à Ludovico, et il se mit en chemin, suivi par la plupart des habitans de ce château. Arrivés au bas de l’escalier, plusieurs des domestiques effrayés refusèrent d’aller plus loin ; les autres montèrent jusqu’au palier : Ludovico mit la clef dans la serrure, et pendant ce temps, tous le regardoient avec autant de curiosité que s’il eût travaillé à quelque opération magique.

Ludovico ne connoissant pas la serrure, ne pouvoit faire tourner la clef ; Dorothée restoit par-derrière : on la rappela, elle ouvrit lentement ; mais quand ses regards eurent pénétré dans l’intérieur obscur de la chambre, elle fit un cri, et se retira. À ce signal d’alarme, la plus grande partie de la foule s’enfuit en bas des escaliers ; le comte, Henri et Ludovico, restés seuls, entrèrent dans l’appartement ; Ludovico tenoit son épée nue, le comte portoit une lampe, et Henri une corbeille remplie des provisions du brave aventurier.

Ayant jeté les yeux à la hâte sur la pièce d’entrée où rien ne justifioit les alarmes, ils passèrent dans la seconde ; un calme profond y régnoit : ils avancèrent moins précipitamment dans la troisième. Le comte eut alors le loisir de rire du trouble qui l’avoit surpris lui-même. Il demanda à Ludovico dans quelle chambre il comptoit s’établir.

— Il y en a encore d’autres, Excellence, lui dit Ludovico ; on dit que dans l’une il y a un lit, c’est-là que je passerai la nuit pour y dormir, si je me trouve fatigué.

— Bon, dit le comte, poursuivons : ces chambres ne laissent voir que des murailles humides et des meubles tout dégradés. J’ai eu jusqu’ici tant d’affaires, que je ne les avois pas encore vues. Souvenez-vous, Ludovico, de dire demain à la concierge qu’il faut ouvrir toutes ces fenêtres, le damas des tentures est en pièces, je le ferai enlever, et je changerai aussi ce vieil ameublement.

— Voilà un fauteuil, dit Henri, tout doré, qui ressemble singulièrement à ceux du Louvre.

— Oui, dit le comte, en s’arrêtant pour le regarder ; il y a une histoire au sujet de ce fauteuil ; mais je n’ai pas le temps de vous la dire ici ; passons, cette enfilade est plus longue que je n’imaginois. Il y a tant d’années que je l’avois parcourue ! Mais ou donc est la chambre à coucher dont vous parlez, Ludovico ? Ce ne sont que des antichambres qui précèdent le grand salon : je les ai vues dans leur splendeur !

— Le lit, monsieur, reprit Ludovico, est, à ce qu’on dit, dans une chambre qui suit le salon, et termine l’enfilade.

— Ah ! nous voici dans le salon, dit le comte, en se trouvant dans la pièce spacieuse, où Dorothée et Emilie s’étoient reposées. Il y resta un moment pour contempler les restes de magnificence qu’on y voyoit encore : une tapisserie somptueuse, de grands sofas de velours avec des carreaux brodés d’or, un plancher incrusté de marbres rares, et orné au milieu d’un superbe tapis. Les fenêtres étoient colorées, et de grands miroirs de Venise, tels qu’à cette époque on n’en fabriquoit point en France, réfléchissoient de tous côtés ce riche appartement. Ils avoient autrefois réfléchi des fêtes brillantes : c’est-là que la marquise tenoit les nombreuses assemblées qui suivirent son mariage.

— Ah ! dit le comte à Henri, en sortant d’une rêverie profonde, combien ce lieu est changé depuis que je ne l’avois vu ! J’étois jeune dans ce temps, et la marquise étoit dans la fraîcheur de sa beauté. Il se trouvoit ici bien d’autres personnes qui ne sont plus. C’est-là qu’étoit l’orchestre, et nous formions tant de contredanses que le château en retentissoit. Les échos, aujourd’hui, ne répètent qu’une foible voix, qui bientôt elle-même ne se fera plus entendre ! Mon fils, souvenez-vous-en, j’ai été jeune comme vous l’êtes, et vous passerez comme vos prédécesseurs, comme ceux qui dansoient et chantoient dans ce brillant appartement. Mais de telles réflexions sont inutiles ; elles seraient même déplacées, si elles n’apprenoient pas même à se prémunir pour l’éternité. Mais c’est assez ; avançons.

Ludovico ouvrit la chambre à coucher, et le comte en entrant fut frappé en voyant l’air funéraire que conservoit l’ameublement ; il s’approcha du lit avec émotion, et le trouvant couvert d’un velours noir : Que signifie ceci, dit-il ?

— J’ai ouï dire, monsieur, lui répondit Ludovico, que madame la marquise de Villeroy étoit morte en ce lieu même, et qu’on l’y avoit déposée jusqu’à l’heure de son enterrement. Ce drap de velours couvroit sans doute le cercueil.

Le comte ne répondit rien ; mais il devint rêveur et parut fort ému : se tournant ensuite vers Ludovico, il lui demanda d’un ton sérieux si réellement il auroit le courage de demeurer là toute la nuit ; si vous craignez, ajouta le comte, ne rougissez pas d’en faire l’aveu, je vous relèverai de vos engagemens sans que vous soyez exposé aux railleries de vos camarades.

Ludovico garda le silence. L’orgueil et quelque peu d’effroi sembloient partager son ame. L’orgueil à la fin l’emporta ; il rougit, et n’hésita plus.

— Non, monsieur, non, dit-il, j’achèverai ce que j’ai commencé, et je suis pénétré de votre attention. Je vais faire du feu dans la cheminée, et avec les provisions de la corbeille je compte fort bien passer mon temps.

— Soit, dit le comte ; mais comment soutiendrez-vous l’ennui, si vous ne dormez pas ?

— Quand je serai fatigué, monsieur, reprit Ludovico, je n’aurai pas peur de dormir ; mais d’ailleurs j’ai un livre qui m’amusera.

— Bon, dit le comte ; j’espère que rien ne vous troublera. Mais si, pendant la nuit, vous aviez de plus sérieuses craintes, venez me trouver à mon appartement. J’ai trop de confiance dans votre raison et votre courage pour craindre de vous voir épouvanté par quelque crainte frivole. Cette chambre, son obscurité, son isolement, ne vous causeront pas de fausses terreurs. Demain j’aurai à vous remercier d’un important service. On ouvrira l’appartement, et tous mes gens seront convaincus de leur sottise. Bonne nuit, Ludovico ; venez me voir de bon matin, et souvenez-vous de ce que je vous ai dit.

Oui, monsieur, je m’en souviendrai. Bonsoir, Excellence ; laissez-moi vous éclairer.

Il éclaira le comte et Henri jusqu’à la dernière porte. Un des domestiques, dans son effroi, avoit laissé une lampe sur le palier. Henri la prit, et donna le bonsoir à Ludovico. Celui-ci répondit respectueusement, referma la porte, et rentra. En retournant à la chambre à coucher, il examina avec plus de soin toutes les pièces qu’il falloit traverser. Il craignoit que quelqu’un ne s’y cachât pour l’effrayer. Personne, excepté lui, ne s’y trouvoit. Il laissa les portes ouvertes, et parvint au grand salon dont la muette obscurité le glaça. Il tourna ses regards sur la longue enfilade qu’il venoit de parcourir. En se retournant, il apperçut une lumière et sa figure que réfléchissoit un miroir ; il tressaillit. D’autres objets se peignoient obscurément sur la même glace ; il ne s’arrêta pas à les examiner. S’avançant promptement dans la chambre à coucher, il remarqua la porte de l’oratoire. Il l’ouvrit. Tout étoit tranquille. Ses yeux se portèrent sur le portrait de la feue marquise ; il le considéra long-temps avec surprise et attention. Il parcourut ensuite le cabinet, et rentra dans la chambre. Il alluma un bon feu. La flamme pétillante ranima ses esprits, qui commençoient à s’affoiblir par l’obscurité et le silence. On n’entendoit alors que le vent qui siffloit à la fenêtre. Ludovico prit une chaise, mit une table auprès du feu, prit une bouteille de vin, quelques provisions de sa corbeille, et commença à manger. Quand il eut fait son repas, il mit son épée sur la table ; et n’étant pas disposé à dormir, il tira de sa poche le livre dont il avoit parlé. C’étoit un recueil de vieux contes provençaux. Ludovico raccommoda son feu, moucha sa lampe, rapprocha sa chaise, et se mit à lire. L’histoire sur laquelle il tomba captiva bientôt toute son attention.

Le comte pendant ce temps étoit retourné dans la salle à manger, où tout le monde l’attendoit. Chacun s’étoit retiré au cri perçant de Dorothée ; et l’on fit mille questions sur l’état de l’appartement. Le comte railla les uns et les autres de leur retraite précipitée et de leur foiblesse superstitieuse : et l’on en vint à cette question : Si les âmes séparées des corps ont le pouvoir de revenir sur la terre ; si même, dans ce cas, les esprits peuvent devenir visibles ? Le baron étoit d’opinion que le premier effet étoit probable, et que le second étoit possible. Il s’efforçoit de justifier son assertion : par les autorités respectables, soit anciennes, soit modernes, qu’il citoit. Le comte se prononça contre lui. La conversation se prolongea, se soutint de part et d’autre avec autant d’esprit que de franchise, et chaque parti conserva son opinion. L’effet de l’entretien fut différent auprès des auditeurs. Quoique les argumens du comte fussent incomparablement les plus forts, le baron eut le plus d’adhérens. La pente naturelle de l’esprit humain vers tout ce qui l’émeut et le surprend, lui gagna la majorité. Si quelques propositions du comte paroissoient inattaquables, ses adversaires ne s’en prenoient qu’à leurs propres lumières, et se plaisoient à penser que le défaut d’habitude nuisoit chez eux au développement de leurs moyens.

Blanche étoit pâle d’attention ; un regard ironique de son père la fit rougir. Elle s’efforça alors d’oublier toutes les histoires superstitieuses qu’on lui avoit faites au couvent. Emilie avoit écouté avec un extrême intérêt une discussion si importante pour elle. Elle se rappeloit l’apparition qu’elle avoit vue dans la chambre de la marquise, et se sentoit glacée d’effroi. Plusieurs fois elle fut prête à raconter ce qu’elle avoit vu ; mais la crainte de déplaire au comte et de se rendre ridicule, la retint. Elle attendit dans une anxiété profonde ce qui devoit arriver de l’intrépidité de Ludovico, et décida que sa discrétion dépendroit du résultat.

Quand la compagnie fut séparée, le comte se retira à son appartement. Le souvenir des scènes dont la maison venoit d’être le théâtre, l’affectoit singulièrement. Mais à la fin, réveillé de sa rêverie et de son silence : — Quelle musique entends-je ? dit-il tout-à-coup à son valet. Qui en peut faire si tard ?

L’homme ne répondit rien. Le comte continua d’écouter, et ajouta : — Ce n’est pas un musicien ordinaire ; il touche son instrument d’une main délicate. Qui est-ce donc ? Pierre.

— Monsieur, dit l’homme en hésitant.

— Qui joue de cet instrument ? répéta le comte.

— Monsieur ne le sait pas ? dit le valet.

— Que voulez-vous dire ? reprit le comte avec sévérité.

— Rien, monsieur ; je ne veux rien dire, répliqua l’homme d’un ton soumis. Seulement cette musique tourne autour de la maison vers minuit, fort souvent ; et je pensois que monsieur avoit bien pu l’entendre.

— Une musique tourne autour du château à minuit ! Pauvre, garçon ! N’y a-t-il personne qui danse à cette musique ?

— Ce ne seroit pas dans le château, à ce que je crois, monsieur ; les sons viennent des bois, à ce qu’on dit, quoiqu’ils nous paraissent si proches. Mais un esprit fait ce qu’il veut.

— Ah ! pauvre garçon, reprit le comte, je m’apperçois que vous êtes aussi simple que les autres. Demain vous serez convaincus de vos ridicules erreurs. Mais, chut ! Quelle voix !

— Oh ! monsieur, c’est la voix que nous entendons souvent avec l’accompagnement.

— Souvent, dit le comte ; quoi ! bien souvent ? Elle est très-belle.

— Oh ! monsieur, je ne l’ai entendue pour mon compte que deux ou trois fois ; mais ceux qui demeurent ici depuis long-temps l’ont entendue bien davantage.

— Quelle tenue ! reprit le comte ; quelle cadence ! quelle douceur ! C’est quelque chose de plus qu’humain.

— C’est ce qu’on assure, monsieur, dit le valet : on prétend bien que ce n’est rien d’humain ; et si j’osois dire ce que j’en pense…

— Paix ! dit le comte, en écoutant le chant qui s’éloignoit.

Cela est étrange, continuait-il, en quittant la fenêtre. Pierre, fermez la fenêtre. Pierre obéit ; le comte le renvoya, et fut long-temps à perdre l’impression de cette harmonie, qui agitoit avec tant de douceur ses organes et son imagination. Le doute et la surprise maîtrisoient fortement son esprit.

Ludovico, pendant ce temps dans le chambre isolée, entendoit par intervalles le bruit d’une porte qui se fermoit. L’horloge de la grande salle, dont il étoit fort loin, frappa douze coups. — Il est minuit, dit-il ; et il regarda attentivement dans le vague de la chambre. Le feu étoit presque éteint ; son livre l’avoit occupé, et il avoit oublié le reste. Il y remit du bois, non qu’il eût froid, quoique la nuit fût orageuse, mais pour s’égayer. Il moucha de nouveau sa lampe, versa un verre de vin, tira sa chaise plus près du foyer, et s’efforça d’être sourd au murmure des vents qui mugissoient à toutes les issues. Enfin, pour résister à la mélancolie qui le gagnoit peu à peu, il reprit sa lecture. Ce livre lui avoit été prêté par Dorothée ; elle l’avoit trouvé autrefois dans un coin de la bibliothèque du marquis, et le voyant rempli de choses merveilleuses, elle se l’étoit approprié. L’état où il étoit excusoit cette indiscrétion : le coin humide où il avoit été relégué avoit moisi la couverture, et les feuillets étoient tellement tachés, qu’on ne les déchiffroit pas sans peine.

Le conte sur lequel Ludovico tomba étoit d’une extrême longueur, mais on peut l’abréger : le lecteur y reconnoîtra le goût et le caractère des ouvrages du temps.


conte provençal.

Dans le duché de Bretagne, se trouvait un noble baron, fameux par sa magnificence et sa courtoise hospitalité. Son château étoit embelli par des dames toutes charmantes, et défendu par les chevaliers les plus illustres. Les honneurs qu’il rendoit aux faits de chevalerie, invitoient les braves de tout pays à se mesurer dans la lice, et sa cour étoit plus splendide que la cour des plus puissans princes. Huit ménestriers à son service, chantoient avec des harpes, ou les fictions prises des arabes, ou les aventures chevaleresques arrivées aux chevalierrs pendant le cours des croisades, ou les prouesses du baron leur seigneur. Environné de ses chevaliers et de ses dames, le baron tenoit son banquet dans une grande salle de son château. Une tenture de grand prix ornoit les murs de la représentation des exploits de ses ancêtres. Les fenêtres, en verres coloriés, étoient enrichies d’armoiries et de bannières, qui flottoient jusqu’au plafond. Les meubles étoient somptueux ; l’or et l’argent couvroient la table avec profusion. Les mets étoient sans nombre ; les livrées brillantes des pages, les atours chevaleresques et magnifiques des convives, formoient une richesse dont rien n’approche en ce siècle dégénéré.

Un soir qu’il étoit sorti tard du banquet, s’étoit retiré dans sa chambre, et avoit renvoyé ses pages, il fut surpris d’appercevoir un étranger dont l’extérieur étoit noble, mais dont la figure étoit triste et abattue. Croyant que cette personne s’étoit enfermée dans l’appartement, puisqu’il paroissoit impossible qu’elle eût traversé si tard l’antichambre sans que les pages l’eussent remarquée, le baron appela hautement ses écuyers, et tira son épée pour se mettre en défense. L’étranger s’avança lentement, et lui dit qu’il n’avoit rien à redouter ; que sa visite n’avoit rien d’hostile, et qu’il venoit lui communiquer un secret terrible dont il étoit nécessaire qu’il fût instruit.

Le baron, appaisé par les manières courtoises de l’étranger, le regarda quelque temps en silence, et remit son épée dans le fourreau : il le pria ensuite d’expliquer les moyens par lesquels il s’étoit procuré un accès dans la chambre, et le dessein de cette singulière visite.

Sans répondre à ses questions, l’étranger dit qu’il ne pouvoit pas alors s’expliquer, mais que, si le baron vouloit le suivre au bord de la forêt, à peu de distance de la maison, il pourroit l’y convaincre de l’importance de ses secrets.

Cette proposition alarma encore le baron ; il ne pouvoit se persuader que l’étranger l’attirât dans un endroit si solitaire, à cette heure de la nuit, sans avoir projeté quelque dessein contre sa vie. Il refusa de marcher, et observa que, si les desseins de l’étranger étoient honorables, il ne feroit pas de difficulté de révéler l’objet de sa visite dans la chambre même où ils étoient.

En prononçant ces mots, il examina l’étranger plus attentivement ; il ne le vit pas changer de figure, et ne remarqua nul symptôme d’une conscience oppressée par un mauvais dessein. Il étoit vêtu comme un chevalier ; sa taille étoit haute et majestueuse, ses manières nobles et courtoises. Il refusa de communiquer ses motifs sur le choix de son rendez-vous, mais il donna des ouvertures qui éveillèrent au degré le plus vif la curiosité du baron. Il consentit enfin à suivre l’étranger, moyennant certaines conditions.

— Sire chevalier, dit-il, je vous suivrai dans la forêt, et prendrai avec moi quatre de mes écuyers qui seront témoins de la conférence.

Le chevalier refusa.

— Ce que je dois découvrir, dit-il avec gravité, n’est que pour vous seul ; il n’y a que trois personnes vivantes à qui ce mystère soit connu ; il est d’une plus grande conséquence, et pour vous, et pour votre maison, que je ne puis maintenant vous l’expliquer. Un temps viendra où vous vous souviendrez de cette nuit avec satisfaction ou avec regret, selon la détermination que vous allez prendre. Si vous desirez être heureux, suivez-moi ; j’engage l’honneur d’un chevalier, qu’aucun mal ne vous arrivera. Si vous voulez risquer l’avenir, restez chez vous ; et je sortirai comme je suis venu.

— Sire chevalier, répliqua le baron, comment se peut-il que mon bonheur futur dépende de ma détermination actuelle ?

— Je ne puis vous le dire maintenant, répondit l’étranger ; je me suis expliqué autant que je le pouvois. Il est tard ; si vous voulez me suivre, hâtez-vous ; vous ferez bien de considérer l’alternative.

Le baron réfléchit ; et regardant le chevalier, il s’apperçut que son maintien étoit grave et sérieux.

Ici Ludovico pensa qu’il entendoit quelque bruit ; il jeta un coup-d’œil autour de la chambre, et prit la lampe pour mieux voir ; mais n’appercevant rien qui pût confirmer ses alarmes, il reprit le livre, et poursuivit sa lecture.

Le baron se promena en silence dans son appartement. Les derniers mots de l’étranger l’avoient frappé ; il craignoit également d’accorder et de refuser une demande si extraordinaire. Enfin il dit : — Sire chevalier, vous m’êtes entièrement inconnu. Dites-le moi vous-même, seroit-il raisonnable de me confier seul, à cette heure, à un étranger, pour aller dans une forêt ? Dites-moi au moins qui vous êtes, et qui est celui qui vous a introduit dans ma chambre ? Le chevalier fronça le sourcil, et garda un moment le silence ; puis, avec un air sévère, il répondit :

— Je suis un chevalier anglais. Je me nomme Bewys de Lancastre. Mes exploits ne sont pas inconnus dans la cité sainte. Je retournois dans ma patrie ; la nuit m’a pris dans cette forêt.

— Votre nom n’est pas ignoré de la renommée, dit le baron ; je l’ai entendu célébrer. Le chevalier releva la tête. — Mais quoi ! mon château est connu pour l’asyle des vrais chevaliers : pourquoi votre héraut ne vous a-t-il pas annoncé ? pourquoi n’avez-vous pas paru au banquet où vous eussiez été accueilli avec honneur, plutôt que de vous cacher dans mon château, et de pénétrer dans ma chambre à minuit ?

L’étranger fronça le sourcil, et se détourna en silence. Le baron répéta sa question.

— Je ne viens pas, dit le chevalier, pour répondre aux demandes, mais pour révéler des faits : si vous voulez en savoir davantage, suivez-moi. J’engage de nouveau l’honneur d’un chevalier que vous reviendrez sain et sauf. Hâtez-vous de prendre un parti, ou je vais me retirer.

Après un moment d’incertitude, le baron se détermina à suivre l’étranger et à voir le résultat de cette extraordinaire invitation ; il tira son épée, et prenant une lampe, il dit au cavalier de le conduire. L’autre obéit, ouvrit la porte, et ils passèrent dans l’antichambre ; le baron surpris de voir ses pages endormis, entra en colère, et se disposoit à les réprimander. Le chevalier fit signe de la main, et regarda le baron d’un air si expressif, que ce dernier retint son ressentiment, et passa outre.

Le chevalier descendit par un escalier, ouvrit une porte secrète que le baron avoit cru n’être connue que de lui seul, et, traversant plusieurs passages étroits, ils parvinrent à une autre porte qui s’ouvroit hors des murailles du château. Le baron suivoit l’étranger en silence, et dans la surprise de le voir si bien informé des détours de sa maison. Il étoit au moment de renoncer à une aventure où le danger et la trahison sembloient assez visibles. Considérant pourtant qu’il gardoit toutes ses armes, et observant l’air noble et courtois de son conducteur, le courage lui revint, il rougit d’en avoir manqué, et résolut de remonter à la source de ce mystère.

Il se trouvoit alors sur une haute plate-forme, devant la grande porte du château. Il regarda, et vit briller des lumières à travers les fenêtres de ses hôtes. Le brouillard étoit froid, le temps obscur, et le lieu solitaire ; il regrettoit sa chambre bien close et son bon feu, et il sentit pour un moment le contraste de son état.

Ici Ludovico s’arrêta, regarda son feu, et y remit du bois.

Le vent étoit violent, et le baron soignoit sa lampe avec inquiétude, s’attendant à tout moment qu’elle alloit lui manquer : mais quoique la lumière vacillât, elle ne s’éteignit pas. Il continua de suivre l’étranger, qui souvent soupiroit en marchant, mais qui ne parloit pas.

En arrivant au bord des bois, le chevalier se tourna, et leva la tête comme s’il avoit voulu s’adresser au baron ; puis il ferma ses lèvres en silence, et continua de marcher.

En entrant sous les arbres touffus, le baron, affecté d’une scène si imposante, hésita à se livrer, et demanda s’ils devoient encore aller bien loin : le chevalier ne répondit que par un geste, et le baron, d’un pas timide et avec un œil soupçonneux, suivit par un sentier obscur et embarrassé. Après une course fort longue, il demanda encore où l’on vouloit le conduire, et refusa de continuer si on ne l’en informoit.

En prononçant ces mots, il regardoit tour-à-tour son épée et le chevalier : celui-ci fit un signe de tête, et sa consternation visible sur sa physionomie, détourna un moment les soupçons du baron.

Un peu plus loin, dit l’étranger, et nous allons trouver le terme où je vous conduis, aucun mal ne vous arrivera, je l’ai juré sur l’honneur d’un chevalier.

Le baron rassuré, continua de marcher en silence ; ils arrivèrent bientôt à une profonde retraite de la forêt. De grands et touffus châtaigniers y déroboient la vue du ciel, et les branches étoient si basses qu’à peine on pouvoit avancer. Le chevalier soupiroit profondément, et s’arrêtoit quelquefois. Il arriva enfin dans un lieu où les arbres se réunissoient : il se retourna avec un regard épouvantable, et montra la terre. Le baron y vit le corps d’un homme étendu de toute sa longueur, et baigné dans son sang. Il avoit une large blessure au front, et la mort étoit sur ses traits.

Le baron en appercevant ce spectacle tressaillit d’horreur, regarda le chevalier pour en avoir l’explication, et alloit soulever le corps, pour s’assurer s’il ne conservoit pas quelques restes de vie. Mais l’étranger, faisant signe de la main, fixa sur lui un regard si expressif et si douloureux, que non-seulement il en demeura surpris, mais que même il s’arrêta.

Mais quelles furent les émotions du baron, quand, en approchant la lampe du corps, il découvrit une ressemblance exacte entre cette figure et celle de l’étranger qui le conduisoit ? Confondu d’étonnement, il regardoit le chevalier. Tout-à-coup il le vit changer, pâlir, s’évanouir par degrés, et disparoître enfin à ses regards surpris. Pendant que le baron étoit resté immobile sur la place, une voix prononça ces paroles.

Ludovico tressaillit, et posa le livre. Il pensa qu’il entendoit une voix dans la chambre, et regarda vers le lit : il ne vit dessus que la couverture de velours. Il écouta, osant à peine respirer ; mais ce n’étoit que le bruit de la mer en furie, et celui de la grêle qui frappoit sur les fenêtres. Bien assuré qu’il avoit été trompé par le vent, il prit son livre, et finit son histoire. Pendant que le baron étoit resté immobile sur la place, une voix prononça ces paroles :


Le corps de sir Bewys de Lancastre, noble chevalier anglais, est devant vous. Cette nuit, revenant de la cité sainte dans sa patrie, il s’est égaré, et a été tué ici. Respectez, l’honneur de la chevalerie et les loix de l’humanité. Enterrez son corps en terre sainte, et faites punir ses assassins. Selon que vous observerez ou que vous négligerez cet ordre, la paix et le bonheur, ou la guerre et la misère, seront à jamais votre partage et celui de votre maison.


Quand il fut remis de sa frayeur et de la surprise où l’avoit jeté cette aventure, le baron retourna à son château. Il y fit transporter le corps de sir Bewys. Le jour suivant, on l’enterra avec tous les honneurs de la chevalerie dans la chapelle du château, et la cérémonie fut suivie par les nobles chevaliers et les dames qui ornoient la cour du baron de Brunne.

Ludovico ayant fini cette histoire, mit de côté son livre, parce qu’il se sentoit assoupi : il remit du bois dans son feu, prit un verre de vin, et s’enfonça dans son fauteuil. Il crut, en songe, voir la chambre où réellement il étoit ; une fois ou deux, il fut réveillé en sursaut de ce léger sommeil, croyant voir le visage d’un homme placé derrière sa chaise. Cette idée fit sur lui une si forte impression, qu’en levant les yeux, il crut presque en voir d’autres qui se fixoient sur les siens. Il quitta son siège, et regarda derrière lui, avant d’être bien convaincu que personne ne s’y étoit placé.

Ainsi se passèrent les premières heures.


fin du cinquième volume.





LES MYSTÈRES


D’UDOLPHE.





Tom. 6.
Pag. 105.

……Qu’avez-vous entendu ?





LES


MYSTÈRES D’UDOLPHE,


PAR ANNE RADCLIFFE :


TRADUIT DE L’ANGLOIS


sur la troisième édition,


PAR VICTORINE DE CHASTENAY.


TOME SIXIÈME.


―――――――


À PARIS


Chez Maradan, Libraire, rue des Grands-
Augustins, n°9.


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an vi — 1808.



TOME VI


CHAPITRE PREMIER.

Le comte avoit très-peu dormi ; il se leva de bonne heure ; et, pressé d’entretenir Ludovico, il courut à l’appartement du nord. La première porte étoit fermée en dedans ; il fut donc obligé de frapper très-fort, mais ni ses coups ni sa voix ne furent entendus. Il considéra l’intervalle qui séparoit cette porte de la chambre à coucher ; et pensa que Ludovico, las de veiller, étoit tombé sans doute dans un profond sommeil. Le comte, peu surpris de ne recevoir aucune réponse, se retira, et alla se promener.

Le temps étoit sombre ; le soleil, qui se levoit sur la Provence, ne répandoit qu’une faible lumière ; ses rayons combattaient contre les vapeurs qui s’élevoient de la mer, et qui promenoient leurs lourdes masses sur le sommet des bois, qu’ornoient alors les teintes variées dont l’automne enrichit le feuillage. La tempête étoit passée ; mais la mer, toujours agitée, mugissoit encore. Le comte, à qui ce jour grisâtre et vaporeux ne déplaisoit pas, entra dans les bois et s’y promena, enseveli dans une profonde méditation.

Emilie s’étoit aussi levée de bonne heure, et avoit dirigé sa promenade vers le promontoire escarpé d’où l’on découvroit l’océan. Les événemens du château occupoient son esprit, et Valancourt étoit aussi l’objet de ses tristes pensées ; elle ne pouvoit encore songer à lui avec indifférence. Sa raison lui reprochoit continuellement une tendresse qui survivoit dans son cœur à l’estime : elle se rappeloit l’expression qu’avoient ses regards au moment où il l’avoit quittée, le ton de sa voix lorsqu’il lui dit adieu ; et si quelque hasard augmentoit l’énergie de ses souvenirs, elle versoit des larmes amères.

Arrivée à la vieille tour, elle se reposa sur ses marches ruinées, et se livra à la mélancolie. Elle observoit les vagues à demi-cachées par la vapeur, qui venoient en roulant au rivage, et répandoient leur mousse légère autour du rocher sur lequel elles se brisoient ; leur bruit monotone et les nuages obscurs qui se balançoient sur les rochers, rendoient la scène plus mystérieuse et plus analogue à l’état de son cœur. Cet état devint trop pénible. Emilie se leva brusquement ; elle traversa quelques ruines de la tour, et vit des lettres gravées sur une muraille ; elle s’approcha pour les examiner. Ces caractères paroissoient grossièrement gravés avec la pointe d’un canif, mais Emilie les connoissoit trop bien ; c’étoit la main de Valancourt, et elle les lut en tremblant.

Il étoit bien constant que Valancourt avoit visité cette tour ; il étoit même probable que c’étoit la nuit précédente, puisqu’elle avoit été orageuse, et que les vers décrivoient un naufrage ; il falloit même qu’il n’eût quitté que depuis peu ces ruines. Le soleil ne faisoit que de paroître, et il avoit fallu du jour pour tracer les caractères tels qu’ils étoient. Il étoit donc encore bien vraisemblable que Valancourt n’étoit pas loin.

Pendant que ces idées parcouroient avec rapidité l’imagination d’Emilie, tant d’émotions la combattirent, qu’elle en fut presqu’accablée ; mais son premier mouvement fut d’éviter une rencontre, et elle reprit à la hâte le chemin qui menoit au château. Tout en marchant, elle se souvint de la musique qu’elle avoit entendue près de la tour, et de la figure qui ensuite lui avoit apparu. Dans son agitation, elle fut portée à croire que c’étoit Valancourt qu’elle avoit vu et entendu. D’autres souvenirs lui ôtèrent cette erreur ; mais en tournant une partie très-touffue du bois, elle aperçut une personne qui se promenoit lentement dans un endroit fort sombre. Préoccupée d’une seule idée, Emilie tressaillit, s’arrêta, et crut voir Valancourt. La personne s’avança, et avant qu’elle fût remise assez pour fuir, on lui parla : c’étoit le comte. Emilie reconnut sa voix ; il exprima quelque surprise en la voyant de si bonne heure à la promenade, et il fit un effort pour plaisanter sur son goût pour la solitude. Il s’aperçut bientôt qu’il falloit moins la railler que la plaindre. Il changea de ton, et lui reprocha tendrement l’excès d’une douleur inutile. Elle sentoit la justesse de ses exhortations ; mais elle fondoit en larmes. Le comte prit un autre sujet, et s’étonna de ce que l’avocat d’Aix, son ami, n’avoir pas répondu à sa consultation sur la cession des biens de madame Montoni. Il chercha à distraire Emilie par l’espérance de les recouvrer bientôt ; elle sentoit bien pourtant que cette richesse influeroit peu sur le bonheur de sa vie, puisque Valancourt ne pouvoit plus y avoir d’intérêt.

En rentrant au château, Emilie se retira chez elle, et le comte alla à l’appartement du nord. La porte étoit encore fermée. Déterminé à réveiller Ludovico, le comte appela d’une voix plus forte. Un silence morne succéda. Étonné de voir ses efforts inutiles, le comte craignit qu’un accident ne fût arrivé à Ludovico, et que la peur de quelque objet imaginaire ne l’eût privé de ses sens. Il s’éloigna de la porte, dans l’intention de la faire enfoncer par ses gens, et il en entendit plusieurs dans le bas du château.

Le comte leur demanda s’ils avoient vu ou entendu Ludovico. Tous répondirent avec effroi que, depuis la nuit, aucun d’eux n’avoit approché de l’appartement du nord.

— Il dort profondément, dit le comte ; il est si éloigné de la porte d’entrée, qu’on ne peut se faire entendre ; il faudra l’enfoncer. Apportez quelques masses, et suivez-moi.

Les domestiques restèrent muets et interdits ; il fallut que toute la maison s’assemblât pour que le comte fût obéi. Dorothée, en même temps, parla d’une autre porte qui ouvroit sur la galerie du grand escalier, donnoit sur l’antichambre du salon, et se trouvoit conséquemment beaucoup plus près de la chambre à coucher. Il étoit naturel que Ludovico fût plutôt éveillé par cette porte. Le comte s’y rendit ; mais ses efforts furent également inutiles. Il commença à craindre sérieusement, et se disposoit lui-même à enfoncer la porte ; mais les beautés qu’il y remarqua retinrent son coup ; elle lui parut d’ébène, tant son poli étoit noir et son grain serré ; mais elle n’étoit que de mélèze ; et la Provence, dans ce temps, étoit citée pour ses forêts de ce bois. Le comte, en faveur de son prix et de la délicatesse de ses sculptures, épargna cette porte. Il retourna à celle de l’escalier ; on l’enfonça. Il entra le premier ; Henri le suivit avec quelques-uns des plus courageux ; les autres attendirent sur l’escalier.

Le silence régnoit dans tout l’appartement. Arrivé au salon, le comte appela Ludovico, et ne recevant aucune réponse, il ouvrit lui-même, et entra.

Le silence absolu confirma ses craintes pour Ludovico ; aucun bruit, aucune respiration n’annonçoit que quelqu’un sommeillât en ce lieu ; mais son incertitude duroit encore. Tous les volets étoient fermés, et la chambre étoit trop obscure pour que l’on y distinguât rien. Le comte commanda à un de ses gens d’ouvrir une des fenêtres. En traversant la chambre pour obéir, il se heurta, tomba par terre, et le cri perçant qu’il poussa ayant fait enfuir aussitôt les braves qui s’étoient hasardés jusque-là, Henri et le comte restèrent seuls pour achever l’aventure.

Henri ouvrit un des volets, et s’aperçut que le domestique avoit donné contre le fauteuil même dans lequel Ludovico avoit été assis. Celui-ci n’y étoit plus, et la foible lumière qui se répandoit dans la chambre ne le montroit en aucun endroit. Le comte, alarmé, ouvrit d’autres volets pour mieux voir. Ludovico ne parut point. Il resta un moment en suspens, et craignit de s’en fier à ses sens. Il vit le lit, et s’approcha pour voir si Ludovico ne s’y étoit pas couché. Il n’y trouva personne. Il pénétra dans l’oratoire ; tout étoit rangé comme la veille, et Ludovico n’y étoit point.

