Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (6p. 32-38).

CHAPITRE II.

Le comte de Villefort reçut enfin une lettre de l’avocat d’Aix, qui encourageoit Emilie à presser ses réclamations sur les biens de madame Montoni. À peu près vers le même temps, un avis semblable vint de M. Quesnel ; mais le secours de la loi ne paroissoit plus nécessaire, puisque la seule personne qui eût pu s’opposer à la prise de possession d’Emilie n’étoit plus. Un ami de M. Quesnel, qui résidoit à Venise, lui avoit envoyé le détail de la mort de Montoni ; on l’avoit mis en jugement avec Orsino, comme complice supposé de l’assassinat du noble Vénitien. Orsino fut trouvé coupable, condamné et exécuté sur la roue ; rien ne se trouva à la charge de Montoni et de ses amis ; on les relâcha tous, excepté Montoni. Le sénat vit en lui un homme fort dangereux, et pour divers motifs, on le retint en prison. Il y mourut d’une manière fort secrète, et l’on soupçonna que le poison avoit hâté la fin de sa vie. La personne dont M. Quesnel avoit reçu cette information, ne lui laissoit aucun doute sur sa sincérité. Celui-ci disoit donc à Emilie qu’il suffisoit de réclamer les biens de sa tante pour se les assurer, et ajoutait qu’il l’aideroit à ne négliger aucune formalité. Le terme du bail de la Vallée étoit presqu’expiré ; il le lui apprenoit, et lui donnoit le conseil de se rendre à Toulouse ; il se proposoit d’aller l’y trouver, elle s’assureroit par-là de la propriété de ses biens ; il l’instruisoit de toutes les précautions légales, et il jugeoit nécessaire qu’elle se rendît à Toulouse, dans trois semaines.

L’augmentation de la fortune d’Emilie avoit réveillé dans M. Quesnel une soudaine tendresse pour sa nièce : il paroissoit avoir plus de respect pour une riche héritière, qu’il n’avoit senti de compassion pour une orpheline pauvre et sans amis.

Le plaisir que lui fit cette nouvelle, fut bien affoibli par l’idée que celui pour lequel elle avoit autrefois regretté la perte de sa fortune, n’étoit plus digne de la partager. Elle se rappela cependant les tendres avis du comte, et ne se livra pas à ces tristes réflexions : elle tâcha de ne sentir que de la reconnoissance pour le bienfait inattendu qu’elle recevoit du ciel. Ce qu’elle avoit le plus de plaisir à apprendre étoit que la Vallée, lieu si cher à son cœur, par les souvenirs de son enfance et par la constante résidence que ses parens y avoient faite, seroit bientôt remise entre ses mains ; elle résolut de s’y fixer. La charmante situation de cette demeure, les souvenirs qui y étoient attachés, avoient sur son cœur un privilège qu’elle ne vouloit point sacrifier à l’ostentation et à la magnificence de Toulouse. Elle écrivit à M. Quesnel pour le remercier de l’intérêt actif qu’il lui témoignoit, et l’assurer qu’elle seroit à Toulouse au temps indiqué.

Quand le comte de Villefort vint avec Blanche remettre à Emilie la consultation de l’avocat, il apprit le contenu de la lettre de M. Quesnel, et il en félicita sincèrement Emilie ; mais cette impression de satisfaction eut bientôt abandonné ses traits, et Emilie y remarqua une tristesse extraordinaire : elle n’hésita pas à en demander la cause.

— Le sujet n’en est pas nouveau, dit le comte : je suis fatigué, excédé du trouble et de la confusion où des folies superstitieuses ont jeté tous ceux qui m’entourent ; les rapports les plus ridicules m’obsèdent, je ne puis les croire vrais, et je n’en puis démontrer la fausseté ; je suis aussi très-inquiet de ce pauvre Ludovico, je n’ai pu rien découvrir à son égard. On a épuisé les retraites du château et celles du voisinage, on ne peut en faire davantage ; et j’ai offert de fortes récompenses pour le plus léger renseignement ; j’ai, depuis sa disparition, gardé sur moi les clefs de l’appartement du nord, et je veux moi-même y veiller cette nuit.

