Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (6p. 75-83).

CHAPITRE V.

Le jour suivant, Emilie quitta Toulouse de bonne heure, et arriva à la Vallée vers le soleil couchant. À la mélancolie que lui inspiroit un lieu que ses parens avoient constamment habité, où ses premières années avoient été heureuses, il se mêla bientôt un tendre et indéfinissable plaisir. Le temps avoit émoussé les traits de sa douleur, et alors elle saluoit avec complaisance tout ce qui lui renouveloit la mémoire de ses amis ; il lui sembloit qu’ils respiroient encore dans tous les lieux où elle les avoit vus ; elle sentoit que la Vallée étoit pour elle le séjour le plus doux. La première pièce qu’elle visita fut sa bibliothèque ; elle se plaça dans le fauteuil de son père ; elle réfléchit avec résignation sur le tableau du passé, et les larmes qu’elle répandit n’étoient pas uniquement données à la douleur.

Bientôt après son arrivée, elle fut surprise par celle du vénérable M. Barreaux. Il vint avec empressement pour accueillir la fille de son respectable voisin, dans une maison trop long-temps délaissée. La présence de ce vieil ami fut une consolation, pour Emilie ; leur entretien fut pour tous deux singulièrement intéressant, et ils se communiquèrent tour à tour les circonstances principales de ce qui leur étoit arrivé.

Le soir étoit si avancé quand M. Barreaux la quitta, qu’Emilie ne put, le même jour, aller visiter le jardin. Dès le matin, elle parcourut tous ces bosquets, si long-temps, si souvent regrettés ; elle goûtoit avec une tendre avidité le plaisir d’errer sous les berceaux qu’un père chéri avoit plantés, et dont chaque arbre lui rappeloit ses discours, son maintien, son sourire.

Un de ses premiers soins fut de s’informer de Thérèse, la vieille servante de son père. On se souvient que M. Quesnel l’avoit congédiée sans lui donner aucun secours, quand il avoit loué la Vallée. Elle apprit que Thérèse vivoit dans une chaumière voisine ; elle s’y rendit, et fut bien aise, en approchant, d’en trouver la situation riante : c’étoit une pelouse ombragée de chênes touffus, et l’intérieur annonçoit autant d’aisance que de propreté. Elle trouva la vieille femme occupée de palissader une vigne ; et quand Thérèse eut reconnu sa jeune maîtresse, elle pensa mourir de joie.

— Ah ! ma chère demoiselle, s’écria-t-elle, je croyois ne vous plus revoir en ce monde, lorsque j’appris qu’on vous menoit en pays étranger. On m’a bien maltraitée pendant ce temps-là : pouvois-je m’attendre qu’à mon âge on me chasseroit de la maison de mon ancien maître ?

Emilie la plaignit, et l’assura qu’elle auroit soin de sa vieillesse ; elle exprima ensuite le plaisir qu’elle avoit de la trouver dans cette jolie habitation.

Thérèse la remercia les larmes aux yeux. — Oui, mademoiselle, ajouta-t-elle, elle est charmante, grâce à l’ami charitable qui m’a tirée de la misère. Vous étiez trop loin pour m’aider ; il m’a placée ici. Je pensois peu… Mais n’en parlons plus.

— Et qui est donc cet excellent ami ? dit Emilie. Quel qu’il soit, il deviendra le mien.

— Ah ! mademoiselle, cet ami m’a bien défendu de divulguer sa bonne action : il ne faut pas que je vous le nomme, Mais comme vous êtes changée depuis que je ne vous ai vue ! Vous êtes pâle, maigre ! Mais, c’est le sourire de mon pauvre monsieur ! vous ne le perdrez jamais, non plus que la bonté qui le faisoit sourire, Hélas ! mon dieu ! les pauvres ont perdu leur ami en le perdant.

Emilie fut touchée de cet éloge de son père ; Thérèse le vit, et changea de sujet. — J’ai ouï dire, mademoiselle, reprit-elle, que madame Chéron avoit épousé un gentilhomme étranger, et qu’elle vous avoit emmenée. Comment se porte-t-elle ?

Emilie lui apprit sa mort. Hélas ! dit Thérèse, si elle n’eût pas été la sœur de mon cher maître ; je ne l’aurois guère aimée ; elle étoit si quinteuse ! Mais comment se porte à présent ce cher jeune seigneur, M. de Valancourt ? Il est si bien fait, il est si bon ! Est-il bien portant, mademoiselle ?

Emilie fut très-agitée.

— Dieu le comble de ses bénédictions, continua Thérèse. Ah ! ma chère demoiselle, n’ayez pas l’air si réservé. Pensez-vous que j’ignore qu’il vous aime ? Quand vous fûtes partie, mademoiselle, il venoit au château, il s’y promenoit, il avoit tant de chagrin ! Il vouloit entrer dans toutes les chambres ; quelquefois il restoit assis les bras croisés, les yeux fixés en terre, et il rêvoit pendant des heures entières. Il aimoit le cabinet du midi, parce que je lui dis que c’étoit le vôtre. Il vouloit y rester ; il regardoit les dessins que vous aviez faits, jouoit sur votre luth, lisoit dans vos livres, et ce n’étoit qu’à la nuit fermée qu’il s’en retournoit chez son frère, et alors…

— C’est assez Thérèse, dit Emilie. Depuis quel temps êtes-vous dans cette chaumière ? Quel service puis-je vous rendre ? Aimez-vous mieux rester ici, ou demeurer avec moi ?