Le comte, pourtant, connut l’excès de sa surprise. Ludovico, sans doute frappé de terreur, étoit sorti, pendant la nuit, d’un appartement désert, et dont on racontoit tant d’effrayantes particularités. Mais, dans ce cas même, il eût cherché la société ; et tous ses camarades déclaraient ne l’avoir point vru. La porte de l’appartement étoit d’ailleurs fermée par-dedans : il étoit impossible qu’il fût sorti par-là, et toutes les portes extérieures étoient de même verrouillées en dedans, fermées à double tour ; toutes les clefs étoient dans les serrures. Porté à croire que Ludovico s’étoit échappé par une fenêtre, le comte les examina mieux ; mais celles qui étoient assez larges pour que le corps d’un homme y passât, étoient grillées de barreaux de fer, et n’avoient pu fournir d’issue. D’ailleurs, quelle apparence que Ludovico eût risqué sa vie en passant par une fenêtre, quand il pouvoit sortir avec sécurité par une porte ?

L’étonnement du comte ne put s’exprimer ; il rentra dans la chambre à coucher : tout y étoit en ordre, excepté le fauteuil qu’on venoit de renverser. On trouva la petite table, et sur cette table l’épée, la lampe, le livre et la moitié d’un verre de vin. Au pied de la table étoit la corbeille, un reste de provisions et du bois.

Henri et le domestique donnèrent un libre cours à leur surprise. Le comte parloit peu, mais son silence exprimoit beaucoup. Il paroissoit que Ludovico avoit dû s’échapper par un passage secret et inconnu. Le comte ne pouvoit se résoudre à admettre une cause surnaturelle, Néanmoins, s’il y avoit un passage, comment expliquer les motifs de sa retraite ? Comment ne trouvoit-on aucune trace de sa marche ? Tout étoit rangé comme la veille.

Le comte, lui-même, aida à lever la tapisserie de toutes les pièces, pour découvrir si elle cachoit une ouverture. On n’en reconnut aucune ; et le comte se retira après avoir fermé la première chambre, et mit la clef dans sa poche. Il donna des ordres pressans pour qu’on cherchât Ludovico jusque dans le voisinage, et se retira dans son cabinet avec Henri. Ils y restèrent long-temps. Quel qu’eût été le sujet de la conférence, Henri, de ce moment, perdit beaucoup de sa gaîté ; il devenoit grave et réservé quand on traitoit le sujet qui alarmoit toute la famille.

À la disparition de Ludovico, le baron de Sainte-Foix sembla confirmé dans toutes ses opinions sur la probabilité des apparitions. Il étoit néanmoins difficile d’en marquer le rapport avec le sujet actuel. On ne peut attribuer le crédit qu’elles acquirent alors, qu’à l’état de sensibilité excessive où la curiosité et l’effroi avoient réduit tous les esprits de la maison. De ce moment, le baron et ses adhérens s’entêtèrent plus profondément de leurs systèmes. Toutes les terreurs des domestiques augmentèrent à tel point, que la plupart d’entr’eux quittèrent à l’instant le château ; les autres ne restèrent que jusqu’à ce qu’on pût les remplacer.

Les recherches les plus exactes sur le sort de Ludovico furent inutiles. Après plusieurs journées employées sans relâche, la pauvre Annette s’abandonna au désespoir, et la surprise générale fut au comble.

Emilie, dont l’esprit avoit été vivement ému par le sort désastreux de la marquise, et par la mystérieuse liaison qu’elle imaginoit avoir existé entr’elle et Saint-Aubert, étoit particulièrement frappée d’un événement si extraordinaire. Elle étoit, de plus, consternée de la perte de Ludovico, dont la probité, la fidélité, les services, méritoient son estime et sa reconnoissance. Elle désiroit de se retrouver dans la paisible retraite de son couvent ; mais chaque ouverture qu’elle en faisoit étoit reçue avec tristesse par la jeune Blanche, et tendrement écartée par le comte. Elle sentoit pour lui l’affection, le respect, l’admiration d’une fille ; et Dorothée consentit enfin à ce qu’elle pût l’informer de l’apparition qu’elle avoit vue dans l’appartement de la marquise. En tout autre moment, il eût souri de sa relation, et auroit jugé que le fantôme n’existoit que dans l’imagination du témoin. Alors il écouta Emilie sérieusement ; et quand elle eut fini, il lui demanda le plus profond secret. Quelle que puisse être la cause de ces événemens singuliers, dit le comte, le temps seul peut les expliquer. Je veillerai avec soin sur tout ce qui se passera au château, et j’emploierai tous les moyens possibles pour découvrir le destin de Ludovico. Pendant ce temps, soyons prudens et circonspects. J’irai veiller moi-même dans ces appartemens ; mais jusqu’à ce que j’en détermine l’instant, je veux que tout le monde l’ignore.

Le comte envoya chercher Dorothée, et lui fit de même promettre le silence, et sur ce qu’elle savoit déjà, et sur ce qu’elle pourroit savoir encore. Cette vieille femme lui raconta les particularités de la mort de la marquise de Villeroy : il paroissoit en avoir déjà su quelques-unes ; mais celles qu’il avoit ignorées lui causèrent autant de surprise que d’agitation. Après cet entretien, le comte s’enferma dans son cabinet il y resta seul plusieurs heures, et quand il en sortit, la gravité de son extérieur étonna et alarma Emilie. La semaine d’après, tous les hôtes du comte partirent, excepté le baron, son fils et Emilie. Cette dernière eut bientôt l’embarras et le chagrin d’une autre visite. M. Dupont revint, et elle se décida à retourner aussitôt au couvent. La joie que manifestoit Dupont en la voyant, lui fit juger qu’il rapportoit cette même ardeur qui l’avoit bannie du château de Blangy. Les manières d’Emilie envers lui furent réservées. Le comte le reçut avec plaisir, le lui présenta en souriant, et sembla tirer pour son ami un bon augure de l’embarras qu’elle éprouvoit.

M. Dupont le comprit mieux. Il perdit soudain sa gaîté, et tomba dans la langueur et dans le découragement.

Le jour suivant, néanmoins, il chercha l’occasion d’expliquer le motif de sa visite, et il renouvela sa demande. Cette déclaration fut reçue par Emilie avec un véritable chagrin : elle tâcha de diminuer la peine que pouvoit causer un second refus, par l’assurance réitérée de son amitié et de son estime. Elle le laissa, malgré elle, dans un état qui méritoit et qui obtint la plus tendre pitié. Plus frappée que jamais de l’inconvenance d’un plus long séjour au château, elle alla aussitôt chercher le comte, et l’instruire de son intention.

Ma chère Emilie, lui dit-il, je vois avec un pénible intérêt l’encouragement que vous donnez aux illusions ; illusions trop communes aux cœurs jeunes et sensibles : le vôtre a reçu un coup violent ; vous croyez n’en jamais guérir. Vous cherchez à nourrir cette idée : l’habitude de la tristesse subjuguera la force de votre esprit, et vous préparera pour l’avenir d’inutiles regrets. Dissipez votre illusion ; éveillez-vous au sentiment de ce danger.

Emilie sourit tristement. — Je sais ce que vous voulez dire, monsieur, répliqua-t-elle, je suis préparée à vous répondre. Je sens que mon cœur n’éprouvera jamais un second attachement, et je perds l’espérance de retrouver même le calme et la tranquillité, si je me laisse entraîner à de nouveaux nœuds.

— Je sais bien que vous sentez cela, dit le comte ; mais je sais aussi que le temps affaiblira ce sentiment, à moins que vous ne le nourrissiez par la solitude et l’imagination ; le temps, en ce cas, peut en faire une habitude. Je suis à même de vous parler sur ce sujet, et de compatir à vos douleurs, dit le comte d’un air pénétré : j’ai su ce que c’étoit que d’aimer, et de pleurer l’objet de son amour. Oui, continua-t-il, les yeux remplis de larmes, j’ai souffert. Mais ces temps sont passés, depuis long-temps ils sont passés, et je ne puis me les rappeler aujourd’hui sans émotion.

— Mon cher monsieur, dit Emilie avec timidité, que veulent dire ces larmes ? elles parlent, ce me semble, un tout autre langage ; elles plaident pour moi.

— Ce sont des larmes de faiblesse, puisqu’elles sont inutiles, répliqua le comte en les essuyant ; je voudrais vous voir supérieure à cette foiblesse. Ces larmes sont les vestiges d’une douleur que de longs et continuels efforts ont empêché de m’ôter la raison. Jugez si je dois vous prémunir contre les terribles effets d’un penchant qui, lorsqu’on s’y livre, influe sur toute la vie, et porte un nuage jusque sur des années qui auroient pu être heureuses ! M. Dupont est un homme aimable et sensible ; depuis long-temps il vous adore : sa famille, sa fortune, ne sont susceptibles d’aucunes objections. Après ce que je vous ai dit, il est superflu d’ajouter combien je me réjouirois de vous savoir heureuse, et combien je crois M. Dupont capable d’accomplir sur ce point tous mes vœux. Ne pleurez pas, mon Emilie, dit le comte en prenant sa main, il est encore pour vous quelque bonheur dans l’avenir.

Il se tut un moment, et continua d’une voix plus ferme : — Je ne vous engage pas à faire un effort trop violent pour surmonter vos sentimens ; tout ce que je vous demande en ce moment, c’est de contenir vos pensées, qui vous reportent continuellement à des souvenirs ; c’est de vous livrer aux objets présens ; c’est de vous laisser croire à vous-même que vous pouvez devenir heureuse ; c’est de songer quelquefois avec un peu de complaisance à cet infortuné Dupont, et de ne le point condamner à cet état de désespoir, dont je voudrois, ma chère Emilie, commencer par vous faire sortir.

— Ah ! monsieur, dit Emilie en versant un torrent de larmes, que vos désirs à cet égard n’abusent pas M. Dupont par l’espoir que je puisse recevoir sa main. Si je consulte mon cœur, cela ne sera jamais ; je puis me soumettre à tout le reste, excepté à l’idée que jamais je penserai autrement.

Souffrez que j’interprète votre cœur, répondit le comte avec un léger sourire : si vous me faites l’honneur de suivre mes avis sur le reste, je pardonnerai votre incrédulité sur votre conduite future envers M. Dupont. Je ne vous presserai pas de rester ici plus long-temps que votre satisfaction ne le permet. Mais, en m’abstenant aujourd’hui de m’opposer à votre retraite, je réclame de votre amitié quelques visites à l’avenir.

Des larmes de reconnoissance s’unirent à celles d’un tendre regret. Emilie remercia le comte de ses témoignages d’amitié ; elle promit de suivre ses avis sur tous les points, excepté un seul, et l’assura du plaisir avec lequel elle profiteroit de son invitation et de celle de la comtesse, lorsque M. Dupont ne seroit plus au château.

Le comte sourit de cette condition. — J’y consens, lui dit-il ; le couvent est ici près, ma fille et moi nous pourrons vous voir bien souvent. Si quelquefois nous osons introduire un compagnon de promenade, nous le pardonnerez-vous ?

Emilie parut affligée, et garda un profond silence.

— Eh bien ! reprit le comte, je n’en dirai pas davantage, et je vous demande pardon d’avoir été si loin. Rendez-moi la justice de croire que mon unique motif est un intérêt bien réel pour votre bonheur, et pour celui de mon aimable ami M. Dupont.

Emilie, en quittant le comte, alla informer la comtesse de ses projets, et la comtesse lui en exprima ses regrets avec des expressions polies ; elle écrivit ensuite à l’abbesse, et partit le soir du jour suivant. M. Dupont la vit partir avec un extrême chagrin ; le comte tâcha de le soutenir par l’espérance qu’un jour Emilie lui, seroit plus favorable.

Emilie fut contente de se retrouver dans la retraite paisible du couvent ; elle y éprouva un renouvellement de bonté maternelle de la part de l’abbesse, et d’amitié fraternelle de la part des religieuses. Elles savoient déjà l’événement extraordinaire du château, et le soir même, après souper, on en parla dans la salle du couvent. On pria Emilie d’en raconter les détails ; elle le fit avec circonspection, et s’étendit fort peu sur la disparition de Ludovico. Toutes celles qui l’écoutoient se réunirent à lui prêter une cause surnaturelle.

On a cru fort long-temps, dit une religieuse appelée sœur Françoise, que le château étoit fréquenté par des esprits ; et je fus surprise quand j’appris que le comte auroit la témérité de l’habiter. L’ancien propriétaire avoit, je crois, quelque chose sur la conscience à expier ; espérons que les vertus du possesseur actuel pourront le préserver du châtiment réservé aux torts du premier, si réellement il étoit criminel.

— De quel crime le soupconne-t-on ? dit une demoiselle Feydeau, pensionnaire du couvent.

— Prions pour son âme, reprit une religieuse qui jusque-là avoit gardé le silence. S’il étoit criminel, sa punition dans ce monde a été suffisante.

Il y avoit dans le ton de ses paroles un mélange de sérieux et de singularité qui frappa singulièrement Emilie. Mademoiselle Feydeau répéta la question, sans prendre garde à l’entretien de la religieuse.

— Je n’ose pas dire quel fut son crime, répliqua la sœur Françoise. J’ai entendu des récits fort étranges au sujet du marquis de Villeroy. On dit, entr’autres, qu’après la mort de son épouse, il quitta le château de Blangy, et n’y revint plus. Je n’étais pas ici dans ce temps-là, je n’en puis parler que sur des rapports ; il y avoit très-long-temps, que la marquise étoit morte, et la plupart de nos sœurs n’en pourroient pas dire davantage.

— Moi, je le pourrois, reprit la religieuse qui déjà avoit parlé, et que l’on nommoit la sœur Agnès.

— Vous savez donc, dit mademoiselle Feydeau ; des circonstances qui vous font juger s’il est criminel ou non, et quel crime on lui imputoit ?

— Oui, dit la religieuse ; mais qui oseroit scruter mes pensées ? Qui osera s’immiscer dans le secret de mes opinions ? Dieu seul est son juge, et il a rejoint ce juge terrible.

Emilie regarda la sœur Françoise avec surprise ; et elle en reçut un regard expressif.

— Je demandois seulement votre opinion, dit mademoiselle Feydeau d’un ton doux ; si le sujet vous est désagréable, j’en changerai.

— Désagréable ! reprit la religieuse avec affectation. Nous parlons au hasard, et ne sentons guère la valeur de nos termes. Désagréable ! est une misérable expression. Je vais prier Dieu.

Parlant ainsi, elle se leva, ft un profond soupir, et s’éloigna.

— Que signifie ceci ? demanda Emilie après son départ.

— Cela n’est pas extraordinaire, répondit la sœur Françoise ; elle est souvent ainsi. Elle n’a pas de suite dans ses idées ; sa raison est dérangée. Vous ne l’avez donc jamais vue dans cet état ?

— Jamais, dit Emilie : j’ai pensé quelque-fois qu’elle avoit dans le regard une sorte d’agrément mélancolique : je ne l’avois jamais remarqué dans ses discours. Pauvre femme ! je prierai Dieu pour elle.

— Vos prières, ma fille, dit l’abbesse, se joindront dans ce cas aux nôtres ; elle en a besoin.

— Madame, dit mademoiselle Feydeau, quelle est votre opinion sur le marquis ? L’étrange événement du château a tant excité ma curiosité, que je me permets cette question : Quel crime lui imputoit-on ? quelle est la punition dont parloit la sœur Agnès ?

— On ne peut, dit l’abbesse avec un air aussi grave que réservé, on ne peut sans défiance avancer ses idées sur un sujet si délicat. Je ne prendrai pas sur moi de prononcer que le feu marquis fût coupable, ni de dire de quel crime on l’avoit soupçonné. Quant à la punition dont parle sœur Agnès, je n’ai pas connoissance qu’il en ait souffert aucune ; elle faisoit sans doute allusion au supplice cruel que causent des remords cuisans. Prenez garde, mes chères enfans, d’encourir ce châtiment terrible ; c’est le purgatoire de cette vie. La marquise le savoit bien ; elle fut un modèle pour ceux qui vivent dans le monde, et le cloître même n’eût pas rougi d’imiter ses vertus. Notre maison a reçu sa dépouille mortelle ; son âme céleste est, je n’en doute pas, retournée vers son origine.

Pendant que l’abbesse disoit ces mots, la cloche sonna, et elle se leva. — Allons, mes enfans, dit-elle, allons prier pour tous les malheureux ; allons confesser nos péchés, et tâchons de purifier nos consciences, pour gagner le ciel où elle est.

Emilie fut touchée de cette exhortation, et se rappelant son père, elle reprit : Le ciel, où lui aussi est allé ! Elle retint ses soupirs, et suivit l’abbesse et la communauté dans la chapelle.


CHAPITRE II.

Le comte de Villefort reçut enfin une lettre de l’avocat d’Aix, qui encourageoit Emilie à presser ses réclamations sur les biens de madame Montoni. À peu près vers le même temps, un avis semblable vint de M. Quesnel ; mais le secours de la loi ne paroissoit plus nécessaire, puisque la seule personne qui eût pu s’opposer à la prise de possession d’Emilie n’étoit plus. Un ami de M. Quesnel, qui résidoit à Venise, lui avoit envoyé le détail de la mort de Montoni ; on l’avoit mis en jugement avec Orsino, comme complice supposé de l’assassinat du noble Vénitien. Orsino fut trouvé coupable, condamné et exécuté sur la roue ; rien ne se trouva à la charge de Montoni et de ses amis ; on les relâcha tous, excepté Montoni. Le sénat vit en lui un homme fort dangereux, et pour divers motifs, on le retint en prison. Il y mourut d’une manière fort secrète, et l’on soupçonna que le poison avoit hâté la fin de sa vie. La personne dont M. Quesnel avoit reçu cette information, ne lui laissoit aucun doute sur sa sincérité. Celui-ci disoit donc à Emilie qu’il suffisoit de réclamer les biens de sa tante pour se les assurer, et ajoutait qu’il l’aideroit à ne négliger aucune formalité. Le terme du bail de la Vallée étoit presqu’expiré ; il le lui apprenoit, et lui donnoit le conseil de se rendre à Toulouse ; il se proposoit d’aller l’y trouver, elle s’assureroit par-là de la propriété de ses biens ; il l’instruisoit de toutes les précautions légales, et il jugeoit nécessaire qu’elle se rendît à Toulouse, dans trois semaines.

L’augmentation de la fortune d’Emilie avoit réveillé dans M. Quesnel une soudaine tendresse pour sa nièce : il paroissoit avoir plus de respect pour une riche héritière, qu’il n’avoit senti de compassion pour une orpheline pauvre et sans amis.

Le plaisir que lui fit cette nouvelle, fut bien affoibli par l’idée que celui pour lequel elle avoit autrefois regretté la perte de sa fortune, n’étoit plus digne de la partager. Elle se rappela cependant les tendres avis du comte, et ne se livra pas à ces tristes réflexions : elle tâcha de ne sentir que de la reconnoissance pour le bienfait inattendu qu’elle recevoit du ciel. Ce qu’elle avoit le plus de plaisir à apprendre étoit que la Vallée, lieu si cher à son cœur, par les souvenirs de son enfance et par la constante résidence que ses parens y avoient faite, seroit bientôt remise entre ses mains ; elle résolut de s’y fixer. La charmante situation de cette demeure, les souvenirs qui y étoient attachés, avoient sur son cœur un privilège qu’elle ne vouloit point sacrifier à l’ostentation et à la magnificence de Toulouse. Elle écrivit à M. Quesnel pour le remercier de l’intérêt actif qu’il lui témoignoit, et l’assurer qu’elle seroit à Toulouse au temps indiqué.

Quand le comte de Villefort vint avec Blanche remettre à Emilie la consultation de l’avocat, il apprit le contenu de la lettre de M. Quesnel, et il en félicita sincèrement Emilie ; mais cette impression de satisfaction eut bientôt abandonné ses traits, et Emilie y remarqua une tristesse extraordinaire : elle n’hésita pas à en demander la cause.

— Le sujet n’en est pas nouveau, dit le comte : je suis fatigué, excédé du trouble et de la confusion où des folies superstitieuses ont jeté tous ceux qui m’entourent ; les rapports les plus ridicules m’obsèdent, je ne puis les croire vrais, et je n’en puis démontrer la fausseté ; je suis aussi très-inquiet de ce pauvre Ludovico, je n’ai pu rien découvrir à son égard. On a épuisé les retraites du château et celles du voisinage, on ne peut en faire davantage ; et j’ai offert de fortes récompenses pour le plus léger renseignement ; j’ai, depuis sa disparition, gardé sur moi les clefs de l’appartement du nord, et je veux moi-même y veiller cette nuit.

Emilie, sérieusement alarmée pour le comte, unit ses prières à celles de Blanche pour l’en détourner.

Qu’ai-je à craindre ? dit-il ; je ne crois pas avoir à combattre d’ennemis surnaturels ; et quant aux attaques des hommes, je serai préparé à les recevoir. D’ailleurs, je vous promets de ne pas veiller seul.

— Et qui donc, monsieur, reprit Emilie, aura le courage de veiller avec vous ?

— Mon fils, répondit le comte. Si je ne sois pas enlevé cette nuit, ajoutait-il en souriant, demain vous apprendrez le résultat de mon aventure.

Le comte et Blanche, bientôt après, prirent congé d’Emilie, et retournèrent au château. Le comte fit part à Henri de son projet, et ce ne fut pas sans répugnance que celui-ci consentit à y prendre part. Lorsqu’après le souper cette intention fut connue, la comtesse fut épouvantée : le baron et M. Dupont conjurèrent le comte de ne pas courir le risque d’éprouver le même sort que le malheureux Ludovico. — Nous ne connoissons, dit le baron, ni la nature, ni le pouvoir d’un esprit diabolique. On ne peut, je crois, douter qu’un esprit de cette espèce ne fréquente cet appartement. Prenez garde, monsieur, de provoquer sa vengeance ; il a déjà donné un exemple terrible de sa malice. J’accorde que les esprits des morts ne puissent revenir sur la terre que pour des occasions importantes : mais n’en est-ce pas une que votre mort ?

Le comte ne put s’empêcher de sourire. — Pensez-vous, baron, lui dit-il, que ma perte puisse être un motif assez important pour rappeler sur la terre l’âme d’un mort ! Hélas ! mon bon ami, il n’y a pas d’occasion où cette intervention soit nécessaire pour détruire un individu. Quel que soit le mystère, je l’éclaircirai cette nuit ; je ne suis pas superstitieux.

— Je sais que vous êtes un incrédule, interrompit le baron.

Appelez-moi comme vous voudrez ; je veux dire seulement que, malgré mon éloignement pour toutes les superstitions, s’il y a là quelque chose de surnaturel, j’en aurai moi-même le spectacle. Si quelque prodige menace ma maison ; si elle se trouve dans un rapport extraordinaire avec d’anciennes circonstances, j’en serai sans doute informé. À tout événement je tente la découverte ; mais pour ne succomber à l’attaque d’aucun être vivant, ce qui, en vérité, mon cher ami, est ce que je redoute le plus, j’aurai soin d’être bien armé.

Le comte prit congé de la famille avec une gaîté empruntée qui dissimulait mal le trouble de son esprit. Il prit le chemin de l’appartement du nord, accompagné de son fils, et suivi du baron, de M. Dupont et de quelques domestiques, qui tous leur souhaitèrent le bonsoir à la porte. Tout, dans l’appartement, étoit comme on l’avoit laissé, même dans la chambre à coucher. Le comte alluma lui-même son feu ; aucun de ses gens n’avoit voulu s’aventurer si loin. Il examina soigneusement la chambre et l’oratoire, et prit, ainsi que Henri, une chaise auprès de la cheminée. Ils mirent du vin et une lampe auprès d’eux ; posèrent leurs épées sur la table, firent étinceler la flamme et commencèrent à s’entretenir sur différens sujets. Henri étoit souvent distrait et silencieux ; il jetoit un regard défiant et curieux sur les parties obscures de la chambre. Le comte cessa peu à peu de parler, et ne sortit de sa rêverie que pour ouvrir un volume de Tacite qu’il avoit eu la précaution de prendre.


CHAPITRE III.

Le baron de Sainte-Foix, inquiet pour son ami, n’avoit pu fermer l’œil, et s’étoit levé de grand matin. En allant aux informations, il passa près du cabinet du comte et entendit quelqu’un marcher ; il frappa à la porte, le comte ouvrit lui-même : content de le voir en sûreté, curieux d’apprendre les détails, le baron n’eut pas le temps d’observer la gravité extraordinaire qui couvroit la physionomie du comte. Ses réponses réservées l’en firent apercevoir. Le comte, en affectant de sourire, s’efforça de traiter légèrement ses questions : mais le baron étoit sérieux. Il devint si pressant, que le comte, plus grave à son tour, lui dit : — Eh bien ! mon cher ami, ne m’en demandez pas davantage, je vous en conjure. Je vous supplie encore de garder le silence sur tout ce que ma conduite future pourra avoir de surprenant. Je n’hésite point à vous dire que je suis malheureux, et que mon expérience ne m’a pas fait trouver Ludovico. Excusez ma réserve sur les incidens de cette nuit.

— Mais où est Henri ? dit le baron, surpris et déconcerté de ce refus.

— Il est chez lui, répliqua le comte, vous me ferez plaisir de ne le pas interroger.

— Certainement, dit le baron avec chagrin, puisque cela vous déplairoit. Mais il me semble, mon cher ami, que vous pourriez vous fier à ma discrétion et bannir toute réserve. Vous me faites soupçonner votre entière conversion à mon système, et vous n’êtes sûrement plus aussi incrédule que vous étiez.

— N’en parlons plus, dit le comte ; vous pouvez être certain que ce ne peut être un événement ordinaire qui m’impose le silence envers un ami de trente ans. Ma réserve, en ce moment, ne doit vous faire douter, ni de mon estime, ni de mon amitié.

— Je n’en doute pas, dit le baron ; mais cette réserve me surprend, je l’avoue.

— Elle me surprend aussi, dit le comte ; mais, de grâce, ne laissez rien soupçonner à ma famille, et ne relevez à l’avenir aucune des circonstances extraordinaires de ma conduite.

Le baron le promit, et après un instant de conversation indifférente, ils descendirent pour déjeûner. Le comte aborda sa famille d’un air gai : il éluda les questions par une raillerie légère, et assura en riant, que les chambres du nord n’étoient pas si redoutables, puisque Henri et lui-même en étoient sortis en sûreté.

Henri fut moins heureux dans les efforts qu’il fit pour dissimuler ; ses traits portoient encore l’expression de la terreur. Il était muet et pensif, et quand il vouloit répondre en plaisantant aux pressantes questions de mademoiselle Béarn, on voyoit bien que sa gaîté n’étoit pas naturelle.

Dans la soirée, le comte, suivant sa promesse, alla voir Emilie : elle fut surprise de trouver dans ses discours sur les appartement du nord un mélange de raillerie et de discrétion. Il ne dit rien pourtant de ce qui lui étoit arrivé. Quand elle osa lui rappeler ses engagemens sur le résultat de l’aventure, et lui demander s’il demeuroit certain que l’appartement fût fréquenté par des esprits, il devint plus sérieux ; puis sembla se recueillir, et dit en souriant : Ma chère Emilie, ne souffrez pas que madame l’abbesse gâte votre jugement avec toutes ces idées. Elle pourrait vous apprendre à trouver un revenant dans toutes les chambres obscures. — Mais croyez-moi, ajouta-t-il avec un long soupir, les morts n’apparoissent pas pour des sujets frivoles, ni dans l’unique motif d’épouvanter les âmes timides. Il se tut, rêva quelques momens, et ajouta : Ne partons plus de cela.

Il se retira bientôt après, Emilie rejoignit les religieuses, et fut surprise de ce qu’elles savoient d’une circonstance qu’elle leur avoit très-soigneusement cachée. Elles admiroient l’intrépidité du comte qui avoit osé passer la nuit dans l’appartement même d’où Ludovico avoit disparu. Emilie ne considéroit pas avec quelle rapidité circule une histoire merveilleuse. Les religieuses avoient recueilli celle-ci des paysans qui apportaient du fruit au monastère, et leurs regards, depuis la disparition de Ludovico, étoient restés fixés sur le château de Blangy.

Emilie écoutoit en silence toutes les dissertations des nonnes sur la conduite du comte. La plupart la condamnoient comme téméraire et présomptueuse. Elles affirmoient que s’introduire sur le domaine du diable, c’étoit provoquer sa vengeance.

Sœur Françoise disputoit et soutenoit que le comte avoit montré toute la bravoure d’une âme grande et vertueuse. Il n’étoit souillé d’aucun crime, n’avoit point provoqué le courroux de son bon ange, et ne pouvoit redouter l’esprit malin, puisqu’il avoit des droits à la protection d’une puissance plus respectable, à la protection de celui qui commande aux méchans et protége l’innocence.

— Les coupables ne peuvent réclamer cette protection, dit sœur Agnès. Que le comte examine sa conduite, et qu’il juge s’il y a des droits ! Qui est-il donc celui qui osera se dire innocent ? Toute innocence sur la terre n’est jamais que de comparaison. Cependant, qu’il y a loin de certaines fautes aux dernières extrémités du crime ! En quel abîme nous pouvons tomber, hélas !

La religieuse, en finissant, fit un soupir qui glaça Emilie. En levant les yeux elle vit ceux de la sœur Agnès qui s’étoient fixés sur les siens. Cette sœur se leva, prit sa main, la regarda en silence, et dit enfin :

— Vous êtes jeune ; vous êtes innocente ; je veux dire que vous êtes innocente de grands crimes : mais vous avez des passions dans le cœur, des serpens ! Ils dorment maintenant. Prenez garde qu’ils ne s’éveillent ; ils vous blesseront mortellement.

Emilie, frappée de ces mots et de l’accent qui les accompagnoit, ne put retenir ses larmes.

— Ah ! est-il donc vrai ? s’écria sœur Agnès avec attendrissement ; si jeune, être malheureuse ! Nous sommes donc sœurs ? Et pourtant existe-t-il de ces tendres rapports entre les criminels ? Elle ajouta avec des yeux hagards : — « Non, plus de repos ! plus de paix ! plus d’espoir ! Je les ai goûtés autrefois. Mes yeux pouvoient verser des larmes ; ils brûlent maintenant. Mon sort est fixé. Mon âme est sans crainte. Je ne pleure plus.

— Repentons-nous plutôt, et prions, dit une autre religieuse. On nous invite à espérer que la prière et la pénitence peuvent opérer notre salut. Il y a de l’espoir, pour tous ceux qui se repentent.

— Pour tous ceux qui se repentent et se corrigent, observa sœur Françoise.

— Pour tous, excepté pour moi ! répliqua sœur Agnès d’un ton effrayant ; puis elle reprit brusquement : Ma tête brûle, je me crois malade ! Oh ! que ne puis-je effacer le passé de ma mémoire ! Ces figures qui s’élèvent comme des furies pour me tourmenter, je les vois quand je dors ; quand je m’éveille, elles sont devant mes yeux ! je les vois maintenant ! là ! à présent !

Elle resta dans une attitude d’horreur. Ses regards erroient lentement autour de la chambre, comme s’ils eussent suivi quelque chose. Une des religieuses prit doucement sa main pour la faire sortir du salon. Agnès se calma. Elle passa sa main sur ses yeux, fit un soupir, et dit : — Elles sont parties ! elles sont parties ! J’ai la fièvre, et je ne sais ce que je dis. Je suis quelquefois comme cela ; mais cela va se passer. Tout à l’heure je serai mieux. Les complies ne sonnent-elles pas ?

— Non, dit sœur Françoise ; l’office du soir est achevé. Souffrez que Marguerite vous conduise à votre cellule.

— Vous avez raison, dit sœur Agnès ; j’y serai mieux. Bonsoir, mes sœurs ; souvenez-vous de moi dans vos prières.

Quand elle fut sortie, sœur Françoise, voyant l’émotion d’Emilie, lui dit : — Ne vous alarmez pas. Notre sœur a souvent la tête dérangée. Jamais pourtant je ne l’ai vue dans un si grand délire. Son état habituel est la mélancolie ; mais cet accès dure depuis plusieurs jours. La retraite et le régime la remettront.

— Mais, observa Emilie, avec quelle raison elle avoit parlé d’abord ! Ses idées se suivoient parfaitement.

— Oui, dit la sœur, ce n’est pas une chose nouvelle. Je l’ai entendue quelquefois raisonner de très-bon sens, et même avec finesse. L’instant d’après, c’étoit l’égarement de la folie.

— Sa conscience paroît oppressée, dit Emilie. Savez-vous ce qui l’a réduite à un si déplorable état ?

— Oui, reprit la religieuse. Et elle n’en dit pas davantage. Emilie répéta sa question. Alors elle lui dit à voix basse, et de manière à n’être pas entendue des autres :

— Je ne puis vous rien dire en ce moment. Si vous voulez en savoir davantage, venez me trouver dans ma cellule à l’heure de la retraite. Souvenez-vous qu’on se lève à minuit pour matines ; venez avant ou après.

Emilie promit de s’en souvenir. L’abbesse entra bientôt. On ne parla plus de l’infortunée religieuse.

Le comte, de retour au château, avoit trouvé M. Dupont dans un vif transport de désespoir où son amour pour Emilie le réduisoit souvent ; amour qui duroit depuis trop long-temps pour être facilement vaincu ; amour contre lequel avoient échoué tous les efforts de ses amis. M. Dupont avait vu Emilie en Gascogne ; son père, qui découvrit toute la passion dont mademoiselle Saint-Aubert étoit l’objet, et qui la trouvoit trop peu riche, l’empêcha de se déclarer, et lui défendit de penser à elle. Pendant la vie de son père, il s’étoit soumis à la première loi, mais la seconde lui avoit paru impraticable. Il avoit quelquefois adouci sa passion en visitant les lieux que Emilie fréquentoit, et surtout la pêcherie. Une fois ou deux, il lui avoit parlé de ses sentimens en vers ; mais il avoit caché son nom pour obéir aux ordres de son père. C’est là aussi qu’il avoit joué l’air pathétique dont Emilie avoit été aussi charmée que surprise. Il y avoit trouvé ce portrait qui nourrissoit une passion trop fatale à son repos. Pendant sa campagne d’Italie il avoit perdu son père, et recouvroit sa liberté quand le seul objet qui la lui eût rendue précieuse ne pouvoit plus correspondre à ses vœux. On a vu comment il avoit retrouvé Emilie, comment il l’avoit aidée à s’évader de sa prison. Enfin, l’on a vu sur quelle foible espérance pouvoit s’étayer son amour, et l’inutilité de ses efforts pour le vaincre.

Le comte tâcha avec le zèle de l’amitié de lui donner quelque consolation. La patience et la persévérance pouvoient un jour lui gagner Emilie et le bonheur. — Le temps, dit-il, effacera de son esprit l’impression de tristesse que le mécontentement y a laissé ; elle deviendra sensible à votre mérite. Vos services ont déjà excité sa reconnoissance, et vos souffrances toute sa pitié. Croyez-moi y cher ami, dans une âme comme la sienne, la reconnoissance et la pitié mènent à l’amour. Lorsque son imagination sera dégagée de son erreur, elle acceptera certainement l’hommage d’un cœur comme le vôtre.

Dupont fit un soupir en écoutant ces paroles ; il tâcha d’accueillir l’espoir que son ami lui présentoit, et consentit à prolonger sa visite au château.

Quand les religieuses furent retirées, Emilie se souvint du rendez-vous que lui avoit donné la sœur Françoise ; elle la trouva dans sa cellule, en prières, à genoux devant une petite table ; elle avoit devant elle une image ; au-dessus étoit une lampe qui éclairait sa petite chambre. Elle tourna la tête quand on ouvrit la porte, et fit signe à Emilie d’entrer ; Emilie se plaça en silence sur le lit de la religieuse, jusqu’à ce que sa prière fût finie. Sœur Françoise se releva, prit la lampe, et la remit sur la table. Emilie y reconnut quelques ossemens humains, à côté d’un sablier simple. Elle fut émue ; la religieuse ne s’en aperçut pas, et s’assit près d’elle sur sa couche. — Votre curiosité, ma sœur, dit-elle, vous a rendue bien exacte ; mais vous n’avez rien de remarquable à découvrir dans l’histoire de la pauvre Agnès. J’ai évité de parler d’elle en présence de nos sœurs, parce que je ne veux pas leur apprendre son crime.