Emilie, sérieusement alarmée pour le comte, unit ses prières à celles de Blanche pour l’en détourner.

Qu’ai-je à craindre ? dit-il ; je ne crois pas avoir à combattre d’ennemis surnaturels ; et quant aux attaques des hommes, je serai préparé à les recevoir. D’ailleurs, je vous promets de ne pas veiller seul.

— Et qui donc, monsieur, reprit Emilie, aura le courage de veiller avec vous ?

— Mon fils, répondit le comte. Si je ne sois pas enlevé cette nuit, ajoutait-il en souriant, demain vous apprendrez le résultat de mon aventure.

Le comte et Blanche, bientôt après, prirent congé d’Emilie, et retournèrent au château. Le comte fit part à Henri de son projet, et ce ne fut pas sans répugnance que celui-ci consentit à y prendre part. Lorsqu’après le souper cette intention fut connue, la comtesse fut épouvantée : le baron et M. Dupont conjurèrent le comte de ne pas courir le risque d’éprouver le même sort que le malheureux Ludovico. — Nous ne connoissons, dit le baron, ni la nature, ni le pouvoir d’un esprit diabolique. On ne peut, je crois, douter qu’un esprit de cette espèce ne fréquente cet appartement. Prenez garde, monsieur, de provoquer sa vengeance ; il a déjà donné un exemple terrible de sa malice. J’accorde que les esprits des morts ne puissent revenir sur la terre que pour des occasions importantes : mais n’en est-ce pas une que votre mort ?

Le comte ne put s’empêcher de sourire. — Pensez-vous, baron, lui dit-il, que ma perte puisse être un motif assez important pour rappeler sur la terre l’âme d’un mort ! Hélas ! mon bon ami, il n’y a pas d’occasion où cette intervention soit nécessaire pour détruire un individu. Quel que soit le mystère, je l’éclaircirai cette nuit ; je ne suis pas superstitieux.

— Je sais que vous êtes un incrédule, interrompit le baron.

Appelez-moi comme vous voudrez ; je veux dire seulement que, malgré mon éloignement pour toutes les superstitions, s’il y a là quelque chose de surnaturel, j’en aurai moi-même le spectacle. Si quelque prodige menace ma maison ; si elle se trouve dans un rapport extraordinaire avec d’anciennes circonstances, j’en serai sans doute informé. À tout événement je tente la découverte ; mais pour ne succomber à l’attaque d’aucun être vivant, ce qui, en vérité, mon cher ami, est ce que je redoute le plus, j’aurai soin d’être bien armé.

Le comte prit congé de la famille avec une gaîté empruntée qui dissimulait mal le trouble de son esprit. Il prit le chemin de l’appartement du nord, accompagné de son fils, et suivi du baron, de M. Dupont et de quelques domestiques, qui tous leur souhaitèrent le bonsoir à la porte. Tout, dans l’appartement, étoit comme on l’avoit laissé, même dans la chambre à coucher. Le comte alluma lui-même son feu ; aucun de ses gens n’avoit voulu s’aventurer si loin. Il examina soigneusement la chambre et l’oratoire, et prit, ainsi que Henri, une chaise auprès de la cheminée. Ils mirent du vin et une lampe auprès d’eux ; posèrent leurs épées sur la table, firent étinceler la flamme et commencèrent à s’entretenir sur différens sujets. Henri étoit souvent distrait et silencieux ; il jetoit un regard défiant et curieux sur les parties obscures de la chambre. Le comte cessa peu à peu de parler, et ne sortit de sa rêverie que pour ouvrir un volume de Tacite qu’il avoit eu la précaution de prendre.