— Oh ! mademoiselle, dit Thérèse, ne mettez pas tant de réserve avec votre pauvre vieille Bonne ; ce n’est pas un tort, croyez-moi, que d’aimer un si bon jeune homme.

Emilie soupira.

— Comme il aimoit à parler de vous ! je l’aimois à cause de cela ; et même c’étoit moi qu’il faisoit parler de vous. Il ne faisoit pas de longs discours ; je devinai bientôt pourtant ce qui l’attiroit au château. Il alloit dans le jardin, il descendoit à la terrasse, il se couchoit sous les grands arbres pendant des jours entiers, un de vos livres dans la main ; il lisoit peu à ce que j’imagine. Un jour j’allai par cet endroit, et j’entendis parler. Qui peut être ici ? dis-je ; je n’ai laissé entrer dans le jardin que le chevalier. J’allai en ce moment pour découvrir… c’étoit le chevalier lui-même, qui tout haut se parloit de vous ; il répétoit votre nom ; il soupiroit ; il disoit qu’il vous avoit perdue pour toujours ; il disoit que jamais vous ne reviendriez pour lui. Je crus qu’il perdoit la raison : mais je ne lui dis rien, et je me retirai.

— Ne parlez donc plus de ces bagatelles, dit Emilie en sortant de sa rêverie ; cela me déplaît.

— Mais quand M. Quesnel eut loué le château, je crus que le chevalier mourroit de douleur.

— Thérèse, dit Emilie fort sérieusement, ne me nommez jamais le chevalier.

— Ne jamais vous le nommer, mademoiselle ! s’écria Thérèse. Et en quel temps sommes-nous ? J’aime le chevalier presque autant que mon maître, et presque autant que vous, mademoiselle.

— Peut-être votre amour n’a pas été bien placé, dit Emilie qui essayoit de cacher ses larmes ; mais, quoi qu’il en puisse être, jamais nous ne nous reverrons.

— Vous ne vous reverrez jamais !… Qu’entends-je ! s’écria Thérèse. Non, mademoiselle, mon amour étoit bien placé. C’est M. Valancourt qui m’a donné cette chaumière, et qui a soutenu ma vieillesse depuis que M. Quesnel me bannit de chez mon maître.

— Le chevalier Valancourt ? dit Emilie toute tremblante.

— Oui, mademoiselle, c’est lui, c’est lui même, quoique j’aie promis le secret. Mais comment puis-je le tenir, quand j’entends mal parler de lui ? Ô ma chère demoiselle ! vous pouvez répandre des larmes, si vous l’avez traité avec rigueur. Jamais il n’y eut de cœur plus tendre que celui de ce charmant jeune homme. Il m’a trouvée dans la détresse ; et vous étiez trop loin pour m’aider. M. Quesnel refusoit de le faire, et me disoit d’aller servir. Hélas ! j’étois trop vieille. Le chevalier vint me trouver ; il m’acheta cette chaumière, me donna de l’argent pour y entrer, et me dit de chercher une autre pauvre femme pour y vivre avec moi. Il commanda à l’intendant de son frère de me payer tous les quartiers de quoi fournir à mes besoins. Pensez-vous, mademoiselle, que je doive bien parler du chevalier ? Eût-on pu faire mieux qu’il ne fit ! Je crains seulement que sa générosité n’ait excédé ses moyens ; le dernier quartier est échu, et je n’ai rien touché. Mais ne pleurez pas, mademoiselle ; vous n’êtes sûrement pas fâchée d’entendre le récit des bienfaits du chevalier ?

— Fâchée ! dit Emilie ; et ses pleurs coulèrent davantage. Combien s’est-il passé de temps depuis que vous l’avez vu ?

— Il y a long-temps, mademoiselle.

— Et depuis quand en avez-vous eu des nouvelles ? dit Emilie avec plus d’émotion.

— Hélas ! aucune, depuis qu’il partit si soudainement pour le Languedoc ; il arrivoit de Paris, autrement je l’aurois vu ; cela est sûr. Le quartier est échu, comme je le disois, et rien n’est venu. Je commence à craindre qu’il ne lui soit arrivé quelqu’accident. Si je n’étois pas si loin d’Estuvière, si je marchois mieux, j’y aurois déjà été pour m’informer de lui ; je n’ai personne à envoyer.

L’anxiété d’Emilie au sujet de Valancourt étoit devenue insupportable : elle ne pouvoit convenablement envoyer chez son frère ; mais elle pria Thérèse de faire partir promptement, comme de sa part seulement, un messager pour l’intendant, et de faire des questions sur le sort du chevalier. Emilie se fit d’abord promettre par Thérèse qu’elle ne la nommeroit jamais en cette affaire, et n’en parlerait pas même au chevalier Valancourt. La fidélité de cette fille, à l’égard de Saint-Aubert, fondoit en ce moment la confiance d’Emilie. Thérèse se hâta de trouver un messager ; Emilie lui remit l’argent dont elle avoit besoin pour vivre avec aisance, et retourna chez elle le cœur plus navré que jamais : elle s’affligeoit de ce qu’une âme aussi bienfaisante que celle de Valancourt, étoit souillée des vices du monde, et elle se sentoit pénétrée du sentiment délicat dont sa bonté pour sa vieille servante étoit une preuve si touchante.