— Je suis flattée de votre confiance, dit Emilie ; je n’en abuserai pas.

— Sœur Agnès, reprit la religieuse, est d’une famille noble ; la dignité de son air a pu déjà vous le faire soupçonner ; mais je ne veux pas déshonorer son nom en le révélant. L’amour fut l’occasion de son crime et de sa folie. Elle fut aimée par un gentil-homme très-peu riche ; et son père, à ce que j’ai appris, l’ayant mariée à un seigneur qu’elle haïssoit, une passion mal contenue fit sa perte : elle oublia la vertu et ses devoirs ; elle profana les vœux du mariage : ce crime fut découvert, et son époux l’eût sacrifiée à sa vengeance, si son père n’eût trouvé moyen de la mettre hors de son pouvoir. Je n’ai jamais pu découvrir comment il avoit réussi. Il l’enferma dans ce couvent, et la détermina à y prendre le voile. On répandit dans le monde qu’elle étoit morte ; le père, pour sauver sa fille, concourut à confirmer ce bruit, et fit même croire à son époux qu’elle étoit une victime de sa fureur jalouse. — Vous paroissez surprise, ajouta la religieuse en regardant Emilie ; j’avoue que l’histoire n’est pas commune, mais elle n’est pourtant pas sans exemple.

— De grâce, continuez, dit Emilie, elle m’intéresse.

— Vous savez tout, reprit la sœur ; je vous dirai seulement que le combat qui se passa dans le cœur d’Agnès entre l’amour, le remords, et le sentiment des devoirs qu’elle alloit embrasser dans notre état, a causé à la fin le dérangement de sa raison. D’abord elle étoit ou violente ou abattue par intervalles ; elle prit ensuite une mélancolie habituelle ; elle est parfois troublée par des accès de délire tel que le dernier, et depuis quelque temps ils sont plus fréquens.

Emilie fut touchée de cette histoire, dont quelques traits rappeloient à son souvenir celle de la marquise de Villeroy. Son père aussi l’avoit forcée d’abandonner l’objet de son affection ; mais le récit de Dorothée ne donnoit pas lieu de supposer, ou qu’elle eut échappé à la vengeance d’un mari jaloux, ou que son innocence n’eût pas été entière. Emilie néanmoins, en soupirant sur les malheurs de la religieuse, ne put s’empêcher de donner quelques larmes aux infortunes de la marquise. Elle reparla ensuite de sœur Agnès, et demanda à la sœur Françoise si elle se ressouvenoit qu’en sa jeunesse elle eût été très-belle.

— Je n’étois pas ici quand elle a fait ses vœux, reprit Françoise. Il y a long-temps, et je crois que peu de nos sœurs actuelles ont assisté à la cérémonie ; notre mère abbesse même n’étoit pas alors au couvent. Je me souviens pourtant que sœur Agnès étoit une très-belle femme : elle a gardé cet air de haute naissance qui l’a toujours distinguée ; mais sa beauté, comme vous devez le voir, est toute flétrie ; je retrouve à peine dans sa figure quelques vestiges de cette grâce qui autrefois l’embellissoit.

— Cela est étrange, dit Emilie ; mais il y a des momens où je crois me rappeler sa figure. Vous allez me trouver ridicule ; je me trouve telle aussi. Je n’avois certainement jamais vu sœur Agnès ayant d’entrer dans ce couvent ; il faut que j’aie vu quelque part une personne qui lui ressemble parfaitement, et je n’en ai pourtant pas le moindre souvenir.

— Vous avez pris de l’intérêt à sa mélancolie, dit sœur Françoise ; l’impression que vous en avez reçue trompe sans doute votre imagination. Je pourrois, avec autant de raison, trouver une ressemblance entre vous et Agnès, que vous pouvez croire que vous l’avez vue ailleurs. Elle a toujours demeuré dans ce couvent depuis que vous êtes au monde.

— Est-il bien vrai ? dit Emilie.

— Oui, reprit Françoise ; pourquoi cela vous surprend-il ?

Emilie ne parut pas remarquer la question ; elle demeura pensive, et dit enfin : — C’est à peu près vers le même temps que la marquise de Villeroy est morte.

— La remarque est singulière ! dit Françoise.

Emilie sortit de sa rêverie, et donna en souriant un autre tour à la conversation. Elle retomba néanmoins bientôt sur le sujet de la malheureuse Agnès. Emilie resta dans sa cellule jusqu’à ce que l’horloge, sonnant minuit, vint la rappeler à elle-même. Elle pria la sœur d’excuser le tort qu’elle faisoit à son repos. Elles sortirent toutes les deux. Emilie retourna chez elle ; et la religieuse, avec sa lampe, alla se réunir au chœur.

Durant les jours qui succédèrent, Emilie ne vit ni le comte ni personne de la famille. Quand il parut, elle remarqua avec chagrin l’excès de son agitation.

— Je n’en puis plus, répondit-il à ses questions empressées ; je vais m’absenter quelque temps pour retrouver un peu de tranquillité. Ma fille et moi nous reconduirons le baron de Sainte-Foix à son château. Il est situé dans un vallon des Pyrénées, ouvert sur la Gascogne. J’ai pensé, Emilie, que si vous alliez à la Vallée, nous pourrions faire ensemble une partie du voyage ; ce seroit pour moi une grande satisfaction que de vous escorter jusque chez vous.

Emilie remercia le comte, et se plaignit de ce qu’obligée de se rendre à Toulouse, elle ne pouvoit adopter un plan si agréable. — Quand vous serez chez le baron, ajouta-t-elle, vous ne serez qu’à une petite distance de la Vallée. Je pense, monsieur, que vous ne quitterez pas la province sans me venir voir ; il est superflu de vous dire quel plaisir je goûterai à vous recevoir, ainsi que Blanche.

— Je n’en doute pas, reprit le comte. Je ne refuserai ni à Blanche ni à moi le plaisir de vous visiter, si vos affaires vous mènent à la Vallée dans le temps où nous pourrons en jouir.

Quand Emilie eut ajouté qu’elle espéroit aussi recevoir la comtesse, elle ne fut pas fâchée d’apprendre que cette dame, accompagnée de mademoiselle Béarn, alloit passer quelques semaines chez une personne qu’elle connoissoit dans le bas Languedoc.

Le comte, après quelques détails sur ses projets de voyage et les arrangemens d’Emilie, prit congé d’elle. Peu de jours après, une lettre de M. Quesnel informa Emilie qu’il était à Toulouse, que la Vallée étoit libre, qu’il la prioit de se hâter, parce qu’il l’attendoit à Toulouse, et que des affaires le rappeloient en Gascogne. Emilie n’hésita pas ; elle fit ses adieux au comte et à toute sa famille, avec laquelle étoit encore Dupont ; elle les fit à ses amies du couvent, et partit ensuite pour Toulouse, accompagnée de la malheureuse Annette, et d’un domestique de confiance qui appartenoit au comte.


CHAPITRE IV.

Emilie poursuivit son voyage sans accident, à travers les plaines du Languedoc. En revenant à Toulouse, dont elle étoit sortie avec madame Montoni, elle pensa beaucoup au triste destin de sa tante, qui, sans son imprudence, y vivroit peut-être encore heureuse. Montoni lui-même aussi revenoit souvent à son imagination ; elle le voyoit tel que dans ses jours de triomphe, hardi, ingénieux et altier, tel qu’elle l’avoit vu, depuis, en proie à ses vengeances ; et maintenant que peu de mois s’étoient écoulés, il n’avoit plus le pouvoir ni la volonté de lui nuire, il n’étoit plus ; ses jours s’étoient évanouis comme une ombre. Emilie auroit pu déplorer son sort sans le souvenir de ses crimes ; elle déploroit celui de la tante infortunée, et le sentiment de ses malheurs absorboit celui de ses fautes.

D’autres pensées, d’autres émotions, succédèrent à mesure qu’Emilie se rapprochoit des scènes si bien connues de ses premières amours ; elle considéroit que Valancourt étoit perdu pour elle et pour lui-même. Elle arriva au sommet de la montagne d’où, en partant pour l’Italie, elle avoit dit adieu à ce bien-aimé paysage ; elle en avoit parcouru, avec Valancourt, les bois et les prairies ; il devoit l’habiter encore, lorsqu’elle alloit être menée si loin. Elle revit cette chaîne des Pyrénées qui entouroient la Vallée, et qui s’élevoient à l’horizon comme de légers nuages. La Gascogne s’étend à leurs pieds, s’écria-t-elle ; ô mon père ! ô ma mère ! La Garonne y passe aussi, ajoutoit-elle en répandant des larmes ; et Toulouse ! et la demeure de ma tante ! et les bosquets du jardin ! Ô mes bien-aimés parens, êtes-vous pour toujours perdus pour moi ? ne dois-je donc jamais vous revoir ? Elle continua de pleurer jusqu’à ce qu’un détour inattendu de la route, qui faillit renverser la voiture, lui eût fait découvrir d’autres parties des environs de Toulouse. Toutes les réflexions, toutes les douleurs qu’elle avoit éprouvées en leur faisant ses derniers adieux, se présentèrent en foule à son cœur avec une nouvelle force ; elle se rappela ses inquiétudes sur un avenir qui devoit décider de son bonheur et de celui de Valancourt, les pressentimens qui l’avoient assaillie, les mots qu’elle avoit prononcés : si j’étois sûre, avoit-elle dit alors, que je dusse revenir un jour, et que Valancourt dût vivre encore pour moi, je partirois heureuse.

Cet avenir, si douloureusement anticipé, étoit devenu le présent. Elle étoit de retour ; mais quel vide effroyable ! Valancourt ne vivoit plus pour elle ! il ne lui restait pas même la triste jouissance de contempler son image dans son cœur ! Il n’étoit plus, ce Valancourt qu’elle avoit chéri ! la consolation de ses chagrins, l’ami dont le souvenir l’avoit rendue assez forte pour supporter l’oppression de Montoni, l’objet d’un espoir éloigné qui avoit embelli ses plus malheureux jours. Cette image bien-aimée n’avoit été qu’une illusion. Valancourt sembloit s’être évanoui pour elle, et son âme flétrie n’avoit plus que des regrets et des souvenirs.

Elle essuya ses pleurs, et continua de regarder le paysage qui les avoit excités. Elle s’aperçut qu’elle passoit à l’endroit même où, le matin de son départ, elle avoit pris congé de Valancourt. Ses larmes coulèrent de nouveau : elle le vit tel qu’il lui avoit paru, quand, appuyée sur la portière, elle lui avoit donné le dernier adieu ; elle le vit penché tristement contre les grands arbres, et se représenta ce regard de tendresse avec lequel il l’avoit si long-temps suivie. Ce souvenir étoit trop pénible pour son cœur ; elle retomba dans la voiture, et s’y tint enfoncée jusqu’aux portes de la maison, qui étoit devenue la sienne.

Le concierge ouvrit aussitôt ; le carrosse tourna dans la cour ; elle descendit, traversa rapidement le vestibule solitaire, et entra dans un grand salon boisé de chêne, où, au lieu de M. Quesnel, elle ne trouva qu’une lettre de lui. Il l’informoit qu’une affaire importante l’avoit forcé de quitter Toulouse deux jours auparavant. Emilie, après tout, n’eut aucune peine d’être privée de sa présence, puisqu’un aussi brusque départ annonçoit une indifférence aussi complète qu’auparavant. Cette lettre contenoit des détails sur tous les arrangemens qu’il avoit faits pour elle, et sur les affaires qui lui restoient à terminer. Le peu d’intérêt que M. Quesnel prenoit à elle n’occupa pas long-temps les pensées d’Emilie ; elles se reportèrent aux personnes qu’elle avoit vues jadis dans ce château, et surtout à l’imprudente et infortunée madame Montoni ; elle avoit déjeûné avec elle dans cette même salle, le matin de son départ pour l’Italie. Cette salle lui rappeloit plus fortement tout ce qu’elle-même avoit souffert dans ce moment, et les riantes espérances dont sa tante se repaissoit alors. Les yeux d’Emilie se tournèrent par hasard sur une large fenêtre ; elle vit le jardin, et le passé parla plus vivement à son cœur ; elle vit cette avenue où, la veille du voyage, elle s’étoit séparée de Valancourt. Son anxiété, l’intérêt si touchant qu’il témoignoit pour son bonheur, les pressantes sollicitations qu’il lui avoit faites pour qu’elle ne se livrât pas à l’autorité de Montoni, la vérité de sa tendresse, tout revenoit à sa mémoire. Il lui parut presque impossible que Valancourt se fût rendu indigne d’elle ; elle doutoit de tous les rapports, et même de ses propres paroles, qui confirmoient celles du comte de Villefort. Accablée des souvenirs que la vue de cette allée lui causait elle se retira brusquement de la fenêtre, et se jeta dans un fauteuil, abîmée dans sa vire douleur. Annette entra, bientôt, en lui apportant quelques rafraîchissemens, et la tira de sa rêverie.

— Ma chère demoiselle, lui dit-elle, comme cette maison est maussade à présent auprès de ce qu’elle a été ! Il est toujours triste d’entrer dans une maison où personne ne nous reçoit.

Emilie, en ce moment, n’étoit guère en état de supporter cette observation, ses larmes répondirent ; et dès qu’elle eut pris quelques alimens, elle s’enferma dans son appartement pour essayer de se remettre ; mais sa mémoire, trop animée, lui fournissoit continuellement de nouveaux tableaux ; elle voyoit Valancourt intéressant et bon comme au commencement de leur amour, et dans un lieu où elle avoit imaginé qu’ils passeroient leur vie ensemble. La fatigue et le sommeil mirent seuls un terme au tumulte de ses idées.

Dès le lendemain, de sérieuses occupations la tirèrent de sa mélancolie : elle désiroit de quitter Toulouse, et de se rendre à la Vallée ; elle prit des renseignemens sur l’état de ses propriétés, et acheva de les régler, d’après les instructions de M. Quesnel. Il falloit un puissant effort pour attacher sa pensée à de pareils objets ; mais elle en eut sa récompense, et éprouva de nouveau qu’une occupation continuelle est le plus sûr remède contre la tristesse.

Toute cette journée fut consacrée à ses affaires ; elle s’informa soigneusement des pauvres habitans de son domaine, et pourvut à leur soulagement.

Sur le soir, elle se crut tellement fortifiée, qu’elle crut pouvoir visiter les jardins qu’elle avoit si souvent parcourus avec Valancourt ; elle sentoit qu’en tardant de le faire, elle en seroit toujours plus émue. Elle profita de sa disposition actuelle, et y entra.

Elle passa fort vite la porte de la cour, et avança dans l’avenue, osant à peine permettre à sa mémoire de s’appesantir un moment sur les détails de sa séparation. Elle en sortit promptement, pour passer à d’autres allées moins intéressantes pour son cœur. Elle se trouvoit à l’escalier, qui conduisoit du jardin à la terrasse ; son agitation augmenta : elle hésita si elle monteroit ; la résolution revint, elle monta.

— Ah ! disoit-elle, voilà ces mêmes arbres qui ombrageoient la terrasse ; voilà les mêmes buissons de fleurs, le lilas, le rosier, le jasmin qui croissoient à leurs pieds. Voilà ce banc de gazon et les plantes que Valancourt soignoit si bien ; hélas ! quand je les ai vues la dernière fois !… — Elle retint sa pensée, mais elle ne put retenir ses larmes. Elle se promena lentement pendant quelques minutes ; mais un théâtre si bien connu augmenta si fort son agitation, qu’elle fut obligée de s’arrêter et de s’appuyer sur le mur du jardin. La soirée étoit belle et tempérée. Le soleil se couchoit à l’extrémité d’une immense perspective. Ses rayons, dardant de dessous un nuage épais qui couvroit l’occident, varioient les riches teintes de la nature et doroient le sommet des bosquets inférieurs. Emilie et Valancourt avoient souvent admiré de pareils effets à la même heure. C’étoit à cette même place que la nuit qui avoit précédé son départ, elle avoit écouté ses remontrances, ses prières et ses offres passionnées. Quelques observations qu’elle fit sur le paysage, lui retracèrent le moment et à la fois tous les détails de la conversation. Elle se rappela les doutes de Valancourt au sujet de Montoni, doutes trop cruellement confirmés. Elle se rappela ses raisonnemens, ses instances pour la faire consentir à se marier sur-le-champ avec lui. Son amour si tendre, sa douleur si sincère, la conviction qu’il paroissoit avoir que jamais ils ne seroient heureux ; tout revenoit avec une nouvelle force à l’esprit d’Emilie, et réveilloit tout ce qu’elle avoit souffert. Sa tendresse pour Valancourt redevint alors ce qu’elle avoit été lorsqu’elle s’éloignoit à la fois de lui et du bonheur ; lorsque la raison, triomphant de la douleur, l’avoit détournée de blesser sa conscience en contractant un mariage clandestin. Hélas ! se disoit Emilie, qu’ai-je gagné à cet effort ? Suis-je heureuse ? Il me disoit que jamais nous ne serions heureux ! Hélas ! qu’il étoit loin de penser que sa propre conduite seroit le principal obstacle à notre bonheur, et l’unique principe du mal qu’il redoutoit !

Ces réflexions augmentèrent son affliction ; elle fut pourtant obligée de reconnoître que le courage qu’elle avoit montré l’avoit du moins préservée d’un malheur irréparable. Mais Valancourt ! Elle ne pouvoit, à cette idée, se féliciter de la prudence qui la sauvoit : elle accusoit amèrement les circonstances qui avoient conspiré pour trahir Valancourt, et qui l’avoient plongé dans un état si différent de ce que ses vertus, son goût, ses premiers ans annonçoient ; elle l’aimoit trop encore pour croire à la dépravation de son cœur, malgré sa conduite criminelle. Elle se rappela cette remarque, échappée si souvent à M. Saint-Aubert. — Ce jeune homme, disoit-il en parlant de Valancourt ; ce jeune homme n’a jamais été à Paris. — Cette observation l’avoit étonnée, quand son père la faisoit : maintenant elle l’entendoit trop bien, et elle s’écrioit tristement : — Ô Valancourt ! si un ami comme mon père eut été avec vous dans Paris, votre caractère si noble, si ingénu, n’auroit subi aucune altération. Le soleil avoit disparu ; Emilie sortit de sa rêverie, et continua sa promenade, respirant la fraîcheur du soir et le parfum des fleurs. Ses pas se dirigèrent d’eux-mêmes vers le pavillon qui terminoit la terrasse, et où, la nuit de son départ, elle avoit trouvé Valancourt sans s’y attendre. La porte étoit fermée ; elle hésitoit à l’ouvrir : le désir qu’elle éprouvoit de revoir encore un lieu où elle avoit été heureuse, surmonta l’extrême répugnance qu’elle sentoit à renouveler ses regrets. Elle entra : les ténèbres obscurcissoient la pièce ; mais à travers les jalousies ouvertes, autour desquelles s’entrelaçoient quelques branches de vigne, elle aperçut le paysage obscur, la Garonne qui réfléchissoit le crépuscule, et l’occident qui brilloit encore. Une chaise étoit placée auprès d’un des balcons, comme si depuis peu quelqu’un s’y fût assis. Les autres meubles étoient rangés précisément comme la dernière fois qu’elle les avoit vus ; et Emilie pensa qu’on n’en avoit touché aucun depuis son voyage d’Italie. Le silence et la solitude de ce pavillon secondoient en ce moment sa disposition à la mélancolie. Elle n’entendoit que le murmure du zéphyr qui soulevoit les feuilles des pampres, et celui des flots de la Garonne.

Elle se plaça sur sa chaise près du balcon, et s’abandonna sans réserve à la tristesse de son cœur ; elle se rendoit présens les moindres détails de l’entrevue qu’à la veille de partir, elle avoit eue avec Valancourt. C’étoit en ce lieu, c’étoit là que s’étoient écoulés avec lui les plus heureux instans de sa vie, lorsque sa tante favorisoit leurs projets. Elle travailloit près de lui, il lisoit auprès d’elle, et souvent ils causoient ensemble. Elle se rappeloit la sagacité avec laquelle il lui désignoit les plus beaux passages des livres qu’ils préféroient, l’enthousiasme avec lequel il les lui répétoit. Il s’arrêtoit pour en admirer l’excellence ; il écoutoit ses remarques avec un tendre plaisir, et souvent dirigeoit son goût.

— Est-il possible, s’écrioit Emilie, est-il possible qu’un esprit si sensible aux belles, aux grandes choses, ait pu se livrer à la bassesse, et succomber à la frivolité ?

Elle avoit vu des larmes dans ses yeux ; elle avoit entendu sa voix qui s’altéroit, quand il partait d’une action grande et généreuse, ou qu’il rapportoit les maximes des grands hommes. — Un esprit tel que le sien, disoit-elle, un cœur comme celui-là, dévoient-ils être sacrifiés aux turpitudes d’une grande ville ?

Ses souvenirs devinrent trop pénibles, elle quitta brusquement le pavillon ; et pressée d’échapper aux vertiges d’un bonheur qui n’existoit plus, elle reprit le chemin du château. En traversant la longue terrasse, elle aperçut une personne qui se promenoit lentement et d’un air abattu, sous les arbres les plus éloignés. Le crépuscule trop avancé ne lui permettent pas de distinguer l’individu : elle le prit d’abord pour un domestique ; mais quand elle s’approcha, il retourna la tête, et elle crut avoir vu Valancourt.

Quel qu’il fût, il s’enfonça dans les bosquets à gauche, et disparut. Emilie, les regards fixés sur la place même où il s’étoit éclipsé, étoit si tremblante, que, pouvant à peine se soutenir, elle resta immobile, et presque privée de sentiment. La force et la pensée lui revinrent ; elle se hâta de rentrer chez elle ; et, craignant de montrer son émotion, elle n’osa demander lequel des gens de la maison s’étoit promené dans les jardins. Quand elle fut seule, elle se rappela la figure, l’air, les traits de la personne qu’elle avoit aperçue : mais celle-ci avoit disparu si vite, l’obscurité la déroboit tellement, qu’elle ne pouvoit se rien retracer avec exactitude, et pourtant son ensemble et son brusque départ lui faisoient croire que c’étoit Valancourt. Quelquefois elle s’imaginoit que, frappée de son idée, elle, en avoit revêtu trop légèrement quelqu’un qu’elle avoit à peine aperçu. Sa conjecture étoit douteuse. Si c’étoit lui, elle s’étonnoit de le trouver à Toulouse, et de le rencontrer chez elle ; mais toutes les fois que son impatience la pressoit d’éclaircir si l’on avoit laissé entrer un étranger, elle étoit retenue par la crainte de montrer ses doutes. La soirée se passa dans les incertitudes et dans l’effort qu’elle se faisoit pour en détourner ses pensées. Vaine tentative : mille émotions diverses l’agitoient, quand elle croyoit que Valancourt étoit près d’elle. Elle craignoit d’avoir bien jugé ; elle craignoit autant de s’être abusée. Elle vouloit se persuader qu’elle désiroit que ce ne fût pas Valancourt, et son cœur avec autant de constance contredisoit sur ce point sa raison.

Le jour suivant fut consacré aux visites de quelques familles, jadis liées intimement avec madame Montoni. Elles vinrent complimenter Emilie sur la mort de sa tante, la féliciter de son héritage, et s’informer de Montoni, ainsi que de la situation où elle-même s’étoit trouvée. Tout se passa avec politesse et cérémonie.

Emilie, fatiguée de tant de formalités, voyoit avec dégoût l’humilité de quelques personnes qui l’avoient à peine crue digne de leur attention, lorsqu’on la voyoit dans la dépendance de madame Montoni.

Sûrement, se disoit-elle, il est quelque magie dans la fortune, qui fait courir à sa suite les personnes même qui ne la partagent pas ! Combien il est étranger qu’un sot ou un fripon soient traités, moyennant leurs richesses, avec plus d’égards qu’un homme de bien, qu’un sage, réduit à la pauvreté !

Il étoit tard avant qu’on l’eût laissée seule : elle désiroit de se rafraîchir en respirant l’air du jardin ; mais elle craignoit de s’y hasarder, et de revoir la personne qui peut-être étoit Valancourt. L’irrésolution, l’embarras où elle étoit à cet égard, subjuguoient ses efforts ; elle désiroit secrètement de revoir Valancourt, sans qu’il la vît, et elle étoit prête à descendre. La prudence, la délicatesse, l’orgueil, la retinrent : elle décida qu’elle éviteroit de le rencontrer, et s’abstiendrait pendant quelques jours de se promener au jardin.

Quand, une semaine après, elle osa y revenir, elle se fit suivre par Annette, et borna sa promenade aux allées du bas : elle tressailloit au mouvement des feuilles, imaginant apercevoir quelqu’un ; au tournant de chaque allée elle regardoit avec crainte. Elle poursuivoit sa promenade en rêvant, et son agitation ne lui permettoit pas de s’entretenir avec Annette. Incapable de soutenir un aussi long silence, Annette enfin lui parla la première.

— Mademoiselle, dit-elle, pourquoi frissonnez-vous ainsi ? On diroit que vous savez l’aventure !

— Quelle aventure ? dit Emilie, d’une voix tremblante.

— L’avant-dernière nuit, vous savez, mademoiselle.

— Je ne sais rien, Annette, dit Emilie, avec un trouble plus visible.

— L’avant-dernière nuit, mademoiselle, il y avoit un voleur dans le jardin.

— Un voleur ! dit Emilie avec vivacité, et d’un air de doute.

— Je suppose, mademoiselle, que c’étoit un voleur : autrement qui étoit-ce ?

— Où l’avez-vous donc vu, Annette ? répondit Emilie, en regardant autour d’elle, et retournant au château.

— Ce n’est pas moi qui l’ai vu, mademoiselle, c’est Jean le jardinier : il étoit minuit. Jean traversoit la cour pour regagner sa chambre ; que voit-il ? une figure qui se promenoit dans l’avenue, tout en face de la porte ; Jean devina ce que c’étoit, et alla chercher son fusil.

— Son fusil ! s’écria Emilie.

— Oui, mademoiselle, son fusil. Il revint dans la cour pour le mieux observer ; il le voit qui s’avance lentement dans l’avenue, qui s’appuie contre la porte, qui regarde long-temps dans le château ; et je garantis qu’il l’examinoit bien, et remarquoit la fenêtre par où il vouloit passer.

— Mais le fusil, dit Emilie, le fusil !

— Oui, mademoiselle, tout en son temps. Jean dit que le voleur ouvrit, et qu’il alloit pénétrer dans la cour ; il jugea à propos de lui demander ce qu’il y avoit à faire il l’appela, et lui commanda de dire qui il étoit, et ce qu’il vouloit. L’homme ne voulut ni l’un ni l’autre, retourna sur ses pas, et rentra au jardin. Jean comprit ce que cela vouloit dire, et fit feu sur lui.

— Feu ! s’écria Emilie.

— Oui, mademoiselle, il fit feu de son fusil : mais, Vierge Marie ! vous pâlissez, mademoiselle ! l’homme n’a pas été tué, je vous assure ; du moins, s’il l’a été, ses camarades l’ont emporté. Jean, dès le matin, alla chercher le corps, et ne le trouva pas ; il ne vit rien qu’une trace de sang ; Jean la suivit, pour découvrir par où l’on entroit au jardin ; elle se perdoit sur le gazon, et…

Annette fut interrompue : Emilie perdit connoissance ; elle seroit tombée par terre, si Annette ne l’eût soutenue, et ne l’eût promptement appuyée contre un banc.

Quand, après un évanouissement fort long, Emilie eut repris ses sens, elle se fit mener dans son appartement : elle trembloit d’approfondir le sujet de ses alarmes, et se trouvoit trop mal encore pour supporter le certitude que Valancourt étoit le malheureux, inconnu. Elle renvoya Annette, afin de pleurer et de réfléchir en liberté ; elle tâcha de se rappeler exactement les traits de celui qu’elle avoit vu sur la terrasse : son imagination ne lui montra que Valancourt. Elle ne formoit aucune espèce de doute que celui qu’elle avoit vu ne fût celui sur lequel son jardinier avoit tiré. La description qu’Annette en avoit faite n’étoit pas celle d’un voleur ; il étoit peu probable qu’un voleur vînt tout seul pour attaquer une aussi grande maison.

Quand Emilie se crut assez forte pour écouter ce que diroit Jean, elle l’envoya chercher ; il ne put lui fournir aucun renseignement qui l’aidât à reconnoître la personne ; il n’en avoit aucun sur la blessure. Elle lui fit de vifs reproches d’avoir tiré à balle, et ordonna qu’on fît la recherche dans le voisinage pour découvrir la personne blessée ; elle renvoya le jardinier, et elle resta dans la même inquiétude. Toute la tendresse qu’elle avoit eue pour Valancourt se ranima dans son cœur avec le sentiment du danger qu’il avoit couru. Plus elle réfléchissoit, plus sa conviction prenoit de force ; c’étoit lui, c’étoit Valancourt qui étoit venu dans le jardin pour adoucir les chagrins d’une tendresse mal reconnue, en revoyant le théâtre de son bonheur passé.

— Mademoiselle, dit Annette à son retour : je ne vous ai jamais vue si affectée ; l’homme n’est pas mort, je vous assure.

Emilie s’agitoit, et déploroit amèrement la précipitation du jardinier qui avoit tiré.

— Je savois bien que cela vous mettroit en colère, autrement je vous l’aurois dit plutôt ; Jean le savoit bien aussi. Il me disoit : Annette, ne parlez pas de cela à ma maîtresse ; elle couche à l’autre bout de la maison, elle n’a sûrement pas entendu le coup ; mais elle seroit en colère si elle le savoit, voyant qu’il y a du sang. Mais enfin, disoit-il, comment préserver le jardin, si l’on ne tire pas sur un voleur quand on le voit ?

— N’en parlons plus, dit Emilie : de grâce, laissez-moi seule.

Annette obéit : Emilie retomba dans ses méditations ; elle tâcha pourtant de se calmer par une observation nouvelle. Si l’étranger étoit Valancourt, il étoit bien certain qu’il étoit venu seul, il étoit donc encore certain qu’il avoit pu sortir du jardin sans secours. Il sembloit qu’il ne l’auroit pas pu, si sa blessure eût été dangereuse : elle tâcha de se rassurer, pendant le temps que ses domestiques employèrent à leurs recherches. Le jour revint, et n’apporta aucune lumière. Emilie, qui souffroit en silence, succomba à la fin sous le poids de son inquiétude ; une fièvre lente la saisit ; elle céda au conseil d’Annette, et fit venir un médecin : on lui conseilla le grand air, l’exercice, l’amusement. Comment, hélas ! réussir à ce dernier point ? Elle entreprit de se distraire en s’occupant à procurer à d’autres le bonheur qu’elle avoit perdu ; quand la soirée étoit belle, elle sortoit, dirigeoit sa promenade vers quelque pauvre chaumière, et combloit souvent les vœux des habitans avant qu’on les lui eût exprimés.

Son indisposition, ses affaires avoient déjà prolongé son séjour à Toulouse au-delà du terme qu’elle avoit fixé ; elle ne vouloit point alors s’éloigner du seul lieu où elle pût se procurer quelqu’instruction sur l’objet de son affliction. Le temps vint cependant où la Vallée exigea sa présence : elle reçut une lettre de Blanche, qui l’informoit que le comte et elle, qui étoient alors chez le baron de Sainte-Foix, se proposoient à leur retour de s’arrêter à la Vallée, si elle y étoit. Blanche ajoutoit qu’ils feraient cette visite avec l’espoir de la ramener au château de Blangy.

Emilie répondit à son amie, elle annonça qu’elle seroit à la Vallée sous peu de jours, et fit, très à la hâte, les préparatifs de son voyage. Elle quitta donc Toulouse, en s’efforçant de croire que, si quelqu’accident fût arrivé à Valancourt, elle l’auroit découvert, dans un si long intervalle.

Le soir qui précéda son départ, elle alla prendre congé de la terrasse et du pavillon. Le jour avoit été fort chaud ; une petite pluie, qui tomba au coucher du soleil, avoit rafraîchi l’air, et avoit répandu sur les bois et sur les prairies cette douce verdure qui semble rafraîchir les regards ; les feuilles chargées de gouttes de pluie, brilloient aux derniers rayons du soleil. L’air étoit embaumé des parfums que l’humidité, faisoit sortir des fleurs, des plantes et de la terre elle-même ; mais le beau point de vue qu’Emilie découvroit de la terrasse n’étoit plus, pour ses regards, un sujet de délices ; ils erroient sans plaisir sur toute la contrée. Elle soupiroit, et se trouvoit tellement abattue, qu’elle ne pouvoit penser à revoir la Vallée sans verser un torrent de larmes. Il lui sembloit qu’elle pleuroit Saint-Aubert comme le lendemain de sa mort. Elle arriva au pavillon, s’assit auprès d’une jalousie ouverte, et considéra les montagnes lointaines qui bordoient la Gascogne, et brilloient au-dessus de l’horizon, quoique le soleil eût cessé d’éclairer la plaine. — Hélas ! disoit-elle, je retourne près de vous, dont je fus si long-temps éloignée ; mais je ne trouverai plus les parens qui me rendoient si cher votre voisinage ; ils ne seront plus là pour m’accueillir avec un doux sourire ; je n’entendrai plus leur voix si tendre et si douce ; tout sera désert, tout sera muet dans ce séjour, où j’étois jadis si gaie et si heureuse.

Ses larmes ne tarissoient pas en se rappelant ce que la Vallée avoit été pour elle ; mais après ce moment d’abandon, elle en suspendit le cours ; elle se reprocha d’oublier les amis qu’elle possédoit, en regrettant ceux qu’elle avoit perdus. Elle quitta le pavillon et la terrasse, et n’aperçut ni l’ombre de Valancourt, ni celle d’aucun autre.


CHAPITRE V.

Le jour suivant, Emilie quitta Toulouse de bonne heure, et arriva à la Vallée vers le soleil couchant. À la mélancolie que lui inspiroit un lieu que ses parens avoient constamment habité, où ses premières années avoient été heureuses, il se mêla bientôt un tendre et indéfinissable plaisir. Le temps avoit émoussé les traits de sa douleur, et alors elle saluoit avec complaisance tout ce qui lui renouveloit la mémoire de ses amis ; il lui sembloit qu’ils respiroient encore dans tous les lieux où elle les avoit vus ; elle sentoit que la Vallée étoit pour elle le séjour le plus doux. La première pièce qu’elle visita fut sa bibliothèque ; elle se plaça dans le fauteuil de son père ; elle réfléchit avec résignation sur le tableau du passé, et les larmes qu’elle répandit n’étoient pas uniquement données à la douleur.

Bientôt après son arrivée, elle fut surprise par celle du vénérable M. Barreaux. Il vint avec empressement pour accueillir la fille de son respectable voisin, dans une maison trop long-temps délaissée. La présence de ce vieil ami fut une consolation, pour Emilie ; leur entretien fut pour tous deux singulièrement intéressant, et ils se communiquèrent tour à tour les circonstances principales de ce qui leur étoit arrivé.

Le soir étoit si avancé quand M. Barreaux la quitta, qu’Emilie ne put, le même jour, aller visiter le jardin. Dès le matin, elle parcourut tous ces bosquets, si long-temps, si souvent regrettés ; elle goûtoit avec une tendre avidité le plaisir d’errer sous les berceaux qu’un père chéri avoit plantés, et dont chaque arbre lui rappeloit ses discours, son maintien, son sourire.

Un de ses premiers soins fut de s’informer de Thérèse, la vieille servante de son père. On se souvient que M. Quesnel l’avoit congédiée sans lui donner aucun secours, quand il avoit loué la Vallée. Elle apprit que Thérèse vivoit dans une chaumière voisine ; elle s’y rendit, et fut bien aise, en approchant, d’en trouver la situation riante : c’étoit une pelouse ombragée de chênes touffus, et l’intérieur annonçoit autant d’aisance que de propreté. Elle trouva la vieille femme occupée de palissader une vigne ; et quand Thérèse eut reconnu sa jeune maîtresse, elle pensa mourir de joie.

— Ah ! ma chère demoiselle, s’écria-t-elle, je croyois ne vous plus revoir en ce monde, lorsque j’appris qu’on vous menoit en pays étranger. On m’a bien maltraitée pendant ce temps-là : pouvois-je m’attendre qu’à mon âge on me chasseroit de la maison de mon ancien maître ?

Emilie la plaignit, et l’assura qu’elle auroit soin de sa vieillesse ; elle exprima ensuite le plaisir qu’elle avoit de la trouver dans cette jolie habitation.

Thérèse la remercia les larmes aux yeux. — Oui, mademoiselle, ajouta-t-elle, elle est charmante, grâce à l’ami charitable qui m’a tirée de la misère. Vous étiez trop loin pour m’aider ; il m’a placée ici. Je pensois peu… Mais n’en parlons plus.

— Et qui est donc cet excellent ami ? dit Emilie. Quel qu’il soit, il deviendra le mien.

— Ah ! mademoiselle, cet ami m’a bien défendu de divulguer sa bonne action : il ne faut pas que je vous le nomme, Mais comme vous êtes changée depuis que je ne vous ai vue ! Vous êtes pâle, maigre ! Mais, c’est le sourire de mon pauvre monsieur ! vous ne le perdrez jamais, non plus que la bonté qui le faisoit sourire, Hélas ! mon dieu ! les pauvres ont perdu leur ami en le perdant.

Emilie fut touchée de cet éloge de son père ; Thérèse le vit, et changea de sujet. — J’ai ouï dire, mademoiselle, reprit-elle, que madame Chéron avoit épousé un gentilhomme étranger, et qu’elle vous avoit emmenée. Comment se porte-t-elle ?

Emilie lui apprit sa mort. Hélas ! dit Thérèse, si elle n’eût pas été la sœur de mon cher maître ; je ne l’aurois guère aimée ; elle étoit si quinteuse ! Mais comment se porte à présent ce cher jeune seigneur, M. de Valancourt ? Il est si bien fait, il est si bon ! Est-il bien portant, mademoiselle ?

Emilie fut très-agitée.

— Dieu le comble de ses bénédictions, continua Thérèse. Ah ! ma chère demoiselle, n’ayez pas l’air si réservé. Pensez-vous que j’ignore qu’il vous aime ? Quand vous fûtes partie, mademoiselle, il venoit au château, il s’y promenoit, il avoit tant de chagrin ! Il vouloit entrer dans toutes les chambres ; quelquefois il restoit assis les bras croisés, les yeux fixés en terre, et il rêvoit pendant des heures entières. Il aimoit le cabinet du midi, parce que je lui dis que c’étoit le vôtre. Il vouloit y rester ; il regardoit les dessins que vous aviez faits, jouoit sur votre luth, lisoit dans vos livres, et ce n’étoit qu’à la nuit fermée qu’il s’en retournoit chez son frère, et alors…

— C’est assez Thérèse, dit Emilie. Depuis quel temps êtes-vous dans cette chaumière ? Quel service puis-je vous rendre ? Aimez-vous mieux rester ici, ou demeurer avec moi ?

— Oh ! mademoiselle, dit Thérèse, ne mettez pas tant de réserve avec votre pauvre vieille Bonne ; ce n’est pas un tort, croyez-moi, que d’aimer un si bon jeune homme.

Emilie soupira.

— Comme il aimoit à parler de vous ! je l’aimois à cause de cela ; et même c’étoit moi qu’il faisoit parler de vous. Il ne faisoit pas de longs discours ; je devinai bientôt pourtant ce qui l’attiroit au château. Il alloit dans le jardin, il descendoit à la terrasse, il se couchoit sous les grands arbres pendant des jours entiers, un de vos livres dans la main ; il lisoit peu à ce que j’imagine. Un jour j’allai par cet endroit, et j’entendis parler. Qui peut être ici ? dis-je ; je n’ai laissé entrer dans le jardin que le chevalier. J’allai en ce moment pour découvrir… c’étoit le chevalier lui-même, qui tout haut se parloit de vous ; il répétoit votre nom ; il soupiroit ; il disoit qu’il vous avoit perdue pour toujours ; il disoit que jamais vous ne reviendriez pour lui. Je crus qu’il perdoit la raison : mais je ne lui dis rien, et je me retirai.

— Ne parlez donc plus de ces bagatelles, dit Emilie en sortant de sa rêverie ; cela me déplaît.

— Mais quand M. Quesnel eut loué le château, je crus que le chevalier mourroit de douleur.

— Thérèse, dit Emilie fort sérieusement, ne me nommez jamais le chevalier.

— Ne jamais vous le nommer, mademoiselle ! s’écria Thérèse. Et en quel temps sommes-nous ? J’aime le chevalier presque autant que mon maître, et presque autant que vous, mademoiselle.

— Peut-être votre amour n’a pas été bien placé, dit Emilie qui essayoit de cacher ses larmes ; mais, quoi qu’il en puisse être, jamais nous ne nous reverrons.

— Vous ne vous reverrez jamais !… Qu’entends-je ! s’écria Thérèse. Non, mademoiselle, mon amour étoit bien placé. C’est M. Valancourt qui m’a donné cette chaumière, et qui a soutenu ma vieillesse depuis que M. Quesnel me bannit de chez mon maître.

— Le chevalier Valancourt ? dit Emilie toute tremblante.

— Oui, mademoiselle, c’est lui, c’est lui même, quoique j’aie promis le secret. Mais comment puis-je le tenir, quand j’entends mal parler de lui ? Ô ma chère demoiselle ! vous pouvez répandre des larmes, si vous l’avez traité avec rigueur. Jamais il n’y eut de cœur plus tendre que celui de ce charmant jeune homme. Il m’a trouvée dans la détresse ; et vous étiez trop loin pour m’aider. M. Quesnel refusoit de le faire, et me disoit d’aller servir. Hélas ! j’étois trop vieille. Le chevalier vint me trouver ; il m’acheta cette chaumière, me donna de l’argent pour y entrer, et me dit de chercher une autre pauvre femme pour y vivre avec moi. Il commanda à l’intendant de son frère de me payer tous les quartiers de quoi fournir à mes besoins. Pensez-vous, mademoiselle, que je doive bien parler du chevalier ? Eût-on pu faire mieux qu’il ne fit ! Je crains seulement que sa générosité n’ait excédé ses moyens ; le dernier quartier est échu, et je n’ai rien touché. Mais ne pleurez pas, mademoiselle ; vous n’êtes sûrement pas fâchée d’entendre le récit des bienfaits du chevalier ?

— Fâchée ! dit Emilie ; et ses pleurs coulèrent davantage. Combien s’est-il passé de temps depuis que vous l’avez vu ?

— Il y a long-temps, mademoiselle.

— Et depuis quand en avez-vous eu des nouvelles ? dit Emilie avec plus d’émotion.

— Hélas ! aucune, depuis qu’il partit si soudainement pour le Languedoc ; il arrivoit de Paris, autrement je l’aurois vu ; cela est sûr. Le quartier est échu, comme je le disois, et rien n’est venu. Je commence à craindre qu’il ne lui soit arrivé quelqu’accident. Si je n’étois pas si loin d’Estuvière, si je marchois mieux, j’y aurois déjà été pour m’informer de lui ; je n’ai personne à envoyer.

L’anxiété d’Emilie au sujet de Valancourt étoit devenue insupportable : elle ne pouvoit convenablement envoyer chez son frère ; mais elle pria Thérèse de faire partir promptement, comme de sa part seulement, un messager pour l’intendant, et de faire des questions sur le sort du chevalier. Emilie se fit d’abord promettre par Thérèse qu’elle ne la nommeroit jamais en cette affaire, et n’en parlerait pas même au chevalier Valancourt. La fidélité de cette fille, à l’égard de Saint-Aubert, fondoit en ce moment la confiance d’Emilie. Thérèse se hâta de trouver un messager ; Emilie lui remit l’argent dont elle avoit besoin pour vivre avec aisance, et retourna chez elle le cœur plus navré que jamais : elle s’affligeoit de ce qu’une âme aussi bienfaisante que celle de Valancourt, étoit souillée des vices du monde, et elle se sentoit pénétrée du sentiment délicat dont sa bonté pour sa vieille servante étoit une preuve si touchante.



CHAPITRE VI.

Pendant cet intervalle, le comte de Villefort et Blanche avoient passé une quinzaine fort agréable au château de Sainte-Foix avec le baron et la baronne. Ils avoient fait de légères excursions dans les montagnes, et se trouvoient ravis des sauvages beautés des Pyrénées. C’était avec regret que le comte avoit quitté ses plus intimes amis, quoiqu’ils dussent très-incessamment ne former plus qu’une seule famille. On avoit arrêté que le jeune Sainte-Foix, qui les accompagnoit en Gascogne, recevroit la main de Blanche en arrivant au château de Blangy. La route qui conduisoit de Sainte-Foix à la Vallée, étoit dans la partie la plus agreste des Pyrénées ; jamais voiture ne l’avoit parcourue. Le comte loua des mules pour sa famille et pour lui-même ; il prit deux guides bien armés, et habitués aux passages des montagnes ; ils se vantoient de savoir tous les chemins, tous les détails de la route, de nommer les plus hautes pointes de cette chaîne immense, de connoître à fond les forêts, les torrens, et l’exacte distance, ainsi que la position des retraites de chasseurs ou de bergers, près desquelles ils avoient à passer. Ce dernier point n’exigeoit pas une grande mémoire, car à peine comptait-on quelques habitations éparses dans ces effroyables déserts.

Le comte quitta Sainte-Foix de bonne heure, dans le dessein de passer la nuit à une petite hôtellerie qui se trouvoit à moitié chemin de la Vallée, et dont les guides lui avoient parlé. C’était le lieu de repos des muletiers espagnols, quand ils alloient en France. Elle présentait peu de ressources, mais elle étoit la seule, et l’on n’avoit pas de choix.

Après une journée d’admiration et de fatigues, les voyageurs, vers le soleil couchant, se trouvèrent dans un vallon couvert de bois, et entouré de hauteurs inaccessibles. Ils avoient fait plusieurs lieues sans rencontrer une seule habitation, et de temps à autre seulement ils avoient entendu le son des clochettes de quelque troupeau. Ils entendirent alors une musique fort gaie, et virent sur le gazon, au milieu des rochers, un groupe de montagnards qui dansoient. Le comte qui ne pouvoit voir, sans les partager, ni la joie ni le chagrin de ses semblables, fit arrêter pour jouir de cette fête champêtre. La réunion dont il étoit témoin étoit formée de paysans espagnols et français, habitans d’un hameau voisin. Les uns dansoient gaîment au son d’un tambourin et d’une guitare, les femmes tenoient des castagnettes ; mais la riante mélodie française ayant fait place à un genre plus sérieux, deux paysannes dansèrent une pavane espagnole.

Le comte compara ce tableau charmant avec ceux de Paris, où le faux goût défigure les traits, et dérobant les charmes de l’émotion, essaie de suppléer au brillant coloris de la nature : c’est lui qui gâte l’extérieur, pendant que le vice ternit l’âme. Le comte soupiroit en pensant que les grâces naïves, les plaisirs innocens florissoient dans la solitude, et fuyoient le concours des sociétés polies. Les ombres, qui se prolongeoient, firent enfin souvenir les voyageurs qu’ils n’avoient pas de temps à perdre ; et, quittant ce groupe joyeux, ils se remirent en chemin vers l’auberge où ils dévoient passer la nuit.

Le soleil se couchoit, et bientôt l’obscurité s’épaississant, confondit tous les objets. Blanche regardoit en silence ; elle écoutoit avec intérêt le vent murmurant entre les sapins qui couvroient les flancs des montagnes ; elle entendoit le cri de l’oiseau de nuit qui s’éveilloit dans les rochers. Son enthousiasme fit place à la crainte, quand au sein des ténèbres épaisses, elle mesura l’incertaine profondeur du précipice qui bordoit la route, et les formes variées sous lesquelles, de toutes parts, le danger se présentoit. Elle demanda a son père à quelle distance on étoit de l’hôtellerie, et si la route étoit sûre aussi tard. Le comte répéta aux guides la première des deux questions. Leur réponse fut très-ambiguë ; et même ils ajoutèrent que si la nuit devenoit plus noire, il vaudroit mieux faire une halte, et attendre le lever de la lune. Mais est-il bien sûr de marcher à présent ? dit le comte. Les guides l’assurèrent qu’on ne couroit aucun risque, et la caravane avança. Blanche, remise par cette réponse, retrouva du plaisir à observer le progrès de la nuit, à sentir la fraîcheur de la rosée, et à respirer le parfum des plantes aromatiques qu’elle fouloit en marchant.

Le jeune Sainte-Foix, dont l’imagination, exempte de crainte, ne voyoit dans tout ce qui l’entouroit que des sujets d’admiration, interrompoit quelquefois le silence que toute la société sembloit garder de concert ; il remarquoit et faisoit observer à Blanche les effets les plus frappans. Blanche, dont la frayeur se dissipoit à la voix de son amant, cédoit facilement à un goût qui se rapportoit au sien. Ils conversoient à voix basse ; et cette manière tenoit plutôt à la disposition d’esprit qu’inspiroit la scène, qu’à la crainte d’être entendus. Le cœur livré à sa tendresse, Sainte-Foix en mêloit souvent l’expression à celle de l’admiration des objets extérieurs. Il parloit, Blanche écoutoit ; peu à peu les montagnes, les bois, les magiques illusions du crépuscule cessèrent de faire le sujet de leur entretien.

La nuit devenoit plus noire ; des nuages épais en redoubloient l’obscurité ; les guides proposèrent d’attendre le lever de la lune, et ajoutèrent ; qu’on alloit essayer un orage. En regardant autour d’eux pour trouver un abri, ils aperçurent, à travers, le brouillard, un objet sur la pointe d’un roc ; on ne douta pas que ce ne fût la hutte d’un chasseur, et toute la société en prit le chemin. La peine qu’on se donna fut mal récompensée, et les craintes, ne diminuèrent pas, quand, arrivés à l’objet de leurs recherches, les voyageurs ne découvrirent ; qu’une croix plantée comme monument, et faite pour attester que ce lieu avoit été souillé d’un meurtre.

L’obscurité ne permit pas d’en lire l’inscription ; mais les guides savoient qu’elle étoit érigée en mémoire du comte de Béliard, qui avoit été tué là par une troupe de bandits qui infestoient, quelques années avant, toute cette partie des Pyrénées. La grandeur de ce monument sembloit justifier la supposition qu’une personne distinguée en avoit été l’occasion. Blanche frémit en écoutant quelques horribles particularités sur le destin de l’infortuné comte. Un des guides les raconta d’une voix basse et mesurée, comme si ses propres accens lui eussent fait peur. Pendant que, rangés autour de la croix, les voyageurs s’occupoient à l’entendre, un éclair donna sur les roches, le tonnerre gronda dans le lointain, et les voyageurs alarmés quittèrent ce lieu d’horreur pour se procurer un abri.

Revenus à la première route, les guides s’efforcèrent d’attirer l’attention du comte par une foule d’histoires de brigandages et d’assassinats commis dans les lieux même où ils devoient passer. Ils ajoutèrent mille bravades sur leur propre courage, et la manière merveilleuse dont ils avoient su échapper. Le principal guide, ou plutôt le mieux armé, tira de sa ceinture un de ses quatre pistolets, et jura que ce pistolet avoit purgé la terre de trois bandits depuis le commencement de l’année. Il tira ensuite un coutelas d’une énorme longueur, et alloit raconter les exploits où il avoit bien figuré ; mais Sainte-Foix s’aperçut que ce récit affectoit Blanche, et il se hâta de l’interrompre. Le comte, qui rioit en lui-même des terribles histoires et des forfanteries du conducteur, vouloit, au contraire, l’animer ; il en prévint Blanche tout bas, et commença à raconter quelques-unes de ses prouesses, pour que l’homme se mît plus en train.

Le comte donna aux prodiges de son récit un coloris si naturel, que le courage de ses guides en fut visiblement ému ; ils restèrent en silence long-temps après qu’il eut cessé de parler. Le principal héros ayant perdu la parole, ses oreilles et ses yeux y gagnèrent ; il écoutoit avec une extrême inquiétude le tonnerre qui rouloit au loin, et s’arrêtoit avec tous les symptômes de la crainte, quand le vent qui s’élevoit alors, s’engouffroit entre les sapins. Tout à coup il s’arrêta devant un bouquet de liéges qui s’avançoient sur la route, et tira son pistolet pour se mettre en état d’affronter les bandits, si par hasard il s’en trouvoit derrière. Le comte ne put s’empêcher de rire.

Arrivés à un tertre où une forêt de mélèses et quelques rochers creux formoient une espèce d’abri, les voyageurs résolurent de s’y arrêter pour attendre le lever de la lune, ou la fin de la tempête. Les guides ne savoient plus à quelle distance on étoit de l’auberge. Blanche, rappelée au sentiment de sa situation, jeta sur les ténèbres un regard de terreur ; mais donnant la main à Sainte-Foix, elle descendit et entra dans une espèce de caverne que formoit la courbure des roches les plus avancées. On battis une pierre, on alluma du feu, et la chaleur, autant que la flamme, fut agréable aux voyageurs. La journée avoit été chaude, mais la nuit étoit très-froide sur les montagnes, et le feu, d’ailleurs, étoit fort nécessaire pour écarter les loups dont ces déserts étoient infestés.

On mit des provisions sur une saillie du roc, dont on fit un buffet. Le comte et sa famille y prirent un souper frugal, que dans un lieu moins sauvage on eût sans doute trouvé moins excellent. Après le repas, Sainte-Foix, impatient de voir lever la lune, s’aventura le long du précipice, jusqu’à une pointe qui faisoit face à l’orient. Tout étoit couvert de ténèbres, et rien ne troublait alors le silence de la nuit, que le murmure des bois qui s’agitoient dans la vallée, le retentissement éloigné du tonnerre, et les voix de la caravane.

Sainte-Foix observa le tableau que formoient les voyageurs sous la roche. La taille élégante de Blanche contrastoit avec la majesté du comte, assis près d’elle sur une pierre grossière. Les grotesques habits, les figures caractérisées des guides et des domestiques placés dans l’enfoncement, servoient encore à les faire ressortir. L’effet de la lumière étoit aussi fort remarquable ; elle pâlissoit les figures, et faisoit briller les armes ; elle rougissoit, au contraire, le feuillage d’un mélèze gigantesque qui ombrageoit la roche, et cette teinte se confondoit par degrés avec l’obscurité environnante.

La lune se levoit ; et pendant que Sainte-Foix, en extase, contemploit son disque sortant d’entre les nuages, il fut tiré de sa rêverie par les voix des guides qui l’appeloient. Son nom fut répété de rochers en rochers, et l’on eût dit que cent personnes le prononçoient à la fois. Il revint, et sa présence rassura le comte et Blanche. L’orage qui approchoit, les retint à leur asyle. Le comte, placé entre sa fille et Sainte-Foix, tâchoit de distraire la première, en l’entretenant des singularités de ces montagnes, des événemens célèbres qui s’y étaient passés, et des combats dont elles avoient été témoins.

Blanche, attentive à ces récits, s’abandonnoit à l’intérêt que lui inspiroient des faits sur le théâtre desquels elle se trouvoit. Un son que le veut apporta interrompit sa rêverie : c’étoit l’aboiement d’un chien. Les voyageurs écoutèrent avec espoir et impatience ; le vent souffloit avec plus de force ; ils crurent que le bruit n’étoit pas éloigné. Les guides ne paroissant pas douter qu’il ne vînt de l’auberge qu’ils cherchoient, le comte se décida à poursuivre son chemin. La lune offroit plus de clarté ; mais au travers de nuages irréguliers, elle n’étoit pas moins incertaine. Les voyageurs dirigés par le bruit, côtoyèrent de nouveau le précipice, précédés d’une seule torche, qui le disputoit au clair de lune ; les gardes qui s’étoient flattés de gagner l’hôtellerie avant le soleil couché, n’en avoient pas pris davantage. Ils suivirent le chemin avec précaution et en silence. On entendoit le chien par intervalles ; quelquefois sa voix cessoit entièrement ; les guides cherchoient à se diriger du côté d’où venoit le bruit. Tout à coup la chute d’un torrent fixa leur attention ; ils entendoient son fracas effroyable, et se trouvoient en face d’un escarpement qui sembloit interdire le passage. Blanche sauta de sa mule ; le comte et Sainte-Foix en firent autant. Les guides s’éloignèrent pour découvrir un pont qui pût les conduire à l’autre rive ; ils confessèrent enfin ce que le comte soupçonnoit déjà, c’est qu’ils avoient long-temps douté de leur chemin, et qu’alors ils l’avoient perdu.

On trouva assez près un passage dangereux formé par un énorme sapin, qui, jeté sur le ravin, unissoit les deux rives du précipice. Quelque chasseur, sans doute, l’avoit ainsi posé pour faciliter la poursuite d’un chamois ou d’un loup. Toute la troupe, faute de guide, frémit à la pensée de traverser un pareil pont. Les deux côtés n’avoient point de parapets ; la chute ici étoit la mort. Les muletiers néanmoins se disposoient à pousser leurs mules. Blanche tremblante sur le bord, écoutoit le murmure des eaux qu’on voyoit se précipiter des rocs au-dessus, au milieu des plus hauts sapins ; elles s’abîmoient ensuite à une telle profondeur, que leur écume blanchie étoit à peine frappée des rayons de la lune. Les pauvres mules avancèrent sur le pont avec la précaution de l’instinct. Le bruit de la cataracte ne les effrayoit point, et l’ombre que le feuillage d’en-haut ajoutoit au péril de ce trajet, ne troubloit point leur marche. Ce fut alors que cette torche unique, dont jusque-là on avoit si peu senti le prix, devint un inestimable trésor. Blanche, effrayée, presque mourante, s’efforça à son tour de recueillir sa présence d’esprit. Précédée par son amant, soutenue par son père, elle suivit la lueur rougeâtre de la torche, et se trouva à l’autre bord.

En avançant, les montagnes se resserrèrent, et ne formèrent plus qu’un étroit défilé, au fond duquel rouloit avec un bruit affreux le torrent qu’on avoit passé. Les voyageurs pourtant se félicitoient en entendant les aboiemens du chien, qui veilloit peut-être sur les montagnes pour les préserver de la descente des loups. Le bruit s’approchoit, et dans la joie que leur causoit l’espérance du repos, ils virent de loin briller la lumière. Elle paroissoit à une hauteur considérable au-dessus de leur sentier. On la voyoit, on la perdoit selon que l’agitation des branches l’interceptoit ou découvroit ses rayons. Les muletiers appelèrent de toutes leurs forces ; mais aucune voix ne répondit. Enfin, croyant être plutôt reconnus, ils tirèrent un coup de pistolet, et puis écoutèrent. Le bruit de l’explosion répété à travers les rochers, fut le seul qu’on put distinguer. Un silence absolu lui succéda. La lumière cependant se voyoit plus distinctement. Bientôt après on entendit les sons confus de quelques voix. Les muletiers renouvelèrent leurs cris ; les voix se turent, et la lumière disparut.

Blanche succomboit presqu’à l’inquiétude, à la fatigue, à l’effroi. Le comte et Sainte-Foix soutenoient à peine son courage. Pendant qu’ils avançoient, un objet se montra sur la pointe d’un roc élevé. La lune donnoit avec force ; on le reconnut pour une tour. Le comte, à sa situation et à quelques autres circonstances, ne douta pas que ce ne fût une tour d’observation, et croyant que la lumière en étoit venue, il s’efforça de ranimer sa fille par la perspective d’un prompt repos que devoit offrir un lieu fortifié, quelque ruiné qu’il parût, et quelque dénué de ressources qu’il pût être.

On a élevé un grand nombre de tours dans les Pyrénées, dit le comte, qui cherchoit à distraire l’attention et la frayeur de Blanche. La méthode qu’on y emploie pour avertir de l’approche de l’ennemi est, vous le savez, d’allumer de grands feux sur le sommet de ces bâtiments. De pareils signaux ont été quelquefois rendus de poste en poste sur une ligne de plus de trente lieues ; alors, suivant le cas, les armées embusquées sortent des citadelles ou des forêts, pour défendre l’entrée de quelque passage, ou s’établir sur les hauteurs d’où elles fondent sur l’ennemi surpris. Les anciens forts, les tours d’observation, qui tiennent aux grandes passes des Pyrénées, sont gardés avec beaucoup de soin. Plusieurs de ceux du second ordre ont été négligés, et sont devenus pour la plupart l’habitation paisible, soit du chasseur, soit du berger. Après une journée fatigante, le soir, avec ses chiens fidèles, il revient auprès d’un bon feu goûter le fruit de sa chasse, ou compter son troupeau qui ne redoute plus l’intempérie de la nuit.

— Sont-ils toujours aussi paisiblement habités ? dit Blanche.

— Non, reprit le comte ; quelquefois ils sont l’asyle des contrebandiers espagnols ou français. Ces bandits font dans ces montagnes un commerce immense : les premiers surtout sont nombreux ; et l’on envoie souvent des troupes pour les détruire. Le courage désespéré de ces aventuriers, qui n’attendent que le supplice, ajoute à la force de leurs armes, et ils bravent les soldats. Mais comme leur objet principal est de vivre en sûreté, ils n’attaquent jamais quand ils peuvent s’en dispenser. Les militaires qui n’ignorent pas qu’à de telles escarmouches, le danger est certain et la gloire douteuse, n’ont aucun empressement à engager le combat : ils sont donc rares ; mais aussi quand ils se livrent, ils sont sanglans, et l’acharnement est extrême. — Vous ne m’écoutez pas, Blanche, ajouta le comte ; je vous fatigue d’un détail ennuyeux. Voyez au clair de lune le bâtiment que nous cherchons : nous sommes heureux d’en approcher avant que l’orage éclate.

Blanche regarda, et se vit au pied d’un rocher, sur lequel s’élevoit le bâtiment. On n’y voyoit aucune lumière. L’aboiement des chiens ne se faisoit plus entendre ; les guides commençoient à douter que ce fût réellement ce qu’ils cherchoient. À la douteuse clarté de la lune obscurcie par les nuages, ils reconnurent que l’édifice avoit plus d’étendue qu’une simple tour d’observation. La difficulté actuelle étoit de gravir le roc ; et l’on ne voyoit aucun sentier.

Les guides emportèrent la torche pour essayer d’en reconnoître un. Le comte, Blanche et Sainte-Foix restèrent au pied de l’escarpement, et rangés sous les arbres, ils s’efforçoient de charmer leurs ennuis par la conversation. Blanche étoit trop tourmentée pour y prendre part plus long-temps : le comte avec Sainte-Foix délibérèrent en secret, si même, en trouvant un sentier, la prudence permettoit d’entrer dans un édifice qui peut-être n’étoit qu’un repaire de bandits. Ils réfléchirent pourtant que leur suite étoit fort nombreuse, qu’ils étoient tous fort bien armés ; et calculant le danger de passer la nuit en pleine campagne, exposés peut-être aux effets de la foudre et de l’orage, ils résolurent de chercher, à tout hasard, le moyen d’être admis dans l’enceinte. L’obscurité, le silence absolu, n’annonçoient pas qu’il y eût des habitans.

Un cri des guides fixa leur attention. Un domestique revint pour annoncer la découverte : ils se hâtèrent de rejoindre les guides, et se mirent à monter un petit chemin tournant, creusé dans le roc vif, au milieu de broussailles. Après beaucoup de peines, et même quelque danger, ils atteignirent la plate-forme. Plusieurs tours dégradées, environnées d’une forte muraille, se présentèrent à leurs regards. L’extérieur de ce bâtiment annonçoit un abandon total : mais le comte conserva sa prudence, et dit tout bas : Marchez doucement, jusqu’à ce que nous ayons examiné les lieux.

Ils se trouvèrent bientôt devant un portail, formidable malgré ses ruines. Après un peu d’incertitude, ils pénétrèrent jusqu’à la première cour. Ils s’arrêtèrent encore à la tête d’une terrasse qui faisoit la tour du précipice : là s’élevoit le corps du bâtiment. On vit, non pas un simple poste, mais une antique citadelle abandonnée ; plusieurs parties étoient encore debout ; elles étoient bâties de pierre dure, dans le style gothique ; ses tours étoient énormes ; ses fortifications proportionnées. L’arcade de la porte, qui sembloit entrer dans la salle, étoit ronde, comme la fenêtre au-dessus. Le caractère imposant qui, dans son origine, avoit dû distinguer l’édifice, étoit alors encore plus remarquable par la ruine, la dégradation de ses murs à demi-détruits, et le désordre de leurs débris épars dans une enceinte immense, solitaire et couverte de grandes herbes. Dans cette cour d’entrée, on voyoit un chêne gigantesque qui paroissoit aussi ancien que le bâtiment. Le peu de branches qui lui restaient, dépouillées de feuilles, chargées de mousses, sembloient encore le protéger ; et l’énormité de son tronc montroit ce qu’il avoit été dans sa jeunesse. La forteresse avoit été très-importante ; elle dominoit le vallon, et pouvoit arrêter aussi bien que résister. Le comte, en l’examinant, fut surpris qu’on l’eût négligée. Cet abandon, cette solitude lui inspiraient une sorte de mélancolie. Pendant qu’il se livrait à cette émotion, il crut distinguer des voix dans l’intérieur du bâtiment : il considéra la façade, et ne vit aucune lumière. Il résolut de faire le tour du côté d’où les voix partoient, et de s’assurer, avant de frapper à la porte, si l’on voyoit une lumière. Il monta donc sur la terrasse. Il vit les restes d’un canon sur ces murailles épaisses ; mais au bout de quelques pas, l’aboiement d’un chien l’arrêta : il crut reconnoître celui dont la voix les avoit guidés. On ne pouvoit plus douter que le lieu ne fut habité : mais le comte retourna pour consulter encore Sainte-Foix. L’aspect sauvage de ce lieu ébranloit sa résolution. Après un second examen, les raisons qui d’abord les avoient décidés, leur parurent encore convaincantes ; le chien, d’ailleurs, les avoit découverts, et tout paroissoit tranquille. Un domestique s’avança, pour frapper ; mais avant qu’il l’eut fait, une lumière se montra aux créneaux d’une des tours : le comte appela, et ne reçut point de réponse ; il frappa lui-même à la porte, avec un gros bâton terré dont il s’étoit servi dans la route. Les échos prolongèrent le coup ; l’aboiement recommença, et c’étoit celui de plusieurs chiens. On n’entendit pas d’autre bruit. Le comte recula de quelques pas, pour voir si la lumière étoit encore dans la tour ; elle avoit disparu. Il alloit frapper un autre coup ; un murmure de voix le lui fit suspendre : ces voix étoient trop éloignées pour produire autre chose qu’un murmure. Le comte frappa plus fort, et le plus profond silence succéda : il paroissoit que les habitans avoient entendu ce bruit. Les précautions qu’ils prenoient pour admettre les étrangers, en firent concevoir une opinion favorable. — Ce sont, je pense, disoit le comte, des chasseurs, des bergers qui ont, comme nous, cherché pour cette nuit un asyle dans ces murs : ils craignent en nous de véritables voleurs ; il faut que je les rassure. — Nous sommes amis, s’écria-t-il très-haut ; nous demandons un asyle pour cette nuit. — Bientôt il entendit marcher. Une voix demande : — Qui appelle ? — Amis, reprit le comte : ouvrez la porte, et vous en saurez davantage. — On entendit tirer de forts verroux : un homme, armé comme un chasseur, se présenta, et dit : — Que demandez-vous si tard ? — Le comte fit signe à son cortège, et répondit qu’il demandoit le chemin de la plus voisine cabane. — Vous connoissez peu nos montagnes, dit l’homme ; on n’en trouve point à plusieurs lieues à la rondes je ne puis vous en montrer le chemin ; cherchez-le : il fait clair de lune. — En finissant ces mots, il alloit refermer la porte. Le comte s’en retournoit un peu déconcerté, et même épouvanté. Une autre voix parla, et le comte vit une lumière et le visage d’un homme à la grille du portail. — Restez, amis, dit la voix ; vous vous êtes égarés : sans doute vous êtes chasseurs comme nous ; je vais vous ouvrir. — La voix cessa, et la lumière disparut. Blanche, effrayée de l’homme qui s’étoit montré à la porte, supplioit alors son père de se retirer : mais le comte avoit remarqué son épieu de chasseur, et les paroles prononcées de la tour lui donnoient un peu de confiance. La porte se rouvrit ; plusieurs hommes vêtus en chasseurs, et qui d’en-haut avoient écouté le premier colloque, dirent au comte d’entrer, et l’invitèrent à passer la nuit. Ils s’empressèrent avec beaucoup de politesse, et lui offrirent de partager le souper qu’ils venoient de préparer pour eux. Le comte observoit leurs discours ; et quoique circonspect, et même quelquefois soupçonneux, la fatigue, la crainte de l’orage et des montagnes, et surtout l’extrême sécurité que lui donnoit son cortège, l’engagèrent à accepter l’offre. Il appela tous ses gens. Plusieurs, pendant la conférence, s’étoient tenus derrière la tour ; ils parurent tous, et suivirent Blanche, le comte et Sainte-Foix dans le fond de la forteresse. On les mena dans une salle immense et démeublée, qu’éclairoit en partie le feu d’une cheminée placée à l’un des bouts. Quatre hommes en habits de chasseurs étoient assis auprès de ce feu, et plusieurs chiens dormoient autour. Au milieu de la salle étoit une grande table, et plusieurs quartiers de gibier cuisoient sur le brasier. Quand le comte approcha, les hommes se levèrent, les chiens se relevèrent à moitié, et regardèrent d’un air mécontent les inconnus mais au signe de leurs maîtres, ils se recouchèrent à leur place.

Blanche regardoit tour à tour cette salle obscure et spacieuse, les hommes qui s’y trouvoient, et son père qui sourioit gaîment. Le comte s’adressa aux chasseurs. — Voilà, dit-il, un foyer propre à l’hospitalité, la flamme du feu fait plaisir quand on a marché dans ces déserts sauvages. Vos chiens sont fatigués : avez-vous fait bonne chasse ? — Comme de coutume, dit un des hommes ; nous tuons assez sûrement notre gibier. — Ce sont des camarades, dit un de ceux qui avoient amené le comte ; ils s’étoient égarés, et je leur ai dit qu’il y auroit place pour eux tous. — C’est vrai, c’est vrai, reprit son compagnon. — Eh bien ! mes frères, quel sort a eu votre chasse ? Nous avons tué deux chamois, nous. — C’est un fort joli coup. — Vous vous trompez, ami, dit le comte ; nous ne sommes pas chasseurs, nous sommes des voyageurs. Mais traitez-nous en chasseurs, nous serons contens, et nous saurons répondre à votre accueil. — Asseyez-vous donc, frère, dit un des hommes. Jacques arrange donc le feu. — Le rôti va être prêt. — Donne un siège à la dame. Mademoiselle, goûtez notre eau-de-vie ; c’est de la vraie Barcelonne, et la meilleure qui jamais ait coulé d’un baril. — Blanche sourit avec timidité ; elle alloit refuser quand son père la prévint en prenant gaîment le gobelet. Sainte-Foix assis près d’elle, serra sa main, et l’encouragea d’un regard ; mais elle s’occupoit d’un homme qui se tenoit en silence près du feu, et fixoit constamment Sainte-Foix.

— Vous menez une charmante vie, dit le comte ; la vie d’un chasseur est agréable autant que saine ; le repos est doux quand il succède à la fatigue.

— Oui, reprit un des hôtes, notre vie est fort agréable ; mais nous ne restons ici que pendant l’été et l’automne ; en hiver, ce lieu est affreux, et les glaces des torrens qui descendent des hauteurs, empêchent toute espèce de chasse.

— C’est une vie de liberté et de jouissance, reprit le comte ; j’y passerais volontiers un mois.

— Nous avons aussi le moyen d’employer la poudre et le fusil, dit un autre homme placé derrière le comte. On trouve ici des oiseaux délicieux, nourris de thym et d’aromates ; je pense même que nous en avons. Va les chercher dans la galerie de pierre, va, Jacques ; nous les aurons bientôt apprêtés.

Le comte fit diverses questions sur la méthode à suivre dans la chasse, parmi les rocs et tous les précipices de ces singulières régions ; il écoutoit les curieux détails, quand un cor sonna à la porte. Blanche regarda son père avec timidité ; mais il continuoit l’entretien, quoique souvent ses yeux inquiets se tournassent du côté de la porte. Le cor sonna encore, et fut suivi de cris élevés. — Ce sont nos compagnons qui reviennent, dit négligemment un des hommes. — Deux autres parurent à l’instant, le fusil sur l’épaule, les pistolets à la ceinture. — Eh bien ! enfans, quelle chasse, quelle prise ? dirent-ils en avançant. — Quelle prise ? répliquèrent les autres. Apportez-vous votre souper ? vous n’en aurez point sans cela.

— Ah ! qu’est-ce que le diable vous a amené ? dirent-ils en mauvais espagnol, en montrant le comte et sa suite. Sont-ils de France ou d’Espagne ? Où les avez-vous rencontrés ?

— Ce sont eux qui nous ont rencontrés, dit son compagnon en français, et la rencontre est agréable. Le chevalier et sa compagnie s’étoient égarés de leur chemin ; ils ont demandé à passer la nuit dans ce fort. — Les autres ne répondirent rien ; mais ils tirèrent d’un havresac une grande provision d’oiseaux. Le sac sonna en tombant ; un métal brillant qu’il contenoit frappa le comte ; il surveilla avec plus d’attention l’homme qui le portoit. Il étoit grand et robuste ; sa figure étoit audacieuse ; ses cheveux noirs, coupés fort courts, se boucloient sur son cou ; au lieu d’un habit de chasseur, il étoit revêtu d’un uniforme militaire usé ; ses sandales étoient lacées sur des jambes nerveuses, et de courts hauts-de-chausses tenoient à sa ceinture. Il avoit sur la tête une espèce de bonnet de cuir, qui ressembloit beaucoup au casque des Romains ; mais ses sourcils qui se fronçoient au-dessous eussent plutôt indiqué l’un des barbares qui conquirent Rome, qu’un de ses généreux soldats. Le Comte baissa enfin les yeux, et resta muet et pensif. En les relevant, il aperçut dans un coin de la chambre un homme qui ne cessoit de regarder Sainte-Foix. Le jeune homme entretenoit Blanche, et ne le remarquoit pas. Le comte, bientôt après, vit ce même homme frapper sur l’épaule du soldat, qui devint aussi attentif ; il détourna ses regards en rencontrant ceux du comte, mais le comte sentit une défiance qu’il n’osoit montrer par son maintien ; il s’efforça de sourire, et interrogea Blanche. Bientôt il releva les yeux, le soldat et son compagnon n’étoient déjà plus dans la salle.

Celui qu’on nommoit Jacques revint de la galerie de pierre. — Le feu est allumé, dit-il, et les oiseaux sont plumés. On a remis le couvert dans cette galerie, parce qu’il y fait plus chaud qu’ici.

Tous ses compagnons applaudirent, et invitèrent leurs hôtes à se rendre à la galerie. Blanche parut affligée de ce changement ; elle resta à sa place. Sainte-Foix regarda le comte, et le comte déclara qu’il aimoit mieux ne pas quitter le feu où il se réchauffait. Les chasseurs vantèrent la galerie, et doublèrent leurs instances avec une courtoisie si apparente, que le comte, malgré ses doutes, et craignant de les manifester, consentit enfin à les suivre. Les passages longs et ruinés par lesquels on le mena l’effrayèrent ; mais le fracas du tonnerre qui, alors éclatait de toutes parts, ne permettoit pas de s’éloigner, et le comte craignoit de provoquer ses conducteurs en leur laissant voir sa défiance. Les chasseurs montroient le chemin avec une lampe. Le comte et Sainte-Foix, qui désiroient leur plaire en affectant la familiarité, portoient chacun une chaise, et Blanche suivoit lentement. Sa robe s’accrocha dans un clou de la muraille ; elle s’arrêta pour la dégager. Le comte qui parloit à Sainte-Foix, ne s’en aperçut pas ; et tournant tout à coup par un angle, Blanche resta seule dans une entière obscurité. Un coup de tonnerre empêcha qu’on n’entendît ses cris ; elle acheva de retirer sa robe, et suivit avec promptitude le chemin où elle les croyoit. Une lumière qu’elle vit de loin la confirma dans cette idée ; elle s’avança vers une porte ouverte, pensant trouver par ce passage la galerie de pierre dont on avoit parlé. Elle entendit des voix, et s’arrêta à quelques pas, pour s’assurer si elle ne se trompoit point. À la lueur d’une lampe suspendue, elle vit quatre hommes autour d’une table, qui paroissoient tenir conseil ; elle reconnut entr’eux celui qui avoit regardé Sainte-Foix avec tant d’attention ; il parloit avec véhémence, quoiqu’à voix basse. Un autre sembloit le contredire, et parloit d’un ton fort élevé. Blanche, alarmée de ne trouver près d’elle ni son père ni Sainte-Foix, effrayée d’ailleurs de l’air et des manières de ces hommes, ailloit s’échapper doucement quand elle entendit dire à l’un d’eux :

— Ne disputons plus. Comment peut-on parler de danger ? Suivez mon conseil, et vous n’en courrez pas. Assurez-vous de ceux-là ; le reste est une proie facile. — Blanche, frappée de ces mots, s’arrêta un moment pour en entendre davantage. — On ne gagneroit rien avec le reste, dit un autre. Je ne suis jamais d’avis de verser du sang quand on peut s’en empêcher. Dépêchez les deux autres, et notre affaire est faite ; le reste pourra s’en aller.

— Oui-dà ! s’écria le premier brigand avec un serment exécrable. Quoi ! pour dire ce que nous avons fait de leurs maîtres, pour envoyer les troupes du roi, et nous mener à la roue ! Tu donnes toujours de bons conseils, toi ! Mais je me souviens de la Saint-Thomas de l’an dernier.

Le cœur de Blanche frémit d’horreur. Son premier mouvement fut de fuir ; mais quand même elle l’auroit voulu, ses jambes tremblantes ne pouvoient la soutenir ; elle se retira seulement dans un coin plus obscur, et fut contrainte d’écouter le reste de cet affreux conseil. Elle entendit les mots suivans : — Et pourquoi ne pas tuer toute la clique !

— Pardieu ! notre vie est aussi précieuse que les leurs, reprit le camarade ; si nous ne les tuons pas, ils nous feront pendre. Mieux vaut leur mort que pour nous la potence.

— Oui, oui, crièrent ses camarades.

— Commettre un meurtre est un joli moyen d’éviter la potence ! dit le premier brigand. Plus d’un honnête garçon a été pris dans ce piège. — Il y eut alors un intervalle, pendant lequel ils sembloient réfléchir.

— Le diable soit de nos gens ! s’écria l’un d’entr’eux dans l’excès de l’impatience. S’ils étoient tous ici, notre affaire seroit trop aisée. Nous ne pouvons faire le coup cette nuit ; l’ennemi est plus nombreux que nous. Demain matin le départ ; et comment l’empêcher sans employer la force ?

— J’ai un plan médité, dit un autre. Si nous pouvons dépêcher les deux maîtres en silence, nous viendrons bien à bout du reste.

— C’est un plan merveilleux, vraiment ! dit un autre en souriant de mépris. Si je puis m’échapper de prison, je serai en liberté, cela est bien sûr ! Comment veux-tu qu’on les dépêche en silence ?

— Par le poison, dit le camarade.

— Bien pensé ! dit le second voleur : c’est une mort lente, et ma vengeance en sera satisfaite. Une autre fois, les barons prendront garde à ne la pas trop exciter.

— J’ai reconnu le fils dès que je l’ai aperçu, dit l’homme dont Blanche avoit observé les regards. Il ne m’a pas reconnu, lui ; pour le père, je l’avois oublié.

— Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, dit le troisième, mais je ne crois pas que ce soit le baron. Je suis pour le connoître aussi bien que vous. J’étois un de ceux qui l’attaquèrent avec nos braves qui ont péri.

— N’en étois-je pas ? dit le premier. Je vous dis que c’est le baron. Mais qu’importe après tout, que ce soit lui ou non ? laisserons-nous échapper ce butin ? Nous n’avons pas souvent de si bonnes fortunes. Quand on risque la roue pour frauder quelques aunes d’étoffe, qu’on se rompt le cou au travers de nos précipices pour vivre de la chasse ; quand nous pillons un malheureux voyageur, ou quelque frère de contrebande, qui paient à peine la poudre qu’ils coûtent, nous laisserions échapper une telle prise ? Ils ont bien avec eux assez de quoi…

— Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela, dit le troisième ; nous en tirerons le meilleur parti possible. Mais seulement, si c’est le baron, je lui veux donner un coup de plus, en l’honneur de nos braves camarades qu’il a fait conduire au gibet.

— Oui, oui ; balafrez tant qu’il vous plaira ! Je vous dis, moi, que le baron est plus grand que cela.

— La peste soit de vos sottises ! dit le second. Les laisserons-nous partir ou non ? c’est de cela qu’il s’agit. Si nous perdons du temps, ils soupçonneront notre projet, et décamperont bien vite. Qu’ils soient ce qu’ils voudront, ils sont riches : tant de domestiques ! Avez-vous vu l’anneau que le prétendu baron porte à son doigt ? C’est un diamant. Mais il ne le montre plus : il me l’a vu regarder, et je vous garantis qu’il l’a ôté.

— Oui ; et le portrait ! avez-vous vu cela ? dit le troisième. Elle ne l’a pas ôté : il pend à son cou. S’il avoit été moins brillant, je ne l’aurois pas remarqué dans ses ajustemens. Ce sont de beaux diamans. Il en faut une belle quantité autour d’un si grand médaillon.

— Mais comment ferons-nous ? dit le second. Le butin ne manquera pas ; il ne faut que s’en assurer.

— Oui, dirent ses camarades. Pensons à cela, nous n’avons pas de temps à perdre.

— Je tiens pour le poison, observe le troisième ; mais regardez leur nombre, ils sont neuf ou dix bien armés. Quand j’en ai tant vu devant la porte, je n’étois pas d’avis qu’on les laissât entrer, ni vous non plus.

— Je pensois, dit le second, que ce pouvoit être des ennemis. Je n’évaluois pas bien leur nombre.

— Évaluez ce nombre en ce moment, reprit son camarade ; ou bien il vous en arrivera malheur. Nous ne sommes que six ! Pouvons-nous en attaquer dix à force ouverte ? Donnons la potion, je vous dis, à quelques-uns seulement, et le reste sera bientôt réduit.

— Je vous dirai un meilleur moyen, dit l’autre impatiemment. Approchez.

Blanche qui écoutoit cet entretien dans un état d’angoisse inexprimable, ne put plus rien entendre, parce que les brigands se parlèrent à voix basse. L’espoir de sauver ses amis, si elle pouvoit promptement les joindre, lui inspira tout à coup de nouvelles forces, et elle tourna ses pas du côté de la galerie, La terreur et l’obscurité conspirèrent alors contr’elle. À peine avoit-elle fait quelques pas, la foible lueur qui partoit de la chambre ne pouvant l’éclairer plus long-temps, son pied glissa sur une marche qui traversoit le passage, et elle tomba sur le plancher.

Les brigands tressaillirent à ce bruit ; ils se turent soudain, et se précipitèrent ensuite dans le passage, pour s’assurer si quelqu’un s’y cachoit, et avoit entendu leur complot. Blanche les vit approcher, et distingua leurs regards farouches. Avant qu’elle, eût pu se relever, ils la saisirent, l’entraînèrent dans la chambre, et ses cris lui attirèrent les plus effroyables menaces.

Ils consultèrent sur ce qu’on feroit d’elle. Sachons d’abord ce qu’elle a entendu, dit le principal. Combien y a-t-il que vous étiez dans le passage ? et qu’y veniez-vous faire ? lui dit-il.

— Assurons-nous d’abord de ce portrait, dit un de ses camarades, en approchant de Blanche qui trembloit. Belle dame, avec votre permission, ce bijou m’appartient : donnez-le-moi, ou je m’en empare.

Blanche demanda miséricorde, et livra le médaillon, tandis qu’un autre des voleurs l’interrogeoit avec audace. Sa confusion, son effroi, expliquoient trop clairement ce que sa langue n’osoit avouer. Les brigands se regardèrent d’un air très-significatif, et deux d’entr’eux se retirèrent au fond de la chambre comme pour délibérer.

— Ce sont de beaux diamans, par Saint-Pierre ! dit le brigand qui regardoit le médaillon. C’est aussi un joli portrait, par ma foi. C’est un cavalier aussi bien fait qu’on puisse en désirer un. C’est votre mari, sans doute, madame ; c’est le jeune homme avec qui vous étiez.

Blanche, éperdue, le conjura d’avoir pitié d’elle. Elle lui donna sa bourse, et lui promit de se taire sur tout ce qui s’étoit passé, s’il la ramenoit à ses amis.

L’homme sourit ironiquement, et il alloit répliquer : un bruit fort éloigné fixa son attention. Pendant qu’il écoutoit, il saisit la bras de Blanche avec une excessive violence, comme s’il eût craint qu’elle échappât. Elle cria au secours.

Le bruit qui approchoit tira les voleurs de leur indécision. Nous sommes trahis, dirent-ils ; mais écoutons, peut-être sont-ce nos camarades qui reviennent des montagnes. Dans ce cas, notre affaire est sûre : écoutons !

Une décharge éloignée confirma cette supposition ; mais le premier bruit devenant toujours plus proche, on entendit le cliquetis des épées, le bruit d’une dispute, et de longs gémissemens qui partoient du corridor. Les brigands disposèrent leurs armes, leurs camarades les appelèrent ; un cor sonna du dehors, et ce signal, sans doute, fut trop bien entendu ; trois d’entr’eux laissèrent Blanche aux soins du quatrième, et s’élancèrent hors de cette chambre.

Tandis que Blanche, tremblante, et hors d’elle-même, imploroit sa délivrance au milieu du tumulte, elle reconnut la voix de Sainte-Foix ; la porte s’ouvrit, il parut tout couvert de sang, poursuivi par plusieurs bandits. Blanche ne vit plus, n’entendit plus rien autour d’elle ; sa tête se pencha, elle perdit la respiration, et tomba évanouie dans les bras de celui qui la tenoit.

À peine remise, elle s’aperçut à la lueur incertaine qui vacilloit autour d’elle, qu’elle étoit bien dans la même chambre ; mais ni le comte, ni Sainte-Foix, ni personne ne paroissoit. Elle resta quelque temps dans le calme, et presque même dans la stupeur : d’effroyables images se présentèrent à elle ; elle essaya de se lever et d’aller chercher ses amis. Un gémissement sourd, et assez près d’elle, la fit souvenir de Sainte-Foix, et de l’état où elle l’avoit vu ; alors se relevant par un subit effort, elle s’avança vers le lieu d’où le soupir partoit. Un corps étoit par terre étendu, et la foible lumière lui fit reconnoître Sainte-Foix, pâle, défiguré ; il étoit sans voix, ses yeux à demi-fermés, et sa main qu’elle saisit, dans l’angoisse de son désespoir, étoit couverte d’une sueur froide. Elle répéta son nom et appela du secours ; quelqu’un s’approche, un homme entre : ce n’étoit pas le comte ; mais quelle fut sa surprise, quand en le suppliant de secourir Sainte-Foix, elle reconnut Ludovico ! Il prit à peine le temps de la reconnoître ; il s’occupa des blessures du chevalier ; et jugeant que le sang qu’il perdoit causoit probablement sa foiblesse, il courut lui chercher de l’eau. Il étoit à peine sorti, lorsque Blanche entendit d’autres pas : l’excès de sa frayeur égara presque sa raison ; une torche porta sa lumière sur les murs, et le comte de Villefort parut ; il étoit dans l’effroi, hors d’haleine, et appeloit impatiemment sa fille. Au son de sa voix elle se leva et courut dans ses bras. Le comte laissant tomber l’épée sanglante dont il étoit armé, la pressa sur son cœur, dans un transport de joie et de reconnoissance ; il s’informa de Sainte-Foix, et le vit qui donnoit quelques signes de vie. Ludovico revint chargé d’eau et d’eau-de-vie ; il appliqua l’une à ses lèvres, l’autre à ses tempes, à ses mains, et Blanche le vit ouvrir les yeux, l’entendit s’informer d’elle. La joie qu’elle ressentit fut troublée d’une alarme nouvelle : Ludovico déclara qu’il falloit, sans délai, enlever M. Sainte-Foix. Les bandits qui sont au-dehors, monsieur, ajouta-t-il, étoient attendus il y a une heure : ils nous retrouveront si nous perdons du temps ; ils savent bien que le son du cor est toujours le signal d’une extrême détresse, et les échos en portent le son à plusieurs lieues. Je les ai vus revenir à cet appel depuis le pied du Mélicant : avez-vous mis une vedette aux portes ?

— Non, dit le comte : mes gens sont dispersés, je ne sais où ils sont. Allez, Ludovico, allez vîte les rassembler ; mais prenez garde à vous, et écoutez si vous n’entendez pas des mules.

Ludovico sortit promptement, et le comte tint conseil sur le moyen d’enlever Sainte-Foix. Il n’auroit pu supporter le mouvement d’une mule, quand même il auroit pu se soutenir sur la selle.

Pendant que le comte parloit, et disoit que les bandits étoient enfermés dans le donjon, Blanche remarqua que lui-même il étoit blessé, et que son bras gauche ne lui étoit d’aucun usage ; le comte sourit de son inquiétude, et l’assura que sa blessure n’étoit rien.

Les serviteurs du comte, excepté, deux qu’on plaça devant la porte, parurent alors, précédés par Ludovico. — Je crois, monsieur, dit-il, entendre venir des mules dans le vallon ; mais le murmure du torrent m’empêche d’en être sûr : j’ai apporté ce qu’il faut pour M. le chevalier. C’étoit une grande peau d’ours attachée à deux fortes perches, et formant un brancard commode, pour rapporter les bandits quand ils étoient blessés. Ludovico la mit à terre : il plaça dessus quelques peaux de chèvres, et fit comme une espèce de lit. Le chevalier déjà mieux, y fut posé doucement ; les guides soulevèrent le brancard sur leurs épaules, et l’on pensa que, plus exercés à ces chemins, leurs pas seroient plus sûrs. Quelques domestiques du comte avoient aussi reçu des blessures, mais elles n’étoient pas graves : on les banda, et ils furent en état de marcher. En passant dans la salle, on entendit de loin un tumulte effroyable ; Blanche fut alarmée. — Ce sont, lui dit Ludovico, tous ces coquins dans leur donjon. — Il semble qu’ils l’enfoncent, dit le comte. — Non, monsieur, dit Ludovico : la porte est de fer, nous n’avons rien à craindre d’eux : mais souffrez que j’aille devant, et que j’observe le dehors de dessus le rempart.

Chacun le suivit : les mules paissoient à la porte. On écouta ; mais l’on n’entendit rien que le murmure du torrent, et celui d’un vent léger qui siffloit dans les branches du vieux chêne. Les voyageurs virent avec joie les premières teintes du matin qui blanchissoient le sommet des montagnes : ils prirent leurs mules, Ludovico devint leur guide, et les mena au vallon par un chemin plus facile. Évitons les défilés de l’orient, dit-il ; les brigands, ce matin, ont pris par ce côté.

Les voyageurs quittèrent bientôt cet enfoncement, et se trouvèrent dans une étroite vallée, au nord-ouest : l’aube, sur les montagnes, se fortifioit par degrés, et découvroit le tapis de verdure qui garnissoient le pied des rochers, sur lesquels s’élevoient le chêne vert et le liège ; les nuages orageux étoient dissipés ; l’air du matin, la vue de la verdure, plus fraîche après la pluie, ranima les esprits de Blanche. Le soleil s’éleva bientôt ; les rocs humides, les buissons qui ornaient leur cime, les plantes qui tapissaient leurs flancs, étincelèrent de ses rayons ; des vapeurs suspendues flottoient encore à l’extrémité du vallon, mais le vent les chassoit devant les voyageurs, et peu à peu le soleil les fit disparoître. Au bout d’une lieue, Sainte-Foix se plaignit d’une excessive faiblesse : on s’arrêta pour lui donner quelque rafraîchissement, et reposer ses porteurs. Ludovico s’étoit muni, dans le fort, de quelques flacons de vin d’Espagne ; on en fit un cordial pour toute la caravane ; mais Sainte-Poix n’en reçut qu’un soulagement momentané. La fièvre qui le brûloit en prit une nouvelle force ; il ne pouvoit ni déguiser ses horribles souffrances, ni s’empêcher d’exprimer son désir ardent d’arriver dans l’hôtellerie où on avoit dû passer la nuit précédente.

Pendant qu’ils se reposoient tous à l’ombre des sapins, le comte pria Ludovico d’expliquer brièvement comment il avoit disparu de l’appartement du nord, comment il avoit pu tomber dans les mains de ces bandits, et comment il avoit contribué, d’une manière si essentielle, à le sauver avec sa famille. C’étoit avec justice que le comte lui attribuoit leur délivrance actuelle. Ludovico alloit lui obéir ; mais un coup de pistolet tiré dans le chemin qu’ils venaient de passer, leur causa de nouvelles alarmes, et l’on se remit promptement en route.


CHAPITRE VII.

Emilie, cependant, éprouvoit une horrible inquiétude sur le destin de Valancourt. Thérèse découvrit enfin une personne sûre pour l’envoyer à l’intendant. Le messager s’engagea à revenir le lendemain, et Emilie promit de se trouver à la chaumière. Thérèse étoit devenue boiteuse, et ne pouvoit sortir de chez elle.

Sur le soir, Emilie s’achemina seule vers la chaumière avec de noirs pressentimens. L’heure, déjà avancée, aidoit à sa mélancolie. On étoit à la fin de l’automne, une brume épaisse cachoit en partie les montagnes, et le vent froid, qui souffloit entre les hêtres, jonchoit le chemin de leurs dernières feuilles jaunes. Leur chute, présage de la fin de l’année, étoit l’image de la désolation de son cœur ; elle sembloit lui prédire la mort de Valancourt : elle en eut plusieurs fois un pressentiment si violent, qu’elle fut au moment de retourner chez elle. Elle ne se trouvoit pas assez de force pour aller chercher cette affreuse certitude ; mais elle lutta contre son émotion, et continua sa route.

Elle marchoit tristement, et ses yeux suivoient le mouvement des masses vaporeuses qui s’étendoient à l’horizon ; elle considéroit les fugitives hirondelles : jouets de l’agitation des vents, tantôt disparoissant dans les nuages, tantôt voltigeant en cercles sur les airs plus tranquilles, elles sembloient représenter les afflictions et les vicissitudes qu’avoit essuyées Emilie. Elle avoit subi les caprices de la fortune et les orages du malheur ; elle avoit eu de courts instans de calme. Mais pouvoit-on donner le nom de calme à ce qui n’était que le sursis de la douleur ? Échappée maintenant aux plus cruels dangers, indépendante de ses tyrans, elle se trouvoit maîtresse d’une fortune considérable ; elle auroit pu, avec raison, s’attendre à goûter le bonheur ; il étoit plus loin d’elle que jamais ; elle se seroit accusée de foiblesse et d’ingratitude, si elle avoit souffert que le sentiment des biens qu’elle possédoit fût étouffé par celui d’une seule infortune, si cette seule infortune n’eût touché qu’elle. Mais elle pleuroit sur Valancourt, et si même il étoit vivant, les larmes de la pitié s’unissoient à celles du regret ; elle s’affligeoit qu’un être humain fût tombé dans le vice, et par suite dans la misère. La raison et l’humanité réclamoient ensemble les larmes de l’amitié ; et son courage ne pouvoit pas encore les séparer de celles de l’amour. Dans le moment actuel cependant, ce n’étoit pas la certitude des torts de Valancourt, mais la crainte de sa mort, qui l’oppressoit ; elle se trouvoit, pour ainsi dire, la cause de cette mort, quoique bien innocemment. Sa crainte augmentait à chaque pas ; quand elle vit la chaumière, son désordre fut à son comble, la résolution lui manqua, et elle resta sur un banc dans le sentier. Le vent qui murmurait dans les branches au-dessus d’elle, sembloit, à son imagination attristée, apporter des sons plaintifs ; même dans cet intervalle du vent, elle croyoit entendre encore de douloureux accens. Une attention plus suivie la convainquit de son erreur, et les ténèbres, devenues plus épaisses à la chute prochaine du jour, l’avertirent bientôt de s’éloigner, et d’un pas chancelant elle arriva à la chaumière. À travers la fenêtre on voyoit briller un bon feu, et Thérèse, qui avoit vu venir Emilie, étoit sur la porte à l’attendre.

— La soirée est bien froide, mademoiselle, dit Thérèse. La pluie va venir, et j’ai pensé qu’un bon feu ne vous déplairait pas. Asseyez-vous auprès de la cheminée.

Emilie la remercia de ses soins, et la regardant à la clarté du feu, elle fut frappée de sa tristesse. Elle se jeta sur sa chaise, incapable de parler, et sa physionomie exprimoit tant de désespoir, que Thérèse en comprit la cause, et pourtant garda le silence. Ah ! lui dit enfin Emilie, il seroit inutile de m’informer du résultat. Votre silence, vos regards en disent assez ; il est mort.

— Hélas ! ma chère jeune dame, reprit Thérèse les larmes aux yeux, ce monde n’est que douleur. Le riche en a sa part aussi bien que le pauvre. Mais tâchons de supporter le fardeau que le ciel nous envoie.

— Il est donc mort ? interrompit Emilie. Ah ! Valancourt est mort !

— Malheureux jour ! reprit Thérèse. Je crains qu’il ne le soit.

— Vous le craignez, dit Emilie ; vous ne faites que le craindre ?

— Hélas ! oui, mademoiselle, je le crains. Ni l’intendant, ni personne d’Estuvière n’a entendu parler de lui depuis qu’il est parti pour le Languedoc. Le comte en est très-affligé. Il dit qu’il est toujours exact à écrire, et que pourtant il n’a pas reçu une ligne de lui depuis son départ : il devoit être de retour il y a trois semaines ; il n’est point revenu ; il n’a point écrit : on craint qu’il ne lui soit arrivé quelqu’accident. Hélas ! je ne croyois pas vivre assez pour avoir à pleurer sa mort. Je suis vieille ; je pouvois mourir sans me plaindre ; mais lui ! Emilie, presque mourante, demanda de l’eau : Thérèse, alarmée de son accent, courut à son secours ; et pendant qu’elle lui donnoit de l’eau, elle continua : — Ma chère demoiselle, ne prenez pas cela tant à cœur : le chevalier peut être plein de vie et se bien porter. Espérons !

— Oh non ! je ne puis espérer, dit Emilie. Je sais des circonstances qui ne me permettent nulle espérance : je me trouve mieux cependant, et je puis vous écouter. Détaillez-moi tout ce que vous avez su.

— Attendez que vous soyez remise, mademoiselle ; vous paroissez si mal !

— Oh non ! Thérèse ; dites-moi tout, reprit Emilie, pendant que je puis vous entendre : dites-moi tout, je vous en conjure.

— Eh bien ! mademoiselle, j’y consens. L’intendant a dit fort peu de chose. Richard prétend qu’il sembloit parler avec réserve de M. Valancourt. Ce que Richard a recueilli, c’est de Gabriel, un domestique de la maison, qui disoit le tenir d’un ami de son maître.

— Que savoit-il ? dit Emilie.

— Oh ! mademoiselle ! Richard n’a pas de mémoire, et n’en a pas retenu la moitié : si je ne lui eusse fait mille questions, je n’en aurois rien tiré. Il dit que Gabriel disoit que lui et tous les domestiques étoient en peine de M. de Valancourt ; que c’étoit un si bon, un si aimable jeune seigneur, qu’ils l’aimoient tous autant que leur frère ; et maintenant ils n’entendoient pas parler de lui. Il étoit si honnête pour eux ! Si quelqu’un faisoit une faute, M. de Valancourt prioit son frère de l’oublier : si quelque famille pauvre étoit dans le besoin, M. de Valancourt étoit le premier à la secourir, quoique d’autres plus riches ne le fissent pas. Enfin, dit Gabriel, il étoit si doux pour tout le monde ! il avoit l’air si noble ! il ne commandoit pas impérieusement comme bien des seigneurs font, et on ne le respectait pas moins. Même, dit Gabriel, nous allions au-devant de ses désirs ; nous lui obéissions au premier mot, et nous avions plus peur de lui déplaire qu’à tous ces étourdis qui nous rudoyent.

Emilie, qui ne songeoit plus au danger d’écouter l’éloge de Valancourt, n’essayoit pas d’interrompre Thérèse, et restoit attentive, quoique désolée. — Monsieur est fort chagrin au sujet de M. Valancourt ; et d’autant plus, dit-on, qu’il s’étoit fâché contre lui dernièrement. Gabriel dit qu’il sait du valet de chambre, que M. de Valancourt a fait quelques folies à Paris ; qu’il y a dépensé bien de l’argent, et plus d’argent que ne comptoit monsieur : il aime l’argent plus que M. Valancourt. Le chevalier a fait des étourderies, et même Gabriel dit qu’il a été mis en prison. Monsieur refusoit de l’en tirer, dit Gabriel, et prétendoit qu’il méritoit cette punition. Quand le vieux Grégoire le sommelier apprit cela, il fit faire un bâton ferré pour aller à Paris visiter son jeune maître ; mais on sut presqu’aussitôt que M. Valancourt revenoit. Oh ! quelle joie à son retour ! Il étoit fort changé pourtant ! Monsieur le reçut froidement, et il étoit bien triste ! Il repartit ensuite, et tout à coup, pour le Languedoc, et depuis ce moment, dit Gabriel, nous ne l’avons pas aperçu.

Thérèse se tut. Emilie soupiroit, et ses regards ne quittaient pas la terre. Après une très-longue pause, elle demanda ce que Thérèse savoit encore. — Mais pourquoi le demander ? ajouter-t-elle. Vous m’en avez trop dit. Ô Valancourt ! tu es perdu, perdu pour jamais. C’est moi, c’est moi qui t’ai donné la mort. Ces paroles, ce ton de désespoir alarmèrent la pauvre Thérèse ; elle craignit que ce coup terrible n’eût affecté le cerveau d’Emilie. — Ma chère demoiselle, tranquillisez-vous, dit elle ; ne dites pas ces choses-là : vous, tuer M. Valancourt, chère dame ! Emilie ne répondit que par un profond soupir.

— Ô ma chère demoiselle, reprit Thérèse, mon cœur se brise de vous voir en cet état, les regards fixes, le teint si pâle, et l’air si affligé. Je suis effrayée de vous voir ainsi. Emilie gardoit le silence, et ne paroissoit rien entendre. — Et d’ailleurs, mademoiselle, dit Thérèse, M. Valancourt peut être gai et bien portant, malgré ce que nous savons.

À ce nom, Emilie leva les yeux, et porta sur Thérèse des regards égarés, comme si elle eût cherché à la comprendre. — Oui, ma chère dame, reprit Thérèse qui se méprenoit à son air, M. de Valancourt peut être gai et bien portant.

À la répétition de ces derniers mots, Emilie en pénétra le sens ; mais au lieu de produire l’impression que Thérèse attendoit, ils semblèrent seulement redoubler sa douleur : elle se leva brusquement, et parcourut la petite chambre à pas précipités, frappant ses mains en sanglotant.

Pendant ce temps-là, Thérèse avec simplicité, mais dans toute la franchise de l’affection, s’efforça de la consoler. Elle remit plus de bois au feu, balaya la cheminée, rapprocha la chaise d’Emilie, et tira d’une armoire un flacon de vin. — La soirée est froide, mademoiselle, lui dit-elle ; le vent est piquant ; approchez-vous du feu : prenez un verre de vin ; il vous fera autant de bien qu’il m’en a déjà fait. Ce n’est pas du vin ordinaire : c’est du meilleur Languedoc, et le dernier des six flacons que me donna M. de Valancourt en partant pour Paris ; il m’a depuis toujours servi de cordial. Je ne le bois pas que je ne pense à lui, et aux paroles pleines de bonté qu’il me dit en me les donnant. Thérèse, dit-il, vous n’êtes plus jeune ; de temps en temps vous devriez boire un verre de bon vin. Je vous en enverrai quelques bouteilles. En les buvant, souvenez-vous de moi, votre ami. — Oui, ce furent ses paroles : Moi, votre ami ! Emilie parcourait la chambre, sans paroître écouter ce que Thérèse disoit. Thérèse continua : — Je me suis toujours souvenue de lui : pauvre jeune homme ! il m’a donné cet asyle ; c’est lui qui m’a soutenue. Ah ! il est au ciel avec mon respectable maître, si jamais saint y fut placé.

Thérèse perdit la voix ; elle se mit à pleurer, et posa le flacon sans pouvoir verser le vin. Sa douleur parut arracher Emilie à la sienne ; elle fut à elle, s’arrêta, la regarda, et se détourna soudain comme accablée de la réflexion que Thérèse pleuroit Valancourt.

Pendant qu’elle continuoit de marcher dans la chambre, le son doux et soutenu d’un hautbois ou d’une flûte se mêle avec l’ouragan. Sa douceur affecta Emilie ; elle s’arrêta toute attentive : les sons apportés par le vent se perdirent dans un tourbillon plus fort ; mais leur accent plaintif émut son cœur ; et elle fondit en larmes.

Ah ! dit Thérèse en séchant ses yeux, c’est Richard, le fils du voisin, qui joue de son hautbois : il est triste d’entendre à présent une musique aussi douce. Emilie continuoit de pleurer. — Il en joue souvent le soir, continua Thérèse ; et la jeunesse danse au son de son hautbois. Mais, ma chère demoiselle, ne pleurez pas ainsi ; prenez, je vous prie, une goutte de ce vin, Elle en versa, et le présenta à Emilie, qui l’accepta avec une extrême répugnance.

Goûtez-y pour l’amour de M. Valancourt, dit Thérèse pendant qu’Emilie soulevoit le verre ; c’est lui qui me l’a donné, vous le savez, mademoiselle. La main d’Emilie trembla ; et elle renversa le vin en le retirant de ses lèvres. — Pour l’amour de qui ? lui dit-elle qui vous a donné ce vin ? — M. Valancourt, ma chère dame, je savois qu’il vous feroit plaisir : c’est mon dernier flacon.

Emilie pesa le vin sur la table, fondit de nouveau en larmes, et Thérèse, déconcertée, alarmée, s’efforça de la consoler. Emilie lui fit signe de la main, pour lui faire entendre qu’elle vouloit être seule ; et pleura toujours davantage.

Un léger coup frappé à la porte de la chaumière empêcha Thérèse de la quitter sur-le-champ. Emilie l’arrêta, et la pria de ne recevoir personne. S’imaginant pourtant que c’étoit Philippe son domestique, elle s’efforça, tâcha d’essuyer ses pleurs ; et Thérèse alla ouvrir la porte.

La voix qu’elle entendit attira l’attention d’Emilie. Elle écouta, tourna les yeux : une personne parut ; et la flamme du feu fit voir… Valancourt !

Emilie en l’apercevant tressaillit, trembla, et perdant connoissance, ne vit plus rien de ce qui l’entouroit.

Un cri que fit Thérèse annonça qu’elle reconnoissoit aussi Valancourt. L’obscurité, dans le premier moment, lui avoit dérobé ses traits. Valancourt cessa de s’occuper d’elle, en voyant une personne tomber de sa chaise, près du feu. Il courut à son secours, et s’aperçut qu’il soutenoit Emilie. L’émotion qu’il sentit à cette rencontre imprévue, en retrouvant celle dont il se croyoit à jamais éloigné, en la tenant pâle et sans vie, entre ses bras, on l’imaginera mieux qu’on ne peut la décrire ! Qu’on imagine de même tout ce qu’éprouva Emilie, quand, en ouvrant les yeux, elle revit Valancourt ! L’expression inquiète avec laquelle il la considérait, se changea à l’instant en un mélange de joie et de tendresse. Quand ses yeux rencontrèrent les siens, et qu’il la vit prête à renaître, il ne put que s’écrier : Emilie ! Mais elle détourna ses regards, et fit un foible effort pour retirer sa main. Dans le premier moment qui succéda aux angoisses de douleur que l’idée de sa mort lui causoit, Emilie oublia toutes les fautes de son amant. Elle revit Valancourt tel qu’au moment où il méritoit son amour, et ne sentit que sa joie et sa tendresse. Hélas ! ce fut l’éclair d’un instant ! ses réflexions s’élevèrent comme autant de nuages, et obscurcirent l’image trompeuse qui enivroit son cœur. Elle revit Valancourt dégradé, Valancourt indigne de l’estime et de la tendresse qu’elle avoit eues pour lui. La force lui manqua ; elle retira sa main, et se détourna pour cacher sa douleur. Valancourt, plus embarrassé, plus agité, garda le silence.

Le sentiment de ce qu’elle se devoit retint ses larmes, et lui apprit à dissimuler une partie de sa joie et de sa tristesse, qui disputaient au fond de son cœur. Elle se leva, le remercia du secours qu’il lui avoit donné, dit adieu à Thérèse, et alloit se retirer. Valancourt éveillé comme d’un songe, la supplia d’une voix humble et touchante, de lui donner un moment d’attention. Le cœur d’Emilie plaidoit bien fortement en sa faveur : elle eut le courage d’y résister, ainsi qu’aux cris et aux instances de Thérèse, qui la prioit de ne point s’exposer la nuit, et seule. Elle avoit ouvert la petite porte ; mais l’orage l’obligea de rentrer.

Muette, interdite, elle retourna auprès du feu. Valancourt, plus troublé, traversoit la chambre à grands pas, comme s’il eût craint et désiré de parler. Thérèse exprimoit sans contrainte la joie et la surprise que lui causoit son arrivée.

— Ô mon cher monsieur ! disoit-elle, je ne fus jamais si étonnée et si contente ! Nous étions toutes les deux dans l’affliction à votre sujet ; nous pensions que vous étiez mort, nous parlions de vous, nous vous pleurions. Justement vous avez frappé : ma jeune maîtresse pleuroit à fendre le cœur.

Emilie regarda Thérèse avec mécontentement. Mais avant qu’elle pût lui parler, Valancourt, incapable de contenir son émotion, s’écria : Mon Emilie ! vous suis-je donc encore cher ? m’honoriez-vous d’une pensée, d’une larme ! Ô ciel ! vous pleurez, vous pleurez maintenant !

— Monsieur, dit Emilie en essayant de vaincre ses larmes, Thérèse a bien raison de se souvenir de vous avec reconnoissance. Elle étoit affligée de n’avoir point eu de vos nouvelles : permettez-moi de vous remercier aussi pour les bontés dont vous l’avez comblée. Je suis maintenant de retour ; et c’est à moi à en prendre soin.

— Emilie, lui dit Valancourt qui ne se possédoit plus, est-ce ainsi que vous recevez celui qu’autrefois vous voulûtes honorer de votre main, celui qui vous a tant aimée, celui qui a tant souffert pour vous ? Et pourtant que puis-je alléguer ? Pardonnez-moi, pardonnez-moi, mademoiselle ; je ne sais plus ce que je dis : je n’ai plus de droits à votre souvenir ; j’ai perdu tous mes titres à votre estime, à votre amour. Oui, mais je n’oublierai jamais qu’autrefois je les possédois ; savoir que je les ai perdus est mon plus cruel désespoir ! Désespoir ! dois-je employer ce terme ? il est trop doux.

— Ah ! mon cher monsieur, dit Thérèse qui prévenoit la réponse d’Emilie, vous parlez d’avoir eu jadis ses affections. À présent, à présent encore, ma maîtresse vous préfère au monde entier, quoiqu’elle ne veuille pas en convenir.

— C’est insupportable, dit Emilie. Thérèse, vous ne savez pas ce que vous dites. — Monsieur, si vous avez égard à ma tranquillité, vous ne prolongerez pas ce moment douloureux.

— Je la respecte trop pour la troubler volontairement, dit Valancourt, dont l’orgueil en ce moment le disputoit à la tendresse ; je ne me rendrai pas volontairement importun. J’avois demandé quelques momens d’attention ; néanmoins sais-je pour quel dessein vous avez cessé de m’estimer ? vous raconter mes peines, ce seroit m’avilir davantage sans exciter votre pitié. Et pourtant, Emilie, j’ai été malheureux, je suis encore bien malheureux ! Sa voix moins ferme devint l’accent de la douleur.

— Eh quoi ! reprit Thérèse, mon cher jeune maître va sortir par cette pluie ! Non, non, il ne s’en ira pas. Mon dieu, mon dieu ! que les grands sont fous de rejeter ainsi leur bonheur ! Si vous étiez de pauvres gens, tout seroit déjà fini. Parler d’indignité, dire qu’on ne s’aime plus, quand dans toute la province il n’y a pas deux cœurs plus tendres, et si l’on disoit vrai, deux personnes qui s’aiment mieux !

Emilie, dans une extrême peine, se leva de sa chaise, et dit : Je vais partir, l’orage est fini.

— Restez, Emilie, restez, mademoiselle, dit Valancourt armé de toute sa résolution ; je ne vous affligerai plus par ma présence. Pardonnez-moi si je n’ai pas obéi plutôt. Si vous le pouvez, plaignez celui qui vous perd, celui qui perd toute espérance de repos. Puissiez-vous être heureuse, Emilie, quoique je reste malheureux ! puissiez-vous être heureuse autant que je le désire du fond de mon cœur !

La voix lui manqua à ces dernières paroles ; sa figure changea ; il jeta sur elle un regard d’une tendresse, d’une douleur inexprimables, et s’élança hors de la chaumière.

— Cher monsieur ! cher monsieur ! cria Thérèse en le suivant à la porte. Monsieur Valancourt ! Comme il pleut ! quelle nuit pour le mettre dehors ! Il en mourra, mademoiselle ; et tout à l’heure vous pleuriez tant sa mort ! On a raison, les jeunes demoiselles changent promptement d’idées.

Emilie ne répliqua pas ; elle n’entendoit pas ce qu’on disoit. Abîmée dans sa douleur, dans ses réflexions, elle restoit sur sa chaise les yeux fixes, et l’image de Valancourt présente.

— Monsieur de Valancourt est bien changé, mademoiselle ; il est maigri. Il est si triste ! Il a un bras blessé !

Emilie leva les yeux ; elle n’avoit pas remarqué cette dernière circonstance. Elle ne fit aucun doute que Valancourt n’eût reçu le coup de son jardinier. Sa pitié revint à cette conviction ; elle se reprocha de l’avoir banni de la chaumière par un si mauvais temps.

Bientôt après on lui amena une voiture. Emilie reprit Thérèse des choses irréfléchies qu’elle avoit dites à Valancourt ; elle la chargea expressément de ne jamais lui faire de semblables déclarations, et retourna chez elle pensive et désolée.

Pendant ce temps, Valancourt étoit rentré à la taverne du village ; il y étoit arrivé peu de momens seulement avant que de visiter Thérèse. Il revenoit de Toulouse, et se rendoit au château du comte de Duverney. Il n’y avoit pas retourné depuis l’adieu qu’il avoit fait à Emilie au château de Blangy. Il étoit resté quelque temps dans le voisinage d’un lieu où habitoit l’objet le plus cher à son cœur. Il y avoit des momens où la douleur et le désespoir le pressoient de reparoître devant Emilie, et de renouveler ses instances en dépit de son malheur. L’orgueil cependant, la tendresse de son amour, qui ne pouvoit consentir à l’envelopper dans son infortune, avoient enfin triomphé de sa passion. Il avoit renoncé à ce projet, et avoit quitté le château de Blangy. Son imagination erroit encore sur les théâtres de son premier amour. En revenant en Gascogne, il avoit passé à Toulouse ; il s’y trouvoit quand Emilie y arriva. Il alloit dérober et entretenir sa douloureuse mélancolie dans les mêmes jardins où il avoit passé près d’elle des momens si heureux. Souvent, se rappelant avec de vains regrets le soir qui précéda son départ pour l’Italie, et la rencontre imprévue de la terrasse, il cherchoit à se retracer les paroles, les regards qui l’avoient enchanté, les raisons qu’il avoit fait valoir pour la détourner de ce voyage, et la tendresse de leurs derniers adieux. Il se livroit à ces souvenirs, quand, le soir de son arrivée à Toulouse, Emilie s’étoit tout à coup offerte à ses regards. Son émotion en la voyant peut à peine être imaginée ; mais il surmonta si bien la première impulsion de l’amour, qu’il évita de se découvrir, et sortit aussitôt. Cependant cette sorte de vision le poursuivoit sans relâche ; sa seule consolation fut de revenir pendant le silence de la nuit, de suivre les sentiers qu’elle avoit parcourus, et de veiller autour de l’habitation même dans laquelle elle reposoit. Ce fut dans une de ses promenades nocturnes, que le jardinier, le prenant pour un voleur, fit feu sur lui, et le blessa au bras. Cet accident l’avoit retenu à Toulouse, entre les mains d’un chirurgien : là, sans soin pour lui-même, sans égards pour ses parens, dont leurs dernières froideurs lui faisoient croire qu’il avoit encouru l’indifférence, il n’avoit informé personne de sa situation. Assez remis pour voyager, il se rendoit à Estuvière, en passant par la Vallée il espéroit savoir des nouvelles d’Emilie ; il vouloit se trouver près d’elle ; il désiroit aussi s’informer de la vieille Thérèse ; il jugeoit bien que, pendant son absence, on l’avoit privée de sa pension, et ces motifs l’avoient conduit à la chaumière où alors Emilie se trouvoit.

Cette entrevue inespérée lui avoit à la fois montré toute la tendresse de l’amour d’Emilie et toute la fermeté de sa résolution. Son désespoir s’était renouvelé dans toute son horreur ; aucun effort de sa raison ne pouvoit l’adoucir. L’image d’Emilie, sa voix, ses regards, se présentoient à son esprit aussi vivement qu’ils l’avoient fait à ses sens, et tout sentiment étoit banni de son cœur, excepté le désespoir et l’amour.

Avant que la soirée fut finie, il revint chez Thérèse pour entendre parler d’Emilie, et se trouver dans le lieu qu’elle venoit d’occuper. La joie que sentit et exprima la vieille servante fut bientôt changée en tristesse, quand elle eut observé ses regards égarés et la profonde mélancolie qui l’accabloit.

Après qu’il eut écouté fort long-temps ce qu’elle avoit à lui dire d’Emilie, il donna à Thérèse tout l’argent qu’il avoit sur lui, quoiqu’elle voulût le refuser, et l’assurât que sa maîtresse avoit pourvu à ses besoins. Il tira ensuite de son doigt un anneau de prix, et le lui remit, en la chargeant expressément de le présenter à Emilie. Il la faisoit prier, comme une dernière faveur, de le conserver pour l’amour de lui, et de se souvenir quelquefois, en le regardant, du malheureux qui le lui envoyoit.

Thérèse pleura en recevant l’anneau, mais c’étoit plutôt d’attendrissement que par l’effet d’aucun pressentiment. Avant qu’elle eût pu répliquer, Valancourt étoit parti ; elle le suivit jusqu’à la porte, en l’appelant par son nom et le suppliant de rentrer. Elle ne reçut aucune réponse, et ne le vit plus.


CHAPITRE VIII.

Le lendemain matin Emilie, dans le cabinet qui joignoit la bibliothèque, réfléchissoit à la scène de la veille. Annette accourut auprès d’elle, et tomba hors d’haleine sur une chaise. Il se passa du temps avant qu’elle pût répondre aux questions d’Emilie ; à la fin elle s’écria : — J’ai vu son esprit, mademoiselle ; oui, j’ai vu son esprit !

— Que voulez-vous dire ? reprit Emilie impatiemment.

— Il est sorti du vestibule, mademoiselle, dit Annette, comme je traversois le salon.

— Mais de qui parlez-vous ? répéta Emilie. Qui est sorti du vestibule ?

— Il étoit habillé comme je l’ai vu cent fois, dit Annette. Ah ! qui l’auroit pensé ?

Emilie, excédée, alloit lui reprocher sa crédulité ridicule, quand un domestique vint lui dire qu’un étranger demandoit à lui parler.

Emilie n’imagina aussitôt que cet étranger étoit Valancourt ; elle répondit qu’elle étoit occupée et qu’elle ne vouloit voir personne.

Le domestique rentra ; l’étranger lui faisoit dire qu’il avoit des choses importantes à lui communiquer. Annette, qui jusque-là étoit demeurée muette et surprise, tressaillit alors, et s’écria : — Oui, c’est Ludovico ! oui, c’est Ludovico ! Elle courut hors de la chambre. Emilie ordonna au domestique de la suivre ; et si c’étoit réellement Ludovico, de le faire entrer sur-le-champ.

L’instant d’après, Ludovico parut, accompagné d’Annette. La joie faisoit oublier à Annette toutes les convenances ; elle ne permettoit pas que personne parlât qu’elle. Emilie exprima sa surprise et sa satisfaction en revoyant Ludovico. Sa première émotion augmenta quand elle ouvrit les lettres du comte de Villefort et de Blanche, qui l’informoient de leur aventure et de leur situation dans une auberge au fond des Pyrénées. Ils y avoient été retenus par l’état de M. Sainte-Foix et l’indisposition de Blanche. Mais cette dernière ajoutoit que le baron de Sainte-Foix venoit d’arriver ; qu’il alloit ramener son fils à son château, jusqu’à la guérison de ses blessures, et qu’elle, avec son père, continueroit sa route pour le Languedoc ; ils comptoient toujours passer à la Vallée, et se proposoient d’y être le lendemain. Elle prioit Emilie de se trouver à ses noces, et de les accompagner au château de Blangy. Elle laissoit à Ludovico le soin de raconter lui-même ses aventures. Emilie, quoique fort empressée de découvrir comment il avoit disparu de l’appartement du nord, eut le courage de suspendre cette jouissance jusqu’à ce qu’il se fût rafraîchi, et qu’il eût entretenu la trop heureuse Annette. La joie d’Annette n’eût pas été plus extravagante, quand il seroit revenu du tombeau.

Emilie, pendant ce temps, relut les lettres de ses amis. L’expression de leur estime et de leur attachement étoit en ce moment bien nécessaire à la consolation de son cœur : sa tristesse, ses regrets, avoient pris, par la dernière entrevue, une nouvelle amertume.

L’invitation de se rendre au château de Blangy, étoit faite par le comte et sa fille avec la plus tendre affection. La comtesse y joignoit la sienne. L’occasion en étoit si importante pour son amie, qu’Emilie ne pouvoit s’y refuser. Elle eût désiré de ne point quitter les ombrages paisibles de sa demeure ; mais elle sentoit l’inconvenance d’y rester seule, pendant que Valancourt étoit encore dans le voisinage ; quelquefois aussi elle pensoit que le déplacement et la société réussiroient mieux que la retraite à tranquilliser son esprit.

Quand Ludovico reparut, elle le pria de lui détailler son aventure, et de lui dire comment il habitoit au milieu des bandits parmi lesquels le comte l’avoit trouvé.

Il obéit au même instant. Annette, qui n’avoit pas eu le temps de lui faire assez de questions, se préparoit à écouter avec une curiosité dévorante. Elle fit auparavant ressouvenir sa maîtresse, et de l’incrédulité qu’elle montroit à Udolphe au sujet des esprits, et de sa propre sagesse en y croyant si fort. Emilie rougit malgré elle, en songeant à la confiance que dernièrement elle y avoit donnée ; elle observa seulement que, si l’aventure de Ludovico avoit pu justifier la superstition d’Annette, il ne seroit pas là pour la lui raconter.

Ludovico sourit à Annette, salua Emilie, et commença en ces termes :

— Vous vous souvenez, mademoiselle, que lorsque je me rendis à l’appartement du nord, M. le comte et M. Henri m’accompagnèrent. Tout le temps qu’ils y restèrent, rien d’alarmant ne se présenta : dès qu’ils furent sortis, je fis bon feu dans la chambre à coucher ; je m’assis près de la cheminée ; j’avois porté un livre pour me distraire : je confesse que parfois je regardois dans la chambre avec un sentiment semblable à la crainte.

— Oh ! très-semblable, je l’ose dire, interrompit Annette ; et j’ose bien dire aussi que, pour dire la vérité, vous frissonniez de la tête aux pieds. — Non, non, pas tout à fait, dit Ludovico en souriant ; mais plusieurs fois, quand le vent siffloit autour du château, et ébranloit les vieilles fenêtres, plusieurs fois je m’imaginai, entendre des bruits fort étranges, et même une fois ou deux je me levai et regardai autour de moi ; je ne voyois rien pourtant que les maussades figures de la tapisserie, qui sembloient me faire des grimaces. Je passai ainsi plus d’une heure, continua Ludovico, puis je pensai que j’entendois un bruit ; je portai encore mes yeux sur la chambre, et n’apercevant rien, je repris mon livre. L’histoire finie, je m’assoupis ; tout à coup je fus réveillé par le bruit que j’avois déjà entendu ; il sembloit venir du côté où étoit le lit : je ne sais si l’histoire que je venois de lire m’avoit troublé l’esprit, ou si tous les rapports qu’on faisoit sur cet appartement me revinrent à la mémoire, mais en regardant le lit, je crus voir un visage d’homme entre les rideaux.

À ces mots Emilie trembla, et devint inquiète en se rappelant de quel spectacle elle et la vieille Dorothée avoient été témoins en ce lieu.

— Je vous avoue, mademoiselle, continua Ludovico, que le cœur me manqua. Le retour du même bruit vint réveiller mon attention : je distinguai le son d’une clef tournant dans une serrure ; et ce qui me surprenoit le plus étoit de ne voir aucune porte d’où le son pût partir. L’instant d’après cependant, la tenture du lit fut soulevée lentement, et une personne parut derrière ; elle sortoit d’une petite porte dans le mur. Elle resta un moment dans la même attitude, le haut de la figure caché par le pan de la tapisserie, et l’on ne voyoit guère que ses yeux. Quand sa tête se releva, je vis derrière, la figure d’un autre homme qui regardoit par dessus l’épaule du premier. Je ne sais comment cela se fit, mon épée étoit devant moi ; je n’eus pas la présence d’esprit de m’en saisir ; je restai fort tranquille à les considérer, et les yeux à demi-fermés, pour qu’ils me crussent endormi. Je suppose qu’ils le pensèrent ; je les entendis se concerter, et ils restèrent dans la même position environ l’espace d’une minute ; alors je crus voir d’autres visages dans l’ouverture de la porte, et j’entendis parler plus haut.

— Cette porte me surprend, dit Emilie ; j’ai ouï dire que le comte avoit fait lever toutes les tentures, et fait examiner les murailles, croyant qu’elles recéloient sans doute un passage par lequel vous étiez parti.

— Il ne me paroît pas si extraordinaire, mademoiselle, reprit Ludovico, que cette porte ait pu échapper ; elle est formée dans un lambris étroit, qui semble tenir au mur extérieur ; ainsi, quand M. le comte y auroit pris garde, il ne se seroit pas occupé d’une porte à laquelle aucun passage ne paroissoit pouvoir communiquer. Le fait est que le passage étoit formé dans l’épaisseur du mur. Mais pour revenir à ces hommes que je distinguois obscurément dans l’enfoncement de la porte, ils ne me laissèrent pas bien long-temps en suspens ; ils fondirent dans la chambre et m’entourèrent : j’avois pris mon épée ; mais que pouvoit un homme contre quatre ? Ils m’eurent bientôt désarmé ; ils me lièrent les bras, me mirent un bâillon dans la bouche, et m’entraînèrent par le passage. Ils remirent cependant moi épée sur la table, pour secourir, dirent-ils, ceux qui viendroient, comme moi, combattre les esprits. Ils me firent traverser plusieurs couloirs étroits, formés dans les murs, à ce que je crois, parce qu’auparavant ils m’étaient inconnus. Je descendis plusieurs degrés, et nous vînmes à une voûte sous le château. Ils ouvrirent une porte de pierre, que j’aurois prise pour une partie du mur. Nous suivîmes un fort long passage taillé dans le roc ; une autre porte nous mena dans une cave : enfin, après quelque intervalle, je me trouvai au bord de la mer, au pied des rochers même sur lesquels le château est bâti. Un bateau attendoit ; les brigands m’y entraînèrent, et nous joignîmes un petit vaisseau à l’ancre : d’autres hommes s’y trouvoient. Quand je fus dans le vaisseau, deux de mes compagnons y sautèrent ; les autres reconduisirent la barque, et l’on mit à la voile. Je compris bientôt ce que tout cela vouloit dire, et ce que ces hommes faisaient au château. Nous prîmes terre en Roussillon ; et après quelques jours, leurs camarades vinrent des montagnes, et me menèrent dans le fort où j’étois quand M. le comte arriva. Ils avoient soin de veiller sur moi, et m’avoient même bandé les yeux pour m’y conduire ; quand ils ne l’eussent pas fait, je ne crois pas que jamais l’eusse retrouvé mon chemin à travers cette sauvage contrée. Dès que je fus dans le fort, on me garda comme un prisonnier. Je ne sortais jamais sans deux ou trois de mes compagnons ; et je devins si las de la vie, que je désirois d’en être délivré.

— Mais cependant ils vous laissoient parler, dit Annette ; ils ne vous mettoient plus de bâillon. Je ne vois pas la raison pour laquelle vous étiez si las de vivre, sans compter la chance que vous aviez de me revoir.

Ludovico sourit, ainsi qu’Emilie, et Emilie lui demanda par quel motif ces hommes l’avoient enlevé.

— Je m’aperçus bientôt, mademoiselle, que c’étaient des pirates qui, depuis plusieurs années, cachoient leur butin sous les voûtes du château. Ce bâtiment étoit près de la mer, et parfaitement convenable à leurs desseins. Pour empêcher qu’on ne les découvrît, ils avoient essayé de faire croire que le château étoit fréquenté par des revenans ; et ayant découvert le chemin secret de l’appartement du nord, que depuis la mort de la marquise ou tenoit fermé, il fut aisé d’y réussir. La concierge et son mari, les seules personnes qui habitassent le château, furent si effrayés des bruits étranges qu’ils entendoient, qu’ils refusèrent d’y vivre plus long-temps. Le bruit se répandit bientôt qu’il revenoit au château ; et tout le pays le crut d’autant plus aisément, que la marquise étoit morte d’une manière fort étrange, et que le marquis, depuis ce moment, n’étoit jamais revenu.

— Mais quoi ! dit Emilie, comment tous ces pirates ne se contentoient-ils pas de la cave, et pourquoi jugeoient-ils nécessaire de déposer leurs vols dans le château  ?

— La cave, mademoiselle, reprit Ludovico, étoit ouverte à tout le monde, et leurs trésors eussent bientôt été découverts. Sous la voûte ils étoient en sûreté, tant que l’on redouteroit le château. Il paroît donc qu’ils y apportoient à minuit les prises qu’ils avoient faites sur mer, et qu’ils les y gardoient jusqu’à ce qu’ils pussent s’en défaire avantageusement. Ces pirates étoient liés avec des contrebandiers et des bandits qui vivent dans les Pyrénées, et font un trafic tel qu’on ne sauroit se l’imaginer. C’est avec cette horde de bandits que je restai jusqu’à l’arrivée de M. le comte. Je n’oublierai jamais ce que je sentis en l’apercevant ; je le crus presque perdu. Je savois que si je me montrois, les bandits alloient découvrir son nom ; et probablement nous tuer tous, pour empêcher qu’on n’éventât leur secret. Je me tins hors de la vue de monsieur, et je veillai sur les brigands, déterminé, s’ils projetoient quelque violence, à me montrer, et à combattre pour la vie de mon maître. Bientôt j’entendis disposer un infernal complot ; il s’agissoit d’un massacre total. Je hasardai de me faire connoître aux gens du comte ; je leur dit ce qu’on projetait, et nous délibérâmes ensemble. M. le comte, alarmé de l’absence de sa fille, demanda ce qu’elle étoit devenue. Les brigands, ne le satisfirent point. Mon maître et M. Sainte-Foix devinrent furieux ; nous pensâmes qu’il étoit temps ; nous fondîmes dans la chambre, en criant : Trahison ! M. le comte, défendez-vous. Le comte et le chevalier tirèrent l’épée au même instant. Le combat fut rude ; mais à la fin nous l’emportâmes, et M. le comté vous l’a mandé.

— C’est une singulière aventure, dit, Emilie : assurément, Ludovico, on doit bien des éloges à votre prudence et à votre intrépidité. Il y a pourtant des circonstances relatives à l’appartement du nord, que je ne puis encore m’expliquer : peut-être le pourrez-vous ? Avez-vous entendu les bandits se raconter les prétendus prodiges qu’ils opéroient dans les appartemens ?

— Non, mademoiselle, reprit Ludovico ; je ne leur en ai pas ouï parler : seulement je les entendis se moquer une fois de la vieille femme de charge ; elle fut presque au moment de prendre un des pirates. C’étoit depuis l’arrivée du comte ; et celui qui fit le tour, en rioit de bon cœur.

Emilie devint rouge, et pria Ludovico de lui faire ce récit.

— Eh bien ! mademoiselle, lui dit-il, une nuit que cet homme étoit dans la chambre à coucher, il entendit quelqu’un dans le salon ; il ne crut pas avoir le temps de lever la tapisserie et d’ouvrir la porte, il se cacha dans le lit ; il y demeura quelque temps fort effrayé, à ce que je suppose.

— Comme vous étiez, interrompit Annette, quand vous eûtes la hardiesse d’aller veiller vous-même.

— Oui, dit Ludovico ; dans la plus grande frayeur où l’on pût être. La concierge et une autre personne vinrent au lit. Il crut qu’elles allaient l’apercevoir, et pensa que la seule chance pour échapper, étoit de leur faire peur. Il souleva donc la courte-pointe ; mais son plan ne réussit que lorsqu’il eut montré sa tête ; alors elles s’enfuirent, nous dit-il, comme si elles avoient vu le diable, et le fripon s’en alla fort tranquillement.

Emilie ne put s’empêcher de sourire à cette explication. Elle comprit l’incident qui l’avoit jetée dans une terreur superstitieuse, et fut surprise d’en avoir tant souffert ; mais elle considéra que dès que l’esprit cède à la foiblesse de la superstition, les bagatelles lui font une impression terribles. Cependant elle se souvenoit toujours avec embarras de la mystérieuse musique qu’on entendoit au château de Blangy vers minuit. Elle demanda si par hasard Ludovico n’en avoit rien appris. Il ne put lui rien dire à cet égard.

— Je sais seulement, mademoiselle, ajouta-t-il, que les pirates n’y ont point de part ; je sais qu’ils en ont ri, et ils disent que le diable est sans doute ligué avec eux.

— Oui, j’en répondrois bien, dit Annette, dont la figure étoit toute joyeuse. J’ai toujours cru, que lui ou les esprits se mêloient de l’appartement du nord. Vous voyez, mademoiselle, que je ne me trompois pas.

— On ne peut nier que son esprit n’y eût une extrême influence, dit Emilie, en souriant ; mais je m’étonne, Ludovico, que ces pirates persistassent dans leur conduite, après l’arrivée de M. le comte, ils étoient bien sûrs d’être découverts.

— J’ai lieu de croire, mademoiselle, reprit Ludovico, qu’ils ne comptoient continuer que pendant le temps nécessaire au déménagement de leurs trésors. Il paroît qu’ils s’en occupèrent aussitôt après l’arrivée de M. le comte : mais ils n’avoient que quelques heures de nuit, et quand ils m’ont enlevé, la voûte étoit à moitié vide. Ils étoient bien aises d’ailleurs de confirmer toutes ces superstitions relatives à l’appartement ; ils eurent grand soin de ne rien déranger pour entretenir l’erreur. Souvent, en plaisantant, ils se représentent toute la consternation des habitans du château de Blangy à ma disparition. Ce fut pour m’empêcher de les trahir, qu’ils m’entraînèrent si loin. À compter de ce moment, ils se crurent maîtres du château. J’appris néanmoins qu’une nuit, malgré leurs précautions, ils s’étoient presque découverts eux-mêmes. Ils alloient, suivant leur usage, répéter les cris sourds qui faisoient tant de peur aux servantes. Au moment qu’ils alloient ouvrir, ils entendirent des voix dans la chambre à coucher ; M. le comte m’a dit que lui-même y étoit alors avec M. Henri. Ils entendirent d’étranges lamentations qui venoient sans doute de ces bandits, fidèles à leur dessein de répandre la terreur. Monsieur le comte m’a avoué qu’il avoit éprouvé plus que de la surprise : mais comme le repos de sa famille exigeoit qu’on ne le sût pas, il fut discret ainsi que son fils.

Emilie se rappelant le changement qui s’étoit manifesté dans le comte, après la nuit qu’il avoit passée dans l’appartement, en reconnut la cause. Elle fit encore des questions à Ludovico, et l’ayant envoyé se reposer, elle fit tout préparer pour la réception de ses amis.

Sur le soir, Thérèse, quoique boiteuse, vint lui porter l’anneau que lui avoit remis Valancourt. Emilie s’attendrit en le voyant. Valancourt le portoit en des temps plus heureux ; elle fut pourtant fort mécontente de ce que Thérèse l’avoit reçu, et refusa de l’accepter, malgré le triste plaisir qu’elle en auroit reçu. Thérèse pria, conjura, représenta l’abattement où étoit Valancourt quand il avoit donné l’anneau : elle répéta ce qu’il l’avoit chargée de dire. Emilie ne put cacher la douleur que ce récit lui causoit ; elle se mit à pleurer, et se plongea dans la rêverie.

— Hélas ! ma chère demoiselle, dit Thérèse, pourquoi tout ceci ? Je vous connois depuis votre enfance ; je vous aime comme ma fille, et je désire votre bonheur comme le mien. M. Valancourt, il est vrai, ne m’est pas connu depuis si long-temps ; mais j’ai bien des raisons pour l’aimer comme mon fils ! Je sais bien que vous vous aimez ! Pourquoi donc ces pleurs et ces plaintes ? Emilie fit signe à Thérèse de cesser ; mais Thérèse continua : — Vous vous ressemblez d’esprit, de caractère. Si vous étiez mariés, vous feriez le plus heureux couple ! Eh ! qui peut empêcher votre mariage ? Ah ! mon dieu, mon dieu, peut-on voir que des gens fuient leur bonheur, et pleurent et se lamentent, comme s’il ne dépendoit pas d’eux, et comme si les chagrins et les lamentations valoient mieux que le repos et la paix ! La science est sûrement une belle chose ; mais si elle ne rend pas plus sage, j’aime bien autant ne rien savoir : si elle nous enseignoit à être plus heureux, je dirois que la science est la sagesse.

L’âge et de longs services avoient acquis à Thérèse le droit de dire son avis ; cependant Emilie tâcha de l’arrêter, et quoiqu’elle sentît bien la justesse de ses remarques, elle ne voulut pas s’expliquer. Elle dit seulement à Thérèse qu’un plus long discours l’affligeroit ; qu’elle avoit pour régler sa conduite des motifs qu’elle ne pouvoit dire, et qu’il falloit rendre l’anneau, en représentant qu’on ne pouvoit l’accepter. Elle dit ensuite à Thérèse, que, si elle faisoit cas de son estime et de son amitié, jamais elle ne se chargeroit d’aucun message de Valancourt ; Thérèse en fut touchée, et renouvela un foible essai. Le mécontentement singulier qu’exprimèrent les traits d’Emilie l’empêcha pourtant de continuer, et elle partit surprise et désolée.

Pour soulager en quelque manière sa tristesse et son accablement, Emilie s’occupa des préparatifs de son voyage ; Annette, qui la secondoit, parloit du retour de son Ludovico avec la plus tendre effusion. Emilie réfléchit qu’elle pouvoit avancer leur bonheur, et décida que, si Ludovico était aussi constant que la simple et honnête Annette, elle lui feroit sa dot, et les établiroit dans une partie de ses domaines. Ces considérations la firent penser au patrimoine de son père, vendu jadis à M. Quesnel. Elle désiroit de le racheter, parce que Saint-Aubert avoit regretté souvent que la demeure principale de ses ancêtres eût passé en des mains étrangères. Ce lieu, d’ailleurs, étoit celui de sa naissance et le berceau de ses premières années. Emilie ne tenoit point à ses propriétés de Toulouse ; elle désiroit de les vendre, et de racheter la terre de sa famille, si M. Quesnel vouloit s’en dessaisir. Cet arrangement semblait possible, depuis qu’il s’occupoit de se fixer en Italie.


CHAPITRE IX.

Le jour suivant, l’arrivée de ses amis ranima la triste Emilie. La Vallée fut encore une fois l’asyle d’une société douce et d’une aimable hospitalité. Son indisposition, l’effroi qu’elle avoit eu, ôtoient à Blanche quelque chose de sa vivacité ; mais elle conservoit une simplicité touchante, et quoiqu’un peu changée, elle n’en étoit pas moins charmante. La malheureuse aventure des Pyrénées donnoit au comte un extrême empressement de se retrouver chez lui. Après une semaine de séjour, Emilie se prépara à les suivre en Languedoc, et confia à Thérèse le soin de sa maison en son absence. La veille de son départ, cette vieille gouvernante lui rapporta encore l’anneau de Valancourt, et la conjura avec larmes de le recevoir. Elle n’avoit pas revu M. de Valancourt ; elle n’avoit pas entendu parler, de lui depuis le jour qu’il le lui avoit confié. En prononçant ces mots, sa physionomie annonçoit plus d’inquiétude qu’elle n’osoit en manifester. Emilie retint la sienne ; et pensant que sans doute il étoit retourné chez son frère, elle persista à refuser l’anneau, et recommanda à Thérèse de le bien garder jusqu’à ce qu’elle revît Valancourt.

Le jour suivant, le comte, Emilie et la jeune Blanche, partirent de la Vallée, et arrivèrent le lendemain au château de Blangy. La comtesse, Henri et M. Dupont, qu’Emilie fut surprise d’y trouver, les reçurent avec beaucoup de joie. Emilie fut affligée de voir que le comte entretenoit encore les espérances de son ami ; tout annonçoit que ses sentimens n’avoient rien souffert de l’absence. Le soir du second jour, le comte la prit à part, et revint sur les offres de M. Dupont. Son extrême douceur en l’écoutant, le trompa sur l’état de son cœur ; il crut que Valancourt étoit presqu’oublié, et que Dupont alloit trouver des dispositions favorables. Quand sa réponse l’eut convaincu de son erreur, son zèle pour assurer le bonheur de deux personnes qu’il estimait, le porta à lui représenter que, par une affection mal placée, elle empoisonnoit les plus beaux jours de sa vie.

Voyant son silence et l’abattement de sa physionomie, le comte finit en lui disant : — Je n’irai pas plus loin, mais je crois encore, mademoiselle, que vous ne rejetterez pas toujours un homme aussi estimable que M. Dupont.

Il lui épargna la peine de répondre, et s’éloigna d’elle aussitôt. Emilie continua de se promener dans une disposition pénible, s’affligeant de ce que le comte ne se désistoit point d’un projet qu’elle avoit toujours rejeté. Elle se perdit au milieu de ses tristes réflexions, et se trouva insensiblement près des bois qui entouroient le couvent de Sainte-Claire. S’apercevant alors combien elle s’étoit écartée, elle résolut de prolonger un peu plus loin sa promenade, et d’aller s’informer de l’abbesse et des religieuses ses amies.

Emilie, introduite dans un parloir, y resta seule pendant quelque temps ; et frappée du silence qui y régnoit, elle supposa que toutes les religieuses étoient à l’église. Enfin une religieuse entra avec un air empressé, cherchant l’abbesse, et ne remarquant point Emilie. Celle-ci se fit connoître, et apprit qu’on alloit faire une prière pour l’âme de sœur Agnès. Elle avoit langui fort long-temps, et dans ce moment on la croyoit mourante.

La sœur lui détailla les souffrances de sœur Agnès et les horribles convulsions qu’elle avoit eues. Elle étoit retombée dans un état de désespoir si profond, que ni ses propres prières, auxquelles la communauté se joignoit, ni l’assurance que lui donnoit son confesseur, ne pouvoient la calmer ni lui donner un seul instant de consolation.

Emilie écoutoit ce récit avec un extrême intérêt ; elle se rappeloit l’espèce d’égarement et l’expression sinistre qu’elle avoit souvent remarqués sur la figure d’Agnès : elle se rappeloit aussi l’histoire que sœur Françoise lui avoit racontée, et sa pitié en devenoit plus vive. Il étoit tard, Emilie ne put ni la voir ni se joindre aux prières des religieuses ; elle chargea la sœur de complimens pour ses amies, et retourna au château en suivant les rochers, et en rêvant tristement à ce qu’elle venoit d’apprendre.

CHAPITRE X.

Le lendemain, dans la soirée, la vue des tours de Sainte-Claire qui s’élevoient au-dessus des bois, fit souvenir Emilie de la religieuse dont le sort l’avoit si fort touchée. Voulant savoir de ses nouvelles et revoir ses anciennes amies, elle détermina Blanche à venir avec elle au monastère. À la porte, elles virent un carrosse, et l’écume des chevaux leur apprit que l’équipage ne faisoit que d’arriver. Un silence plus morne que jamais régnoit dans la cour et les cloîtres qu’Emilie et Blanche traversèrent. En arrivant dans la grande salle, elles trouvèrent une religieuse, et elles apprirent que sœur Agnès vivoit encore, qu’elle avoit toute sa connoissance, mais que sûrement elle ne passeroit pas la nuit. Dans le parloir, plusieurs des pensionnaires témoignèrent leur joie de revoir Emilie. Elles lui firent part de toutes les anecdotes du couvent ; et l’amitié qu’elle portoit aux personnes qu’elles regardoient, les lui rendit intéressantes. Pendant cette conversation, l’abbesse entra : elle exprima beaucoup de satisfaction en recevant Emilie ; mais ses manières avoient une gravité singulière, et ses traits exprimoient la langueur. — Notre maison, dit-elle après les premiers complimens, est vraiment une maison de deuil. Une de nos sœurs paie en ce moment le tribut à la nature, sans doute vous n’ignorez pas que notre sœur Agnès est mourante ?

Emilie exprima le sincère intérêt qu’elle y prenoit.

— La mort, continua l’abbesse, nous présente une grande et imposante leçon ; sachons en profiter ; apprenons à nous préparer au changement qui nous attend. Vous êtes jeune ; vous pouvez vous donner cette paix qui ne se peut apprécier, l’ineffable paix de la conscience. Conservez-la dans votre jeunesse, pour qu’elle devienne un jour votre consolation. En vain aurons-nous fait quelques bonnes actions dans nos dernières années, si nos premiers ans ont été souillés de quelques crimes.

Emilie eût voulu répondre que les bonnes actions ne pouvoient jamais être inutiles ; elle l’espéroit du moins : mais c’étoit l’abbesse qui parloit, et elle gardoit le silence.

— Les derniers jours d’Agnès, reprit l’abbesse, ont été exemplaires : puissent-ils donc expier les torts de sa jeunesse ! Ses souffrances maintenant sont, hélas ! trop affreuses ; croyons qu’elles lui assurent un éternel repos. Je l’ai laissée avec son confesseur, et un seigneur qu’elle désiroit ardemment de voir, et qui vient d’arriver de Paris ; j’ose espérer qu’ils lui procureront le calme dont son esprit a tant besoin.

Emilie se joignit à ce désir avec ferveur.

— Pendant sa maladie, elle vous a quelquefois nommée, dit l’abbesse : peut-être seroit-ce pour elle une consolation que de vous voir. Quand on l’aura quittée, nous monterons à sa chambre, si vous en avez le courage. De pareilles scènes sont déchirantes, je l’avoue ; mais il est bon de s’y accoutumer : elles sont salutaires à notre âme, et nous préparent à ce que nous devons souffrir.

Emilie devint grave et pensive ; cet entretien rappeloit à sa mémoire le génie d’un père bien-aimé : elle sentit le besoin de pleurer encore sur son tombeau. Durant le silence qui suivit le discours de l’abbesse, plusieurs circonstances minutieuses de ses derniers momens lui revinrent ; l’émotion qu’il avoit montrée en apprenant qu’il étoit près du château de Blangy ; la demanda qu’il avoit faite d’être enterré dans un certain endroit du monastère ; l’ordre si positif qu’elle avoit reçu de détruire ses papiers sans aucun examen. Elle se rappela aussi les mots horribles et mystérieux du manuscrit que, sans le vouloir, ses regards avoient parcouru. Elle ne se les retraçoit jamais sans une curiosité pénible sur le sens qu’ils pouvoient avoir, et sur la défense de son père. C’étoit pourtant une consolation pour elle d’avoir strictement obéi.

L’abbesse ne parla pas davantage. Elle étoit si fort affectée du sujet qu’elle venoit de traiter, qu’elle ne pouvoit continuer l’entretien ; et ses compagnes gardoient le silence par la même cause. La méditation générale fut cependant interrompue par l’arrivée d’un étranger. C’étoit M. de Bonnac qui venoit de quitter sœur Agnès. Il paroissoit troublé ; mais Emilie s’imagina voir dans son expression plus d’horreur que de douleur. Il prit l’abbesse à part, et l’entretint quelques instans ; elle paroissoit fort attentive : elle parloit avec réflexion, précaution, et montroit beaucoup d’intérêt. Après qu’il eut fini, il la salua en silence, et se retira. L’abbesse proposa d’aller dans la chambre de sœur Agnès ; Emilie y consentit avec quelque répugnance, et Blanche resta avec les pensionnaires.

À la porte de la chambre, elles trouvèrent le confesseur ; il releva sa tête à leur approche, et Emilie reconnut celui qui avoit assisté son père. Il passa sans la remarquer. Elles entrèrent dans la pièce où sœur Agnès étoit couchée sur une natte ; près d’elle étoit une autre sœur. Elle étoit si changée, qu’à peine Emilie auroit-elle pu la reconnoître, si elle n’eût été prévenue. Son air étoit hagard et horrible ; ses yeux, creux et voilés, se fixoient sur un crucifix qu’elle tenoit contre sa poitrine ; elle étoit si préoccupée, qu’elle n’aperçut d’abord ni l’abbesse ni Emilie. Enfin, tournant ses yeux appesantis, elle les fixa avec horreur sur Emilie, et s’écria : Ah ! cette vision me poursuit jusqu’à mon dernier soupir.

Emilie recula d’effroi, et regarda l’abbesse : celle-ci lui fit signe pour ne se point alarmer ; puis elle dit à sœur Agnès : — Ma fille, c’est mademoiselle Saint-Aubert que je vous amène. Je croyois que vous auriez du plaisir à la voir.

Agnès ne fit aucune réponse : elle considéroit Emilie dans un effroyable égarement. — C’est elle-même, s’écria-t-elle. Ah ! elle a dans ses regards le charme qui fit ma perte. Que voulez-vous ? que demandez-vous ? réparation ! vous l’aurez ; vous l’avez déjà ! Combien d’années sont écoulées depuis que je ne vous ai vue ? Mon crime n’est que d’hier ; j’ai vieilli sous son poids ; et vous, vous êtes toujours jeune, vous êtes toujours belle ! belle comme au temps où vous me contraignîtes à ce crime affreux : oh ! si je pouvois l’oublier ! Mais à quoi cela serviroit-il ? Je l’ai commis.

Emilie, fort émue, vouloit se retirer. L’abbesse lui prit la main, l’encouragea, et la pria d’attendre que sœur Agnès fût plus tranquille. Elle tâcha elle-même de la calmer ; mais Agnès ne l’écoutoit pas, et, regardant Emilie, elle s’écria : — À quoi servent donc des années de prière et de repentir ! Elles ne sauraient laver la souillure du meurtre ; oui, du meurtre ! Où est-il ? où est-il ? Regardez, regardez là ! il erre dans cette chambre : pourquoi venez-vous m’agiter en ce moment ? reprit Agnès dont les yeux parcouraient l’espace. Ne suis-je donc pas déjà assez punie ? Ah ! ne me regardez pas de cet air sévère ! Ah ciel ! encore ! C’est elle, c’est elle-même ! Pourquoi ces regards de pitié ? pourquoi ce sourire ? Me sourire, à moi ! Quels gémissemens entends-je ?

Sœur Agnès retomba, et parut privée de la vie. Emilie ne pouvant se soutenir, s’appuya sur le lit ; l’abbesse et la religieuse donnèrent des secours à sœur Agnès. Emilie vouloit lui parler. — Paix ! dit l’abbesse. Le délire est fini ; elle va être mieux. Ma sœur, y a-t-il long-temps qu’elle est dans cet état ? — Elle n’y avoit pas été depuis plusieurs semaines, répondit la religieuse ; mais l’arrivée du gentilhomme qu’elle désiroit tant de voir, l’a fortement agitée.

— Oui, reprit l’abbesse, et voilà sans doute la cause de cet accès : quand elle sera mieux, nous la laisserons en repos.

Emilie y consentit volontiers ; mais quoiqu’elle donnât peu de secours, elle ne vouloit pas se retirer, tant qu’elle croyoit pouvoir être utile.

Quand sœur Agnès eut repris ses sens, elle regarda encore Emilie ; mais désormais sans égarement, et avec une profonde expression de douleur : il se passa du temps avant qu’elle pût parler, puis elle dit foiblement : — La ressemblance est étonnante ! c’est plus que de l’imagination ! Dites-moi, je vous en conjure, si malgré le nom de Saint-Aubert que vous portez, vous n’êtes pas fille de la marquise ? — Quelle marquise ? dit Emilie surprise. Le calme des manières d’Agnès l’avoit fait croire au retour de sa raison : l’abbesse lui donna un coup-d’œil d’intelligence ; mais elle répéta sa question.

— Quelle marquise ! s’écria Agnès : je n’en connois qu’une ! la marquise de Villeroy.

Emilie se rappelant l’émotion de son père, à la mention inopinée de cette dame, et la demande qu’il avoit faite d’être enterré près des Villeroy, sentit un extrême intérêt, et pria sœur Agnès d’expliquer les motifs de sa question. L’abbesse auroit voulu entraîner Emilie ; mais celle-ci, fortement attachée, réitéra sa demande avec chaleur.

— Apportez-moi ma cassette, ma sœur, dit Agnès, je vous apprendrai tout : regardez-vous dans cette glace, et vous le saurez. Vous êtes sûrement sa fille ; sans cela comment expliquer une si parfaite ressemblance !

La religieuse apporta la cassette : sœur Agnès la lui fit ouvrir ; elle en tira une miniature, et Emilie vit qu’elle ressembloit exactement à celle qu’elle avoit trouvée dans les papiers de son père. Agnès tendoit la main pour la reprendre ; elle la regarda quelque temps en silence, puis dans l’excès du désespoir, elle leva ses yeux vers le ciel et pria tout bas. Quand elle eut achevé sa prière, elle rendit le portrait à Emilie. — Gardez-le, lui dit-elle, je vous le lègue, et je crois que vous y avez droit : votre ressemblance m’a bien souvent frappée ; mais jamais, jusqu’à ce moment, elle n’avoit ainsi frappé ma conscience. Restez, ma sœur, n’emportez pas cette cassette, elle renferme un autre portrait.

Emilie trembloit dans l’attente, et l’abbesse vouloit l’entraîner : Agnès est encore dans le délire, lui dit-elle, observez combien elle divague ! Dans ses accès, elle ne s’entend plus, et s’accuse, comme vous voyez, des crimes les plus épouvantables.

Emilie crut voir dans ce délire autre chose que de la folie. Le nom de la marquise, son portait avoient pour elle un suffisant intérêt, et elle se décida à tâcher de se procurer de plus amples informations.

La religieuse rapporta la cassette. Agnès poussa un ressort, et découvrit un autre portrait ; elle le montra à Emilie : — Voici, lui dit-elle, une leçon pour la vanité ; regardez ce portrait, et voyez s’il y a quelque rapport entre ce que je suis et ce que j’ai été.

Emilie s’empressa de prendre ce portrait ; à peine l’eut-elle regardé, que ses tremblantes mains faillirent le laisser échapper. C’étoit la ressemblance du portrait de la signora Laurentini, qu’elle avoit trouvé à Udolphe : la signora Laurentini, cette dame qui avoit disparu d’une manière si mystérieuse, et qu’on soupçonnoit Montoni d’avoir fait périr.

Muette de surprise, Emilie regardoit tour à tour le portrait et la religieuse mourante ; elle cherchoit une ressemblance qui alors n’existoit plus.

— Pourquoi ce regard sévère ? dit sœur Agnès, qui se méprenoit au genre de son émotion.

— J’ai vu cette figure ! dit enfin Emilie : est-ce réellement votre portrait ?

— Vous pouvez le demander, dit la religieuse ; mais autrefois il étoit frappant. Regardez-moi attentivement, et voyez les effets du crime ! Autrefois j’étois innocente, mes malheureuses passions dormoient encore. Ma sœur, ajouta-t-elle gravement, et prenant de sa main froide et humide une des mains d’Emilie, que cet attouchement fit frémir ; ma sœur, prenez bien garde au premier mouvement des passions ! prenez garde au premier ! si l’on n’arrête leur course, elle est rapide ; leur force ne connoît aucun frein : elles nous entraînent aveuglément ; elles nous mènent à des crimes, que des années de prières et de pénitence n’effacent pas. Tel est l’empire d’une passion ! elle domine toutes les autres, elle s’empare de tous les chemins du cœur ; c’est une furie qui nous possède, et qui nous fait agir en furie, qui nous rend insensibles à la pitié, à la conscience ; et quand son but est rempli, furie toujours plus impitoyable, elle nous livre, pour notre tourment, à tous ces sentimens qu’elle avoit suspendus, qu’elle n’avoit point étouffés, aux supplices de la compassion, du remords, du désespoir. Nous nous éveillons comme d’un songe : un nouveau monde nous entoure, nous sommes étonnés, épouvantés ; mais le forfait est commis. Les pouvoirs réunis du ciel et de la terre ne sauroient plus l’anéantir, les fantômes nous poursuivent. Que sont les richesses, la grandeur, la santé même, auprès de l’inestimable avantage d’une conscience pure, auprès de la santé de l’âme ? Que sont les chagrins de la pauvreté, du mépris, de la misère, près des angoisses d’une conscience affligée ? Oh ! quel temps s’est écoulé, depuis que j’ai perdu cette richesse de l’innocence ! Je croyois avoir épuisé l’excès des maux, l’amour, la jalousie, le désespoir. Ces peines étaient des jouissances auprès des tourmens de ma conscience. J’ai goûté ce qu’on appelait les douceurs de la vengeance ; mais qu’elles sont passagères ! elles expirent avec leur objet ! Souvenez-vous-en, ma sœur ; les passions sont le germe du vice aussi bien que de la vertu ! tous deux en peuvent sortir, selon qu’on les gouverne. Malheur à ceux qui n’ont jamais appris l’art si nécessaire de les régler !

— Hélas ! bien infortuné, dit l’abbesse, qui connoît mal notre sainte religion ! Emilie écoutoit Agnès dans le silence et le respect : elle regardoit la miniature, et s’assuroit encore de la ressemblance de ce portrait avec celui qu’elle avoit vu à Udolphe. — Cette figure ne m’est pas inconnue, dit-elle, pour faire expliquer la religieuse, sans d’abord lui parler trop brusquement d’Udolphe.

— Vous vous trompez, lui dit Agnès, et vous ne l’avez sûrement jamais vue.

— Non, reprit Emilie ; mais j’ai vu sa ressemblance parfaite. — Impossible, s’écria sœur Agnès, qu’on peut maintenant appeler la signora Laurentini.

— C’étoit dans le château d’Udolphe, continua Emilie, en la regardant fixement.

— D’Udolphe, s’écria Laurentini, d’Udolphe en Italie ? — Précisément, dit Emilie.

— Vous me connoissez alors, lui dit Laurentini, et vous êtes fille de la marquise.

Emilie, étonnée de cette positive assertion, répondit : — Je suis fille de M. Saint-Aubert, et la dame que vous nommez, m’est absolument étrangère.

— Vous le croyez ? reprit Laurentini.

Emilie lui demanda par quelle raison elle pensoit le contraire.

— Votre ressemblance, dit la religieuse. On sait que la marquise étoit fort attachée à un gentilhomme de Gascogne, quand elle épousa le marquis par obéissance pour son père. Femme infortunée !

Emilie se rappelant l’excessive émotion de M. Saint-Aubert au nom de la marquise, auroit alors éprouvé une émotion différente de la surprise, si elle eût moins connu la probité de son père. Le respect qu’elle avoit pour lui, ne lui permit pas de s’arrêter à la supposition que lui insinuoit la signora laurentini ; son intérêt pourtant devint extrême, et elle la conjura de s’expliquer plus clairement.

— Ne me pressez pas sur ce sujet, reprit la religieuse ; il est trop terrible pour moi : puissé-je pour jamais l’effacer de ma mémoire ! Elle soupira profondément, et demanda à Emilie comment elle avoit su son nom.

— Par le portrait que j’ai vu à Udolphe, reprit Emilie, et la ressemblance de celui-ci.

— Vous avez donc été dans le château d’Udolphe ? dit la religieuse avec une extrême émotion. Quelles scènes ce lieu me rappelle ! scènes de félicité, de souffrance et d’horreur !

À ce moment, le terrible spectacle dont Emilie avoit été témoin dans une chambre de ce château, lui revint à la mémoire ; elle regarda la signora et se rappela ses derniers mots, que des années de prières et de pénitence ne pouvoient pas laver la souillure d’un meurtre ; elle se vit obligée de les attribuer à une autre cause qu’au délire : elle sentit un degré d’horreur inexprimable en croyant voir un assassin… Toute la conduite de Laurentini confirmoit cette supposition ; Emilie se perdit dans un abîme de perplexité, et ne sachant par quelles questions éclaircir de tels doutes, elle dit seulement à mots interrompus.

— Votre soudain départ d’Udolphe… Laurentini fit un soupir.

— Tous les bruits qui courent, dit Emilie… la chambre au couchant… ce voile de deuil… l’objet qu’il couvre… quand les meurtres sont connus…

La religieuse s’écria : — Quoi ! encore ? Et s’efforçant de la relever, ses regards égarés sembloient suivre un objet. — Revenir du tombeau ! Quoi ! du sang ! du sang aussi ! — Il n’y eut pas de sang ; tu ne peux pas le dire. — Oui, ne souris pas, ne souris pas avec cette pitié.

Laurentini tomba en convulsion. Emilie, incapable d’endurer plus long-temps une telle scène, s’échappa de la chambre, et envoya quelques religieuses pour rester avec l’abbesse.

Blanche et les pensionnaires qui se trouvèrent au parloir se pressèrent autour d’Emilie, et alarmées de l’effroi qu’elle manifestoit, elles lui firent ensemble cent questions. Emilie évita d’y répondre, et dit seulement que sœur Agnès étoit à l’agonie. Cette nouvelle leur expliqua l’impression de terreur qu’elle montroit, et elles lui offrirent des potions qui lui rendirent un peu de force. L’esprit d’Emilie cependant avoit été si ébranlé par les doutes où les discours de la religieuse l’avoient jetée, qu’elle ne pouvoit partager l’entretien ; et elle seroit sortie au même instant, si elle n’eût voulu savoir ce que deviendroit Laurentini. Quelques minutes après, on lui apprit qu’elle étoit mieux. Emilie et Blanche se retiroient lorsque l’abbesse parut : elle appela Emilie, et lui dit qu’elle avoit une chose à lui communiquer ; mais il étoit alors trop tard, et elle la pria de revenir le lendemain.

Emilie le lui promit, et retourna avec Blanche au château. Dans le chemin, l’obscurité des bois fit regretter à Blanche que la soirée fût si avancée ; les ténèbres, le calme absolu, la trouvoient sensible à la crainte, quoiqu’un domestique la suivît. Emilie, trop préoccupée des horreurs dont elle avoit été témoin, ne voyoit dans le silence de la nuit que ce qui avoit quelque rapport à la situation de son âme. Blanche l’en tira, en lui montrant dans un sentier obscur, deux personnes qui marchoient lentement. On ne pouvoit les éviter sans se rejeter dans une partie plus enfoncée du bois, et les deux étrangers auroient pu les y suivre. Mais toute appréhension fut bientôt évanouie, quand Emilie eut reconnu, dans l’un M. Dupont, et dans l’autre ce même gentilhomme qu’elle avoit vu au monastère. Ils causoient avec tant d’action, que, dans le premier moment, ils ne remarquèrent pas les dames. Quand Dupont les eut abordées, l’étranger prit congé de lui, et s’en retourna au château. Le comte entendant nommer M. de Bonnac, dit qu’il le connoissoit depuis long-temps ; il apprit le triste sujet de son voyage, et sachant qu’il étoit logé dans une auberge du hameau, il pria M. Dupont de l’aller chercher.

Dupont s’y prêta avec joie ; on leva tous les scrupules de politesse, et M. de Bonnac se rendit à l’invitation. Le comte, par ses soins, et son fils par sa gaîté, essayèrent d’écarter la tristesse qui paroissoit accabler leur nouvel hôte. M. de Bonnac étoit un officier attaché au service de France ; il paroissoit avoir environ cinquante ans ; sa taille étoit haute ; son port noble, ses manières distinguées, et sa physionomie étoit faite pour intéresser. Sa figure, qui paroissoit avoir été belle, portoit une empreinte de mélancolie qui sembloit provenir de longs chagrins plutôt que d’une disposition naturelle. Il fut aisé, pendant le souper, de remarquer l’effort qu’il se faisoit pour soutenir la conversation. Incapable, par intervalles, de surmonter son oppression, il retomboit dans le silence, il devenoit distrait. Le comte essayoit de le remettre, et la délicatesse, la bienveillance qu’il lui montroit, faisoient penser à Emilie qu’elle avoit son père sous ses yeux.

On se sépara de bonne heure. Quand Emilie fut retirée, les scènes dont elle avoit été témoin se retracèrent à elle avec une affreuse énergie. Dans une religieuse mourante trouver la signora Laurentini ! celle qui, au lieu d’avoir été victime de Montoni, sembloit elle-même coupable d’un crime abominable ! C’étoit un grand sujet de surprise et de méditation. Les ouvertures qu’elle avoit faites sur le mariage de la marquise, toutes ses questions sur la naissance d’Emilie, étoient propres aussi à inspirer à une jeune personne un vif intérêt, quoique celui-ci fût d’une autre nature.

L’histoire de la sœur Agnès, que la sœur Françoise avoit racontée, devenoit évidemment fausse ; mais à quel dessein l’avoit-on imaginée, à moins que ce ne fût pour mieux cacher la véritable ? C’est ce qu’Emilie ne devinoit pas. Ce qui surtout excitoit sa curiosité, étoit la relation que la marquise de Villeroy pouvoit avoir avec son père. L’émotion douloureuse qu’avoit témoignée Saint-Aubert en entendant prononcer son nom ; la demande qu’il avoit faite d’être enterré près d’elle, le portrait de cette dame trouvé parmi ses papiers, prouvoient qu’il y avoit eu quelque rapport entr’eux. Quelquefois Emilie pensoit que Saint-Aubert avoit été l’amant que préféroit la marquise, quand elle fut obligée d’épouser le marquis ; mais elle ne pouvoit concevoir qu’il eût entretenu sa passion après ce mariage. Elle ne doutoit cependant presque plus que les papiers dont son père avoit ordonné la suppression ne fussent relatifs à cette liaison ; et si elle eût été moins sûre des principes rigides de son père, elle auroit cru que le mystère de sa naissance étoit enseveli avec les manuscrits qui l’attestoient.

De pareilles réflexions l’occupèrent une partie de la nuit ; et quand elle put s’endormir, ses songes lui retracèrent la religieuse mourante ; et elle se réveilla avec les plus lugubres idées.

Le lendemain, trop indisposée pour aller voir l’abbesse, elle apprit dans la journée que sœur Agnès n’étoit plus. M. de Bonnac reçut cette nouvelle avec émotion ; mais Emilie remarqua qu’il paroissoit moins affligé que la veille. Sans doute cette mort l’affectoit moins que les aveux qu’on lui avoit faits. Quoiqu’il en soit, peut-être étoit-il aussi un peu consolé en connoissant le legs qui lui étoit échu. Sa famille étoit fort nombreuse ; l’extravagance d’un jeune homme l’avoit plongé dans de grands chagrins, et l’avoit même fait conduire en prison. La douleur que lui causoit la conduite d’un fils cher, les dépenses, la ruine qui en étoit la suite, lui avaient donné cette impression de tristesse qu’Emilie avoit remarquée. Il raconta en détail à M. Dupont toutes ses peines ; il avoit été plusieurs mois dans une des prisons de Paris, sans espoir, pour ainsi dire y de s’en tirer jamais, et se trouvant privé des consolations de son épouse, qui, dans une province éloignée, tâchoit d’émouvoir ses amis en sa faveur. Elle revint ; elle obtint d’entrer. Le changement effrayant où la captivité et le chagrin avoient mis son époux, lui causa une telle révolution, que sa vie fut en danger.

— Notre situation, continua M. de Bonnac, pénétra ceux qui en furent les témoins. Un généreux ami, alors mon compagnon de malheur, obtint bientôt sa liberté, et le premier usage qu’il en fit fut de travailler à la mienne. Il réussit : la somme énorme que je devois fut acquittée. Quand je voulus exprimer ma reconnoissance, mon bienfaiteur étoit loin de moi. J’ai lieu de penser que sa générosité aura causé sa perte, et qu’il sera retombé lui-même dans les fers dont il m’avoit tiré ; mais aucune recherche n’a pu m’instruire de son sort. Aimable et infortuné Valancourt !

— Valancourt ! s’écria Dupont ; de quelle famille ?

— Les Valancourt, comtes Duverney, reprit M. de Bonnac.

L’émotion que sentit Dupont en découvrant dans son rival le bienfaiteur de son ami, ne sauroit se peindre. Après le premier mouvement de surprise, il dissipa les inquiétudes de M. de Bonnac, et lui apprit que Valancourt, en liberté, étoit venu depuis peu en Languedoc. Son affection pour Emilie le porta ensuite à faire quelques recherches sur la conduite de son rival à Paris. M, de Bonnac en paroissoit fort instruit ; et les réponses que reçut Dupont le convainquirent des calomnies donc Valancourt avoit été l’objet ; et quelque douloureux que fût son sacrifice, il forma le projet de réunir Emilie à son amant, puisqu’il ne lui paroissoit plus indigne des sentimens qu’elle conservoit pour lui.

M. de Bonnac raconta que Valancourt, en entrant dans le monde, avoit été attiré dans les pièges que le vice et l’impudence lui avoient tendus ; tout son temps s’étoit partagé entre une marquise coquette et des assemblées de jeu, où l’envie et l’avarice de ses camarades avoient su l’entraîner. Il avoit perdu de fortes sommes, dans l’espoir d’en regagner de petites ; et c’étoit de ses pertes, que le comte de Villerfort et Henri avoient été souvent témoins. Ses ressources s’étoient épuisées. Le comte son frère, irrité par cette conduite, refusa de fournir à ses dépenses, Valancourt fut jeté en prison pour ses dettes, et son frère l’y laissa dans l’espoir qu’une pareille punition amèneroit d’autant mieux la réformation de ses mœurs, qu’il n’avoit pu encore contracter fortement de mauvaises habitudes.

Dans sa prison, Valancourt eut du loisir ; il réfléchit et se repentit. Le souvenir d’Emilie, affaibli dans ses dissipations, mais toujours présent à son cœur, s’y ranima avec les charmes de l’innocence et de la beauté ; elle sembloit lui reprocher de sacrifier son bonheur et ses talens à des occupations honteuses et détestables. Ses passions s’étoient enflammées, mais son cœur n’étoit point corrompu ; l’habitude n’avoit point rivé des chaînes dont sa conscience sentoit la pesanteur ; il conservoit l’énergie de volonté qui seule pouvoit les rompre, Après beaucoup d’efforts, après de longues souffrances, il brisa les entraves du vice.

Tiré enfin de la prison par son frère, et pénétré de l’entrevue touchante de monsieur et de madame de Bonnac, dont il avoit été témoin, le premier usage de sa liberté fut tout à la fois un exemple de son humanité et de sa témérité ; il risqua, dans une maison de jeu, la presque totalité de l’argent que lui avoit envoyé son frère, et cela dans l’unique espoir de rendre aux vœux de sa famille le malheureux ami qu’il avoit laissé en prison. La fortune le seconda ; il prit ce moment, et fit le vœu solennel de ne jamais céder davantage aux appâts de ce vice destructeur.

Après avoir rendu le vénérable M. de Bonnac à sa famille reconnoissante, Valancourt s’étoit empressé d’aller à Estuvière. Dans le ravissement où il étoit d’avoir rendu le bonheur à des infortunés, il oublia ses maux. Bientôt pourtant il se souvint qu’il avoit perdu sa fortune, sans laquelle il ne pouvoit se flatter d’épouser jamais Emilie. La vie, sans elle, lui paroissoit insupportable. Sa bonté, sa délicatesse, la simplicité de son cœur, rendoient encore sa beauté plus enchanteresse. L’expérience lui avoit appris à évaluer des qualités qu’il avoit toujours admirées, mais que le contraste du monde lui faisoit alors adorer. Ces réflexions augmentèrent ses remords et ses regrets ; il tomba dans un abattement que la présence même d’Emilie ne put distraire, et il se trouvoit indigne d’elle. Jamais cependant Valancourt n’avoit subi l’ignominie des libéralités de la marquise de Champfort, comme le comte de Villefort l’avoit cru ; jamais il n’avoit participé aux ruses criminelles des joueurs. Ces rapports étoient de ceux qui se mêlent à la vérité, quand une fois on est malheureux. Le comte de Villefort les avoit reçus d’une autorité respectable, et l’imprudence de Valancourt avoit servi à les confirmer. Emilie n’avoit pu les détailler au chevalier, qui par conséquent n’avoit pu s’en justifier ; et quand il confessa qu’il ne méritoit plus de conserver son estime, il ne se doutoit pas qu’il appuyoit lui-même une infâme calomnie. L’erreur avoit été mutuelle, et rien n’avoit pu l’éclaircir. Quand M. de Bonnac eut expliqué la conduite d’un ami généreux, mais jeune et imprudent, M. Dupont, équitable et sévère, décida sur-le-champ qu’il falloit détromper le comte, et renoncer à Emilie. Un sacrifice tel que celui que faisoit alors son amour, méritoit une noble récompense ; et si M. de Bonnac avoit pu oublier le bienfaisant Valancourt, il auroit désiré qu’Emilie agréât Dupont.

Quand le comte eut reconnu son erreur, il fut très-affligé des suites de sa crédulité. Les détails que M. de Bonnac donna sur la conduite qu’avoit tenue son ami dans la capitale, le convainquirent que Valancourt avoit cédé aux artifices de jeunes libertins, plutôt par la nécessité de se trouver avec ses camarades, que par aucune inclination au vice. Charmé de l’humanité, de la noblesse, de la générosité, quoique téméraire, que montroit son procédé envers M. de Bonnac, il oublia des erreurs passagères, et reprit pour lui l’estime qu’une première connoissance lui avoit inspirée. La moindre des réparations qu’il eût à faire à Valancourt, étoit de lui donner l’occasion de s’expliquer avec Emilie. Il lui écrivit aussitôt, le pria de lui pardonner une offense bien involontaire, et l’invita à se rendre au château de Blangy. La délicatesse du comte l’empêcha d’informer Emilie de sa lettre : son amitié d’ailleurs vouloit lui épargner les inquiétudes de l’événement ; et il garda aussi le secret de sa découverte. Cette précaution préserva Emilie d’une angoisse plus terrible que le comte même ne l’avoit pensé, parce qu’il ignoroit les symptômes de désespoir qu’avoit montrés Valancourt.



CHAPITRE XI.

Quelques circonstances singulières vinrent distraire Emilie de ses chagrins, et excitèrent en elle autant de surprise que d’horreur.

Peu de jours après la mort de la signora Laurentini, le testament de cette dame fut ouvert en présence des supérieures du couvent et de M. de Bonnac. On trouva que le tiers de ses propriétés étoit légué au plus proche parent de la marquise de Villeroy, et que ce legs regardoit Emilie.

L’abbesse depuis long-temps connoissois le secret de sa famille ; mais Saint-Aubert, qui s’étoit fait connoître au religieux qui l’avoit assisté, avoit exigé que ce secret fût à jamais dérobé à sa fille. Cependant les discours échappés à la signora Laurentini, la confession étrange qu’elle fit à ses derniers momens, firent juger nécessaire à l’abbesse d’entretenir sa jeune amie sur un sujet qu’elle n’avoit jamais entamé. Dans ce dessein, elle avoit demandé à la voir le lendemain du jour où elle avoit visité la religieuse. L’indisposition d’Emilie avoit empêché celle-ci d’aller au couvent ; mais après l’ouverture du testament, elle fut mandée de nouveau ; et s’étant rendue à Sainte-Claire, elle y apprit des détails qui l’affectèrent beaucoup. Comme le récit que fit l’abbesse, supprimoit plusieurs particularités qui peuvent intéresser le lecteur, et que l’histoire de la religieuse est liée à celle de la marquise, nous omettrons la conversation du parloir, et nous joindrons à notre relation une histoire abrégée de la défunte sœur.

Histoire de la signora Laurentini
di Udolpho
.

Elle étoit fille unique et héritière de l’ancienne maison d’Udolphe, dans le territoire de Venise. Le premier malheur de sa vie, celui qui fut la source de toutes ses infortunes, fut que ses parens, dont les soins auroient dû modérer la violence de ses passions, et lui apprendre à les gouverner elle-même, ne firent que les fomenter par une coupable indulgence. Ils chérissoient en elle leurs propres sentimens ; soit qu’ils louassent, soit qu’ils reprissent leur fille, c’étoit au gré de leur inclination, et non d’une tendresse raisonnée. L’éducation ne fut pour elle qu’un mélange de foiblesse et d’opiniâtreté qui l’irrita. Les conseils qu’on lui donnoit devinrent autant de contestations, où le respect filial et l’amour paternel étoient également oubliés. Mais comme cet amour paternel revenoit toujours le premier, et se désarmoit le plus aisément, la signora croyoit avoir vaincu ; et l’effort que l’on faisoit pour vaincre ses passions, leur prêtoit une force nouvelle.

La mort de son père et de sa mère la laissa livrée à elle-même dans l’âge si dangereux de la jeunesse et de la beauté. Elle aimoit le grand monde, s’enivroit du poison de la louange, et méprisoit l’opinion publique, quand elle contredisoit ses goûts. Son esprit étoit vif et brillant ; elle avoit tous les talens, tous les charmes dont se compose le grand art de séduire. Sa conduite fut telle que pouvoient le présager la foiblesse de ses principes et la force de ses passions.

Parmi ses nombreux soupirans, fut le marquis de Villeroy. En voyageant en Italie, il vit Laurentini à Venise ; il devint passionné pour elle. La signora fut éprise à son tour de la figure, des grâces, des qualités du marquis, le plus aimable des seigneurs français. Elle sut cacher les dangers de son caractère, les taches de sa conduite, et le marquis demanda sa main.

Avant la conclusion de ses noces, elle alla au château d’Udolphe ; le marquis l’y suivit. Là, moins réservée, moins prudente peut-être qu’elle n’avoit été jusqu’alors, elle donna lieu à son amant de former quelques doutes sur la convenance des nœuds qu’il étoit prêt à serrer. Une information plus exacte le convainquit de son erreur ; et celle qui devoit être sa femme, ne devint que sa maîtresse.

Après avoir passé quelques semaines à Udolphe, il fut tout à coup rappelé en France. Il partit avec répugnance, le cœur rempli de la signora, avec laquelle pourtant il avoit su différer de conclure son mariage. Pour l’aider à soutenir une telle séparation, il lui donna sa parole de revenir célébrer ses noces aussitôt que ses affaires lui en laisseroient la liberté.

Consolée par cette assurance, Laurentini le laissa partir. Bientôt après, Montoni, son parent, vint à Udolphe, et renouvela des propositions que déjà elle avoit rejetées, et qu’elle rejeta encore. Ses pensées se tournoient toutes vers le marquis de Villeroy. Elle éprouvoit pour lui tout le délire d’un amour italien, fomenté par la solitude dans laquelle elle s’étoit confinée. Elle avoit perdu le goût des plaisirs et de la société ; son unique jouissance étoit de contempler et de baigner de larmes un portrait du marquis. Elle visite les lieux témoins de leur félicité, elle épanche son cœur dans ses lettres. Elle comptoit les jours, les semaines qui dévoient s’écouler avant l’époque probable de son retour. Cette période passa ; les semaines qui suivirent devinrent un poids insupportable. L’imagination de Laurentini, absorbée par une seule idée, se dérangea. Son cœur étoit dévoué à un objet unique ; la vie lui devint odieuse, quand elle crut avoir perdu cet objet.

Plusieurs mois se passèrent sans qu’elle reçût un seul mot du marquis. Ses jours se partageoient entre les violences, les accès d’une passion furieuse, et la sombre langueur du plus noir désespoir. Elle s’isola de tout ; elle s’enfermoit des semaines entières sans parler à personne, excepté à sa confidente. Elle écrivoit des fragmens de lettres, relisoit celles qu’autrefois elle avoit reçues du marquis, pleuroit sur son portrait, et lui partait des heures entières, tantôt pour l’accabler de reproches, tantôt pour l’accabler d’amour.

À la fin, on répandit autour d’elle le bruit que le marquis s’étoit marié en France. Déchirée par la jalousie, par l’amour, par l’indignation, elle prit le parti d’aller secrètement en ce pays ; et si le fait étoit vrai, elle prétendoit assouvir sa vengeance. Elle ne dit qu’à sa confidente le projet qu’elle avoit formé, et elle l’engagea à la suivre. Elle rassembla tous ses diamans, et ceux qu’elle avoit recueillis de toutes les branches de sa famille ; la valeur en étoit immense ; on les porta dans une ville voisine ; Laurentini les y reprit ; et accompagnée d’une seule femme, elle se rendit secrètement à Livourne, et s’y embarqua pour la France.

À son arrivée en Languedoc, elle sut que le marquis de Villeroy étoit marié depuis quelque temps. Son désespoir la priva de sa raison. Elle formoit, elle abandonnoit tour à tour l’horrible projet de poignarder le marquis, son épouse, et elle-même. Elle s’arrêta enfin à l’idée de se présenter devant lui, de lui reprocher sa conduite, et de se tuer en sa présence. Mais quand elle l’eut revu, quand elle eut retrouvé le constant objet de ses pensées et de sa tendresse, le ressentiment fit place à l’amour ; le courage lui manqua ; le conflit de tant d’émotions contraires la rendit tremblante, et elle s’évanouit à ses pieds.

Le marquis ne fut pas à l’épreuve de tant de beauté et de sensibilité : toute l’énergie d’un premier sentiment se réveilla. La raison, non l’indifférence, avoit en lui combattu sa passion. L’honneur ne lui avoit pas permis d’épouser la signora ; il avoit cherché à se vaincre ; il avoit cherché une compagne, pour laquelle il n’avoit que de l’estime, de la considération, et une affection raisonnable. Mais la douceur, les vertus de cette femme aimable, ne purent le consoler d’une indifférence qu’elle cherchoit vainement à cacher. Il soupçonnoit depuis quelque temps que son cœur étoit engagé à un autre, lorsque Laurentini arriva en Languedoc. Cette artificieuse Italienne connut bientôt l’empire qu’elle avoit repris sur lui. Calmée par cette découverte, elle se détermina à vivre et à multiplier les artifices, pour conduire le marquis au forfait diabolique qu’elle croyoit propre à assurer son bonheur. Elle suivit son projet avec une dissimulation profonde et une patience imperturbable : elle détacha entièrement le marquis de son épouse. Sa douceur, sa bonté, sa froideur, si opposées aux manières empressées d’une Italienne, eurent bientôt cessé de lui plaire. La signora en profita pour éveiller en lui la jalousie de l’orgueil : car il ne pouvoit plus sentir celle de l’amour. Elle alla jusqu’à lui désigner la personne pour qui elle affirmoit que la marquise le trahissoit. Laurentini avoit exigé le serment que jamais le rival du marquis ne seroit l’objet de sa vengeance ; elle pensoit qu’en la restreignant ainsi d’un côté, elle lui donneroit de l’autre plus d’atrocité et de violence : elle songea que le marquis en seroit plus porté à participer à l’acte horrible qui devenoit indispensable à ses desseins, et devoit anéantir l’obstacle qui sembloit seul empêcher son bonheur.

L’innocente marquise observoit avec une extrême douleur le changement de son époux envers elle. En sa présence, il étoit pensif et réservé ; sa conduite devenoit austère, et même dure ; il la laissoit en larmes, et pendant des heures entières elle pleuroit sur sa froideur, et faisoit des projets pour regagner son affection. Sa conduite l’affligeoit d’autant plus, qu’elle avoit épousé le marquis uniquement par obéissance : elle en avoit aimé un autre, et ne doutoit pas que son propre choix n’eût rendu son bonheur certain. Laurentini, qui ne tarda pas à le découvrir, en fit près du marquis un ample usage. Elle lui suggéra tant de preuves apparentes sur l’infidélité de sa femme, que dans l’excès de sa fureur et le ressentiment de l’outrage qu’il croyoit avoir reçu, il prononça l’arrêt de sa mort. On lui donna un poison lent ; et la marquise mourut victime d’une jalousie habile et d’une coupable foiblesse.

Le triomphe de Laurentini fut court. Ce moment quelle avoit regardé comme devant combler tous ses vœux, devint le commencement d’un supplice qu’elle endura jusqu’à sa mort.

La soif de la vengeance, premier mobile de son atrocité, fut aussitôt éteinte que satisfaite, et la laissa en proie à une pitié, à des remords inutiles. Les années de bonheur qu’elle s’étoit promises avec le marquis de Villeroy, en eussent sans doute été empoisonnées ; mais il trouva aussi le remords dans l’accomplissement de sa vengeance, et sa complice lui devint odieuse. Ce qui lui avoit paru une conviction lui parut alors s’évanouir comme un songe ; et il fut surpris, après que sa femme eut subi son supplice, de ne trouver aucune preuve du crime pour lequel il l’avoit condamnée. En apprenant qu’elle expiroit, il avoit senti tout à coup la persuasion intime de son innocence ; et l’assurance solennelle qu’elle-même lui en donna, n’ajouta rien à celle qui le pénétroit.

Dans la première horreur du remords et du désespoir, il vouloit se livrer lui-même à la justice, avec celle qui l’avoit plongé dans l’abîme du crime. Après cette crise violente, il changea de résolution : il vit une fois Laurentini ; et ce fut pour la maudire comme l’auteur détestable de ce forfait. Il déclara qu’il n’épargnoit sa vie que pour qu’elle consacrât ses jours à la prière et à la pénitence. Accablée du mépris et de la haine d’un homme pour qui elle s’étoit rendue si coupable, frappée d’horreur pour le crime inutile dont elle s’étoit souillée, la signora Laurentini renonça au monde, et victime effrayante d’une passion effrénée, elle prit le voile à Sainte-Claire.

Le marquis partit du château de Blangy, et jamais il n’y revint. Il tâcha d’étourdir ses remords dans le tumulte de la guerre et les dissipations de la capitale. Ses efforts furent vains. Un nuage impénétrable paroissoit l’entourer ; ses plus intimes amis ne pouvoient se l’expliquer ; et il mourut enfin dans des tourmens presqu’égaux à ceux de Laurentini. Le médecin qui avoit observé l’état de la marquise après sa mort, avoit été engagé au silence à force de présens. Les soupçons de quelques domestiques se bornèrent à un murmure sourd, et jamais cette affaire n’avoit été approfondie. Si ce murmure parvint au père de la marquise, si le défaut de preuves l’empêcha de poursuivre le marquis, c’est ce qu’on ne sauroit assurer. Un fait certain, c’est que sa famille la regretta sincèrement, et surtout M. Saint-Aubert son frère ; car tel étoit le degré d’alliance qui existait entre le père d’Emilie et la marquise : il soupçonna le genre de sa mort. Immédiatement après la mort de cette sœur bien-aimée, il écrivit au marquis et reçut de lui plusieurs lettres. Le sujet n’en fut pas connu ; mais sans doute elles avoient rapport à elle. Ces lettres, celles de la marquise, qui confioit à son frère la cause de son malheur, composoient les papiers que Saint-Aubert avoit ordonné de brûler. L’intérêt, le repos d’Emilie, lui avoient fait désirer qu’elle ignorât cette tragique histoire. L’affliction que lui avoit causée la mort prématurée d’une sœur chérie, l’avoit empêché de prononcer jamais son nom, excepté à madame Saint-Aubert. Craignant surtout la vive sensibilité d’Emilie, il lui avoit laissé ignorer totalement et l’histoire et le nom de la marquise, et la parenté qui existoit entr’elles. Il avoit exigé, le même silence de sa sœur, madame Chéron, et elle l’avoit rigoureusement observé.

C’étoit sur quelques lettres de la marquise, qu’en partant de la Vallée, Emilie vit pleurer son père ; c’étoit à son portrait qu’il avoit fait de si tendres caresses. Une mort si cruelle peut expliquer l’émotion qu’il témoigna, lorsque Voisin la nomma devant lui. Il voulut être enseveli près du monument des Villeroy, où étoient déposés les restes de sa sœur. Le mari de celle-ci étoit mort dans le nord de la France, et on l’y avoit enterré.

Le confesseur qui assista Saint-Aubert à son lit de mort, le reconnut pour le frère de la feue marquise. Par tendresse pour Emilie, Saint-Aubert le conjura de lui cacher cette circonstance, et fit demander la même grâce à l’abbesse en lui recommandant sa fille.

Laurentini, en arrivant en France, avoit caché très-soigneusement son nom. Quand elle entra dans le couvent, elle-même, pour mieux déguiser sa véritable histoire, fit circuler celle qu’avoit crue sœur Françoise. L’abbesse n’étoit point au couvent quand elle avoit fait profession, et toute la vérité ne lui étoit pas connue. Le cruel remords qui oppressoit Laurentini, le désespoir d’un amour frustré, l’amour qu’elle conservoit pour le marquis, avoient égaré son esprit. Après les premières crises, une sombre mélancolie s’empara d’elle, et fut rarement, jusqu’à sa mort, interrompue par des accès violens. Durant plusieurs années, son seul plaisir fut d’errer la nuit dans les bois. Elle portoit un luth, et y joignoit souvent la délicieuse mélodie de sa charmante voix ; elle répétoit les plus beaux airs de l’Italie avec l’énergique sentiment qui remplissent constamment son cœur. Le médecin qui prenoit soin d’elle, recommanda aux supérieures de tolérer ce caprice, comme le seul moyen de la calmer. On souffroit que la nuit elle parcourût les bois, suivie de la seule femme qu’elle avoit amenée d’Italie. Mais comme cette permission blessoit la règle, on la tint secrète ; et cette musique mystérieuse, liée à d’autres circonstances, fit répandre le bruit que le château et son voisinage étoient fréquentés par des revenans.

Avant l’égarement de sa raison, et avant de faire ses vœux de religion, elle avoit fait un testament. Outre le don important qu’elle assuroit au monastère, elle partageoit le reste de son bien, que ses pierreries rendoient considérable, entre une Italienne sa parente, épouse de M. de Bonnac, et le plus proche parent de la marquise de Villeroy. Emilie Saint-Aubert étoit l’unique parente qui restât à cette dame ; et la conduite mystérieuse de son père se trouva ainsi expliquée.

La ressemblance d’Emilie et de sa malheureuse tante avoit été souvent observée par Laurentini ; mais ce fut surtout à l’heure de sa mort, au moment même où sa conscience lui montrait sans cesse la marquise, que cette ressemblance la frappa, et que dans son délire, elle crut voir la marquise elle-même. Elle osa affirmer, en recouvrant ses sens, qu’Emilie devoit être la fille de cette dame. Elle en étoit convaincue. Elle savoit que sa rivale, en épousant le marquis, lui préféroit un autre amant ; elle ne faisoit aucun doute qu’une passion déréglée n’eût, comme la sienne, conduit la marquise à quelqu’égarement.

Cependant le crime que, d’après des aveux mal compris, Emilie supposoit avoir été commis par Laurentini dans les murs même d’Udolphe, n’avoit jamais eu lieu. Emilie avoit été trompée par le spectacle affreux dont elle avoit eu tant d’effroi ; et c’étoit ce spectacle qui d’abord lui faisoit attribuer les remords de la religieuse à un meurtre exécuté dans le château.

On peut se souvenir que dans une chambre, à Udolphe, étoit un grand voile noir dont la situation avoit piqué la curiosité d’Emilie. Le voile cachoit un objet qui la remplit d’horreur ; en le soulevant, au lien d’un tableau, elle vit dans l’enfoncement une figure humaine dont les traits défigurés avoient la pâleur de la mort. Elle étoit couverte d’un linceul, et couchée tout de son long dans une espèce de tombeau. Ce qui rendoit cette vue plus effroyable, étoit que cette figure sembloit être déjà la proie des vers, et que ses mains et son visage en laissoient voir les traces. On imagine bien aisément qu’un si hideux objet ne se regardoit pas deux fois. Emilie, quand elle l’aperçut, laissa retomber le voile, et la terreur qu’elle avoit eue l’empêcha d’y revenir. Si elle eût eu le courage de regarder plus attentivement, son erreur et son effroi se seroient dissipés en même temps ; elle auroit reconnu que la figure étoit en cire. Cette histoire ; quoiqu’extraordinaire, n’est pas sans quelqu’exemple dans les annales de la dure servitude où la superstition monastique a souvent plongé le genre humain. Un membre de la maison d’Udolphe avoit offensé en un point les prérogatives de l’église ; on le condamna à contempler plusieurs heures par jour l’image en cire d’un cadavre. Cette pénitence, qui devoit servir à lui rappeler un sort inévitable, avoit pour but de réprimer dans le marquis d’Udolphe un orgueil dont celui de Rome se trouvoit choqué. Non-seulement il subit exactement sa pénitence, mais dans son testament il exigea de ses héritiers la conservation de la figure. Il mettoit à ce prix la propriété d’un domaine, et regardoit comme très-utile l’humiliante moralité que cette figure enseignoit. Il l’avoit fait encadrer dans la muraille de son appartement ; mais aucun de ses héritiers n’imita une telle pénitence.

L’image étoit si naturelle, qu’on ne sauroit s’étonner qu’elle eût abusé Emilie. Elle avoit entendu raconter l’étrange disparition de la dame du château ; et le caractère de Montoni pouvoit autoriser le soupçon que ce corps étoit celui de la signora Laurentini, et que Montoni en étoit le meurtrier.

La situation dans laquelle Emilie l’avoit découvert, l’avoit d’abord remplie de surprise et d’inquiétude. La vigilance avec laquelle les portes de la chambre furent aussitôt fermées, força Emilie de croire que Montoni, ne voulant se confier à personne, laissoit anéantir les restes de sa victime dans le fond d’un appartement ignoré. Cependant le voile si facile à soulever, la porte momentanément ouverte, lui avoient inspiré des doutes : mais les soupçons qu’elle formoit sur Montoni les avoient surmontés ; et la crainte de sa vengeance avoit empêché que jamais elle osât révéler ce qu’elle avoit découvert.

En apprenant que la marquise de Villeroy étoit la sœur de M. Saint-Aubert, Emilie se sentit très-diversement affectée. Au milieu de la tristesse que lui causoit la mort prématurée de cette infortunée, elle se vit soulagée des conjectures pénibles où l’avoit jetée la téméraire assertion de Laurentini sur sa naissance et sur l’honneur de ses parens. Sa confiance dans les principes de Saint-Aubert ne lui permettoit guère d’imaginer qu’il eût manqué à la délicatesse. Elle répugnoit à se croire fille d’une autre que de celle qu’elle avoit toujours aimée, respectée comme sa mère ; elle l’auroit cru difficilement : mais sa ressemblance avec la feue marquise, la conduite de Dorothée, les assertions de Laurentini, le mystérieux attachement de Saint-Aubert, lui avoient inspiré des doutes que sa raison ne pouvoit ni détruire ni confirmer ; elle s’en trouvoit délivrée, et la conduite de son père s’expliquoit. Son cœur n’étoit plus oppressé que par le malheur d’une parente aimable, et par la terrible leçon que donnoit la religieuse mourante. Trop d’indulgence pour ses premières passions avoit conduit par degrés la signora Laurentini à un crime, dont le seul nom, dans sa jeunesse, l’eût sûrement fait frémir d’horreur ; crime dont de longues années de pénitence n’avoient pu effacer le souvenir ni décharger sa conscience.


CHAPITRE XII.

Après les dernières découvertes, Emilie fut traitée par le comte et par sa famille comme une alliée de la maison de Villeroy, et reçue, s’il étoit possible, avec encore plus d’amitié.

Le comte, inquiet et surpris de ne recevoir aucune réponse de Valancourt, s’applaudissoit de sa prudence. Emilie ne partageoit point des craintes dont elle ignoroit le motif : mais quand il la voyoit succomber sous le poids de sa cruelle erreur, il avoit besoin de toute sa résolution pour la priver d’un soulagement momentané, et dissimuler avec elle. Les noces de Blanche s’approchoient, et partageoient son attention et ses soins. On attendoit chaque jour M. de Sainte-Foix. Tout le château s’occupoit des plus brillans préparatifs. Emilie vouloit prendre part à la gaîté qui l’entouroit ; mais elle le tentoit vainement : préoccupée de tout ce qu’elle avoit appris, et surtout inquiète du sort de Valancourt, elle se représentoit l’état où il étoit quand il donna à Thérèse son anneau : elle croyoit y reconnoître l’expression du désespoir ; et quand elle considèrent où ce désespoir avoit pu le conduire, son cœur saignoit de douleur et d’effroi. Les doutes qu’elle formoit sur sa santé, sur son existence ; l’obligation où elle étoit de conserver ces doutes jusqu’à son retour à la Vallée, lui paroissoient insupportables. Il y avoit des momens où rien ne pouvoit la contenir. Elle s’échappoit brusquement, et alloit chercher le calme dans les profondes solitudes des bois qui bordoient le rivage de la mer. Le battement des vagues écumantes, le sourd murmure des forêts, étoient analogues à l’état de son âme ; elle s’asseyoit sur une roche, ou sur les ruines de la vieille tour elle observoit vers le soir la dégradation des couleurs sur les nuages ; elle voyoit se dérouler les sombres voiles du crépuscule. La crête blanche des vagues toujours ramenées au rivage, ne se distinguoit plus qu’à peine sur la surface obscure des flots. Quelquefois elle répétoit les vers que Valancourt avoit gravés en ce lieu ; puis, trop affectée des chagrins qu’ils lui renouveloient, elle cherchoit à se distraire.

Un soir qu’avec son luth elle erroit au hasard sur ce rivage favori, elle entra dans la tour. Elle monta un escalier tournant, et se trouva dans une chambre moins dégradée que le reste. C’étoit de là que souvent elle avoit admiré la vaste perspective que la mer et la terre lui offroient : le soleil se couchoit sur cette partie des Pyrénées qui sépare le Languedoc du Roussillon ; elle se plaça près d’une fenêtre grillée : les bois et les vagues au-dessous d’elle gardoient encore les nuances rougeâtres du soleil couchant. Ayant accordé son luth, elle y mêla le son de sa voix, et chanta un de ces airs, simples et champêtres qu’autrefois Valancourt écoutoit avec transport.

Le temps étoit si doux, si calme, qu’à peine le zéphyr du soir ridoit la surface de l’onde, ou gonfloit légèrement la voile qui recevoit encore les derniers rayons de lumière. Les coups mesurés de quelques rames troubloient seuls le repos et le silence. La tendre mélodie du luth achevoit de plonger Emilie dans une douce mélancolie ; elle répéta ses anciennes romances ; et les souvenirs qu’elles réveilloient, devenant toujours plus touchans, ses larmes tombèrent sur le luth, et elle ne put continuer.

Le soleil avoit disparu derrière le sommet des montagnes, leurs plus hautes pointes ne recevoient plus sa lumière, Emilie ne quittoit point la tour, et s’y livroit à ses rêveries. Elle entendit marcher, elle tressaillit, et regardant à la grille, elle reconnut en bas M. de Bonnac. Elle retomba dans la rêverie, dont cette distraction l’avoit tirée ; après quelques momens, elle reprit son luth, et chanta son air favori. Elle entendit encore marcher ; elle écouta, on montoit à la tour. L’obscurité lui inspira un peu de crainte ; autrement elle n’en eût éprouvé aucune, puisque M. de Bonnac venoit de passer. Les pas étoient rapides et légers ; la porte s’ouvrit, et le crépuscule mourant déroba au premier instant les traits d’une personne qui entroit : mais Emilie pouvoit-elle se méprendre au son de la voix ? c’étoit celle de Valancourt. Emilie, qui jamais ne l’avoit entendue sans émotion, troublée de surprise et de plaisir à la fois, l’eut à peine vu à ses pieds, qu’elle tomba sur une chaise. Tant de mouvemens combattoient dans son cœur, qu’à peine elle entendoit cette voix, dont les tendres et timides accens cherchoient à la ranimer. Valancourt aux genoux d’Emilie, s’accusoit de l’excès d’impatience qui l’avoit décidé à la surprendre ainsi. Il venoit d’arriver, et ne pouvant attendre que le comte fût de retour, il avoit couru aussitôt pour le chercher à la promenade. En passant près de la tour, il avoit reconnu la voix d’Emilie, et sur-le-champ il étoit monté.

Elle fut long-temps avant de recouvrer ses sens ; quand elle fut revenue, elle repoussa les soins de Valancourt, et lui demanda avec autant de mécontentement qu’elle pouvoit en sentir à sa vue, quel étoit le sujet de sa visite.

— Ah ! Emilie, dit Valancourt, cet air, ces paroles, hélas ! j’ai peu à espérer. Quand vous m’avez privé de votre estime, vous avez donc cessé de m’aimer ?

— Oui, monsieur, reprit Emilie, tâchant de donner de l’assurance à sa voix ; si vous faisiez cas de mon estime, vous ne m’auriez pas donné cette nouvelle occasion de chagrin.

La physionomie de Valancourt changea soudain ; l’anxiété du doute fit place à la surprise et au découragement. Il resta muet ; il dit enfin : — On m’avoit donné lieu d’espérer une réception bien différente ! — Est-il bien vrai, Emilie, que pour jamais j’ai perdu votre affection ? dois-je croire que votre estime ne peut jamais m’être rendue, que votre amour ne peut renaître ? Le comte a-t-il médité cette cruauté, qui me donne une seconde fois la mort ?

Le ton dont il parloit, alarma Emilie autant que son discours l’étonna. Tremblante d’impatience, elle demanda qu’il voulût bien s’expliquer.

Et pourquoi cette explication ? répondit Valancourt. Ignorez-vous combien ma conduite a été calomniée ? ignorez-vous que les actions dont vous m’avez cru coupable… et comment avez-vous pu, ô Emilie ! me dégrader à ce point, dans votre opinion ?… que ces actions, je les méprise, je les abhorre autant que vous ! Ignorez-vous que le comte a découvert les faussetés qui me privoient de l’unique bien qui me soit cher au monde ; qu’il m’a lui-même invité à venir près de vous me justifier ? L’ignorez-vous, et suis-je encore le jouet d’une fausse espérance ?

Le silence d’Emilie semblent confirmer cette crainte ; Valancourt, dans l’obscurité, ne pouvoit distinguer la surprise et la joie, qui la rendoient comme immobile. Incapable de parler, un soupir de son cœur parut la soulager, et elle dit a la fin :

Valancourt ! j’ignorois ce que vous venez de me dire. L’émotion que j’éprouve en est la preuve. Je ne pouvois plus vous estimer ; mais je n’avois pu encore réussir à vous oublier.

Quelle idée, reprit Valancourt en s’appuyant contre la fenêtre, quelle persuasion ce moment m’apporte ! Je vous suis cher ! je vous suis cher encore, mon Emilie !

— Faut-il donc que je vous le dise ? répliqua Emilie. Cela est-il nécessaire ? Voilà mon premier moment de joie depuis votre départ, et il me dédommage de tout ce que j’ai souffert.

Valancourt soupiroit, et ne pouvoit répondre ; il couvroit ses mains de baisers : les larmes qui les inondoient parloient un bien tendre langage, et les mots eussent eu moins d’expression.

Emilie, un peu remise, proposa de retourner au château. Alors, et pour la première fois, elle se souvint que le comte avoit invité Valancourt à se justifier auprès d’elle, et qu’il ne s’étoit fait aucune explication. Mais à cette seule idée, tout son cœur rejeta la possibilité que Valancourt eût été coupable. Ses regards, sa voix, ses manières étoient le gage de sa noble et constante sincérité. Emilie se livra sans réserve aux émotions d’une joie que jamais elle n’avoit ressentie.

Ni Emilie ni Valancourt ne surent comment ils étoient retournés au château : si un pouvoir magique les y eût transportés, peut-être ils en eussent mieux remarqué le mouvement ; ils étoient dans le vestibule avant de songer s’il existoit quelqu’autre personne dans le monde. Le comte vint au-devant d’eux, et avec toute la franchise et la bienveillance de son caractère, il accueillit Valancourt, et le pria de lui pardonner son injustice. Bientôt M. de Bonnac joignit ce groupe heureux, et Valancourt et lui se retrouvèrent avec une satisfaction mutuelle.

Après les premières félicitations, et quand la joie fut devenue plus calme, le comte appela Valancourt, et leur conférence fut très-longue. Le dernier se justifia clairement des crimes qu’on lui imputoit. Il avoua si ingénument ses torts, il en témoigna tant de regret, que le comte en conçut les plus heureuses espérances. Valancourt étoit doué des plus grandes qualités ; l’expérience lui avoit appris à détester toutes les folies qui n’avoient fait que l’amuser un moment. Le comte ne douta plus qu’il ne dût mener la vie d’un homme honnête et sage ; et lui confia désormais, sans scrupule, le bonheur d’Emilie, qu’il aimoit comme sa fille. Il rendit compte en deux mots, à celle-ci, de l’entretien qu’ils avoient eu. Emilie avoit déjà appris tout ce que Valancourt avoit fait pour M. de Bonnac, et des larmes de plaisir avoient coulé de ses yeux. La conversation du comte de Villefort acheva de dissiper ses doutes, et elle rendit sans crainte son estime et ses sentimens à celui qui d’abord avoit su les lui inspirer.

La comtesse et la jeune Blanche accueillirent Valancourt avec politesse et amitié. Blanche étoit si heureuse du bonheur d’Emilie, qu’elle oublia pour un moment l’absence de M. de Sainte-Foix ; on l’attendoit ce même jour, et la généreuse sensibilité de Blanche fut bientôt récompensée par l’arrivée de son amant. Il étoit guéri des blessures qu’il avoit reçues dans la périlleuse aventure des montagnes ; le récit qu’on en fit augmenta le sentiment des jouissances présentes ; on se félicita de nouveau, et ce charmant souper offrit sur tous les visages l’expression d’une joie égale. Chacun cependant gardoit son caractère et goûtoit diversement son bonheur. Blanche étoit franche et gaie, Emilie tendre et plaintive, Valancourt exalté, tendre et gai tour à tour, Sainte-Foix étoit joyeux ; et le comte, à ce spectacle, exprimoit autant de complaisance que de bonté. La comtesse, Henri, M. de Bonnac paroissoient un peu moins animés. Le pauvre M. Dupont évita de jeter, par sa présence, un nuage de tristesse sur toute cette heureuse société. Dès qu’il sut que Valancourt n’étoit pas indigne d’Emilie, il prit sérieusement le parti de travailler à se guérir ; il quitta le château de Blangy. Sa conduite, comprise par Emilie, lui inspira autant de pitié que d’admiration.

Le comte et ses hôtes, dans les plaisirs de leur réunion et les douceurs de l’amitié, laissèrent passer les heures sans les compter. Quand Annette sut l’arrivée de Valancourt, Ludovico eut bien de la peine à la retenir ; elle vouloit s’élancer dans la salle, et exprimer toute sa joie ; elle assuroit qu’après le retour de son cher Ludovico, aucun évémement ne lui avoit fait tant de plaisir.



CHAPITRE XIII.

Les mariages de Blanche et d’Emilie Saint-Aubert furent célébrés le même jour, au château de Blangy, avec toute la magnificence du temps. Les fêtes furent splendides : on avoit tendu la grande salle d’une tapisserie neuve, qui représentoit Charlemagne et ses douze pairs ; on voyoit les fiers Sarrazins qui s’avançoient à la bataille ; on voyoit tous les enchantemens et le pouvoir magique de Merlin. Les somptueuses bannières de Villeroy, ensevelies long-temps dans la poussière, furent de nouveau déployées, et flottèrent sur les pointes gothiques des fenêtres coloriées. La musique résonnoit de toutes parts, et les échos de la galerie en retentissoient.

Annette regardoit cette salle, dont les arcades et les fenêtres étoient illuminées et décorées de lustres en festons ; elle considéroit la magnificence des parures, les riches livrées des serviteurs, les meubles de velours enrichis d’or ; elle écoutoit les chants de plaisir qui ébranloient la voûte, elle se croyoit dans un palais de fées ; elle assuroit que dans les plus beaux contes, elle n’avoit rien vu de si charmant, et que les lutins eux-mêmes ne faisoient rien de plus beau dans leurs brillantes assemblées. La vieille Dorothée soupiroit, et disoit que l’aspect du château lui rappeloit encore sa jeunesse.

Après avoir orné quelques-unes des fêtes du château, Emilie et Valancourt prirent congé de leurs tendres amis, et retournèrent à la Vallée. La bonne, la fidèle Thérèse les reçut avec une joie sincère. Les ombrages de ce lieu chéri semblèrent, à leur arrivée, leur offrir obligeamment les plus tendres souvenirs. En parcourant ces lieux si long-temps habités par monsieur et madame Saint-Aubert, Emilie montroit avec tendresse les endroits où ils aimoient à reposer, et son bonheur lui sembloit plus doux, en pensant que tous deux ils l’auroient embelli d’un sourire.

Valancourt la mena au platane, où, pour la première fois, il avoit osé lui parler de son amour. Le souvenir des chagrins qu’ensuite il avoit endurés, des malheurs, des dangers qui avoient suivi cette rencontre, augmenta le sentiment de leur félicité actuelle. Sous cet ombrage sacré, et voué pour jamais à la mémoire de Saint-Aubert, ils jurèrent l’un et l’autre de chercher à s’en rendre dignes, en imitant sa douce bienveillance ; en se rappelant que toute espèce de supériorité impose des devoirs à celui qui en jouit  ; en offrant à leurs semblables, outre les consolations et les bienfaits que la prospérité doit tous les jours à l’infortune, l’exemple d’une vie passée dans la reconnoissance envers Dieu, et la constante occupation d’être utile à l’humanité.

Aussitôt après leur retour, le frère de Valancourt vint le féliciter de son mariage, et rendre son hommage à Emilie. Il fut si content d’elle, si heureux de la riante et heureuse perspective que ce mariage offrait à Valancourt, que sur-le-champ il lui remit une partie de son bien ; et comme il n’avoit point d’enfans, il lui assura la totalité de sa succession.

Les biens de Toulouse furent vendus. Emilie racheta de M. Quesnel l’ancien domaine de son père ; elle dota Annette, et l’établit à Epourville, avec Ludovico. Valancourt et elle-même préféroient à toute autre demeure, les ombres chéries de la Vallée ; ils y fixèrent leur résidence ; mais chaque année, par respect pour M. Saint-Aubert, ils allèrent passer quelques mois dans l’habitation où il avoit été élevé.

Emilie pria Valancourt de trouver bon qu’elle remît à M. de Bonnac, le legs qu’elle avoit reçu de la signora Laurentini. Valancourt, quand elle fit cette demande, sentit tout ce qu’elle avoit pour lui d’obligeant. Le château d’Udolphe revenoit aussi à l’épouse de M. de Bonnac, la plus proche parente de cette maison ; et cette famille, long-temps malheureuse, goûta de nouveau l’abondance et la paix.

Oh ! combien il seroit doux de parler long-temps du bonheur de Valancourt et d’Emilie ! de dire avec quelle joie, après avoir souffert l’oppression des méchans et le mépris des foibles, ils furent enfin rendus l’un à l’autre ; avec quel plaisir ils trouvèrent les paysages chéris de leur patrie ! combien il seroit doux de raconter comment, rentrés dans la route qui conduit le plus sûrement au bonheur, tendant sans cesse à la perfection de leur intelligence, ils jouirent des douceurs d’une société éclairée, des plaisirs d’une bienfaisance active, et comment les bosquets de la Vallée redevinrent le séjour de la sagesse et le temple de la félicité domestique !

Puisse-t-il du moins avoir été utile de démontrer que le vice peut quelquefois affliger la vertu ; mais que son pouvoir est passager, et son châtiment certain ! tandis que la vertu froissée par l’injustice, mais appuyée sur la patience, triomphe enfin de l’infortune !

Et si la foible main qui a tracé cette histoire, a pu, par ses tableaux, soulager un moment la tristesse de l’affligé ; si, par sa morale consolante, elle a pu lui apprendre à en supporter le fardeau, ses humbles efforts n’auront pas été vains, et l’auteur aura reçu sa récompense.


FIN.



  1. Voyez l’abbé Berthelon sur l’électricité.